[12,0] LIVRE DOUZIÈME. [12,1] CHAPITRE I. La seconde année après la prise de Sidon, et après que Tancrède se fut emparé de Sarepta, le roi Baudouin convoqua à Jérusalem tous les Chrétiens habitants des lieux soumis à sa domination, et tint conseil avec eux pour aller assiéger la ville de Tyr, qui était encore en état de rébellion, faisait beaucoup de mal aux Chrétiens, tant sur terre que sur mer, et qui, infidèle à tous ses engagements avec le roi, avait renoncé à son traité et cessé de payer ses tributs. Ayant trouvé tous ses frères bien disposés à entreprendre ce siège, le roi fixa le jour où tous devraient se réunir pour aller, sous ses ordres, dresser leurs tentes devant les murailles de la ville, et l'investir de toutes parts. [12,2] CHAPITRE II. Dès qu'ils furent informés de ces nouvelles, les Tyriens, vivement effrayés, conclurent un traité avec un certain Dochin, prince de Damas, pour recevoir de lui des secours, et s'assurer en outre la faculté de confier à sa garde, et de faire transporter à Damas, dans son palais, les trésors de leur ville et ce qu'ils possédaient de plus précieux : ils lui demandèrent en outre de leur envoyer, comme auxiliaires, des archers et des combattants qu'ils promirent de prendre à leur solde, et pour lesquels ils s'engagèrent de payer vingt mille byzantins. [12,3] CHAPITRE III. Ce traité ayant été accepté et confirmé de part et d'autre sous la foi du serment, les Tyriens firent venir un Chrétien nommé Rainfroi, illustre chevalier du roi, lui promirent et lui donnèrent une somme de mille byzantins, à condition qu'il escorterait et ferait transporter tranquillement à Damas leurs bagages et leurs trésors, et qu'il ramènerait ensuite, sans accident, les chameaux et les chariots. Rainfroi, homme léger, et ne se laissant point arrêter par le scrupule de violer les engagements qu'il prenait avec les Gentils, informa le roi de tous ces détails, lui désigna le jour où il devait conduire à Damas le convoi qui transporterait tous ces précieux effets, et lui assura qu'il lui serait facile de l'enlever et de s'en emparer. Le roi fit aussitôt venir deux cents hommes, tant chevaliers que fantassins, et leur ordonna d'aller se placer en embuscade, et d'observer la route que suivrait le convoi pour se rendre à Damas. En effet, au milieu de la nuit, et lorsque tout était en silence, les Tyriens s'avancèrent sur cette route avec leurs chameaux, et chargés d'une immense quantité d'or, d'argent, de pourpre et d'autres objets précieux, marchant sous la conduite de Rainfroi. Aussitôt les troupes du roi, s'élançant sur eux, massacrèrent les uns, firent les autres prisonniers, enlevèrent tous les trésors, la riche pourpre et les étoffes de soie de couleurs variées, les emmenèrent avec les chariots, les chameaux et les mulets, et entraînèrent Rainfroi lui-même à leur suite. [12,4] Ces immenses trésors furent aussitôt, et d'après les ordres du roi, généreusement distribués à ses chevaliers, réduits depuis longtemps à la plus grande indigence. Quelques Tyriens, qui étaient parvenus à s'échapper, se réfugièrent à Damas ; et Dochin, irrité de ce désastre, fit partir sans retard cinq cents chevaliers habiles à manier l'arc et les flèches, afin qu'ils pussent entrer à Tyr avant que le roi eût entrepris le siège, et porter secours aux citoyens en recevant d'eux la solde convenue. Le roi Baudouin partit de Jérusalem avec dix mille hommes, la veille de la fête de saint André l'apôtre, et alla établir son camp du côté de la terre autour des remparts de la ville. La mer et le port ne furent que faiblement attaqués : l'empereur des Grecs avait promis d'envoyer une flotte ; mais, comme l'hiver approchait, cette flotte n'arriva pas. [12,5] CHAPITRE V. Le roi commença le siège, et fit d'abord creuser un fossé pour mettre son armée à l'abri des irruptions imprévues de l'ennemi : il attaqua ensuite les tours et les murailles avec toutes sortes d'instruments de guerre, et livra des assauts tous les jours. Les Turcs qui se défendaient en lançant sans cesse des grêles de flèches, se répandirent sur les remparts et dans les tours ; leurs traits portaient incessamment dans les rangs des Chrétiens ou la mort ou de graves blessures, et, lorsque ceux-ci accouraient en foule auprès des portes ou des clôtures en fer, les assiégés, du haut de leurs remparts, les accablaient à coups de pierres, ou versaient sur eux du soufre et de la poix bouillante. Un jour, à la suite de plusieurs assauts et de longues fatigues, l'armée assiégeante se donnait quelque repos et avait suspendu ses travaux ; dans l'intérieur, les Tyriens et leurs chevaliers Turcs demeuraient aussi en silence, mais après avoir tenu conseil et résolu de faire bientôt une irruption dans le camp du roi ; tout à coup, prenant les armes, se couvrant de leurs cuirasses et de leurs casques, et ouvrant les portes de la ville, Turcs et Tyriens se lancèrent en foule dans la plaine, où le roi et son armée avaient en ce moment oublié les combats, et, s'avançant avec intrépidité jusqu'auprès des tentes, les ennemis percèrent un grand nombre de Chrétiens à coups de flèches, et portèrent le désordre dans toute l'armée, en poussant d'horribles clameurs. Aussitôt les chevaliers chrétiens, frappés d'étonnement, accoururent de toutes parts, couverts de leurs cuirasses, munis de leurs armes et de leurs lances, et des deux côtés on combattit bientôt avec une grande valeur, mais enfin les Chrétiens reprirent l'avantage, et forcèrent les Tyriens à s'enfuir vers leurs portes : ceux-ci se sauvant avec rapidité, ceux-là les poursuivant avec une égale ardeur, bientôt ils se trouvèrent confondus, et entrèrent ensemble dans la ville. Les Turcs et les Tyriens voyant que les Français les avaient suivis jusque dans la place, firent front à ceux qui continuaient à les serrer de près, et, résistant avec vigueur, s'élançant sur leurs remparts, repoussant à force de traits le gros de l'armée chrétienne qui cherchait à pénétrer aussi dans la ville, ils reprirent enfin la supériorité, et fermèrent leurs portes, retenant dans l'intérieur de leurs murailles environ deux cents hommes de l'armée des fidèles. Guillaume de Ganges, chevalier noble et illustre, un autre Guillaume, d'un courage admirable et d'une grande réputation militaire, tombèrent ainsi entre leurs mains avec plusieurs de leurs compagnons d'armes, tant chevaliers qu'hommes de pied, et subirent une sentence de mort ; les autres, en plus grand nombre, furent faits prisonniers, et chargés de fers. [12,6] CHAPITRE VI. Quelques jours après, le roi, voyant que les assauts qu'il livrait, les pierres qu'il lançait, ne faisaient aucun mal aux habitants ni aux murailles de Tyr, résolut de construire deux machines qui dépasseraient le dessus de ces murailles, et auraient chacune deux étages de hauteur : l'une d'elles fut entièrement construite et mise en place aux frais et par les soins d'Eustache Grenier, illustre chevalier, le premier de la maison et du conseil du roi. Eustache l'occupa avec de jeunes chevaliers d'élite, et tous ensemble, le matin, à midi, le soir, lançaient des traits de toute espèce sur les Tyriens qui se promenaient dans la ville, tuant les uns, blessant les autres, et atteignant également ceux qui occupaient les tours, les murailles ou toute autre position dans l'intérieur de la place. Les chevaliers du roi, qui s'étaient enfermés dans l'autre machine, attaquaient également les Turcs et les Tyriens, et les perçaient de leurs arbalètes lorsqu'ils tentaient de s'avancer en dehors des portes. De leur côté les Tyriens lançaient des pierres contre les machines pour les briser, et renverser ceux qui les occupaient ; mais comme elles étaient doublées en cuir de taureau, de chameau et de cheval, et en claies d'osier, elles supportaient sans le moindre accident, et sans être ébranlées, le choc des pierres et des pieux de fer rouge. Les Tyriens, voyant que ce genre d'attaque ne produisait aucun résultat, cherchèrent un autre moyen pour arriver à leur but ; ils dressèrent avec des cordes un arbre d'une grande longueur, après avoir attaché à son extrémité, avec des chaînes de fer, une espèce de couronne vaste et spacieuse construite également en bois ; toute la circonférence de cette couronne fut enduite de poix, de soufre, de cire, de graisse, et garnie d'étoupes ; et, lorsque ces diverses substances inaccessibles à l'action de l'eau eurent été embrasées, ils traînèrent l'arbre avec des cordes jusqu'au point de la muraille, près duquel était dressée la machine d'Eustache ; puis l'instrument embrasé ayant été abaissé de l'extrémité de l'arbre sur la machine, l'enveloppa aussitôt d'une masse de flammes, alluma un incendie inextinguible, consuma entièrement la machine, et brûla même la plupart des Chrétiens qui l'occupaient et qui faisant les plus grands efforts pour éteindre le feu, ne purent parvenir à se sauver : la machine du roi fut également brûlée et anéantie par les mêmes procédés. Après ce double événement le roi, toujours inaccessible à la crainte, poursuivit cependant les travaux du siège, résolu à réduire la place par famine ou par tout autre moyen. [12,7] CHAPITRE VII. Les Tyriens, voyant que le roi persistait avec fermeté, et demeurait inébranlable dans ses projets, expédièrent en secret une députation à Damas pour demander au grand prince Dochin de venir à leur secours, lui promettant beaucoup d'argent, et jurant qu'ils seraient toujours à son service comme ses auxiliaires. Aussitôt ce prince, rassemblant vingt mille cavaliers, descendit par les montagnes jusqu'aux confins du territoire de Tyr, afin d'attaquer dès le lendemain le roi et les siens dans leur camp, et de faire ainsi lever le siège de la ville. Le même jour que Dochin ou Dodechi arriva à travers les montagnes, près du territoire de Tyr, sept cents écuyers et soixante braves chevaliers de l'armée du roi, qui étaient sortis du camp pour aller chercher des fourrages, tombèrent par hasard, et dans leur ignorance, au milieu de l'armée des Turcs, et périrent presque tous sous les flèches et le glaive des ennemis ; quelques-uns seulement se sauvèrent et rentrèrent dans le camp pour annoncer ce qui s'était passé. Ayant appris ce nouveau rassemblement de tant de milliers de Turcs, et le massacre de ses écuyers et de ses chevaliers, le roi tint conseil avec ses grands, déjà fatigués de la longueur du siège, et qui avaient épuisé toutes leurs ressources et leurs provisions, et, à la suite de ce conseil, il leva ses tentes et partit le jour du dimanche qui précède celui des Rameaux. Après avoir traversé Ptolémaïs et plusieurs autres villes, il rentra à Jérusalem le jour des Rameaux (jour saint et célèbre à jamais) par la porte qui fait face à la montagne des Oliviers, par laquelle notre Seigneur Jésus entra aussi dans la Cité sainte, monté sur un âne. Le roi était suivi de tous les siens et des illustres députés de l'empereur des Grecs, qui s'étaient rendus auprès de lui pendant qu'il se trouvait encore sous les murs de Tyr, il employa toute la semaine Sainte à visiter les lieux sacrés, à prier, à distribuer des aumônes et à confesser ses péchés, puis il célébra le jour de la sainte Pâque avec la plus grande pompe, et portant solennellement la couronne royale, en l'honneur des députés de l'empereur des Grecs, et d'après les ordres du seigneur patriarche. [12,8] CHAPITRE VIII. Après ces huit jours passés, au milieu des solennités de la sainte Pâque, le roi, prenant avec lui deux-cents chevaliers et cent hommes, de pied, se rendit en Arabie vers la vallée de Moïse, pour chercher à enlever du butin, afin d'enrichir les pauvres chevaliers qui avaient perdu tous leurs effets, et de les relever de leur détresse. Les députés de l'empereur des Grecs furent traités par lui avec bonté, comblés de présents magnifiques et renvoyés à Constantinople. A peine le roi était-il entré dans le pays d'Arabie, que les Iduméens, appelés Bidumes par les modernes, gens qui font le commerce, portant sur des mulets et des chameaux une immense quantité de marchandises de toute espèce, tombèrent subitement entre les mains du roi et des siens, et ne pouvant se sauver, ils furent entièrement dépouillés de toutes leurs richesses, consistant en or, en argent, en pierres précieuses, en pourpre de diverses qualités et en toutes sortes de parfums. La plupart de ces marchands furent en outre faits prisonniers et conduits à Jérusalem, et cet immense butin fut partagé entre les chevaliers. Cette même année, Tancrède, qui commandait à Antioche, fut pris d'une violente maladie et mourut dans le sein du Seigneur Jésus-Christ. On l'ensevelit, selon le rite catholique, dans la basilique du bienheureux Pierre l'Apôtre, et tous les Chrétiens des environs ayant appris son trépas le pleurèrent amèrement. [12,9] CHAPITRE IX. Après la mort de cet illustre guerrier, le plus redoutable ennemi des Turcs, et lorsque le mois de mars ramena le premier souffle du printemps, Malduc, l’un des plus puissants princes du Khorasan, ayant réuni une armée turque forte d'environ trente mille hommes, résolut de se rendre d'abord à Damas pour s’allier à lui Dochin, Turc lui-même et prince de Damas, par suite d'une injustice, et d'aller ensuite assiéger les villes que possédait le roi Baudouin, afin de pouvoir, si cette entreprise lui réussissait, se porter devant Jérusalem et en expulser tous les Chrétiens. Dès que l'on apprit dans le pays d'Édesse le rassemblement formé par ce prince fameux, des messagers arméniens furent envoyés au roi Baudouin pour l'informer de tous ces préparatifs de guerre, afin qu'étant prévenu, le roi pût convoquer tous les siens et se disposer à résister plus sûrement aux ennemis. Dès que le roi eut appris ces nouvelles, il expédia une députation à Antioche auprès de Roger, jeune et illustre chevalier, fils de la sœur de Tancrède, et qui avait remplacé celui-ci dans cette principauté, pour lui demander de préparer ses armes et ses troupes, et de venir promptement à son secours, puisqu'il avait été déclaré, dès le principe, que les Chrétiens devaient être toujours prêts à secourir leurs frères chrétiens. Roger, en effet, aussitôt qu'il eut reçu le message du roi, réunit sept cents chevaliers et cinq cents hommes de pied, et fît ses dispositions de départ ; mais il fut un peu retardé par la nécessité de rassembler des armes. Les Turcs cependant poursuivirent leur marche vers Damas, allèrent camper sur les bords de la mer de Galilée : ils assiégèrent la forteresse de Tibériade et demeurèrent longtemps de ce côté du fleuve Jourdain, occupant le Mont-Thabor et cherchant tous les moyens possibles de détruire les habitations des Chrétiens. Ils assiégèrent la place pendant trois mois, faisant toutes sortes de maux aux Chrétiens de ce pays, leur enlevant du butin, dévastant toute la contrée, n'épargnant personne, tendant sans cesse des pièges, veillant jour et nuit, et livrant sans cesse des combats et des assauts aux chevaliers enfermés dans Tibériade. [12,10] CHAPITRE X. Vers ce temps, quinze cents pèlerins, qui avaient célébré la solennité de Pâques à Jérusalem, et se disposaient à en repartir, craignant de traverser seuls le territoire de la ville de Tyr, allèrent trouver le roi et le supplièrent instamment de leur accorder une escorte, disant qu'ils redoutaient d'être attaqués par les habitants de cette ville, et de ne pouvoir leur résister, accablés comme ils étaient de fatigue et de misère. Le roi, les voyant bien déterminés à se remettre en route, convoqua trois cents chevaliers, et les accompagna marchant avec eux jusqu'aux montagnes de Tyr. Alors, s'arrêtant un peu dans un lieu détourné, le roi envoya en avant ces pèlerins pour voir si quelque corps de Tyriens se présenterait pour courir à leur poursuite. Les pèlerins s'étant avancés, les chevaliers de la ville de Tyr, les ayant vus de loin, sortirent en effet au nombre de cinq cents pour aller les massacrer ou les faire prisonniers, et se lancèrent sur leurs traces en poussant de terribles vociférations et faisant fortement résonner les trompettes, afin de les effrayer. Mais le roi, dès qu'il entendit ces clameurs, sortit rapidement du lieu où il s'était caché, attaqua les chevaliers tyriens par derrière, et en fit un grand carnage, jusqu'à ce que, battus et vaincus, les Sarrasins prirent enfin la fuite ; mais ils n'atteignirent aux portes de la ville qu'après avoir laissé deux cents de leurs compagnons morts ou faits prisonniers. Les pèlerins ne poussèrent pas plus loin leur marche ; le lendemain, ayant appris qu'il s'était formé un rassemblement de plusieurs milliers de Turcs, ils tinrent conseil, retournèrent à Ptolémaïs, et y séjournèrent avec le roi. [12,11] CHAPITRE XI. Cependant, voyant que l'audace des Turcs s'accroissait de jour en jour, et qu'ils allaient enlevant partout du butin et ne cessant d'attaquer les Chrétiens, Baudouin, rempli d'indignation, convoqua tous les fidèles qui habitaient dans les environs de Jérusalem et dans les villes qu'il possédait, et, ayant ainsi rassemblé sept cents chevaliers et quatre mille hommes de pied, il déclara et jura à son armée qu'il n'attendrait plus l'arrivée de Roger et des princes chrétiens plus éloignés, ne pouvant tolérer plus longtemps l'insolence et les dévastations des Turcs. Il partit aussitôt de Ptolémaïs avec les nouveaux pèlerins et tous les autres qu'il avait convoqués, et résolut, le jour de la fête des apôtres Pierre et Paul, d'aller camper au-delà du Jourdain, dans le lieu même où les Turcs avaient jusqu'alors dressé leurs tentes au milieu de belles et d'agréables prairies. Les Turcs astucieux, informés de ce projet par leurs espions, levèrent aussitôt leur camp et se retirèrent sur le Mont-Thabor, comme s'ils eussent redouté le roi et se fussent hâtés de fuir pour éviter un combat. Mais à peine les Chrétiens eurent-ils dressé leurs tentes, que Malduc et Dochin, suivis de leur armée, nombreuse comme le sable de la mer, descendirent du Mont-Thabor et assaillirent vigoureusement le roi et les siens à coups de flèches, leur livrant une rude bataille, leur portant de cruelles blessures, et attaquant en même temps tous les corps des Chrétiens : le roi et ses troupes no purent soutenir le choc de tant de milliers d'hommes, et prirent la fuite après avoir perdu quinze cents hommes, sans compter trente chevaliers qui furent également tués dans ce combat, et parmi lesquels on distinguait Reinier de Brus, chevalier intrépide, Hugues jeune, noble et illustre guerrier, et plusieurs autres encore, dont les exploits méritèrent de grands éloges et ont immortalisé leurs noms. [12,12] CHAPITRE XII. Le roi se sauva avec beaucoup de peine, et les Turcs vainqueurs demeurèrent maîtres de la plaine : dès le lendemain, Roger, fils de la sœur de Tancrède, héritier et successeur de celui-ci dans la principauté d'Antioche, arriva avec quatre cents chevaliers et six cents hommes de pied : il ressentit une vive douleur du désastre que le roi venait d'éprouver, et s'affligea d'avoir été retardé dans sa marche, et de n'avoir pu prendre part au combat de la veille. Le prince de la ville de Tripoli arriva également et éprouva une grande consternation de la victoire des Turcs sur les fidèles. Peu après, d'autres corps de Chrétiens vinrent débarquer à Ptolémaïs, et lorsque tous ceux qui arrivèrent par terre et par mer furent rassemblés, ils formèrent un corps de seize mille hommes. Le roi les organisa promptement, et résolut, d'après l'avis de tous les princes qui l'entouraient, d'aller attaquer les Turcs rassemblés encore au-delà du Jourdain, et persistant dans leur farouche inimitié, afin de faire retomber sur leur tête, avec le secours de Dieu, le mal qu'ils s'efforçaient de faire aux Chrétiens et à tout le pays. Mais les Turcs, ayant appris la marche et les projets du roi, quittèrent le voisinage du Jourdain, entrèrent dans la Romanie et allèrent assiéger et prendre plusieurs des villes et châteaux appartenant à l'empereur des Grecs. [12,13] CHAPITRE XIII. Après avoir poursuivi les ennemis, le roi revint à Ptolémaïs avec toute son armée. Vers le commencement du mois d'août, il apprit que la très noble épouse de Roger, duc de Sicile et frère de Boémond prince magnifique, qui avait perdu son illustre mari et célébré ses obsèques, se disposait à partir pour venir l'épouser, suivie d'une nombreuse escorte de chevaliers et portant de grandes richesses. Elle avait avec elle deux trirèmes, montées chacune par cinq cents hommes habiles à la guerre, et sept navires chargés d'or, d'argent, de pourpre, et d'une grande quantité de pierres précieuses et de vêtements magnifiques, sans parler des armes, des cuirasses, des épées, des casques, des boucliers resplendissants d'or et de toutes sortes d'autres armes, telles que les princes très puissants en possèdent pour le service et la défense de leurs navires. Le vaisseau sur lequel l'illustre dame avait résolu de monter, était garni d'un mât doré de l’or le plus pur, et qui réfléchissait au loin les rayons du soleil, et la proue et la poupe de ce bâtiment, recouvertes également d'or et d'argent, et façonnées par d'habiles ouvriers, présentaient aussi un coup d'œil vraiment admirable. Sur l'un des sept navires étaient des archers sarrasins, hommes très forts, qui portaient des vêtements précieux et éclatants, destinés à être offerts en don au roi, et tels qu'ils n'avaient point de supérieurs dans tout le pays de Jérusalem pour l’art de lancer des flèches. En apprenant l'arrivée prochaine de cette noble dame et la pompe qui l'entourait, le roi envoya à sa rencontre trois navires, que l'on appelle galères, montés par des hommes illustres et habiles dans les combats de mer ; mais la tempête ayant soulevé les flots, ils ne purent la rejoindre et se réunir à sa flotte. Jetés au loin par la violence des vents, les trois navires du roi arrivèrent enfin le soir vers la neuvième heure, près du port et dans le golfe d'Ascalon ; les matelots firent de vains efforts pour tenir la mer, et les vents trop contraires ne leur per-mirent pas d'y réussir. [12,14] CHAPITRE XIV. Les Ascalonites, toujours ennemis des Chrétiens, ayant reconnu leurs bannières, s'armèrent aussitôt et montèrent sur leurs galères ferrées, pour aller leur livrer combat. A la suite d'une longue bataille, où les navires coururent fréquemment les uns sur les autres, l'une des galères ascalonites, qui portait cinq cents chevaliers, fut vaincue et coulée à fond, et les autres furent également battues et repoussées. Les Chrétiens, victorieux sur tous les points, rassemblèrent leurs navires, et protégés de Dieu, les vents s'étant apaisés et les flots de la mer ayant cessé d'être agités, ils sortirent en forces du port et du golfe d'Ascalon et se rendirent sans accident à Ptolémaïs. Le roi, instruit de l'arrivée de l'illustre dame, se rendit sur le port avec tous les princes de son royaume, tous les pages de sa maison vêtus magnifiquement et de diverses manières : entouré de toute la pompe royale, suivi de ses chevaux et de ses mulets couverts de pourpre et d'argent, et accompagné de ses musiciens qui faisaient résonner les trompettes et jouaient de toutes sortes d'instruments agréables ; le roi reçut la princesse à la sortie de son vaisseau. Les places étaient jonchées d'admirables tapis de couleurs variées, et les rues ornées de tentes de pourpre, en l'honneur de l'illustre dame, maîtresse de tant de trésors ; car il convient que les rois soient entourés de pompe et de magnificence. La princesse fut accueillie avec des transports de joie et de louange, elle s'unit à jamais au roi par le mariage et, pendant quelques jours, ces noces furent célébrées avec un grand éclat, dans le palais royal de la ville de Ptolémaïs. Les trésors qu'elle avait apportés furent transférés dans les caisses du roi, et servirent à indemniser, et même à enrichir infiniment ce prince et tous ceux qui avaient perdu leurs armes dans les guerres contre les Turcs. Les noces terminées, et le roi se disposant à se rendre à Jérusalem avec son épouse, Roger, comblé de ses bontés, fit aussi ses préparatifs pour retourner à Antioche. La nouvelle reine lui fit don de mille marcs d'argent, et y ajouta de la pourpre précieuse, cinq cents byzantins, des mulets et des chevaux d'un grand prix ; les simples chevaliers, qui étaient venus de loin porter secours au roi, reçurent aussi de belles récompenses en or et en argent. [12,15] CHAPITRE XV. Quelques-uns de ces pèlerins, désirant retourner dans leur patrie, les uns suivirent la voie de terre par la Romanie, et arrivèrent à Stamirie, où ils furent reçus par les Grecs Chrétiens, qui les accueillirent avec bonté, et leur fournirent toutes les choses nécessaires a la vie. Dans le même temps, les Turcs, qui, après avoir été expulsés de la Galilée par le roi, avaient assiégé, pris, dépouillé et dévasté les villes et les places fortes de l'empereur, des Grecs, vinrent attaquer les murailles de cette même ville, l'investirent de toutes parts, et effrayèrent les citoyens par leurs menaces et par leurs violences. Quelques jours après, et à la suite de plusieurs assauts terribles, ils attaquèrent la porte principale de la ville : les chevaliers Grecs, hommes efféminés, n'opposèrent qu'une faible résistance, les Turcs abattirent la porte avec la hache et la scie, et les Grecs étant bientôt fatigués de combattre, leurs ennemis se précipitèrent dans la place. Ils assaillirent aussitôt, avec l'arc et la flèche, les citoyens de la ville et les pèlerins, en firent un grand massacre, emmenèrent un grand nombre de prisonniers, et ces brigands cruels enlevèrent, en outre, tout l'argent et tous les objets précieux qu'ils purent trouver. Quelques hommes de l'armée Chrétienne, au nombre de quarante environ, se trouvaient en ce moment dans cette ville, où ils avaient reçu l'hospitalité ; ils furent tous pris et décapités, mais non sans avoir, par avance, vengé leur sang : ils combattirent avec un courage incomparable, près de la porte dont on leur avait confié la défense, repoussèrent les Turcs, en tuèrent un grand nombre, et ne purent être vaincus que lorsque les autres furent entrés dans la ville par la porte que les Grecs avaient occupée. [12,16] CHAPITRE XVI. D'autres pèlerins, au nombre de sept mille environ, retournant dans leur patrie par la voie de mer, et naviguant sans accident ni tempête, abordèrent à un port de l'île de Chypre, le jour de la Saint-Martin. Ils jetèrent aussitôt leurs ancres au fond des eaux, et descendirent promptement sur le rivage. Mais bientôt, un vent, d'une violence telle que depuis plusieurs années les matelots n'en avaient vu de pareil, s'appesantit sur la mer, l'agita d'une manière horrible, ballotta les navires, brisa tous leurs câbles dans son impétuosité, souleva les ancres dans l'abîme, et excita une si rude tempête que chaque navire allait, sans guide ni pilote, se choquer contre un autre navire, et qu'enfin cette troupe de Chrétiens fut misérablement ensevelie dans les eaux, de même que tous les effets dont la flotte était chargée. Elle se composait de treize navires, et deux bâtiments légers échappèrent seuls à ce désastre. Le lendemain la mer furieuse s'apaisa, et ses flots jetèrent sur le rivage une si grande quantité de cadavres d'hommes nobles et de gens obscurs, que les fidèles, habitants de l'île, employèrent trois semaines entières à leur donner la sépulture dans les champs. [12,17] CHAPITRE XVII. La seconde année du mariage du roi Baudouin, une nombreuse armée du roi de Babylone arriva par mer dans la ville de Tyr, le jour de l'Assomption de la bienheureuse Marie. Parmi ces Gentils, les uns cherchèrent à tendre des embûches aux Chrétiens, les autres firent leurs affaires de commerce, et la flotte se disposa ensuite à repartir, trois jours après la Nativité de la Vierge. Dès qu'ils furent arrivés dans le voisinage de Ptolémaïs, les Gentils se formèrent en ordre de bataille, pour résister aux forces des Chrétiens. Deux navires, plus grands et plus chargés, demeurèrent sur les derrières, en observation ; mais, écrasés sous le poids des hommes et des effets qu'ils transportaient, ils ne suivaient le reste de leur flotte que de loin, et à plus d'un mille de distance. Les habitants de Ptolémaïs et les chevaliers du roi, qui, selon leur usage, étaient habituellement sur les remparts, ayant reconnu les voiles et les mâts des Gentils qui retournaient à Babylone, se revêtirent aussitôt de leurs cuirasses et de leurs casques, montèrent sur trois galères, au nombre de quatre cents hommes environ, et partirent pour aller attaquer les deux navires en retard, et chercher à s'en rendre maîtres de manière ou d'autre. L'un de ces deux navires trop chargé d'armes et de soldats, et ne pouvant s'échapper, se mit en mesure de se défendre, et combattit depuis la neuvième heure du jour jusqu'au soir ; on tua beaucoup de monde de part et d'autre, mais enfin le navire des Gentils eut le dessous, fut pris et conduit au port de Caïphe. On laissa dans cette ville, et sous bonne garde, quelques Sarrasins blessés ; ceux qui ne l'étaient pas furent menés ensuite à Ptolémaïs avec leur vaisseau et quelques Chrétiens également blessés. Ces derniers furent de même déposés dans la ville, et les Chrétiens qui n'avaient reçu aucun mal, prenant avec eux deux autres galères, montées aussi par des fidèles, se mirent à la poursuite du second navire, que les effets, les chevaliers et les armes qu'il transportait retardaient toujours dans sa marche, et qui se trouva bientôt enveloppé et attaqué vigoureusement par cinq galères. Les Sarrasins se défendirent avec non moins de courage, et combattirent bravement pour leur salut, en se servant de toutes sortes d'armes et ne cessant de lancer des flèches. Cette bataille, également fatale aux deux partis, dura depuis le matin jusqu'au milieu, du jour, et le vaisseau des Gentils se trouva au moment d'échapper à ceux qui l'avaient assailli. Mais les citoyens et les chevaliers de Ptolémaïs, ayant vu du haut de leurs murailles que leurs galères étaient battues, tinrent conseil et résolurent d'envoyer sans retard deux cents hommes à leur secours. Le navire des Gentils combattant toujours, et fatigué de sa longue résistance, fut enfin vaincu et amené le soir, et de vive force, dans le port de Ptolémaïs. Deux galères étaient parties de Tyr pour aller le secourir ; mais ceux qui les montaient, voyant la persévérance des Français et la défaite de leurs compagnons, prirent la fuite et rentrèrent à Tyr. Ce navire portait mille hommes de guerre très vaillants : d'après les ordres du roi, les habitants de Ptolémaïs demeurèrent toute la nuit sous les armes, pour veiller à la garde de ces prisonniers, et tous les effets innombrables trouvés sur le vaisseau furent distribués aux chevaliers. Parmi les Sarrasins, les uns furent décapités, les autres s'étant rachetés à des prix excessifs furent renvoyés chez eux. [12,18] CHAPITRE XVIII. L'année suivante Malduk, l'un des plus puissants princes turcs, retourna à Damas après avoir fait périr un grand nombre de Chrétiens dans la Romanie, et son nom et sa réputation furent célébrés parmi les Turcs et tous les Gentils, parce qu'il avait plus que tous les autres appesanti son bras sur les fidèles du Christ : aussi Dochin, prince de Damas, rempli de jalousie et de haine contre lui, chercha tous les moyens possibles de lui donner la mort ; mais il agit toujours en secret, de peur d'exciter la colère des siens qui avaient une extrême affection pour Malduk à cause de sa grande générosité et de sa valeur à la guerre. Il imagina donc à plusieurs reprises divers artifices, et, n'ayant pu trouver l'occasion de réussir dans ses projets, voici enfin la résolution à laquelle il s'arrêta pour faire périr Malduk et détruire sa réputation. Il séduisit, par des dons et de magnifiques promesses, quatre chevaliers de la race des Azoparts, auxquels il ordonna de chercher en un jour solennel à s'introduire secrètement, et munis de leurs armes, dans l'oratoire de Malduk, pendant qu'il serait uniquement occupé des cérémonies du culte des Gentils, et de le frapper à mort afin de mériter les récompenses qu'il leur offrait. En effet, les Azoparts entrèrent secrètement dans l'oratoire de Malduk, tandis qu'il célébrait en sécurité les cérémonies de son culte, ils l'attaquèrent à l’improviste, le percèrent au cœur d'un fer bien acéré, et prirent la fuite aussitôt après cet assassinat. Dochin, complice et instigateur de ce meurtre, dissimula jusqu'à ce qu'il eût acquis la certitude du succès, et alors, versant des larmes trompeuses, affectant une douleur qu'il n'éprouvait point, il se répandit en plaintes sur la mort de ce prince illustre, et donna l'ordre de poursuivre et de rechercher partout les auteurs de ce crime. Mais les Turcs ne tardèrent pas à être instruits de sa perfidie, et dès ce moment ils nourrirent contre lui une profonde haine, et ne cessèrent de lui tendre des pièges pour le punir d'une conduite que rien ne pouvait justifier. [12,19] CHAPITRE XIX. La seconde année, après la mort de Malduk, Burgold du royaume du Khorasan, Brodoan roi d'Alep, et Cocosandre de la ville de Lagabrie, se rendirent sur le territoire d'Antioche avec quarante mille Turcs bien armés et équipés pour la guerre, et dressèrent leurs tentes dans les plaines des villes de Rossa, Royda et Famiah, ils détruisirent, avec des instruments à projectiles, les faubourgs de ces villes, mais sans pouvoir faire aucun mal à celle de Famiah, dévastèrent et incendièrent toute la contrée : ils assiégèrent avec toutes leurs forces les villes de Romenose, Turgulant et Montfargie, prirent et emmenèrent, chargé de chaînes, Guillaume, prince chrétien, qui commandait dans ces places, et firent périr par le glaive ou conduisirent en captivité tous les autres Chrétiens qu'ils y trouvèrent. Ils demeurèrent, dit-on, onze semaines de suite dans ce pays : le roi Baudouin était alors à Jérusalem. Invité à porter secours aux chevaliers du Christ, il partit en hâte pour Antioche avec cinq cents chevaliers et mille hommes de pied, suivi du prince de Damas, Dochin, qui s'était allié avec lui, et conduisait une nombreuse cavalerie. Pons, fils de Bertrand de Tripoli, se réunit à eux avec deux cents chevaliers et deux mille hommes de pied, et ils marchèrent sur la route royale jusqu'à la ville de Taraminie. Roger d'Antioche et Baudouin de Roha se portèrent à leur rencontre jusqu'à cette même ville, avec dix mille hommes tant chevaliers que fantassins, et tous les Chrétiens ayant dressé leurs tentes sur ce territoire, y demeurèrent pendant huit jours. Les Turcs, ayant appris l'arrivée du roi et de ses troupes, prirent la fuite dans les montagnes et se dirigèrent vers la ville de Mélitène, n'osant hasarder une bataille. Informé de la retraite des Turcs, le roi se disposa aussi à retourner chez lui : il avait amené avec lui la veuve de Tancrède, fille du roi de France. D'après les conseils de Baudouin elle épousa Pons fils de Bertrand ; ce mariage fut célébré avec beaucoup de pompe et au milieu d'une extrême abondance de toutes choses dans la ville de Tripoli, qui appartenait à Pons en vertu de ses droits héréditaires. [12,20] CHAPITRE XX. Aussitôt après le départ du roi, les Turcs revinrent avec toutes leurs forces vers les villes de Gaste, Harenc et Synar, occupées par les Français ; ils envahirent leurs territoires, dévastèrent et détruisirent tout ce qui se présenta devant eux. Roger et Baudouin, en ayant été informés, furent très affligés du départ du roi, qui se trouvait déjà trop loin pour être rappelé. Ils tinrent conseil, et ne voulant pas lui expédier inutilement un nouveau message, ils se bornèrent à rassembler dans leur pays une armée de quinze mille hommes, composée tant de Français que d'Arméniens. Les Turcs, divisés en trois corps d'armée, occupaient les rives du Fer, qui coule entre Césarée de Straton et Famiah. Dès le grand matin du jour de l'exaltation, de la sainte croix, Roger et Baudouin formèrent leurs corps et allèrent attaquer les Turcs ; ils leur tuèrent quinze mille hommes dans cette bataille, et ne perdirent qu'un petit nombre de Chrétiens. Ayant ainsi détruit la première armée, Roger et les siens, poussant de grands cris, marchèrent vers la seconde ; mais tous les ennemis, frappés de crainte, prirent la fuite, et ayant voulu passer le fleuve au gué, ils périrent dans les eaux. La troisième armée turque, saisie de stupeur après cette nouvelle victoire des catholiques, se trompa de route en cherchant à se sauver, et le hasard la conduisit dans le pays de Camela et dans une vallée voisine du château de Malbek. Dochin, marchant alors à leur rencontre à la tête de huit mille hommes, leur livra une terrible bataille, leur tua trois mille hommes et leur enleva mille prisonniers. Il y avait dans ce dernier corps, qui avait pris la fuite, un grand nombre de Turcs de la race et du sang de Malduk, qui étaient ennemis déclarés de Dochin, à cause de sa perfidie et de l'assassinat de leur parent, et qui ne cessaient d'adresser leurs plaintes aux grands comme aux petits dans le royaume du Khorasan, et de chercher les occasions de venger Malduk. Aussi Dochin, toujours inquiet et rempli de méfiance, s'était-il allié avec le roi Baudouin et les fidèles du Christ ; il était fortement attaché à cette alliance, et ne négligeait aucune occasion de faire aux Turcs tout le mal possible. [12,21] CHAPITRE XXI. La troisième année, après qu'il eut célébré son mariage avec une pompe royale et à l'époque de l'automne, Baudouin partit avec douze cents chevaliers et quatre cents hommes de pied, et se rendit sur le mont Oreb, vulgairement appelé Orel. Il y fit construire en dix-huit jours un nouveau château-fort, afin de pouvoir attaquer le pays des Arabes avec plus de sûreté, et d'empêcher les marchands d'aller et venir en tout sens et sans sa permission, comme aussi dans l'intention que les ennemis ne pussent se placer en embuscade ou venir l'attaquer à l'improviste, sans que les fidèles, enfermés dans cette nouvelle citadelle, en fussent instruits de manière à pouvoir leur opposer une résistance. Après avoir pourvu à la sûreté de sa nouvelle forteresse, le roi, toujours avide de nouveautés, rassembla secrètement soixante illustres chevaliers, et se mit en marche avec eux pour le royaume de Babylone, dans l'espoir de trouver quelque occasion de se signaler par des exploits, soit en enlevant des Sarrasins et des Iduméens, soit en s'emparant de quelques villes. Après avoir traversé la vaste étendue des déserts, traînant à sa suite des vivres en abondance, et les faisant transporter à dos de mulets, il arriva sur les bords de la mer Rouge. Les chaleurs sont excessives dans ce pays : le roi et ses chevaliers se rafraîchirent en se baignant dans les eaux de cette mer, et se restaurèrent en mangeant de ses poissons. Ayant appris qu'il y avait sur le mont Sina des moines dévoués au service de Dieu, Baudouin résolut d'aller les visiter à travers les sinuosités de la montagne, pour prier et s'entretenir avec eux. Mais le roi ayant reçu des messagers de la part de ces moines, renonça à monter auprès d'eux, de peur que sa visite ne les rendît suspects aux Gentils, et que ceux-ci n'allassent les expulser de leur habitation. On lui dit en outre qu'il n'y avait que quatre journées de marche du lieu où il se trouvait alors jusqu'à Babylone. [12,22] CHAPITRE XXII. Mais comme le roi n'avait traversé le désert silencieux qu'avec un petit nombre d'hommes ; comme, de plus, son séjour dans le pays commençait, à être connu, ses amis lui conseillèrent de ne pas s'avancer davantage, et de retourner à Jérusalem sans bruit et le plus promptement possible, car si l'on avait su dans tout le pays environnant l'arrivée ou même le départ du roi, plus de cent mille Gentils de diverses races se seraient levés en armes pour se porter à sa rencontre et lui fermer toutes les issues. Aussi, cédant aux conseils des siens, et sortant de cette terre avec toutes les précautions nécessaires, le roi se disposa à retourner à Jérusalem, en passant par la vallée d'Hébron et le château de Saint-Abraham. Arrivé dans ce dernier lieu, il y passa la nuit avec ses chevaliers, et tous se reposèrent de leurs fatigues, et trouvèrent des vivres en abondance. Ils prirent ensuite la route qui conduit à Ascalon, et, en traversant les plaines de cette ville, ils enlevèrent, au milieu des pâturages, tout ce qu'ils y trouvèrent, savoir, deux cents chameaux et de nombreux, troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres, et, conduisant avec eux ce riche butin, ils rentrèrent à Jérusalem dans leur puissance, et sans avoir été poursuivis. [12,23] CHAPITRE XXIII. Quelques jours après, et vers le commencement du mois de mars, le roi étant descendu à Ptolémaïs, y tomba sérieusement malade, et ses souffrances allèrent croissant de jour en jour. C'est pourquoi il prescrivit de donner aux pauvres, pour la rédemption de ses péchés et le salut de son âme, une partie des richesses qu'il possédait en vases d'or et d'argent et en byzantins ; et, dans l'incertitude où il se trouvait sur son existence, il prescrivit en outre de distribuer aux pauvres, aux orphelins et aux veuves, le vin, le grain, l'huile et l'orge qu'il avait à Jérusalem et dans beaucoup d'autres lieux. Il en réserva une partie pour sa maison, et voulut en outre, dans sa générosité, faire donner des byzantins, de l'or, de l'argent et de la pourpre précieuse aux chevaliers de sa maison, aux étrangers et à tous ceux qui avaient combattu pour lui, en recevant une solde. Il prescrivit également de payer toutes ses dettes, et insista particulièrement sur ce point, afin que son âme ne fut point chargée de ce fardeau ; mais Dieu, qui donne la vie à tous ceux qui se repentent, et qui seul éloigne la mort, voulut que le roi, au moment même où il avait perdu toute espérance, fut rendu aux prières et aux larmes des orphelins et des veuves, les maux de son corps furent adoucis, et bientôt le champion du Christ se releva tout entier. Déjà, et dès que la nouvelle de sa maladie s'était répandue au loin, une flotte de Babyloniens était venue aborder au port de Tyr, afin d'attaquer les villes occupées par les Chrétiens, immédiatement après la mort du roi, mais ceux qui composaient cette armée, ayant appris son rétablissement, se remirent en mer sans le moindre délai, et retournèrent dans leur patrie sans rencontrer aucune opposition. [12,24] CHAPITRE XXIV. Après la guérison du roi, Arnoul, chancelier du sépulcre du Seigneur, fut élu et institué patriarche, en remplacement du seigneur Gobelin qui venait de mourir : il se rendit ensuite à Rome, où le pontife Pascal l'accueillit avec bonté, et le renvoya après avoir reçu sa justification sur tous les reproches qu'on lui adressait. A son retour, Arnoul, en vertu des invitations et des ordres du seigneur apostolique lui-même, ne tarda pas à engager le seigneur roi à renvoyer l'illustre dame qu'il avait prise pour femme, en lui reprochant d'avoir commis un adultère à l'égard de sa première épouse, fille de l'un des princes d'Arménie, et souillé un mariage légitime par une union criminelle. Un nouveau motif donnait plus de force aux ordres du patriarche, car on accusait le roi d'être lié de parenté avec la princesse de Sicile, qu'il avait épousée en secondes noces, et qui était issue d'un sang français. A la suite de ces représentations, le roi tint un conseil à Ptolémaïs dans l'église de la Sainte-Croix, et consentit à se séparer de sa femme, sur la demande du patriarche Arnoul, et avec l'approbation de tout le clergé. Cette dernière, triste et affligée, dégagée des liens de son mariage par la loi ecclésiastique, retourna par mer en Sicile. Depuis ce jour, et dans la suite, le roi, fidèle observateur de la pénitence qui lui fut imposée, averti et frappé par la main de Dieu, dompta ses passions, renonça à toutes les choses illicites, et vécut dans une abstinence admirable et dans la chasteté, [12,25] CHAPITRE XXV. Quelque temps après, le roi, ayant reçu de nouvelles plaintes sur tous les maux que les Ascalonites faisaient souffrir aux pèlerins qui se rendaient à Jérusalem ou qui en revenaient, prit conseil des siens et résolut d'aller attaquer le roi de Babylone lui-même, pour tenter de dévaster son royaume et de lui enlever ses richesses, afin de rabattre, dans la ville d'Ascalon, l'orgueil et l'esprit de rébellion qu'entretenaient et excitaient sans cesse les richesses et les troupes qu'elle tirait de ce royaume. Le souffle du printemps commençait à se faire sentir lorsque le roi, prenant avec lui deux cent seize chevaliers et quatre cents hommes de pied, habiles à la guerre et pleins d'expérience, se mit en route à travers un pays aride et désert, traînant à sa suite beaucoup de vivres, et s'abstenant soigneusement d'enlever du butin ou de toucher à quoi que ce fut dans les villes plus ou moins grandes de l'Arabie, qui lui étaient unies par les liens de l'amitié, ou qui lui témoignaient des égards. Après onze jours d'une marche non interrompue, les Chrétiens découvrirent le fleuve du Nil qui arrose toute la terre d'Egypte, et, étant descendus sur ses bords, ils baignèrent dans ses eaux leurs corps chargés de sueur. Puis, levant leur camp, ils arrivèrent au cinquième jour de la semaine, avant la mi-carême et dans le mois de mars, sur le territoire d'une ville appelée Pharamie, bien fortifiée et garnie de murailles, de tours et de remparts. C'était une des plus belles villes du royaume de Babylone, et elle n'était éloignée de cette dernière que de trois journées de marche. Le lendemain, les Chrétiens, ayant formé leurs corps et dressé les bannières de leur petite armée, couverts de leurs cuirasses et de leurs casques, s'avancèrent vers la ville que ses défenseurs avaient abandonnée, et, voyant les portes ouvertes, ils y entrèrent en poussant de grands cris. Ils y trouvèrent en abondance toutes les choses nécessaires à la vie, du vin, du grain, de l'huile, de l'orge, de la viande, des poissons et toutes sortes d'autres aliments, sans compter l'or, l'argent et beaucoup d'objets précieux, en une quantité incalculable ; car tous les habitants de cette ville, ayant appris la prochaine arrivée du roi, oubliant le soin de leur défense et de toutes leurs propriétés, et uniquement occupés de s'enfuir, s'étaient retirés loin de la place, pour sauver du moins leur vie. Le roi et les siens, excédés de fatigue après une marche de neuf jours au milieu des chaleurs intolérables que l'on rencontre sur cette terre brûlante, et trouvant dans la ville des boissons et des vivres en abondance, y demeurèrent en repos et en pleine liberté, le sixième jour de la semaine, le jour du sabbat et celui du dimanche, faisant absolument tout ce qui leur convenait. [12,26] CHAPITRE XXVI. Ce même jour du dimanche, qui était aussi celui de la mi-carême, les hommes sensés, remplis de sollicitude pour le salut de tous, allèrent trouver le roi et lui parlèrent en ces termes : Nous ne sommes qu’un petit nombre, déjà notre arrivée est connue à Babylone et dans tout le royaume, et nous ne sommes plus qu'à trois journées de marche de cette ville de Babylone. C'est pourquoi tenons conseil ensemble, afin de sortir du lieu où nous sommes, de poursuivre notre marche comme nous l'avons juré, et de ne pas nous arrêter ici plus longtemps. Le roi, cédant à ces conseils, convoqua dès le point du jour ses compagnons d'armes, et, faisant renverser les murs de la ville, il donna l'ordre de mettre le feu à tous les édifices, aux tours comme aux maisons, et s'occupa avant tout et de tous ses moyens de consommer la destruction de cette place, afin que les Babyloniens ne pussent plus en tirer aucun secours. Mais, tandis que Baudouin travaillait lui-même, avec plus d'empressement et d'ardeur que tous les autres, à renverser les murailles, et à incendier les édifices, accablé par l'excès de la chaleur et du travail, il se trouva tout à coup pris d'un mal violent qui alla croissant avec une extrême rapidité. Le soir, lorsque le soleil, eut disparu, désespérant de sa vie et convoquant les chefs de l'armée, le roi leur annonça sa maladie, et leur déclara qu'il ne pouvait cette fois échapper à la mort. En le voyant dans ce danger, tous les Chrétiens, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, poussèrent, de profonds gémissements, d'abondantes larmes coulèrent de leurs yeux, et tous se livrèrent à une grande désolation ; car aucun d'eux ne conservait dès ce moment aucun espoir de retourner jamais à Jérusalem, et ils se considéraient comme destinés à subir la sentence de mort dans cette terre d'exil. [12,27] CHAPITRE XXVII. Quoiqu’il fût accablé par le mal, le roi, cherchant à leur rendre le courage, leur dit : Pourquoi, hommes vaillants et si souvent éprouvés par les dangers, pourquoi votre courage se trouble-t-il par la mort de moi seul, et pourquoi ces pleurs, cette désolation, cette profonde douleur ? O mes frères très chéris, mes bien-aimés compagnons d'armes, que la mort d'un seul homme n'abatte pas vos cœurs et ne vous fasse pas tomber dans la faiblesse sur cette terre de pèlerinage et au milieu de nos ennemis. Souvenez-vous, au nom de Dieu, que ma force n'est que celle d'un homme, et qu'il en reste encore beaucoup parmi vous dont les forces et la sagesse diffèrent peu ou ne diffèrent nullement de celles que j'ai pu avoir. Soyez donc des hommes forts, ne vous laissez point abattre comme des femmes par la tristesse et la douleur de ma mort, car il convient que vous cherchiez, dans votre sollicitude et votre prudence, les moyens de vous en retourner les armes en main, et de vous maintenir dans le royaume de Jérusalem, ainsi que vous l'avez juré dès le commencement. A ces mots, et pour dernière prière, il demanda instamment à tous ceux qui étaient présents, en les adjurant, par leur fidélité et leur allégeance, que s'il venait à mourir, son corps inanimé ne fut point enseveli sur la terre des Sarrasins, de peur qu'il ne se trouvât exposé aux railleries et aux insultes des Gentils, et les supplia d'employer tous les moyens et de braver toutes les fatigues possibles pour transporter son cadavre à Jérusalem, et le déposer à côté de son frère Godefroi. En entendant ces paroles, les princes eurent peine à retenir leurs larmes, et lui répondirent qu'il leur imposait une tâche bien rude et au dessus de leurs forces ; car il était impossible, par les chaleurs excessive de ce moment de conserver un cadavre, de le toucher et de le transporter. Baudouin insista encore, et les supplia, par l'amour qu'ils avaient pour lui, de ne point se refuser à cette fatigue. Aussitôt que je serai mort, leur dit il, je vous prie d'ouvrir mon corps avec le fer, d'en enlever les intestins, de le remplir de sel et d'aromates, et de l'envelopper dans du cuir et des tapis, afin que vous puissiez ensuite le transporter à Jérusalem, et l'ensevelir, selon le rite catholique, auprès du sépulcre de mon frère. En même temps, faisant appeler Addon, le cuisinier de sa maison, il exigea de lui le serment qu'il lui ouvrirait le ventre et lui enlèverait les intestins : Sache, lui dit-il, que je mourrai bientôt ; c'est pourquoi, si tu m'aimes, si tu m'as aimé vivant et en santé, conserve-moi ta fidélité après ma mort, ouvre mon corps avec le fer, prends soin de le bien frotter de sel à l'intérieur et au dehors, remplis aussi de sel mes yeux, mes narines, mes oreilles et ma bouche ; ne l'épargne pas, et ensuite sois constant à me transporter de concert avec les autres. C'est ainsi que tu accompliras mes désirs et me garderas ta foi. Après qu'il eut fait ces dispositions, son mal alla toujours croissant jusqu'au troisième jour de la semaine, qu'il mourut enfin sous les yeux de ses grands et de ses fidèles. [12,28] CHAPITRE XXVIII. Ceux-ci, lorsqu'ils virent approcher sa fin, sachant que pendant toute sa vie il avait été doué d'une grande sagesse, lui demandèrent quel héritier gouvernerait après sa mort le royaume de Jérusalem, et serait couronné en sa place, afin que celui qu'il aurait désigné pût être appelé au trône sans contestation. Il donna d'abord le royaume à son frère Eustache, dans le cas où il viendrait à Jérusalem, et s'il ne pouvait pas y venir, il demanda que Baudouin du Bourg fût élu roi, ou tel autre qui pût gouverner le peuple Chrétien, défendre les églises, demeurer ferme dans la foi, sans se laisser épouvanter par aucune armée ennemie, ni séduire par les présents. Après avoir dit ces mots, l'homme issu du plus noble sang dans la Lorraine, terre de sa naissance, le roi comblé de gloire et toujours victorieux dans le royaume de Jérusalem, le vigoureux athlète de Dieu rendit le dernier soupir, inébranlable dans la foi du Christ, purifié par la confession du Seigneur, fortifié par la communion du corps et du sang de son maître. Après la mort de ce prince très illustre au milieu du pays des barbares, les nobles princes, ses compagnons d'armes, les chevaliers et les hommes de pied, accablés de chagrin, versèrent des torrents de larmes, et firent entendre des cris de douleur ; et sans doute ils se seraient encore plus abandonnés à leur désespoir, sans la terreur qu'ils éprouvaient sur cette terre, de toutes parts ennemie, à la suite d'une si grande perte. Cachant donc sa mort et leur tristesse, et empressés à accomplir ses dernières prières, ils ouvrirent son corps, enlevèrent et déposèrent les entrailles dans le sein de la terre, le frottèrent de sel, tant en dedans qu'en dehors, remplirent les yeux, la bouche, les narines et les oreilles d'aromates et de parfums, et ayant enveloppé le cadavre de cuir et de tapis, ils le déposèrent et l'attachèrent avec soin sur des chevaux, afin que les Gentils ne pussent même se douter de sa mort, et accourir de tous côtés, dans leur audace, pour se mettre à la poursuite de cette armée livrée à la désolation. Après avoir fait toutes ces dispositions, ils transportèrent les restes inanimés de leur roi à travers la terre du pèlerinage, dans les déserts où l'on ne trouve point de chemin, le long de la vallée d'Hébron, où les fidèles honorent encore en ce jour le château et la sépulture des saints patriarches Abraham, Isaac et Jacob. Marchant tous les jours et sans s'arrêter, ils avaient soin d'avoir constamment, sur leur droite et sur leur gauche, des corps de chevaliers et d'hommes de pied pour veiller à leur sûreté. Ils entrèrent en suite, toujours conduisant leur convoi funèbre, dans la plaine d'Ascalon, et là, déployant leurs bannières, reformant leurs corps, et se confiant en leur seule valeur, ils traversèrent toute la plaine sans obstacle et sans être inquiétés par les ennemis, et arrivèrent enfin dans les montagnes de Jérusalem avec le corps du roi, le jour des Rameaux, jour saint et à jamais célèbre. [12,29] CHAPITRE XXIX. Ce même jour, le seigneur patriarche était descendu de la montagne dès Oliviers avec tout son clergé, après avoir consacré les Rameaux, et tous ses frères, sortant du temple du Seigneur et des autres églises, se portaient en foule à sa rencontre, chantant des hymnes de louange, pour célébrer ce jour de fête et de sainteté, où le Seigneur Jésus, monté sur un âne, daigna entrer dans la sainte Cité de Jérusalem. Tandis que tous les groupes de Chrétiens se rassemblaient pour cette solennité, en entonnant les louanges de Dieu, le roi défunt arriva lui-même au milieu de ces chants, et voici, toutes les voix demeurèrent en silence, les hymnes se changèrent en affliction, et l’on n'entendit plus que les sanglots du clergé et du peuple. Cependant l'office des Rameaux étant terminé, tous les Chrétiens rentrèrent dans la ville avec le corps du roi, par la porte appelée la Porte dorée, qui fut celle par laquelle le Seigneur Jésus fut conduit à la Passion, aussitôt on résolut, d'un commun accord, d'ensevelir, sans aucun retard, le corps du roi, car il était encore puant, et l'on jugea qu'il y aurait trop d'inconvénients à le garder plus longtemps. Après avoir célébré les cérémonies du culte catholique, le seigneur patriarche confiant le cadavre à la terre, le déposa sur le Calvaire, auprès du sépulcre de son frère utérin Godefroi, dans le vestibule du temple du Seigneur, et dans un mausolée, monument vaste et magnifique, digne de perpétuer la mémoire et l'honneur d'un si grand nom, et tel qu'il convient de les consacrer pour les rois. Ce mausolée était de marbre blanc et poli : le roi y fut déposé au milieu des autres princes, et reçut, comme son frère Godefroi, les honneurs d'une magnifique sépulture. Après cette cérémonie, le vénérable patriarche Arnoul, pénétré de douleur de la mort de l'illustre prince de Jérusalem, du vigoureux champion du Christ, fut saisi lui-même d'une violente maladie, et mourut trois semaines après : il fut enseveli dans le lieu consacré à la sépulture des Patriarches. [12,30] CHAPITRE XXX. Le jour même que le roi Baudouin fut inhumé et que le patriarche Arnoul tomba malade, le clergé et le peuple de cette église encore si nouvelle, se trouvant comme orphelins par la mort de ce prince illustre, et jugeant qu'il ne pouvait leur convenir de laisser longtemps le lieu et la terre qu'ils occupaient dénués d'un appui et d'un défenseur, commencèrent à s'occuper de la nomination d'un nouveau roi. Divers avis furent successivement proposés, mais enfin tous tombèrent d'accord d'élever Baudouin du Bourg au trône de Jérusalem ; car, chevalier toujours intrépide, il avait bravé mille périls pour le salut des Chrétiens, et n'avait cessé de défendre avec valeur le territoire de Roha contre toutes les attaques des ennemis. Aussitôt on s'écria de toutes parts que la couronne lui appartenait ajuste titre, et qu'il fallait que le seigneur patriarche l'élevât à la dignité de roi. Baudouin était venu passer ces jours de fête à Jérusalem, et offrir ses adorations au sépulcre ; mais il ignorait entièrement tout ce qui s'était passé. Il fit d'abord une légère résistance, protestant que les richesses du pays de Roha étaient suffisantes pour lui, et le patriarche, encore vivant, mais déjà assez malade, voyant le peuple manifester son dévouement pour Baudouin et insister auprès de lui, approuva lui-même ce choix avec bonté, donna l'onction à Baudouin, et le consacra roi et seigneur de Jérusalem. Le jour de la sainte Résurrection, Baudouin fut élevé au trône au milieu des transports d'allégresse qui signalent cette époque célèbre, et rendit la justice de Dieu à tous les Chrétiens et en toute dévotion. Puis, au jour déterminé à l'avance, ainsi qu'il est juste et que les lois prescrivent, il rassembla tous les grands du royaume dans le palais du roi Salomon, leur conféra à chacun des bénéfices, reçut d'eux le serment de fidélité, et les renvoya chacun chez soi en les comblant d'honneurs. Il réserva pour son gouvernement les villes de Naplouse, Samarie, Joppé, Caïphe, le château de Saint-Abraham, Ptolémaïs, Sidon, Tibériade et les autres villes et places qui faisaient partie du royaume de Jérusalem, assignant à ses grands quelques-uns des revenus de ses villes et en affectant d'autres à l'entretien de sa table. Après la mort du roi Baudouin et du patriarche Arnoul et la consécration de Baudouin du Bourg comme roi, Gormond, homme de bon renom, fut élu patriarche par tout le clergé et le peuple, et ayant été consacré par de saints pontifes, il fut élevé au siège épiscopal de Jérusalem, pour conduire le peuple du Dieu vivant et travailler à accroître la force de la nouvelle et sainte Église. [12,31] CHAPITRE XXXI. La seconde année du règne de Baudouin du Bourg, nouveau roi de Jérusalem et prince de la ville de Roha, quelques Sarrasins du pays d'Arabie, et d'autres de la race des Iduméens, que les modernes appellent les Bidumes, conduisant hors de leur pays des troupeaux de plus de trente mille chameaux, de cent mille bœufs et d'un nombre infini de moutons et de chèvres, et les menant au pâturage sur les lisières du royaume de Damas, y trouvèrent des herbes en abondance, et s'y établirent avec la permission et le consentement du prince de Damas, moyennant le paiement d’une certaine somme en byzantins, qu'ils s'engagèrent à donner, au seigneur de ce territoire. Ils avaient en outre avec eux plus de quatre mille hommes tant cavaliers que fantassins, employés à veiller à la garde de leurs troupeaux, venus des pays d'Egypte et d'Arabie avec leurs lances et leurs glaives, et d'ailleurs pourvus abondamment des vivres nécessaires à leur entretien. Ces pasteurs demeuraient donc paisiblement sur la lisière du pays de Damas, veillant avec sollicitude à la garde de leurs troupeaux, et ne craignant rien cependant, puisque Dochin, prince de Damas, les avait autorisés à occuper la vaste étendue des pâturages avec leurs femmes et leurs enfants, comme c'est toujours l'usage parmi les Gentils. La nouvelle de l'arrivée de ces nombreux pasteurs, venus des terres lointaines, parvint aux oreilles de Josselin de Courtenai, à qui le roi Baudouin, frère de Godefroi, avait donné en bénéfice le territoire et les revenus de la ville de Tibériade, attendu qu'il était issu de parents illustres et fils de la tante de Baudouin du Bourg, devenu alors roi de Jérusalem. En apprenant ce rassemblement de troupeaux innombrables dans un pays désert et écarté des lieux habités, Josselin se hâta d'en donner avis à Godefroi, originaire du territoire de la ville de Paris, chevalier illustre et distingué par ses, exploits, à la guerre, ainsi qu'à Guillaume son frère, les invitant l'un et l'autre à faire une tentative sur ces troupeaux. Tous deux, en effet, accédant à ces propositions, rassemblèrent cent soixante chevaliers, hommes remplis de courage et toujours avides de butin, et soixante hommes de pied, terribles et armés d'arcs, de lances et de glaives, et ils partirent tous ensemble pour la contrée ou habitaient, couchés sur la terre, les pasteurs et leurs gardiens, les vaillants chevaliers Arabes, Égyptiens et Iduméens, et où leurs troupeaux de chameaux, de bœufs, de moutons et de chèvres, erraient en tous sens dans la vaste solitude. Lorsqu'ils y furent arrivés, Josselin garda avec lui cinquante chevaliers, et se plaça sur la droite pour porter secours à ses alliés ; Guillaume prit un nombre égal de chevaliers munis de leurs cuirasses et de leurs casques, et demeura dans l’éloignement sur la gauche, afin d'être prêt à soutenir ceux qui iraient engager le combat ; enfin Godefroi, suivi de soixante chevaliers et du corps des hommes de pied remplis de vigueur, s'avança par le centre, attaqua audacieusement les pasteurs et ceux qui les défendaient, et aspirant par dessus tout à leur enlever du butin, il s'engagea témérairement au milieu d'eux. En un instant les quatre mille Gentils, avertis par les signaux et les cors, se trouvèrent rassemblés et enveloppèrent Godefroi avec tous les siens. Un rude combat s'engagea, mais ces derniers trop peu nombreux pour pouvoir résister à de telles forces, perdirent quarante hommes qui tombèrent sous les flèches, la lance ou le glaive, hommes très vaillants et jusques alors invincibles dans les combats, dont chacun, faisant le service de chevalier, était riche des revenus, des terres et des possessions qu'on lui avait assignés, et qui avaient eux-mêmes sous leurs ordres d'autres chevaliers, l'un vingt, l'autre dix, un autre cinq ou tout au moins deux. Huit de ces chevaliers seulement furent emmenés en captivité, tous les autres succombèrent sous les armes des ennemis. Guillaume ayant entendu les cris des combattants des deux partis, monta à cheval avec les siens pour se porter au secours de ses compagnons ; mais il se trompa de chemin, s'égara dans les broussailles et la vaste étendue du désert, et ne put être d'aucune utilité à ses frères, dans le péril extrême auquel ils étaient exposés. Josselin, dès qu'il fut instruit de leur défaite, se lança, dans son audace téméraire, au milieu de ses cruels ennemis ; mais déjà ses compagnons étaient mis à mort et anéantis, et il ne pouvait plus les sauver. On dit que les Sarrasins perdirent plus de deux cents hommes dans ce même combat ; quant aux Chrétiens qui étaient à pied, dix tout au plus sur soixante parvinrent à s'échapper, et se sauvèrent à travers champs et dans les bois. Ces illustres chevaliers subirent cette catastrophe le jour même de la Résurrection du Seigneur, au temps où tous les catholiques renoncent d'ordinaire à tous travaux et à toutes querelles, et s'occupent exclusivement d'aumônes et de prières. Aussi je pense que, s'ils furent livrés aux mains de leurs ennemis, si leurs compagnons s'égarèrent dans les déserts sans pouvoir leur porter secours, ce fut parce qu'ils avaient aspiré à enlever du butin en un jour de sanctification. [12,32] CHAPITRE XXXII. Le roi Baudouin était parti de Jérusalem et résidait à Ptolémaïs, lorsqu'il apprit la cruelle nouvelle de la mort déplorable de tant d'hommes illustres, de tant de princes renommés, dont les bras et les conseils avaient soutenu l'Église de Jérusalem, et ne cessaient chaque jour de lui rendre de nouveaux services. Dès qu'il en fut informé, dès qu'il sut la mort de Godefroi, son chevalier bien-aimé, son cœur fut saisi d'une violente douleur ; les traits de son visage cessèrent d'exprimer l'hilarité ; tous les Chrétiens qui étaient accourus de toutes parts à Ptolémaïs pour célébrer joyeusement les fêtes de Pâques, furent accablés de tristesse ; on ne vit plus que le deuil, on n'entendit plus que des gémissements dans toutes les rues et sur les places de la ville. Aussitôt le roi invita tous les habitants de la ville de Jérusalem et des lieux occupés par les Chrétiens à venger le sang de leurs frères, et ayant rassemblé une armée de six mille hommes, il les conduisit à Béthanie, et donna l’ordre de dresser les tentes au milieu de la plaine. Cependant cette même nuit, les habitants de Jérusalem et les Chrétiens venus de tous les autres lieux virent avec déplaisir l'expédition qu'on allait leur faire entreprendre ; car la ville de Damas était voisine du lieu où ils devaient se rendre, et il y avait dans cette ville une forte armée de Turcs. Tandis que les fidèles étaient ainsi dans l'indécision, les Iduméens, effrayés par la prochaine arrivée du roi, et d'un autre côté se méfiant de la légèreté des Turcs, et comptant peu sur leur secours et leur fidélité à leurs engagements, résolurent de donner au roi quatre mille byzantine, en indemnité du massacre de ses chevaliers, afin de l'apaiser et de pouvoir désormais continuer à garder paisiblement leurs troupeaux, sans avoir à craindre de nouvelles violences. Le roi tint conseil avec les siens, et voyant que le peuple s'obstinait à ne pas vouloir se porter en avant', il se décida à accepter ces propositions. L'or qu'on lui avait offert lui ayant été livré, le roi retourna à Ptolémaïs, et voulut que cette somme fût employée en aumônes et en messes, pour le salut de l'âme de Godefroi et des autres victimes de cet événement. [12,33] CHAPITRE XXXIII. La seconde année du règne de Baudouin II, et le jour même du Sabbat, qui précéda le dimanche de la Résurrection (jour où Godefroi et ses illustres chevaliers furent massacrés par les Iduméens), au temps où la grâce de Dieu descendue à jamais du Ciel pour confirmer la foi en la Résurrection du Seigneur, et reposant sur la lampe suspendue dans le Saint-Sépulcre, produit en un moment la flamme destinée à allumer, pendant cette nuit, le cierge de la Pâque, des pèlerins, au nombre de sept cents environ, avaient adoré le seigneur Jésus, au pied de son vénérable Sépulcre, et, après avoir vu le miracle du feu céleste, étaient partis joyeusement de Jérusalem pour aller, selon l'usage des fidèles, visiter les eaux du Jourdain. Déjà ils étaient sortis des montagnes, et s'étaient avancés, à travers le désert, jusqu'aux châteaux de Cuschet et de Bourgevins, quand tout-à-coup des Sarrasins de Tyr et d'Ascalon se présentèrent devant eux, munis de leurs fortes armes, et leur livrèrent combat. Les pèlerins étaient sans armes, et fatigués de leur long voyage et des jeûnes qu'ils avaient faits pour l'amour du nom de Jésus ; ils furent bientôt vaincus et prirent la fuite, et leurs impies bourreaux les poursuivant avec ardeur, firent périr trois cents hommes sous le glaive, et leur enlevèrent soixante prisonniers. Dès que la nouvelle de ce cruel massacre fut parvenue à Jérusalem et dans les environs, le roi, le seigneur patriarche Gormond, et tous les Chrétiens, en éprouvèrent une vive douleur. Ils firent partir sur-le-champ des chevaliers pour venger la mort des pèlerins ; mais ce fut en vain que ces chevaliers coururent aux armes, et se mirent aussitôt en route. Les Sarrasins s'étaient retirés après le succès de leur entreprise, et étaient rentrés dans les villes de Tyr et d'Ascalon, avec leurs prisonniers et les dépouilles qu'ils avaient enlevées aux Chrétiens. FIN DES MÉMOIRES D'ALBERT D'AIX.