[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE I. Après le départ de Pierre l'Ermite, après la mort de Gautier Sans-Avoir, brave chevalier, et la destruction de son armée, après le cruel massacre survenu un peu plus tard dans l'expédition du prêtre Gottschalk et la mort même de ce chef, après les malheurs du comte d'Allemagne Emicon et des autres hommes forts et princes de la terre de France, tels que Dreux de Nesle et Clairambault de Vandeuil, dont l'armée fut si cruellement détruite dans le royaume de Hongrie, devant les portes de Mersebourg, Godefroi, duc de Lorraine, homme très noble, et son frère utérin Baudouin, Garnier de Gray, parent du même duc, ainsi que Baudouin du Bourg, Renaud, comte de Toul, et Pierre son frère, Dudon de Conti, Henri de Hache et son frère Godefroi, très vaillants chevaliers et princes très illustres étant partis cette même année et au milieu du mois d'août pour se rendre directement à Jérusalem, arrivèrent sur le territoire d'Autriche, auprès de la ville de Tollenbourg, où le fleuve de la Leytha marque la fin du royaume de la Gaule, et ils y demeurèrent pendant trois semaines du mois de septembre pour chercher à connaître les motifs des événements qui avaient amené, peu de temps auparavant, la destruction de l'armée des pèlerins ; car les princes et les chefs de cette armée avaient entièrement renoncé à suivre leur projet et de se rendre à Jérusalem, et déjà même, dans leur désespoir, étaient venus à la rencontre des nouveaux arrivants. [2,2] CHAPITRE II. Après avoir recueilli toutes sortes de mauvais bruits, après avoir examiné à diverses reprises quelle serait la manière la plus sûre et la plus sage de rechercher les motifs des cruautés des Hongrois envers leurs frères Chrétiens, tous jugèrent convenable de ne prendre que Godefroi de Hache, parmi les plus renommés capitaines de leur expédition, pour le charger de recueillir des informations sur ce détestable homicide, parce que celui-ci était connu du roi Coloman, ayant été longtemps avant cette entreprise envoyé en députation par le duc Godefroi auprès du même roi des Hongrois. On lui donna cependant pour compagnons douze hommes choisis dans la maison même du duc, savoir, Baudry, Stabellon et d'autres dont les noms ne sont pas connus, et ils furent chargés d'exposer dans les termes suivants l'objet de la mission que leur donnaient ces princes illustres : Au roi des Hongrois Coloman, Godefroi, duc de Lorraine, et les autres premiers seigneurs de la Gaule, salut et tout bien en Christ ! Nos seigneurs et nos princes s'étonnent qu'étant attaché à la foi chrétienne vous ayez fait subir un si cruel martyre à l'armée du Dieu vivant, que vous lui ayez défendu de passer sur votre territoire et dans votre royaume, et que vous l'ayez chargée de tant de calomnies. C'est pourquoi, frappés maintenant de crainte et d'incertitude, ils ont résolu de s'arrêter à Tollenbourg jusqu'à ce qu'ils apprennent de la bouche du roi pourquoi un si grand crime a été commis par des Chrétiens se faisant persécuteurs d'autres Chrétiens. [2,3] CHAPITRE III. Le roi répondit, en présence de toute l'assemblée des siens : Nous ne sommes point les persécuteurs des Chrétiens ; mais tout ce que nous avons montré de cruauté, tout ce que nous avons fait pour la ruine de ces gens, nous y avons été poussés par la plus dure nécessité. Nous avons donné toutes sortes de choses à votre première armée, celle qu'avait rassemblée Pierre l'Ermite ; nous lui avions accordé la faculté d'acheter en toute équité de poids et de mesure, et de traverser paisiblement le territoire de la Hongrie ; mais les gens de cette armée nous ont rendu le mal pour le bien : non seulement ils ont emporté de notre pays de l'or et de l'argent, et emmené avec eux des chevaux, des mulets et des bestiaux, mais encore ils ont renversé les villes et les châteaux, ils ont mis à mort quatre mille hommes des nôtres ; ils leur ont enlevé leurs effets et leurs vêtements. Après les innombrables offenses que nous ont faites si injustement les compagnons de Pierre, l'armée de Gottschalk, qui les a suivis de près, a assiégé notre château de Mersebourg, le boulevard de notre royaume, voulant, dans son orgueil impuissant, arriver jusqu'à nous pour nous punir et nous exterminer ; elle vient d'être détruite naguère et vous l'avez rencontrée fuyant en déroute, mais ce n'est qu'avec peine et par le secours de Dieu que nous avons réussi à nous défendre. Après cette réponse, le roi ordonna de traiter honorablement les députés du duc, de les loger dans son palais, qui était au pays appelé Pannonie, et, pendant huit jours consécutifs, on leur fournit en abondance, de la table même du roi, toutes les choses nécessaires. Après ces huit jours, le roi ayant pris l'avis de ses principaux seigneurs au sujet du message du duc, renvoya les députés avec des députés de sa maison, afin qu'ils portassent la réponse suivante au duc et aux premiers chefs de l'armée : Le roi Coloman au duc Godefroi et à tous les Chrétiens, salut et amour sans dissimulation ! Nous avons appris que tu es un homme puissant et prince sur ton territoire, et que tu as été trouvé constamment fidèle par tous ceux qui t'ont connu. Aussi t'ayant toujours aimé pour ta bonne réputation, j'ai désiré maintenant de te voir et de te connaître. J'ai donc décidé que tu aies à te rendre auprès de nous au château de Ciperon, sans redouter aucun danger, et nous arrêtant sur les deux rives du marais, nous aurons ensemble des conférences sur toutes les choses que tu nous demandes et au sujet desquelles tu nous crois coupable. [2,4] CHAPITRE IV. Après avoir reçu ce message du roi, le duc, quittant l'assemblée générale, prit avec lui trois cents chevaliers seulement, d'après l'avis des plus grands seigneurs, et partit pour se rendre auprès du roi au lieu indiqué. Des deux côtés les escortes furent laissées en arrière ; le duc ne prit avec lui que Garnier de Gray, homme très noble et son proche parent, Renaud de Toul et Pierre son frère ; il monta sur le pont élevé au-dessus du marais ; et, y ayant trouvé le roi, il le salua avec affabilité et l'embrassa en toute humilité. Ensuite ils eurent entre eux divers entretiens pour rétablir la concorde et réconcilier les Chrétiens, et ils en vinrent à un tel point de bonne intelligence et d'amour, que le duc, se confiant en la bonne foi du roi, ne prit avec lui que douze de ses trois cents chevaliers et descendit avec eux et avec le roi en Pannonie, sur le territoire de Hongrie ; il laissa son frère Baudouin à Tollenbourg, le chargeant de gouverner son peuple et d'en prendre soin, et renvoya le surplus de ses trois cents chevaliers. Le duc étant donc entré en Pannonie, fut accueilli très honorablement par le roi lui-même et ses principaux seigneurs ; on lui fit fournir avec bonté et en abondance, de la maison et de la table même du roi, toutes les choses nécessaires et dignes d'un homme si illustre. Ensuite le roi eut pendant huit jours plusieurs assemblées de ses seigneurs, qui accouraient pour voir un prince aussi renommé ; et il chercha avec eux par quel moyen et sur quel gage de foi, pour la sûreté de son royaume et des biens de tous les siens, il lui serait possible d'y introduire une armée si nombreuse et si bien équipée. Enfin on s'arrêta à un avis, et l'on déclara au duc que, s'il ne donnait pour otages des hommes illustres et les premiers de son armée, on ne pourrait accorder de passage ni à lui ni aux siens, de peur qu'à la première occasion le roi ne fût exposé à se voir enlever son territoire et son royaume par cette innombrable multitude d'étrangers. En recevant ce message, le duc acquiesça en tout point aux volontés du roi, et ne refusa pas de livrer des otages, sous la condition cependant que les armées de pèlerins, tant celle qui était présente que celles qui arriveraient à l'avenir, passeraient sur son territoire sans aucun obstacle, et y pourraient acheter paisiblement toutes les choses nécessaires à la vie. Le roi conclut aussitôt un traité avec le duc, et tous les princes de son royaume s'engagèrent de même, par serment, à ne faire à l'avenir aucun tort aux pèlerins qui passeraient. Ces conventions ayant été acceptées et arrêtées de part et d'autre en toute sincérité, le roi demanda, d'après l'avis des siens, qu'on lui donnât en otage Baudouin, frère du duc lui-même, avec sa femme et tous les gens de sa maison. Le duc promit de le faire sans aucune objection, et, après huit jours d'attente, il expédia un message pour donner ordre de faire avancer toute l'armée vers le château de Ciperon, et de dresser les tentes sur les bords du fleuve et auprès du marais. [2,5] CHAPITRE V. En recevant ces nouvelles de la part du duc, l'armée se livra à des transports de joie, et ceux qui naguère étaient inquiets de la longue absence du duc, craignant qu'il n'eût été traîtreusement attiré et mis à mort, se réjouirent infiniment et se ranimèrent comme s'ils se fussent éveillés d'un sommeil accablant. Conformément aux ordres qu'ils recevaient, ils se rendirent auprès du fleuve et du marais. Lorsque les tentes furent dressées, le duc revenant du royaume de Hongrie, et rendu aux siens, leur raconta les soins que le roi avait pris de lui, les honneurs qu'il avait reçus, le traité qu'il avait conclu avec le roi et ses princes, et leur dit que le roi lui avait demandé pour otages son frère Baudouin, ainsi que sa femme et les gens de sa maison, jusqu'à ce que le peuple eût traversé le royaume en silence et en paix : condition sans laquelle il ne leur serait point permis de s'avancer. Bientôt après il invita son frère Baudouin à se rendre en otage pour le peuple, ainsi qu'il avait été convenu. Baudouin ayant d'abord résisté vivement, et refusant de se livrer, le duc, un peu troublé, finit par déclarer que son frère demeurerait chargé du soin de l'armée de Dieu, et que lui-même n'hésiterait point à aller se remettre en otage pour ses frères. Alors Baudouin renonça à toutes ses indécisions et consentit à devenir otage et à se laisser transporter en exil pour le salut de ses frères. [2,6] CHAPITRE VI. Cet illustre prince étant donc allé se rendre, et le roi étant rentré avec lui en Pannonie, toute l'armée, d'après les ordres et l'autorisation du roi, passa le pont établi sur le marais et alla dresser son camp sur les bords de la Leytha. Lorsque les tentes furent plantées et tous les pèlerins bien établis, le duc chargea des hérauts d'aller dans toutes les maisons et dans toutes les tentes proclamer que chacun eût à s'abstenir, sous peine de mort, de toucher à aucune chose, d'enlever aucun objet de vive force dans le royaume de Hongrie, de se livrer à aucun mouvement séditieux, et qu'au contraire l'on eût soin de tout acheter à un juste prix. De son côté, le roi fit également publier dans toute l'étendue du royaume que l'on pourvût à ce que l'armée trouvât en abondance tout ce dont elle pouvait avoir besoin en pain, vin, grains et orge, en bestiaux des champs et en volatiles des airs ; il fut en outre prescrit aux Hongrois de ne point écraser l'armée en demandant des prix immodérés, mais plutôt de faire quelque diminution sur tous les objets mis en vente. Ainsi le duc et le peuple s'avançaient de jour en jour en silence et en paix à travers le royaume de Hongrie, trouvant partout juste mesure et bon prix, et ils arrivèrent auprès du fleuve de la Drave. Là ayant réuni beaucoup de bois et tressé des claies d'osier, ils traversèrent le fleuve : le roi s'avançait aussi marchant sur la gauche avec une nombreuse escorte de cavalerie, et conduisant à sa suite Baudouin et les autres otages jusqu'à ce qu'on fût arrivé au lieu appelé Francheville. Les pèlerins y demeurèrent trois jours, achetant à prix d'argent toutes les denrées dont ils avaient, besoin ; puis ils descendirent vers Malaville et passèrent cinq nuits sur les bords de la Save. Le duc et les autres princes de l'armée apprirent alors qu'une nombreuse troupe de l'empereur de Constantinople était venue en ce lieu pour s'opposer à l'entrée des pèlerins dans le royaume de Bulgarie. Ils résolurent aussitôt d'envoyer en avant et de l'autre côté du fleuve une partie de leurs gens bien armés afin de contenir les ennemis, chevaliers de l'empereur, tandis que le peuple traverserait la rivière. On ne trouva sur ses bords que trois bâtiments sur lesquels mille chevaliers cuirassés passèrent vers l'autre rive pour en prendre possession. Le reste de l'armée, après avoir tressé des claies d'osier et rassemblé des bois, passa sur le bord opposé. [2,7] CHAPITRE VII. A peine le peuple y était-il parvenu, ainsi que son chef, que voilà le roi qui arrive avec toute son honorable escorte, avec Baudouin, le frère du duc, sa femme et tous les otages, et qui les remet tous entre les mains du duc. Puis ayant donné au duc et à son frère des témoignages de son extrême affection, en leur offrant de nombreux présents et en leur laissant le baiser de paix, il rentra dans son royaume. Le duc et toute son armée, transportés de l'autre côté du fleuve, passèrent la nuit chez les Bulgares, dans la ville de Belgrade, que Pierre et les gens de sa suite avaient, peu de temps auparavant, ravagée et incendiée. Le lendemain matin ils partirent de cette ville et entrèrent dans les forêts immenses et inconnues de la Bulgarie. Des députés de l'empereur vinrent alors se présenter à eux, leur portant un message conçu en ces termes : Alexis, empereur de Constantinople et du royaume des Grecs, au duc Godefroi et à ceux qui le suivent, parfait amour ! Je te demande, duc très chrétien, de ne pas souffrir que les tiens ravagent et dévastent mon royaume et mon territoire sur lequel tu es entré. Reçois la permission d'acheter, et qu'ainsi les tiens trouvent en abondance, dans notre empire, toutes les choses qui sont à vendre et à acheter. En recevant ce message de l'empereur, le duc promit d'obtempérer en tout point aux ordres qui lui étaient adressés. En conséquence il fit publier partout que l’on eût à s'abstenir de rien enlever de vive force, si ce n'est les fourrages pour les chevaux. Marchant ainsi paisiblement, conformément aux désirs de l'empereur, les pèlerins arrivèrent à Nissa, l'une de ses forteresses. Ils y trouvèrent une étonnante abondance de vivres en grains et en orge, du vin et de l'huile en quantité ; on offrit aussi beaucoup de gibier au duc de la part de l'empereur, et tous les autres eurent pleine liberté de vendre et d'acheter, ils s'y reposèrent pendant quatre jours au milieu des richesses et de la joie. De là le duc se rendit avec son armée à Sternitz, et n'y trouva pas moins de sujet de satisfaction et de beaux présents de l'empereur. En étant parti au bout de quelques jours, il descendit vers la belle ville de Philippopolis et y demeura pendant huit jours, comblé de même des dons de l'empereur et trouvant avec profusion toutes les choses nécessaires. Ce fut là qu'il reçut la nouvelle que l'empereur retenait en prison et dans les fers Hugues-le-Grand, frère du roi de France, Dreux et Clairambault. [2,8] CHAPITRE VIII. Aussitôt le duc adressa un message à l'empereur pour lui demander de rendre à la liberté les princes de son pays qu'il retenait captifs, sans quoi lui-même ne pourrait lui conserver son amitié et sa fidélité. Baudouin, comte de Hainaut, et Henri de Hache, informés du message que le duc expédiait à l'empereur, partirent au point du jour et à l’insu du duc pour Constantinople, afin d'arriver eux-mêmes avant les députés et de recevoir de l'empereur des présents plus considérables. Le duc, lorsqu'il en fut instruit, éprouva une vive colère, il dissimula cependant et se rendit à Andrinople ; il y fit dresser ses tentes et y passa la nuit, après avoir traversé un certain fleuve en poussant les chevaux à la nage. Les habitants lui fermèrent ensuite, ainsi qu'à tous les siens, le passage d'un pont établi sur ce fleuve au milieu même de la ville, ils partirent de là et se rendirent à Sélybrie, où ils dressèrent leurs tentes au milieu de belles et agréables prairies. Les députés du duc auprès de l'empereur revinrent, alors et rapportèrent que l'empereur n'avait point rendu les princes captifs. Alors le duc et ses compagnons, transportés de colère, ne voulurent plus demeurer fidèles au traité de paix, et en vertu des ordres du duc, tout le territoire fut livré à discrétion aux pèlerins et aux chevaliers étrangers ; ils demeurèrent dans ce pays pendant huit jours et le dévastèrent. [2,9] CHAPITRE IX. L'empereur, apprenant qu'on avait ravagé toute cette contrée, envoya au duc Rodolphe Péel de Laon et Roger, fils de Dagobert, hommes très éloquents, du pays et de la race des Français, pour demander que l'armée s'abstînt du pillage et de la dévastation, et promettre que les prisonniers qu'on demandait seraient rendus sans délai. Le duc, ayant tenu conseil avec les autres princes, acquiesça à la requête de l'empereur ; et, levant son camp, interdisant tout pillage, il se rendit à Constantinople même avec toute l'armée des pèlerins. Là ayant dressé leurs tentes, ils s'y établirent, formant une multitude innombrable et bien pourvus de cuirasses et de toutes sortes d'armes de guerre. Bientôt Hugues, Dreux, Guillaume Charpentier et Clairambault, relâchés par l'empereur, vinrent se présenter devant le duc, extrêmement joyeux de son arrivée et de la nombreuse suite qu'il avait avec lui, et ils s'élancèrent avec empressement dans les bras du duc et des autres princes. Les députés de l'empereur se présentèrent également devant le duc, et lui demandèrent de venir dans le palais, avec quelques-uns des principaux seigneurs de son armée, pour entendre les paroles du souverain, tandis que toute la multitude demeurerait en dehors des murailles de la ville. A peine le duc avait-il reçu ce message, que quelques étrangers, originaires du pays des Français, vinrent dans son camp l'inviter fortement à se méfier des artifices, des vêtements empoisonnés et les paroles trompeuses de l'empereur lui-même ; à ne point aller vers lui, malgré la douceur de ses paroles, et à demeurer en dehors des murs où il pourrait recevoir en toute sécurité ce qui lui serait offert. Ainsi prévenu par ces étrangers, et bien instruit de la perfidie des Grecs, le duc refusa d'aller auprès de l'empereur. Celui-ci, animé d'une violente indignation contre lui et toute son armée, ne voulut point leur accorder la faculté de vendre et d'acheter. Baudouin, frère du duc, voyant la colère de l'empereur, et le peuple dans le besoin et l'impossibilité de se procurer les choses nécessaires, convint avec son frère et les plus illustres de l'armée d'aller de nouveau dans le pays et sur le territoire des Grecs enlever du butin et ramasser des vivres jusqu'à ce que l'empereur, réduit par ces malheurs, leur rendît la libre faculté de commercer ; et l'empereur, sachant que son royaume était encore une fois livré au pillage et à toutes sortes de maux, leur rendit en effet la permission de vendre et d'acheter. [2,10] CHAPITRE X. C'était le jour de la Nativité du Seigneur. En ce temps solennel, en ces jours de paix et de joie, les pèlerins pensèrent que ce serait une bonne œuvre, digne de louanges et agréable à Dieu, de ramener partout la bonne harmonie entre l'empereur et le duc et ses puissantes armées. Ayant donc rétabli la paix, ils s'abstinrent de tout pillage et de toute insulte. Pendant ces quatre jours de sanctification, ils demeurèrent en plein repos et en parfaite joie devant les murs de Constantinople. [2,11] CHAPITRE XI. Après ce terme, le duc reçut un message de l'empereur qui l'invitait, avec de vives instances, à quitter son camp et à venir avec son armée s'établir dans les palais situés sur le rivage du détroit pour éviter les rigueurs de la neige et de l'hiver que les pluies annonçaient déjà, et afin que les tentes du camp ne fussent pas trempées et ensuite entièrement détruites par l'humidité. Le duc et les principaux de l'armée se rendirent enfin aux volontés de l'empereur ; on replia les tentes, et ils allèrent, avec toute l'armée des Chrétiens, se loger dans les palais et dans les maisons garnies de tours qui se prolongent sur le rivage et sur un espace de trente milles de longueur. Depuis ce jour, ils trouvèrent et purent acheter, en vertu des ordres de l'empereur, des vivres en abondance aussi bien que toutes les choses dont ils avaient besoin. Peu de temps après, un nouveau message fut apporté au duc, de la part de l'empereur, pour l'engager à se rendre auprès de lui et à venir prendre connaissance de ses intentions. Mais le duc, prévenu par des étrangers, habitants de la ville, des artifices de ce souverain, refusa absolument de se rendre auprès de lui, et lui envoya pour députés des hommes illustres, Conon, comte de Montaigu, Baudouin du Bourg et Godefroi de Hache, qui furent chargés de présenter ses excuses et de parler en ces termes : Godefroi, duc, à l'empereur, fidélité et soumission ! J’irais volontiers et selon vos désirs auprès de vous ; j’admirerais les pompes et les richesses de votre palais ; mais j'ai été effrayé par les mauvais bruits qui sont parvenus à mes oreilles sur votre compte. J'ignore si c'est par jalousie ou par haine que de pareils bruits ont été inventés et répandus. L'empereur, ayant entendu ces paroles, s'excusa fort longuement et sur tous les points, disant qu'il no fallait point que le duc ou quelqu'un de ses compagnons redoutât de sa part la moindre tromperie, qu'il voulait le protéger et l'honorer, lui et les siens, comme son fils et ses amis. Les députés du duc étant revenus auprès de lui, rapportèrent favorablement et très fidèlement toutes les promesses qu'ils avaient reçues de la bouche même de l'empereur ; mais le duc, se méfiant toujours de ses discours emmiellés, persista à refuser toute conférence, et quinze jours se passèrent dans cet échange réciproque de messagers. [2,12] CHAPITRE XII. Convaincu de la fermeté du duc, et voyant qu'il lui serait impossible de l'attirer auprès de lui, l'empereur en prit de nouveau de l'humeur, et lui retira la faculté d'acheter de l'orge et du poisson, et ensuite du pain, pour le contraindre ainsi à ne pas résister plus longtemps à sa demande. Mais comme il ne put parvenir, même par ces moyens, à ébranler le courage du duc, un jour, sur l'instigation de l'empereur, cinq cents Turcopoles arrivèrent sur des navires dans le détroit armés d'arcs et de flèches, tirèrent sur les chevaliers du duc qui s'étaient levés le plus tôt, tuèrent les uns, blessèrent les autres, et les repoussèrent ainsi loin du rivage, afin qu'ils ne pussent, comme de coutume, venir acheter des vivres. Cette mauvaise nouvelle fut apportée au duc dans son palais. Aussitôt il donna l'ordre de faire retentir les cors, d'armer tout le peuple, de retourner devant les murs même de Constantinople et d'y dresser de nouveau les tentes. A cet ordre, les cors donnèrent le signal tous les pèlerins coururent aux armes et détruisirent les tours et les palais dans lesquels ils avaient logé, incendiant les uns, renversant les autres, perte irréparable pour la ville de Constantinople. [2,13] CHAPITRE XIII. Tandis que la nouvelle de cet horrible incendie et de tout ce désastre parvenait promptement au palais, le duc fut frappé de la crainte qu'en voyant les flammes des bâtiments, et en entendant le mouvement extraordinaire de l'armée, l'empereur ne donnât sur-le-champ l’ordre de faire occuper en force, par ses chevaliers et ses archers, le pont sur lequel les pèlerins avaient passé en sortant de la ville pour se rendre dans les palais où ils résidaient. Aussitôt il envoya son frère Baudouin, avec cinq cents chevaliers cuirassés, prendre possession de ce pont pour prévenir l'empereur et empêcher tout acte de violence qui fermerait le passage aux pèlerins et ne leur permettrait plus de retourner sur leurs pas. Baudouin était à peine arrivé au milieu du pont quand tout à coup des Turcopoles, chevaliers de l'empereur, montés sur des bâtiments, assaillirent les pèlerins à coups de flèches, les lancèrent de droite et de gauche, et attaquèrent avec vigueur tous ceux qui passaient. Baudouin, n'ayant aucun moyen de leur résister du haut du pont, s'occupa uniquement du soin d'échapper le plus vite possible à leurs traits ; il franchit le pont, s'établit promptement de l'autre côté sur le rivage, gardant l'entrée du pont et observant en même temps les murailles de la ville souveraine jusqu'à ce que toute l'armée eût pu défiler par ce passage. Le duc, pendant ce temps, veillait aussi sur les derrières avec les siens. Cependant une troupe nombreuse de Turcopoles et des chevaliers de tout rang sortirent des portes, armés de flèches et de divers autres instruments de guerre, pour attaquer Baudouin et toute la race chrétienne qui marchait sur ses pas. Mais Baudouin demeura immobile et sans se laisser entamer par aucune attaque au lieu où il avait pris position, et y tint depuis le matin jusqu'au soir, que tout le peuple ayant passé le pont et s'étant transporté en face des murailles de la ville, y dressa son camp. Alors Baudouin s'élança vigoureusement, avec ses cinq cents chevaliers, sur ces mêmes Turcopoles qui étaient sortis des portes et ne cessaient de harceler les pèlerins ; des deux côtés on combattit, bravement et l’on perdit beaucoup de monde ; les Français eurent surtout beaucoup de chevaux percés par les flèches de leurs adversaires. Enfin Baudouin conserva l'avantage, ayant accablé les chevaliers de l'empereur, il les força à fuir vers les portes, et, puissant vainqueur, il demeura maître du champ de bataille. Cependant les Turcopoles et les autres chevaliers, indignés de leur défaite et de leur fuite, sortirent de nouveau et en plus grand nombre pour attaquer et harceler l'armée ; mais enfin le duc arriva, et comme il était nuit, il rétablit la paix en invitant son frère à rentrer dans son camp avec tous les siens et à s'abstenir, pendant la nuit, de tout combat. L'empereur, de son côté, craignant que la guerre ne s'échauffât de plus en plus, et que les ombres de la nuit ne fussent fatales à ses chevaliers, leur ordonna pareillement de se tenir en repos, et se réjouit que le duc eût également rappelé ses combattants. [2,14] CHAPITRE XIV. Le lendemain, au point du jour, le peuple se leva en vertu des ordres du duc, alla parcourir le territoire et le royaume de l'empereur et le ravagea horriblement pendant six jours consécutifs, afin de rabaisser du moins l'orgueil de l'empereur et de tous les siens. Ce dernier, lorsqu'il en fut instruit, parut enfin triste et affligé de la désolation de ses États. Il prit aussitôt son parti et envoya une députation au duc pour faire cesser le pillage et l'incendie et lui offrir satisfaction en tout point. Les députés parlèrent en ces termes : Que toute inimitié cesse entre nous et vous ; que le duc vienne vers moi, qu'il reçoive sans hésiter, en gage de ma foi, des otages qui lui garantiront qu'il viendra et s'en retournera sain et sauf, et qu'il soit assuré que je ferai rendre à lui et aux siens tous les honneurs qui seront en mon pouvoir. Le duc y consentit avec bonté, pourvu qu'on lui donnât des otages tels qu'il pût y trouver une garantie suffisante de sa sûreté et de sa vie, et promit qu'il n'hésiterait point à se rendre auprès de l'empereur pour s'entretenir avec lui de vive voix. A peine les députés étaient-ils partis avec cette réponse, que d'autres députés arrivèrent auprès du duc, venant le saluer de la part de Boémond, et lui parlant en ces termes : Boémond, prince très riche de Sicile et de Calabre, te prie de ne point te réconcilier avec l'empereur, de te retirer vers les villes de Bulgarie, Andrinople et Philippopolis, et d'y passer la saison de l'hiver, certain qu'au commencement, du mois de mars, le même Boémond marchera à ton secours avec toutes ses troupes pour attaquer cet empereur et envahir son royaume. Après avoir reçu ce message, le duc différa d'y répondre jusqu'au lendemain matin, et alors il répondit, de l'avis des siens : Qu'il n'avait point quitté son pays et ses parents pour chercher des profits ni pour détruire les Chrétiens ; qu'il avait entrepris, au nom du Christ, le voyage de Jérusalem ; qu'il voulait accomplir ce projet et l'exécuter avec le consentement de l'empereur, s'il pouvait parvenir à recouvrer et à conserver ses bonnes grâces et sa bienveillance. Les députés de Boémond, instruits par cette réponse des intentions du duc, et traités par lui avec bonté, repartirent pour la Pouille et rapportèrent à Boémond les paroles qu'ils avaient recueillies de la bouche même du duc. [2,15] CHAPITRE XV. Cependant l'empereur, informé du message de Boémond et des propositions qu'il contenait, sollicita plus vivement le duc et ses amis pour rétablir la concorde, et lui offrit, s'il voulait se calmer, de traverser paisiblement ses Etats et se présenter devant lui pour entrer en conférence, de lui livrer en otage son fils très chéri, nommé Jean, et de lui donner tout ce dont il aurait besoin, ainsi que la faculté d'acheter pour lui et pour tous les siens. Le duc, sachant que ces promesses de l'empereur étaient sincères et positives, et ayant pris l'avis des siens, éloigna son camp des murailles de la ville, et passa de nouveau le pont pour aller loger sur le détroit, dans les édifices en pierre, invitant en même temps tout le peuple à demeurer en paix et à acheter toutes choses sans trouble ni mouvement séditieux. Le lendemain, au point du jour, il manda devant lui Conon, comte de Montaigu, et Baudouin du Bourg, hommes très nobles et très habiles à manier la parole, et les envoya en toute confiance pour aller recevoir, comme otage, le fils de l'empereur qui leur fut remis. Lorsqu'ils l'eurent ramené et livré au pouvoir du duc, qui le confia à la garde de ses fidèles, ce dernier s'embarqua, sans le moindre retard, sur le bras de mer et se fit transporter à Constantinople. Ayant pris avec lui des hommes illustres, Garnier de Gray, Pierre de - - - et d'autres princes, il se rendit courageusement à la cour de l'empereur et se présenta devant lui face à face, afin de l'entendre parler et de lui répondre de vive voix sur tout ce qu'il demanderait et sur les interpellations qu'il pourrait lui adresser. Baudouin n'entra point dans le palais de l'empereur et demeura sur le rivage avec la multitude. [2,16] CHAPITRE XVI. En voyant le magnifique et honorable duc, ainsi que tous les siens, dans tout l'éclat et la parure de leurs précieux vêtements de pourpre et d'or, recouverts d'hermine blanche comme la neige, de martre, de petit-gris et de diverses autres fourrures, telles que les portent surtout les princes de la Gaule, l'empereur admira vivement leur pompe et leur splendeur. D'abord il admit le duc avec bonté à recevoir le baiser de paix ; ensuite et sans aucun retard il accorda aussi le même honneur à tous les grands de sa suite et à ses parents. Assis, selon son usage, sur son trône, le puissant empereur ne se leva point pour donner le baiser au duc non plus qu'à aucun autre, mais le duc, fléchissant les genoux, s'inclina, et les siens après lui s'inclinèrent également pour recevoir le baiser du très glorieux et très puissant empereur. Après qu'il les eut embrassés chacun dans l'ordre prescrit, ce prince parla au duc en ces termes : J'ai appris de toi que tu es chevalier et prince très puissant dans tes terres, et de plus, homme très sage et d'une parfaite fidélité. C'est pourquoi je t'adopte comme fils et je remets en ta puissance tout ce que je possède, afin que mon empire et mon territoire puissent être délivrés et préservés par toi de la présence de cette multitude rassemblée et de celle qui viendra par la suite. Apaisé et gagné par ces paroles de paix et de bonté, le duc ne se borna pas à se reconnaître pour fils de l'empereur, conformément à l'usage de ce pays ; mais, lui donnant la main, il se déclara son vassal, et tous les premiers seigneurs, présents à cette cérémonie, et ceux qui vinrent plus tard, en firent autant. Aussitôt on apporta de la trésorerie de l'empereur quelques présents d'une valeur inappréciable pour le duc et tous ceux qui l'avaient suivi, objets de divers genres, en or, en argent et en pourpre, on leur donna aussi des mulets et des chevaux, et toutes sortes d'autres effets des plus précieux. L'empereur et le duc ainsi réunis par le lien indissoluble d'une fidélité et d'une amitié parfaites, depuis l'époque de l'incarnation du Seigneur, où cette paix fut conclue, jusqu'à peu de jours avant la Pentecôte, toutes les semaines quatre hommes, chargés de byzantins d'or et de dix boisseaux de monnaie de tartarons, sortaient de la maison de l'empereur et allaient les porter au duc pour fournir à l'entretien des chevaliers. Chose singulière ! tout ce que le duc distribuait ainsi aux chevaliers de la part de l'empereur retournait sur-le-champ au trésor de ce dernier en échange des vivres qu'ils achetaient ; et non seulement cet argent y retournait, mais celui que toute l'armée avait apporté de tous les pays de la terre y rentrait également. Et ce n'était point étonnant, car dans tout le royaume, nul, excepté l'empereur, ne pouvait vendre de denrées, telles que le vin et l'huile, le froment et l'orge, et toutes sortes de provisions de bouche, c'est ce qui fait que le trésor de ce souverain est toujours abondamment pourvu d'argent et ne peut être épuisé par aucune prodigalité. [2,17] CHAPITRE XVII. La paix et la bonne harmonie ayant été rétablies entre l'empereur et le duc aux conditions que j'ai dites, ce dernier retourna à ses logements situés sur le détroit, et renvoya dès ce moment et avec honneur le fils de l'empereur qu'il avait reçu comme otage, assuré désormais de sa bonne foi et de son amitié. Le lendemain, le duc fit proclamer dans toute l'armée qu'à l'avenir l'on eût à rendre paix et honneur à l'empereur et à tous les siens, et à observer la justice dans tous les marchés d'achat et de vente. L'empereur fit également publier dans tout son royaume que l'on eût à s'abstenir, sous peine de mort, de toute fraude ou offense envers un homme de l'armée, prescrivant que toutes choses fussent vendues aux pèlerins à bon poids et bonne mesure, et même que les prix fussent un peu diminués. Après cela et vers le commencement du carême, l'empereur fit inviter le duc à se rendre auprès de lui, et le supplia, avec les plus vives instances, au nom de l'amitié et de la foi jurée, de s'embarquer et de dresser ses tentes sur le territoire de Cappadoce, parce que le peuple, toujours incorrigible, ne cessait de détruire les édifices de son empire. Le duc y consentit avec bonté ; et, ayant traversé le détroit, il passa sur l'autre rive, dans les prés de Cappadoce, et tout le peuple ayant dressé son camp y fixa sa résidence. Depuis ce moment et dans la suite on commença à vendre toutes choses assez cher aux pèlerins, et cependant l'empereur continuait à envoyer les mêmes présents au duc, car il le craignait beaucoup. Le duc, voyant la peine qu'éprouvait son armée à acheter les objets de première nécessité, et ne pouvant supporter les clameurs qu'il entendait, s'embarquait souvent pour se rendre auprès de l'empereur et lui porter plainte de la cherté des vivres ; et l'empereur, paraissant l'ignorer, et voulant cependant l'empêcher, accordait de nouveau une diminution générale aux pèlerins. [2,18] CHAPITRE XVIII. Tandis que ces choses se passaient entre l'empereur et le duc, et trois semaines s'étant déjà écoulées depuis la sainte Pâque, Boémond, conduisant dix mille hommes de cavalerie et de plus grandes forces en gens de pied, et descendant par Salone et Durazzo et par les autres villes du royaume des Bulgares, arriva, avec sa nombreuse armée, sous les murs de Constantinople. Le duc, sur la demande de l'empereur, alla à sa rencontre avec vingt des principaux chefs de son armée, pour l'engager à venir en toute confiance se présenter devant l'empereur avant de déposer les armes ou de dresser ses tentes. Après qu'ils se furent salués réciproquement, le duc s'entretint longtemps avec Boémond et chercha, par ses caresses, à le déterminer à se rendre à la cour de l'empereur pour entendre ses paroles ; mais Boémond s'y refusa absolument, disant qu'il redoutait trop l'empereur, le connaissant, pour un homme rusé et plein d'artifice. Enfin vaincu par les promesses et l'insistance du duc, il se rendit en toute confiance au palais, reçut le baiser de paix et fut accueilli honorablement et avec une grande bienveillance. A la suite de plusieurs conférences qu'ils eurent ensemble, Boémond devint l'homme de l'empereur, et s'engagea par serment et en donnant sa loi, à ne se rien approprier dans le royaume sans le consentement et le bon plaisir de l'empereur. Aussitôt on apporta à Boémond des présents en or et en argent, tels que Godefroi en avait reçus, d'une richesse admirable et inconnue, et des vases précieux par le travail et par la matière, et d'une valeur qu'il serait impossible d'apprécier. [2,19] CHAPITRE XIX. Tandis que ce traité d'union se concluait entre l'empereur et Boémond, Tancrède, fils de la sœur de ce dernier, passait le détroit avec toute son escorte et toute l'armée de Boémond, à l'insu de son oncle, du duc et de l'empereur, pour ne pas devenir sujet de celui-ci. Lorsqu'il fut informé de cette démarche orgueilleuse, l'empereur éprouva un vif ressentiment, de ce que Tancrède avait évité même de le voir, il dissimula cependant, combla Boémond et le duc de témoignages d'amitié, d'honneurs et de riches présents, et les renvoya ensuite à leur armée. Peu de temps après, Robert de Flandre arriva avec une immense suite. Ayant appris la bonne intelligence qui unissait Boémond et le duc avec l'empereur, il conclut, aussi son traité et devint l'homme de l'empereur, en sorte qu'il fut jugé digne, comme les deux premiers, de recevoir de riches présents. Quelques jours plus tard, l'empereur l’ayant comblé de témoignages de bonté, il passa le détroit et alla dans les prairies de la Cappadoce réunir ses armes et ses troupes à celles des princes chrétiens ses alliés. [2,20] CHAPITRE XX. Peu après qu'ils se furent rassemblés en un seul corps, ces princes illustres, ayant, attendu depuis assez longtemps pour entreprendre leur expédition, résolurent, d'un commun accord, de poursuivre l'accomplissement de leurs vœux, et de diriger leur marche vers la ville de Nicée, qu'une forte armée turque avait occupée en l'enlevant injustement à l'empereur. Le jour même qu'ils levèrent leur camp, ils arrivèrent à Rufinel. Ils reçurent alors un message de Raimond, comte de Saint-Gilles, qui leur annonçait qu'il était entré dans la ville de Constantinople, qu'il avait conclu un traité avec l'empereur, et les suppliait instamment de vouloir bien l'attendre lui et l'évêque du Puy, nommé Adhémar. Mais les princes résolurent de ne point attendre et de ne pas demeurer plus longtemps où ils se trouvaient, mais de s'avancer lentement, de telle sorte que le comte pût les suivre de près, sans même trop hâter sa marche, après qu'il aurait terminé ses affaires avec l'empereur. Pierre l'Ermite, qui les avait attendus en ce même lieu de Rufinel, se réunit aussi à eux avec les faibles débris de sa malheureuse expédition. Les députés du comte Raimond retournèrent à Constantinople après avoir reçu la réponse du duc. Celui-ci, Boémond et Robert de Flandre, tous chargés et comblés des riches présents de l'empereur, poursuivirent leur marche. Raimond s'étant rendu agréable et cher à l'empereur, demeura quinze jours à Constantinople, il reçut de ce prince beaucoup de dons précieux, fut traité par lui avec honneur, lui engagea sa foi par serment et devint son homme. [2,21] CHAPITRE XXI. Dans le même temps, Robert, comte de Normandie, Etienne de Blois et Eustache, frère du duc Godefroi arrivèrent également à Constantinople avec une suite nombreuse de chevaliers et de gens de pied ; ils conclurent un traité d'amitié avec l'empereur, devinrent ses hommes sous la foi du serment, et furent honorés par lui de beaux présents. Cependant le duc et ceux qui marchaient avec lui arrivèrent devant la ville de Nicée, et le duc fut le premier à dresser ses tentes devant la grande porte et à entreprendre le siège de cette place. Les princes qui le suivaient, après avoir passé le bras de mer de Saint-George, ne prirent que quelques moments de repos sur le territoire de Cappadoce ; ils hâtèrent leur marche et allèrent aussi établir leur camp autour de la ville de Nicée, garnie de remparts, de murailles et de tours qui semblaient devoir la rendre imprenable. Cette ville antique et très fortifiée était alors soumise au pouvoir de Soliman, l'un des princes des Turcs, homme d'une grande noblesse, mais idolâtre. Instruit de l'arrivée et des projets des Chrétiens, il remplit la ville d'hommes vigoureux et bien armés, y fit transporter des vivres de tous côtés et en grande abondance, et fit aussi garnir toutes les portes de fermetures très solides. Lorsque les princes, montés sur leurs chevaux rapides, se furent rassemblés devant Nicée et autour de ses murailles, les uns se plaisaient à faire courir leurs chevaux et admiraient les tours, les forts remparts et les doubles murailles. Mais la vue de ces fortifications ne pouvait leur inspirer aucun sentiment de crainte ; remplis de courage et accoutumés à la guerre, ils livraient des assauts à la place et l'attaquaient avec ardeur ; d'autres, demeurant à pied et armés de leurs arcs, ne cessaient de harceler les assiégés en leur lançant des flèches ; plusieurs d'entre eux reçurent aussi de graves blessures, frappés par les traits de ceux qui occupaient, les remparts, lorsque dans leur imprudence et leur aveugle impétuosité ils osaient s'avancer en faisant beaucoup de bruit pour tenter de combattre auprès des murailles. [2,22] CHAPITRE XXII. Les princes de l'armée, voyant que le peuple périssait sans fruit et sans résultat pour la guerre, et que ce n'était pas ainsi qu'on pouvait porter préjudice aux hommes renfermés dans la place, jugèrent qu'il n'y avait rien de mieux à faire que d'investir la ville de toutes parts et de la bloquer, ainsi que ceux, qui la défendaient. En conséquence, Godefroi, duc de Lorraine, prince et seigneur du château de Bouillon, occupa la première place avec tous ses Lorrains qui l'avaient suivi. Boémond, prince de Sicile et de Calabre, né Normand, homme d'un grand cœur et d'un esprit admirable, chevalier rempli de valeur, habile en tout ce qui concernait la guerre, et possédant de grandes richesses, se plaça à côté de Godefroi. Tancrède, illustre jeune homme, s'établit avec ses compagnons auprès de Boémond son oncle. Tatin, homme qui avait le nez coupé, de la maison de l'empereur de Constantinople, confident de ses secrets, et guide de l'armée chrétienne, parce qu'il connaissait bien tout le pays et commandait un corps auxiliaire composé de chevaliers de l'empereur, bloquait la ville sur le point qui lui fut assigné. Robert, comte de Flandre, qui n'était inférieur à aucun autre pour le maniement d’armes, les richesses et la force, et le comte Robert, prince de Normandie, très vaillant fils du roi des Anglais, et très riche en armes et en approvisionnements de guerre, furent placés à la suite des précédents. Garnier de Gray, chevalier irréprochable dans l'art de la guerre, Eustache, frère du duc Godefroi, et Baudouin, son autre frère, homme très illustre et invincible dans les combats, se rangèrent aussi dans la position qui leur fut assignée. Baudouin de Mons, comte et prince du Hainaut, homme très illustre à la guerre, Thomas de Feii, Français et chevalier rempli d'ardeur, Baudouin du Bourg, Dreux de Nesle, Gérard de Cherisi, Anselme de Ribourgemont, Hugues, comte de Saint-Paul, Engelram, fils du même Hugues, et chevalier illustre, Gui de Porsène, qui débutait dans les armes et était dans tout l'éclat de sa force, Baudouin de Gand, un autre Baudouin, homme d'une grande réputation à la guerre, et surnommé le comte Calderin, et Guillaume de Forez, illustre par son grand courage et par sa force dans les combats, tous hommes très vigoureux, s'établirent dans les postes qui leur furent confiés pour observer cette place, contre laquelle les forces humaines semblaient presque insuffisantes. [2,23] CHAPITRE XXIII. L'évêque du Puy, nommé Adhémar, homme rempli de bonté, était suivi d'une troupe nombreuse et bien équipée qui augmentait les forces des assiégeants. Etienne, comte de Blois, le chef et l'âme des conseils dans toute l'armée, occupait un des côtés de la place avec une multitude considérable. Hugues, surnommé le Grand, frère du roi de France et très illustre allié, s'établit aussi en son rang pour veiller de près sur la ville. Robert, fils de Gérard, Raimond Pelet, Bonvanquier de Gap, Milon, surnommé Lover, chevalier très renommé, Etienne d'Albemarle, fils d'Eudes, comte de Champagne, Gautier de Dromedart et son fils chéri Bernard, agréable dans toute sa personne comme dans sa conduite, Gérard de Gorne, Gothard, fils de Godefroi, et très illustre jeune homme, Raoul qui possédait de grandes richesses, le seigneur Alain, surnommé Fergant, et Conan, tous deux princes bretons, Renaud de la ville de Beauvais, Galon de Calmont, et Guillaume de Montpellier, homme sans peur, dressèrent leurs tentes auprès de tous ceux que j'ai déjà nommés. Gaston de Béarn, Gérard de Roussillon, Gilbert de Trévoux, l'un des princes de la Bourgogne, Olivier de Joux, chevalier audacieux et intrépide dans les combats, Achard de Montmerle, aux cheveux blancs, Raimbault, comte de la ville d'Orange, qui ne le cédait à personne en vaillance, Louis de Mongons, admirable dans les exploits de la guerre, fils de Diric de Monthiliart, Dudon de Conti, aux cheveux roux, très instruit dans l'art militaire, Gozelon et son frère Lambert, celui-ci très habile à la guerre, ainsi que son père Conon de Montaigu, homme très illustre, campèrent à la suite des précédents. Pierre de Stenay, Renaud de Toul, Gautier de Vervins, Arnoul de Tyr, Jean de Nimègue et Herebrand de Bouillon, étaient réunis à tous les autres, et tous ensemble se montraient infatigables pour les travaux et investissaient la ville de toutes parts. [2,24] CHAPITRE XXIV. Il est superflu de dire que tant d'illustres capitaines avaient à leur suite beaucoup de chefs inférieurs, de serviteurs et de servantes, mariées ou non mariées, d'hommes et de femmes des deux ordres. Tous avaient pour supérieurs, qui veillaient à les discipliner et à animer leur courage, les évêques, les abbés, les moines, les chanoines et les prêtres. Ainsi la ville, assiégée par toutes ces troupes, était entièrement enveloppée, à l'exception cependant d'un point que l'on avait laissé vacant, en le tenant en réserve pour le comte Raimond. Cette nombreuse armée ne laissait entrer par aucune porte ni vivres ni aucune des choses nécessaires à la vie. Mais il y avait, sur l'un des côtés des murailles, un lac d'une largeur et d'une longueur étonnantes, profond comme la mer, propre à la navigation, par où les hommes de Soliman, et Soliman lui-même, avaient coutume d'entrer très souvent dans la ville pour y porter tout ce dont on avait besoin, et en sortaient de la même manière. Raimond, comte du territoire de Saint-Gilles, appelé aussi la Provence, n'avait point encore amené ses forces et prêté ses secours aux pèlerins. Il demeurait encore avec ses troupes auprès de l'empereur de Constantinople, avec lequel il avait conclu un traité, et qui le comblait de présents magnifiques qui accroissaient chaque jour ses richesses. [2,25] CHAPITRE XXV. Soliman, lorsqu'il apprit la réunion de tant d'hommes de guerre, sortit de la forteresse de Nicée pour aller chercher les secours des Turcs et de tous les infidèles, il y travailla avec ardeur beaucoup de jours de suite, et jusqu'à ce qu'il eut rassemblé dans toute la Romanie une force de cinquante mille combattants, tous cavaliers et couverts de fer. Après qu'il les eut réunis et animés par ses exhortations, la renommée lui apporta la nouvelle que l'armée chrétienne avait mis le siège devant la ville de Nicée, et que cette armée était forte de plus de quatre cent mille hommes. Etonné de ces bruits, Soliman, dirigeant sa marche vers Nicée, conduisit les troupes qu'il venait de lever à travers les montagnes, espérant trouver peut-être l'occasion de reconnaître, du haut des rochers, si l'armée était en effet aussi forte qu'on le lui avait annoncé, et de quel côté il lui serait plus avantageux de l'attaquer. Enfin, et de l'avis des siens, le quatrième joui après l'investissement de la ville, Soliman fit partir deux hommes déguisés en Chrétiens pour aller, comme des pèlerins, examiner les forces et savoir la conduite de l'armée chrétienne ; ces hommes étaient chargés aussi de porter aux gardiens de la citadelle et aux défenseurs de la ville de Nicée un message conçu en ces termes : Sachez que le prince et seigneur de notre cité, Soliman, nous envoie vers vous afin que vous mettiez vos plus fermes espérances en sa protection. N'ayez aucune crainte de ceux qui sont campés autour de vous : fatigués de leur long voyage, venus ici en exil, ils seront, avant peu de jours, comptés parmi les insensés et frappés de la punition et du martyre qu'ont déjà subis les bataillons de Pierre. Soliman se dispose à venir bientôt à votre secours avec une suite considérable et d'innombrables milliers de combattants. Chargés de cette lettre de Soliman, les deux hommes suivirent des chemins détournés qui leur étaient connus, et se dirigèrent vers le côté par où la ville ne pouvait être assiégée, pour essayer, s'il leur était possible, de s'embarquer secrètement, de se rendre ainsi auprès des défenseurs de la place, et de leur faire connaître les choses que Soliman leur avait prescrit de dire, savoir, qu'ayant rassemblé une armée, il attaquerait bientôt les pèlerins, et qu'en même temps toutes les forces des Turcs eussent à faire une sortie, afin que tous pussent se réunir pour anéantir lu peuple du Seigneur. Mais le Seigneur voulut que les postes chrétiens, dispersés de tous côtés pour veiller sur tous les points et sur tous les sentiers, et prévenir le succès de toute fraude ou de toute entreprise violente de la part des adversaires, vinssent à arrêter les deux hommes que Soliman avait envoyés ; ils furent pris et retenus captifs ; l'un d'eux fut tué dans le premier mouvement, et l'autre conduit en présence des princes chrétiens. [2,26] CHAPITRE XXVI. En le menaçant du supplice, le duc Godefroi, Boémond et les autres princes forcèrent enfin cet homme à leur déclarer toute la vérité sur l'objet de sa mission. Redoutant les menaces de tant de princes distingués, et voyant sa vie exposée aux plus grands dangers, d'une voix lamentable, l'air humble et le visage inondé de larmes, il supplia instamment qu'on lui laissât la vie, et, tremblant de tous ses membres, il promit de découvrir la vérité toute entière, et de dire des choses qui seraient utiles et très importantes pour tout le peuple. Il confessa donc qu'il était envoyé par Soliman, que celui-ci se trouvait dans les montagnes avec des forces innombrables, et qu'il était si près qu'on pouvait croire que le lendemain, vers la troisième heure, il s'avancerait pour le combat ; ce rapport, ajoutait-il, servirait aux Chrétiens à se mettre à l'abri de ses ruses et de ses attaques imprévues. Il demanda à être gardé jusqu'à l'heure qu'il annonçait, en sorte que l'arrivée de Soliman pût démontrer la sincérité de ses dépositions, ajoutant que, s'il en imposait, il ne demandait point qu'on lui fît grâce de la vie, et qu'il consentait à avoir la tête tranchée. En même temps il demandait, avec les plus vives et les plus humbles instances, à recevoir le baptême, à être admis à faire profession de Chrétien, afin de pouvoir communiquer en frère avec les Chrétiens, mais cette demande était en lui un effet de la peur bien plus que de quelque goût pour la foi catholique. Les principaux de l'armée furent touchés de ses lamentations et de ses nombreuses protestations de christianisme ; on lui donna la vie, mais en le faisant soigneusement garder, ainsi qu'il l'avait demandé. Dès ce moment, l'armée chrétienne ne cessa de veiller nuit et jour, on prépara les armes, on fit toutes les dispositions jusqu'à l'heure où, selon les promesses du prisonnier, les troupes de Soliman devaient descendre des montagnes en forces innombrables et se répandre comme un torrent. Le duc Godefroi, Boémond, Robert de Flandre et tous les autres chefs qui étaient présents expédièrent, cette même nuit, plusieurs messagers au comte Raimond, pour l'engager à hâter sa marche s'il voulait combattre les Turcs et porter secours à ses alliés, car ils savaient que l'empereur l'avait renvoyé depuis peu, après l'avoir comblé d'honneurs et de richesses. Ayant reçu les exprès de ces illustres princes, et instruit de l'arrivée inopinée de Soliman, Raimond ne mit plus aucun retard dans sa marche et la continua toute la nuit. Vers la première heure du jour, et lorsque déjà le soleil remplissait le monde, il arriva avec l'évêque du Puy et une armée où l'on voyait des bannières et des ornements de diverses couleurs, composée d'une immense et ardente multitude d'hommes de pied et de chevaliers couverts de leurs cuirasses et de leurs casques. [2,27] CHAPITRE XXVII. A peine avait-on dressé les tentes du comte Raimond, que Soliman, vers la troisième heure du jour, descendit du haut des montagnes, suivi de toute son armée qui marchait en plusieurs corps et par plusieurs chemins, nombreuse comme le sable de la mer, et composée d'hommes forts et très exercés à la guerre, bien armés de cuirasses, de casques, de boucliers dorés, et portant une grande quantité de très beaux étendards. Le premier corps, qui prit les devants pour se porter dans la vallée de Nicée, était composé de dix mille archers portant des arcs de corne, arme très solide et dont les coups sont redoutables, et tous montés sur des chevaux fort agiles et très exercés à la guerre. Soliman et les siens voulurent d'abord tenter de faire une irruption vers la porte de la ville dont le comte Raimond était chargé de garder l'avenue et de tenter l'attaque. Mais le comte Baudouin, frère du duc, et Baudouin Calderin, résistèrent, avec toutes leurs forces, à ceux qui venaient les assaillir, et les repoussèrent vigoureusement. Au milieu des horreurs de ce cruel combat, l'évêque cherchait à fortifier le peuple en lui disant : O race consacrée à Dieu, vous avez tout quitte pour l'amour de Dieu, richesses, champs, vignes et châteaux, maintenant la vie éternelle sera bientôt acquise à quiconque sera couronné du martyre dans cette bataille. Attaquez donc sans hésitation ces ennemis du Dieu vivant ; Dieu aidant, vous obtiendrez aujourd'hui la victoire. A ces mots, Pagan de Garlande, porte-mets du roi de France, Gui de Porsène, Tancrède et Roger de Barneville, Robert de Flandre et Robert, prince de Normandie, empressés de porter secours à leurs frères en Christ, s'élancèrent au milieu des rangs, portant des coups aussi prompts que la foudre, et courant de tous côtés de toute la rapidité de leurs chevaux. En même temps le duc Godefroi et Boémond lâchèrent aussi leurs chevaux en leur rendant la main et volant dans les rangs des ennemis ; ils transperçaient les uns, renversaient les autres par terre et encourageaient sans cesse leurs compagnons par des discours qui les animaient au carnage de leurs adversaires. On entendait, dans cette sanglante mêlée, un horrible fracas de lances et le cliquetis des glaives et des casques, et ces illustres guerriers et tous leurs compagnons firent essuyer aux Turcs des pertes considérables. Enfin le peuple catholique ayant remporté la victoire par la grâce de Dieu, Soliman et les siens prirent la fuite vers les montagnes, et n'osèrent plus, dès ce moment, livrer bataille au peuple de Dieu tant que dura le siège de Nicée. Depuis ce jour aussi les fidèles du Christ se montrèrent remplis de clémence pour leur prisonnier, messager de Soliman, parce qu'ils l'avaient trouvé fidèle et sincère dans ses promesses, et il fut bien traité et aimé par les gens de la maison des princes les plus considérables. Les Chrétiens coupèrent les têtes des morts et des blessés et les attachèrent aux courroies de leurs selles pour les porter dans leur camp en témoignage de leur victoire ; puis ils retournèrent avec joie vers ceux de l'expédition qui étaient demeurés dans leurs tentes autour de la ville pour s'opposer aux sorties des assiégés. Lorsque le premier tumulte du combat fut calmé dans les environs de la place, les Chrétiens lancèrent sur les remparts un grand nombre de têtes de Turcs, afin d'effrayer les défenseurs de la citadelle et les gardiens des murailles. Ils choisirent en outre mille autres têtes de Turcs qui furent renfermées dans des sacs, déposées sur des chariots, transportées jusqu'au port appelé Civitot, et de là embarquées pour être envoyées à l'empereur de Constantinople. [2,28] CHAPITRE XXVIII. L'empereur, en voyant un si grand nombre de têtes de ses ennemis et des chevaliers de Soliman, dont l'injuste violence lui avait traîtreusement enlevé la ville de Nicée, se réjouit extrêmement de ce triomphe des fidèles, et résolut de leur donner de grandes récompenses pour prix de leurs travaux guerriers. Aussitôt il envoya, sur des chars traînés par des mulets et des chevaux, beaucoup d'argent, des vêtements de pourpre de diverses espèces et beaucoup d'autres objets utiles dont il voulut gratifier tous les puissants de l'armée ; il leur alloua en même temps une immense quantité de vivres, et la faculté la plus absolue de vendre et d'acheter dans toute l'étendue de son empire. Les matelots et les marchands, empressés à exécuter les ordres de l'empereur, chargeaient à l'envi leurs navires de toutes sortes de denrées, de grains, de viandes, de vin, d'huile et d'orge, et s'embarquaient pour aller jeter l'ancre devant le port de Civitot, où les fidèles, accourant en foule, trouvaient à acheter des provisions de toute espèce pour réparer leurs forces, épuisées par les jeûnes précédents. Remplis de joie en voyant cette extrême abondance de vivres, ils convinrent entre eux et protestèrent qu'ils ne se retireraient point sans avoir soumis la ville et l'avoir rétablie sous l'autorité de l'empereur, car ils s'étaient engagés par serment à ne rien garder pour eux-mêmes dans les États de l'empereur, ni villes ni châteaux, sans qu'il y consentît formellement, ou qu'il leur en fît présent. Cependant le prisonnier dont j'ai déjà parlé, apprenant la victoire des nôtres, et voyant l'horrible massacre des Turcs, craignit de nouveau pour sa vie, et médita sur les moyens de se soustraire au joug des Chrétiens. Un jour donc ayant trouvé une excellente occasion, par suite de la négligence de ses gardes, il se sauva d'un pied léger, vola vers les fossés qui entourent les murailles de la ville, et, de là, se mit à appeler sans relâche les Turcs qui occupaient les remparts, et à qui la cessation des combats laissait quelque repos, les suppliant avec instance de venir à son secours. En effet, on lança aussitôt, du haut des murailles, une corde à cet homme trompeur et fugitif - - -. Il se suspendit à la corde en la saisissant fortement de ses deux mains, et fut ainsi soulevé jusqu'en haut, au milieu des cris des assiégés et des assiégeants. Nul Chrétien cependant n'osa le poursuivre et tenter de le reprendre, à cause de la grande quantité de traits que les Turcs ne cessaient de lancer. [2,29] CHAPITRE XXIX. Fermement résolus à persévérer dans leur entreprise et à poursuivre la ruine de la place, les Chrétiens étaient déjà depuis sept semaines devant les murailles. Parmi les princes, les uns dirigeaient les machines à lancer des pierres pour battre en brèche les remparts et les tours, et d'autres faisaient fabriquer des béliers en fer, employaient toutes sortes d'autres machines et livraient de fréquents assauts. Baudouin Calderin ne cessait d'attaquer les murailles ; et tandis qu'il se portait trop avant dans son imprudente audace, frappé d'un coup de pierre qui lui brisa la tête, il expira aussitôt. Baudouin de Gand, emporté par son ardeur dans un assaut, et voulant s'avancer témérairement vers les murs, eut aussi la tête percée d'une flèche et trouva la mort en combattant. Plus tard, l'armée ayant livré un nouvel assaut, à la suite d'un conseil et d'une décision des princes, le comte de Forez et un autre chevalier de l'île de Flandre, nommé Gui, s'abandonnant avec violence à leur bouillante ardeur, et ne cessant de harceler les ennemis, périrent également percés de flèches. Gui de Porsène, illustre chevalier, tomba malade et mourut aussi. Tout le peuple catholique pleura ces guerriers qui étaient considérés comme forts dans le conseil, et chefs dans les affaires les plus importantes. Ces hommes très nobles furent ensevelis avec honneur et avec les cérémonies de la religion par les soins des évêques et des abbés, qui distribuèrent ensuite d'abondantes aumônes aux pauvres et aux mendiants pour le salut de leur âme. [2,30] CHAPITRE XXX. Un jour, et tandis que la plupart des princes faisaient dresser contre les murailles de la ville des machines de diverses espèces, dont les unes étaient employées utilement, et dont d'autres n'obtenaient aucun résultat, Henri de Hache et le comte Herman, l'un des plus grands seigneurs de l'Allemagne, firent construire, à leurs propres frais et en poutres de chêne, une machine appelée renard. Ils l'entourèrent ensuite d'une forte contexture, afin qu'elle pût résister aux efforts des armes turques et être à l'abri de toutes sortes de traits, et qu'ainsi les hommes qui s'y enfermeraient pussent en toute sûreté entreprendre de percer les murailles. Lorsque la construction de la machine et toutes les ligatures furent parfaitement terminées, vingt chevaliers des deux princes s'établirent dans l'intérieur, tous bien cuirassés. Elle fut ensuite poussée vers les murailles non sans de grands efforts et sans le concours d'un grand nombre d'hommes ; mais comme elle ne put être amenée sur un terrain uni, ni dirigée en droite ligne et par un mouvement régulier, les poutres, les planches et toutes les ligatures cédèrent en un instant et écrasèrent dans leur chute les hommes qui s'y étaient enfermés. Herman et Henri, fort affligés et déplorant la malheureuse fin de leurs chevaliers, les firent ensevelir avec honneur, et eurent en même temps sujet de se féliciter de n'avoir pas été aussi victimes de cet accident imprévu. [2,31] CHAPITRE XXXI. Un autre jour et pendant qu'un grand nombre de Chrétiens continuaient à livrer fréquemment d'inutiles assauts, le comte Raimond fit tous ses efforts pour ébranler une tour à l'aide de deux machines employées à lancer des pierres, et que l’on appelle vulgairement mangonneaux. Mais quelque force que l'on mît à diriger les coups, il fut impossible de fendre ou de détacher une seule des pierres de cet antique édifice, garni d'un ciment presque indissoluble, jusqu'à ce que l'on eût enfin rassemblé plusieurs instruments du même genre, avec lesquels on parvint cependant, à force d'attaques réitérées, à pratiquer quelques fentes dans les murs et à en faire tomber quelques pierres et un peu de ciment. A cette vue l'armée du Dieu vivant se réunissant en force et franchissant le fossé à l'aide d'une tortue faite en osier, s'élança audacieusement vers la muraille, et les Chrétiens redoublèrent d'efforts pour percer la tour qui s'élevait au-dessus du rempart avec des pioches recourbées en crochet, mais les Turcs avaient entassé des pierres dans l'intérieur de la tour, afin que cette masse solide opposât plus de résistance, et que, si le mur extérieur venait à être détruit par les Français, ils trouvassent un nouvel obstacle dans cet amas d'une immense quantité de pierres. Le peuple du Dieu vivant, enflammé de plus en plus par la colère, et animé par la mort de ses frères, frappa de tous côtés sur la tour avec ses crochets ferrés et mordants, jusqu'à ce qu'il eût pratiqué dans la muraille une ouverture telle qu'il sembla d'abord que deux hommes pourraient entreprendre d'y pénétrer en même temps pour renverser le tas de pierres formé dans l'intérieur, les enlever une aune, et ouvrir ainsi un large chemin vers les ennemis ; mais ils ne purent réussir dans ce dessein. [2,32] CHAPITRE XXXII. Une nuit, à la suite de cette affaire et après de nouvelles pertes, tandis que le peuple qui investissait la ville était extrêmement vexé et rentrait de temps en temps dans le camp, on reconnut que les Turcs sortaient très souvent de la place en s'embarquant sur le lac, qu'ils avaient des auxiliaires qui leur apportaient secrètement des armes et tout ce dont ils avaient besoin, et que des marchands arrivaient aussi fréquemment et leur livraient par ce passage toutes sortes de denrées. Dès ce moment, les princes voyant bien que tous les assauts qu'ils livraient et toutes les fatigues qu'ils essuyaient demeureraient sans résultat, tinrent plusieurs conseils pour examiner ce qu'ils avaient à faire, et comment il leur serait possible de fermer l'accès du lac et d'enlever aux assiégés la faculté d'entrer et de sortir par cette voie. Enfin après plusieurs discussions, ils reconnurent que, s'ils ne gardaient ce vaste lac avec des forces navales, ils ne pourraient jamais contenir les ennemis ni empêcher la ville de renouveler ses approvisionnement. En conséquence, les grands et les petits ayant été convoqués, on résolut, d'un commun accord, d'envoyer au port de Civitot des troupes nombreuses de gens de pied et de chevaliers pour faire transporter par terre, de la mer jusqu'au lac de Nicée, des navires qu'on avait demandés au seigneur empereur et qu'il avait donnés, en les faisant traîner comme du bois, attachés à des cordes de chanvre et à l'aide de courroies en cuir fixées sur les épaules des hommes et des chevaux. En effet, pendant le silence de la nuit et sur un trajet de sept milles de longueur, ils traînèrent, de cette manière, des navires très lourds et assez grands pour que chacun pût porter cent hommes. Au lever du soleil, ils arrivèrent au lieu de leur destination et déposèrent les navires sur le rivage et de là sur les eaux. Les princes de l'armée, se levant aussitôt, accoururent de tous côtés vers le lac, heureux de voir les navires arrivés sans accident, et d'apprendre que leurs hommes étaient revenus sains et saufs, et sans avoir été troublés par aucune rencontre ennemie. [2,33] CHAPITRE XXXIII. Dès qu'on eut pris possession de ces navires, on les remplit de braves chevaliers français qui furent chargés de fermer désormais tout passage aux Turcs, et de ne pas souffrir qu'on leur fit parvenir aucune des choses dont ils pouvaient avoir besoin. L'un de ces navires était monté par les Turcopoles de l'empereur, excellents archers, et qui avaient ordinairement une grande supériorité dans les combats de mer. Les Turcs et tous ceux qui veillaient à la défense de la citadelle, apprenant qu'il y avait beaucoup de mouvement du côté du lac, et que les princes s'étaient rassemblés de grand matin, accoururent en foule sur les remparts situés de ce même côté, et s'étonnèrent beaucoup à la vue de ces navires nouvellement arrivés, qu'ils eussent pris sans aucun doute pour les leurs, si, dans le même temps, ils n'eussent vu ceux-ci sur le rivage opposé et tout près de leurs murailles attachés par des chaînes et des cadenas en fer. Le lac se trouvant, ainsi investi par une flotte, et les chevaliers qui montaient les navires étant revêtus de leurs cuirasses et armés de leurs lances, de leurs arcs et de leurs flèches, le comte Raimond, les hommes de sa suite et une bonne partie de l'armée recommencèrent à attaquer la tour dont j'ai déjà parlé, livrant de nouveaux assauts, lançant des pierres, ne ménageant rien pour attaquer les Turcs avec vigueur, et poussant des vociférations tandis que leur bélier ferré frappait sans relâche les murailles. Les Turcs, voyant qu'elles commençaient à être ébranlées, et que les pioches ferrées faisaient des trous dans la tour, firent couler du haut des remparts de la graisse, de l'huile, de la poix enveloppées d'étoupes et de torches enflammées ; ils brûlèrent entièrement par ce moyen la machine qui faisait mouvoir le bélier et toutes les claies en osier, et, en même temps, les uns armés de leurs arcs de corne lançaient des flèches qui tuaient beaucoup d'hommes, tandis que d'autres s'occupaient sur les remparts à briser des quartiers de roche qui écrasaient dans leur chute ceux qui travaillaient en dessous et près de la tour. Au milieu des efforts qu'ils faisaient ainsi pour se défendre, un de leurs chevaliers, entre autres, doué d'un courage ardent et farouche, ne cessait de manier son arc et de faire voler des flèches. Chose étonnante ! au moment où il reçut lui-même une flèche qui semblait devoir le tuer, il jeta son bouclier au loin, et, exposant sa poitrine découverte à tous les traits, il se mit à lancer des deux mains d'énormes quartiers de roc sur la foule du peuple assiégeant. Quoique percé de vingt flèches encore attachées à son corps, au dire de ceux qui assistèrent à cet événement, il continuait encore à lancer des pierres et à frapper de mort des Français, et faisait de plus en plus un grand ravage parmi les assaillants. Le duc Godefroi, voyant que cet homme cruel et féroce exerçait constamment ses fureurs sans succomber sous les nombreuses flèches dont il était couvert, et faisait périr sous ses traits un grand nombre de fidèles, saisit une arbalète, et, se postant derrière les boucliers de deux de ses compagnons, il perça le Turc en le frappant au cœur ; et, l'ayant tué, il mit ainsi un terme à l'horrible carnage que celui-ci ne cessait de faire. Enfin, vers le coucher du soleil, le peuple chrétien, fatigué, renonça aux travaux terribles de cette attaque, et les Turcs, inquiets de la trouée qu'on avait faite dans la tour, profitèrent du silence de la nuit pour y porter de nouveau des tas de pierres, afin que, le lendemain, on ne pût y aborder facilement. [2,34] CHAPITRE XXXIV. Le lendemain, lorsque le soleil eut reparu, le peuple de Dieu s'arma de nouveau avec ardeur pour aller recommencer l’assaut et agrandir la brèche faite à la tour ; mais, lorsqu'ils virent qu'on avait de nouveau transporté des pierres et fermé cette ouverture, les Chrétiens, se souvenant de leurs dangers et des tourments qu'ils avaient éprouvés la veille, sentirent leur courage se ralentir, et chacun d'eux interpellait son voisin de marcher le premier. Enfin un illustre chevalier, sortant des tentes de Robert, comte de Normandie, couvert de son casque, de sa cuirasse et de son bouclier, franchit le fossé, s'avance sans crainte vers les murailles et vers la tour, et fait tous ses efforts pour renverser les monceaux de pierres qui bouchent la brèche, et dégager le passage tout récemment fermé. Mais bientôt les quartiers de roc et les traits qui pleuvaient sur lui comme la grêle le forcèrent de renoncer à son entreprise. Se voyant dénué de tout secours, et empêché de poursuivre son travail par les pierres énormes dont on l'accablait, le brave chevalier chercha à se coller contre la muraille pour échapper du moins aux traits que les Turcs lançaient sur lui sans interruption. Mais ce moyen même fut insuffisant pour sa défense : des milliers de pierres ayant brisé le bouclier qui lui servait à défendre sa tête, il fut précipité au pied de la muraille, tout plaçasse : et, revêtu encore de son casque et de sa cuirasse, il périt sous les yeux de tous les fidèles, sans qu'aucun deux allât à son secours. Alors les Turcs, le voyant immobile et mort enfin, firent descendre du haut de cette détestable tour une chaîne garnie de crochets pointus et mordants, fabriqués avec beaucoup d'art et semblables à des hameçons, et, ayant accroché le cadavre du chevalier par l'anneau de sa cuirasse, ils le soulevèrent et le retirèrent de là sur le rempart ; puis, ayant attaché le corps de ce malheureux par un nœud coulant, ils le suspendirent avec une corde en dehors de la muraille, pour insulter encore plus aux Chrétiens par cet acte d'inhumanité. Outragés et tristes, tous en effet pleurèrent leur frère mort d'une manière si cruelle, et si horriblement maltraité. Enfin, après avoir longtemps répété leurs insultes, les Turcs jetèrent le cadavre tout nu hors des murailles, les pèlerins l'accueillirent avec honneur, et les prêtres l'ensevelirent, de même que les autres fidèles morts sur la même place, en faisant à leur intention des distributions d'aumônes. [2,35] CHAPITRE XXXV. La mort de tant d'hommes forts, les pertes nombreuses qu'essuyait l'armée chrétienne dans les assauts qu'elle livrait tous les jours devant la place, troublaient infiniment le duc Godefroi, Boémond et tous les princes. Tandis que tous les efforts des machines et des catapultes, et les attaques impétueuses des troupes ne pouvaient parvenir à faire la moindre brèche aux murailles, et que l'armée perdait ainsi en vaines tentatives et ses peines et ses guerriers, un homme né Lombard, maître ès-arts et constructeur de grandes machines, voyant les misères et les pertes des Chrétiens, se présenta spontanément devant les princes, et leur rendit le courage par des promesses et des paroles de consolation : Je vois que toutes vos machines travaillent en vain, que la mort qui plane sans cesse autour des murailles réduit vos forces tous les jours, et que ceux qui survivent sont exposés encore à de grands périls. Les Turcs, pleins de confiance et de sécurité, les repoussent loin de leurs tours et de leurs murailles ; ils écrasent les vôtres sous leurs flèches ou sous des quartiers de roc, au moment où ils ne s'y attendent pas et sont hors d'état de se défendre ; enfin ce mur, que les anciens ont fondé et construit avec tant d'habileté, résiste à l'action du fer ou de toute autre force. Aussi, comme j'ai vu que tout votre courage se consumerait en vaines entreprises, j'ai résolu de me présenter devant votre majesté, afin de pouvoir, avec l'aide de Dieu, si vous vous rendez à mes avis, et si j'obtiens de vous le prix de mes travaux, contraindre cette tour, qui vous semble forte et invincible, à s'abaisser jusqu'à terre, sans que vos compagnons d'armes éprouvent aucune perte ou soient exposés à aucun danger, et pour que vous puissiez ainsi vous ouvrir un chemin vers vos ennemis et ceux qui vous résistent. Je demande seulement que vous m'assistiez, en me fournissant à frais communs tous les objets nécessaires pour l'exercice de mon art. Après avoir entendu les paroles de cet homme, on lui promit avec beaucoup de bienveillance de lui donner, pour prix de ses travaux, quinze livres de monnaie de Cartane, et, remplis de joie et d'espérance dans le succès de cette entreprise, les princes s'engagèrent en outre à lui fournir sans retard tout ce qu'il demanderait pour l'exécution de ses travaux. Après avoir réglé cette convention, le maître ès-arts fit toutes ses dispositions ; il assembla des cloisons de revêtement, construites sur un plan incliné, et fit coudre ensemble des claies tressées en osier avec un art merveilleux, afin que lui-même et les hommes qui travailleraient avec lui pussent se trouver parfaitement à l'abri des traits que les Turcs lançaient du haut des remparts. [2,36] CHAPITRE XXXVI. Lorsque la machine qui devait les garantir de toute atteinte fut complètement terminée, des Chrétiens, armés de leurs cuirasses et de leurs casques, se rassemblèrent tout autour. La poussant avec force, ils lui firent d'abord franchir le fossé, et l'établirent ensuite contre la muraille, en dépit de tous les efforts que firent les Turcs pour s'y opposer. Alors ils laissèrent le maître es-arts avec tous ses ouvriers enfermés dans la machine et en parfaite sûreté, et rentrèrent de nouveau dans le camp sans avoir éprouvé beaucoup de mal. Les Turcs, voyant bien que ce nouvel instrument de guerre pourrait porter un grand préjudice à leur ville, y jetèrent des torches enflammées et enduites de poix et de graisse, et firent rouler du haut de leurs murailles des blocs de pierres, pour trouver quelque moyen de détruire les couvertures extérieures et de détourner de leurs travaux ceux qui y étaient enfermés. Mais tous leurs efforts étaient infructueux, parce que ni les pierres ni les matières enflammées ne s'arrêtaient sur ces couvertures disposées en plan incliné. Le maître ès-arts, plein de confiance et caché dans sa machine avec les ouvriers qu'on lui avait adjoints, travaillait au pied de la tour avec des pioches en fer et très pointues, et ne cessa de creuser la terre qu'après avoir rempli le creux pratiqué sous les fondations, de poutres, de planches et de beaucoup d'énormes pièces de bois, afin que les murailles ne vinssent pas à s'écrouler subitement à mesure qu'on enlevait la terre, sur ceux qui y travaillaient encore. Lorsqu'on eut fait une très grande excavation en longueur et en largeur, sur la demande du maître ès-arts, tous les hommes de l'armée, grands et petits, apportèrent des sarments, de la paille, des tuiles, des roseaux secs, des étoupes, et d'autres combustibles, qui furent entassés entre les poutres, les planches et les troncs d'arbres, de manière que tous les vides fussent entièrement comblés ; puis le maître ès-arts y ayant mis le feu, la flamme, animée par une large ouverture extérieure, se glissant et circulant en tous sens, s'étendit de plus en plus, et finit par réduire en cendres les poutres, les planches et tous les bois que l’on avait rassemblés. Lorsque tout fut brûlé et qu'il n'y eut plus, pour soutenir la tour antique, ni la terre ni les tas de bois qui l'avaient remplacée, la partie supérieure s'affaissa en un instant, vers le milieu de la nuit, et fit un tel fracas dans sa chute, que tous ceux qui se réveillèrent dans le sommeil crurent entendre le roulement du tonnerre. Cependant, et quoique ce poids énorme fût tombé d'une manière subite, les pierres et les ciments ne cédèrent pas entièrement, et la tour ne fut point brisée en mille pièces, sur plusieurs points seulement les murailles, ébranlées par la secousse, se fendirent et présentèrent des ouvertures par où il était possible de passer, non cependant sans quelque difficulté. Vivement effrayée de la chute de cet édifice, la noble épouse de Soliman, ne se croyant plus en sûreté dans la ville, se fit transporter par les siens, au milieu de la nuit, et s'embarqua sur le lac, afin d'échapper aux Chrétiens. Mais les chevaliers chargés de la défense des passages, s'étant aperçus de son départ, firent avancer les navires nouvellement établis sur les eaux, s'emparèrent de cette dame, et la remirent entre les mains des princes, ainsi que ses deux jeunes fils. [2,37] CHAPITRE XXXVII. Les Turcs cependant et les défenseurs de la citadelle, frappés de stupeur en voyant tomber la tour et enlever l'épouse de Soliman, désespérés de l'occupation du lac par les Chrétiens, désolés des pertes considérables qu'ils éprouvaient et qui réduisaient beaucoup leurs forces, fatigués de la longueur du siège, et reconnaissant l'impossibilité de prendre la fuite, tinrent conseil pour délibérer sur les moyens de pourvoir à leur salut, demandèrent à être épargnés par l'armée chrétienne, et promirent de remettre les clefs de la ville entre les mains de l'empereur de Constantinople, auquel cette place était soumise en vertu de titres héréditaires, avant l'époque où Soliman s'en était emparé injustement et de vive force. Tatin, au nez coupé, serviteur de la maison impériale, se rendant aux vœux des chefs de l'armée turque, recevant leurs soumissions de fidélité, et s'engageant, de son côté, envers eux, intercéda en leur faveur auprès des princes chrétiens, et obtint qu'ils sortiraient sains et saufs de la ville pour aller faire leurs soumissions à l'empereur, avec la noble épouse de Soliman que l'on avait prise récemment ainsi que ses deux fils, et que les princes français retenaient encore en captivité. Le tumulte de la guerre ainsi apaisé, tandis qu'on négociait encore de part et d'autre pour la reddition de la place, et que déjà les Turcs restituaient les prisonniers chrétiens, une femme, religieuse du couvent de Sainte-Marie, situé auprès des greniers de l'église de Trêves, fut remise, ainsi que les autres, aux chefs de l'armée chrétienne. Elle déclara avoir été emmenée en captivité lors de la dispersion des troupes de Pierre, et se plaignit d'avoir été peu de temps après, contrainte à contracter un commerce honteux et abominable avec un Turc et quelques autres hommes. Tandis qu'elle se répandait en lamentations sur les insultes qu'elle avait reçues, et parlait ainsi en présence de tous les Chrétiens, elle reconnut, parmi les illustres chevaliers du Christ, Henri de Hache. L'interpellant aussitôt par son nom, d'une voix humble et remplie de larmes, elle lui demande de venir à son secours et de l'aider à réparer ses malheurs. Il la reconnut en effet sur-le-champ, et, touché de compassion, il fît tous ses efforts en sa faveur auprès du duc Godefroi, et obtint pour elle que le seigneur Adhémar, vénérable évêque, donnât son avis sur la pénitence qu'elle aurait à subir en expiation de son inceste. Enfin le clergé ayant été consulté, on lui fit remise du péché de ce commerce illicite avec un Turc, et on lui allégea sa pénitence, puisqu'elle n'avait subi que par force et contre sa volonté les indignes traitements de ces hommes impies et scélérats. Peu après cependant, et dès la nuit suivante, un messager du même Turc qui l'avait outragée et enlevée aux autres, vint auprès d'elle l'inviter, par de douces paroles et de belles promesses, à reprendre cette union illicite et criminelle. La beauté incomparable de cette femme avait enflammé le Turc ; il ne pouvait supporter son absence et lui faisait offrir toutes les récompenses que son esprit avait pu imaginer pour la déterminer à retourner auprès de cet indigne mari. Il lui promettait en effet de se faire Chrétien en peu de temps, s'il lui arrivait de sortir de captivité et d'échapper aux fers de l'empereur. Enfin la malheureuse, si auparavant elle n'avait péché qu'en cédant à la violence, entraînée cette fois par les flatteries et par de vaines espérances, retourna auprès de son impie époux et rentra dans ce commerce adultère à l'insu de toute l’armée et en trouvant le moyen de s'échapper par artifice. On sut ensuite, par divers rapports, qu'en se rendant ainsi auprès du Turc, et s'associant à son exil, elle n'avait fait que céder à l'emportement de sa passion. Après que le tumulte de la guerre fut apaisé, et que les provinces chrétiennes eurent été rendues et les Turcs admis à faire leur soumission à l’empereur, l’armée du Dieu vivant employa un jour entier dans son camp à se livrer à tous les transports de la joie, puisque toutes choses lui avaient réussi au gré de ses espérances. [2,38] CHAPITRE XXXVIII. Le lendemain, dès le point du jour, le peuple entier se mit en mouvement, et prenant avec lui tout ce dont il avait besoin, continua sa marche à travers la Romanie sans redouter aucune calamité pour l'avenir. Les pèlerins s'étant avancés pendant deux jours en un seul corps au milieu des gorges des montagnes et par des chemins fort étroits, résolurent alors de faire une division dans leur nombreuse armée, afin d'avoir plus d'espace et de liberté pour dresser leur camp et de trouver ainsi plus facilement les vivres pour eux-mêmes et les fourrages pour leurs chevaux. S'étant donc rassemblés entre deux montagnes élevées, ils passèrent d'abord un fleuve sur un pont, et là Boémond et la foule de ceux qui le suivaient se séparèrent du duc Godefroi. Boémond fut accompagné par quelques-uns des plus illustres chefs, Robert, comte de Normandie, Etienne, prince du Blaisois, et tous ensemble suivirent la route sur la droite, se dirigeant de manière à n'être jamais à plus d'un mille de distance de leurs compagnons d'armes. Le duc et tous ceux qui marchaient avec lui, ainsi que l'évêque du Puy et le comte Raimond, s'avançaient en même temps sur la droite. A la suite de cette séparation, Boémond et toute son armée arrivèrent, vers la neuvième heure, dans la vallée Dogorganhi, que les modernes appellent Ozelli, et tous les pèlerins se répandirent aussitôt dans les prairies et sur les bords des ruisseaux pour dresser leur camp, prendre leur repas et satisfaire à tous leurs besoins. [2,39] CHAPITRE XXXIX. Mais à peine Boémond et les hommes les plus forts étaient-ils descendus de cheval, que l'on vit arriver avec impétuosité, et suivi d'une nombreuse multitude, Soliman qui, depuis le moment où il avait pris la fuite loin des murs de Nicée, était allé recruter des forces auxiliaires à Antioche, à Tarse, à Alep et dans les autres villes de la Romanie, parmi les Turcs dispersés çà et là dans le pays. Aussitôt et sans se donner un seul moment de repos Soliman attaqua l'armée chrétienne, et ses troupes se répandirent dans tout le camp, massacrant tout ce qu'elles rencontraient : les uns étaient frappés de flèches, d'autres périssaient par le glaive, d'autres encore étaient faits prisonniers par ces cruels ennemis : le peuple, poussant de grands cris, était de toutes parts saisi de terreur ; les femmes mariées et non mariées périssaient aussi bien que les hommes et les jeunes enfants. Robert de Paris, voulant porter secours aux malheureux, fut frappé d'une flèche légère et expira aussitôt. Boémond et les autres chefs, étonnés de cette scène subite de carnage, remontent sur leurs chevaux, saisissent en hâte leurs cuirasses et le reste de leurs armes, se réunissent en un seul corps, et, se défendant avec vigueur, quoiqu'attaqués à l’improviste, soutiennent longtemps le combat contre leurs ennemis. Guillaume, frère de Tancrède, jeune homme d'une grande beauté, rempli d'audace, et qui débutait dans la carrière des armes, résistait avec courage et frappait souvent les Turcs de sa lance, lorsque, sous les yeux même de Boémond, une flèche vint le renverser. Tancrède se défendit aussi vaillamment et eut beaucoup de peine à sauver sa vie, laissant derrière lui la bannière qu'il avait attachée à sa lance, et le corps de son frère mort. Les Turcs, guidés par leur prince Soliman, et prenant de plus en plus l'avantage, s'élancèrent avec vigueur dans le camp, frappant de leurs arcs de corne et de leurs flèches, et tuant les gens de pied, les pèlerins, les jeunes filles, les femmes, les jeunes enfants et les vieillards, sans montrer aucun égard pour la faiblesse de l'âge. Effrayées de tant de cruautés, et redoutant une mort si terrible, les jeunes filles, même les plus nobles, s'empressaient de revêtir leurs plus beaux vêtements, et se présentaient ainsi devant les Turcs, afin qu'apaisés et enflammés à la vue de leur beauté, ils apprissent à avoir compassion de leurs captives. [2,40] CHAPITRE XL. Tandis que le troupeau des fidèles était ainsi désolé, que Boémond lui-même, attaqué à l'improviste, ainsi que tous les siens, commençait à résister avec moins d'ardeur, et que déjà quatre mille hommes environ de l'armée chrétienne étaient tombés sous les bras de l'ennemi, un messager, monté sur un cheval rapide, volait à travers les précipices des montagnes et arrivait triste et hors d'haleine au camp du duc. Godefroi, sorti de sa tente en ce moment, s'était porté à quelque distance pour voir ses compagnons d'armes ; aussitôt qu'il aperçut de loin le messager courant de toutes ses forces et le visage pâle et défait, il lui demanda quel motif lui faisait ainsi hâter sa marche, afin, de pouvoir lui-même en rendre compte aux autres chefs. Porteur de fâcheuses et importantes nouvelles, le messager lui dit : Nos princes, Boémond lui-même, soutiennent en ce moment les fatigues d'un rude combat ; le peuple qui les suit a déjà subi une sentence de mort, et cette sentence tombera également, sur tous nos princes, si vous ne vous hâtez de voler à leur secours. Les Turcs ont fait une irruption sur notre camp ; descendus par la vallée dite d'Ozelli ou vallée terrible, vers la vallée Dogorganhi, ils ne cessent de massacrer les pèlerins ; ils ont tué Robert de Paris et lui ont coupé la tête ; Guillaume, beau jeune homme, fils de la sœur de Boémond, a été frappé, digne de nos regrets. C'est pourquoi tous les alliés vous invitent à leur porter secours, qu'aucun retard, aucun motif de délai ne vous retiennent ou ne ralentissent votre marche. [2,41] CHAPITRE XLI. En apprenant le malheur de ses frères et l'audace des Turcs, le duc ordonna de faire résonner les cors de tous côtés, d'avertir tous ses compagnons, de prendre les armes, de dresser les bannières et de voler au secours des pèlerins sans se donner un seul moment de repos. Aussitôt et comme s'ils eussent été appelés au plus délicieux festin, les Chrétiens se hâtent de prendre leurs armes, de revêtir leurs cuirasses, de ceindre leurs glaives, de brider et de seller leurs chevaux, de saisir leurs boucliers, et soixante mille cavaliers sortent du camp suivis de la foule des gens de pied. Déjà brillait le jour le plus éclatant ; le soleil rayonnait du plus vif éclat ; sa splendeur se reproduisait sur les boucliers dorés et sur les armures de fer ; les étendards, les bannières de pourpre, brillantes de pierreries et attachées sur les lances, flottaient en flamboyant ; les chevaux rapides étaient pressés par l'éperon ; nul n'attendait son frère ou son compagnon, chacun hâtait sa marche, autant qu'il lui était possible, pour voler au secours et à la vengeance des Chrétiens. Tout à coup reconnaissant les nôtres qui arrivaient en toute hâte au secours de leurs frères, animés de toute l'ardeur de la guerre, en forces si considérables, couverts de leurs vêtements de fer, et, portant déployées dans les airs les bannières, brillant signal des combats, les Turcs prirent la fuite ; et, frappés de terreur, renonçant dès lors au carnage. les uns se sauvaient à travers champs, d'autres se jetaient dans des chemins qui leur étaient connus. Mais Soliman, conduisant la plus forte colonne, se retira sur le sommet de la montagne, et, s'y arrêtant, fit ses dispositions pour se présenter de nouveau devant les Chrétiens et leur résister en face. [2,42] CHAPITRE XLII. Le duc Godefroi qui, monté sur un cheval agile, était arrivé le premier avec cinquante de ses compagnons, rallia bientôt le peuple qui marchait sur ses traces, et s'avança, sans hésiter, vers les hauteurs de la montagne pour en venir aux mains avec les Turcs qu'il voyait sur la sommité rassemblés et immobiles, se disposant, de leur côté, à la résistance. Enfin, ayant réuni tous les siens, il s'élance vers les ennemis toujours immobiles, dirige contre eux toutes ses lances, et, d'une voix mâle, exhorte ses compagnons à les aborder avec intrépidité. Les Turcs cependant et leur chef Soliman, voyant que le duc Godefroi et tous les siens persistent courageusement à vouloir livrer combat, lâchent les rênes à leurs chevaux et fuient rapidement loin des sommités de la montagne. Godefroi les poursuivit à une distance de six milles, frappant les uns du glaive, retenant aussi quelques prisonniers, enlevant du butin et de riches dépouilles, et arrachant de leurs mains les jeunes filles, les jeunes gens, et tout ce qu'ils avaient espéré emporter ou emmener avec eux. Gérard de Chérisi, monté sur un beau cheval, et poursuivant aussi les ennemis, vit un Turc encore arrêté sur la cime de la montagne et se confiant audacieusement en ses forces ; couvert de son bouclier et armé de sa lance, il s'avança vigoureusement sur lui ; mais le Turc, tirant une flèche qui traversa le bouclier, perça Gérard entre le foie et le poumon, et, le laissant tombé par terre et mourant, il emmena ensuite son cheval. Baudouin, comte de Hainaut, qui distribuait avec générosité d'abondantes aumônes, et Robert de Flandre, renversaient les Turcs dans leur Fuite ; et, volant de tous côtés, ils encourageaient sans relâche leurs compagnons à frapper, à tuer sans cesse, afin que nul d'entre eux ne parût se ralentir dans sa poursuite ou renoncer au carnage. Baudouin du Bourg, Thomas de Ferii, Renaud de Beauvais, Galon de Calmon, Gothard, fils de Godefroi, Gaston de Béarn et Rodolphe, travaillaient tous avec une égale ardeur et ne cessaient, en braves chevaliers, de poursuivre et de faire périr des Turcs sous leurs coups. Les flancs des chevaux battaient fortement, et la fumée qui en sortait s'élevait au milieu des rangs en forme de nuage. De temps en temps les Turcs, reprenant courage et se confiant en leur multitude, opposaient une résistance vigoureuse et lançaient dans les airs des flèches qui retombaient en une grêle épaisse. Mais aussitôt que cette grêle d'orage était passée, les fidèles, tenant toujours en main les traits dont ils frappaient les ennemis, les attaquaient, de nouveau, portaient la mort dans leurs rangs, et les forçaient enfin, vaincus et hors d'état de se défendre, à fuir à travers les précipices des montagnes et à s'engager dans des sentiers connus d'eux seuls. [2,43] CHAPITRE XLIII. Les Chrétiens victorieux s'emparèrent de tout ce que les Turcs avaient traîné à leur suite ; pour prix de leur expédition, ils prirent des grains, beaucoup de vin, des buffles, des bœufs, des béliers, des chameaux, des ânes, des mulets, des chevaux, et, en outre, de l’or précieux, une quantité infinie d'argent, et des pavillons ornés de décorations et d'ouvrages admirables. Pleins de joie de l’heureux succès de ce combat, Boémond et tous les autres princes que j'ai déjà nommés, et qui étaient les chefs et les colonnes de l'armée, se réunirent en bonne intelligence, et, ayant tenu conseil, ils résolurent dès ce jour et à l'unanimité de rassembler leurs denrées et toutes les choses dont ils avaient besoin et de mettre tout en commun ; ce qui fut fait, ainsi qu'ils en étaient convenus. Dans ce tumulte de la guerre, et pendant que les Turcs continuaient à fuir, quelques chevaliers chrétiens périrent frappés de flèches : les Turcs perdirent, dit-on, trois mille hommes. À la suite de ce cruel combat, les chevaliers du Christ se reposèrent pendant trois jours sur les bords d'un fleuve et auprès des joncs, soignant leurs corps fatigués et se nourrissant des vivres que les Turcs morts avaient laissés en abondance. Les évêques, les prêtres, les moines qui étaient présents rendirent à la terre les corps des morts et recommandèrent les âmes des fidèles au Seigneur Jésus-Christ, en récitant des prières et chantant des psaumes. Soliman, vaincu et s'échappant avec peine, franchit les montagnes de la Romanie, ne pouvant plus fonder ses espérances sur la ville de Nicée, pleurant amèrement sa femme, ses fils et tous ceux des siens qu'il avait auparavant perdus dans la plaine de Nicée, frappés à mort par les Français, de même que ceux qu'il avait laissés plus récemment dans la vallée de Gorgone prisonniers ou morts dans le combat.