[1,0] LIVRE I - LE BIEN ET LE BONHEUR. [1,1] CHAPITRE PREMIER. Tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien. Aussi a-t-on eu parfaitement raison de définir le bien : ce à quoi on tend en toutes circonstances 1. Toutefois il paraît bien qu'il y a une différence entre les fins. 2. Tantôt ce sont des activités qui se déploient pour elles-mêmes ; d'autres fois, en plus de ces activités, il résulte des actes. Dans le cas où on constate certaines fins, en plus des actes, les résultats de l'action se trouvent être naturellement plus importants que les activités. 3. Du fait qu'il y a des actes, des arts et des sciences multiples, il y a également des fins multiples ; la santé est la fin de la médecine ; le navire, la fin de la construction navale ; la victoire, la fin de la stratégie ; la richesse, la fin de la science économique. 4. Tous les arts et toutes les sciences particulières de cette sorte sont subordonnés à une science maîtresse ; par exemple, à la science de l'équitation sont subordonnées la fabrication des mors et celle de tout ce qui concerne l'équipement du cavalier ; ces arts, à leur tour, ainsi que toute action à la guerre, dépendent de la science militaire ; il en va de même pour d'autres également subordonnées. Ainsi les fins de toutes les sciences architectoniques sont plus importantes que celles des sciences subordonnées. 5. C'est en fonction des premières qu'on poursuit les secondes. Peu importe d'ailleurs que les activités elles-mêmes soient le but de nos actes ou qu'on recherche, en plus, un autre résultat, comme dans les sciences qu'on vient de nommer. [1,2] CHAPITRE II : S'il est exact qu'il y ait quelque fin de nos actes que nous voulons pour elle-même, tandis que les autres fins ne sont recherchées que pour cette première fin même, s'il est vrai aussi que nous ne nous déterminons pas à agir en toutes circonstances en remontant d'une fin particulière à une autre — car on se perdrait dans l'infini et nos tendances se videraient de leur contenu et deviendraient sans effet —, il est évident que cette fin dernière peut être le bien et même le bien suprême. 2. N'est-il pas exact que, par rapport à la vie humaine, la connaissance de ce bien a une importance considérable et que, la possédant, comme des archers qui ont sous les yeux le but à atteindre, nous aurons des chances de découvrir ce qu'il convient de faire ? 3. S'il en est ainsi, il faut nous efforcer de préciser, même d'une manière sommaire, la nature de ce bien et de dire de quelles sciences ou de quels moyens d'action il relève. 4. Il peut sembler qu'il dépend de la science souveraine et au plus haut point organisatrice. 5. Apparemment, c'est la science politique. Elle détermine quelles sont les sciences indispensables dans les États, fixe celles que chaque citoyen doit apprendre et dans quelle mesure. Ne voyons-nous pas, en effet, que les sciences les plus honorées se trouvent sous sa dépendance, par exemple la science militaire, l'économique et la rhétorique ? 6. Comme la politique utilise les autres sciences pratiques, qu'elle légifère sur ce qu'il faut faire et éviter, la fin qu'elle poursuit peut embrasser la fin des autres sciences, au point d'être le bien suprême de l'homme. 7. Même si le bien de l'individu s'identifie avec celui de l'État, il paraît bien plus important et plus conforme aux fins véritables de prendre en mains et de sauvegarder le bien de l'État. Le bien certes est désirable quand il intéresse un individu pris à part ; mais son caractère est plus beau et plus divin, quand il s'applique à un peuple et à des États entiers. [1,3] CHAPITRE III : Voilà à quoi vise notre présent traité, qui est, en quelque sorte, un traité de politique. Il sera suffisamment complet s'il traite avec précision sur chaque point la matière qu'il se propose. En effet, on ne doit pas chercher dans tous les ouvrages de l'esprit une précision égale, non plus que dans toutes les professions manuelles. 2. En effet, le beau et le juste, qui sont soumis à l'étude de la politique, comportent des divergences d'interprétation si vastes et si susceptibles d'erreur qu'ils ne paraissent avoir d'être que grâce à la loi et non par un effet de la nature. 3. Ce qui explique que les mêmes divergences se retrouvent au sujet des différents biens, c'est que ceux-ci fréquemment sont une source de dommages. Il est déjà fréquemment arrivé que certains aient dû leur perte à leur richesse, d'autres à leur courage. 4. On doit donc se déclarer satisfait si ceux qui traitent de ces questions et partent de ces principes montrent la vérité d'une manière grossière et sommaire ; quand on ne parle que de faits et de conséquences généraux, les conclusions ne peuvent être que générales. Il faut aussi que chacune de nos propositions soit accueillie dans le même esprit. L'homme cultivé, en effet, se montre en n'exigeant dans chaque genre de recherche que le degré de précision compatible avec la nature du sujet. Faute de quoi on s'exposerait à attendre d'un mathématicien des arguments simplement persuasifs et d'un orateur des démonstrations probantes. 5. Chacun juge bien de ce qu'il sait ; là il se montre bon juge. Ainsi, quand on est instruit sur un sujet particulier, on en parlera avec compétence ; pour traiter d'une question d'ensemble, il faut avoir une culture générale. Pour cette raison, le jeune homme est peu apte à étudier la science politique, car il manque d'expérience sur la pratique de la vie. Or c'est sur ce point et à ce sujet que portent nos débats. 6. Comme, de plus, il suit volontiers ses passions, il ne prêtera à ces études qu'une attention vaine et sans profit, puisque le but de la politique est, non pas la connaissance pure, mais la pratique. 7. Peu importe d'ailleurs qu'on soit jeune par l'âge ou trop jeune de caractère, car ce défaut d'attention n'est pas facteur du temps, mais conséquence d'une vie dominée par les passions et obéissant à toutes les impulsions. Pour des êtres de cette sorte, la connaissance est sans utilité, comme pour ceux qui n'ont pas le contrôle d'eux-mêmes. Mais pour ceux qui règlent leurs penchants et leurs actions sur la raison, la connaissance de ces questions peut être très profitable. [1,4] CHAPITRE IV : En ce qui concerne l'auditeur, la démonstration à suivre et notre dessein, en voilà assez. Mais reprenons la question ; puisque toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre activité ? 2. Sur son nom du moins il y a assentiment presque général : c'est le bonheur, selon la masse et selon l'élite, qui supposent que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse ; mais sur la nature même du bonheur, on ne s'entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord. 3. Les uns jugent que c'est un bien évident et visible, tel que le plaisir, la richesse, les honneurs ; pour d'autres la réponse est différente ; et souvent pour le même individu elle varie : p. ex., malade il donne la préférence à la santé, pauvre à la richesse. Ceux qui sont conscients de leur ignorance écoutent avec admiration les beaux parleurs et leurs prétentions ; quelques-uns par contre pensent qu'en plus de tous ces biens, il en est un autre qui existe par lui-même, qui est la cause précisément de tous les autres. 4. L'examen de toutes ces opinions est apparemment assez vain et il suffit d'étudier les plus répandues et celles qui paraissent avoir un fondement raisonnable. 5. N'oublions pas la différence existant entre les raisonnements qui partent des principes et ceux qui tendent à en établir. Platon lui-même se trouvait sur ce point, et à juste titre, embarrassé et il cherchait à préciser si la marche à suivre allait aux principes ou partait des principes ; de même qu'on peut se demander si les coureurs, dans le stade, doivent partir des athlothètes vers l'extrémité du stade ou inversement. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il faut partir du connu ; or ce qui nous est connu l'est de deux façons : relativement à nous et absolument. 6. Vraisemblablement, ici il nous faut partir de ce qui nous est connu. Ainsi faut-il déjà avoir une bonne éducation morale, si l'on veut entendre parler avec profit de l'honnête, du juste, et en un mot de la politique. 7. Or le principe en cette matière, c'est le fait ; s'il nous apparaissait avec suffisamment d'évidence, nous n'aurions plus besoin du pourquoi. Un homme qui se trouve dans ce cas possède déjà les principes, ou tout au moins serait capable de les acquérir facilement, mais quiconque n'aurait aucun de ces avantages doit écouter les paroles d'Hésiode : Celui-là a une supériorité absolue, qui sait tout par lui-même; Sage aussi est celui qui écoute les bons conseils ; Mais ne savoir rien par soi-même et ne pas graver dans son coeur Les paroles d'autrui, c'est n'être absolument bon à rien. [1,5] CHAPITRE V : Après cette digression, reprenons notre raisonnement. Ce n'est pas sans quelque raison que les hommes, comme on le voit nettement, conçoivent d'après leur propre vie le bien et le bonheur. 2. La foule et les gens les plus grossiers placent le bonheur dans le plaisir ; aussi montrent-ils leur goût pour une vie toute de jouissances. Effectivement trois genres de vie ont une supériorité marquée : celui que nous venons d'indiquer ; celui qui a pour objet la vie politique active ; enfin celui qui a pour objet la contemplation. 3. La foule, qui, de toute évidence, ne se distingue en rien des esclaves, choisit une existence tout animale et elle trouve quelque raison dans l'exemple des gens au pouvoir qui mènent une vie de Sardanapale. 4. L'élite et les hommes d'action placent le bonheur dans les honneurs ; car telle est à peu près la fin de la vie politique ; mais cette fin paraît plus commune que celle que nous cherchons ; car elle a manifestement davantage rapport avec ceux qui accordent les honneurs qu'avec ceux qui les reçoivent. Mais, selon notre conjecture, le vrai bien est individuel et impossible à enlever à son possesseur. 5. De plus il apparaît nettement que l'on ne recherche les honneurs que pour se convaincre de sa propre valeur ; du moins cherche-t-on à se faire honorer par les gens intelligents, par ceux qui vous connaissent et en se réclamant de son propre mérite. Il est donc évident qu'aux yeux de ces gens-là tout au moins le mérite est le bien supérieur. 6. Peut-être, de préférence, pourrait-on supposer que la vertu est la fin de la vie civile ; mais il est clair qu'elle est insuffisamment parfaite ; car il n'est pas impossible, semble-t-il, que l'homme vertueux demeure dans le sommeil et l'inaction au cours de sa vie ; que, bien plus, il supporte les pires maux et les pires malheurs ; dans ces conditions, nul ne voudrait déclarer un homme heureux à moins de soutenir une thèse paradoxale. Et sur ce sujet, en voilà assez ; car nos Encycliques en ont dit suffisamment là-dessus. 7. Le troisième genre de vie a pour objet la contemplation ; nous l'examinerons dans les pages qui suivent. Quant à l'homme d'affaires, c'est un être hors nature et il est bien clair que la richesse n'est pas le bien suprême que nous cherchons. Car elle est simplement utile et a une autre fin qu'elle-même. Aussi qui ne préférerait les fins dont nous avons déjà parlé ? Au moins on les désire pour elles-mêmes, mais il est clair qu'elles ne sont pas les vraies fins. Pourtant là-dessus maintes discussions ont été échafaudées. [1,6] CHAPITRE VI : Laissons donc ce sujet. Il est sans doute préférable de faire porter notre examen sur le bien considéré en général et la question de savoir en quoi il consiste. Certes la recherche est difficile du fait que ce sont de nos amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Peut-être, de l'aveu général, vaut-il mieux et faut-il même, pour sauver la vérité, sacrifier nos opinions personnelles, d'autant plus que nous aussi nous sommes philosophes. On peut avoir de l'affection pour les amis et la vérité ; mais la moralité consiste à donner la préférence à la vérité 2. Or ceux qui ont introduit cette opinion ne formaient pas d'idées où l'on tînt compte de l'antériorité et de la postériorité — aussi n'imaginaient-ils pas d'idées des nombres. Or le bien est exprimé dans son essence, dans sa qualité et sa relation. Et ce qui existe en soi et la substance même sont par la nature antérieurs à ce qui existe par relation, qui n'est qu'adventice et accident de l'être. Aussi ne pourrait-on attribuer à ces diverses catégories d'idée commune. 3. De plus, le bien comporte autant de catégories que l'être : en effet, en tant que substance, le bien suprême s'appelle Dieu et l'intelligence ; en tant que qualité, les vertus ; en tant que quantité, la juste mesure ; en tant que relation, l'utile ; dans le temps, on l'appelle occasion ; dans l'espace, les différentes moeurs, et ainsi de suite. Aussi est-il bien évident que le bien ne saurait être quelque caractère commun, général et unique. Car alors on ne pourrait pas le situer dans toutes les catégories, mais dans une seule. 4. En outre, puisque de tout ce qui est contenu par une idée unique, il y a aussi une science unique, de tous les biens également il n'y aurait qu'une seule science. Bien au contraire, il y en a plusieurs, même de ce qui est rangé dans une seule catégorie ; j'en donne des exemples : la science de l'occasion, en ce qui concerne la guerre, s'appelle la stratégie ; en ce qui concerne la maladie, la médecine ; la science de la mesure en ce qui concerne l'alimentation, c'est la médecine ; dans les exercices du corps, la gymnastique. 5. On serait bien embarrassé de préciser ce que les philosophes entendent par chaque chose en soi, du moment que l'homme en soi et un homme admettent une seule et même définition, celle de l'homme. Car dans la mesure où l'homme est homme les définitions ne différeront en rien. S'il en va ainsi, il en est de même pour le bien. 6. Mais certainement le fait que le bien est éternel n'accroîtra pas sa nature, de même que la blancheur d'un objet ne sera pas accrue, si cet objet dure plus longtemps qu'un autre, lequel n'est blanc qu'un seul jour. 7. Les Pythagoriciens, sur ce sujet, s'expriment d'une manière plus persuasive, attendu qu'ils placent l'Un dans la catégorie des biens. Aussi Speusippe, de toute évidence, les a-t-il suivis. 8. Eh bien ! sur ce point, nous reprendrons la question ailleurs. Mais sur ce que nous avons dit, voici que s'amorce une discussion : on pourra soutenir que l'argumentation ne s'applique pas à l'ensemble des biens, mais à une seule catégorie de biens, ceux que nous recherchons et aimons pour eux-mêmes ; en revanche, ceux qui ont la vertu de créer ces objets, de les sauvegarder en quelque manière, de les défendre contre ce qui leur est contraire, ne sont appelés biens que relativement, à cause de leur rôle et d'une autre façon. 9. Il est donc manifeste qu'on peut distinguer deux sortes de biens : ceux qui sont des biens en soi et ceux qui ne sont des biens que relativement aux premiers. Cette distinction faite entre ce qui est bien en soi et ce qui est simplement utile à ceux-là, examinons si on peut les ranger sous une seule idée. 10. Quels biens pourrait-on reconnaître comme biens en soi ? Sont-ce tous ceux que nous poursuivons séparément, comme la pensée, la vision, quelques plaisirs et les honneurs ? Car même si nous les poursuivons pour quelque autre raison, néanmoins on pourrait les compter parmi les biens en soi ou ne les considérer que comme une idée, si bien que cette idée se réduira à une vaine apparence. 11. Si donc ces biens-là doivent être rangés parmi les biens en soi, il faudra admettre que le même concept du bien apparaisse dans tous ces objets, comme la notion de blancheur apparaît dans la neige et le blanc de céruse. Pourtant les concepts d'honneur, de pensée, de plaisir admettent, en tant que biens, des définitions différentes et dissemblables. Ainsi donc le souverain bien n'est pas cette qualité commune que comprendrait une seule idée. 12. Eh bien ! comment l'entend-on ? Ces termes ne sont pas homonymes en vertu du hasard. Faut-il donc admettre que ces biens procèdent d'un seul bien, ou tendent tous vers la même fin ? ou plutôt est-ce par suite d'une analogie ? Ainsi la vue joue pour le corps le même rôle que l'intelligence pour l'âme et ainsi de suite. 13. Mais vraisemblablement il vaut mieux renoncer à cette question pour l'instant ; car un examen minutieux sur ce sujet relèverait davantage d'une autre partie de la philosophie. Il en va de même de l'Idée. Car si l'on affirme du bien qu'il est un et commun à tout, ou qu'il existe séparé et subsistant par lui-même, il est évident qu'il serait irréalisable pour l'homme et impossible à acquérir. En fait, c'est juste le contraire que nous recherchons ici. 14. Très vite, on s'apercevrait qu'il vaut mieux en acquérir la connaissance en se référant à ceux des biens que l'on peut atteindre et réaliser. Ayant pour ainsi dire un modèle sous les yeux, nous saurons plus exactement les biens qui nous conviennent, et les connaissant, nous les atteindrons plus facilement. 15. Ce raisonnement ne laisse pas d'être persuasif ; néanmoins il est clair qu'il est en désaccord avec les diverses connaissances. Car toutes visent un certain bien et recherchent ce qui manque pour l'obtenir. Et pourtant un secours si précieux, il est bien irrationnel que tous les gens de métier l'ignorent et ne cherchent même pas à l'acquérir. 16. Mais aussi on est bien embarrassé de préciser l'utilité que retirerait un tisserand ou un charpentier de la connaissance de ce bien en soi ou dans quelle mesure la contemplation de cette idée faciliterait la pratique de la médecine ou de la stratégie. Ce n'est pas non plus de cette façon que le médecin, de toute évidence, considère la santé ; il n'a d'attention que pour la santé de l'homme ou, mieux même, de tel homme en particulier. Car il ne traite que des individus. [1,7] CHAPITRE 7 : Mais en voilà assez sur ce sujet. Revenons maintenant à la question du souverain bien et à sa nature. Il est évident qu'il varie selon les activités et selon les arts. Par exemple, il n'est pas le même pour la médecine et la stratégie, et ainsi de suite. Quel est donc le bien pour chacun ? N'est-ce pas celui en vue duquel on fait tout le reste ? Or pour la médecine, c'est la santé, pour la stratégie la victoire, pour l'architecture la maison et ainsi de suite ; bref, pour toute action et tout choix réfléchi, c'est la fin, puisque c'est en vue de cette fin que tout le monde exécute les autres actions. Aussi, s'il y a une fin, quelle qu'elle soit pour toutes les actions possibles, ce serait elle le bien réalisé. S'il y a plusieurs fins, ce sont précisément ces fins. 2. Ainsi donc notre raisonnement, à force de progresser, revient à son point de départ. Mais il faut tenter de donner de plus amples éclaircissements. 3. Il y a donc un certain nombre de fins, et nous cherchons à atteindre certaines d'entre elles non pour elles-mêmes, mais en vue d'autres fins encore, par exemple, l'argent, les flûtes et en général tous les instruments ; puisqu'il en est ainsi il est évident que toutes les fins ne sont pas des fins parfaites. Mais le bien suprême constitue une fin parfaite, en quelque sorte. Si bien que la fin unique et absolument parfaite serait bien ce que nous cherchons. S'il en existe plusieurs, ce serait alors la plus parfaite de toutes. 4. Or nous affirmons que ce que nous recherchons pour soi est plus parfait que ce qui est recherché pour une autre fin ; et le bien qu'on ne choisit jamais qu'en vue d'un autre n'est pas si souhaitable que les biens considérés à la fois comme des moyens et comme des fins. Et, tout uniment, le bien parfait est ce qui doit toujours être possédé pour soi et non pour une autre raison. 5. Tel paraît être, au premier chef, le bonheur. Car nous le cherchons toujours pour lui-même, et jamais pour une autre raison. Pour les honneurs, le plaisir, la pensée et toute espèce de mérite, nous ne nous contentons pas de chercher à les atteindre en eux-mêmes — car même s'ils devaient demeurer sans conséquences, nous les désirerions tout autant —, nous les cherchons aussi en vue du bonheur, car nous nous figurons que par eux nous pouvons l'obtenir. Mais le bonheur n'est souhaité par personne en vue des avantages que nous venons d'indiquer, ni, en un mot, pour rien d'extérieur à lui-même. Or il est évident que ce caractère provient du fait qu'il se suffit entièrement. 6. Le bien suprême, en effet, selon l'opinion commune, se suffit à lui-même. Et quand nous nous exprimons ainsi, nous entendons qu'il s'applique non pas au seul individu, menant une vie solitaire, mais encore aux parents, aux enfants, et, en un mot, aux amis et aux concitoyens, puisque, de par sa nature, l'homme est un être sociable. 7. Mais il faut fixer à cette notion une limite, car, en l'étendant aux ascendants et aux descendants, et aux amis de nos amis, on recule à l'infini. Eh bien ! il nous faudra examiner ce point plus tard. Mais nous posons en principe que ce qui se suffit à soi-même, c'est ce qui par soi seul rend la vie souhaitable et complète. 8. Voilà bien le caractère que nous attribuons au bonheur ; disons aussi celui d'être souhaité de préférence à tout et sans que d'autres éléments viennent s'y ajouter ; dans le cas contraire, il est évident que le moindre bien le rendra encore plus désirable. Car le bien ajouté produit une surabondance et plus grand est le bien, plus il est souhaitable. Donc, de l'aveu général, le bonheur est complet, se suffit à lui-même puisqu'il est la fin de notre activité. 9. Mais, peut-être, tout en convenant que le bonheur est le souverain bien, désire-t-on encore avoir quelques précisions supplémentaires. 10. On arriverait rapidement à un résultat en se rendant compte de ce qu'est l'acte propre de l'homme. Pour le joueur de flûte, le statuaire, pour toute espèce d'artisan et en un mot pour tous ceux qui pratiquent un travail et exercent une activité, le bien et la perfection résident, semble-t-il, dans le travail même. De toute évidence, il en est de même pour l'homme, s'il existe quelque acte qui lui soit propre. 11. Faut-il donc admettre que l'artisan et le cordonnier ont quelque travail et quelque activité particuliers, alors qu'il n'y en aurait pas pour l'homme et que la nature aurait fait de celui-ci un oisif ? Ou bien, de même que l'oeil, la main, le pied et en un mot toutes les parties du corps ont, de toute évidence, quelque fonction à remplir, faut-il admettre pour l'homme également quelque activité, en outre de celles que nous venons d'indiquer ? Quelle pourrait-elle être ? 12. Car, évidemment, la vie est commune à l'homme ainsi qu'aux plantes ; et nous cherchons ce qui le caractérise spécialement. Il faut donc mettre à part la nutrition et la croissance. Viendrait ensuite la vie de sensations, mais, bien sûr, celle-ci appartient également au cheval, au boeuf et à tout être animé. 13. Reste une vie active propre à l'être doué de raison. Encore y faut-il distinguer deux parties : l'une obéissant, pour ainsi dire, à la raison, l'autre possédant la raison et s'employant à penser. Comme elle s'exerce de cette double manière, il faut la considérer dans son activité épanouie, car c'est alors qu'elle se présente avec plus supériorité. 14. Si le propre de l'homme est l'activité de l'âme, en accord complet ou partiel avec la raison ; si nous affirmons que cette fonction est propre à la nature de l'homme vertueux, comme lorsqu'on parle du bon citharède et du citharède accompli et qu'il en est de même en un mot en toutes circonstances, en tenant compte de la supériorité qui, d'après le mérite, vient couronner l'acte, le citharède jouant de la cithare, le citharède accompli en jouant bien ; s'il en est ainsi, nous supposons que le propre de l'homme est un certain genre de vie, que ce genre de vie est l'activité de l'âme, accompagnée d'actions raisonnables, et que chez l'homme accompli tout se fait selon le Bien et le Beau, chacun de ses actes s'exécutant à la perfection selon la vertu qui lui est propre. 15. A ces conditions, le bien propre à l'homme est l'activité de l'âme en conformité avec la vertu ; et, si les vertus sont nombreuses, selon celle qui est la meilleure et la plus accomplie. Il en va de même dans une vie complète. 16. Car une hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu'une seule journée de soleil ; de même ce n'est ni un seul jour ni un court intervalle de temps qui font la félicité et le bonheur. 17. Contentons-nous de représenter ainsi le bien dans ses lignes générales ; peut-être faut-il d'abord ne former qu'une ébauche que l'on complétera par la suite. Il appartient, semble-t-il, à tout homme de pousser plus avant et d'ajuster ce qui a déjà reçu une esquisse suffisante ; le temps peut contribuer heureusement à cette découverte, car il est un bon auxiliaire. C'est ainsi que se sont produits les progrès des techniques, tout homme pouvant combler leurs lacunes. 18. Il faut donc se rappeler ce que nous avons dit plus haut et éviter de rechercher en toutes choses la même précision ; loin de là, il importe sur chaque question de tenir compte de la matière que l'on traite et des conditions propres à chaque recherche. 19. Le charpentier, en effet, et le géomètre ne procèdent pas de la même façon pour découvrir l'angle droit : le premier ne se préoccupe que de l'utilité de celui-ci relativement à son travail, tandis que l'autre recherche ses propriétés, le géomètre étant le contemplateur du vrai. C'est de la même manière qu'il faut procéder également dans les autres domaines, afin que l'accessoire n'étouffe pas l'essentiel. 20. Gardons-nous aussi de réclamer en toute chose l'explication par les causes ; parfois, au contraire, il suffit de bien établir le fait. Car le fait même est à la fois début et principe. Or, parmi les principes, les uns sont saisis par induction, tandis que d'autres le sont par la sensation, d'autres sont transmis par la coutume, et ainsi de suite. 21. Il faut donc s'efforcer de les atteindre, chacun selon sa nature, tout en tâchant de les délimiter soigneusement. 22. Cela est d'un grand poids pour les conséquences et l'on est généralement d'accord pour convenir que le principe est plus que la moitié de la question dans son ensemble et que sa connaissance facilite bien des recherches. [1,8] CHAPITRE VIII : Il faut donc examiner le principe du bonheur non seulement en s'aidant de nos conclusions et du raisonnement sur ce point, mais aussi de l'opinion courante. 2. Car le réel ne peut que s'accorder avec la vérité et vite le faux apparaît en dissonance avec le vrai. Nous avons réparti les biens en trois classes : les biens extérieurs, ceux de l'âme, ceux du corps ; ce sont les biens de l'âme que nous reconnaissons comme les plus importants et les plus précieux. D'ailleurs nous plaçons dans l'âme même l'activité créatrice et les actes. Ainsi notre propos concorderait avec l'opinion traditionnelle approuvée par tous les philosophes. 3. Et l'on est autorisé à le faire du fait que certaines activités et certains actes sont reconnus pour une fin. Il en va ainsi des biens qui concernent l'âme et non des biens extérieurs. 4. Car l'idée que bien vivre et réussir constituent le bonheur s'accorde avec notre raisonnement et l'on rend presque synonymes vie heureuse et succès. 5. De toute évidence, tous les caractères du bonheur s'appliquent à notre définition. 6. Pour les uns, c'est la vérité qui est le souverain bien ; pour d'autres la pensée pure ; pour d'autres encore une certaine sorte de sagesse ; pour d'autres, ce sont tous ces avantages ou une partie d'entre eux, accompagnés du plaisir, ou tout au moins avec quelque accompagnement de plaisir ; d'autres enfin y ajoutent l'abondance des biens extérieurs. 7. Quelques-unes de ces opinions sont soutenues par beaucoup de gens du passé ; d'autres par une minorité de gens en vue. La raison interdit de penser que les uns et les autres se trompent entièrement ; il faut supposer que sur un point au moins ou sur beaucoup, leur sentiment est juste. 8. Notre démonstration concorde avec ceux qui prétendent que le bonheur se confond avec la vertu en général ou avec quelque vertu particulière, car le bonheur est, suivant nous, l'activité de l'âme dirigée par la vertu. 9. Mais peut-être n'importe-t-il pas peu de préciser si l'on conçoit le souverain bien dans la possession ou dans l'usage, dans le tempérament ou dans la simple disposition. Car il arrive que la simple disposition ne donne l'occasion d'accomplir aucun bien, comme il arriverait pour le dormeur ou celui qui est plongé dans une inaction complète ; mais, en ce qui concerne l'activité, pareille chose est impossible. De toute nécessité, elle agira et agira bien. De même qu'aux Jeux Olympiques, ce ne sont ni les plus beaux ni les plus forts qui obtiennent la couronne, mais ceux-là seuls qui prennent part aux compétitions — et parmi eux seuls sont les vainqueurs — de même ce sont ceux qui dans la vie agissent comme il faut qui deviennent dans la vie possesseurs du Beau et du Bien. 10. De plus, leur vie est par elle-même agréable. Car éprouver du plaisir intéresse l'âme et l'agrément pour chacun est relatif à ses inclinations, par exemple, le cheval plaît à l'amateur de chevaux, le spectacle à l'amateur de théâtre ; de la même manière la justice à quiconque aime la justice et, en un mot, les actes vertueux à qui aime la vertu. 11. Or la plupart des gens ne s'entendent pas sur ce que sont les plaisirs, parce que certains d'entre eux ne sont pas des plaisirs par leur nature ; tandis que ceux qui aiment l'honnête trouvent le plaisir qui en résulte un véritable plaisir. Telles sont les actions conformes à la vertu qui sont agréables aux gens vertueux et par elles-mêmes. 12. La vie des gens vertueux ne réclame donc nullement le plaisir comme je ne sais quel accessoire ; le plaisir, elle le trouve en elle-même. Car, en plus des remarques que nous avons faites, il faut dire que nul n'est bon s'il n'éprouve de la joie des belles actions ; on ne pourrait pas dire davantage qu'un homme est juste, s'il n'éprouve pas de la joie à accomplir des actions justes, ni qu'un homme est généreux, s'il ne se plaît pas aux actions généreuses ; et il en va ainsi des autres vertus. 13. Aussi faut-il convenir que les actions conformes à la vertu sont agréables par elles-mêmes. Que dis-je ? Elles sont bonnes et belles et chacune d'elles l'est au plus haut point, si le jugement que forme à leur sujet l'homme de bien est véritablement fondé ; or celui-ci est fondé, ainsi que nous l'avons dit. 14. Le bonheur est donc le bien le plus précieux, le plus beau et le plus agréable. Et les distinctions que fait l'épigramme de Délos ne sont pas admissibles : "L'action la plus juste est la plus belle ; une bonne santé est chose excellente". Mais ce qui est souverainement agréable, c'est ce qu'on brûle d'obtenir. Or tous ces caractères appartiennent aux actions excellentes. Ce sont elles, ou une seule d'entre elles, la meilleure, que nous appelons le bonheur. 15. Néanmoins, de toute évidence le bonheur ne saurait se passer des biens extérieurs, comme nous l'avons dit. En effet il est impossible ou tout au moins difficile de bien faire si l'on est dépourvu de ressources. Car bien des actes exigent, comme moyen d'exécution, des amis, de l'argent, un certain pouvoir politique. 16. Faute de ces moyens, le bonheur de l'existence se trouve altéré, par exemple si l'on ne jouit pas d'une bonne naissance, d'une heureuse descendance et de beauté. On ne saurait, en effet, être parfaitement heureux si l'on est disgracié par la nature, de naissance obscure, seul dans la vie ou dépourvu d'enfants ; moins encore, peut-être, si l'on a des enfants et des amis complètement mauvais ou si, après en avoir eu de bons, on les a perdus. 17. Comme nous l'avons dit, le bonheur, de l'avis commun, exige semblable prospérité. Voilà la raison pour laquelle quelques-uns mettent au même rang que le bonheur la prospérité, comme d'autres la vertu. [1,9] CHAPITRE IX : Mais ici se pose une question embarrassante : le bonheur est-il susceptible d'être enseigné, d'être acquis par l'usage ou à la suite de quelque entraînement ? Ou bien le recevons-nous comme un don des dieux ou comme un heureux hasard de la fortune ? 2. Si les dieux nous font quelque autre don, il est rationnel de voir également dans le bonheur un présent des dieux, d'autant plus qu'il est pour l'homme le plus précieux des biens. 3. Mais vraisemblablement cette question se relie mieux à un autre genre de recherches. Et il est évident. — en admettant même qu'il ne nous soit pas accordé par les dieux et qu'on l'obtienne par la vertu, par quelque étude ou exercice — qu'il est de l'ordre des choses souverainement divines. Car le prix et la fin de la vertu, de toute évidence, sont excellents et divins en quelque sorte et générateurs de bonheur. 4. Il se pourrait également qu'il fût fort répandu. Car il n'est pas impossible qu'il échoie, grâce à quelque étude ou à quelque application, à ceux qui ne sont pas rebelles à la vertu. 5. Qu'il vaille mieux être heureux de la sorte que par l'effet du hasard, voilà qui est fondé en raison. Si les plus belles choses possibles selon la nature le sont par une disposition naturelle, 6. il en va de même de celles qui dépendent d'un art ou d'une cause quelconque et à plus forte raison de celles qui dépendent d'une cause excellente. Aussi s'en remettre au hasard pour ce qui est essentiel et souverainement beau, ce serait émettre la plus fausse note. 7. L'objet de notre recherche est donc manifeste et conforme à notre explication. Nous avons dit en effet que le bonheur était une certaine activité de l'âme conforme à la vertu ; quant aux autres biens, les uns, de toute nécessité, sont à notre disposition, tandis que les autres sont auxiliaires, fournis par la nature comme d'utiles instruments. 8. En outre ces caractères ne sont pas sans s'accorder avec ce que nous avons dit au début. Nous avons reconnu comme la plus élevée la fin de la science politique ; car celle-ci s'occupe de rendre les hommes tels qu'ils soient de bons citoyens, pratiquant l'honnêteté. 9. Nous sommes donc fondés à n'attribuer le bonheur ni à un boeuf, ni à un cheval, ni à aucun autre animal ; car aucun d'eux n'est capable de participer à une activité de cet ordre. 10. Pour la même raison, le bonheur ne s'applique pas à l'enfant, car son jeune âge ne lui permet pas encore de faire usage de sa raison. Les enfants qu'on juge heureux ne sont déclarés tels qu'en raison des espérances qu'ils donnent. Le bonheur exige, en effet, comme nous l'avons dit, une vertu parfaite et une existence accomplie. 11. C'est que, dans le cours de la vie, il survient bien des changements et des hasards de toute sorte ; et il arrive que l'homme le plus comblé tombe, à l'âge de la vieillesse, dans les plus grands malheurs, comme les poètes nous l'ont raconté dans leurs récits héroïques au sujet de Priam. Quand on éprouve de pareilles infortunes et quand on finit aussi lamentablement, nul ne peut déclarer que l'on est heureux. [1,10] CHAPITRE X : Faut-il donc se refuser à déclarer un homme heureux tant qu'il vit et attendre, selon le conseil de Solon, la fin de son existence ? 2. C'est donc, s'il faut admettre cette proposition, qu'on ne peut être jugé heureux qu'après la mort ? Certes voilà qui est totalement étrange, surtout pour nous qui plaçons le bonheur dans une certaine activité. 3. Nous n'affirmons pas que le mort est heureux et ce n'est pas cela que Solon veut dire : il veut faire entendre que l'on ne peut juger sûrement heureux un être que dans la mesure où il se trouve désormais soustrait aux maux et aux revers de la fortune. Dans ces conditions, il faut encore discuter ce point. Il semble qu'il existerait pour le défunt, sans qu'il y soit sensible, des maux et des biens, comme pour le vivant : à savoir des honneurs ou des marques de mépris et, chez les enfants et en gros dans les descendants, une bonne conduite ou l'infortune. 4. Mais voici un nouvel embarras : un homme qui a vécu heureusement jusqu'à la vieillesse et a fini ses jours de même, il est possible que bien des changements affectent ses descendants ; les uns peuvent être de braves gens et obtenir du sort la vie qu'ils méritent, les autres une vie tout opposée. De toute évidence, il peut se faire que les enfants diffèrent sur tous les points de leurs parents. 5. Il serait étrange que le mort lui aussi subît ces changements et fût tantôt heureux, tantôt misérable, comme il serait absurde aussi que les accidents des descendants ne touchassent en rien — et pas même un instant — les parents. 6. Mais il nous faut revenir à ce qui d'abord avait été mis en question ; ce serait un moyen rapide d'éclairer le problème que nous examinerons maintenant. 7. Si donc il faut attendre la fin de la vie et juger alors non du bonheur présent de chacun, mais de son bonheur passé, comment ne pas s'étonner, quand un être est heureux, qu'on conteste l'existence en lui de ce bonheur présent ? La raison en est qu'on ne veut pas déclarer heureux les vivants par suite des changements qui se produisent dans l'existence, par le fait aussi qu'on attribue au bonheur je ne sais quelle stabilité soustraite à tout changement, alors que la roue de la fortune tourne même pour les gens heureux. 8. Il est manifeste, en effet, que si nous suivions les changements de fortune, nous serions obligés de déclarer souvent qu'un même individu est tantôt heureux, tantôt infortuné, faisant de l'homme heureux je ne sais quelle sorte de caméléon ou une espèce de construction délabrée et branlante. 9. Certes il est tout à fait insensé de s'attacher à cette fortune changeante ; car ce n'est pas d'elle que dépend le bonheur ou le malheur ; néanmoins la vie humaine est tissée de vicissitudes, comme nous l'avons dit, mais ce sont les activités de l'homme conformes à la vertu qui disposent souverainement du bonheur, l'activité contraire ne pouvant produire qu'un effet opposé. 10. La question qui nous embarrasse actuellement vient confirmer notre explication. Aucun des actes de l'homme ne présente une sûreté comparable à celle des activités conformes à la vertu, qui, de l'avis commun, l'emportent en stabilité sur les connaissances scientifiques elles-mêmes. Elles sont les plus précieuses et aussi les plus durables parce que c'est au milieu d'elles que les gens heureux apportent à vivre vertueusement le plus d'application et de continuité. La cause en paraît être que l'oubli à leur sujet ne se produit pas. Cet avantage que nous recherchons, la constance, l'homme heureux le trouvera et il demeurera heureux sa vie durant ; 11. car sans cesse, ou le plus souvent possible, il exécutera et contemplera ce qui est conforme à la vertu et on verra du moins l'homme vraiment bon, irréprochable et parfait comme le carré faire bonne figure aux coups du sort et en toutes circonstances les supporter en restant dans la note juste. 12. Ceux-ci nous arrivent à l'improviste, fort différents d'importance ; or ces événements, heureux ou malheureux, s'ils sont de médiocre intérêt, ne font pas pencher beaucoup la balance de notre existence ; s'ils nous sont particulièrement favorables et se répètent, ils accroîtront la félicité de notre vie, leur nature les rendant propres à orner celle-ci et leur usage embellissant et consolidant l'existence. L'adversité, de son côté, restreint et corrompt le bonheur ; car elle nous cause des peines et entrave mainte activité. Néanmoins, même dans ce cas, la vertu resplendit lorsqu'un sage supporte d'un front serein bien des infortunes graves, non pas par insensibilité, mais par générosité et par grandeur d'âme. 13. Mais s'il est vrai que l'activité domine souverainement notre vie, comme nous l'avons dit, aucun être heureux ne deviendra misérable ; car jamais il n'accomplira d'actes odieux et vils. En effet, l'homme véritablement bon et conscient, pensons-nous, fait bon visage à tous les coups du sort et, en toutes circonstances, il saura tirer des événements le meilleur parti possible ; C’est ainsi qu'un bon général utilise au mieux pour gagner la guerre l'armée dont il dispose et que le cordonnier fait du cuir à lui livré le plus beau soulier possible ; il en va de même de tous les autres artisans. 14. Puisqu'il en est ainsi, jamais l'être qui possède le bonheur ne peut être misérable, sans qu'on puisse toutefois parler de sa félicité, s'il tombe dans les malheurs de Priam ; c'est qu'il n'est ni un caméléon ni une girouette. Il ne sera pas facile de le déloger du bonheur ; les infortunes communes n'y suffiront pas : il faudra pour cela de grands et multiples malheurs, à la suite desquels il aura besoin de temps pour retrouver le bonheur ; s'il y arrive, ce ne sera qu'au bout d'une longue période, et après avoir obtenu de grandes et de belles satisfactions. 15. Y a-t-il donc quelque raison qui nous empêche de déclarer heureux l'homme agissant selon une vertu parfaite et pourvu suffisamment de biens extérieurs ? Et cela non pendant un bref moment, mais pendant le temps qu'il a vécu ? Ou bien faut-il ajouter qu'il continuera à vivre de la sorte et qu'il mourra d'une manière conforme à son existence passée ? Mais n'est-il pas vrai que l'avenir nous est caché et que nous convenons de proclamer le bonheur une fin, et une fin parfaite, absolument dans tous les cas ? Ceci posé, nous dirons que, parmi les êtres vivants, sont heureux ceux à qui appartiennent et appartiendront les caractères que nous avons indiqués — et heureux comme peut l'être un homme. [1,11] CHAPITRE XI : Contentons-nous à ce sujet de cette définition. Quant aux coups du sort qui atteignent nos descendants et tous nos amis, n'en point tenir compte, c'est, de l'avis général, montrer trop d'indifférence en fait d'amitié, tout en allant à l'encontre de l'opinion commune. 2. Les événements qui nous atteignent sont nombreux et fort dissemblables ; les uns nous touchent davantage, les autres moins. Aussi les cataloguer et les classer tous constituerait, on en convient, une besogne longue, voire interminable. Ce que nous avons dit d'une façon générale et sommaire suffira peut-être. 3. Certaines infortunes pèsent sur notre existence et modifient l'équilibre de notre vie, tandis que les autres paraissent plus légères ; il en va de même de ce qui touche à ceux qui nous sont chers. 4. Que chacun de ces malheurs affecte des vivants ou des morts, voilà qui constitue une différence bien plus essentielle que celle que nous constatons dans les tragédies, suivant que les crimes ou les malheurs ont accablé précédemment les personnages ou les frappent sous nos yeux. 5. Il faut donc aussi tenir compte de cette différence ; et peut-être davantage encore de l'embarras où nous sommes de discerner si les défunts ont quelque participation, ou non, aux bonheurs ou aux malheurs de ce monde. En effet, on peut penser d'après cela que si quelque impression vient les toucher, soit en bien, soit en mal, celle-ci ne peut être que faible et légère, soit en elle-même, soit par rapport à eux ; dans tous les cas, elle ne peut être du moins d'une intensité et d'une nature suffisantes pour donner du bonheur à ceux qui n'en jouissent pas, ni priver de la félicité ceux qui la possèdent. 6. Il semble donc que si les succès et les revers affectent en quelque mesure les défunts, ce ne peut être que dans une trop faible mesure pour rendre moins heureux les heureux ou pour rien changer à leur sort. [1,12] CHAPITRE XII : Après avoir donné ces précisions, examinons si le bonheur appartient à la classe des choses louables, ou plutôt de celles qui sont honorables. Car il est manifeste qu'on ne peut le compter au nombre des simples possibilités d'action. 2. De l'aveu commun, ce qui est louable possède cette qualité par sa nature et par son rapport avec quelque autre chose. Car si nous faisons l'éloge de l'homme juste, de l'homme courageux et, en un mot, de l'homme bon et de la vertu, c'est en raison de leurs capacités d'action et de leurs actes ; tandis que faire l'éloge de l'homme vigoureux, de celui qui est apte à la course, c'est constater qu'ils possèdent des caractères innés et des aptitudes pour un certain bien et une certaine supériorité. 3. C'est ce que manifestent également les éloges que nous faisons des dieux ; on les juge communément ridicules, parce qu'ils se réfèrent à nous-mêmes. Et cela se produit parce qu'il n'existe d'éloges que par référence à nos personnes, comme nous l'avons dit. 4. Si donc la louange a bien les caractères indiqués plus haut, il est clair que ce qui est excellant n'admet pas la louange, mais seulement une qualification plus élevée et plus appropriée. Là dessus, on est bien d'accord. En effet, nous attribuons aux dieux la félicité et le bonheur parfait, comme nous reconnaissons la félicité aux hommes qui se rapprochent le plus de la divinité. Il en va ainsi des biens parfaits : nul ne fait l'éloge du bonheur, non plus que de la justice ; on leur attribue un caractère plus divin et plus haut et approchant davantage de la félicite. 5. Eudoxe, lui aussi, paraît s'être fait très heureusement l'avocat du plaisir, en tentant d'en montrer la supériorité ; à son avis le fait qu'on ne le loue pas, quoiqu'il soit un bien, signifie qu'il est au-dessus des louanges, caractère qui appartient également à Dieu et au souverain bien ; or c'est à ces deux fins que nous nous référons aussi pour tout le reste. 6. La louange convient donc d'un côté à la vertu, car par elle nous sommes susceptibles d'exécuter de belles actions ; tandis que les panégyriques exaltent également les actes qui relèvent du corps et de l'âme. 7. Mais peut-être l'examen plus approfondi de cette question revient-il à ceux qui se sont donné de la peine pour composer des panégyriques ; quant à nous, il nous paraît évident que le bonheur appartient à la classe des biens honorables et parfaits. 8. Ajoutons encore, ce semble, la raison qu'il est un principe ; c'est pour l'atteindre que, nous accomplissons tous les autres actes. Principe et cause des autres biens, il possède, selon nous, une nature hautement honorable et divine. [1,13] CHAPITRE XIII : Puisque le bonheur est une activité de l'âme conforme à une vertu accomplie, portons notre examen sur cette dernière. Ainsi, peut-être, pourrons-nous voir plus clair dans la question du bonheur. 2. On pense que l'homme véritablement apte à diriger la cité consacre, plus que quiconque, ses efforts à faire régner la vertu. Il désire en effet faire des hommes de bons citoyens, dociles aux lois. 3. Nous en avons un bel exemple dans les législateurs de Crète et de Lacédémone et dans tous les autres qui peuvent leur être comparés. 4. Si une recherche de ce genre appartient par elle-même à la science politique, il est évident que notre enquête peut s'inspirer de nos intentions premières. 5. C'est donc sur la vertu que nous devons faire porter notre examen, sur la vertu de l'homme évidemment. Car ce que nous nous proposions de rechercher, c'était le bien de l'individu et le bonheur de l'individu. 6. Quand nous parlons du mérite chez l'homme, nous parlons non de celui du corps, mais de celui de l'âme et nous appelons bonheur l'épanouissement de l'activité de l'âme. 7. S'il en va ainsi, il faut évidemment que l'homme politique connaisse de quelque manière ce qui concerne l'âme, de même que le spécialiste de la vue doit posséder la connaissance de la médecine générale, et d'autant plus que la science politique est d'un prix et d'une valeur plus grands que la science médicale. Effectivement, les sommités médicales consacrent beaucoup d'efforts à la connaissance générale du corps humain. 8. Il faut donc que l'homme politique, de son côté, porte son attention sur l'âme, qu'il le fasse pour la raison que nous avons dite et dans la mesure où cette étude est suffisante pour notre recherche actuelle. Pousser davantage l'examen, c'est peut-être s'exposer à un labeur trop pénible eu égard à ce que nous nous proposons. 9. Or, même dans nos discussions exotériques, nous avons donné sur l'âme quelques précisions qui sont suffisantes et qu'il faut utiliser : nous avons dit, par exemple, que l'âme comportait une partie privée de raison et une autre douée de raison. 10. Mais pour l'instant il n'importe pas de savoir si ces deux parties sont distinctes à la façon des parties du corps ou de toute chose divisible ; ou si, séparables par une vue de l'esprit, elles sont par nature inséparables, comme dans une surface sphérique la partie convexe et la partie concave. Peu importe pour le moment. 11. Or la partie dépourvue de raison comporte à son tour une partie qui, semble-t-il, appartient à tous les êtres vivants et même aux plantes ; je veux dire le principe de la nutrition et du développement. Car on peut attribuer cette puissance de l'âme à tous les êtres vivants et même aux embryons, activité qui se trouve aussi dans les êtres arrivés à leur plein développement. Du moins est-on plus fondé à l'admettre qu'aucune autre. 12. La vertu de cette faculté est, de l'aveu général, commune pour ainsi dire à tous les êtres et n'a rien de spécifiquement humain. Cette partie qui demeure en puissance semble s'exercer particulièrement dans le sommeil et effectivement l'honnête homme et le méchant ne se distinguent que très peu à ce moment-là ; d'où cette affirmation que, pendant la moitié de la vie, il n'y a pas de différence entre les heureux et les malheureux. 13. Cette affirmation n'est pas dépourvue de fondement. Car le sommeil est l'oisiveté de l'âme — qu'on l'appelle bonne ou mauvaise —, à moins que certains faibles mouvements n'arrivent jusqu'à elle, auquel cas les songes des gens comme il faut sont meilleurs que ceux du premier venu. 14. Mais en voilà assez sur ce sujet ; il nous faut laisser de côté la puissance nutritive, puisque, de par son caractère, elle ne participe pas à la nature vraiment humaine. 15. Or il est encore une autre force de l'âme qui paraît démunie de raison, tout en y participant de quelque manière. Car chez l'homme tempérant et chez l'homme intempérant, nous faisons cas de la raison, c'est-à-dire de la partie de l'âme douée de raison. 16. Véritablement c'est elle qui leur recommande justement la conduite la meilleure. Mais, de l'avis commun, on aperçoit aussi une sorte d'instinct qui répugne à la raison, la combat et lui tient tête. De même qu'après une attaque de paralysie les membres, répondant maladroitement à une volonté d'exécuter un mouvement à droite, l'exécutent à gauche, il en va absolument de même pour l'âme ; les impulsions de ceux qui n'ont pas la maîtrise d'eux-mêmes vont en sens contraire de ce qu'ils désirent. 16. Toutefois nous apercevons cette incoordination dans le corps, tandis que nous ne la distinguons pas dans l'âme. Néanmoins nous devons tout autant penser qu'il y a dans l'âme un élément contraire à la raison, s'y opposant et lui résistant. De quelle nature est cette différence, ce n'est pas la question importante pour l'instant. 17. Toutefois cette faculté de l'âme paraît faire partie de nous-mêmes, comme nous l'avons dit ; du moins chez l'homme tempérant obéit-elle à la raison. Et vraisemblablement chez l'homme tempérant et énergique, elle se montre encore plus docile. Car en lui tous les actes se trouvent en harmonie avec la raison. 18 Ainsi donc la partie privée de raison apparaît double, elle aussi. La partie commune aux hommes et aux plantes n'y participe à aucun degré, tandis que la concupiscence, toute tournée vers le désir, ne lui est pas absolument étrangère, dans la mesure où elle lui est docile et soumise. Les choses se passent comme lorsque nous tenons compte des suggestions d'un père ou d'un ami, sans qu'il y ait ici aucune analogie avec l'acquiescement donné aux démonstrations mathématiques (42). Que la partie privée de raison puisse en une certaine mesure obéir à la raison, nous en avons la preuve dans l'emploi des admonestations, des reproches, des encouragements. 19. S'il faut bien convenir de ce fait que cette autre partie de l'âme participe à la raison, la partie intellectuelle douée de raison sera double à son tour, l'une souveraine par elle-même, l'autre docile à sa voix comme à celle d'un père. 20. Cette distinction nous aide à fixer les différentes sortes de vertus : nous appelons les unes vertus intellectuelles, les autres vertus morales ; la sagesse et la prudence réfléchie appartiennent aux premières, la générosité et la tempérance aux secondes. En effet, quand nous parlons du caractère de quelqu'un, nous ne disons pas que cette personne est sage et intelligente, mais qu'elle est accommodante et tempérante, tandis que nous louons le sage pour son état habituel ; et cet état louable, nous l'appelons vertu.