[3,0] Traité DES DEVOIRS - LIVRE III. [3,1] Préambule : la solitude et le repos. Le prophète David nous a enseigné à nous promener dans notre coeur, comme dans une vaste demeure, et à vivre avec lui comme avec un bon compagnon, et c'est ainsi que lui-même se parlait et conversait avec soi ; ainsi dans ce passage : « j'ai dit, je garderai mes voies ». Son fils Salomon aussi déclare : « Bois l'eau de tes cruches et des sources de tes puits », c'est-à-dire use de ton propre jugement : « En effet, c'est une eau profonde, le jugement dans le cœur de l'homme. Que personne d'étranger, dit-il, n'ait de part avec toi. Que la source de ton eau t'appartienne en propre et prends ta joie avec la femme qui t'appartient dès la jeunesse. Que cerf aimable et faon gracieux s'entretiennent avec toi. » Il ne fut donc pas le premier, Scipion, à savoir ne pas être seul quand il était seul, ni moins en repos lorsqu'il était au repos. Moïse le sut avant lui qui en se taisant criait, en se tenant en repos combattait, et il ne combattait pas seulement, mais encore il triomphait d'ennemis qu'il n'avait pas touchés. Il était à ce point au repos que d'autres soutenaient ses mains et il n'était pas moins que tous les autres sans repos, lui qui de ses mains au repos réduisait l'ennemi que ne pouvaient vaincre ceux qui luttaient. Ainsi donc Moïse parlait même dans le silence et agissait même dans le repos. Or de qui les activités furent-elles plus grandes que les repos de celui qui, établi pendant quarante jours sur la montagne, embrassa toute la loi ? Et dans cette solitude, quelqu'un ne manqua pas pour parler avec lui; c'est ainsi que David aussi déclare : « J'écouterai ce que dit en moi le Seigneur Dieu ». Et s'il arrive que Dieu parle avec quelqu'un, combien est-ce plus grand que si l'on parle avec soi-même ? Les apôtres passaient et leur ombre guérissait les malades. On touchait leurs vêtements et la santé était accordée. Élie prononça une parole et la pluie s'arrêta et ne tomba plus sur la terre, durant trois ans et six mois. De nouveau il parla et la jarre de farine ne s'épuisa pas et la cruche d'huile ne se vida pas, durant tout le temps d'une famine de chaque jour. Et puisque les entreprises guerrières ont de l'attrait pour la plupart des gens, qu'est-ce qui est plus remarquable, d'avoir gagné la bataille avec les bras d'une grande armée ou par ses seuls mérites ? Elisée restait à demeure en un seul endroit et le roi de Syrie faisait peser sur le peuple des pères la pression énorme de la guerre et l'aggravait par les diverses ruses de ses plans et entreprenait de l'envelopper par ses embûches, mais le prophète découvrait tous ses préparatifs et, partout présent, par la grâce de Dieu, en la vigueur de sa pensée, il annonçait aux siens les projets des ennemis et avertissait sur quels endroits se garder. Lorsque la chose fut révélée au roi de Syrie, il envoya une armée et cerna le prophète. Elisée pria et fit que tous ceux qui étaient venus l'assiéger, furent frappés de cécité et entrèrent à Samarie, prisonniers. Nous comparons ce repos avec le repos des autres. Les autres en effet, en vue de se détendre, ont l'habitude de détourner leur esprit des affaires, de se retirer du rassemblement et de la société des hommes, et ou bien de gagner la retraite de la campagne, de rechercher la solitude des champs, ou bien, à l'intérieur de la ville, de donner du loisir à leur esprit, de s'abandonner à la détente et à la tranquillité. Mais Elisée, dans la solitude, divise par son passage le Jourdain, en sorte que le cours inférieur s'écoule, tandis que le cours supérieur remonte vers sa source : ou bien sur le Carmel, ayant mis fin à la difficulté d'engendrer, accorde par une conception inattendue la fécondité à une femme stérile ; ou bien ressuscite les morts ; ou bien tempère l'amertume des aliments et fait qu'elle s'adoucisse par l'addition de farine ; ou bien après avoir distribué dix pains, ramasse les restes, le peuple étant rassasié ; ou bien fait que le fer d'une hache, démanché et englouti au fond du fleuve du Jourdain, surnage après qu'il eut jeté un bout de bois sur les eaux ; ou bien change le lépreux par la purification, ou la sécheresse par les pluies, ou la famine par la fertilité . Quand donc le juste est-il seul, lui qui est toujours avec Dieu ? Quand donc est-il solitaire, lui qui n'est jamais séparé du Christ ? « Qui nous séparera, dit l'apôtre, de l'amour du Christ ? J'ai confiance que ce ne sera ni la mort, ni la vie, ni un ange ». Quand chôme-t-il d'affaire, celui qui jamais ne chôme du mérite par lequel l'affaire est accomplie ? Quels lieux enferment celui pour qui le monde entier de la richesse est sa propriété ? Quelle appréciation cerne celui que jamais l'opinion ne saisit ? Et en effet il est comme ignoré et il est connu, il est comme mourant et voici qu'il vit, comme affligé et toujours plus joyeux, ou bien indigent et généreux puisqu'il n'a rien et possède tout. L'homme juste en effet n'a rien en vue sinon ce qui est durable et beau. C'est pourquoi, même s'il paraît pauvre à autrui, à ses yeux il est riche, lui qui se classe, non pas d'après l'appréciation des biens qui sont périssables, mais de ceux qui sont éternels. [3,2] Rappel du plan d'ensemble des trois livres de l'ouvrage. Et puisque nous avons parlé des deux sujets qui précèdent, où nous avons traité de ce beau et de l'utile, vient ensuite la question de savoir si nous devons comparer entre elles la beauté et l'utilité et rechercher ce qu'il faut suivre. De même en effet que, précédemment, nous avons traité la question de savoir si cela était beau ou laid et en second lieu si c'était utile ou inutile, de même ici certains pensent qu'il faut rechercher si c'est beau ou utile. Quant à nous, nous sommes portés à ne pas paraître introduire une sorte de conflit de ces réalités entre elles, dont nous avons montré déjà précédemment qu'elles étaient une seule et même chose : qu'il ne peut y avoir de beau que ce qui est utile, ni d'utile que ce qui est beau, car nous ne suivons pas la sagesse de la chair aux yeux de laquelle l'utilité de l'avantage pécuniaire est tenue en plus grande estime, mais la sagesse qui vient de Dieu, aux yeux de laquelle les biens que l'on apprécie comme grands dans ce monde, sont tenus pour préjudice. Cela est en effet le g-katorthohma qui est le devoir parfait et achevé ; il procède de la source véritable de la vertu. Après lui vient le devoir ordinaire dont la langue elle-même indique qu'il n'est pas le fait d'une vertu abrupte et exceptionnelle, mais qu'il peut être pour un très grand nombre chose ordinaire. De fait, rechercher des gains d'argent est habituel à beaucoup, trouver du plaisir à un festin particulièrement raffiné et à des mets particulièrement succulents est courant, tandis que le jeûne et la continence sont le fait de peu de gens, l'absence de convoitise du bien d'autrui une chose rare ; il en va tout au contraire de la volonté d'enlever à autrui et de ne pas être satisfait de son bien, car sur ce point on partage le sort de la plupart des hommes. Autres sont donc les devoirs premiers et autres les devoirs moyens ; les devoirs premiers se partagent avec peu de gens, les devoirs moyens avec le plus grand nombre. Ensuite il y a fréquemment entre les mêmes mots une différence. C'est en un sens en effet que nous disons Dieu bon, mais en un autre l'homme ; en un sens que nous nommons Dieu juste, mais en un autre l'homme ; de même aussi disons-nous en un sens Dieu sage, mais en un autre l'homme. Ce que nous apprenons aussi dans l'Evangile : « Soyez donc vous aussi parfaits comme votre Père qui est dans les cieux est parfait ». De Paul lui-même, je lis qu'il était parfait et pas parfait. De fait, après avoir dit : « Ce n'est pas que je l'aie déjà atteint ou que je sois déjà parfait, mais je le poursuis pour le saisir », il ajouta aussitôt : « Nous tous en effet qui sommes parfaits ». Double est en effet la forme de la perfection : l'une comportant des mesures moyennes, l'autre des mesures pleines ; l'une est ici, l'autre là-bas; l'une répond à la capacité de l'homme, l'autre à la perfection de l'avenir. Quant à Dieu, il est juste à travers toutes choses, sage par dessus toutes choses, parfait en toutes choses. Entre les hommes eux-mêmes aussi, il y a une différence. C'est en un sens que Daniel est sage, dont il est dit : « Qui est plus sage que Daniel ? ». Mais en un autre sens d'autres sont sages, en un autre Salomon qui fut rempli d'une sagesse supérieure à toute la sagesse des anciens et supérieure à celle de tous les sages d'Egypte. Autre chose est en effet d'être sage de manière ordinaire, mais autre chose de l'être parfaitement. Celui qui est sage de manière ordinaire, l'est pour les choses temporelles, l'est pour soi, afin d'enlever à autrui quelque chose et de se l'attribuer. Tandis que celui qui est sage parfaitement, ne sait pas avoir en vue ses intérêts, mais il regarde, de tout son cœur, autre chose qui est éternel, qui est convenable et beau, dans une recherche non de ce qui lui est utile, mais de ce qui l'est à tous. Aussi, que telle soit notre règle, que nous ne puissions pas nous tromper entre ces deux réalités, le beau et l'utile, pour la raison que le juste estime ne rien devoir enlever à autrui, et ne veut pas, au détriment d'autrui, augmenter son bien. C'est le règlement de vie que te prescrit l'apôtre quand il dit : « Toutes choses sont possibles, mais toutes ne sont pas profitables ; toutes choses sont possibles, mais toutes n'édifient pas. Que personne ne recherche son propre intérêt, mais celui d'autrui », c'est-à-dire que personne ne recherche son propre avantage, mais celui d'autrui ; que personne ne recherche son propre honneur, mais celui d'autrui. C'est pourquoi l'apôtre dit aussi ailleurs : « L'un estimant l'autre supérieur à soi, chacun pensant non pas à ses intérêts, mais à ceux des autres ». Que personne en outre ne recherche son propre agrément, personne son propre éloge, mais ceux d'autrui. Et nous remarquons que cela, de toute évidence, a été déclaré aussi dans le livre des Proverbes, l'Esprit-Saint disant par la bouche de Salomon : « Mon fils, si tu es sage, tu le seras à ton profit et à celui de tes proches, mais si tu deviens méchant, c'est tout seul que tu épuiseras les maux ». Le sage en effet s'occupe des autres, comme le juste, puisqu'aussi bien le juste est semblable à lui par la conformation de l'une et de l'autre vertu. [3,3] Ainsi donc si quelqu'un veut être agréable à tous, qu'il recherche à travers toutes choses, non pas ce qui lui est utile, mais ce qui l'est à beaucoup, comme le recherchait aussi Paul. C'est cela en effet se conformer au Christ, que de ne pas rechercher la possession du bien d'autrui, de ne rien enlever à un autre pour l'acquérir à son profit. Le Christ Seigneur en effet, bien qu'il fût dans la condition de Dieu, s'anéantit lui-même pour assumer la condition de l'homme, qu'il devait enrichir par les effets de ses œuvres. Toi donc tu dépouilles celui que le Christ a revêtu ! Tu dévêts celui que le Christ a couvert ! C'est cela que tu fais lorsque, au détriment d'autrui, tu cherches à augmenter tes biens. Considère d'où tu as tiré ton nom, "homo", homme : C'est bien entendu "ab humo", de la terre qui n'ôte rien à personne, mais dispense toutes choses à tous et sert les diverses productions à l'usage de tous les êtres vivants. C'est à partir de cela qu'on a appelé "humanitas", l'humanité, la vertu particulière et privée de l'homme, qui a pour but d'aider son semblable. Que la conformation elle-même de ton propre corps et l'usage de tes membres t'instruisent. Est-ce que par hasard un membre de ton corps revendique pour lui d'accomplir les devoirs d'un autre membre, ainsi l'oeil le devoir de la bouche ou bien la bouche revendique-t-elle pour elle le devoir de l'oeil, ainsi la main le service des pieds ou le pied celui des mains ? Qui plus est, les mains elles-mêmes ont, répartis à droite et à gauche, la plupart de leurs devoirs, en telle sorte que, si tu permutes l'usage de l'une et de l'autre, cela va à l'encontre de la nature et que tu défais l'homme tout entier avant que d'inverser les services de tes membres, si tu prends un mets avec la main gauche ou si tu t'acquittes du service de la main gauche avec la droite pour qu'elle essuie les restes des mets, à moins par hasard que la nécessité l'exige. Imagine la chose et accorde à l'oeil la vertu de pouvoir enlever l'intelligence à la tête, l'ouïe aux oreilles, les pensées à l'âme, l'odorat aux narines, le goût à la bouche, et la vertu de se les attribuer; est-ce qu'il ne détruira pas tout l'équilibre de la nature ? Aussi l'apôtre dit-il bien : « Si le corps tout entier était l'oeil, où serait l'ouïe ? S'il était tout entier ouïe, où serait l'odorat ? » Tous nous sommes donc un seul corps et des membres différents, mais tous membres nécessaires au corps ; un membre en effet ne peut dire d'un autre membre : Il ne m'est pas nécessaire. Qui plus est, les membres mêmes qui paraissent être les plus faibles, sont de beaucoup les plus nécessaires et réclament la plupart du temps le plus grand soin de leur protection. Et si quelqu'un souffre d'un seul membre, tous les membres sont affectés avec lui. Aussi combien il est grave de notre part d'enlever quelque chose à celui avec qui il nous faut compatir, et d'être cause de tromperie et de préjudice pour celui avec qui nous devons partager le service. Ceci est assurément une loi de la nature qui nous lie à toute l'humanité, que nous nous respections mutuellement l'un l'autre comme les parties d'un seul corps. Et ne pensons pas à enlever quelque chose, alors qu'il va contre la loi de la nature de ne pas aider. Nous naissons en effet de telle sorte que les membres s'accordent aux membres, que l'un soit attaché à l'autre et qu'ils s'obligent par un service réciproque. Que si un seul manque à son devoir, tous les autres peuvent être entravés ; que si par exemple la main arrache l'oeil, ne s'est-elle pas refusé à elle-même l'exercice de sa propre tâche ? Si elle blesse le pied, de combien d'activités s'est-elle, à elle-même, ôté le bénéfice ? Et combien est-il plus grave de supprimer un homme tout entier, plutôt qu'un seul membre ! Si déjà dans un seul membre, c'est tout le corps qui est atteint, assurément, dans un seul homme, c'est la communauté de l'humanité tout entière qui est dissoute : sont atteintes la nature du genre humain et l'assemblée de la sainte Eglise, qui se dresse en un seul corps lié et formé par l'unité de la foi et de la charité ; le Christ Seigneur aussi, qui est mort pour tous, déplorera la perte du prix de son sang. Que dire du fait qu'en outre la loi du Seigneur enseigne qu'il faut maintenir cette règle de ne rien enlever à autrui, en vue de préserver son avantage, lorsqu'elle dit : « Ne déplace pas les bornes qu'ont établies tes pères », lorsqu'elle prescrit que tu dois ramener le boeuf égaré de ton frère, lorsqu'elle ordonne la mort du voleur, lorsqu'elle interdit de frustrer le salarié du salaire qui lui est dû, lorsqu'elle a jugé que l'argent devait être rendu sans intérêts. Il appartient en effet au sens de l'humanité de venir en aide à celui qui est démuni, mais il y a de la dureté à exiger plus que tu n'as donné. Et en effet si l'indigent doit avoir besoin de ton secours pour cette raison qu'il n'a pas eu de quoi rendre sur son avoir, n'est-il pas impie de ta part, sous couvert d'humanité, de réclamer davantage de lui, qui n'avait pas de quoi acquitter une moindre somme? Tu libères donc le débiteur, pour le compte d'autrui, afin de le condamner pour ton propre compte, et tu appelles humanité, l'opération qui représente une aggravation de l'injustice? Nous l'emportons en ceci sur tous les autres êtres vivants, que les autres espèces d'êtres vivants ne savent pas offrir quelque chose : tandis que les bêtes sauvages arrachent, les hommes distribuent. C'est pourquoi le psalmiste aussi dit : « Le juste a pitié et distribue ». Il y a cependant des êtres auxquels les bêtes sauvages aussi offrent, puisque c'est en offrant que ces bêtes donnent l'alimentation à leur progéniture et que c'est de leur propre nourriture que les oiseaux rassasient leurs petits ; mais à l'homme seul il a été attribué d'entretenir tous les hommes comme ses propres enfants. Il le doit en vertu du droit même de la nature. Or s'il n'est pas permis de ne pas donner, comment est-il permis d'enlever ? Les lois elles-mêmes ne nous l'enseignent-elles pas ? Ce qui a été enlevé à quelqu'un avec dommage causé à la personne ou à la chose elle-même, les lois ordonnent de le rendre avec surcroît, afin par là de détourner le voleur d'enlever, ou bien par le châtiment qui l'effraie, ou bien par l'amende qui le dissuade. Admettons cependant que quelqu'un puisse, ou ne pas craindre le châtiment, ou se moquer de l'amende, est-ce une chose digne que certains enlèvent à autrui ? C'est un vice d'esclave et habituel à la plus basse condition, à ce point contre la nature que l'indigence paraît y contraindre plus que la nature y engager. Toutefois les vols des esclaves sont cachés, tandis que les pillages faits par les riches sont publics. Or qu'y a-t-il qui aille autant contre la nature que de porter atteinte à autrui pour ton propre avantage, alors que, dans l'intérêt de tous, le sentiment naturel engage à veiller, à supporter des ennuis, à prendre de la peine, et que chacun tient pour glorieux de rechercher, au prix de ses propres périls, la tranquillité de tous, et que chacun juge beaucoup plus précieux pour lui d'avoir écarté la destruction de la patrie plutôt que ses propres périls, et qu'il regarde comme étant plus remarquable d'avoir dépensé son activité pour la patrie que si, établi dans le repos, il avait mené une vie tranquille en s'étant consacré à l'abondance des plaisirs. [3,4] Il en résulte donc la conclusion que l'homme, qui a été formé selon la directive de la nature, pour obéir à soi-même, ne saurait nuire à autrui ; que, si quelqu'un nuit, c'est à la nature qu'il porterait atteinte; et que l'avantage qu'il penserait obtenir, n'est pas aussi grand que le désavantage qui, de ce fait, lui adviendrait. Quel châtiment plus grave en effet que la blessure de la conscience intime ? Quel jugement plus sévère que le jugement privé où chacun est son propre accusé et se reproche d'avoir, d'une manière indigne, fait tort à son frère ? Ce que l'Ecriture fait valoir de façon pas banale, en disant : « C'est de la bouche des sots que sort le bâton de l'outrage ». La sottise est donc condamnée parce qu'elle fait outrage. Cela n'est-il pas plus à éviter que la mort, que la perte d'argent, que le dénuement, que l'exil, la souffrance de l'infirmité ? Qui en effet ne tiendrait un mal du corps ou la ruine du patrimoine pour choses de moins d'importance qu'un mal de l'âme et la perte de la considération ? II est donc clair que tous doivent avoir en vue et tenir ceci, que l'utilité de chacun soit la même que celle de l'ensemble, et qu'il ne faille rien estimer utile qui ne soit profitable de manière générale. Comment peut-il en effet y avoir de profit pour un seul? Ce qui est inutile à tous, est nuisible. Il ne me paraît assurément pas que celui qui est inutile à tous, puisse être utile à soi-même. Et en effet s'il est une seule loi de la nature pour tous et une seule utilité, évidemment, de l'ensemble, nous sommes contraints par la loi de la nature de prendre soin, évidemment, de tous. Il n'appartient donc pas à celui qui veut qu'on prenne soin d'autrui, conformément à la nature, de lui nuire, à l'encontre de la loi de la nature. Et en effet, ceux qui courent pour le stade, sont, d'après la tradition, formés par des préceptes et éduqués de telle sorte que chacun rivalise de vitesse, non pas de ruse, et se hâte à la course, autant qu'il le peut, vers la victoire, mais sans oser faire un croc-en-jambe à autrui ou le repousser de la main. Combien plus, dans cette course qu'est la vie présente, devons nous, sans ruse à l'égard d'autrui et sans tricherie, remporter la victoire. Certains demandent, au cas où le sage, pris dans un naufrage, pourrait arracher une planche à un naufragé, s'il devrait le faire ? Pour moi, assurément, bien qu'il paraisse plus avantageux pour l'intérêt général, que le sage réchappe du naufrage, plutôt que l'insensé, cependant il ne me paraît pas qu'un homme qui est chrétien, juste et sage, doive rechercher sa propre vie au prix de la mort d'autrui ; comme il est naturel pour un homme qui ne peut, même s'il rencontre un brigand armé, frapper en retour qui le frappe, de peur qu'en défendant son salut, il n'offense la charité. A ce sujet, il est dans les livres de l'Evangile une maxime claire et évidente : « Rengaine ton glaive : tout homme en effet qui se sera servi du glaive, sera frappé du glaive ». Quel brigand fut plus abominable que le persécuteur qui était venu pour tuer le Christ ? Mais le Christ ne voulut pas être défendu au prix d'une blessure de ses persécuteurs, lui qui voulut guérir tous les hommes au prix de sa propre blessure. Pourquoi en effet te jugerais-tu supérieur à autrui, alors qu'il appartient à l'homme qui est chrétien, de préférer autrui à soi-même, de ne rien s'attribuer à soi-même, de ne s'attirer aucun honneur à soi-même, de ne pas réclamer la récompense de son propre mérite ? Ensuite, pourquoi ne prendrais-tu pas l'habitude de supporter un désavantage plutôt que d'arracher l'avantage d'autrui ? Qu'y a-t-il d'aussi opposé à la nature que de ne pas être satisfait de ce que tu as , de rechercher les biens d'autrui, de convoiter vilainement ? Car si la beauté morale est conforme à la nature — Dieu fit toutes choses en effet parfaitement bonnes — la laideur assurément lui est contraire. Il ne peut donc y avoir d'accord entre la beauté morale et la laideur, puisque ces réalités ont été séparées l'une de l'autre par la loi de la nature. [3,5] Mais maintenant, afin d'établir sur ce livre aussi, un faîte sur lequel, comme sur le terme de notre discussion, nous dirigions notre pensée, posons que rien ne doit être recherché si ce n'est le beau. Le sage ne fait rien si ce n'est avec franchise, sans tromperie; et il ne commet rien qui l'engage dans quelque faute, même s'il peut échapper aux regards. C'est en effet à ses propres yeux qu'il est coupable, avant de l'être à ceux des autres, et la divulgation de l'ignominie ne doit pas lui faire honte autant que lui fait honte la conscience de celle-ci. Et cela, nous pouvons l'enseigner, non pas à l'aide de fables imaginaires, comme en discutent les philosophes, mais en recourant aux exemples tout à fait véritables des hommes justes. Je ne reprendrai donc pas, pour ma part, l'histoire de la crevasse de la terre qui se serait entrouverte, rompue sous l'effet de certaines grandes pluies. Platon met en scène Gygès : il descendit dans cette crevasse et y trouva ce cheval de bronze des fables, qui avait des portes dans ses flancs. Quand il les ouvrit, il remarqua un anneau d'or au doigt d'un homme mort dont le corps inanimé gisait là. Par cupidité de l'or, Gygès enleva l'anneau. Mais une fois revenu auprès des bergers du roi — dont lui-même faisait partie — par une sorte de hasard, du fait qu'il avait retourné le chaton de cet anneau vers la paume de la main, lui-même voyait tout le monde, tandis que personne ne le voyait; puis ayant ramené l'anneau à sa place, tout le monde le voyait. Devenu expert en ce prodige, il se rendit, grâce à la propriété de l'anneau, maître de la reine et la déshonora, donna la mort au roi, et après avoir supprimé tous ceux qu'il avait estimé devoir tuer pour qu'ils ne lui fissent point obstacle, il obtint le royaume de Lydie. Donne, dit Platon, cet anneau au sage, en telle sorte qu'à sa faveur il puisse échapper aux regards quand il aura failli ; en vérité, il ne fuira pas moins la souillure du péché, que s'il ne pouvait leur échapper. Pour le sage en effet, l'échappatoire n'est pas l'espoir de l'impunité, mais c'est l'innocence. Finalement, « la loi n'a pas été établie pour le juste, mais pour l'injuste », car le juste possède la loi de son âme et la norme de son équité et de sa justice ; aussi n'est-ce pas la peur du châtiment qui le détourne de la faute, mais la règle de la beauté morale. Ainsi donc pour en revenir à notre propos, je ne fournirai pas d'exemple fabuleux au lieu d'exemples vrais, mais des exemples vrais au lieu d'exemples fabuleux. En quoi ai-je besoin en effet d'imaginer une crevasse de la terre, un cheval de bronze et la découverte d'un anneau d'or au doigt d'un mort ; d'un anneau dont la puissance soit si grande qu'à son gré, celui qui le met, apparaisse quand il le veut ; mais, lorsqu'il ne veut pas, qu'il se soustraie à la vue des gens présents, en sorte que présent lui-même, on ne puisse le voir? Car cette histoire vise à savoir ceci : est-ce que le sage, même s'il a l'usage de cet anneau grâce auquel il peut cacher ses propres forfaits et obtenir le royaume, se refuse à pécher et tient la souillure du crime pour plus onéreuse que les douleurs des châtiments, ou bien est-ce qu'il profite de l'espoir de l'impunité pour perpétrer le crime ? En quoi, dis-je, ai-je besoin de la fiction de l'anneau, alors que je puis, à partir de choses qui ont été accomplies, enseigner ceci : L'homme sage, bien qu'il se vît capable, non seulement d'échapper aux regards dans le péché, mais encore de régner, s'il acceptait le péché, et qu'à l'inverse, il aperçût le danger pour son salut, s'il refusait le forfait, cet homme néanmoins a choisi le danger pour son salut, afin d'être exempt de forfait, plutôt que le forfait pour se procurer le royaume. En effet, alors que David fuyait devant le roi Saül parce que le roi, accompagné de trois mille hommes d'élite, le cherchait dans le désert pour lui donner la mort, il entra dans le camp du roi, et l'ayant trouvé en train de dormir, non seulement lui-même ne le frappa pas, mais encore il le protégea, de peur qu'il ne fût tué par quelqu'un qui était entré avec lui. Car à Abisai qui lui disait : « Le Seigneur aujourd'hui a livré ton ennemi entre tes mains, et maintenant l'abattrai-je ? » David répondit : « Ne le tue pas, car qui portera la main sur l'oint du Seigneur et restera pur ? » Et il ajouta : « Aussi vrai que le Seigneur est vivant, à moins que le Seigneur ne le frappe, ou que son heure ne soit venue de mourir, ou qu'il trépasse dans le combat et soit enseveli, que le Seigneur me garde de porter la main sur l'oint du Seigneur. » Ainsi donc il ne permit pas de le tuer, mais il enleva seulement sa lance qui était auprès de sa tête et sa gourde. Ainsi, alors que tout le monde dormait, il sortit du camp, se rendit sur le sommet de la montagne et se mit à accuser les gardes royaux, et en particulier le chef de la troupe, Abner, lui disant qu'il ne montait pas du tout une garde fidèle pour son roi et seigneur, lui demandant enfin de lui indiquer où se trouvaient la lance du roi ou la gourde qui était auprès de sa tête. Appelé par le roi, il restitua la lance : « Que le Seigneur, dit-il, rende à chacun ses bonnes actions et sa fidélité, de même que le Seigneur t'a livré entre mes mains et que je n'ai pas voulu tirer vengeance de ma propre main contre l'oint du Seigneur... » Et bien qu'il parlât ainsi, il craignait cependant des embûches du roi et s'enfuit, changeant de séjour pour l'exil. Néanmoins il ne préféra pas le salut à l'innocence : en effet alors que déjà pour la seconde fois la possibilité lui avait été donnée de tuer le roi, il n'avait pas voulu profiter de l'avantage d'une occasion qui offrait la sécurité du salut à ses craintes et le royaume à l'exilé. Quand Jean a-t-il eu besoin de l'anneau de Gygès, lui qui, s'il s'était tu, n'aurait pas été tué par Hérode ? Son silence aurait pu lui donner à la fois d'être vu et de ne pas être tué ; or non seulement il ne souffrit pas de pécher pour assurer son salut, mais il ne put supporter et endurer le péché, même chez autrui ; c'est la raison pour laquelle il suscita contre lui-même, un motif de le tuer. Assurément ils ne peuvent nier qu'il ait eu la possibilité de se taire, ceux qui nient, à propos de ce Gygès, qu'il ait eu celle de se cacher à la faveur de l'anneau. Mais bien que la légende n'ait pas force de vérité, elle a cependant cette signification : si l'homme juste peut se dissimuler, qu'il écarte cependant le péché, comme s'il ne pouvait le dissimuler, et qu'il ne cache pas sa personne s'étant revêtu de l'anneau, mais qu'il cache sa vie s'étant revêtu du Christ, selon la parole de l'apôtre : « Notre vie a été cachée avec le Christ en Dieu ». Que personne donc ne cherche à briller ici-bas, que personne ne se grandisse, que personne ne se vante. Le Christ ne voulait pas être connu ici-bas, il ne voulait pas, dans l'Evangile, que son nom fût proclamé, alors qu'il vivait sur terre ; il vint pour rester ignoré de ce monde. Et nous par conséquent, de la même manière, cachons notre vie à l'exemple du Christ, fuyons la vantardise, ne nous attendons pas à être proclamés. Mieux vaut être ici-bas dans l'abaissement, mais là-haut dans la gloire : « Lorsque le Christ sera apparu, dit l'apôtre, alors vous aussi apparaîtrez avec lui dans la gloire ». [3,6] Ainsi donc, que l'utilité ne l'emporte pas sur la beauté morale, mais la beauté morale sur l'utilité ; je parle de cette utilité que l'on entend d'après l'opinion du commun. Que la cupidité soit mortifiée et que la concupiscence meure. Le saint dit qu'il n'est pas entré dans le négoce, parce que chercher à obtenir des augmentations de prix n'est pas le fait de la droiture mais de la ruse. Et un autre dit : «Celui qui accapare les prix du blé est maudit dans le peuple». Définitif est le jugement, ne laissant aucunement à la discussion la place que lui fait d'ordinaire le genre d'éloquence contradictoire, lorsque l'un fait valoir que la culture du sol, auprès de tous les hommes, est tenue pour digne d'éloge, que les produits de la terre sont naturels, que celui qui a semé davantage sera d'autant plus estimé, que les revenus plus abondants du savoir-faire ne sont pas déçus, mais que ce qu'on blâme d'ordinaire c'est plutôt la négligence et l'incurie d'une terre inculte. J'ai labouré, dit-il, fort attentivement, fort abondamment semé, fort activement cultivé, j'ai ramassé de bonnes récoltes, fort soigneusement je les ai rentrées, je les ai gardées constamment, avec prévoyance je les ai conservées. Maintenant, en temps de famine, je vends, je viens en aide à ceux qui ont faim ; ce n'est pas le blé d'autrui que je vends, mais le mien ; je ne vends pas plus cher que tous les autres, au contraire je vends même à moindre prix. Qu'y a-t-il là de malhonnête alors que beaucoup de gens pourraient être en péril s'ils n'avaient pas quelque chose à acheter ? Est-ce le savoir-faire par hasard qu'on cite en accusation ? Est-ce l'activité par hasard qu'on reproche ? Est-ce la prévoyance par hasard que l'on blâme ? Peut-être dirait-il : Joseph aussi ramassa des blés en abondance, les vendit en temps de cherté. Est-ce que par hasard on contraint quelqu'un à acheter trop cher ? Est-ce que par hasard, auprès de l'acheteur, on emploierait la force ? A tous on offre la possibilité d'acheter, mais à personne on n'impose une injustice. Ainsi donc quand on a discuté — autant que le comporte le talent de chacun — ces arguments, un autre se lève en disant : — Bonne est assurément la culture du sol, qui à tous sert ses produits ; qui, grâce à un savoir-faire naturel, augmente la fertilité des terres, n'y mêlant aucune tromperie, aucune malhonnêteté. Enfin si elle a comporté quelque faute, il en résulte plus de dommage que si quelqu'un a bien ensemencé ; il moissonnera mieux s'il a semé un grain de froment propre : il ramasse une moisson plus saine et propre. La terre fertile rend en le multipliant ce qu'elle a reçu, le champ fidèle rapporte ses récoltes, d'ordinaire, avec usure. C'est donc des revenus d'une glèbe riche que tu dois attendre la récompense de ta peine, de la fécondité d'un sol gras que tu dois espérer de justes profits. Pourquoi détournes-tu en vue de la malhonnêteté le savoir-faire de la nature ? Pourquoi refuses-tu aux usages des hommes des productions destinées à tout le peuple ? Pourquoi réduis-tu pour les populations l'abondance ? Pourquoi simules-tu la pénurie ? Pourquoi fais-tu que les pauvres souhaitent la stérilité ? Lorsque en effet je ne m'aperçois pas des bienfaits de la fertilité, parce que tu vends à l'encan et que tu mets de côté le prix, ils souhaitent que le blé ne lève en aucune façon, plutôt que de te voir, toi, trafiquer de la famine du peuple. Tu désires ardemment le manque de blés, la disette des vivres, tu gémis sur les productions d'un sol riche, tu pleures sur la fécondité destinée à tout le peuple, tu déplores les greniers pleins de moissons, tu guettes le moment où la récolte sera plus maigre, où la production sera plus faible. Tu te réjouis que la malédiction ait souri à tes voeux, de telle sorte que rien ne lève pour personne. Alors tu es joyeux de ce que ta propre moisson est venue, alors tu accumules les richesses, à ton profit, sur la misère de tous, et c'est cela que toi tu appelles savoir-faire, cela que tu nommes activité, qui est ruse habile, qui est astuce malhonnête, et c'est cela que toi tu appelles remède, qui est méchante machination ? Désignerais-je cela du nom de brigandage ou de celui d'usure ? Tu convoites, pour ainsi dire, les occasions du brigandage, afin de t'approcher furtivement et, cruel, de prendre en traître les hommes aux entrailles. Tu augmentes le prix de l'usure, pour ainsi dire multiplié par le capital, afin d'accroître le péril de mort. L'intérêt de la moisson que tu as mise de côté se multiplie : toi, en tant qu'usurier, tu caches le blé; en tant que vendeur, tu le mets à l'encan. Pourquoi souhaites-tu du mal à tous les hommes en prétextant que la famine sera plus grande, comme s'il ne restait rien des moissons, comme si devait suivre une année plus stérile ? Ton gain est un dommage public. Le saint Joseph ouvrit à tous ses greniers, il ne les ferma pas ; il n'accapara pas le prix de la récolte de l'année, mais il mit en place un secours durable ; il n'acquit rien pour lui-même, mais de manière à surmonter la famine encore à l'avenir, il prit des dispositions avec une prévoyante organisation. Tu as lu de quelle manière le Seigneur Jésus dans l'Evangile présente ce négociant en blé, accapareur du prix de la récolte, dont la propriété rapporta de riches produits, et cet homme, comme s'il était dans le besoin, disait : « Que ferai-je? Je n'ai pas où amasser, je détruirai mes greniers et j'en ferai de plus grands », alors qu'il ne pouvait savoir si la nuit suivante on lui réclamerait son âme. Il ne savait que faire : comme si les vivres lui manquaient, il était embarrassé, dans l'indécision. Ses greniers ne contenaient pas la récolte de l'année et il se croyait dans le besoin. Salomon dit donc justement : « Celui qui détient du blé, le laissera aux païens », non pas à ses héritiers, parce que le profit de la cupidité n'entre pas dans les droits de ceux qui viennent après soi. Ce qui n'est pas légitimement acquis, comme par des sortes de vents, que cela soit ainsi dispersé par des étrangers qui le pillent. Et il a ajouté : « Celui qui accapare la récolte de l'année est maudit dans le peuple, tandis que la bénédiction appartient à celui qui la partage ». Tu vois donc qu'il convient d'être dispensateur du blé et non accapareur de son prix. Il n'y a pas par conséquent d'utilité là où on enlève plus à la beauté morale qu'on n'ajoute à l'utilité. [3,7] Mais aussi ceux qui interdisent la Ville aux étrangers, ne doivent être en aucune manière approuvés : expulser en ce temps où il faut aider, retirer des échanges les productions de la mère commune répandues pour tous, refuser des communautés de vie déjà commencées; ceux avec qui ont existé des droits en commun, ne pas vouloir avec eux, en temps de nécessité, partager les secours. Les bêtes sauvages ne bannissent pas les bêtes sauvages et l'homme repousse l'homme ! Bêtes sauvages et animaux tiennent pour commune à tous la subsistance que sert la terre ; ceux-ci viennent en aide, même au semblable de leur race, tandis que l'homme attaque, lui qui devrait croire que rien ne lui est étranger, de tout ce qui est humain. Combien plus justement agit cet homme fameux : il était déjà arrivé à un âge avancé, la cité subissait la famine et, comme c'est l'habitude en de telles circonstances, on demandait communément que la Ville fût interdite aux étrangers ; comme il assumait la charge, plus grande que toutes les autres, de la préfecture urbaine, il convoqua les hommes honoraires et plus riches, et leur demanda d'aviser au bien commun ; il disait combien il était monstrueux que les étrangers fussent chassés, combien monstrueux que l'homme fût dépouillé de sa condition d'homme pour refuser la nourriture au mourant ! Nous ne souffrons pas que les chiens restent à jeun devant la table et nous repoussons des hommes ; combien il était inutile aussi que fussent perdues pour le monde tant de populations, que consumait un sinistre dépérissement ; quel grand nombre de gens étaient perdus pour leur propre Ville, qui, d'ordinaire, lui venaient en aide, ou bien en apportant des secours ou bien en pratiquant des échanges; que la famine d'autrui ne servait à personne; qu'on pouvait prolonger le plus de jours possible, mais non pas écarter la disette ; bien plus, après l'extinction de tant de cultivateurs, après la disparition de tant d'agriculteurs, les secours en blé disparaîtraient à jamais. Ainsi donc nous repoussons ceux-là qui ont accoutumé de nous apporter la subsistance; nous ne voulons pas, en un moment de besoin, nourrir ceux-là qui, en tout temps, nous ont nourris. Qu'ils sont nombreux les biens dont eux-mêmes, en ce moment même, nous assurent le service : « L'homme ne vit pas que de pain » ! Il s'agit là de notre propre maison, très nombreux sont aussi nos parents. Rendons ce que nous avons reçu. Mais nous craignons d'augmenter la disette. Tout d'abord la compassion à l'égard de tous n'est jamais abandonnée mais aidée. Ensuite les secours pris sur la récolte, qu'il faut leur partager, rachetons-les par une collecte, reconstituons-les avec de l'or. Ne voit-on pas par hasard qu'à défaut de ces hommes, il nous faudrait racheter d'autres cultivateurs ? Combien il est meilleur marché de nourrir plutôt que d'acheter un cultivateur ? Où reconstituer en outre, où trouver en outre la main-d'oeuvre à refaire? Ajoutez, si l'on trouvait, qu'il s'agirait d'une main-d'oeuvre ignorante, avec une pratique étrangère, que l'on pourrait mettre à la place des manquants, pour le nombre, mais non pour la qualité de la culture. Que dire de plus? Grâce à la collecte d'or, on fit rentrer des blés. Ainsi il ne réduisit pas la provision de la Ville et fit servir de la nourriture aux étrangers. Quelle recommandation ce fut auprès de Dieu pour ce très saint vieillard, quelle gloire auprès des hommes ! Voilà un grand homme qui a fait ses preuves en toute vérité, qui a pu dire à l'empereur en toute vérité, en lui montrant les populations de toute une province : Voici tous ceux que je t'ai conservés, voici ceux qui vivent par le bienfait de ton sénat, voici ceux que ta curie a arrachés à la mort. Combien cela fut plus utile que ce qui fut fait récemment à Rome : des gens ont été chassés de la Ville prestigieuse, qui avaient passé là, déjà, la plus grande partie de leur vie ; des gens s'en allèrent en pleurant avec leurs enfants, sur lesquels ils se lamentaient, disant que l'exil aurait dû leur être épargné comme à des citoyens ; les liens d'amitié d'un bon nombre ont été rompus ; des parentés déchirés. Et assurément l'année avait été souriante par sa fertilité, seule la Ville avait besoin de blé importé : on aurait pu être aidé, on pouvait demander du blé aux Italiens dont on bannissait les enfants. Rien de plus laid que cela : repousser l'homme comme étranger et réclamer le blé comme sien. Pourquoi chasses-tu celui qui se nourrit de son propre blé? Pourquoi chasses-tu celui qui te nourrit? Tu retiens l'esclave, mais tu expulses le parent ! Tu reçois le blé, mais tu ne partages pas l'affection ! Tu obtiens de force ta subsistance, mais tu ne paies pas de reconnaissance ! Combien cela est vilain, combien inutile ! Comment en effet peut être utile ce qui ne convient pas ? De quels secours des corporati Rome depuis quelque temps a-t-elle été frustrée ! Il eût été possible de ne pas perdre ces gens et d'échapper à la famine, en attendant les souffles favorables des vents et le convoi des navires escomptés. Combien, en vérité, l'épisode précédent est beau et utile ! Qu'y a-t-il en effet d'aussi convenable et beau que d'aider les indigents grâce à une collecte des riches, de servir aux affamés leur subsistance, de ne laisser la nourriture manquer à personne. Qu'y a-t-il d'aussi utile que de conserver les cultivateurs à la campagne, que de ne pas faire périr le peuple des paysans? Cela donc qui est beau est aussi utile, et ce qui est utile est beau. Et au contraire ce qui n'est pas utile, n'est pas convenable; et d'autre part ce qui n'est pas convenable, cela aussi n'est pas utile. [3,8] Quand nos aïeux auraient-ils pu sortir de la servitude, s'ils n'avaient pas cru que c'était non seulement une chose honteuse, mais encore inutile, que d'être asservis au roi des Égyptiens? Josué aussi et Caleb, qui avaient été envoyés pour reconnaître la terre, annoncèrent que la terre était assurément riche, mais qu'elle était habitée par des races très sauvages. Le peuple, brisé par la terreur d'une guerre, refusait la possession de cette terre. Josué et Caleb qui avaient été envoyés en reconnaissance, s'efforçaient de persuader que la terre était utile : ils estimaient qu'il n'était pas convenable de le céder aux païens, ils choisissaient d'être lapidés, ce dont les menaçait le peuple, plutôt que de renoncer à la beauté morale. D'autres s'efforçaient de dissuader : le peuple se récriait en disant qu'il y aurait la guerre contre des races cruelles et farouches, qu'il leur faudrait s'exposer au combat, que leurs femmes et leurs enfants seraient voués au butin. La colère du Seigneur s'enflamma, au point qu'il voulait tous les anéantir, mais à la prière de Moïse, il modéra sa sentence, différa la punition, jugeant qu'était suffisant un châtiment pour les mécréants : bien qu'il les épargnât pour un temps et ne frappât point les incrédules, toutefois, pour prix de leurs incrédulité, ils ne parviendraient pas à cette terre qu'ils avaient refusée, mais les enfants et les femmes qui n'avaient pas proféré de murmures, excusables qu'ils étaient en raison ou de leur sexe ou de leur âge, atteindraient l'héritage promis de cette terre. Finalement, de tous ceux qui avaient dix-neuf ans et plus, les corps tombèrent au désert, mais la peine des autres fut différée. Quant à ceux qui montèrent avec Josué et estimèrent qu'il fallait dissuader le peuple, sous l'effet d'un grand coup ils moururent aussitôt, tandis que Josué et Caleb, en compagnie de ceux dont l'âge ou le sexe faisaient l'innocence, entrèrent dans la terre de la promesse. Ainsi donc la partie du peuple la meilleure préféra la gloire à la conservation, mais la plus mauvaise, la conservation à la beauté morale. Or la sentence de Dieu approuva ceux qui estimaient que les belles valeurs morales l'emportaient sur les choses utiles, mais elle condamna ceux aux yeux de qui valaient davantage les réalités qui semblaient appropriées à la conservation plutôt qu'à la beauté morale. [3,9] Et ainsi rien de plus hideux que de n'avoir aucun amour de la beauté morale, d'être entraîné par quelque pratique d'un commerce indigne, par un gain honteux, de bouillonner avec un cœur cupide, jours et nuits de béer de convoitise en vue des préjudices à porter au patrimoine d'autrui, de ne pas élever son âme à l'éclat de la beauté morale, de ne pas contempler la beauté du vrai mérite. De là procède la chasse à la quête des héritages que l'on capte en feignant la retenue et la gravité, ce qui s'oppose à la ligne de conduite de l'homme qui est chrétien : en effet à tout ce qui a été obtenu par artifice et arrangé par tromperie, fait défaut le mérite de la simplicité. Chez ceux-mêmes qui n'ont assumé aucun devoir d'un ordre de l'Eglise, on juge inconvenante l'intrigue à la recherche d'un héritage : les gens qui se trouvent à l'extrême fin de leur vie, ont leur propre jugement pour léguer librement ce qu'ils veulent, et par la suite ne sont pas destinés à y apporter des corrections, alors qu'il n'est pas beau moralement de détourner des profits convenables qui sont dus à d'autres ou qui leur ont été préparés, alors qu'il appartient au prêtre comme au ministre d'être utile, si faire se peut, à tous, mais de ne nuire à personne. Finalement, s'il n'est pas possible de venir en aide à l'un sans blesser l'autre, il vaut mieux n'aider aucun des deux que d'accabler l'un. Aussi n'appartient-il pas au prêtre d'intervenir dans les procès d'argent, en lesquels on ne peut empêcher que souvent l'un ne soit blessé, celui qui a perdu, parce qu'il pense avoir perdu en raison d'une faveur du médiateur. Il appartient donc au prêtre de ne nuire à personne, mais de vouloir être utile à tous ; tandis que le pouvoir appartient à Dieu seul. En réalité, à l'occasion d'un procès capital, le fait de nuire à celui que tu dois aider dans le danger, ne va pas sans un grave péché ; mais à l'occasion d'un procès d'argent, rechercher des haines, c'est de la folie ; alors que souvent de graves ennuis arrivent pour sauver un homme, ce en quoi il est glorieux même de s'exposer au danger. Ainsi donc que la règle proposée soit observée, dans le devoir de sa charge, par le prêtre : qu'il ne nuise à personne, pas même eut-il été provoqué et offensé par quelque injustice. C'est un homme de bien en effet qui a dit : « Je jure que je n'ai pas rendu à ceux qui m'ont dispensé des maux ». Quelle gloire y a-t-il en effet si nous ne blessons pas celui qui ne nous a pas blessés? Mais c'est vertu si, blessé, tu pardonnes. Combien ce fut beau moralement que, tout en ayant eu la possibilité de nuire à son royal ennemi, il ait mieux aimé l'épargner ! Combien ce fut utile aussi, car cela profita au successeur, que tous aient appris à garder la fidélité à leur propre roi, à ne pas usurper le pouvoir, mais à le respecter ! Et ainsi, à la fois, la beauté morale fut préférée à l'utilité, et l'utilité suivit la beauté morale. C'est trop peu dire qu'il l'épargna, il y ajouta qu'en outre il s'affligea de sa mort dans la guerre et se lamenta, versant des larmes et disant : « Montagnes qui êtes en Gelboé, que ni la rosée ni la pluie ne tombent sur vous. Montagnes de mort parce qu'ici a été supprimée la défense des puissants, la défense de Saül. Il n'a pas été oint dans l'huile et le sang des blessés, et avec la graisse des combattants. La flèche de Jonathan n'est pas revenue en arrière et l'épée de Saül n'est pas revenue inutile. Saül et Jonathan, beaux et très chers, inséparables dans leur vie, dans la mort aussi n'ont pas été séparés. Plus légers que les aigles, plus puissants que les lions. Filles d'Israël, lamentez-vous sur Saül qui vous vêtait de vêtements écarlates, accompagnés d'une parure pour vous, qui mettait de l'or sur vos vêtements. Comment tombèrent les puissants au milieu de la bataille? Jonathan a été blessé à mort. Je m'afflige sur toi, frère Jonathan, si beau à mes yeux. L'amour de toi avait fondu sur moi comme l'amour des femmes. Comment tombèrent les puissants et furent anéanties les armes désirables ? » Quelle mère pleurerait un fils unique comme cet homme pleura un ennemi ? Qui honorerait l'auteur d'une faveur d'autant de louanges que cet homme honora celui qui attentait à sa vie ? Avec quelle piété il s'affligea, avec combien d'affection il se plaignit ! Les montagnes se desséchèrent sous l'effet de la malédiction prophétique et la puissance divine accomplit la sentence de celui qui maudissait. Et ainsi devant le spectacle de la mort du roi, les éléments acquittèrent une peine. Qu'advint-il en vérité au saint Naboth, quelle fut la cause de sa mort, si ce n'est la considération de la beauté morale ? De fait, alors que le roi lui demandait sa vigne, promettant qu'il lui donnerait de l'argent, Naboth refusa un marché inconvenant en échange de l'héritage paternel et il aima mieux, au prix de la mort, éviter une vilenie de cette sorte : « Le Seigneur ne me fasse pas que je te donne l'héritage de mes pères », c'est-à-dire qu'un si grand déshonneur ne m'advienne pas, que Dieu ne permette pas que me soit arrachée de force une si grande infamie. Il ne dit pas cela de vignes, évidemment, et Dieu en effet ne se soucie pas de vignes ni d'une surface de terre, mais il parle du droit de ses pères. Il aurait pu, évidemment, recevoir une autre vigne prise sur les vignes du roi, et être son ami ; or en ce cas on juge d'ordinaire l'utilité de ce monde, point du tout médiocre. Mais ce qui était vilain, Naboth jugea que cela ne paraissait pas utile et il aima mieux aller au devant du danger et de la beauté morale, qu'au devant de l'utilité et du déshonneur ; je parle de l'utilité au sens vulgaire et non de celle où réside aussi l'agrément de la beauté morale. Finalement le roi lui-même aussi aurait pu obtenir par la force cette vigne, mais il pensait que c'était du cynisme, mais il s'affligea de la mort de Naboth. Le Seigneur également annonça que serait punie d'un juste châtiment la cruauté de la femme qui, oublieuse de la beauté morale, préféra la vilenie du profit. Vilaine est ainsi toute tromperie. En effet, même en des choses sans importance, détestables sont la fausseté de la balance et la mesure trompeuse. Si sur le marché des choses qui se vendent, dans la pratique des échanges commerciaux, on punit la tromperie, peut-elle paraître irréprochable au milieu des devoirs des vertus ? Salomon s'écrie : « Grand et petit poids, doubles mesures sont choses ignobles aux yeux du Seigneur ». Il dit aussi plus haut : « La balance infidèle est une abomination pour le Seigneur, mais le juste poids lui est agréable ». [3,10] Ainsi donc en toutes choses, la loyauté est bienséante, la justice agréable, la mesure de l'équité plaisante. Pourquoi parler de tous les autres contrats et surtout de l'achat de biens immeubles ou bien des transactions et des pactes ? N'existe-t-il pas des règles stipulant que la fraude est exclue et que celui dont la fraude aura été découverte, sera soumis à une double réparation ? Ainsi donc partout la considération de la beauté morale l'emporte qui proscrit la fraude, rejette la tromperie. Aussi David a-t-il énoncé à bon droit, de façon générale, sa pensée en disant : « Et il n'a pas fait de mal à son prochain ». C'est pourquoi non seulement dans les contrats — en lesquels on ordonne de révéler jusqu'aux défauts des biens qui sont vendus ; et si le vendeur ne les a pas déclarés, le vendeur eut-il transféré ces biens en la propriété de l'acheteur, les contrats sont nuls par l'effet de la fraude — mais encore de façon générale en toutes choses, la fraude doit être exclue : il faut étaler la franchise, déclarer la vérité. Or cette ancienne, je ne dis pas règle des juristes, mais pensée des patriarches sur la fraude, la divine Ecriture l'a visiblement exprimée dans le livre de l'Ancien Testament qui s'intitule Livre de Josué. En effet le bruit s'étant répandu à travers les nations que la mer avait été asséchée au passage des Hébreux, que l'eau avait coulé de la pierre , que, venue du ciel, une nourriture quotidienne était servie en abondance pour tant de milliers d'hommes du peuple d'Israël, que s'étaient écroulés les murs de Jéricho, ébranlés par le son des trompettes sacrées et par le choc du cri de guerre du peuple, que le roi de Gat aussi avait été vaincu et pendu au gibet jusqu'au soir, les Gabaonites, redoutant une troupe solide, vinrent en feignant par ruse, d'être originaires d'une terre lointaine, d'avoir au cours d'un long voyage, déchiré leurs chaussures, usé les surtouts qui couvraient leurs vêtements, dont ils montraient les signes de vétusté : or, disaient-ils, la raison d'une si grande fatigue était leur désir d'obtenir la paix et d'entrer en relations d'amitié avec les Hébreux ; et ils se mirent à solliciter Josué de constituer avec eux une alliance. Et parce qu'il était encore dans l'ignorance des lieux et n'était pas informé sur leurs habitants, il ne reconnut pas leurs tromperies et ne consulta pas Dieu, mais les crut aisément . La loyauté chez les Hébreux était à ce point sacrée en ces temps, qu'ils ne croyaient pas que des gens pussent tromper. Qui reprocherait cela aux saints qui jugent tous les autres d'après leur propre disposition d'âme ? Et parce qu'ils ont la vérité pour amie, ils pensent que personne ne ment, ils ignorent ce que c'est que tromper, ils croient volontiers ce qu'ils sont eux-mêmes et ne peuvent avoir le soupçon de ce qu'ils ne sont pas. D'où le mot de Salomon : « L'innocent croit à toute parole ». Il ne faut pas blâmer leur confiance, mais louer leur bonté. Ignorer ce qui peut nuire, c'est cela être innocent : fut-il circonvenu par quelqu'un, néanmoins il a de tous bonne opinion, celui qui estime que la loyauté existe chez tous. Ainsi donc cette générosité de son âme l'inclinant à les croire, Josué arrangea une convention, accorda la paix, constitua une alliance. Mais quand on arriva sur leurs terres, la tromperie fut découverte, en ce que, alors qu'ils étaient voisins, ils ont feint qu'ils étaient étrangers ; le peuple des pères se mit donc à s'indigner de qu'il avait été circonvenu. Josué cependant n'estima pas devoir revenir sur la paix qu'il avait accordée, parce qu'elle avait été constituée sous la foi sacrée du serment ; il ne voulait pas, en dénonçant la déloyauté d'autrui, manquer lui-même à la loyauté. Il les punit cependant en les soumettant à un fort vil service. Sentence d'une fort grande douceur, mais d'une fort longue durée : le châtiment de la vieille supercherie demeure en effet par les devoirs qu'il impose, étant représenté par un service héréditaire jusqu'à ce jour. [3,11] Pour moi, je ne relèverai pas, dans l'accès aux héritages, les claquements de doigts et les danses du légataire tout nu — car ce sont choses qui sont connues jusque dans la foule — ni non plus les ressources apprêtées d'un simulacre de pêche afin d'allécher les dispositions de l'acheteur. Pourquoi en effet s'est-il trouvé si amateur de profusion et de plaisirs qu'il fut victime d'une tromperie de cette sorte ? Quelle raison y a-t-il pour moi de traiter de ce coin agréable et retiré, à Syracuse, et de l'astuce de cet homme de Sicile ? Il avait trouvé quelque étranger et ayant appris qu'il était en quête de jardins à vendre, il le pria à dîner dans ses jardins ; l'invité accepta, vint le lendemain ; il y tomba sur une grande foule de pêcheurs, sur un festin abondamment garni de mets recherchés, et, à la vue des convives, aménagée devant les jardins, sur des pêcheurs, là où jamais auparavant ils ne jetaient leurs filets : chacun à l'envi offrait aux dîneurs ce qu'il avait pris; les poissons étaient apportés sur la table, fouettaient en sautant la figure des banqueteurs. L'hôte de s'étonner d'une si grande abondance de poissons et du nombre de si grandes barques. On répond à sa question qu'il y a là une pièce d'eau, qu'à cause de l'eau douce les poissons s'y rassemblent innombrables. Bref, l'homme amène son hôte à lui arracher ses jardins : voulant vendre il se fait contraindre, avec peine il en reçoit le prix. Le jour suivant, l'acheteur vient aux jardins avec des amis, ne trouve aucun bateau. Quand il s'enquiert pour savoir si par hasard il y avait, ce jour-là, quelque fête chômée pour les pêcheurs, on lui répond que non et qu'ils n'ont jamais l'habitude, à l'exception du jour précédent, de pêcher là. Quelle autorité a-t-il pour dénoncer la fraude, celui qui a pu saisir l'appât si laid des plaisirs ? Celui en effet qui accuse autrui de péché, doit être lui-même exempt de péché. Je n'en appellerai donc pas à des balivernes de ce genre pour appuyer sur ce point l'autorité de la censure de l'Église qui, d'une manière générale, condamne toute recherche d'un vilain profit et, avec la brièveté condensée de sa parole, proscrit la légèreté et la ruse. Car pourquoi parlerais-je de celui qui, se fondant sur un testament que d'autres, sans doute, ont fait, mais que lui sait faux cependant, revendique pour soi un héritage ou un legs et cherche à tirer profit de la faute d'autrui, alors que même les lois publiques punissent comme coupable d'un forfait celui qui use sciemment d'un faux testament ? Or la règle de la justice est claire : ce qui s'écarte du vrai ne convient pas à l'homme de bien, et aussi, d'infliger un dommage injuste à personne, ni non plus ajouter quelque fraude ou arranger quelque tromperie. Quoi de plus manifeste que l'épisode d'Ananie ? Lui qui trompa sur le prix de son champ que lui-même avait vendu, et déposa aux pieds des apôtres une partie du prix comme étant le montant de la somme totale, il périt en qualité de coupable d'une tromperie, Il lui eût été permis, bien sûr, de ne rien offrir et il l'eût fait sans tromperie. Mais parce qu'il y mêla la tromperie, il ne remporta pas la gratitude pour sa générosité, mais acquitta le châtiment pour sa supercherie. Le Seigneur aussi, dans l'Evangile, repoussait ceux qui s'approchaient de lui avec des dispositions de fraude, en leur disant : « Les renards ont des tanières », parce qu'il nous ordonne de vivre dans la simplicité du cœur et l'innocence. David également déclare : « Comme un rasoir effilé tu as accompli la fraude », accusant le traître de malice, du fait qu'un instrument de ce genre est employé pour la toilette de l'homme et bien souvent l'écorche. Il s'agit donc du cas où quelqu'un donne l'apparence de la faveur et ourdit la fraude, à l'exemple du traître, pour livrer à la mort celui qu'il devrait protéger; on en juge d'après la comparaison de cet instrument qui blesse, d'ordinaire, par la faute d'un esprit enivré et d'une main hésitante. De même, cet homme, enivré du vin de la méchanceté, livra-t-il à la mort par une dénonciation traîtresse et fatale, le prêtre Abimelech du fait qu'il avait reçu, au titre de l'hospitalité, le prophète que le roi persécutait, enflammé par les brandons de l'envie. [3,12] Ainsi donc il faut que les dispositions de l'âme soient pures et sincères, afin que chacun énonce une parole sans détours, maintienne son corps dans la sainteté, qu'il ne séduise pas son frère par la duperie des mots, qu'il ne promette rien qui ne soit pas beau, et s'il a promis, il serait plus supportable de ne pas accomplir la promesse, que d'accomplir ce qui serait laid. Souvent bien des gens se lient eux-mêmes par l'engagement d'un serment, et quand eux-mêmes ont appris qu'il n'aurait pas fallu promettre, cependant, par considération de l'engagement, ils accomplissent ce qu'ils ont garanti ; comme plus haut nous l'avons écrit au sujet d'Hérode qui promit vilainement une récompense à une danseuse et s'acquitta cruellement : vilaine chose que de reçu, au titre de l'hospitalité, le prophète que le roi persécutait, enflammé par les brandons de l'envie. Ainsi donc il faut que les dispositions de l'âme soient pures et sincères, afin que chacun énonce une parole sans détours, maintienne son corps dans la sainteté, qu'il ne séduise pas son frère par la duperie des mots, qu'il ne promette rien qui ne soit pas beau, et s'il a promis, il serait plus supportable de ne pas accomplir la promesse, que d'accomplir ce qui serait laid. Souvent bien des gens se lient eux-mêmes par l'engagement d'un serment, et quand eux-mêmes ont appris qu'il n'aurait pas fallu promettre, cependant, par considération de l'engagement, ils accomplissent ce qu'ils ont garanti ; comme plus haut nous l'avons écrit au sujet d'Hérode qui promit vilainement une récompense à une danseuse et s'acquitta cruellement : vilaine chose que de promettre un royaume pour une danse ; cruelle chose que d'accorder la mort d'un prophète pour le respect du serment. Combien le parjure eut-il été plus supportable qu'un tel engagement ! Si toutefois on pouvait appeler parjure ce qu'un homme enivré avait juré parmi les vins, ce qu'un efféminé avait proclamé parmi les choeurs de danse. On apporte sur un plateau la tête du prophète, et on tint pour fidélité à sa parole ce qui était de l'égarement. Jamais non plus on ne m'amènera à croire que ce ne fut pas une imprudence, de la part du chef Jephté, d'avoir promis d'immoler au Seigneur quoi que ce fût qui, à son retour, se présenterait à lui, sur le seuil de sa maison ; aussi bien lui-même se repentit de son voeu après que sa fille se fut présentée à lui. Finalement il déchira ses vêtements et dit : « Malheur à moi ! ma fille, tu t'es mise en travers de mes pas, tu m'es devenue un aiguillon de douleur ». Et bien qu'avec piété, dans la crainte et l'effroi, il eût satisfait à la cruauté d'un acquittement rigoureux, cependant ce Jephté institua et laissa après lui une lamentation annuelle à célébrer, même par la postérité. Rigoureuse promesse, plus cruel acquittement dont fut dans la nécessité de se lamenter celui-là même qui l'accomplit ! Finalement, il y eut une règle et un principe en Israël, jours après jours : « Elles s'en allaient, dit l'Écriture, les filles du peuple d'Israël, se lamentant sur la fille de Jephté de Galaad, durant quatre jours dans l'année ». Je ne puis incriminer un homme qui fut dans la nécessité de satisfaire au voeu qu'il avait fait, mais cependant pitoyable nécessité que celle dont on s'acquitte par le meurtre d'un parent. Il vaut mieux ne pas faire de voeu, que de faire le voeu d'une chose dont celui à qui elle est promise, ne veut pas qu'on s'acquitte envers lui. Ainsi nous avons un exemple en la personne d'Isaac à la place de qui le Seigneur décréta que lui fût immolé un bélier. Il ne faut donc pas toujours acquitter toutes les promesses, Ainsi le Seigneur lui-même fréquemment change sa façon de voir, comme l'indique l'Ecriture. De fait, dans ce livre qui s'intitule Les Nombres, il s'était proposé de frapper à mort et d'anéantir le peuple, mais ensuite, à la prière de Moïse, il se réconcilia avec son peuple. Et de nouveau il dit à Moïse et Aaron : « Séparez-vous du milieu de cette assemblée et je les exterminerai tous à la fois ». Or ceux-ci s'écartèrent de la réunion et ce furent les impies Dathan et Abiron, soudain, que la terre rompue par la déchirure d'une crevasse, engouffra. Cet exemple relatif à la fille de Jephté est plus remarquable et plus ancien que celui que l'on tient pour mémorable chez les philosophes, qui est relatif à deux pythagoriciens : alors que l'un d'eux avait été condamné à la peine capitale par le tyran Denys, le jour de la mise à mort ayant été notifié, il demanda que lui fût accordée la faveur de se rendre chez lui, afin de recommander les siens; et pour que la confiance en son retour ne fût pas hésitante, il offrit un garant de sa mort, avec cette condition que, si lui-même faisait défaut au jour fixé, son garant reconnût qu'il lui faudrait mourir à sa place. Celui qui était offert ne refusa pas la modalité de l'engagement et, avec fermeté d'âme, attendait le jour de l'exécution. Et ainsi le second ne se déroba pas, mais le premier fit retour au jour dit. Ce qui fut admirable à ce point que le tyran se ménagea l'amitié de ces hommes qu'il mettait en péril. Cela donc qui, chez des hommes en vue et formés, fait l'objet de l'admiration, on le découvre de façon beaucoup plus grande et beaucoup plus brillante, chez la vierge disant à son père qui gémissait : « Traite-moi selon la parole sortie de ta bouche ». Mais elle demanda un délai de deux mois pour tenir dans les montagnes une réunion avec les amies de son âge qui, dans un sentiment de piété, accompagneraient son deuil de vierge promise à la mort. Ni le sanglot de ses amies n'émut la jeune fille, ni leur douleur ne la fléchit, ni leur gémissement ne la retarda, ni le jour ne passa, ni l'heure ne lui échappa. Elle revint vers son père, comme si elle revenait pour remplir un vœu ; par sa propre volonté elle força l'hésitation de son père et fit en sorte, par une décision spontanée, que ce qui était un hasard impie, devint un pieux sacrifice. [3,13] Voici que se présente à toi Judith, admirable, elle qui alla trouver un homme redouté des peuples, Holopherne, entouré de son escorte triomphale d'Assyriens. Tout d'abord, elle le frappa par l'agrément de son allure et le charme de son visage, puis elle le circonvint par la distinction de ses propos. Son premier triomphe fut qu'elle ramena sa pudeur intacte de la tente de l'ennemi, le second qu'étant femme, elle remporta la victoire sur un homme, mit en fuite des peuples par sa décision. Les Perses furent horrifiés de son audace. En tout cas, chose que l'on admire chez ces deux pythagoriciens, elle ne s'effraya pas du péril de mort ; mais pas non plus du péril pour sa pudeur, chose qui est plus grave pour les femmes de bien ; elle ne trembla pas, non point devant le coup d'un bourreau, mais pas non plus devant les traits de toute une armée. Elle se tint debout, femme parmi les formations de guerriers, calme devant la mort, parmi les armes victorieuses. Pour autant qu'on considère l'importance du péril, elle marcha à la mort ; mais pour autant qu'on considère la foi, elle marcha au combat. Ainsi donc, c'est la beauté morale que poursuivit Judith et, en la poursuivant, elle trouva l'utilité. Il appartenait en effet à la beauté morale d'empêcher que le peuple de Dieu ne se rendît aux impies, qu'il ne livrât les cultes de ses pères et les mystères, qu'il ne soumît la consécration des vierges, la dignité des veuves, la pudeur des matrones à la luxure des barbares, qu'il n'interrompît le siège par la reddition ; il appartenait à la beauté morale de préférer s'exposer pour tous au péril, afin de les tirer tous du péril. Comme il est grand le prestige de la beauté morale pour qu'une femme revendiquât pour elle-même la décision sur les plus hautes affaires, sans la confier aux chefs du peuple ! Comme il est grand le prestige de la beauté morale pour qu'elle présumât de l'aide de Dieu ! Comme elle est grande la grâce de la trouver ! [3,14] En vérité, que poursuivit Elisée si ce n'est la beauté morale? Ce jour-là il amena captive, dans Samarie, l'armée de Syrie — qui était venue pour le cerner, dont il avait couvert les yeux de cécité — et il dit : « Seigneur, ouvre leurs yeux pour qu'ils voient ». Aussi comme le roi d'Israël voulait frapper ceux qui étaient entrés et qu'il demandait que la faculté lui en fût accordée par le prophète, celui-ci répondit qu'il ne fallait pas frapper des hommes qu'il n'avait pas faits prisonniers de sa main et par les armes de la guerre, mais qu'il fallait plutôt les aider par un secours en vivres. Finalement, restaurés par d'abondantes victuailles, jamais par la suite, les brigands syriens ne pensèrent à revenir sur la terre d'Israël. Combien cette attitude est plus haute que cette autre des Grecs : alors que deux peuples luttaient l'un contre l'autre, pour la gloire et la domination , et que l'un d'eux avait la possibilité de détruire par le feu, secrètement, les navires de l'autre peuple, il crut que l'action était laide et il aima mieux avoir moins de pouvoir, en respectant la beauté morale, que plus de pouvoir en consentant à la laideur de l'acte. Et ces hommes, assurément, ne pouvaient, sans infamie, accepter d'abuser par cette tromperie ceux qui, pour achever la guerre contre les Perses, s'étaient réunis en coalition : certes, ils pourraient nier cette tromperie, ils ne pourraient pas cependant, ne pas en rougir. Elisée, lui, à l'égard d'hommes qui, certes, n'avaient pas été abusés par tromperie, mais frappés par la puissance du Seigneur, aima mieux cependant les sauver que les anéantir : il était convenable, à son avis, d'épargner l'ennemi et d'accorder à l'adversaire une vie qu'il aurait pu lui enlever s'il ne l'avait épargné. Ainsi donc il est clair que ce qui est convenable est toujours utile. De fait, la sainte Judith, par le mépris qui convenait de son propre salut, interrompit le péril du siège, et par la beauté morale de sa conduite personnelle, obtint l'utilité de tout le peuple ; quant à Elisée, il pardonna avec plus de gloire qu'il ne vainquit, et sauva les ennemis avec plus d'utilité qu'il ne les avait faits prisonniers. Mais Jean eut-il autre chose en vue, sinon la beauté morale, pour ne pouvoir supporter, même chez un roi, un mariage qui n'était pas beau, lorsqu'il dit : « Il ne t'est pas permis d'avoir cette femme comme épouse » ? Il aurait pu se taire s'il n'avait jugé disconvenant pour lui, par crainte de la mort, de ne pas dire la vérité, de faire fléchir pour le roi l'autorité de l'Ecriture, de voiler sous l'adulation, la pensée que, de toute façon, il était promis à la mort, parce qu'il s'opposait au roi. Mais il préféra la beauté morale à son salut. Et cependant, quoi de plus utile que ce qui apporta au saint homme la gloire de sa passion? La sainte Suzanne aussi, quand la terrible menace d'un faux témoignage lui eut été signifiée, alors qu'elle se voyait pressée d'un côté par le danger, de l'autre par le déshonneur, aima mieux échapper au déshonneur par une belle mort, que de subir et de supporter une vie laide par souci de son salut. Et ainsi en se tournant vers la beauté morale, elle conserva même sa vie ; or si elle avait choisi de préférence ce qui lui semblait être utile à la vie, elle n'aurait pas remporté une si grande gloire; bien plus, peut-être n'aurait-elle pas évité — ce qui était non seulement inutile mais encore dangereux — le châtiment du crime. Nous observons donc que ce qui est laid ne peut être utile, ni inversement ce qui est beau, inutile, parce que l'utilité est toujours associée à la beauté morale et la beauté morale à l'utilité. [3,15] Les rhéteurs rapportent comme une chose mémorable le fait qu'un général romain, alors que le médecin d'un roi ennemi était venu à lui, en offrant d'administrer du poison au roi, l'envoya enchaîné à l'ennemi. Et ce fut en vérité chose remarquable que celui qui avait entrepris de rivaliser de courage, ne voulut pas vaincre par la tromperie. En effet il ne mettait pas la beauté morale dans la victoire, mais il proclamait d'avance comme laide, la victoire elle-même si elle n'avait été recherchée par la beauté morale. Revenons à notre Moïse et tournons-nous vers des faits antérieurs pour montrer que plus ils sont prestigieux, plus ils sont anciens. Le roi d'Egypte ne voulait pas laisser partir le peuple de nos pères. Moïse dit au prêtre Aaron d'étendre sa verge sur toutes les eaux de l'Egypte. Aaron l'étendit et l'eau du fleuve fut changée en sang et personne ne pouvait boire d'eau et tous les Égyptiens périssaient de soif, mais les courants d'eau pure abondaient pour nos pères. Ils jetèrent de la cendre vers le ciel et il se produisit des ulcères et des pustules brûlantes sur les hommes et les quadrupèdes. Ils firent tomber la grêle avec un brillant éclair : et toutes choses sur terre avaient été broyées. Moïse pria et tout l'ensemble des êtres retrouva son agrément : la grêle s'arrêta, les ulcères se guérirent, les fleuves fournirent les breuvages accoutumés. De nouveau la terre avait été couverte d'obscures ténèbres, pendant trois jours, depuis que Moïse avait levé la main et répandu les ténèbres. Tout premier né d'Egypte mourait alors que toute progéniture des Hébreux restait hors d'atteinte. Moïse sollicité de mettre fin à ces calamités aussi, pria et l'obtint. En ce général il faut vanter le fait qu'il se garda de participer à la tromperie ; en notre Moïse ce fut une chose admirable, qu'il détournât aussi par sa vertu personnelle, même d'un ennemi, les châtiments brandis par Dieu : il était en vérité, comme il est écrit, extrêmement doux et paisible. Il savait que le roi ne respecterait pas la fidélité à sa promesse, cependant il jugeait beau moralement, ayant été sollicité, de prier, ayant été offensé, de bénir, ayant été attaqué, de pardonner. Il jeta sa verge, et il se fit un serpent qui dévora les serpents des Egyptiens, pour signifier que le Verbe se ferait chair qui éliminerait les venins du serpent cruel par la rémission et le pardon des péchés. La verge est en effet le Verbe, droit, royal, plein de puissance ; la marque du pouvoir. La verge se fit serpent parce que celui qui était le Fils de Dieu, né de Dieu le Père, s'est fait Fils de l'homme, né de la Vierge; lui qui, élevé sur la croix comme le serpent, répandit un remède sur les blessures des hommes. C'est pourquoi le Seigneur lui-même dit : « De même que Moïse éleva le serpent au désert, de même faut-il que le Fils de l'homme soit élevé ». Enfin se rapporte aussi au Seigneur Jésus le second prodige que fit Moïse : « Il mit sa main dans la poche de son vêtement et la présenta et sa main se fit comme neige. De nouveau, il la mit dans son vêtement et la présenta et elle avait comme l'apparence de la chair humaine », pour signifier le Seigneur Jésus, d'abord l'éclat de la divinité, ensuite le fait d'assumer la chair, et c'est la foi en laquelle il faudrait que croient les nations et tous les peuples. C'est à juste titre qu'il mit sa main, parce que la droite de Dieu est le Christ, en la divinité et l'incarnation de qui, celui qui ne croit pas est châtié comme réprouvé ; ainsi ce roi : parce qu'il ne crut pas à des prodiges évidents, châtié par la suite, il priait pour mériter sa grâce. Combien donc doit être grand l'attachement à la beauté morale, ces faits, d'une part, en sont la preuve, et d'autre part, celui-ci surtout que Moïse s'offrait pour le peuple : il demandait que Dieu pardonnât au peuple ou au moins qu'il le rayât lui-même, Moïse, du livre des vivants. [3,16] Tobit aussi, de façon fort évidente, représenta l'image de la beauté morale, alors qu'il laissait son repas pour ensevelir les morts et invitait les indigents à partager la nourriture de sa pauvre table. Ce fut le cas surtout de Raguel, lui qui, par considération de la beauté morale, alors qu'on lui demandait de donner sa fille en mariage, ne taisait pas non plus ses défauts, de peur de paraître tromper le prétendant par son silence. Aussi, alors que Tobie le fils demandait qu'il lui donnât la jeune fille, Raguel répondit qu'assurément, d'après la loi, elle lui était due, comme à son parent, mais qu'il l'avait déjà donnée à six maris et que tous étaient morts. Aussi, homme juste, avait-il plus de craintes pour les autres et préférait-il que sa fille lui restât, sans être mariée, plutôt que de mettre en péril des étrangers, à cause de ses noces. Comme il résolut vite toutes les questions des philosophes ! Ceux-ci traitent des défauts des maisons, pour savoir si ces défauts paraissent devoir être cachés ou révélés par le vendeur ; notre homme estima devoir ne pas cacher les défauts, même de sa fille. Et assurément ce n'était pas lui qui cherchait à la donner en mariage, mais on l'en priait. Combien cet homme, en tout cas, était plus attaché à la beauté morale que ces philosophes, nous n'en pouvons douter, si nous comparons combien l'intérêt d'une fille l'emporte sur l'argent d'un bien que l'on vend. [3,17] Considérons un autre exemple : accompli en vue de la captivité, il atteignit la plus haute convenance de la beauté morale. Aucune adversité en effet n'entrave la beauté morale qui, à cette occasion, se dresse et domine plus que dans la prospérité. C'est pourquoi au milieu des chaînes, au milieu des armes, des flammes, de la servitude — qui pour des hommes libres est plus accablante que tout supplice — au milieu des affres des mourants, des ruines de la patrie, de l'épouvante des hommes, du sang des victimes, le souci de la beauté morale cependant ne quitta pas nos aïeux, mais au milieu des cendres et de la poussière de la patrie détruite, ce souci resplendit et brilla dans leurs pieuses dispositions. De fait, alors qu'on emmenait en Perse nos pères, qui étaient alors les adorateurs du Dieu tout-puissant, les prêtres du Seigneur prirent le feu de l'autel et le cachèrent secrètement dans une vallée. Il y avait là une sorte de puits ouvert, peu fréquenté du fait du retrait de l'eau et non ouvert à l'usage de la population, dans un endroit inconnu et dérobé aux témoins ; c'est là qu'ils déposèrent le feu, caché à la fois par un signe sacré et par le silence. Ces hommes n'eurent pas la préoccupation d'enfouir de l'or, de cacher de l'argent, pour les conserver à leurs descendants ; mais, dans l'extrémité où ils se trouvaient, gardant le souci de la beauté morale, ils pensèrent devoir conserver le feu sacré pour éviter ou bien que des impurs ne le souillassent, ou bien que le sang des défunts ne l'éteignît, ou bien qu'un amas de décombres informes ne le supprimât. Et ainsi ils s'en allèrent en Perse, avec la liberté de leur seule religion, puisque, seule, elle ne put leur être arrachée par la captivité. Mais après un très long temps, quand il plut à Dieu, celui-ci donna au roi des Perses la pensée d'ordonner la restauration du temple, en Judée, et le rétablissement des cérémonies prescrites par la loi, à Jérusalem. Et en vue de cette tâche, le roi des Perses envoya le prêtre Néhémie. Mais celui-ci emmena avec lui les petits-fils de ces prêtres qui, sur le point de s'éloigner de la terre de leurs pères, avaient caché le feu sacré pour qu'il ne fût pas détruit. Mais quand ils arrivèrent, ainsi que l'a rapporté le récit des pères, ils ne trouvèrent pas de feu, mais de l'eau. Et comme le feu manquait pour embraser les autels, le prêtre Néhémie leur enjoignit de puiser l'eau, de la lui apporter et de la répandre sur le bois. Alors, chose admirable à voir, bien que le ciel fût un tissu de nuages, le soleil soudain brilla, un grand feu s'alluma, en telle sorte que tous, à l'occasion d'une grâce aussi évidente du Seigneur, frappés de stupeur devant le fait, étaient inondés de joie. Néhémie priait, les prêtres chantaient un hymne à Dieu. Et lorsque le sacrifice fut consumé, Néhémie ordonna de nouveau d'inonder de grandes pierres avec l'eau qui restait ; cela fait, la flamme s'alluma, mais la lumière qui brillait venant de l'autel fut aussitôt absorbée. La chose lui ayant été révélée par un rapport, le roi des Perses fit faire un temple à l'endroit où le feu avait été caché et où ensuite l'eau fut trouvée, temple auquel on apportait des dons très nombreux. Ceux qui se trouvaient avec le saint Néhémie appelèrent ce temple « Epathar », terme qui a le sens de purification ; le plus grand nombre le nomme «Naphte». On trouve dans les écrits du prophète Jérémie qu'il ordonna de prendre du feu, à ceux qui viendraient ensuite. Ce feu est celui qui tomba sur le sacrifice de Moïse et le consuma, selon qu'il est écrit : « Le feu sortit du Seigneur et consuma l'ensemble des holocaustes qui étaient sur l'autel ». Il fallait que le sacrifice fût sanctifié par ce feu, et c'est pourquoi, en ce qui concerne les fils d'Aaron, qui voulurent introduire un tout autre feu, de nouveau le feu sortit du Seigneur et les consuma, si bien que, morts, ils furent rejetés hors du camp. Or venant en cet endroit, Jérémie découvrit une maison en forme de caverne ; il y porta la tente, l'arche et l'autel de l'encens, et boucha l'entrée. Lorsque ceux qui étaient venus avec lui la recherchèrent fort attentivement, afin de repérer pour eux-mêmes l'endroit, ils ne purent en aucune manière le reconnaître et le découvrir. Mais quand Jérémie apprit qu'ils avaient cherché à l'atteindre, il dit : « L'endroit sera inconnu jusqu'à ce que Dieu rassemble l'assemblée de son peuple et devienne favorable. Alors Dieu montrera tout cela et la majesté du Seigneur apparaîtra. » [3,18] L'assemblée du peuple, nous l'avons, la faveur du Seigneur notre Dieu, nous la reconnaissons, elle qu'obtint l'intercesseur en notre faveur dans sa passion. Je pense que nous ne pouvons pas non plus ne pas connaître ce feu alors que nous avons lu que le Seigneur Jésus baptise dans l'Esprit-Saint et le feu, comme Jean l'a dit dans l'Évangile. C'est à juste titre que le sacrifice était consumé puisqu'il était sacrifié pour le péché. Quant à ce feu, il fut la figure de l'Esprit-Saint qui devait descendre après l'Ascension du Seigneur et remettre les péchés de tous, lui qui, à la manière du feu, enflamme l'âme et l'esprit du fidèle. C'est pourquoi Jérémie dit après avoir reçu l'Esprit : « Et ce fut dans mon cœur comme un feu ardent qui portait la flamme dans mes os, et je fus disloqué de partout et je ne puis le supporter ». Mais aussi dans les Actes des Apôtres nous lisons que, lorsque l'Esprit fut tombé sur les apôtres et sur beaucoup qui attendaient les promesses du Seigneur, des langues furent dispersées comme du feu. Finalement, l'âme de chacun était échauffée à ce point que l'on croyait gorgés de vin, ceux qui avaient reçu le don de parler diverses langues. Que signifie donc le fait que le feu devint de l'eau et que l'eau alluma du feu, si ce n'est que la grâce de l'Esprit brûle par le feu et purifie par l'eau nos péchés ? Le péché est lavé en effet et brûlé. C'est pourquoi aussi l'apôtre dit : « Ce qu'est l'œuvre de chacun, le feu l'éprouvera » et ensuite : « Si l'œuvre d'aucun brûle, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, toutefois comme à travers le feu ». Or nous avons établi cela à cette fin de prouver que les péchés sont brûlés par le feu. Il est donc acquis que ce feu est vraiment un feu sacré qui descendit alors sur le sacrifice, en figure de la rémission à venir des péchés. Ainsi donc ce feu est caché au temps de la captivité, où règne la faute, mais au temps de la liberté il est produit au grand jour. Et bien que changé dans l'apparence de l'eau, il conserve cependant la nature du feu pour consumer le sacrifice. Et ne t'étonne pas en lisant que Dieu le Père a dit : « Je suis un feu qui consume » et ailleurs : « Ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive ». Lui aussi le Seigneur Jésus, comme un feu, enflamme les cœurs de ceux qui l'écoutent, et comme une source, les rafraîchit ; de fait, lui-même dans son Evangile dit qu'il est venu à cette fin d'apporter le feu sur la terre et de servir un breuvage d'eau vive à ceux qui ont soif. Au temps d'Elie aussi, le feu descendit lorsqu'il défia les prophètes des païens, d'embraser l'autel sans y porter le feu. Après que ceux-ci n'avaient pu le faire, lui-même arrosa d'eau sa victime par trois fois, l'eau se répandait à l'entoure de l'autel, il éleva la voix, le feu du Seigneur tomba du ciel et consuma l'holocauste . Tu es cette victime. Examine en silence chaque élément : c'est sur toi que descend la chaleur de l'Esprit-Saint, c'est toi qu'elle paraît brûler en consumant tes péchés. Car le sacrifice qui fut consumé au temps de Moïse, était un sacrifice pour le péché. C'est pourquoi Moïse dit, comme il est écrit dans le livre des Macchabées : pour la raison que ne fut pas mangé ce qui était sacrifice pour le péché, cela fut consumé. Lorsque dans le sacrement de baptême l'homme extérieur tout entier périt, ne te semble-t-il pas qu'il est consumé ? Notre vieil homme a été fixé à la croix , crie l'apôtre. Ici, comme te l'enseignent les préfigurations que sont les pères, l'Egyptien est englouti, mais l'Hébreu se relève, renouvelé par le Saint-Esprit, peuple hébreu qui a passé à pied, sans encombre, même à travers la mer Rouge où les pères furent baptisés sous la nuée et dans la mer. Dans le déluge aussi, au temps de Noé, toute chair mourut ; le juste cependant fut sauvé avec sa descendance. L'homme n'est-il pas consumé lorsque l'être mortel est détaché de la vie ? Car l'homme extérieur se corrompt, mais l'homme intérieur se renouvelle. Et ce n'est pas seulement dans le baptême, mais encore dans la pénitence que s'accomplit la perte de la chair au profit de l'esprit, comme nous l'enseigne l'autorité apostolique par ces mots de saint Paul : « J'ai jugé comme si j'étais présent celui qui a agi ainsi, décidant de livrer ce genre d'homme à Satan pour la perte de sa chair, afin que l'esprit soit sauvé au jour de Notre Seigneur Jésus Christ. Nous avons fait, semble-t-il, une bien longue digression pour admirer le mystère, en nous appliquant à découvrir plus pleinement l'enseignement révélé : celui-ci est plein de beauté morale jusqu'à ce point qu'il est plein de sens religieux. [3,19] Quel grand souci de la beauté morale eurent nos ancêtres ! À ce point qu'ils poursuivirent, par la guerre, la vengeance de l'outrage subi par une seule femme, outrage que lui avait infligé la turpitude d'hommes sans retenue ; et qu'après avoir vaincu le peuple de la tribu de Benjamin, ils firent serment de ne pas donner en mariage leurs propres filles à ces hommes. La tribu serait restée sans aucun soutien d'une postérité, si elle n'avait reçu la permission d'une indispensable tromperie. Cette concession cependant n'est pas exempte, semble-t-il, du châtiment opportun de leur manque de retenue, puisque cela seulement leur fut autorisé : de prendre des épouses par un rapt, mais non pas par l'engagement du mariage. Et en vérité c'était chose méritée que les mêmes hommes qui avaient rompu l'union d'autrui, fussent privés de la cérémonie du mariage. Histoire, d'autre part, combien digne de pitié ! Un homme, dit l'Écriture, un lévite, avait pris une épouse — elle est, je pense, appelée concubine, de concubitus, du fait qu'elle partageait son lit — qui, quelque temps après, mécontente de certaines choses, comme il arrive d'ordinaire, se rendit chez son père et y fut quatre mois. Son mari se leva et partit pour la maison de son beau-père afin de rentrer en grâce avec son épouse, de l'inviter à revenir et de la ramener ; la femme vint au devant de lui et fit entrer son mari dans la maison de son père. Le père de la jeune femme s'en réjouit, vint à sa rencontre et se tint avec lui pendant trois jours : ils mangèrent et se reposèrent. Le jour suivant, le lévite se leva à l'aube ; il fut retenu par son beau-père, si bien qu'il n'abandonna pas si vite l'agrément de sa compagnie. Un second et un troisième jour, le père de la jeune femme ne permit pas à son gendre de partir, avant que la joie entre eux et tout agrément ne fussent à leur comble. Mais le septième jour, alors que déjà le jour déclinait à l'approche du soir, après des agapes et de joyeuses compagnies, bien qu'il prétextât la proximité immédiate de la nuit pour estimer qu'il fallait reposer chez les siens plutôt que chez des étrangers, il ne put retenir son gendre et le laissa partir en même temps que sa fille. Mais lorsqu'un certain parcours eut été accompli, bien que le soir désormais plus proche fût pressant et qu'on fût arrivé à proximité de la ville des Jébuséens, malgré l'avis du petit serviteur proposant que son maître fît un détour pour y aller, son maître n'accepta pas parce que cette ville n'appartenait pas aux fils d'Israël ; mais il entreprit de parvenir jusqu'à Gabaa qui était habitée par le peuple de la tribu de Benjamin. Il ne se trouvait personne pour leur donner, à leur arrivée, l'hospitalité, si ce n'est un homme qui était étranger et d'âge avancé. Or cet homme les ayant aperçus et ayant interrogé le lévite : « Où vas-tu ? ou bien d'où viens-tu? » celui-ci répondit qu'il était en voyage, qu'il regagnait la montagne d'Ephraïm et qu'il ne se trouvait personne pour le recueillir ; l'étranger lui offrit l'hospitalité et apprêta le repas. Mais lorsqu'on fut rassasié de manger et que les mets furent retirés, des hommes pernicieux firent irruption, entourèrent la maison. Alors le vieillard offrait à ces hommes criminels sa fille, qui était vierge, et sa compagne du même âge avec qui elle avait l'habitude de se coucher , pourvu que violence ne fût pas faite à son hôte. Mais la raison obtenant trop peu de succès et la violence l'emportant, le lévite céda sa propre épouse : ils la connurent et s'en jouèrent toute la nuit. Vaincue par cette cruauté ou par la douleur de l'outrage, devant la demeure de l'hôte, où son mari était allé loger, elle vint se jeter et rendit le dernier souffle, sauvant, fût-ce par l'ultime don de sa vie, son affection de bonne épouse, afin de réserver à son mari, à tout le moins, la cérémonie de ses obsèques. La chose ayant été connue — pour ne pas m'attarder beaucoup — presque tout le peuple d'Israël s'enflamma pour la guerre et alors que, en raison du résultat douteux, le combat restait incertain, cependant à la troisième phase du combat, le peuple de Benjamin fut livré au peuple d'Israël et, jugé par un arrêt de Dieu, il subit le châtiment de son manque de retenue et fut aussi condamné à ce que personne du peuple d'Israël ne lui donnât, père, sa fille pour épouse, et ceci fut confirmé par l'engagement d'un serment. Mais, au regret d'avoir porté contre leurs frères un arrêt aussi dur, ils en modérèrent la sévérité, en telle sorte que les Benjaminites pussent s'unir en mariage à des vierges orphelines dont les pères avaient été mis à mort à cause d'une faute, ou bien puissent, en recourant au rapt, former une union : car, par le forfait que constitue un délit si vilain — car ils avaient profané le droit conjugal d'autrui — ils montrèrent qu'ils étaient indignes de prétendre au mariage. Mais pour qu'une tribu ne fût pas perdue pour le peuple, la concession d'une tromperie fut accordée. Quel grand souci de la beauté morale eurent donc nos ancêtres, cela ressort de ce que quarante mille hommes dégainèrent l'épée contre leurs frères de la tribu de Benjamin, en voulant venger un outrage à la pudeur, parce qu'on ne supportait pas les profanateurs de la chasteté. Et ainsi en cette guerre, soixante-cinq mille hommes furent tués des deux côtés et des villes brûlées. Et bien que le peuple d'Israël eût d'abord eu le dessous, cependant, pas même ébranlé par la crainte d'une guerre malheureuse, il ne mit pas de côté son tourment de venger la chasteté. Il se ruait au combat, se préparant à laver, fût-ce par son propre sang, la tache de l'infamie qui avait été perpétrée. [3,20] Et qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le peuple de Dieu eût le souci de ce convenable et du beau, puisque même les lépreux, comme nous le lisons dans les Livres des Rois, ne manquèrent pas du sens de la beauté morale ? Il y avait une grande famine à Samarie, parce que l'armée des Syriens l'avait assiégée. Le roi, inquiet, inspectait sur le rempart les sentinelles militaires; une femme l'interpella en disant : Cette femme m'a persuadée d'amener mon fils, je l'ai amené, nous l'avons cuit et nous l'avons mangé ; elle a promis qu'elle aussi ensuite amènerait son fils et qu'ensemble nous mangerions sa chair ; mais maintenant elle a caché son fils et ne veut pas l'amener. Le roi, ému de ce que des femmes s'étaient visiblement repues des cadavres, non seulement d'êtres humains, mais encore de leurs propres enfants qu'elles avaient tués, et bouleversé par l'exemple d'un malheur aussi affreux, fit informer du meurtre le prophète Elisée, parce qu'il croyait qu'il serait en son pouvoir de faire lever le siège et d'éloigner la famine; ou bien pour la raison que le prophète n'avait pas permis au roi de frapper les Syriens sur lesquels il avait répandu la cécité. Elisée était assis avec les anciens, à Bethel, et avant que le messager du roi n'entrât près de lui, il dit aux personnages anciens : « Avez-vous vu que le fils de cet assassin a envoyé me couper la tête ? » Le messager entra et transmit l'ordre du roi à Elisée qui annonçait le péril immédiat pour sa vie. Le prophète lui répondit : « A cette heure, demain, une mesure de fleur de farine vaudra un sicle, et deux mesures d'orge de même, à la porte de Samarie », Et comme le messager envoyé par le roi ne l'avait pas cru et disait : « Si le Seigneur faisait pleuvoir du ciel surabondance de blé, pas même ainsi cela ne pourrait se faire », Elisée lui dit : « Parce que tu n'as pas cru, tu le verras de tes yeux et tu n'en mangeras pas ». Et il se produisit soudain dans le camp syrien comme un fracas de chars et un bruit précipité d'hommes à cheval et un grand bruit de force armée et un énorme vacarme de guerre ; les Syriens crurent que le roi d'Israël avait fait appel, pour une coalition de guerre, au roi d'Egypte et au roi des Amorrhéens ; ils s'enfuirent au petit jour, en abandonnant leurs tentes, parce qu'ils craignaient d'être écrasés par l'arrivée imprévue de nouveaux ennemis et qu'il ne fût pas possible de résister aux forces conjuguées des rois. Le fait était ignoré à Samarie parce que, vaincus par la peur et consumés par la famine, les assiégés n'osaient pas même faire face. Or il y avait quatre lépreux à la porte de la cité, pour qui la vie était un supplice et mourir un gain ; ils se dirent l'un à l'autre : Voici que nous, nous sommes assis ici et mourons. Si nous entrons dans la ville, nous mourrons de faim, si nous demeurons ici, aucun secours pour vivre ne s'offre à nous ; allons au camp syrien : ce sera ou bien l'abrègement de la mort ou bien l'expédient du salut. Ils s'en allèrent donc et pénétrèrent dans le camp : voici que tout était vide d'ennemis. Entrés dans les tentes, tout d'abord ayant découvert des vivres, ils chassèrent leur faim, puis ils pillèrent autant d'or et d'argent qu'ils purent. Et bien qu'ils fussent seuls à tomber sur le butin, ils décidèrent cependant d'annoncer au roi que les Syriens avaient fui : ils estimaient cela beau moralement, plutôt que de retenir l'information et par là favoriser un pillage frauduleux . Sur cette information, le peuple sortit, pilla le camp syrien et l'approvisionnement des ennemis fit l'abondance : il ramena le bon marché du ravitaillement, conformément à la parole du prophète, en telle sorte que la mesure de fleur de farine coûta un sicle et deux mesures d'orge le même prix. Dans cette liesse de la foule, ce messager sur lequel se reposait le roi, écrasé entre ceux qui sortaient de la ville à la hâte et ceux qui rentraient avec allégresse, fut piétiné par la foule et mourut. [3,21] Eh quoi ? la reine Esther, afin d'arracher son peuple au péril, ce qui était convenable et beau, ne s'offrit-elle pas à la mort, sans trembler devant la fureur d'un roi cruel ? Lui-même aussi le roi des Perses, tout sauvage qu'il fût et d'un cœur orgueilleux, jugea si convenable, pour le dénonciateur du guet-apens qui lui avait été préparé, de le payer de reconnaissance et d'enlever un peuple libre à la servitude, de l'arracher à l'extermination et de ne pas épargner celui qui avait conseillé des entreprises si disconvenantes. Finalement bien qu'il le tînt pour le second après lui, pour le premier parmi tous ses amis, le roi l'envoya au gibet, parce que ce roi avait reconnu n'avoir pas été traité selon la beauté morale par les avis fallacieux de cet homme. L'amitié louable est en effet celle qui sauvegarde la beauté morale. Il faut assurément la faire passer avant les richesses, les honneurs, les charges, tandis que d'ordinaire elle ne passe pas avant la beauté morale, mais suit la beauté morale. Telle fut l'amitié de Jonathan qui, par motif de fidélité, n'esquivait ni la disgrâce de son père ni le péril de sa vie. Telle fut l'amitié d'Abimelech qui, pour le motif des devoirs attachés à la faveur de l'hospitalité, estimait devoir risquer la mort pour lui-même, plutôt que la trahison d'un ami en fuite. [3,22] Ainsi donc, il ne faut rien faire passer avant la beauté morale. Toutefois, veiller à ce que celle-ci ne soit pas laissée de côté par souci de l'amitié, est encore une chose que l'Ecriture rappelle au sujet de l'amitié. Il existe en effet un grand nombre de questions des philosophes, pour savoir si, pour un ami, quelqu'un doit être hostile à sa patrie, ou s'il ne doit pas l'être pour agréer à son ami ? Pour savoir s'il faut qu'il manque à la bonne foi, par complaisance et attention pour les intérêts de son ami ? L'Ecriture dit assurément : « Une massue, un glaive, une flèche à pointe de fer, c'est ainsi qu'est l'homme qui fournit un faux témoignage contre son ami ». Mais examine ce que l'Ecriture affirme. Elle ne blâme pas le témoignage porté contre un ami, mais le faux témoignage. Que faire en effet si pour la cause de Dieu, que faire si pour la cause de la patrie, un homme se voit contraint de porter témoignage? Est-ce que par hasard l'amitié doit peser plus lourd que la religion , peser plus lourd que l'amour de ses concitoyens? Dans ces cas eux-mêmes, pourtant, il faut rechercher la vérité du témoignage, pour éviter qu'un ami ne soit attaqué du fait de la déloyauté de l'ami dont la loyauté devrait le faire relaxer. Et ainsi l'ami ne doit ni accorder une faveur au coupable, ni tendre un piège à l'innocent. Assurément, s'il arrive qu'il soit nécessaire de porter témoignage, s'il arrive que l'ami connaisse quelque défaut chez son ami, il faut l'admonester en secret; s'il n'écoute pas, l'admonester ouvertement. Les admonestations en effet sont bienfaisantes et très souvent meilleures que l'amitié qui se tait. Et s'il arrive que ton ami se juge outragé, toi cependant admoneste-le ; et s'il arrive que l'amertume de l'admonestation blesse son âme, toi cependant admoneste-le ; ne crains pas : « Les blessures que fait un ami sont en effet plus supportables que les baisers des flatteurs ». Admoneste donc un ami qui s'égare, ne manque pas à un ami innocent. L'amitié en effet doit être constante, persévérer dans l'affection : nous ne devons pas, d'une manière enfantine, changer d'amis par une sorte de vagabondage du sentiment. Ouvre ton coeur à ton ami pour qu'il te soit fidèle et que tu puises en lui l'agrément de ta vie : « Un ami fidèle en effet est un remède de la vie » en vue de l'immortalité. Respecte ton ami comme un égal, n'aie pas honte de devancer ton ami par le devoir du service rendu ; l'amitié en effet ignore l'orgueil. C'est en effet pourquoi le sage dit : « Ne rougis pas de défendre un ami ». Ne manque pas à un ami dans le besoin, ne le délaisse pas, ne l'abandonne pas ; car l'amitié est une aide de la vie. Aussi, en elle, portons-nous nos fardeaux, comme l'apôtre l'a enseigné : il parle en effet à ceux que la charité de cette amitié a unis. Et en effet, si la prospérité d'un ami aide ses amis, pourquoi, également dans l'adversité d'un ami, l'aide de ses amis ne serait-elle pas à sa disposition ? Aidons par un conseil, apportons nos efforts, compatissons avec affection. Si c'est nécessaire, supportons, à cause d'un ami, même des épreuves. Bien souvent il faut encourir des inimitiés à cause de l'innocence d'un ami, fréquemment des dénigrements si l'on s'oppose ou répond quand un ami est attaqué et accusé. Et ne regrette pas ce genre d'affrontement. Voici en effet la parole du juste : « Et si des maux m'arrivent à cause d'un ami, je les assume ». C'est en effet dans l'adversité qu'on reconnaît l'ami, car dans la prospérité tous paraissent des amis. Mais de même que dans l'adversité, la patience et l'endurance de l'ami sont nécessaires, de même dans la prospérité, l'autorité est-elle opportune, afin de contenir et de réfuter l'arrogance d'un ami qui se vante. Comme s'exprime bien Job, placé dans l'adversité : « Ayez pitié de moi, mes amis, ayez pitié». Cette parole n'est pas en quelque sorte une parole d'abattement, mais en quelque sorte une parole de censure. De fait, c'est au moment qu'il est attaqué injustement par ses amis, qu'il répondit : « Ayez pitié de moi, mes amis », c'est-à-dire : vous devriez exercer la miséricorde, or vous accablez et harcelez un homme aux tribulations de qui, au titre de l'amitié, il vous faudrait compatir. Maintenez donc, mes fils, l'amitié engagée avec vos frères : rien n'est plus beau parmi les réalités humaines. C'est un réconfort en cette vie, certes, que d'avoir à qui ouvrir ton coeur , avec qui partager des choses cachées, à qui confier le secret de ton coeur ; que de t'assurer un homme fidèle, pour te féliciter dans les jours heureux, compatir dans les jours tristes, t'encourager dans les persécutions. Quels bons amis les jeunes hébreux que pas même la flamme de la fournaise ardente ne détacha de leur mutuel amour ! De ce passage nous avons parlé précédemment. Le saint David dit bien : « Saül et Jonathan, beaux et très chers, inséparables dans leur vie, dans la mort non plus ne furent pas séparés ». Tel le fruit de l'amitié ; il n'est pas que la bonne foi soit détruite à cause de l'amitié. Il ne peut en effet être l'ami d'un homme, celui qui a été de mauvaise foi avec Dieu. L'amitié est gardienne de la fidélité et maîtresse d'égalité, en telle sorte que le supérieur se montre l'égal de l'inférieur et l'inférieur l'égal du supérieur. Entre des genres de vie différents en effet, l'amitié ne peut exister ; et c'est pourquoi l'agrément de l'un et l'agrément de l'autre doivent s'accorder mutuellement : que ni l'autorité ne fasse défaut à l'inférieur, si la chose le réclame, ni l'humilité au supérieur ; qu'il écoute comme un semblable, comme un égal, et que le premier avertisse, fasse un reproche comme un ami, non par zèle ostentatoire mais par sentiment de charité. Que l'avertissement ne soit pas dur, ni le reproche outrageant. De même en effet que l'amitié doit être soucieuse d'éviter la flatterie, de même doit-elle être aussi étrangère à l'arrogance. Qu'est-ce en effet qu'un ami, si ce n'est un partenaire d'affection, à qui l'on associe et joint son âme, à qui on la mêle de telle sorte que l'on veuille devenir, de deux êtres, un seul, à qui, autre soi-même, l'on se confie, de qui l'on ne craint rien, l'on ne réclame soi-même rien, en vue de son propre intérêt, qui ne soit beau moralement ? L'amitié en effet n'est pas rentable, mais pleine de charme, pleine d'agrément. L'amitié est en effet une vertu, non pas un bénéfice, car elle est engendrée non par l'argent mais par l'agrément, non par une mise aux enchères des avantages, mais par une rivalité de bienveillance. Enfin les amitiés des indigents sont bien souvent meilleures que celles des riches, et fréquemment les riches sont dépourvus des amis que les pauvres ont en grand nombre. Il n'y a pas en effet d'amitié vraie, là où il y a la trompeuse flatterie. C'est ainsi que beaucoup de gens obligent les riches par flagornerie, tandis qu'à l'égard du pauvre, personne ne feint. Toute déférence accordée au pauvre est vraie, l'amitié qu'on a pour lui est exempte d'envie. Qu'y a-t-il de plus précieux que l'amitié qui est commune aux anges et aux hommes ? Aussi le Seigneur Jésus dit-il : « Faites-vous des amis avec l'argent injuste, pour qu'ils vous reçoivent dans leurs tentes éternelles ». Lui-même, Dieu nous fait ses amis de petits esclaves que nous étions, comme lui-même le dit : « Désormais vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous prescris ». Il nous a donné le modèle de l'amitié pour que nous le suivions, à savoir : faire la volonté de l'ami, ouvrir à l'ami tous les secrets que nous avons dans le cœur, et ne pas ignorer ses sentiments intimes. Nous, montrons-lui notre cœur et que lui nous ouvre le sien . « Je vous ai dit mes amis, dit-il, pour cette raison que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître ». L'ami ne cache donc rien, s'il est véridique : il épanche son âme, comme le Seigneur Jésus épanchait les mystères du Père. Celui donc qui accomplit le commandement de Dieu, est son ami, est honoré de ce nom. Celui qui a les mêmes sentiments dans l'âme, est aussi son ami, parce que l'unité des âmes existe chez les amis et que personne n'est plus exécrable que celui qui a blessé l'amitié. Aussi, en ce qui concerne le traître, le Seigneur a-t-il trouvé ceci qui était le plus grave pour condamner sa déloyauté : il n'a pas montré la réciprocité de la faveur reçue et il a mêlé le poison de la malice aux repas de l'amitié. Et c'est pourquoi le Seigneur parle ainsi : « Toi, en vérité, un homme qui avait les mêmes sentiments dans l'âme que moi, et mon guide et mon compagnon, qui toujours prenais avec moi d'agréables mets ». Cela signifie : Ce n'est pas supportable qu'ayant les mêmes sentiments dans l'âme, tu aies attenté contre celui qui t'avait gratifié de sa faveur : « De fait, si mon ennemi m'avait maudit, je l'eusse supporté, naturellement, et de celui qui me haïssait, je me serais caché ». Un ennemi peut être évité, mais pas un ami s'il veut tendre un piège. Nous nous gardons de celui à qui nous ne confions pas nos desseins, mais nous ne pouvons nous garder de celui à qui nous les avons confiés. C'est pourquoi, afin d'augmenter l'aversion du péché, le Seigneur ne dit pas : Toi, en vérité, mon serviteur, mon apôtre, mais : ayant les mêmes sentiments dans l'âme que moi ; cela signifie : ce n'est pas de moi, mais bien de toi-même que tu es le traître, toi qui as trahi celui qui avait les mêmes sentiments dans l'âme. Le Seigneur en personne, après avoir été offensé par les trois rois qui avaient manqué de déférence à l'égard du saint Job, préféra leur pardonner sur l'intercession de leur ami, en sorte que le suffrage de l'amitié devînt rémission des péchés. C'est pourquoi Job pria et le Seigneur pardonna : l'amitié fut profitable à ceux pour qui la suffisance fut nuisible. [3,23] Conclusion. Je vous ai laissé ces pages, mes fils, pour que vous les gardiez dans vos âmes : Quant à savoir si elles ont quelque intérêt, c'est vous qui en ferez l'épreuve. En tout cas, elles apporteront une grande abondance d'exemples ; de fait, à peu près tous les exemples de nos aïeux, de très nombreuses paroles d'eux aussi, se trouvent inclus dans ces trois livres ; de la sorte, si le style n'offre aucun agrément, toutefois la suite des temps anciens, exposée en une sorte de résumé, rassemble une multitude d'enseignements.