[2,0] LIVRE II. [2,1] CHAPITRE PREMIER. § 1. Après ce qui précède, il faudrait peut-être porter notre étude sur l'honnêteté, et dire ce qu'elle est, dans quels cas elle se manifeste, et à quoi elle s'applique. L'honnêteté est la qualité de l'homme qui exige moins que ne lui assureraient ses droits fondés sur la loi. Il y a une foule de choses où le législateur est dans l'impuissance de déterminer avec précision les cas particuliers, et pour lesquelles il ne dispose que d'une manière générale. Or, céder de son droit dans les choses de ce genre, et ne demander que ce que le législateur aurait voulu, mais n'a pu dans tous les cas particuliers préciser, malgré son désir, c'est faire acte d'honnêteté. Mais l'honnête homme ne réduit pas indistinctement tous ses droits; il ne rabat rien sur ses droits qui sont conférés par la nature, et qui sont véritablement des droits ; il ne réduit que ses droits légaux, que le législateur dans son impuissance à dû laisser indécis. [2,2] CHAPITRE II. § 1. L'équité, qu'assure la rectitude du jugement, s'applique aux mêmes cas que l'honnêteté ; c'est-à-dire aux droits passés sous silence par le législateur, qui n'a pu les déterminer tous avec précision. L'homme équitable juge des lacunes laissées par la législation; et, tout en reconnaissant ces lacunes, il n'en constate pas moins que le droit qu'il réclame est bien fondé. C'est donc le discernement qui fait surtout l'homme équitable. Ainsi, l'équité, qui distingue exactement les choses, ne saurait exister sans l'honnêteté ; car c'est à l'homme équitable et de sens droit de juger les cas ; mais c'est ensuite à l'honnête homme d'agir suivant le jugement ainsi porté. [2,3] CHAPITRE III. § 1. Le bon sens s'applique aux mêmes choses que la prudence, c'est-à-dire aux choses d'action que nous pouvons à notre choix ou rechercher ou fuir. Le bon sens est inséparable de la prudence. C'est la prudence qui fait faire les choses dont nous venons de parler. Mais le bon sens est cette qualité, cette disposition ou telle autre faculté, qui nous découvre le parti le meilleur et le plus avantageux, dans les actes que nous devons accomplir. § 2. Aussi, les choses qui se font spontanément, quelque bien faites qu'elles soient, ne semblent pas pouvoir être rapportées au bon sens. Toutes les fois qu'il n'y a pas eu intervention de la raison pour discerner le parti le meilleur à prendre, on ne peut pas appeler homme de bon sens celui qui réussit de cette façon. Quel que soit le succès, il n'est qu'heureux ; car les succès obtenus sans la raison qui juge sainement les choses, ne sont rien que du bonheur. [2,4] CHAPITRE IV. § 1. Est-ce un devoir qui fasse encore partie de la justice, que de traiter tout le monde sur un pied égal dans les rapports de politesse ? Ou n'est-ce pas là un devoir ? J'entends qu'on accepte les relations avec la première personne qu'on rencontre, quelle qu'elle soit, et qu'on se met sur le champ à son niveau. Cette faculté semble n'appartenir qu'au flatteur et au complaisant. Mais rendre à chacun, dans ces relations, tout ce qui lui revient selon son mérite, parait être absolument une obligation pour l' homme juste et comme il faut. [2,5] CHAPITRE V. § 1. On peut élever des objections contre quelques-unes des théories précédentes, et l'on peut dire : Si commettre une injustice, c'est nuire à quelqu'un de plein gré en sachant qu'on lui nuit, en sachant qui il est, comment et pourquoi on lui nuit ; et si de plus, le tort fait à autrui et l'injustice commise ne peuvent porter que sur des biens et se rapportent à des biens exclusivement, il s'en suit que l'homme qui fait une injustice, l'homme injuste sait parfaitement ce que c'est que le bien, et ce que c'est que le mal. Or, connaître précisément ces nuances délicates, c'est le propre de l'homme prudent ; c'est le propre de la prudence. Mais c'est une absurdité palpable de croire que ce bien admirable qu'on appelle la prudence, ce premier des biens, soit le partage de l'homme injuste. § 2. Ne doit-on pas dire bien plutôt que jamais la prudence ne peut être la compagne de l'homme injuste ? L'homme injuste ne recherche pas, et il est incapable de juger, ce qui est absolument bien, et même ce qui est spécialement bien pour lui ; il s'y trompe toujours, tandis que la fonction éminente de la prudence, c'est de pouvoir porter un sûr discernement dans les choses de ce genre. § 3. C'est absolument comme dans la médecine. Il n'est personne qui ne sache ce qui est sain absolument parlant, et ce qui fait la santé : par exemple, chacun sait l'utilité de l'ellébore, des purgatifs, des amputations, des cautérisations ; personne n'ignore que ce sont là des remèdes fort salutaires et qu'ils rendent la santé. Mais tout en sachant fort bien tout cela, nous ne possédons pas la science médicale; car nous ne savons pas quel est le bon remède dans chaque cas particulier, comme le médecin qui sait à quel malade ce remède est bon, dans quelles dispositions du malade il doit l'administrer, et à quel moment, toutes connaissances qui constituent la vraie science de la médecine. Ainsi donc, tout en sachant d'une manière absolue et générale ce qui est bon pour la santé, nous n'avons pas cependant la science médicale ; et nous ne la portons pas du tout avec nous. § 4. De même aussi, l'homme injuste sait d'une façon générale que la domination, le pouvoir, la richesse sont des biens ; mais il ne sait pas du tout si ce sont des biens réels pour lui, ni dans quel moment ces biens lui conviennent, ni dans quelles dispositions morales il doit être pour que ces biens lui soient profitables. Ce discernement n'appartient qu'à la prudence ; et la prudence n'accompagne pas l'homme injuste. Les biens qu'il convoite et qu'il acquiert par son crime sont des biens absolus, si l'on veut ; mais ce ne sont pas des biens pour lui. La richesse et la puissance sont absolument parlant des biens ; mais ce ne sont pas des biens pour cet homme en particulier, puisque la richesse et le pouvoir dont il sera comblé, ne lui serviront qu'à faire beaucoup de mal à lui et à ses amis, et qu'il ne saura jamais employer comme il le faut la puissance qui tombera dans ses mains. § 5. Une autre question qu'on peut encore se poser, et qui est assez embarrassante, c'est de savoir si l'injustice est ou n'est pas possible contre le méchant. Voici comment. Si l'injustice est un tort qu'on fait à autrui, et si ce tort consiste dans la privation des biens qu'on enlève, il ne paraît pas qu'on puisse faire tort au méchant, puisque les biens qui lui semblent être des biens pour lui, n'en sont véritablement pas. Le pouvoir et la richesse ne peuvent que nuire au méchant, qui ne saura jamais en faire un convenable usage. Si donc cette possession est un dommage pour lui, on ne fait pas une injustice en les lui ôtant. § 6. Ce raisonnement paraîtra sans doute à la plupart des esprits un pur paradoxe ; car tout le monde se croit fort capable d'user du pouvoir, de la domination, de la richesse ; mais c'est une supposition bien gratuite et bien fausse. § 7. Le législateur lui-même est tout à fait de cet avis ; il se garde bien de confier le pouvoir à tous les citoyens sans distinction. Loin de là ; il détermine avec soin l'âge et la fortune que chacun doit avoir pour prendre part au gouvernement. C'est évidemment que le législateur ne pense pas que tout le monde indistinctement puisse commander ; et si quelqu'un se révolte de ce qu'il est sans autorité, et qu'on ne lui permet pas de gouverner : « Vous n'avez rien dans l'âme, lui peut-on dire, de ce qu'il faut pour commander et pour gouverner les autres. » § 8. En ce qui regarde le corps, nous pouvons observer que, pour se bien porter, il ne suffit pas de prendre uniquement des choses absolument bonnes ; mais si l'on veut guérir une santé mauvaise, il fait suivre un régime, et réduire d'abord à une très petite quantité et l'eau qu'on boit et les aliments qu'on prend, Or, comment à une âme mauvaise ne devrait-on pas, pour l'empêcher de faire le mal, lui tout refuser, autorité, richesse, pouvoir, et toutes les ressources de ce genre, avec d'autant plus de sollicitude que l'âme est cent fois plus mobile et plus changeante que le corps ? Car, de même que celui dont le corps est malade doit se soumettre, pour guérir, au régime que j'indiquais tout à l'heure, de même celui dont l'âme est malade deviendra peut-être capable de se bien conduire, s'il ne possède plus rien de tout ce qui le pervertit. § 9. Un problème qu'on peut encore se poser, c'est le suivant. Dans les cas où l'on ne peut faire tout à la fois des actions justes et courageuses, lesquelles doit-on préférer ? Pour les vertus naturelles, nous avons dit qu'il suffisait de l'instinct qui pousse l'homme vers le bien, sans même l'intervention de la raison. Mais là où le choix volontaire et libre est possible, il est toujours dans la raison, et dans cette partie de l'âme qui possède la raison. Par conséquent, on pourra choisir et se décider librement en même temps qu'on sera poussé par l'instinct ; et ce sera dès lors la vertu parfaite, qui, comme nous l'avons dit, est toujours accompagnée de la réflexion et de la prudence. § 10. Si la vertu parfaite n'est pas possible sans l'instinct naturel du bien, il ne se peut pas davantage qu'une vertu soit contraire à une vertu. Naturellement la vertu se soumet à la raison ; et elle agit comme celle-ci le lui ordonne, de telle sorte que la vertu penche d'elle-même du côté où la raison la conduit ; car c'est la raison qui choisit toujours le meilleur parti. Les autres vertus ne sont pas possibles sans la prudence, pas plus que la prudence n'est complète sans les autres vertus. § 11. Mais toutes les vertus se prêtent dans leur action un mutuel secours; et elles sont toutes les compagnes et les suivantes de la prudence. § 12. Une question qui n'est pas moins délicate que les précédentes, c'est de savoir s'il en est des vertus comme des autres biens extérieurs et corporels. Quand ces biens sont par trop abondants, ils corrompent les hommes par leur excès ; et c'est ainsi que la richesse excessive rend les gens dédaigneux et durs; et les autres biens de cet ordre, pouvoir, honneurs, beauté, force, ne corrompent pas moins que la richesse. § 13. En serait-il donc ainsi de la vertu ? Et si la justice ou la bravoure se trouvaient à l'excès dans le coeur d'un homme, cet homme en serait-il plus mauvais ? Non sans doute, il ne le serait point. Mais, ajoute-t-on, c'est de la vertu que vient la gloire ; et la gloire poussée à l'excès rend les hommes plus mauvais et les corrompt. Donc évidemment aussi, la vertu, venant à s'accroître et à grandir, pervertira les hommes; et puisque l'on accorde que la vertu est la cause de la gloire, il faut convenir par suite que la vertu en s'accroissant corrompra les hommes tout autant qu'elle. § 14. Mais ceci n'est-il pas évidemment contraire à la vérité ? Si la vertu produit tant d'autres effets admirables, comme elle en produit réellement, le plus certain sans contredit, c'est qu'à tous ceux qui possèdent ces biens extérieurs et les biens analogues qui peuvent leur survenir, elle en assure un judicieux usage. L'homme de bien qui ne saurait pas employer comme il faut les honneurs ou le pouvoir considérables qui viendraient à lui échoir, cesserait par cela même d'être homme de bien. Ainsi donc, ni les honneurs ni le pouvoir ne pourront corrompre l'homme vertueux, non plus que la vertu elle-même. § 15. En résumé, puisque nous avons démontré, au début de cette étude, que les vertus sont des milieux, il s'ensuit que plus la vertu est grande, plus elle est un milieu ; et que la vertu en s'accroissant, loin de rendre les hommes plus mauvais; devra tout au contraire les rendre meilleurs ; car le milieu dont nous parlons est le milieu entre l'excès et le défaut dans les passions qui agitent le coeur de l'homme. Mais arrêtons-nous ici sur ce sujet. [2,6] CHAPITRE VI. § 1. Après tout ce qui précède, il faut nécessairement commencer une nouvelle étude et traiter de la tempérance et de l'intempérance; mais comme cette vertu et ce vice ont quelque chose d'assez étrange, il ne faudra pas s'étonner, si les théories, à l'aide desquelles on les explique, semblent étranges également. § 2. La vertu de la tempérance ne ressemble à aucune autre. Pour toutes les autres vertus, la raison et les passions poussent dans le même sens et ne se contredisent point. Pour la tempérance, au contraire, la raison et les passions sont directement opposées entr'elles. § 3. Dans l'âme, les trois qualités qui peuvent nous faire appeler méchants, ce sont le vice, l'intempérance et la brutalité. Plus haut, nous avons expliqué ce que sont le vice et la vertu, en quoi ils consistent ; maintenant il nous reste à parler de l'intempérance et de la brutalité. [2,7] CHAPITRE VII. § 1. La brutalité est en quelque sorte le vice poussé au dernier excès ; et quand nous voyons un homme absolument dépravé, nous disons que ce n'est plus un homme mais une brute, la brutalité nous représentant un des degrés du vice. § 2. La vertu opposée à cette odieuse qualité n'a pas de nom spécial ; mais quelle qu'elle soit, on peut dire qu'elle dépasse l'homme et qu'elle est la vertu des héros et des Dieux. Cette vertu est restée sans nom, parce que la vertu ne peut pas s'appliquer à Dieu ; Dieu est au-dessus de la vertu et ne se règle pas sur elle ; car autrement la vertu serait supérieure à Dieu. § 3. Voilà comment la vertu opposée à la brutalité ne peut pas avoir de nom particulier, et comment cette vertu est divine et dépasse les forces de l'homme ; et de même que la brutalité est un vice qui, en un sens, dépasse l'homme, de même aussi la vertu qui est opposée à cette dégradation, ne le dépasse pas moins. [2,8] CHAPITRE VIII. § 1. Pour bien expliquer la tempérance et l'intempérance, nous devons d'abord exposer les discussions dont elles ont été l'objet, et les théories qu'elles ont suscitées, et dont quelques-unes sont contraires aux faits. En étudiant les questions qu'on a soulevées et en les contrôlant nous-mêmes, nous arriverons autant que possible à découvrir la vérité dans ces matières ; et cette méthode est celle qui peut le plus aisément nous y conduire. § 2. Le vieux Socrate allait jusqu'à supprimer entièrement et à nier l'intempérance, en soutenant que personne ne fait le mal en connaissance de cause. Mais l'intempérant, qui ne sait pas se maîtriser, semble bien faire le mal tout en sachant que c'est du mal, emporté comme il l'est par la passion qui le domine. Par suite de ce système, Socrate était amené à croire qu'il n'y a pas d'intempérance. Mais c'était une erreur. § 3. Il est absurde de s'en rapporter à un tel raisonnement et de nier un fait qui est de toute certitude. Oui ; il y a des hommes intempérants ; et ils savent fort bien, tout en agissant comme ils font, qu'ils font mal. § 4. Puis donc que l'intempérance est réelle, je demande si l'intempérant a une science d'une certaine espèce, qui lui fait voir et rechercher les mauvaises actions qu'il commet. Mais d'un autre côté, il semblerait absurde que ce qu'il y a en nous de plus puissant et de plus ferme fût dominé et vaincu par quelqu'autre chose. Or, de tout ce qui est en nous, la science est sans contredit ce qui est le plus stable et le plus fort ; et cette remarque tend à prouver que l'intempérant n'a pas la science de ce qu'il fait. § 5. S'il n'en a pas la science précise, en a-t-il du moins l'opinion, le soupçon? Mais si l'intempérant n'a qu'un simple soupçon de ce qu'il fait, alors il cesse d'être blâmable. S'il fait quelque chose de mal sans savoir précisément que c'est mal, et en ne faisant que le supposer d'une opinion incertaine, on peut lui pardonner de se laisser aller au plaisir, puisqu'il commet le mal en ne sachant pas bien que c'est du mal, et en ne faisant que le présumer. On ne blâme pas ceux qu'on excuse ; et par suite, puisque l'intempérant n'a qu'un vague soupçon, il n'est pas blâmable. Mais de fait, cependant il est digne de blâme. § 6. Tous ces raisonnements ne font qu'embarrasser. Les uns, en niant que l'intempérant ait la science de ce qu'il fait, ne font que mener à une conclusion absurde; les autres, en soutenant qu'il n'en a pas même une vague opinion, nous ont menés à une obscurité non moins choquante. § 7. Mais voici d'autres questions que l'on pourrait soulever également. L'homme qui sait être sage, pourrait aussi être tempérant; et alors je demande : Y a-t-il quelque chose qui puisse causer au sage de violents désirs? S'il est tempérant et s'il se domine, comme on le dit, il faudra dès lors qu'il éprouve des passions violentes ; car on ne saurait appeler tempérant un homme qui ne maîtrise que des passions modérées. Si donc il n'a point des passions vives, il n'est plus sage ; car il n'y a pas de sagesse du moment qu'il n'y a plus de désirs ni d'émotions. § 8. Mais cette explication même présente des difficultés nouvelles ; et ce raisonnement tend à conclure que quelquefois l'intempérant est digne de louange, et le tempérant digne de blâme. Soit en effet, peut-on dire, quelqu'un qui se trompe dans son raisonnement, et qui, en raisonnant, trouve que le bien est le mal, la passion le conduisant d'ailleurs vers le bien. La raison ne lui permettra pas de faire ce qu'il prend pour le mal. Mais se laissant guider par la passion, il le fera ; car agir suivant la passion, c'est le caractère propre de l'intempérant, comme nous l'avons dit. Il fera donc le bien, parce que sa passion l'y pousse; mais sa raison l'empêchera d'agir, puisque nous supposons qu'il s'éloigne du bien qu'il méconnaît par suite d'un raisonnement. Donc, cet homme sera intempérant ; et cependant, il n'en sera pas moins louable, puisqu'il est louable en tant qu'il fait le bien. Ainsi, ce premier résultat est parfaitement absurde. § 9. Faisons encore cette même hypothèse; et supposons toujours que cet homme s'égare en usant de sa raison, qui lui fait croire que le bien n'est pas le bien, et qu'en même temps sa passion le conduise également à bien faire. Or, la tempérance consiste, tout en ressentant des passions et des désirs, à y résister par raison. Ainsi donc, cet homme qui sera trompé par sa raison, sera empêché de faire ce que sa passion désire ; et par conséquent, il sera empêché de faire le bien, puisque c'est au bien que le conduisait sa passion. Mais celui qui ne sait pas faire le bien dans le cas où il est de son devoir de le faire, est blâmable. Donc, l'homme tempérant sera quelquefois digne de blâme. Cette seconde conséquence est aussi absurde que l'autre. § 10. Une autre question, c'est de rechercher s'il peut y avoir intempérance, et si l'on peut être intempérant, dans l'usage de toutes les espèces de choses et dans la recherche de toutes choses : si on est intempérant, par exemple, en fait de richesse, d'honneur, de colère, de gloire, toutes choses où les hommes semblent se montrer intempérants. Ou bien, l'intempérance ne s'applique-t-elle qu'à un ordre spécial de choses? Voilà bien des questions qui peuvent faire doute ; et il faut nécessairement les résoudre. § 11. D'abord, discutons la question qui concerne la science qu'on refuse à l'intempérant. Ainsi que nous l'avons fait voir, il semble absurde de supposer qu'un homme qui a la science, la perdit tout-à-coup ou la laissât déchoir en lui. § 12. Même raisonnement pour la simple opinion, le vague soupçon ; et il n'y a ici aucune différence entre l'opinion incertaine et la science précise. Du moment, en effet, que la simple opinion, par sa vivacité même, sera devenue solide et inébranlable, elle ne présentera plus la moindre différence avec la science pour ceux qui ont ces opinions, parce qu'ils croiront que les choses sont bien réellement comme leur opinion les leur fait voir. Et il parait qu'Héraclite d'Éphèse avait cette opinion imperturbable dans toutes les croyances qu'il enfantait. § 13. Ainsi, il n'y a rien d'absurde à penser que l'intempérant, soit en ayant la science véritable; soit en ayant la simple opinion, telle que nous la supposons ici, puisse encore faire le mal. C'est que le mot de savoir a un double sens : dans l'un, savoir signifie posséder la science ; et nous disons que quelqu'un sait une chose, quand il possède la science de cette chose ; dans l'autre sens, savoir signifie agir conformément à la science qu'on a. Ainsi, l'intempérant peut fort bien être l'homme qui a la science du bien, mais qui n'agit pas conformément à cette science. § 14. Lors donc qu'il n'agit pas selon cette science, il n'y a rien d'absurde à soutenir qu'il peut faire le mal tout en ayant la science du bien. Pour lui, c'est le cas des gens qui dorment ; ils ont beau avoir la science ; ils n'en font et n'en éprouvent pas moins durant leur sommeil une foule de choses qui répugnent à la science, parce qu'en cet état la science n'agit plus en eux. De même aussi pour l'intempérant : il ressemble on peut dire à l'homme endormi, et il n'agit plus conformément à la science qu'il possède. Telle est la solution de la question qu'on élevait sur ce point ; car on demandait si, à ce moment, l'intempérant perd la science qu'il possède, ou si la science lui fait défaut à ce moment ; et les deux suppositions paraissaient également insoutenables. § 15. Mais voici encore une autre explication qui peut rendre ceci parfaitement évident. Ainsi que nous l'avons dit dans les Analytiques, le syllogisme se forme de deux propositions, dont la première est universelle, et dont la seconde, comprise sous celle-ci, est particulière. Par exemple, je sais guérir tout homme qui a la fièvre; or, cet homme que j'ai sous les yeux, a la fièvre ; donc, je sais aussi guérir cet homme en particulier. Mais il se peut encore que ce que je sais de science universelle et générale, je ne le sache plus de science particulière. § 16. Une erreur peut donc être commise dans ce dernier cas, même par quelqu'un qui a la science; et, par exemple, telle personne sait guérir tout homme qui a la fièvre ; mais cependant elle ne sait pas en particulier que celui-ci a la fièvre. voilà comment, de la même façon, l'intempérant peut commettre une faute, tout en ayant la science de ce qu'il fait; car il se peut, tout aussi bien, que l'intempérant ait cette science générale que telles choses sont mauvaises et nuisibles, sans cependant savoir clairement que telles choses en particulier sont mauvaises on nuisibles pour lui. C'est donc ainsi précisément qu'il se trompera tout en ayant la science ; il possède la science générale et n'a pas la science particulière. § 17. Il n'y a donc ici rien d'absurde à soutenir que l'intempérant fera le mal, tout en ayant la science de ce qu'il fait. Il est à peu près dans le cas de l'ivresse. Les gens ivres, quand leur ivresse les a quittés, redeviennent les mêmes qu'ils étaient auparavant; la raison et la science n'ont pas été détruites en eux, mais elles ont été dominées et vaincues par l'ivresse; et délivrés de leur ivresse, ils reviennent à leur état ordinaire. De même aussi pour l'intempérant; la passion qui le dominait a fait taire la raison ; mais quand la passion a cessé, comme cesse l'ivresse, l'intempérant redevient ce qu'il était avant d'y céder. § 18. Venons maintenant à cet autre raisonnement assez embarrassant, qu'on faisait pour démontrer que parfois l'intempérance pouvait être digne de louange, et la tempérance, digne de blâme. Ce second raisonnement ne vaut pas mieux que le premier. Le tempérant, non plus que l'intempérant, n'est pas celui qu'abuse sa raison ; c'est l'homme qui a la raison droite et saine, et qui juge fort bien par elle ce qui est mauvais et ce qui est bon ; mais qui devient intempérant, quand il désobéit à cette raison, et tempérant, quand il s'y soumet, en ne se laissant pas entraîner par les passions qu'il ressent. D'un homme qui trouve affreux de frapper son père, mais qui s'abstient de le faire, quand par hasard il a ce désir abominable, on ne peut pas dire qu'il sait se dominer, et qu'à ce titre il peut être appelé tempérant. § 19. Mais s'il n'y a dans tous les cas de ce genre que l'on peut supposer, ni tempérance ni intempérance, l'intempérance ne saurait être digne de louange, ni la tempérance digne de blâme, comme on le prétendait. § 20. Il y a des intempérances qui ne sont que maladives ; il y en a d'autres qui sont naturelles : par exemple, c'est un effet de la maladie de ne pas pouvoir se retenir de s'arracher les cheveux et de les ronger. Quand on domine cette étrange fantaisie, on n'est pas louable pour cela, ni blâmable non plus pour ne pas la vaincre; ou du moins, la victoire ou la défaite sont de bien peu d'importance. D'autre part, il y a des emportements qui sont de nature. Ainsi, par exemple, un fils, comparaissant devant le tribunal pour avoir frappé son,père, se défendit en disant aux juges : « Mais, lui aussi, il a frappé son père » . Et il fut absous ; car il sembla aux juges que c'était là un délit naturel qui était dans le sang. Ce qui n'empêche pas que, si quelqu'un, dans un certain cas, a été assez maître de soi pour ne pas frapper son père, il ne mérite pas du tout la louange pour s'être défendu de cette odieuse action. § 21. Mais ce n'est pas de l'intempérance et de la tempérance, considérées sous ces rapports exceptionnels, que nous nous occupons ici ; nous n'étudions que les espèces de tempérance et d'intempérance qui nous rendent absolument dignes, ou de louange, ou de blâme. Parmi les biens, les uns nous sont extérieurs comme la richesse, de pouvoir, les honneurs, les amis, la gloire. Il y en a d'autres qui nous sont nécessaires et qui sont corporels, comme ceux qui se rapportent au toucher et au goût. L'homme qui est intempérant dans les choses de ce dernier ordre est, à ce qu'il me semble, celui qu'on doit, absolument parlant, appeler intempérant. Les fautes qu'il commet se rapportent uniquement au corps; et c'est à ce genre d'excès que se borne l'intempérance que nous prétendons étudier. § 22. On demandait un peu plus haut à quoi s'applique spécialement l'intempérance. Je réponds. On n'est pas, à proprement parler, intempérant en fait d'honneurs; car celui qui n'a que cette intempérance-là est loué assez généralement, et on ne l'appelle qu'un ambitieux. Lorsque nous disons d'un homme qu'il est intempérant dans ces sortes de choses, nous ajoutons d'ordinaire à l'épithète d'intempérant le nom de la chose même ; et ainsi, nous disons qu'il est intempérant en fait d'honneurs, en fait de gloire, en fait dé colère. Mais quand nous voulons désigner l'intempérant. d'une manière absolue, nous n'avons pas besoin d'ajouter l'indication des choses dans lesquelles il l'est, parce qu'on voit de reste quelles sont les choses où il est intempérant, sans qu'on ait à en ajouter la désignation spéciale. L'intempérant, absolument parlant, est intempérant par rapport aux plaisirs et aux souffrances du corps. § 23. Voici une autre preuve encore que c'est à cela bien réellement que s'applique l'intempérance. Puisqu'on accorde que l'intempérant est blâmable, les objets de son intempérance doivent être blâmables aussi. Mais les honneurs, la gloire, le pouvoir, les richesses et toutes les choses analogues, dans lesquelles on peut être appelé intempérant, ne sont pas blâmables par elles-mêmes. Au contraire, les plaisirs du corps le sont; et c'est avec toute raison que celui qui s'y donne au-delà de ce qu'il faut, est appelé, tout à fait à juste titre, un intempérant. § 24. Mais comme de toutes les intempérances, autres que celle des plaisirs du corps, l'intempérance de la colère est la plus blâmable, on peut se demander si l'intempérance de la colère est plus blâmable que celle des voluptés. L'intempérance de la colère est absolument comme l'empressement des esclaves qui mettent trop de zèle à leur service. A peine le maître leur a-t-il dit : « Donne-moi.... » qu'emportés par leur zèle, ils donnent avant d'avoir entendu ce qu'ils doivent donner ; et souvent ils se trompent dans ce qu'ils apportent ; quand on leur demande un livre, ils vous donnent un stylet pour écrire. § 25. L'homme intempérant, en fait de colère, est dans le même cas que ces esclaves. A peine entend-t-il la première parole qui lui apprend le tort qu'on lui a fait, que son coeur se soulève aussitôt d'un désir effréné de vengeance ; et le voilà désormais incapable d'écouter un seul mot, pour savoir s'il fait bien ou mal de s'emporter, ou si du moins il ne s'emporte pas au-delà de toutes les bornes. § 26. Ce penchant à la colère, qu'on peut appeler l'intempérance de colère, ne me parat pas très blâmable. Mais l'intempérance qui abuse du plaisir, l'est, à mon avis, bien davantage. Ce second emportement diffère de l'autre, en ce que la raison y intervient pour empêcher d'agir ; et l'intempérant qui se laisse dominer par le plaisir, n'en agit pas moins contre la raison qui lui parle. Aussi, cette intempérance mérite-t-elle plus de blâme que l'intempérance de colère ; car l'intempérance de colère est une véritable souffrance, puisque jamais on ne peut se mettre en colère sans souffrir, tandis qu'au contraire, l'intempérance, qui vient du désir ou de la passion, est toujours accompagnée de plaisir. C'est là ce qui la rend plus blâmable; car l' intempérance que le plaisir accompagne, parait une sorte d'insolence et de défi à la raison. § 27. La tempérance et la patience sont-elles, ou ne sont elles pas une seule et même vertu ? La tempérance regarde les plaisirs ; et l'homme tempérant est celui qui sait dominer leurs dangereux attraits; la patience, au contraire, ne se rapporte qu'à la douleur ; et celui qui supporte et endure les maux avec résignation, celui-là est patient et ferme. § 28. De même, non plus, l'intempérance et la mollesse ne sont pas la même chose. On a de la mollesse, et l' on est un homme mou, quand on ne sait pas supporter les fatigues, non pas cependant toutes les fatigues indistinctement, mais celles qu'un autre homme, dans le même cas, se croirait dans la nécessité de supporter. L'intempérant est celui qui ne peut supporter lès atteintes du plaisir, et qui se laisse amollir et entraîner par elles. § 29. On peut distinguer encore de l'intempérant ce qu'on appelle le débauché. Le débauché est-il intempérant? Et l'intempérant doit-il se confondre avec le débauché? Le débauché est celui qui croit que ce qu'il fait lui est excellent et fort utile, et qui n'a pas en lui-même une raison capable de s'opposer aux plaisirs qui le séduisent et l'aveuglent. L'intempérant, au contraire, sent en lui la raison qui s'oppose à ses écarts, dans les choses où l'entraîne sa passion funeste. § 30. Quel est des deux celui qui peut le plus aisément guérir, l'intempérant ou le débauché? Ce qui semblerait prouver que c'est l'intempérant qui peut le moins se corriger, et que le débauché est plus guérissable, c'est que celui-ci, s'il avait en lui la raison pour lui apprendre qu'il fait mal, ne le ferait pas, tandis que l'intempérant possède la raison qui l'avertit, et n'en agit pas moins. Par conséquent, il semble tout à fait incorrigible. § 31. A un autre point de vue, quel est le plus mauvais des deux, ou de celui qui n'a rien absolument de bon en lui, ou de celui qui joint à de bonnes qualités les vices que nous signalons? N'est-il pas évident que c'est le débauché, puisque la faculté la plus précieuse qui soit en lui, se trouve profondément viciée ? L'intempérant possède un bien admirable, qui est la raison saine et droite, tandis que le débauché ne l'a pas. § 32. La raison du reste est, on peut dire, le principe des vices de l'un et de l'autre. Dans l'intempérant, le principe, qui est la chose vraiment capitale, est tout ce qu'il doit être et en excellent état; mais dans le débauché, ce principe est altéré ; et en ce sent, le débauché est au-dessous de l'intempérant. § 33. Il en est de ces vices comme du vice que nous avons appelé du nom de brutalité, et qu'il faut considérer, non dans la brute elle-même, mais dans l'homme. Car ce nom de brutalité est réservé à la dernière dégradation du vice. Et pourquoi ne peut-on pas l'étudier dans la brute ? Par cette cause unique, que le mauvais principe n'est pas dans l'animal, puisque c'est la raison seule qui est le principe. Qui a fait le plus de mal au monde, ou d'un lion, ou d'un Denys, d'un Phalaris, d'un Cléarque, ou de tel autre scélérat? N'est-il pas clair que ce sont ces monstres? Le mauvais principe, qui est dans l'être, est de la plus grande importance pour le mal qu'il fait; mais il n'y a pas du tout de principe de ce genre dans l'animal. § 34. C'est donc le principe qui est mauvais dans le débauché ; au moment même où il commet des actes coupables, sa raison, d'accord avec sa passion, lui dit qu'il faut faire ce qu'il fait. C'est que le principe qui est en lui n'est pas sain; et à cet égard, l'intempérant pourrait paraître au-dessus du débauché. § 35. Ou peut du reste distinguer deux espèces d'intempérance. L'une qui entraîne de premier mouvement, sans préméditation, tout instantanée ; et par exemple, lorsque nous voyons une belle femme, aussitôt nous ressentons une impression ; et par suite de cette impression, surgit en nous le désir instinctif de commettre certains actes que peut-être il ne faudrait pas faire. § 36. L'autre espèce d'intempérance n'est en quelque sorte qu'une faiblesse, parce qu'elle est accompagnée de la raison qui nous détourne d'agir. La première espèce ne semblerait même pas très digne de blâme, parce qu'elle peut se produire, même dans les coeurs vertueux, c'est-à-dire dans les gens ardents et bien organisés. Mais l'autre ne se produit que dans les tempéraments froids et mélancoliques ; et ceux-là sont blâmables. § 37. Ajoutons que l'on peut toujours, si l'on se prémunit par la raison, arriver à ne rien ressentir, en se disant que, s'il doit venir une belle femme, il faut se contenir en sa présence. Si l'on sait ainsi prévenir tout danger par la raison, l'intempérant qu'aurait emporté peut-être une impression imprévue, n'éprouvera et ne fera rien de honteux. Mais, lorsque, malgré la raison qui nous apprend qu'il faut s'abstenir, on se laisse amollir et entraîner par le plaisir, on se rend beaucoup plus coupable. L'homme vertueux ne deviendra jamais intempérant de cette façon-là; et la raison même, prenant les devants, n'aura point à le guérir. C'est la raison seule qui est son guide souverain ; mais l'intempérant n'obéit pas à la raison et se livrant tout entier à la volupté, il se laisse amollir, et, l'on peut dire, énerver par elle. § 38. Plus haut, nous nous sommes demandé si le sage est tempérant; c'est une question que nous pouvons maintenant résoudre. Oui, le sage est tempérant aussi ; car l'homme tempérant n'est pas seulement l'homme qui sait par sa raison dompter les passions qu'il ressent ; mais c'est encore celui qui, sans éprouver ces passions, serait capable de les vaincre, si elles venaient à naître en lui. § 39. Le sage est celui qui n'a pas de mauvaises passions, et qui possède en outre la droite raison faite pour les maîtriser. Le tempérant est celui qui ressent de mauvaises passions, et qui sait y appliquer sa droite raison ; par conséquent, le tempérant vient à la suite du sage, et il est sage aussi. Le sage est celui qui ne sent rien ; le tempérant est celui qui sent et qui domine, ou saurait dominer, au besoin, ce qu'il éprouve. Rien de tout cela ne se passe dans le sage, et il ne faudrait pas confondre tout à fait le tempérant avec lui. § 40. Autre question : L'intempérant est-il débauché ? ou le débauché est-il intempérant? Ou bien plutôt, l'un n'est-il pas du tout la conséquence de l'autre ? L' intempérant, avons-nous dit, est celui dont la raison combat les passions ; mais le débauché n'est pas dans ce cas ; et c'est celui qui, tout en faisant le mal, a l'acquiescement de sa raison. Ainsi, le débauché n'est pas du tout comme l'intempérant, ni l'intempérant comme le débauché. § 41. On peut dire encore que le débauché est au-dessous de l'intempérant, en ce que les vices de nature sont plus difficiles à guérir que ceux qui ne viennent que de l'habitude; car toute la force de l'habitude se réduit à faire que les choses deviennent en nous une seconde nature. § 42. Ainsi donc, le débauché est celui qui, par sa propre nature et tel qu'il est, se trouve capable d'être vicieux ; et c'est de cette cause et de cette source unique que vient en lui une raison mauvaise et perverse. Mais l'intempérant n'en est pas là ; ce n'est pas parce qu'il est naturellement mauvais que la raison n'est pas bonne en lui ; car elle serait en lui de toute nécessité mauvaise, s'il était lui-même par sa nature ce qu'est l'homme vicieux. § 43. En un mot, l'intempérant est vicieux par habitude, et le débauché l'est par nature. Mais le débauché est plus difficile à guérir; car une habitude peut être chassée par une autre habitude, tandis que la nature n'est jamais chassée par rien. § 44. Voici une dernière question. Puisque l'intempérant est tel qu'il sait ce qu'il fait, et qu'il n'est pas trompé par sa raison ; et comme d'autre part, l'homme prudent est celui qui envisage chaque chose avec la droite raison, on peut se demander : L'homme prudent peut-il ou ne peut-il pas être intempérant? C'est un doute qu'on peut élever d'après certaines théories ; mais si l'on s'en rapporte à tout ce qui précède, on conclura que l'homme prudent n'est pas intempérant. D'après ce que nous avons dit, l'homme prudent n'est pas seulement l'homme qui est doué d'une raison saine et droite ; il est surtout l'homme qui sait pratiquer et accomplir ce qui semble le meilleur à sa raison éclairée. Si donc l'homme prudent fait les choses les meilleures, évidemment il ne saurait être intempérant. § 45. Mais l'homme habile peut l'être ; car nous avons séparé, dans ce qui précède, la prudence de l'habileté, parce que nous les trouvions fort différentes. Elles s'appliquent l'une et l'autre aux mêmes objets; mais l'une sait agir, et l'autre n'agit pas. Ainsi donc, l'homme habile peut fort bien être intempérant ; car il peut ne point agir dans les choses même où il est habile. Mais l'homme prudent ne sera jamais intempérant. [2,9] CHAPITRE IX. § 1. Pour compléter toutes les théories précédentes, il nous faut traiter du plaisir, puisqu'il s'agit ici du bonheur, et que tout le monde s'accorde à croire que le bonheur est le plaisir, et qu'il consiste à vivre d'une façon qui plaît ; ou du moins que, sans le plaisir, il n'y a pas de bonheur possible. Ceux même qui font la guerre au plaisir, et qui ne veulent pas le compter parmi les biens, reconnaissent du moins que le bonheur consiste à n'avoir pas de peine ; et n'avoir pas de peine, c'est être bien près d'avoir du plaisir. § 2. Il faut donc étudier le plaisir non seulement parce que les autres philosophes croient devoir s'en occuper ; mais aussi parce que c'est en quelque sorte une nécessité pour nous d'en parler. En effet, nous traitons du bonheur; et nous avons défini le bonheur l'acte de la vertu dans une vie parfaite. Mais la vertu se rapporte essentiellement au plaisir et à la douleur ; et par conséquent, il faut nécessairement parler du plaisir, puisqu'il n'y a pas de bonheur sans plaisir. § 3. Rappelons d'abord les arguments de ceux qui ne veulent pas considérer le plaisir comme un bien, ni l'élever à ce rang. Ils disent en premier lieu que le plaisir est une génération, c'est-à-dire, un fait qui devient sans cesse sans être jamais ; qu'une génération est toujours quelque chose d'incomplet, et que le bien véritable ne peut jamais être abaissé au rang de chose incomplète. En second lieu, ils ajoutent qu'il y a des plaisirs mauvais, et que le bien ne saurait jamais être dans le mal. De plus, ils remarquent que le plaisir est dans tous les êtres indistinctement, dans le méchant, comme dans le bon, dans la bête féroce comme dans l'animal domestique ; mais que le bien ne saurait jamais se mêler aux êtres mauvais, et qu'il ne peut pas être commun à tant de créatures différentes. Ils disent encore que le plaisir n'est pas l'objet suprême de l'homme, et que le bien est au contraire son but suprême ; enfin, ils soutiennent que souvent le plaisir empêche d'accomplir le devoir et de faire le bien, et que ce qui empêche de faire le devoir ne saurait être le bien. § 4. Il faut d'abord réfuter la première objection, qui fait du plaisir une simple génération ; et il faut essayer de repousser ce raisonnement, en faisant voir qu'il n'est pas exactement vrai. D'abord en effet, tout plaisir n'est pas une génération. Et ainsi, le plaisir qui vient de la science et de la contemplation intellectuelle, n'est pas du tout une génération, pas plus que celui qui nous vient du sens de l'ouïe ou de l'odorat ; car alors ce n'est pas de la satisfaction du besoin que nous vient le plaisir, comme dans bien d'autres cas ; et, par exemple, dans les plaisirs du manger et du boire, ces derniers plaisirs pouvant venir tout à la fois et du besoin et de l'excès, puisque nous pouvons les goûter, soit en contentant un besoin, soit en compensant un excès antérieur. Dans ces conditions, je le reconnais, le plaisir semble être une sorte de génération. § 5. Mais le besoin et l'excès sont l'un et l'autre une douleur; donc, il y a douleur là où il y a génération du plaisir. Mais pour jouir du plaisir de voir, d'entendre et de goûter, il n'est pas du tout nécessaire qu'il y ait eu une douleur préalable ; car on peut se plaire à voir une chose, à goûter une odeur, sans avoir éprouvé une douleur auparavant. § 6. On peut faire une remarque toute pareille pour la pensée qui contemple les choses; et l'on peut prendre plaisir à la réflexion, sans avoir eu antérieurement une douleur qui précède et provoque ce plaisir. Il y a donc une certaine espèce de plaisir qui n'est pas une génération. Si donc le plaisir, comme le prétendaient les philosophes que nous citions, n'est pas un bien parce qu'il est une génération, et qu'il y ait un plaisir qui ne soit pas une génération, ce plaisir-là pourrait être un bien. § 7. Mais je vais plus loin ; et je soutiens qu'en général il n'y a pas un seul plaisir qui soit une génération. Les plaisirs mêmes du boire et du manger qu'on alléguait tout à l'heure, ne sont pas des générations réelles ; et ceux qui trouvent que ces plaisirs sont des générations, sont dans une complète erreur ; car les philosophes, partisans de cette opinion, croient qu'il suffit que le plaisir vienne à la suite de l'ingestion des aliments pour que ce soit une génération véritable ; mais ceci n'est pas exact. § 8. J'en conviens : il y a dans l'âme une certaine partie qui nous fait éprouver du plaisir, quand nous prenons les choses dont nous ressentons le besoin. Cette partie de l'âme agit alors et est mise en mouvement ; et c'est son mouvement et son acte qui constituent le plaisir que nous éprouvons. Or, parce que cette partie de notre âme agit au même instant qu'on prend les choses destinées à satisfaire le besoin, simplement parce qu'elle agit, les philosophes que nous réfutons en ont conclu que le plaisir est une génération, les aliments qu'on prend étant parfaitement visibles, tandis que la partie de l'âme qui donne le plaisir, ne l'est pas. § 9. C'est absolument comme si l'on pensait que l'homme est un corps, attendu que son corps est matériel et sensible, et que son âme ne l'est pas. Mais certes l'homme est bien aussi une âme. Ceci s'applique également à notre sujet. Il y a dans l'âme une partie spéciale qui nous fait éprouver le plaisir, et qui agit en même temps que nous prenons les choses propres à satisfaire notre besoin. Par conséquent, on doit conclure qu'aucun plaisir n'est génération. § 10. Mais on insiste encore, et l'on dit : « Le plaisir est un retour de la sensibilité de l'être à sa propre nature ; car il y a plaisir pour les êtres quand ils ne sont pas détournés de leur état naturel ; et pour un être, c'est y revenir que de satisfaire quelque besoin de sa nature. » Mais, ainsi que nous venons de le dire, on peut éprouver du plaisir sans ressentir de besoin. Le besoin est toujours une peine ; et nous soutenons qu'on peut avoir du plaisir sans la peine, et avant la peine ; de sorte que le plaisir, selon nous, ne serait pas, comme on le prétend, un apaisement du besoin, un changement du besoin en satisfaction ; car il n' y a pas trace de besoin dans les plaisirs que nous avons cités plus haut. En résumé, si le plaisir paraissait n'être pas un bien, uniquement parce qu'il était une génération, et qu'aucun plaisir ne soit génération, on peut affirmer que le plaisir est un bien. § 11. Mais, dit-on ensuite, tout plaisir n'est pas un bien indistinctement. Voici comment on peut expliquer ceci. Nous avons avancé que le bien pouvait être exprimé dans toutes les catégories : dans celle de la substance, dans celle de la relation, de la quantité, du temps et dans toutes les catégories en général. C'est d'ailleurs une chose de toute évidence, puisque le plaisir accompagne toujours les actes du bien, quels qu'ils soient. Le bien étant dans toutes les catégories, il faut nécessairement que le plaisir soit un bien ; et comme les biens et le plaisir sont dans les catégories, et que le plaisir ne vient que des biens, il s'en suit que tout plaisir est bon. § 12. Mais une conséquence qui ressort de ceci non moins évidemment, c'est que les plaisirs sont de différentes espèces, puisque les catégories, qui renferment le plaisir, sont différentes entre elles. Il n'en est pas du tout des plaisirs comme il en est des sciences : la grammaire, par exemple, ou telle autre. Si Lamprus possède la grammaire, il sera grammairien, par cette seule connaissance de la grammaire, absolument comme l'est toute autre personne qui la possède aussi, puisqu'il n'y a pas deux grammaires différentes, l'une dans Lamprus, et l'autre dans Ilée. Mais il n'en va pas de même pour le plaisir ; et ainsi, le plaisir qui vient de l'ivresse, et celui que procure l'amour, ne sont pas identiques ; et voilà pourquoi les plaisirs semblent de plusieurs espèces différentes. § 13. D'un autre côté, de ce qu'il y a des plaisirs qui sont mauvais, les philosophes dont nous parlions en concluaient que le plaisir n'est pas un bien. Mais cette condition et cette remarque ne sont pas spéciales au plaisir ; elles s'appliquent en outre à la nature tout entière et à la science. La nature ne se fait pas faute d'être parfois mauvaise, comme elle l'est dans les vers, dans les crabes et dans tant d'autres animaux inférieurs ; et cependant, cela ne suffit pas pour qu'on dise de la nature qu'elle est une mauvaise chose. § 14. Tout de même encore, il y a des sciences fort peu relevées : et, par exemple, toutes celles des manoeuvres ; et pourtant la science n' est pas mauvaise pour cela. Tout au contraire la science et la nature sont génériquement bonnes ; car, de même que le mérite d'un statuaire doit être jugé non pas sur les oeuvres qu'il a manquées et où il a mal fait, mais sur les oeuvres où il a réussi, de même, ni la science, ni la nature, ni les choses en général ne doivent être appréciées d'après les mauvais résultats qu'elles produisent, mais d'après les bons. § 15. Comme elles, le plaisir est bon génériquement, bien que nous ne nous cachions pas qu'il y ait des plaisirs mauvais. Les natures des êtres animés sont très diverses ; elles sont bonnes et mauvaises : et, par exemple, celle de l'homme est bonne, celle du loup ou de tel autre animal féroce est mauvaise. De même encore la nature du cheval, de l'homme, de l'âne et du chien sont essentiellement différentes. § 16. Mais si le plaisir est le retour d'un état contre nature à l'état naturel pour un être quelconque, il s'en suit que ce qui plaira le plus à une mauvaise nature sera aussi un mauvais plaisir. L'homme et le cheval n'ont pas le même plaisir, non plus que les autres êtres ; et puisque les natures sont différentes, les plaisirs ne le sont pas moins qu'elles. Le plaisir est un retour, disait-on, et ce retour replace l'être dans sa nature primitive. Par suite, l'état ordinaire d'une mauvaise nature est un état mauvais, de même que l'état ordinaire d'une bonne nature est un bon état. §17. Mais quand on dit que le plaisir n'est pas bon, on fait comme les hommes qui, ne sachant pas au juste ce qu'est le nectar, croient que les Dieux boivent du vin, parce qu'il n'y a pas selon eux de boisson plus agréable que le vin. C'est là un effet de l'ignorance ; et c'est commettre une erreur toute pareille que de soutenir que tous les plaisirs sont des générations, et que le plaisir n'est pas un bien. Comme ils ne connaissent que les plaisirs du corps, et qu'ils voient bien que ces plaisirs sont en effet des générations, et ne sont pas bons, ils en concluent que le plaisir n'est pas bon d'une manière générale. § 18. Mais le plaisir peut avoir lieu, soit dans une nature qui se refait, soit dans une nature toute faite. C'est dans une nature qui se refait, par exemple, quand il résulte de la satisfaction d'un besoin ; c'est dans une nature toute faite et bien assise, quand il résulte des sensations de la vue, de l'ouïe et d'autres sensations analogues. Mais les actes d'une nature régulière et toute faite, sont évidemment supérieurs; car, les, plaisirs, qu'on les prenne dans l'un ou l'autre sens, sont toujours des actes ; et j'en conclus, sans hésitation, que les plaisirs de la vue, ceux de l'ouïe et ceux de l'intelligence sont les meilleurs, puisque les plaisirs du corps ne viennent que de l'assouvissement de nos besoins. § 19. On disait encore que le plaisir n'est pas un bien, attendu que ce qui est dans tous les êtres et commun à tous, ne saurait être un bien. Le plaisir, compris dans ce sens restrictif, pourrait s'appliquer plus justement encore à l'ambitieux et à l'ambition ; car l'ambitieux est celui qui veut tout avoir pour lui seul, et par là surpasser le reste des hommes. Si donc le plaisir est véritablement le bien, il doit être, dans cette théorie, quelque chose d'analogue à l'égoïsme de l'ambitieux. § 20. Mais peut-être, est-ce tout le contraire ; et peut-être le plaisir ne doit-il paraître un bien que parce que tous les êtres au monde le désirent. Dans la nature entière, il n'est pas un être qui ne désire le bien ; et puisque tous désirent aussi le plaisir, il s'ensuit que le plaisir est génériquement bon. § 21. On avançait encore, en un sens opposé, que le plaisir n'est pas un bien, parce qu'il est trop souvent un obstacle. Mais si l'on trouve que le plaisir soit un obstacle, c'est qu'on ne l'a pas assez bien étudié. Le plaisir qui résulte d'une chose qu'on a faite, n'est pas apparemment un obstacle pour faire cette chose. Mais j'avoue qu'un autre plaisir peut être un obstacle ; et que, par exemple, le plaisir qui vient de l'ivresse soit un obstacle qui empêche d'agir. § 22. Mais, à ce point de vue, la science pourrait tout aussi bien être un obstacle à la science; car il n'est pas possible, si l'on a deux sciences, d'agir par toutes deux en un seul et même moment. Mais, pourquoi la science ne serait-elle pas un bien, si elle produit le plaisir spécial qui résulte de la science? Dans ce cas, sera-t-elle un obstacle ? Ou bien, loin d'en être un, ne poussera-t-elle pas toujours à faire davantage? § 23. Le plaisir qui vient de l'action même qu'on fait, nous excite d'autant plus à agir : et, par exemple, il portera l'homme vertueux à faire des actes de vertu, et à les faire avec un charme toujours nouveau. Ne sera-t-il pas même beaucoup plus vif encore au moment de l'acte qui l'accompagne ? Quand on agit avec plaisir, on est vertueux ; et l'on cesse de l'être, si l'on ne fait le bien qu'avec douleur. La douleur ne se rencontre que dans les choses qu'on fait par nécessité ; et si l'on éprouve de la douleur à bien faire, c'est qu'on le fait par une nécessité qui vous y force. Mais, dès qu'on agit par nécessité, il n'y a plus de vertu. § 24. C'est qu'il n'est pas possible de faire des actes de vertu sans éprouver, ou de la peine, ou du plaisir. Il n'y a pas ici de milieu. Et pourquoi? C'est que la vertu suppose toujours un sentiment, une passion quelconque ; et la passion ne peut consister que dans la peine ou le plaisir ; elle ne peut jamais être entre les deux. Ainsi évidemment, la vertu est toujours accompagnée, ou de peine, ou de plaisir. Si donc, je le répète, quand on fait le bien, on le fait avec douleur, on n'est pas vertueux ; et par conséquent, la vertu n'est jamais accompagnée de douleur; et si elle n'est pas accompagnée de douleur, elle l'est toujours de plaisir. § 25. Ainsi donc, loin que le plaisir soit un obstacle à l'action, il est au contraire une incitation à agir ; et d'une manière générale, l'action ne peut se produire sans le plaisir, qui en est la suite et le résultat particulier. § 26. On prétendait en outre que le plaisir n'était jamais produit par la science. Mais, c'est une nouvelle erreur ; car les ouvriers qui préparent les repas, les couronnes de fleurs, les parfums, sont des agents de plaisirs. Il est vrai que les sciences n'ont pas ordinairement le plaisir pour but et pour fin ; mais elles agissent toujours avec le plaisir et jamais sans le plaisir. Et par conséquent, on peut dire que la science aussi produit le plaisir. § 27. On disait encore, dans une autre objection, que le plaisir n'est pas le bien suprême. Mais on peut étendre ce raisonnement ; et grâce à lui, on en arriverait tout aussi bien à supprimer toutes les autres vertus une à une. Ainsi, le courage n'est pas le bien suprême ; est-ce à dire pour cela que le courage n'est pas un bien? Mais n'est-ce pas là une absurdité ? Même réponse pour toutes les autres vertus ; et par conséquent, le plaisir ne cesse pas d'être un bien, parce qu'il n'est pas le bien suprême. § 28. En passant à un autre sujet, on pourrait soulever sur les vertus une question que voici. La raison domine par fois les passions, ainsi que nous l'avons dit pour la tempérance ; parfois aussi, c'est l'ivresse et les passions qui dominent la raison, comme dans le cas de l'intempérance qui ne sait pas se maîtriser. Puis donc que la partie irrationnelle de l'âme, atteinte par le vice, peut l'emporter sur la raison, qui reste d'ailleurs en bon état, et c'est là le cas de l'intempérant, on peut demander si, à son tour, la raison devenue pareillement mauvaise, ne peut pas dominer les passions, qui seront dans tout leur développement régulier, et qui auront leur vertu propre et spéciale. Si l'on admet que ce renversement des choses est possible, il en résultera que l'on peut faire de la vertu un détestable usage. Si l'on n'a, en effet, qu'une raison mauvaise et vicieuse, du moment qu'on usera de la vertu, on en usera mal. Mais, c'est là, ce me semble, une absurdité insoutenable. § 29. Il nous sera bien facile de répondre à cette question, et de la résoudre, d'après les principes que nous avons exposés plus haut sur la vertu. Ainsi, nous avons dit que la vraie condition de la vertu, c'est que la raison bien organisée soit d'accord avec les passions, qui gardent leur vertu spéciale; et que, réciproquement, les passions soient d'accord avec la raison. Dans cette heureuse disposition, la raison et les passions seront en complète harmonie ; la raison commandera toujours ce qu'il y a de mieux à faire ; et les passions, régulièrement organisées, seront toujours prêtes à exécuter, sans la moindre peine, ce que la raison leur ordonne. § 30. Si la raison est vicieuse et mal disposée, et que de leur côté les passions soient ce qu'elles doivent être, il n'y aura pas de vertu, parce qu'il y manquera la raison, et que la véritable vertu se compose de ces deux éléments. Il ne sera donc pas possible d'user mal de la vertu, ainsi qu'on le disait. Absolument parlant, la raison n'est pas, comme d'autres philosophes le prétendent, le principe et le guide de la vertu ; ce sont bien plutôt les passions. Il faut que la nature mette d'abord en nous une sorte de force irrationnelle qui nous pousse au bien, et c'est aussi ce qui est ; puis ensuite, vient la raison qui donne en dernier lieu son suffrage, et qui juge les choses. § 31. C'est bien là ce qu'on peut observer dans les enfants, et dans les êtres qui sont privés de raison. Il y a tout d'abord chez eux les élans instinctifs des passions vers le bien, sans aucune intervention de la raison ; puis, la raison arrive plus tard et donnant son vote approbatif dans le sens des passions, elle pousse l'être à faire définitivement le bien. Mais si l'on part de la raison comme principe pour aller au bien, très souvent les passions, en désaccord avec elle, ne la suivent pas; et même, elles lui sont toutes contraires. J'en conclus donc que la passion régulière et bien organisée est le principe qui nous mène à la vertu plutôt que la raison. [2,10] CHAPITRE X. § 1. La suite naturelle de tout ce qui précède, c'est de parler aussi de la fortune, puisque nous traitons du bonheur. On croit très généralement que la vie heureuse est la vie fortunée, ou du moins qu'il n'y a pas de vie heureuse sans la fortune. Peut-être n'a-t-on pas tout à fait tort ; car, sans les biens extérieurs, dont la fortune dispose souverainement, on ne saurait être complètement heureux. Ainsi, nous ferons bien de parler de la fortune et d'expliquer d'une manière générale ce que c'est que l'homme fortuné, à quelles conditions on est fortuné, et quels sont les biens requis pour l'être. § 2. Au premier coup d'oeil, on pourrait être assez embarrassé pour se décider sur ce sujet en l'abordant. En effet, on ne peut pas dire que la fortune ressemble à la nature; car toujours la nature, pour une chose dont elle est cause, fait cette chose de la même façon ; ou du moins, elle la fait de la même façon dans le plus grand nombre des cas. Tout au contraire, jamais la fortune ne fait les choses de la même manière ; elle les fait sans aucun ordre et comme cela se trouve. Et voilà comment on dit que c'est dans les choses de ce genre que consiste le hasard ou la fortune. La fortune ne peut pas non plus se confondre avec l'intelligence, ni avec la droite raison ; car là encore, la régularité n'éclate pas moins que dans la nature ; les choses y sont éternellement de même ; et la fortune, le hasard ne s'y rencontre point. Aussi, là où il y a le plus de raison et d'intelligence ; là il y a le moins de hasard ; et là où il y a le plus de hasard, là il y a le moins d'intelligence. § 3. Mais la bonne fortune est-elle donc l'effet de la bienveillance ou du soin des Dieux ? Ou bien, n'est-ce pas là encore une idée fausse? Dieu est à nos yeux le dispensateur souverain des biens et des maux, répartis selon qu'on les mérite. Mais la fortune et toutes les choses qui viennent de la fortune, ne sont véritablement réparties qu'au hasard. Si donc nous attribuons à Dieu ce désordre, nous en ferons un très mauvais juge, ou du moins, un juge fort peu équitable ; et c'est là un rôle qui ne convient pas à la majesté divine. § 4. Mais, en dehors des choses que nous venons d'indiquer, on ne saurait où placer la fortune; et par conséquent, elle doit être évidemment l'une quelconque de ces choses. L'intelligence, la raison et la science lui sont, à mon avis, tout à fait étrangères. D'autre part, il n'est pas possible que le soin et là faveur de Dieu soient la source de la prospérité et de la fortune, puisque souvent la fortune appartient tout aussi bien aux méchants, et qu'il est peu probable que Dieu s'occupe des méchants avec tant de sollicitude. § 5. Reste donc la nature, qui doit nous paraître l'origine la plus vraisemblable et la plus simple de la fortune. La prospérité et la fortune consistent dans des choses qui ne dépendent pas de nous, dont nous ne sommes pas les maîtres, et que nous ne pouvons pas faire à notre gré. Aussi, ne dira-t-on jamais de l'homme juste, en tant que juste qu'il est favorisé de la fortune, pas plus qu'on ne le dit de l'homme courageux, ni de quiconque montre de la vertu en quelque genre que ce soit ; car ce sont là des choses qu'il dépend de nous d'avoir ou de n'avoir pas. Mais il est des choses où nous appliquerons plus proprement ce mot de bonne fortune, et nous pourrons dire dé l'homme qui a une naissance illustre, et en général de celui qui reçoit des biens qui ne dépendent pas de lui, que la fortune l'a favorisée § 6. Cependant, ce n'est pas même encore en cela qu'on pourrait dire propre ment qu'il y a faveur de la fortune. Ce mot de fortuné, d'heureux, peut se prendre dans bien des sens ; et, par exemple, celui à qui il est arrivé de faire quelque chose de bien, en faisant tout le contraire de ce qu'il voulait, peut passer pour un homme heureux, pour un homme favorisé de la fortune. On peut encore appeler heureux celui qui, devant selon toute raison subir un dommage, a fait cependant un profit. § 7. Ainsi, il faut entendre que c'est une faveur de la fortune, quand on obtient quelque bien sur lequel on ne pouvait pas raisonnablement compter; ou qu'on n'essuie pas un mal qu'on devait raisonnablement subir. Du reste, ce mot de faveur de la fortune s'appliquera plus spécialement à l'acquisition d'un bien ; car obtenir un bien parait un bonheur en soi, tandis que ne pas éprouver de mal n'est qu'un bonheur indirect et accidentel. § 8. Ainsi donc, la prospérité, la fortune est en quelque sorte une nature privée de raison. L'homme que favorise la fortune est celui qui se porte sans une raison suffisamment éclairée à' la recherche des biens, et les rencontre. Son succès ne peut être attribué qu'à la nature, puisque c'est la nature qui a placé dans notre âme cette force aveugle qui nous porte, sans l'intervention de la raison, vers tout ce qui doit nous faire du bien. § 9. Que si l'on demande à l'homme qui a si bien réussi : « Pourquoi vous a-t-il paru convenable de faire comme vous avez fait ? Je n'en sais rien, répondra-t-il ; c'est que cela m'a convenu comme cela. » Il est absolument comme les gens possédés d'enthousiasme ; ils sont emportés par le sentiment qui les domine, et ils sont poussés, sans être guidés par la raison, à faire ce qu'ils font. § 10. Nous ne pouvons pas du reste donner à la fortune un nom qui lui soit propre et spécial, bien que nous l'appelions souvent une cause. Mais la cause est tout autre chose que le nom qu'on lui donne. En effet, la cause et ce dont elle est cause sont des choses très distinctes ; et l'on peut encore appeler la fortune une cause, indépendamment de cette force toute instinctive qui nous fait acquérir les biens que nous désirons ; par exemple, c'est la cause qui fait qu'on ne subit pas de mal dans un certain cas, ou qu'on reçoit du bien dans un cas où l'on ne devait pas s'y attendre. § 11. Ainsi donc, la fortune, la prospérité ainsi comprise est différente de l'autre, en ce qu'elle semble ne résulter que d'une interversion des choses, et qu'elle est un bonheur indirect et accidentel. Mais si l'on veut encore appeler cela une faveur de la fortune, on ne peut nier toutefois qu'il n'y ait un élément plus spécial de bonheur dans cette autre fortune, où l'individu porte en lui-même le principe de cette force qui lui fait acquérir les biens qu'il souhaite. § 12. En résumé, comme il n'y a pas de bonheur sans les biens extérieurs, et que ces biens-là ne viennent que de la faveur de la fortune, ainsi que nous venons de le dire, il faut reconnaître que la fortune contribue pour sa part au bonheur. voilà ce que nous avions à dire de la fortune et de la prospérité. [2,11] CHAPITRE XI. § 1. Après avoir fait l'analyse de chaque vertu en particulier, il ne nous reste plus qu'à résumer tous ces détails pour présenter le portrait de la vertu dans son ensemble et sa généralité. § 2. Nous ne désapprouvons pas l'expression, composée de deux mots dans la langue grecque, par laquelle on désigne le caractère de l'homme complètement vertueux : l'honnêteté unie à la bonté, la beauté morale ; car on dit d'un homme qu'il est honnête et bon, pour exprimer qu'il est d'une vertu accomplie. Du reste, cette expression générale d'honnête et bon peut s'appliquer à la vertu dans toutes ses nuances, à la justice, au courage, à la sagesse, en un mot, à toutes les vertus sans exception. § 3. Mais, en divisant le mot dans les deux éléments dont il est formé, ; nous disons qu'il y a des choses qui sont spécialement honnêtes, et d'autres qui sont spécialement bonnes et belles. Parmi les choses bonnes, il y en a qui le sont d'une manière absolue, et d'autres qui ne le sont pas absolument. Les choses honnêtes et belles sont, par exemple, les vertus et tous les actes que la vertu inspire. Les choses bonnes, les biens sont le pouvoir, la richesse, la gloire, les honneurs et les autres avantages analogues. Ainsi donc, l'homme honnête et bon est celui pour qui les biens absolus sont les biens qu'il pour suit, et pour qui les choses absolument belles sont les belles choses qu'il tâche de faire. § 4. Voilà l'homme honnête et bon ; voilà la beauté morale. Mais l'homme pour qui les biens absolus ne sont pas des biens, n'est pas honnête et bon ; pas plus que celui-là n'est en santé, pour qui les choses saines, absolument parlant, ne sont pas saines. Si la fortune et le pouvoir, venant à tomber entre les mains d'un homme, ne lui sont que nuisibles, il ne doit pas les désirer ; car il ne doit souhaiter que les biens qui ne peuvent pas lui nuire. § 5. Mais l'homme qui est organisé de telle façon qu'il fait bien de refuser pour lui-même la possession de quelques-uns de ces biens, n'est pas ce que nous appelons honnête et bon. II n'y a de véritablement honnête et bon que celui pour qui tous les vrais biens restent des biens, et qui n'est pas corrompu par eux, comme les hommes le sont trop souvent par la richesse et par le pouvoir. [2,12] CHAPITRE XII. § 1. On a déjà vu plus haut ce que c'est qu'agir conformément aux vertus ; mais cette théorie n'a pas été suffisamment développée. En effet, nous avons dit que c'est se conduire suivant la droite raison; mais il est possible que, ne sachant pas au juste ce qu'on doit entendre par là, on demande ce que c'est que de se conformer à la droite raison, et en quoi consiste la droite raison qu'on recommande. § 2. Agir suivant la droite raison, c'est agir de façon que la partie irrationnelle de l'âme n'empêche pas la partie raisonnable d'accomplir l'acte qui lui est propre; alors l'action qu'on fait est conforme à la droite raison. Nous avons dans notre âme une partie qui est moins bonne, et une autre partie qui est meilleure. Or, le pire est toujours fait en vue du meilleur, comme, dans l'association de l'âme et du corps, le corps est fait pour l'âme; et nous disons que le corps est en bon état quand il n'est pas un obstacle à l'âme, et qu'au contraire il contribue et concourt à lui faire accomplir l'acte qui lui est propre ; car le pire, je le répète, est fait en vue du meilleur ; et il est destiné à agir de concert avec lui. § 3. Lors donc que les passions n'empêchent pas l'intelligence d'accomplir sa fonction spéciale, les choses se passent suivant la droite raison. « Oui, sans doute, cela est vrai, pourrait-on dire. Mais comment doivent être les passions pour ne pas faire obstacle à l'âme ? et dans quel moment sont elles ainsi disposées ? Voilà ce que je ne sais pas. » § 4. J'avoue que la chose n'est pas facile à dire. Mais le rôle du médecin ne va pas non plus au-delà. Quand il ordonne de la tisane à un malade qui a la fièvre, et qu'un disciple lui dit : « Mais comment est-ce que je sentirai qu'un malade a la fièvre ? — Lorsque vous verrez qu'il est pâle, répond-il. Mais comment verrai-je qu'il est pâle ? » — Que le médecin comprenne alors qu'il ne peut pas aller plus loin, et qu'il réponde : « Si vous n'avez pas à part vous le sentiment et la perception de ces choses, je n'y puis rien faire. » § 5. Le même dialogue peut exactement s'appliquer dans une foule de circonstances semblables ; et c'est absolument ainsi qu'on peut acquérir la connaissance des passions ; il faut soi-même contribuer pour sa part à les observer en les sentant. § 6. On peut encore se poser une autre question, et demander aussi : « Mais quand je saurai cela, en effet serai-je heureux ? » C'est là du moins en général ce qu'on croit ; mais c'est une erreur. Il n'y a pas une seule science qui donne non plus à celui qui la possède l'usage et la pratique actuelle et effective de son objet particulier ; elle ne lui donne que la faculté de s'en servir. Ici non plus, savoir ces choses n'en donne pas l'usage, puisque le bonheur, avons-nous dit, est un acte. Cela n'en donne que la simple faculté ; et le bonheur ne consiste pas à connaître de quels éléments le bonheur se compose; il consiste seulement à se servir de ces éléments. § 7. Mais ce n'est pas le but du présent traité d'enseigner l'usage et la pratique de ces choses ; et encore une fois, aucune autre science, pas plus que celle-ci, ne donne l'usage direct des choses ; elle ne donne jamais que la faculté d'en user. [2,13] CHAPITRE XIII. § 1. Par-dessus toutes les théories précédentes, et pour les compléter, il semble nécessaire de parler de l'amitié, et de dire ce qu'elle est, en quoi elle consiste et à quoi elle s'applique. Comme nous voyons qu'on peut la ressentir pendant toute la vie, qu'elle peut subsister en tout temps, et toujours être un bien, il faut la considérer comme une annexe du bonheur. § 2. Nous ferons peut-être mieux d'indiquer d'abord les questions et les recherches dont l'amitié peut être l'objet. Voici une première question : L'amitié n'existe-t-elle qu'entre des êtres semblables, comme cela semble en effet, et comme on le dit souvent ? « Le geai, selon le proverbe, recherche le geai, son pareil !» "Et ce qui se ressemble, un Dieu toujours l'assemble." On cite encore, à propos d'une chienne qui allait toujours dormir sur la même écuelle, la réponse d'Empédocle : « Pourquoi, demandait-on, cette chienne va-t-elle dormir toujours sur son écuelle ? C'est, dit-il, parce que cette chienne a quelque ressemblance de couleur avec son écuelle, » voulant indiquer par là que l'habitude de cet animal ne venait que de la ressemblance. § 3. D'autres soutiennent tout à l'inverse que l'amitié se forme surtout entre les êtres contraires. Ainsi, disent-ils, la terre aime la pluie quand le sol est sec ; et le contraire veut être l'ami de son contraire. L'amitié, ajoute-t-on, ne peut même pas avoir lieu entre les semblables ; car le semblable évidemment n'a pas besoin de son semblable. On fait encore d'autres raisonnements de ce genre, que je passe sous silence. § 4, Autre question : Est-il difficile, ou bien est-il facile de devenir amis ? Les flatteurs qui se familiarisent si vite, ne sont pas des amis; ils n'en ont que l'apparence. § 5. On demande encore si l'homme vertueux peut être ou s'il ne peut pas être l'ami du méchant, l'amitié ne pouvant s'appuyer que sur une solide confiance que le méchant n'inspire jamais. Le méchant peut-il être l'ami du méchant? Ou cette liaison est-elle également impossible ? § 6. Pour bien répondre à ces questions, il est bon de préciser d'abord de quelle amitié nous entendons parler. Ainsi, parfois on s'imagine qu'il peut y avoir amitié, soit pour Dieu, soit même pour les choses inanimées. Mais c'est une erreur. Selon nous, il n'y a de véritable amitié que là où il peut y avoir réciprocité d'affection. Mais l'amitié, l'amour envers Dieu ne peut pas compter sur un retour, et il est absolument impossible qu'il y ait amitié. Ne serait-ce pas le comble de l'absurde de dire qu'on aime Jupiter? § 7. Il ne peut pas davantage y avoir une réciprocité d'amitié de la part des choses inanimées; et si l'on dit qu'on aime aussi certaines choses inanimées, c'est comme on aime le vin, par exemple, ou autre chose du même genre. Ainsi donc, nous n'étudions ici ni l'amitié ou l'amour envers Dieu, ni l'amitié ou l'amour pour les choses inanimées; nous n'étudions que l'amitié pour les êtres animés ; et encore parmi ces êtres, pour ceux qui peuvent payer de retour l'affection qu'on leur montre. § 8. Si l'on voulait pousser plus loin l'analyse, et rechercher quel est le véritable objet de l'amour, nous pouvons dire sur le champ que ce n'est pas autre chose que le bien. Il est vrai que l'objet aimé et l'objet qu'on devrait aimer sont parfois fort différents, tout comme le sont aussi la chose qu'on veut et celle qu'on devrait vouloir. § 9. La chose qu'on veut, c'est d'une manière absolue, le bien ; celle que chacun doit vouloir, c'est ce qui est bon pour lui en particulier. De même également, la chose qu'on aime, c'est le bien absolument parlant ; celle qu'on doit aimer, c'est celle qu'on trouve un bien pour soi personnellement. Par conséquent, l'objet aimé est aussi l'objet qu'on doit aimer ; mais l'objet qu'on doit aimer n'est pas toujours l'objet qu'on aime. § 10. Voilà précisément ce qui soulève la question de savoir si l' homme de bien peut être ou ne peut pas être l'ami du méchant. Le bien individuel est en quelque sorte enchaîné au bien absolu, tout comme l'objet qui doit être aimé est enchaîné à l'objet qu'on aime ; et la suite et la conséquence du bien, c'est l'agréable et l'utile. § 11. Or, l'amitié existe entre les gens de bien, quand ils se rendent une mutuelle affection. Ils s'aiment entre eux, en tant qu'ils sont aimables ; et ils sont aimables, en tant qu'ils sont bons. § 12. Ainsi donc, l'homme de bien, peut-on dire, ne sera pas l'ami du méchant. Pourtant il le sera, parce que l'utile et l'agréable étant les suites du bien, le méchant, s'il est agréable, est ami en tant qu'il est agréable; et s'il est utile, il est également ami en tant qu'utile. § 13. Mais je conviens qu'une amitié de ce genre ne reposera pas sur les vrais motifs qui doivent faire qu'on aime ; il n'y a que le bien qui soit aimable ; et le méchant n'est pas vraiment aimable, quoiqu'il fasse. Mais il n'est aimé que dans le sens où il peut être aimé ; car on est bien loin de l'amitié parfaite, c'est-à-dire de celle qui unit les gens de bien, dans ces amitiés qui ne reposent que sur l'agréable et l'utile. § 14. Ainsi, l'homme qui n'aime qu'en vue de l'agréable, n'aime pas de cette amitié que le bien inspire, pas plus que celui qui n'aime qu'en vue de l'utile. § 15. il faut dire pourtant que ces trois sortes d'amitiés qui s'attachent ou au bien, ou à l'agréable, ou à l'utile, si elles ne sont pas identiques, ne sont pas aussi éloignées qu'on pourrait le croire. Elles dépendent toutes trois en quelque sorte d'un même principe. C'est ainsi que nous disons, en employant un seul et même mot, de la lancette qu'elle est médicale, d'un homme qu'il est médical, de la science qu'elle est médicale. Ces expressions, on le voit, ne se prennent pas toutes de la même façon ; la lancette, en tant qu'elle est un instrument utile à la médecine; est appelée médicale ; l'homme, en tant qu'il rend la santé, peut être appelé médical ou médecin ; et enfin, la science est appelée médicale, parce qu'elle est la cause et le principe de tout le reste. § 16. C'est également ainsi que ces liaisons, toutes différentes qu'elles sont entre elles, sont appelées des amitiés, et celle des bons qui n'est contractée que sous l'influence du bien, et celle qui ne tient qu'à l'agréable, et celle qui ne vise qu'à l'utile. Elles ne sont pas davantage appelées d'un seul nom ; et elles ne sont pas identiquement les mêmes ; seulement, elles s'adressent à peu près aux mêmes choses et viennent des mêmes sources. § 17. Si l'on dit : « Mais celui qui n'est ami qu'en vue de l'agréable, n'est pas vraiment ami de son prétendu ami, puisqu'il n'est pas ami par l'influence seule du bien. » Je réponds : Cet homme s'achemine vers l'amitié des gens de bien, qui se compose à la fois de tous ces éléments, le bon, l'agréable et l'utile. Il n'est pas encore ami suivant cette amitié-là ; il l'est seulement suivant celle du plaisir et de l'intérêt. § 18. Une autre question : L'homme vertueux sera-t-il ou ne sera-t-il pas l'ami de l'homme vertueux ? On répond négativement, parce que, dit-on, le semblable n'a pas besoin de son semblable. Mais cet argument ne concerne que l'amitié par intérêt, l'amitié de l'utile ; ceux qui ne se recherchent que parce qu'ils ont besoin l'un de l'autre, ne sont liés que de l'amitié fondée sur l'utile. § 19. Mais la définition que nous avons donnée de l'amitié par intérêt, est tout autre que celle de l'amitié par vertu ou par plaisir. Les coeurs qui sont unis par la vertu sont bien plus amis que les autres ; car ils ont tous les biens à la fois le bon, l'agréable et l'utile. § 20. Mais, disait-on plus haut, l'homme de bien, s'il est l'ami de l'homme de bien, peut être aussi l'ami du méchant. Oui; en tant que le méchant est agréable, le méchant est son ami. Et l'on ajoutait : le méchant peut être encore l'ami du méchant; oui; en tant que leur utilité réciproque se trouve dans cette liaison, les méchants sont amis entr'eux. On peut voir en effet bien des gens qui sont amis pour leur utilité commune, parce qu'ils ont un même intérêt ; et rien n'empêche qu'un même intérêt ne rapproche des méchants, tout méchants qu'ils sont. § 21. Mais l'amitié la plus solidement établie, la plus durable, la plus belle, est celle qui unit les gens vertueux ; et c'est tout simple qu'il en soit ainsi, puisqu'elle s'applique à la vertu et au bien. La vertu qui enfante cette amitié est inébranlable ; et, par suite, cette noble amitié qu'elle produit, doit être inébranlable comme elle. L'utile au contraire n'est jamais le même ; et voilà pourquoi l'amitié qui se fonde sur l'utile n'est jamais stable, et qu'elle tombe avec l'utilité qui l'a fait naître. § 22. J'en pourrais dire autant de l'amitié que forme le plaisir. Ainsi, l'amitié qui unit les plus nobles coeurs, est celle qui se forme par la vertu ; l'amitié du vulgaire ne vient que de l'intérêt ; enfin celle du plaisir est l'amitié des gens grossiers et méprisables. § 23. Il arrive parfois qu'on s'indigne, et qu'on s'étonne de rencontrer de mauvais amis. Pourtant il n'y a rien là qui doive révolter la raison. Quand l'amitié n'a pour principe que le plaisir ou l'utile, qui la forme, dès que ces motifs viennent à disparaître, l'amitié ne doit pas leur survivre. § 24. Souvent, l'amitié demeure malgré ces déceptions ; mais l'ami s'est mal conduit, et l'on s'emporte contre lui. Sa conduite cependant n'est pas aussi déraisonnable qu'on la suppose ; ce n'était pas par vertu que vous vous étiez lié avec lui; rien d'étonnant dès lors qu'il fasse des choses qui ne sont pas conformes à la vertu. L'indignation qu'on ressent n'est donc pas justifiée; et tout en ne contractant au fond qu'une amitié de plaisir, on s'imagine bien à tort qu'on devrait avoir l'amitié de vertu. C'est tout simplement impossible ; car l'amitié du plaisir ou de l'intérêt s'inquiète assez peu de la vertu. On s'est lié par plaisir, et l'on cherche la vertu ; on se trompe. § 25. La vertu ne suit ni le plaisir ni l'intérêt, tandis que l'un et l'autre suivent la vertu. On est dans une grave erreur si l'on ne croit pas que les gens de bien se soient mutuellement très agréables. Les méchants, comme le dit Euripide, se plaisent bien les uns aux autres : « Et le méchant toujours recherche le méchant, » Mais encore une fois, la vertu ne suit pas le plaisir ; c'est le plaisir au contraire qui suit la vertu. § 26. Le plaisir est-il, ou n'est-il pas un élément nécessaire, outre la vertu, dans l'amitié des gens de bien ? Ce serait une absurdité de prétendre qu'il ne faut pas qu'il y ait du plaisir dans ces liaisons . Si vous ôtez aux gens de bien cet avantage de se plaire et d'être agréables les uns aux autres, ils seront forcés de chercher d'autres amis qui leur soient agréables pour se lier et vivre avec eux ; car pour l'intimité de la vie commune, il n'y a rien de si essentiel que de se plaire mutuellement. § 27. Il serait donc absurde de croire que les bons ne sont pas capables, plus que personne, de vivre intimement ensemble ; et comme on ne le peut sans y trouver du plaisir, il faut en conclure, à ce qu'il semble, que les gens de bien, plus que qui que ce soit, sont agréables les uns aux autres. § 28. On a vu que les amitiés se divisent en trois espèces, et l'on a élevé la question de savoir si, pour chacune d'elles, l'amitié consiste dans l'égalité ou dans l'inégalité. A notre avis, elle peut consister dans l'une et l'autre à la fois. Ainsi, l'amitié des bons ou l'amitié parfaite se produit par la ressemblance; l'amitié de l'intérêt repose sur la dissemblance au contraire ; le pauvre est l'ami du riche parce qu'il a besoin des biens dont le riche abonde ; et le méchant devient l'ami du bon par le même motif; comme il manque de vertu, il se fait l'ami de l'homme auprès de qui il espère en trouver. §. 29. Ainsi, l'amitié par intérêt se produit entre des êtres dissemblables ; et l'on pourrait appliquer à ceci le vers d'Euripide : « La terre aime la pluie, alors que tout est sec ; » et l'on dirait que l'amitié fondée sur l'intérêt se produit entre des êtres contraires, précisément à cause de leur dissemblance même. § 30. Car si l'on veut prendre pour exemple les choses les plus opposées, l'eau et le feu, on peut dire qu'elles sont utiles l'une à l'autre. Le feu, à ce qu'on prétend, périt et s'éteint, s'il n'a pas l'humidité qui lui prépare en quelque sorte sa nourriture ; mais en une quantité telle cependant qu'il puisse l'absorber. Si l'on vient à donner la prédominance à l'humidité, elle fait périr le feu, tandis que, si elle est en quantité convenable, elle lui sert en l'entretenant. Il est donc évident que, même entre les êtres les plus contraires, l'amitié peut se former par l'utilité dont ils sont les uns aux autres. § 31. Toutes les amitiés, qu'elles naissent d'ailleurs de l'égalité ou de l'inégalité, peuvent se ramener aux trois espèces qu'on a indiquées. Mais dans toutes ces liaisons, le désaccord peut survenir entre les amis, s'ils ne sont pas égaux dans l'affection qu'ils se portent, dans les services qu'ils se rendent, dans leur dévouement mutuel ou sous tels autres rapports analogues. Lorsque l'un des deux fait les choses avec ardeur, et que l'autre ne les fait qu'avec négligence, les reproches et les accusations s'élèvent contre ce défaut de soins et cet oubli. § 32. Cependant ce n'est pas dans les unions où l'amitié a de part et d'autre le même but, je veux dire celles où les deux amis se sont liés également ou par intérêt, ou par plaisir, ou par vertu, que ce manque d'affection de la part de l'un des deux se laisse clairement apercevoir. Si vous me faites moins de bien que je ne vous en fais moi-même, je n'hésite pas à penser que je dois redoubler d'affection pour vous afin de vous toucher. § 33. Mais les dissensions sont plus fréquentes et plus sensibles dans l'amitié où les amis ne se sont pas liés par les mêmes motifs ; car dans ce cas, on n'aperçoit pas très clairement de quel côté vient le tort. Si, par exemple, l'un s'est lié par plaisir, et l'autre par intérêt, il peut y avoir grand embarras à discerner le coupable. Celui des deux qui dans la liaison visait de préférence à l'utile, ne pense pas que le plaisir qu'on lui donne soit l'équivalent de l'utile qu'il recherche; et de son côté, celui qui donnait la préférence au plaisir, ne pense pas recevoir un prix suffisant du plaisir qu'il aime, dans les services qu'on lui rend. Et voilà pourquoi les mésintelligences se produisent dans les amitiés de ce genre. § 34. Quant aux liaisons formées dans l'inégalité, ceux qui l'emportent par leurs richesses ou par tel autre avantage analogue, s'imaginent qu'ils n'ont point à aimer eux-mêmes, mais qu'ils doivent être aimés au contraire par leurs amis plus pauvres qu'eux. § 35. Pourtant aimer vaut mieux qu'être aimé ; car aimer est un acte de plaisir et un bien, tandis que l'on a beau être aimé, il n'en résulte aucun acte de la part de l'être aimé. § 36. C'est encore ainsi qu'il vaut mieux connaître que d'être connu ; être connu, être aimé peut appartenir tout aussi bien aux êtres inanimés, tandis que connaître et aimer appartient aux êtres animés exclusivement. § 37. Faire du bien vaut mieux encore que n'en pas faire ; or, celui qui aime fait du bien en tant qu'il aime ; celui qui est aimé, en tant qu'il est aimé, n'en fait aucun. § 38. En général, les hommes, par une sorte d'ambition, veulent plutôt être aimés qu'aimer eux-mêmes ; parce que c'est en quelque façon une situation supérieure que d'être aimé. Toujours celui qui est aimé, l'emporte sur l'autre, soit par le plaisir qu'il procure, soit par sa richesse, soit par sa vertu ; et l'ambitieux ne désire que la supériorité. § 39. Or, ceux qui se sentent cette supériorité pensent qu'ils ne doivent pas aimer eux-mêmes ; ils trouvent qu'ils payent de reste, du côté où ils sont supérieurs, ceux qui les aiment; et comme ceux-ci leur sont encore inférieurs, les autres supposent qu'ils doivent en être aimés et non pas les aimer eux-mêmes. Au contraire, celui qui a besoin et manque ou de fortune, ou de plaisir, ou de vertu, admire celui qui l'emporte sur lui par tous ces avantages ; et il l'aime pour les choses qu'il en obtient, ou qu'il espère en obtenir. § 40. On peut dire encore que toutes ces amitiés naissent de la sympathie, en ce sens qu'on ressent de la bienveillance pour quelqu'un et qu'on lui veut du bien. Mais l'amitié qui se forme ainsi ne renferme pas toujours toutes les conditions requises ; et souvent, tout en voulant du bien à quelqu'un, on veut cependant vivre avec un autre que lui. § 41. Sont-ce là du reste les affections et les sentiments de l'amitié ordinaire ? Ou bien sont-ils réservés à cette amitié complète qui ne se fonde que sur la vertu? Toutes les conditions se trouvent réunies dans cette noble amitié. D'abord, on ne peut pas désirer vivre avec un autre ami que celui-là, puisque l'utile, l'agréable, et la vertu se trouvent rassemblés dans l'honnête homme. Mais en outre, nous lui voulons du bien plus particulièrement qu'à qui que ce soit, et nous désirons vivre et vivre heureux avec lui plus qu'avec tout autre homme au monde. § 42. Une question qu'on peut soulever à propos de celle-ci, c'est de savoir s'il est possible ou s'il n'est pas possible qu'on ait de l'amitié pour soi-même. Nous la laisserons de côté pour le moment, mais nous y reviendrons plus tard. Nous voulons tout pour nous ; et d'abord, nous voulons vivre avec nous-mêmes, ce qui est, on peut dire, une nécessité de notre nature ; et nous ne pouvons souhaiter plus vivement à personne le bonheur, la vie, le succès. § 43. D'autre part, c'est surtout avec nos propres souffrances que nous sympathisons. Le moindre choc, le moindre accident de ce genre nous arrache aussitôt des cris de douleur. Tous ces motifs pourraient nous donner à croire que l'on peut avoir de l'amitié pour soi-même. § 44. Du reste, toutes ces expressions de sympathie, de bienveillance et autres du même genre, n'ont de sens que si on les rapporte, soit à l'amitié que nous ressentons pour nous-mêmes, soit à l'amitié parfaite ; car tous ces caractères se retrouvent également dans les deux. Vivre ensemble, se souhaiter une longue existence et une existence heureuse, ce sont là des sentiments qu'on peut reconnaître également de l'un et de l'autre côté. § 45. On pourrait croire aussi que l'amitié doit se trouver partout où se trouve le droit et la justice, et qu'autant il y a d'espèces de justice et de droits, autant il doit y avoir d'espèces d'amitiés. Ainsi, il y a une justice et un droit de l'étranger au citoyen qui en fait son hôte, de l'esclave au maître, du citoyen au citoyen, du fils au père, de la femme au mari ; et toutes les autres associations ou amitiés qu'on peut imaginer, se réduisent au fond à celles qu'on vient de citer. § 46. Ajoutons que la plus solide des amitiés est peut-être celle que contractent les hôtes, parce qu'il ne peut pas y avoir entre eux de but commun qui provoque des rivalités, comme il peut en exister entre les citoyens ; car lorsqu'on lutte les uns contre les autres pour savoir à qui restera la supériorité, il est impossible de demeurer longtemps amis. § 47. Maintenant, nous pouvons reprendre la question de savoir si c'est possible ou non d'avoir de l'amitié pour soi-même. Évidemment, ainsi que nous l'avons dit un peu plus haut, l'amitié se reconnaît dans les actes de détails dont l'ensemble la compose ; or, c'est surtout pour nous-mêmes que nous pouvons l'exercer dans les détails les plus minutieux. C'est surtout à nous que nous pouvons vouloir du bien, souhaiter une longue vie, une vie heureuse ; c'est encore pour nous que nous sommes surtout sympathiques ; c'est surtout avec nous que nous voulons vivre. Par conséquent, si l'amitié se reconnaît à tous ces signes, et si nous voulons en effet pour nous toutes ces conditions particulières de l'amitié, on en doit conclure évidemment qu'il est possible d'avoir de l'amitié pour soi-même, tout comme nous avons dit qu'il est possible d'avoir de l'injustice envers soi. § 48. Mais comme dans l'injustice il y a toujours deux individus différents, l'un qui la commet et l'autre qui la souffre, et que soi-même on est nécessairement toujours un, il semblait, par cela seul, qu'il ne pourrait pas y avoir d'injustice de soi envers soi-même. Il y en a cependant, ainsi que nous l'avons fait voir en analysant les diverses parties de l'âme ; et nous avons démontré que l'injustice envers soi-même peut avoir lieu, quand les parties différentes de l'âme ne sont pas d'accord entre elles. § 49. Une explication analogue pourrait s'appliquer à l'amitié envers soi-même. En effet, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, quand nous voulons exprimer d'un de nos amis qu'il est notre ami intime, nous disons : « Mon âme et la sienne ne font qu'un. » Puis donc que l'âme a plusieurs parties, elle ne sera une que quand la raison et les passions qui la remplissent seront entre elles dans un accord complet. Grâce à cette harmonie, l'âme sera une réellement ; et c'est quand l'âme sera parvenue à cette profonde unité qu'il pourra y avoir amitié pour soi-même. § 50. C'est là du moins ce que sera l'amitié pour soi-même dans le coeur de l'homme vertueux; car c'est en lui seulement que les parties diverses de l'âme sont bien d'accord, en ce qu'elles ne se divisent pas, tandis que le méchant n'est jamais son propre ami et qu'il se combat lui-même sans cesse. Ainsi, l'intempérant, quand il a fait quelque faute par l'entraînement du plaisir, ne tarde pas à s'en repentir et à se maudire lui-même. Tous les autres. vices troublent également le coeur du méchant ; et il est toujours son premier adversaire et son propre ennemi. [2,14] CHAPITRE XIV. § 1. Il est fort possible que l'amitié existe dans l'égalité aussi bien que dans l'inégalité; et je veux dire, par exemple, cette liaison où deux compagnons d'âge sont égaux parle nombre et la valeur des biens qu'ils présentent. L'un ne mérite pas d'avoir plus que l'autre, ni par le nombre des avantages, ni par leur importance, ni par leur grandeur ; leur part doit être parfaitement égale; et les camarades veulent toujours être égaux de quelque façon entr'eux. § 2. Mais c'est une amitié, une liaison dans l'inégalité, que celle qui unit le père au fils, le souverain au sujet, le supérieur à l'inférieur, le mari à la femme, et en général celle de tous les êtres entre qui il existe un rapport de supérieur à subordonné. § 3. Du reste, cette amitié dans l'inégalité est alors tout à fait conforme à la raison. Jamais, si l'on a quelque bien à partager, on n'en donnera une part égale et au meilleur et au pire; on en donnera toujours davantage à l'être supérieur. C'est là ce qu'on nomme l'égalité de rapport, l'égalité proportionnelle ; car l'inférieur, en recevant une part moins bonne, est égal, on peut dire, au supérieur qui en reçoit une meilleure que lui. § 4. De toutes les espèces d'amitiés ou d'amours, dont on a parlé jusqu'ici, la plus tendre est celle qui résulte des liens du sang et particulièrement l'amour du père au fils. Mais pourquoi le père aime-t-il le fils plus que le fils n'aime le père ? Est-ce par hasard, comme on l'a dit non sans raison aux yeux du vulgaire, parce que le père a rendu en quelque sorte service à son fils, et que le fils lui doit de la reconnaissance pour les bienfaits qu'il en a reçus? § 5. L'explication de cette différence d'affection pourrait bien se trouver dans ce que nous avons dit de l'amitié par intérêt ; et ce qui se passe, d'après nous, dans les sciences, pourrait fort bien se reproduire ici. § 6. Je veux dire, par exemple, qu'il y a des sciences où c'est une seule et même chose que la fin et l'acte, et qu'il n'y a pas de fin en dehors de l'acte lui-même. Ainsi, pour le joueur de flûte, l'acte et la fin sont identiques ; car jouer de la flûte est tout à la fois pour lui l'acte qu'il fait, et la fin qu'il se propose. Mais il n'en est pas de même pour la science de l'architecte ; et la fin y diffère de l'acte. § 7. Pareillement, l'amitié n'est qu'une sorte d'acte ; pour elle, il n'y a pas de fin autre que l'acte lui-même d'aimer ; et l'amitié n'est que cette fin-là précisément. Le père agit donc en quelque manière davantage en fait d'amour, parce que le fils est son oeuvre. C'est d'ailleurs ce qu'on peut observer dans une foule d'autres choses ; on est toujours fort bienveillant pour l'ouvrage que l'on a fait soi-même. § 8. Le père aussi est, on peut dire, bienveillant envers son fils qui est son oeuvre ; il est animé, dans sa tendresse, tout à la fois par le souvenir et par l'espérance; et voilà pourquoi le père aime plus son fils que le fils n'aime son père. § 9. Il faut encore pour toutes les autres amitiés qu'on décore de ce nom et qui semblent le mériter, examiner si elles sont de véritables amitiés; et, par exemple, si la bienveillance, qui semble être aussi de l'amitié, en est bien une. § 10. Absolument parlant, la bienveillance pourrait ne pas paraître de l'amitié. Souvent, il nous suffit d'avoir vu quelqu'un, ou d'avoir entendu raconter quelque bien de lui, pour devenir bienveillant à son égard. Sommes-nous par cela seul, ou ne sommes-nous pas ses amis ? On ne peut pas dire, si l'on éprouvait de la bienveillance pour Darius, qui est chez les Perses, ce qui peut fort bien être, qu'on aurait par cela seul et du même coup de l'amitié pour Darius. § 11. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la bienveillance parfois peut sembler le commencement de l'amitié. La bienveillance peut devenir de l'amitié véritable, si l'on a de plus la volonté de faire tout le bien qu'on pourra, dans l'occasion, à celui qui inspire cette bienveillance spontanée. La bienveillance vient du coeur et s'adresse au coeur d'un être moral. On ne dira jamais qu'on est bienveillant pour le vin ou pour toute autre chose inanimée, toute bonne, toute agréable qu'elle peut être. Mais on a de la bienveillance pour quelqu'un, parce qu'on lui reconnaît un coeur honnête. § 12. Comme la bienveillance n'est pas sans quelque amitié et qu'elle s'applique au même être, c'est ce qui fait qu'on la prend souvent pour de l'amitié réelle. § 13. La concorde, l'accord des sentiments se rapproche beaucoup de l'amitié, si l'on prend ce mot de concorde dans son vrai sens. Par ce qu'on admet les mêmes hypothèses qu'Empédocle, et que l'on croit des éléments de la nature ce qu'il en croit lui-même, peut-on dire pour cela qu'il y ait concorde entre vous et Empédocle ? Et de même pour toute autre supposition de ce genre. § 14. D'abord, il n'y a pas concorde dans les choses de pensée; il n'y en a que dans les choses d'action ; et encore dans celles-ci, il n'y a pas concorde en tant qu'on est d'accord à penser la même chose, mais en tant que, pensant la même chose, on prend la même résolution sur les choses dont on pense ainsi. Si, par exemple, deux personnes pensent à la fois à jouir du pouvoir, l'une pour elle seule, et l'autre pour elle-même également, peut-on dire encore qu'il y a concorde entre ces deux personnes ? Il n'y a concorde que si moi je veux commander moi-même, et si l'autre consent à ce que ce soit moi qui commande. § 15. Ainsi, la concorde a lieu dans les choses d'action, lorsque chacun des intéressés veut la même chose; et la concorde, proprement dite, s'applique au consentement par lequel on établit un même chef pour une chose que tout le monde veut accomplir. [2,15] CHAPITRE XV. § 1. Comme il peut y avoir, ainsi que nous l'avons démontré, affection et amitié de l'individu pour lui-même, on s'est posé cette question : L'homme vertueux s'aimera-t-il, ou ne s'aimera-t-il pas lui-même ? Sera-t-il égoïste ? L'égoïste est celui qui fait tout en vue de lui seul, dans les choses qui lui peuvent être utiles. Le méchant est égoïste, puisqu'il ne fait absolument rien que pour lui-même. Mais l'honnête homme, l'homme de bien ne saurait être égoïste ; car il n'est honnête précisément que parce qu'il agit dans l'intérêt des autres; et par conséquent, il ne peut avoir d'égoïsme. § 2. Mais tous les hommes se précipitent vers le bien qu'ils désirent, et il n'en est pas un qui ne croie que c'est surtout à lui que ces biens doivent revenir. C'est ce qu'on peut voir avec pleine évidence en ce qui concerne la richesse et le pouvoir. Mais l'honnête homme s'éloignera de ces biens pour les laisser à autrui, non pas qu'il ne croie que ces avantages ne dussent appartenir surtout à lui ; mais il se retire dès qu'il voit que les autres pourraient en faire plus d'usage que lui-même. Quant au reste des hommes, ils seraient incapables de ce sacrifice ; d'abord, par ignorance ; car ils ne croient pas qu'ils puissent mal employer ces biens qu'ils convoitent ; et en second lieu, par ambition de dominer. § 3. Pour l'honnête homme, comme il n'éprouve aucun de ces sentiments, il ne sera pas égoïste en ce qui regarde ces sortes de biens. S'il l'est par hasard, ce sera uniquement en fait de vertu et de belles actions. Voilà le seul point où il ne céderait jamais à personne ; mais il cédera sans peine à qui le veut toutes les choses qui ne sont qu'utiles et agréables. § 4. Il sera donc égoïste en gardant exclusivement pour lui-même tous les actes de vertu. Mais il ne sera pas du tout atteint de cet égoïsme qui s'attache, aux choses agréables ou utiles ; il n'y a que le méchant qui ressente cet égoïsme-là. [2,16] CHAPITRE XVI. § 1. L'homme vertueux devra-t-il, ou ne devra-t-il pas s'aimer lui-même par-dessus toute chose ? Dans un sens, ce sera lui-même qu'il aimera le plus ; et dans un autre sens, ce ne sera pas lui. On peut nous rappeler ce que nous venons de dire, à savoir que l'honnête homme cédera toujours à son ami les biens qui ne sont qu'utiles; et à ce point de vue, il aimera donc son ami plus qu'il ne s'aimera lui-même. § 2. Oui certes ; mais c'est toujours à la condition que, cédant à son ami les avantages vulgaires, il gardera pour soi la part du beau et du bien, qu'il lui fait ces concessions. Ainsi donc en ce sens, il aime son ami davantage ; mais en un sens différent, il s'aime surtout lui-même. Il préfère son ami, quand il ne s'agit que de l'utile; mais c'est lui-même qu'il préfère à tout, quand il s'agit du bien et du beau ; et c'est à lui seul qu'il attribue exclusivement ces choses, les plus belles de toutes. § 3. Il est donc ami du bien plutôt qu'ami de lui-même, et il ne s'aime ainsi personnellement que parce qu'il est bon. Quant au méchant, il est purement égoïste ; il n'a pas de motif par où il puisse s'aimer lui-même, et par exemple, s'aimer comme quelque chose de bien ; mais sans aucune de ces conditions, il s'aime lui-même en tant qu'il est lui; et c'est là, on peut dire, le véritable égoïste. [2,17] CHAPITRE XVII. § 1. Une suite de ce qui précède, c'est de parler de l'indépendance, qui se suffit complètement à elle-même, et de l'homme indépendant. L'homme indépendant a-t-il ou non besoin d'amitié ? Ou bien restera-t-il indépendant, et se suffira-t-il, même à l'égard de ces douces affections, dont il pourra se passer ? Les poètes semblent le dire : « Quand le ciel vous soutient, qu'a-t-on besoin d'amis? » § 2. Et de là vient cette question qu'on peut faire : Celui qui a tous les biens en abondance, et qui se suffit à lui-même complètement, a-t-il encore besoin d'un ami ? Ou bien n'est-ce pas surtout le cas d'avoir des amis ? A qui fera-t-on du bien ? Avec qui vivra-t-on, puisque certainement on ne vivra pas tout seul ? Mais si l'on a besoin de ces affections, et si l'on ne peut les avoir sans l'amitié, l'homme indépendant, tout en se suffisant à lui-même, a donc encore besoin d'aimer. § 3. La comparaison qu'on a tirée de la divinité, et qu'on répète si souvent, n'est pas toujours fort juste quant à Dieu, ni très utilement applicable quant à nous. Ce n'est pas parce que Dieu est indépendant, et n'a besoin de quoique ce soit, que nous aussi nous saurions n'avoir besoin de rien. § 4. Voici le raisonnement que l'on a fait plus d'une fois sur Dieu. Si Dieu, dit-on, possède tous les biens, et s'il est souverainement indépendant, que fera-t-il ? Il ne dormira pas apparemment. Il contemplera les choses, répond-on ; car la contemplation est au monde ce qu'il y a de plus relevé et de plus convenable à la nature divine. Mais, je le demande, que pourra-t-il contempler ? S'il contemple quelqu'autre chose que lui-même, cette chose sera donc meilleure que lui. Or, c'est une impiété absurde de croire qu'il y ait dans l'univers quelque chose de supérieur à Dieu. Donc, Dieu se contemplera lui-même. Mais ceci n'est pas moins absurde ; car nous reprochons à l'homme qui reste ainsi à se contempler lui-même, l'impassibilité dans laquelle il se plonge. Par conséquent, dit-on, le Dieu qui se contemple lui-même est un Dieu absurde. § 5. Mais laissons de côté la question de savoir ce que Dieu contemplera. Nous nous occupons ici non pas de l'indépendance de Dieu, mais de l'indépendance de l'homme ; et nous demandons encore une fois si l'homme qui, dans son indépendance, se suffit à lui-même, aura besoin d'amitié. Si l'on étudie son ami, et qu'on se demande ce qu'il est, ce qu'est vraiment l'ami, l'on se dira : « Mon ami est un autre moi-même ; » et pour exprimer qu'on l'aime avec ardeur on répétera avec le proverbe : « C'est un autre Hercule ; c'est un autre moi. » § 6. Or, il n'est rien de plus difficile, ainsi que l'ont dit quelques sages, ni en même temps de plus doux, que de se connaître soi-même ; car quel charme que de se connaître ! Mais nous ne pouvons point nous voir nous-mêmes, en partant de nous ; et ce qui prouve bien notre complète impuissance, c'est que nous reprochons souvent aux autres ce que nous faisons personnellement. § 7. Notre erreur en ceci est causée, soit par la bienveillance naturelle qu'on a toujours envers soi, soit par la passion qui nous aveugle. Et c'est là, pour la plupart de nous, ce qui obscurcit et fausse notre jugement. De même donc que quand nous voulons voir notre propre visage, nous le voyons en nous regardant dans un miroir, tout de même aussi, quand nous voulons nous connaître sincèrement, il faut regarder à notre ami, où nous pourrons nous voir parfaitement ; car mon ami, je le répète, est un autre moi-même. § 8. S'il est si doux de se connaître soi-même, et qu'on ne le puisse sans un autre, qui soit votre ami, l'homme indépendant aura tout au moins besoin de l'amitié pour se connaître lui-même. § 9. Ajoutez que, s'il est beau, comme il l'est en effet, de répandre autour de soi les biens de la fortune quand on les possède, on peut se demander : Sans ami, à qui l'homme indépendant pourra-t-il faire du bien ? Avec qui vivra-t-il ? Certes il ne vivra pas tout seul ; car vivre avec d'autres êtres semblables à soi est tout à la fois un plaisir et une nécessité. Si ce sont là des choses qui sont tout ensemble belles, agréables et nécessaires, et que l'amitié soit indispensable pour les avoir, il s'ensuit que l'homme indépendant lui-même, tout indépendant qu'il est, aura besoin d'amitié. [2,18] CHAPITRE XVIII. § 1. Autre question : Faut-il avoir beaucoup d'amis, ou peu d'amis ? Il ne faut pas toujours, pour le dire en un mot, ni en avoir peu ni en avoir beaucoup. Quand on en a beaucoup, il est bien embarrassant de partager à chacun d'eux son affection. Sous ce rapport, comme en toute autre chose, notre nature, qui est si faible, a de la peine â s'étendre à beaucoup d'objets. Notre vue ne peut en embrasser qu'un petit nombre ; et même si l'objet est plus éloigné qu'il ne faut, il échappe à notre regard par l'impuissance de notre organisation. Même faiblesse pour l'ouïe et pour les autres sens. § 2. Si donc on se met dans l'impossibilité d'aimer autant qu'il faut, on s'attire par là de justes reproches ; et l'on cesse d'être un ami du moment qu'on n'aime qu'en paroles ; car ce n'est pas là ce que l'amitié demande. § 3. J'ajoute que, si les amis sont très nombreux, on ne pourra éviter d'être dans une douleur perpétuelle. Dans un si grand nombre de personnes, il est très probable que l'une d'elles sera toujours atteinte de quelque malheur ; et ces douleurs continuelles de vos amis ne peuvent survenir sans vous affliger nécessairement. Du reste, il ne faudrait pas non plus, en sens contraire, avoir trop peu d'amis ; un ou deux, par exemple ; il faut en avoir un nombre convenable, et selon les occasions, et selon la mesure d'affection qu'on peut soi-même leur donner. [2,19] CHAPITRE XIX. § 1. Maintenant, il convient de rechercher comment il faut se conduire avec un ami dont on croit avoir à se plaindre. Cette étude, je le sais, ne peut pas s'appliquer à toutes les amitiés sans exception ; mais elle peut être utile dans les liaisons où les amis ont à s'adresser des récriminations. On ne se querelle pas également dans tous les rapports d'affection ; et, par exemple, il ne peut y avoir du père au fils des reproches, comme il y en a dans certaines autres liaisons, comme vous pouvez m'en faire; comme je puis vous en faire à mon tour ; ou autrement, ce seraient des reproches affreux. § 2. L'égalité ne doit pas exister entre des amis inégaux. Mais l'amitié, l'affection entre père et fils est inégale, comme celle de la femme au mari, de l'esclave au maître, et en général de l'inférieur au supérieur. Entre eux, il n'y aura donc pas lieu à ces reproches dont nous parlons ici. Mais entre des amis égaux et dans l'amitié fondée sur l'égalité, il peut y avoir lieu à des récriminations et à des plaintes. Par conséquent, c'est une question à considérer que de savoir comment il faut en agir avec son ami dans l'amitié fondée sur l'égalité, quand on croit avoir à se plaindre de lui.