[5,0] LIVRE V. [5,449] (449a) J'appelle donc bonne et droite une pareille constitution soit dans la cité soit dans l'homme; et j'appelle les autres mauvaises et déviées - si celle-là est droite - qu'elles aient pour objet le gouvernement des cités ou l'organisation du caractère chez l'individu. Ces constitutions représentent quatre sortes de vices. Quelles sont-elles? Et moi j'allais les dénombrer dans l'ordre où elles me paraissaient se former les unes des autres, lorsque (449b) Polémarque, qui était assis un peu plus loin qu'Adimante, avançant la main saisit ce dernier à l'épaule par son manteau, le tira à lui et, se penchant, lui dit à voix basse quelques mots dont nous n'entendîmes que ceux-ci : Le laisserons-nous passer outre ou que ferons-nous? Pas le moins du monde, répondit Adimante, élevant déjà la voix. Qu'est-ce au juste que vous ne voulez pas laisser passer? Toi, dit-il. Et pour quelle raison? (449e) Il nous semble que tu perds courage, que tu nous dérobes toute une partie, et non la moindre, du sujet pour n'avoir pas à l'étudier, et que tu t'imagines nous échapper en disant à la légère qu'à l'égard des femmes et des enfants tout le monde trouverait évident qu'il y eût communauté entre amis. Ne l'ai-je pas dit à bon droit, Adimante? Si, concéda-t-il; mais ce bon droit-là, comme le reste, a besoin d'explications. Quel sera le caractère de cette communauté? Il y en a, en effet, beaucoup de possibles. N'omets donc pas de préciser quelle est celle que tu veux (449d) dire. Depuis longtemps nous attendons que tu nous entretiennes de la procréation des enfants - comment elle se fera, et comment, après leur naissance, ils seront élevés - et que tu t'expliques sur toute cette communauté des femmes et des enfants dont tu parles; car nous croyons qu'elle entraînera dans la constitution de grandes différences, ou plutôt une différence totale, suivant qu'elle sera bien ou mal réalisée. Maintenant donc que tu passes à un autre gouvernement sans avoir traité ces questions de façon satisfaisante, [5,450] nous avons résolu, (450a) comme tu viens de l'entendre, de ne pas te laisser aller plus loin avant que tu n'aies, comme le reste, développé tout cela. Considérez-moi, dit Glaucon, comme votant aussi cette résolution. Sois tranquille, intervint Thrasymaque. Rends-toi compte, Socrate, que c'est un parti pris par nous tous. Qu'avez-vous fait, m'écriai-je, en vous emparant de moi ! Quelle discussion soulevez-vous de nouveau sur la constitution, comme si nous en étions encore au principe ! Je me félicitais déjà d'en avoir fini avec elle, heureux que l'on voulût bien s'en tenir à ce que j'ai dit (450b) tantôt. En rappelant ces questions vous ne savez pas quel essaim de disputes vous réveillez ! Je le vis et l'évitai tout à l'heure de peur qu'il ne fût cause de grands embarras. Mais quoi ! observa Thrasymaque, crois-tu que ces jeunes gens soient venus ici pour fondre de l'or et non pour écouter des discours? Sans doute, répondis-je, pour écouter des discours, mais de longueur mesurée. La mesure de pareils discours, dit Glaucon, est la vie entière pour des hommes sensés. Mais laisse ce qui nous concerne; pour toi ne te lasse point de répondre à nos questions, de la manière qui te semblera bonne; de (450c) nous dire quelle sorte de communauté s'établira entre nos gardiens pour ce qui est des enfants et des femmes et quelle première éducation sera donnée à l'enfance pendant cette période intermédiaire qui va de la naissance à l'éducation proprement dite - tâche qui paraît assurément la plus pénible de toutes. Essaie donc de nous montrer comment il faut s'y prendre. C'est ce qui n'est pas facile à faire, heureux homme, dis-je. Le sujet, en effet, comporte beaucoup plus d'invraisemblances que ceux que nous avons précédemment traités. On ne croira pas notre projet réalisable; et même le supposât-on réalisé aussi parfaitement que possible, on douterait encore de sa précellence. Aussi bien éprouvé-je (450d) quelque hésitation l'aborder mon cher camarade, dans la crainte que ce que j'en dirais ne semble qu'un vain souhait. N'hésite pas, reprit-il; car tu seras écouté par des gens qui ne sont ni sots, ni incrédules, ni malveillants. Et moi : O excellent ami, demandai-je, est-ce dans l'intention de me rassurer que tu tiens ces propos? Assurément, répondit-il. Eh bien ! c'est tout le contraire que tu fais ! Si j'étais persuadé de parler en connaissance de cause ton encouragement me serait utile; discourir en effet, au milieu d'hommes sensés et amis, sur des questions de la plus (450e) haute importance qui nous tiennent à coeur, est chose que l'on peut faire avec sûreté et confiance quand on connaît la vérité; mais parler quand on n'est pas persuadé et que l'on cherche, [5,451] comme moi en ce moment, est chose effrayante et dangereuse, non pas parce qu'elle expose (451a) au rire - cette considération serait puérile - mais parce qu'en glissant hors de la vérité on entraîne ses amis dans sa chute, en un cas où il importe au plus haut point de ne pas perdre pied. Je me prosterne donc devant Adrastée, Glaucon, pour ce que je vais dire. Car j'estime que celui qui tue quelqu'un involontairement commet un moindre crime que celui qui se rend coupable de tromperie en ce qui concerne les belles, bonnes et justes lois. Encore vaut-il mieux courir ce risque au milieu d'ennemis qu'au milieu d'amis : de sorte que tu m'encourages (451b) joliment ! Alors Glaucon souriant : Si nous subissons quelque dommage du fait de la discussion, Socrate, nous t'acquitterons comme innocent du meurtre et de la tromperie dont nous aurons été les victimes ! Prends donc courage et parle. Certes, dis-je, l'acquitté est un innocent aux termes de la loi. Il est donc naturel, s'il en est ainsi dans ce cas, qu'il en soit de même dans le cas présent. Alors parle pour cette raison. Il faut donc, repris-je, revenir en arrière et dire ce que j'eusse peut-être dû dire dans l'ordre, au moment voulu. (451c) Peut-être cependant est-il bon qu'après avoir parfaitement déterminé le rôle des hommes nous déterminions celui des femmes, d'autant plus que tu le veux ainsi. Pour des hommes par nature et par éducation tels que nous les avons décrits il n'y a, selon moi, de possession et d'usage légitimes des enfants et des femmes que dans la voie où nous les avons engagés au début. Or nous avons essayé d'en faire, en quelque sorte, les gardiens d'un troupeau. Oui. (451d) Suivons donc cette idée; donnons-leur pour ce qui touche à la procréation et à l'éducation des règles correspondantes, puis examinons si le résultat nous convient ou non. Comment? demanda-t-il. De la sorte, répondis-je : estimons-nous que les femelles des chiens doivent coopérer avec les mâles à la garde, chasser avec eux et faire tout le reste en commun, ou bien qu'elles doivent rester au chenil, incapables d'autre chose parce qu'elles enfantent et nourrissent les petits, tandis que les mâles travaillent et assument toute la charge du troupeau? Nous voulons, dit-il, que tout leur soit commun, réserve (451e) faite que, pour les services que nous en attendons, nous traitons les femelles comme plus faibles et les mâles comme plus forts. Or, peut-on tirer d'un animal les mêmes services que d'un autre s'il n'a été nourri et élevé de la même manière? C'est impossible assurément. Si donc nous exigeons des femmes les mêmes services que des hommes nous devons les former aux mêmes disciplines. [5,452] Certes. (452a) Mais nous avons enseigné à ces derniers la musique et la gymnastique. Oui. Aux femmes, par conséquent, il faut apprendre ces deux arts ainsi que ce qui concerne la guerre, et exiger d'elles les mêmes services. Cela ressort de ce que tu viens de dire. Il se peut pourtant qu'à l'égard de l'usage reçu beaucoup de ces choses paraissent ridicules, si l'on passe de la parole à l'action. Très certainement. Et laquelle trouves-tu la plus ridicule? N'est-ce pas, évidemment, que les femmes s'exercent nues dans les palestres, avec les hommes, et non seulement les jeunes (452b) mais les vieilles aussi, tout comme ces vieillards qui, ridés et d'aspect peu agréable, continuent à se plaire aux exercices du gymnase? Par Zeus ! s'écria-t-il, cela paraîtra ridicule, du moins dans l'état présent des moeurs ! Mais, repris-je, puisque nous nous sommes lancés dans la discussion il ne faut pas craindre les railleries des plaisants, tant et de tels propos qu'ils tiennent là-contre, quand un pareil changement se produira touchant les exercices du corps, la musique et surtout le port des (452c) armes et l'équitation. Tu as raison. Donc, puisque nous avons commencé de parler, il faut avancer jusqu'aux aspérités que présente notre loi, après avoir prié les railleurs de renoncer à leur rôle et d'être sérieux, et leur avoir rappelé que le temps n'est pas bien lointain où les Grecs croyaient, comme le croient encore la plupart des barbares, que la vue d'un homme nu est un spectacle honteux et ridicule; et que, quand les exercices gymniques furent pratiqués pour la première (452d) fois par les Crétois, puis par les Lacédémoniens, les citadins d'alors eurent beau jeu de se moquer de tout cela. Ne le penses-tu pas? Si. Mais lorsque par l'usage, j'imagine, il leur apparut qu'il valait mieux être nu qu'habillé dans tous ces exercices, ce qu'il y avait à leurs yeux de ridicule dans la nudité fut dissipé par la raison, qui venait de découvrir où était le meilleur. Et cela montra qu'est insensé celui qui croit ridicule autre chose que le mal, qui tente d'exciter le rire en prenant pour objet de ses railleries (452e) un autre spectacle que celui de la folie et de la perversité, ou qui se propose et poursuit sérieusement un but de beauté qui diffère du bien. Rien de plus vrai. Mais ne faut-il pas convenir d'abord de la possibilité ou de l'impossibilité de notre projet, et accorder à qui voudra, homme plaisant ou sérieux, de mettre en question [5,453] (453a) si, dans la race humaine, la femelle est capable de s'associer à tous les travaux du mâle, ou pas même à un seul, ou bien aux uns et non aux autres - et de demander dans laquelle de ces classes se rangent les travaux de la guerre? Un si beau début ne mènerait-il pas, comme il est naturel, à la plus belle des conclusions? Si, très certainement. Veux-tu donc que nous mettions nous-mêmes la chose en question afin de ne pas assiéger une place déserte? (453b) Rien ne s'y oppose, dit-il. Prenons donc la parole pour nos adversaires : « O Socrate et Glaucon, point n'est besoin que d'autres vous fassent des objections; vous-mêmes en effet êtes convenus, quand vous jetiez le fondements de votre cité, que chacun devait s'occuper de l'unique tâche propre à sa nature. Nous en sommes convenus, il est vrai. Or se peut-il que l'homme ne diffère pas infiniment de la femme par nature? Comment ne différerait-il pas? Il convient donc d'assigner à chacun une tâche différente, en accord avec sa nature. (453c) Assurément. Par suite, comment ne vous tromperiez-vous pas, maintenant, et ne seriez-vous pas en contradiction avec vous-mêmes en affirmant qu'hommes et femmes doivent remplir les mêmes tâches, bien qu'ils aient des natures fort distinctes? Pourrais-tu, étonnant ami, répondre quelque chose à cela? Sur-le-champ, avoua-t-il, ce n'est pas facile du tout; mais j'aurai à te prier, et je te prie effectivement, d'éclaircir aussi le sens, quel qu'il soit, de notre thèse. Ces difficultés, Glaucon, et beaucoup d'autres semblables, je les ai prévues depuis longtemps : voilà pourquoi (453d) j'éprouvais de la crainte et j'hésitais à aborder la loi sur la possession et l'éducation des femmes et des enfants. Par Zeus ! ce n'est pas chose aisée! Certes non. Mais, à la vérité, qu'un homme tombe dans une piscine ou au beau milieu de la mer, il ne se met pas moins à nager. Sans doute. Eh bien ! nous devons nager nous aussi et essayer de sortir saufs de la discussion, soutenus par l'espoir que nous trouverons peut-être un dauphin pour nous porter, ou quelque autre impossible moyen de salut! Il le semble. (453e) Or çà, dis-je, voyons si nous trouvons quelque issue. Nous avons admis qu'une différence de nature entraîne une différence de fonctions, et, d'autre part, que la nature de la femme diffère de celle de l'homme. Or nous prétendons maintenant que des natures différentes doivent remplir les mêmes fonctions. N'est-ce pas ce dont vous nous accusez? Si. [5,454] (454a) En vérité, Glaucon, l'art de la controverse a un noble pouvoir ! Pourquoi donc? Parce que beaucoup de gens, ce me semble, y tombent sans le vouloir et croient raisonner alors qu'ils disputent. Cela vient de ce qu'ils sont incapables de traiter leur sujet en l'analysant sous ses différents aspects : ils procèdent à la contradiction en ne s'attachant qu'aux mots, et usent entre eux de chicane et non de dialectique. Oui, c'est ce qui arrive à beaucoup de gens. Mais cela nous regarderait-il en ce moment? (454b) Parfaitement; il y a risque que, sans le vouloir, nous ayons été entraînés dans la dispute. Comment? Nous insistons courageusement et en vrais disputeurs sur le point que des natures autres ne doivent pas avoir les mêmes emplois, alors que nous n'avons nullement examiné de quelle sorte de nature autre et de nature même il s'agit, ni sous quel rapport nous les distinguions quand nous avons assigné aux natures autres des fonctions différentes et aux natures mêmes des fonctions identiques. En effet, dit-il, nous ne l'avons pas examiné. (454c) Dès lors nous pouvons aussi bien nous demander, ce semble, si la nature des chauves et celle des chevelus sont identiques, et, après être convenus qu'elles sont opposées, défendre aux chevelus d'exercer le métier de cordonnier, dans le cas où les chauves l'exerceraient, et réciproquement faire pareille défense aux chauves, si ce sont les chevelus qui l'exercent. Certes, ce serait ridicule ! Mais, poursuivis-je, serait-ce ridicule pour une autre raison que celle-ci : dans l'exposé de notre principe il n'était pas question de natures absolument identiques (454d) ou différentes; nous ne retenions que cette forme de différence ou d'identité qui a trait aux emplois eux-mêmes. Nous disions par exemple que le médecin et l'homme doué pour la médecine ont une même nature, n'est-ce pas? Oui Et qu'un médecin et un charpentier ont une nature différente. Parfaitement. Si donc il apparaît que les deux sexes diffèrent entre eux pour ce qui est de leur aptitude à exercer certain art ou certaine fonction, nous dirons qu'il faut assigner cet art ou cette fonction à l'un ou à l'autre; mais si la différence consiste seulement en ce que la femelle enfante et le mâle engendre, nous n'admettrons pas pour cela (454e) comme démontré que la femme diffère de l'homme sous le rapport qui nous occupe, et nous continuerons à penser que les gardiens et leurs femmes doivent remplir les mêmes emplois. Et nous n'aurons pas tort. [5,455] Après cela nous inviterons notre contradicteur à nous apprendre quel est l'art ou l'emploi, concernant le service (455a) de la cité, pour l'exercice duquel la nature de la femme diffère de celle de l'homme. Cette invitation est juste. Peut-être nous dira-t-on, comme toi tout à l'heure, qu'il n'est pas aisé de répondre sur-le-champ de manière satisfaisante, mais qu'après examen ce n'est pas difficile. On peut le dire, en effet. Veux-tu donc que nous demandions à notre contradicteur de nous suivre, tandis que nous essaierons de lui (455b) montrer qu'il n'est aucun emploi exclusivement propre à la femme en ce qui regarde l'administration de la cité? Certainement. Or çà, lui dirons-nous, réponds à ceci : quand tu prétends qu'un homme est bien doué pour une chose, et un autre mal doué, entends-tu que le premier l'apprend aisément et le second avec difficulté? que l'un, après une courte étude, porte ses découvertes bien au delà de ce qu'il a appris, tandis que l'autre, avec beaucoup d'étude et d'application, ne sauve même pas le savoir reçu? (455c) que chez l'un les dispositions du corps secondent l'esprit, et que chez l'autre elles lui font obstacle? Est-il d'autres signes que ceux-là par lesquels tu distingues l'homme doué pour quoi que ce soit de celui qui ne l'est pas? Personne ne prétendra qu'il y en ait d'autres. Maintenant, connais-tu quelque occupation humaine en laquelle les hommes ne surpassent pas les femmes? Allongerons-nous notre discours en mentionnant le tissage, la pâtisserie et la cuisine, ouvrages qui semblent (455d) relever des femmes, et où leur infériorité est au plus haut point ridicule? Tu as raison, observa-t-il, d'affirmer qu'en tout, pour ainsi dire, le sexe mâle l'emporte de beaucoup sur l'autre sexe. Pourtant, nombre de femmes sont supérieures à nombre d'hommes, en maints travaux. Mais en général la chose se présente comme tu dis. Par suite, mon ami, il n'est aucun emploi concernant l'administration de la cité qui appartienne à la femme en tant que femme, ou à l'homme en tant qu'homme; au contraire, les aptitudes naturelles sont également réparties entre les deux sexes, et il est conforme à la (455e) nature que la femme, aussi bien que l'homme, participe à tous les emplois, encore qu'en tous elle soit plus faible que l'homme. Parfaitement. Assignerons-nous donc tous les emplois aux hommes et aucun aux femmes? Comment agir de la sorte? Mais il est, dirons-nous, des femmes qui naturellement sont propres à la médecine ou à la musique, et d'autres qui ne le sont pas. Certes. [5,456] Et n'en est-il pas qui sont propres aux exercices gymniques (456a) et militaires; d'autres qui n'aiment ni la guerre ni le gymnase? Je le crois. Mais quoi ! n'est-il pas de femmes qui aiment et d'autres qui haïssent la sagesse? n'en est-il pas d'irascibles et d'autres sans ardeur? Si Il y a donc des femmes qui sont propres à la garde et d'autres qui ne le sont pas. Or n'avons-nous pas choisi, pour en faire nos gardiens, des hommes de cette nature? Si. Donc la femme et l'homme ont même nature sous le rapport de leur aptitude à garder la cité, réserve faite que la femme est plus faible et l'homme plus fort. Il le semble. Et par suite il faut choisir des femmes semblables à (456b) nos guerriers qui vivront avec eux et avec eux garderont la cité, puisqu'elles en sont capables et que leurs natures sont parentes. Sans doute. Mais ne faut-il pas assigner les mêmes occupations aux mêmes natures? Les mêmes. Voici donc que le circuit parcouru nous ramène à notre point de départ, et nous convenons qu'il n'est pas contre nature d'appliquer les femmes de nos gardiens à la musique et à la gymnastique. Très certainement. Dès lors la loi que nous avons établie n'est ni impossible ni comparable à un vain souhait puisqu'elle est conforme à la nature. Bien plutôt ce sont les règles actuellement reçues qui sont contre nature. On le dirait. Mais n'avions-nous pas à examiner si notre institution était possible et si elle était désirable ? Si. Or elle a été reconnue possible. Oui. Il faut après cela nous convaincre qu'elle est désirable. Évidemment. L'éducation qui formera les femmes à la garde ne sera point différente de celle qui y forme les hommes, (456d) n'est-ce pas, surtout si elle a charge de cultiver des natures identiques. Elle ne sera point différente. Eh bien ! quelle est ton opinion sur ceci? Sur quoi? Admets-tu qu'un homme soit meilleur et l'autre pire, où les crois-tu tous égaux? Je ne les crois nullement égaux. Maintenant, dans la cité que nous avons fondée, quels sont à ton avis les meilleurs : les gardiens qui ont reçu l'éducation décrite par nous, ou les cordonniers qui ont été instruits dans l'art de la chaussure? Ta question est ridicule ! observa-t-il. Je comprends, répondis-je. Mais quoi ! les gardiens ne (456e) sont-ils pas l'élite des citoyens? Sans comparaison. Et les gardiennes ne seront-elles pas l'élite des femmes? Si, également. Or est-il pour une cité chose qui vaille mieux que de posséder les meilleurs hommes et les meilleures femmes? Non. [5,457] Mais cela ne sera-t-il pas le résultat de la musique et de la gymnastique appliquées de la façon que nous (457a) avons décrite. Si, sans doute. Par conséquent nous avons établi une loi non seulement possible mais désirable pour la cité. Oui. Ainsi les femmes de nos gardiens quitteront leurs vêtements, puisque la vertu leur en tiendra lieu; elles participeront à la guerre et à tous les travaux qui concernent la garde de la cité, sans s'occuper d'autre chose; seulement nous leur assignerons dans le service la part (457b) la plus légère, à cause de la faiblesse de leur sexe. Quant à celui qui se moque des femmes nues, lorsqu'elles s'exercent en vue d'un but excellent, il cueille vert le fruit du rire; il ne sait pas, apparemment, de quoi il se moque, ni ce qu'il fait; car on a et on aura toujours raison d'affirmer que l'utile est beau et qu'il n'y a de honteux que le nuisible. Tu as parfaitement raison. Cette disposition de la loi sur les femmes est, pouvons-nous dire, comme une vague à laquelle nous venons d'échapper à la nage. Et non seulement nous n'avons pas été submergés en établissant que nos gardiens et nos (457c) gardiennes doivent faire tout en commun, mais notre discours est en quelque sorte convenu avec lui-même que la chose est à la fois possible et avantageuse. Vraiment, ce n'est pas à une petite vague que tu viens d'échapper ! Tu ne diras pas qu'elle est grande quand tu verras celle qui vient après. Parle donc; montre-la-moi. A cette loi et aux précédentes fait suite, je pense, celle-ci. Laquelle? Les femmes de nos guerriers seront communes toutes à tous : aucune d'elles n'habitera en particulier avec (457d) aucun d'eux; de même les enfants seront communs, et les parents ne connaîtront pas leurs enfants ni ceux-ci leurs parents. Voilà qui est de bien plus belle taille que le reste sous le rapport de l'invraisemblance, et qui sera difficilement estimé possible et avantageux ! Je ne pense pas qu'on puisse contester, en ce qui concerne l'avantage, que la communauté des femmes et des enfants ne soit un très grand bien, si elle est réalisable; mais je crois qu'au sujet de sa possibilité on peut élever longue contestation. L'un et l'autre point, observa-t-il, se peuvent très bien (457e) contester. Tu veux dire que j'aurai à affronter une ligue de difficultés. Et moi qui espérais fuir l'une, si tu convenais de l'avantage, et n'avoir plus à discuter que la possibilité ! Oui, mais tu n'as pas su dissimuler ta fuite. Rends donc raison de ces deux points. Il faut, avouai-je, que je subisse la peine encourue. [5,458] (458a) Cependant accorde-moi cette grâce : laisse-moi prendre congé comme ces paresseux qui ont coutume de se repaître de leurs propres pensées lorsqu'ils cheminent seuls. Ces sortes de gens, en effet, n'attendent pas de découvrir par quels moyens ils obtiendront la chose qu'ils désirent : rejetant cette préoccupation afin de ne point se fatiguer à délibérer sur le possible et l'impossible, ils supposent qu'ils ont ce qu'ils veulent, arrangent le reste à leur gré, et se plaisent à énumérer tout ce qu'ils feront après le succès, rendant ainsi leur âme, déjà particulièrement (458b) paresseuse, plus paresseuse encore. Eh bien ! moi aussi je cède à la paresse et désire remettre à plus tard la question de savoir comment mon projet est possible; pour le moment je le suppose possible et vais examiner, si tu me le permets, quels arrangements prendront les magistrats quand il sera appliqué, et montrer que rien ne sera plus avantageux que son application, pour la cité et pour les gardiens. Voilà ce que j'essaierai d'abord d'examiner avec toi, si tu le veux bien; nous verrons ensuite l'autre question. Mais je le veux bien, dit-il; examine. Je crois donc que les chefs et leurs auxiliaires, s'ils (458c) sont dignes du nom qu'ils portent, voudront, ceux-ci faire ce qui leur sera commandé, ceux-là commander en se conformant aux lois, ou en s'inspirant d'elles dans les cas que nous abandonnerons à leur prudence. C'est naturel. Toi donc, leur législateur, de même que tu as choisi les hommes tu choisiras les femmes, assortissant autant que possible les natures semblables. Or celles et ceux que tu auras choisis, ayant commune demeure, prenant en commun leurs repas et ne possédant rien en propre, (458d) seront toujours ensemble; et se trouvant mêlés dans les exercices du gymnase et pour tout le reste de l'éducation, ils seront amenés par une nécessité naturelle, je pense, à former des unions. Ne te semble-t-il pas que c'est là chose nécessaire? Non pas de nécessité géométrique, répondit-il, mais amoureuse, laquelle a chance d'être plus forte que la première pour convaincre et entraîner la masse des hommes. Tu as raison, repris-je; mais, Glaucon, former des unions au hasard, ou commettre faute du même genre, (458e) serait une impiété dans une cité heureuse, et les chefs ne la souffriront pas. Certes ce ne serait pas juste, dit-il. Il est donc évident qu'après cela nous ferons des mariages aussi saints qu'il sera en notre pouvoir; or les plus saints seront les plus avantageux. Assurément. [5,459] (459a) Mais comment seront-ils les plus avantageux? Dis-le-moi, Glaucon. Je vois en effet dans ta maison des chiens de chasse et un grand nombre de nobles oiseaux; par Zeus ! as-tu donné quelque attention à leurs unions et à la façon dont ils procréent? Que veux-tu dire? D'abord, parmi ces animaux, quoique tous soient de bonne race, n'en est-il pas qui sont ou qui deviennent supérieurs aux autres? Il en est. Or donc, veux-tu avoir des petits de tous également, ou t'attaches-tu à n'en avoir que des meilleurs? Des meilleurs. Mais quoi? des plus jeunes, des plus vieux, ou de ceux (459b) qui sont dans la fleur de l'âge? De ceux qui sont dans la fleur de l'âge. Et ne crois-tu pas que si la procréation ne se faisait pas ainsi la race de tes chiens et de tes oiseaux dégénérerait beaucoup? Si. Mais quelle est ton opinion touchant les chevaux et les autres animaux? En est-il autrement pour eux? Ce serait absurde. Oh ! oh ! mon cher camarade, m'écriai-je, de quelle éminente supériorité devront être doués nos chefs, s'il en est de même à l'égard de la race humaine ! (459c) Sans doute il en est de même. Mais pourquoi parler ainsi? Parce qu'ils seront dans la nécessité, répondis-je, d'employer grande quantité de remèdes. Or un médecin plutôt médiocre nous parait suffire quand la maladie ne réclame point de remèdes et veut bien céder à l'observation d'un régime; par contre, quand elle exige des remèdes nous savons qu'il faut un médecin plus courageux. C'est vrai. Mais que visent tes propos? Ceci : il y a chance que nos gouvernants soient obligés (459d) d'user largement de mensonges et de tromperie pour le bien des gouvernés; et nous avons dit quelque part que de pareilles pratiques étaient utiles sous forme de remèdes. Nous avons dit là chose raisonnable. Or cette chose sera tout particulièrement raisonnable, ce semble, en ce qui concerne les mariages et la procréation des enfants. Comment? Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d'élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l'un et de l'autre sexe; de plus, il faut élever les enfants des (459e) premiers et non ceux des seconds, si l'on veut que le troupeau atteigne à la plus haute perfection; et toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde. Très bien. Donc, nous instituerons des fêtes, où nous rassemblerons fiancés et fiancées, avec accompagnement de sacrifices [5,460] (460a) et d'hymnes que nos poètes composeront en l'honneur des mariages célébrés. Pour ce qui est du nombre des mariages, nous laisserons aux magistrats le soin de le régler de telle sorte qu'ils maintiennent le même nombre d'hommes - eu égard aux pertes causées par la guerre, les maladies et autres accidents - et que notre cité, dans la mesure du possible, ne s'agrandisse ni ne diminue. Bien, dit-il. Nous organiserons, j'imagine, quelque ingénieux tirage au sort, afin que les sujets médiocres qui se trouveront écartés accusent, à chaque union, la fortune et non les magistrats. Parfaitement. Quant aux jeunes gens qui se seront signalés à la guerre (460b) ou ailleurs, nous leur accorderons, entre autres privilèges et récompenses, une plus large liberté de s'unir aux femmes, pour qu'il y ait prétexte à ce que la plupart des enfants soient engendrés par eux. Tu as raison. Les enfants, à mesure qu'ils naîtront, seront remis entre les mains de personnes chargées d'en prendre soin, hommes, femmes, ou bien hommes et femmes réunis; car les charges sont communes à l'un et à l'autre sexe. Oui. Ces préposés porteront les enfants des sujets d'élite au (460c) bercail, et les confieront à des nourrices habitant à part dans un quartier de la ville. Pour les enfants des sujets inférieurs, et même ceux des autres qui auraient quelque difformité, il les cacheront en un lieu interdit et secret, comme il convient. ... Si l'on veut conserver sa pureté à la race des gardiens, ajouta-t-il. Ils veilleront aussi à la nourriture des enfants, conduiront les mères au bercail, à l'époque où leurs seins se gonflent de lait, et mettront en oeuvre tous les moyens possibles pour qu'aucune d'elles ne reconnaisse sa progéniture (460d). Si les mères ne suffisent pas à l'allaitement ils se procureront d'autres femmes pour cet office. Dans tous les cas ils auront soin qu'elles n'allaitent que pendant un temps mesuré, et ils chargeront des veilles et de tout pénible travail les nourrices et les gouvernantes. Tu rends la maternité bien facile, dit-il, aux femmes des gardiens. Il convient en effet qu'elle le soit. Mais poursuivons l'exposé de notre plan. Nous avons dit que la procréation des enfants devait se faire à la fleur de l'âge. C'est vrai. (460e) Or ne te semble-t-il pas que la durée moyenne de la fleur de l'âge est de vingt ans pour la femme et de trente ans pour l'homme? Mais comment places-tu ce temps pour chaque sexe? demanda-t-il. La femme, répondis-je, enfantera pour la cité de sa vingtième à sa quarantième année; l'homme, « après avoir franchi la plus vive étape de sa course », engendrera pour la cité jusqu'à cinquante-cinq ans. [5,461] (461a) Pour l'un et pour l'autre c'est en effet le temps de la plus grande vigueur de corps et d'esprit. Si donc un citoyen ou plus vieux ou plus jeune se mêle de l'oeuvre commune de génération, nous le déclarerons coupable d'impiété et d'injustice, car il donne à l'État un enfant dont la naissance secrète n'a pas été placée sous la protection des prières et des sacrifices que les prêtresses, les prêtres et toute la cité offriront pour chaque mariage, afin que d'hommes bons naissent des enfants meilleurs, et d'hommes utiles des enfants plus (461b) utiles encore; une pareille naissance, au contraire, sera le fruit de l'ombre et de la terrible incontinence. Bien. La même loi est applicable à celui qui, encore dans l'âge de la génération, toucherait à une femme, en cet âge également, sans que le magistrat les ait unis. Nous déclarerons qu'un tel homme introduit dans la cité un bâtard dont la naissance n'a été ni autorisée, ni sanctifiée. Fort bien. Mais lorsque l'un et l'autre sexe aura passé l'âge de la génération, nous laisserons les hommes libres de s'unir (461c) à qui ils voudront, hormis leurs filles, leurs mères, leurs petites-filles et leurs aïeules; et les femmes de même, hormis leurs fils, leurs pères et leurs parents en ligne directe, descendante ou ascendante. Nous leur accorderons cette liberté après leur avoir recommandé de prendre toutes les précautions possibles pour que nul enfant, fruit de ces unions, ne voie le jour, et, s'il en est un qui se fraie de force sa route vers la lumière, de disposer de lui en tenant bien compte que la cité ne se charge pas de le nourrir. Tes propos sont raisonnables, dit-il; mais comment distingueront-ils leurs pères, leurs filles, et les autres (461d) parents dont tu viens de parler? Ils ne les distingueront pas, répondis-je. Mais tous les enfants qui naîtront du septième au dixième mois, à partir du jour où l'on aura marié un gardien, seront appelés par lui, ceux de sexe masculin fils, ceux de sexe féminin filles, et l'appelleront père; il nommera les enfants de ceux-ci petits-fils : eux, à leur tour, le nommeront grand-père, lui et ses compagnons de mariage, et nommeront grand'mères leurs compagnes; enfin tous ceux qui seront nés dans le temps où leurs pères et leurs mères donnaient des enfants à la cité se traiteront de frères et de soeurs, de manière, comme nous l'avons dit, (461e) à ne point contracter d'unions entre eux. Toutefois, la loi permettra aux frères et aux soeurs de s'unir si pareil mariage est décrété par le sort, et approuvé en outre par la Pythie. Très bien, dit-il. Telle sera donc, Glaucon, la communauté des femmes et des enfants chez les gardiens de ta cité. Que cette communauté s'accorde avec le reste de la constitution et qu'elle est éminemment désirable, voilà ce que notre discours doit maintenant confirmer, n'est-ce pas? [5,462] Oui, par Zeus ! (462a) Or, comme point de départ de notre accord, ne devons-nous pas nous demander à nous-mêmes quel est, dans l'organisation d'une cité, le plus grand bien, celui que le législateur doit viser en établissant ses lois, et quel est aussi le plus grand mal? Ensuite ne faut-il pas examiner si la communauté que nous avons décrite tout à l'heure nous met sur la trace de ce grand bien et nous éloigne de ce grand mal? On ne peut mieux dire. Mais est-il plus grand mal pour une cité que ce qui la (462b) divise et la rend multiple au lieu d'une? Est-il plus grand bien que ce qui l'unit et la rend une? Non. Eh bien ! la communauté de plaisir et de peine n'est-elle pas un bien dans la cité, lorsque, autant que possible, tous les citoyens se réjouissent ou s'affligent également des mêmes événements heureux ou malheureux? Si, très certainement. Et n'est-ce pas l'égoïsme de ces sentiments, qui la divise, lorsque les uns éprouvent une vive douleur, et les autres une vive joie, à l'occasion des mêmes événements (462c) publics ou particuliers? Sans doute. Or, cela ne vient-il pas de ce que les citoyens ne sont point unanimes à prononcer ces paroles : ceci me concerne, ceci ne me concerne pas, ceci m'est étranger? Sans aucun doute. Par conséquent, la cité dans laquelle la plupart des citoyens disent à propos des mêmes choses : ceci me concerne, ceci ne me concerne pas, cette cité est excellemment organisée? Certainement. Et ne se comporte-t-elle pas, à très peu de chose près, comme un seul homme? Je m'explique : quand un de nos doigts reçoit quelque coup, la communauté du corps (462d) et de l'âme, qui forme une seule organisation, à savoir celle de son principe directeur, éprouve une sensation; tout entière et simultanément elle souffre avec l'une de ses parties : aussi disons-nous que l'homme a mal au doigt. Il en est de même de toute autre partie de l'homme, qu'il s'agisse du malaise causé par la douleur, ou du mieux-être qu'entraîne le plaisir. Il en est de même, en effet. Et pour en revenir à ce que tu demandais, une cité bien gouvernée se trouve dans une condition très voisine de celle de l'homme. Qu'il arrive donc à un citoyen un bien ou un mal quelconque, ce sera surtout une pareille cité qui fera (462e) siens les sentiments qu'il éprouvera, et qui, tout entière, partagera sa joie ou sa peine. Il y a nécessité qu'il en soit ainsi dans une cité aux bonnes lois. Maintenant, il serait temps de revenir à notre cité, et d'examiner si les conclusions de notre discours s'appliquent tout particulièrement à elle, ou s'appliquent plutôt à quelque autre cité. Oui, nous devons procéder ainsi. [5,463] Or donc, dans les autres cités n'y a-t-il pas magistrats (463a) et gens du peuple, comme dans la nôtre? Si. Et tous se donnent entre eux le nom de citoyens? Comment non? Mais, outre ce nom de citoyens, quel nom particulier le peuple donne-t-il, dans les autres cités, à ceux qui le gouvernent? Dans la plupart il les appelle maîtres, et dans les gouvernements démocratiques, archontes. Et dans notre cité? Quel nom, outre celui de citoyens, le peuple donnera-t-il aux chefs? Celui de sauveurs et de défenseurs, répondit-il. (463b) Ceux-ci, à leur tour, comment appelleront-ils le peuple? Distributeur du salaire et de la nourriture. Mais dans les autres cités, comment les chefs traitent-ils les peuples? D'esclaves. Et comment se traitent-ils entre eux? De collègues dans l'autorité. Et dans la nôtre? De collègues dans la garde. Pourrais-tu me dire si, dans les autres cités, les chefs en usent en amis avec tel de leurs collègues, et en étrangers avec tel autre? Beaucoup agissent de la sorte. Ainsi, ils pensent et disent que les intérêts de l'ami les (463c) touchent, et non ceux de l'étranger. Oui. Mais chez tes gardiens? En est-il un seul qui puisse penser ou dire d'un de ses collègues qu'il lui est étranger? Point du tout, puisque chacun croira voir dans les autres un frère ou une soeur, un père ou une mère, un fils ou une fille, ou quelque autre parent dans la ligne ascendante ou descendante. Très bien dit, observai-je; mais réponds encore à ceci : légiféreras-tu simplement pour qu'ils se donnent des (463d) noms de parenté, ou pour que toutes leurs actions soient en accord avec ces noms, pour qu'ils rendent à leurs pères tous les devoirs de respect, de sollicitude et d'obéissance que prescrit la loi à l'égard des parents - sous peine d'encourir la haine des dieux et des hommes, en agissant autrement? Car agir autrement c'est commettre une impiété et une injustice. Sont-ce ces maximes ou d'autres que tous tes citoyens feront, de bonne heure, sonner aux oreilles des enfants, en les entretenant de leurs pères, qu'ils leur désigneront, et de leurs autres parents? (463e) Celles-là mêmes, répondit-il. Il serait en effet ridicule qu'ils eussent à la bouche ces noms de parenté sans remplir les devoirs qu'ils impliquent. Ainsi dans notre État, plus que dans tous les autres, les citoyens prononceront d'une seule voix, quand il arrivera du bien ou du mal à l'un d'eux, nos paroles de tout à l'heure : mes affaires vont bien, ou mes affaires vont mal. Rien de plus vrai. [5,464] (464a) Mais n'avons-nous pas dit qu'en conséquence de cette conviction et de cette manière de parler il y aurait entre eux communauté de joies et de peines? Si, et nous l'avons dit avec raison. Nos citoyens seront fortement unis dans ce qu'ils nommeront leur intérêt propre, et, unis de la sorte, éprouveront joies et peines en parfaite communion. Oui. Or, quelle en sera la cause sinon - en dehors de nos autres institutions - la communauté des femmes et des enfants établie chez les gardiens? Assurément c'en sera la principale cause. Mais nous sommes convenus que cette union d'intérêts (464b) était, pour la cité, le plus grand bien, lorsque nous comparions une cité sagement organisée au corps, dans la façon dont il se comporte à l'égard d'une de ses parties, pour ce qui est du plaisir et de la douleur. Et nous en sommes convenus à bon droit. Par suite, il est pour nous démontré que la cause du plus grand bien qui puisse arriver à la cité est la communauté, entre les auxiliaires, des enfants et des femmes. Certainement. Ajoute que nous sommes d'accord avec nos précédents propos. Car, avons-nous dit, ils ne doivent avoir en propre ni maisons, ni terres, ni aucune autre possession, mais, recevant des autres citoyens leur nourriture, comme salaire (464c) de la garde, ils la doivent mettre en commun, s'ils veulent être de vrais gardiens. Fort bien. Dès lors n'ai-je pas raison d'affirmer que nos dispositions antérieures, jointes à celles que nous venons de prendre, feront d'eux, plus encore, de vrais gardiens, et les empêcheront de diviser la cité, ce qui arriverait si chacun ne nommait pas siennes les mêmes choses, mais des choses différentes; si, habitant séparément, ils tiraient dans leurs maisons respectives tout ce dont ils pourraient s'assurer la possession pour eux seuls; et si, ayant femme (464d) et enfants différents, ils se créaient des jouissances et des peines personnelles - tandis qu'avec une croyance identique touchant ce qui leur appartient, ils auront tous le même but et éprouveront, autant que possible, mêmes joies et mêmes douleurs? C'est incontestable. Mais quoi? ne verra-t-on pas à peu près disparaître procès et accusations réciproques d'une cité où chacun n'aura à soi que son corps, et où tout le reste sera commun? Ne s'ensuit-il pas que nos citoyens seront à l'abri de (464e) toutes les dissensions que fait naître parmi les hommes la possession de richesses, d'enfants et de parents? Il y a grande nécessité qu'ils soient délivrés de tous ces maux. De plus, aucune action pour violences ou voies de fait ne sera légitimement intentée chez eux; car nous leur dirons qu'il est noble et juste que des égaux se défendent contre leurs égaux, et nous leurs ferons un devoir de veiller à leur sécurité corporelle. Bien, dit-il. [5,465] (465a) Cette loi, repris-je, a encore l'avantage que voici: lorsqu'un citoyen s'emportera contre un autre, s'il assouvit sa colère de cette façon, il sera moins porté, ensuite, à aggraver le différend. Sans doute. Nous aurons donné au plus âgé autorité sur quiconque sera plus jeune, avec droit de punir. C'est évident. Il l'est aussi que les jeunes gens n'essaieront pas, sans un ordre des magistrats, d'user de violence à l'égard d'hommes plus âgés, ni de les frapper; ils ne les outrageront pas non plus, je crois, d'aucune autre manière, (465b) car deux gardiens suffiront à les empêcher : la crainte et le respect; le respect en leur montrant un père dans la personne qu'ils veulent frapper, la crainte en leur faisant appréhender que les autres ne se portent au secours de la victime, ceux-ci en qualité de fils, ceux-là en qualité de frères ou de pères. Il ne peut en être autrement. Ainsi, de par nos lois les guerriers jouiront entre eux d'une paix parfaite. D'une grande paix, certes. Mais s'ils vivent eux-mêmes dans la concorde, il n'est point à craindre que la discorde se mette entre eux et les autres citoyens, ou qu'elle divise ces derniers. Non, assurément. (465d) Quant aux moindres des maux dont ils seront exempts. j'hésite, par respect pour les convenances, à les mentionner: pauvres, ils ne seront pas dans la nécessité de flatter les riches; ils ne connaîtront pas les embarras et les ennuis que l'on éprouve à élever des enfants, à amasser du bien, et qui résultent de l'obligation où l'on est, pour cela, d'entretenir des esclaves; ils n'auront pas, tantôt à emprunter, tantôt à renier leurs dettes, tantôt à se procurer de l'argent par tous les moyens pour le mettre à la disposition de femmes et de serviteurs, en leur confiant le soin de le ménager : ils ignoreront enfin, mon ami, tous les maux que l'on endure dans ces cas - maux évidents, sans noblesse, et indignes d'être cités. Oui, ils sont évidents, même pour un aveugle. Ils seront délivrés de toutes ces misères et mèneront une vie plus heureuse que la vie bienheureuse des vainqueurs Olympiques. Comment ? Ceux-ci ne jouissent que d'une petite partie du bonheur réservé à nos guerriers. La victoire de ces derniers est plus belle, et le sort que leur assure l'État plus parfait; leur victoire, en effet, c'est le salut de la cité entière, et pour couronne ils reçoivent, eux et leurs enfants, la nourriture et tout ce qui est nécessaire à l'existence; tant qu'ils vivent la cité leur confère des privilèges (465e), et après leur mort ils ont une sépulture digne d'eux. Ce sont là, dit-il, de très belles récompenses. Te souviens-tu qu'il nous fut reproché tout à l'heure par je ne sais plus qui [5,466] de négliger le bonheur de nos gardiens (466a), lesquels, pouvant avoir tout le bien des autres citoyens, ne possédaient rien en propre ? Nous avons répondu, je crois, que nous examinerions ce reproche une autre fois, si l'occasion s'en présentait; que pour le moment nous nous proposions de former de vrais gardiens, de rendre la cité aussi heureuse que possible, et non de façonner le bonheur d'une seule des classes qui la composent. Je m'en souviens. Maintenant donc que la vie des auxiliaires nous apparaît plus belle et meilleure que celle des vainqueurs Olympiques, l'estimerons-nous sous (466b) quelque rapport comparable à la vie des cordonniers, des autres artisans, ou des laboureurs ? Il ne me le semble pas. Au reste, il est à propos de répéter ici ce que je disais alors : si le gardien cherche un bonheur qui fasse de lui autre chose qu'un gardien; si une condition modeste mais stable, (466c) et qui est, disons-nous, la meilleure, ne lui suffit pas; si une opinion folle et puérile le pousse, parce qu'il en a le pouvoir, à s'emparer de tout dans la cité, il connaîtra combien Hésiode a montré de vraie sagesse en disant que la moitié est plus que le tout. S'il veut m'en croire, il restera dans sa condition. Approuves-tu donc, demandai-je, qu'il y ait communauté entre femmes et hommes, comme nous l'avons exposé, pour ce qui regarde l'éducation, les enfants, et la protection des autres citoyens ? Conviens-tu que les femmes, qu'elles restent à la ville ou aillent à la guerre, doivent monter la garde avec les hommes, (466d) chasser avec eux, comme font les femelles des chiens, et s'associer aussi complètement que possible à tous leurs travaux; qu'ainsi elles agiront de manière excellente et point contraire à la nature des relations de femelle à mâle, en tant qu'ils sont faits pour vivre en commun ? J'en conviens. Il ne reste plus qu'à examiner s'il est possible d'établir dans la race humaine cette communauté qui existe dans les autres races, et comment cela est possible. Tu m'as prévenu, dit-il; j'allais t'en parler. (466e) Pour ce qui est de la guerre, on voit assez, je pense, comment ils la feront. Comment ? Il est évident qu'ils la feront en commun, et qu'ils y conduiront ceux de leurs enfants qui sont robustes, afin que ceux-ci, comme les fils d'artisans, voient d'avance ce qu'ils auront à faire quand ils seront arrivés à l'âge mûr, [5,467] (467a) qu'en outre ils puissent fournir aide et service en tout ce qui concerne la guerre, et assister leurs pères et mères. N'as-tu pas remarqué ce qui se pratique dans les métiers, et, par exemple, quel long temps les fils de potiers passent à aider et à regarder travailler leurs pères, avant de mettre eux-mêmes la main à l'ouvrage ? Certes, je l'ai remarqué. Les artisans doivent-ils donc mettre plus de soin que les gardiens à former leurs enfants par l'expérience et par la vue de ce qu'il convient de faire ? Ce serait ridicule! avoua-t-il. D'ailleurs tout animal lutte plus courageusement (467b) en présence de sa progéniture. Oui, mais il y a grand risque, Socrate, qu'éprouvant l'un de ces revers qui sont fréquents à la guerre, ils ne périssent, eux et leurs enfants, et que le reste de la cité ne puisse se relever d'une telle perte. Tu dis vrai, repris-je; mais penses-tu que notre premier devoir soit de ne jamais les exposer au danger ? Nullement. Eh bien! s'ils doivent affronter le danger, n'est-ce pas dans les cas où le succès les rendra meilleurs ? Si, évidemment. (467c) Or, crois-tu qu'il importe peu que des enfants destinés à devenir des guerriers voient ou ne voient pas le spectacle de la guerre, et que la chose ne vaille pas le risque ? Non, cela importe au contraire sous le rapport que tu mentionnes. Nous ferons donc en sorte que les enfants soient spectateurs des combats, en pourvoyant à leur sécurité, et tout ira bien, n'est-ce pas ? Oui. D'abord leurs pères ne seront pas des ignorants, mais sauront, autant que des hommes le peuvent, quelles (467d) sont les expéditions périlleuses et celles qui ne le sont pas. C'est naturel. Par suite, ils conduiront les enfants aux unes, mais se garderont de les conduire aux autres. Bien. Et ils ne leur donneront pas pour chefs, poursuivis-je, les plus médiocres des citoyens, mais ceux que l'expérience et l'âge rendent capables de conduire et de gouverner des enfants. Oui, c'est ce qui convient. Mais, dirons-nous, il arrive souvent des accidents imprévus. Certes. En vue de pareilles éventualités il faut donc, mon ami, donner de bonne heure des ailes aux enfants, afin qu'ils puissent, si c'est nécessaire, s'échapper en s'envolant. (467e) Que veux-tu dire ? demanda-t-il. Qu'il faut, répondis-je, les faire monter à cheval aussi jeunes que possible, et bien exercés, les conduire au combat comme spectateurs, non sur des chevaux ardents et belliqueux, mais sur des chevaux très légers à la course et très dociles au frein. De cette façon ils verront parfaitement ce qu'ils auront à faire un jour, et, au besoin, ils se sauveront en toute sécurité à la suite de leurs vieux gouverneurs. Il me semble que tu as raison. [5,468] (468a) Mais que dire de ce qui touche à la guerre ? Comment tes soldats se conduiront-ils entre eux et à l'égard de l'ennemi ? Crois-tu que mon opinion là-dessus soit juste ou non ? Expose-la. Le soldat qui aura quitté son poste, jeté ses armes, ou commis quelque action semblable par lâcheté, ne doit-il pas être relégué parmi les artisans ou les laboureurs ? Si, très certainement. Et celui qui aura été pris vivant par l'ennemi, ne le laissera-t-on pas en présent à ceux qui l'auront pris, pour qu'ils fassent de leur capture ce qu'ils voudront ? (468b) Si. Quant à celui qui se sera distingué par sa belle conduite, ne convient-il pas, en premier lieu, que sur le champ de bataille les jeunes gens et les enfants ayant suivi l'expédition viennent, chacun à son tour, le couronner ? N'es-tu pas de cet avis ? Si. ... Et lui donner la main ? Je suis aussi de cet avis. Mais ceci, j'imagine, n'aura pas ton approbation. Quoi ? Que chacun d'eux l'embrasse et en soit embrassé. Plus que tout autre chose, répondit-il, j'approuve cela. J'ajoute même à ce règlement (468c) que, pendant la durée de l'expédition, il ne sera permis à aucun de ceux qu'il voudrait embrasser de s'y refuser, afin que le guerrier qui aimerait quelqu'un, homme ou femme, soit plus ardent à remporter le prix de la valeur. Bien, repris-je. D'ailleurs nous avons déjà dit qu'on ménagerait aux citoyens d'élite des unions plus nombreuses qu'aux autres, et que pour les mariages le choix se porterait plus souvent sur eux que sur les autres, afin que leur race se multiplie autant que possible. Nous l'avons dit, en effet. Selon Homère, il est également juste d'honorer les jeunes gens qui se distinguent par des faveurs (468d) de ce genre-ci. Homère en effet raconte qu'Ajax s'étant signalé dans un combat, on l'honora en lui servant le dos entier d'une victime, et par là il entend que cette récompense convenait bien à un guerrier jeune et vaillant, étant à la fois pour lui une distinction et un moyen d'accroître ses forces. Parfaitement. Nous suivrons donc sur ce point l'autorité d'Homère : dans les sacrifices et dans toutes les solennités semblables nous honorerons les braves, selon leur mérite, non seulement par des hymnes et par les distinctions dont nous venons de parler, mais encore par des sièges réservés, par des viandes (468e) et par des coupes pleines, afin de les former, hommes et femmes, tout en les honorant. Très bien. Pour ce qui est des guerriers morts dans l'expédition, ne dirons-nous pas de celui qui aura trouvé une fin glorieuse qu'il appartient à la race d'or? Nous le dirons, sans aucun doute. Ensuite ne croirons-nous pas avec Hésiode qu'après leur trépas [5,469] les hommes de cette race deviennent (469a) des génies purs et bons, résidant sur la terre, qui préservent du mal et gardent les mortels? Si, nous le croirons. Nous consulterons le dieu sur la sépulture qu'il faut donner à ces hommes merveilleux et divins, et sur les marques d'honneur qui leur sont dues, puis nous procéderons aux funérailles de la manière qui nous sera indiquée. Assurément. Dès lors, comme s'ils étaient des génies, leurs tombeaux seront l'objet de notre culte (469b) et de notre vénération. Nous décernerons les mêmes honneurs à ceux, morts de vieillesse ou de quelque autre manière, en qui l'on aura reconnu, pendant leur vie, un mérite éminent. C'est juste. Maintenant, comment nos soldats se conduiront-ils à l'égard de l'ennemi ? En quoi ? Premièrement en ce qui concerne l'esclavage. Estimes-tu juste que des cités grecques asservissent des Grecs (469c), ou bien faut-il qu'elles le défendent aux autres, dans la mesure du possible, et que les Grecs s'habituent à ménager la race grecque, par crainte de tomber dans la servitude des barbares ? En tout et pour tout, répondit-il, il importe que les Grecs en usent entre eux avec ménagement. Il importe donc qu'ils ne possèdent pas eux-mêmes des esclaves Grecs, et qu'ils conseillent aux autres Grecs de suivre leur exemple. Parfaitement; ainsi ils tourneront davantage leurs forces contre les barbares et s'abstiendront de les tourner contre eux-mêmes. Mais quoi ? enlever aux morts d'autres dépouilles que leurs armes, après la victoire, est-ce bellement se comporter ? Cela ne donne-t-il point aux lâches le prétexte (469d), pour ne pas aller au fort du combat, d'accomplir une besogne nécessaire en restant penchés sur les cadavres ? La pratique de telles rapines n'a-t-elle point déjà perdu bien des armées ? Si. N'y a-t-il pas bassesse et cupidité à dépouiller un cadavre ? N'est-ce pas le signe d'un esprit de femme et mesquin que de traiter en ennemi le corps d'un adversaire, quand ce dernier est mort et s'est envolé, ne laissant que l'instrument dont il se servait pour combattre ? Crois-tu que la conduite de ceux qui agissent ainsi diffère (469e) de celle des chiennes, qui mordent la pierre qu'on leur jette et ne font aucun mal à celui qui l'a jetée ? Elle n'en diffère nullement, dit-il. Il faut donc cesser de dépouiller les cadavres et d'interdire à l'ennemi de les enlever. Oui, par Zeus, il faut cesser! Nous ne porterons pas non plus dans les temples, pour les y consacrer aux dieux, les armes des vaincus, surtout celles des Grecs, [5,470] pour peu que nous soyons jaloux (470a) de la bienveillance de nos compatriotes. Nous craindrons plutôt de souiller les temples en y apportant les dépouilles de nos proches, à moins que le dieu ne le veuille autrement. Très bien. Passons maintenant à la dévastation du territoire grec et à l'incendie des maisons. Comment se conduiront tes soldats à l'égard de l'ennemi ? J'aurais plaisir à entendre ton opinion là-dessus. Eh bien! je crois qu'on ne doit ni dévaster ni incendier (470b), mais enlever seulement la récolte de l'année. Veux-tu que je te dise pour quelle raison ? Oui. Il me semble donc que si guerre et discorde sont deux noms différents, ils désignent deux choses réellement différentes, et s'appliquent aux divisions qui surviennent en deux objets. Or je dis que le premier de ces objets est ce qui appartient à la famille ou lui est apparenté, et le second ce qui appartient à autrui ou est étranger à la famille. Ainsi le nom de discorde s'applique à l'inimitié entre parents et celui de guerre à l'inimitié entre étrangers. Tu ne dis rien que de fort juste. (470c) Vois si ce que je vais dire l'est aussi : je prétends en effet que les Grecs appartiennent à une même famille et sont parents entre eux, et que les barbares appartiennent à une famille différente et étrangère. Bien, approuva-t-il. Par suite, lorsque les Grecs combattent les barbares, et les barbares les Grecs, nous dirons qu'ils guerroient, qu'ils sont ennemis par nature, et nous appellerons guerre leur inimitié; mais s'il arrive quelque chose de semblable entre Grecs, nous dirons qu'ils sont amis par nature, mais qu'en un tel moment la Grèce est malade, en état de sédition (470d), et nous donnerons à cette inimitié le nom de discorde. Je suis tout à fait de ton sentiment. Considère maintenant, repris-je, ce qui arrive quand un de ces troubles, que l'on est convenu d'appeler séditions, se produit et divise une cité : si les citoyens de chaque faction ravagent les champs et brûlent les maisons des citoyens de la faction adverse, on estime que la sédition est funeste, et que ni les uns ni les autres n'aiment leur patrie - car s'ils l'aimaient, ils n'oseraient pas déchirer ainsi leur nourrice et leur mère; par contre on estime raisonnable que les vainqueurs n'enlèvent (470e) que leurs récoltes aux vaincus, dans la pensée qu'ils se réconcilieront un jour avec eux et ne leur feront pas toujours la guerre. Cette pensée dénote un plus haut degré de civilisation que la pensée contraire. Mais quoi ? n'est-ce pas un État grec que tu fondes ? Si, il doit être grec. Ses citoyens seront, par conséquent, bons et civilisés ? Au plus haut point. Mais n'aimeront-ils pas les Grecs ? Ne regarderont-ils par la Grèce comme leur patrie ? N'assisteront-ils pas à de communes solennités religieuses ? Sans doute. [5,471] (471a) Ils regarderont donc leurs différends avec les Grecs comme une discorde entre parents, et ne leur donneront pas le nom de guerre. Parfaitement. Et dans ces différends ils se conduiront comme devant un jour se réconcilier avec leurs adversaires. Certes. Ils les ramèneront doucement à la raison, et ne leur infligeront point, comme châtiment, l'esclavage et la ruine, étant des amis qui corrigent et non des ennemis. Oui. Grecs, ils ne ravageront pas la Grèce et ne brûleront pas les maisons; ils ne regarderont pas comme des adversaires tous les habitants d'une cité, hommes, femmes, enfants, mais seulement ceux, en petit nombre, qui sont responsables du différend; (471b) en conséquence, et puisque la plupart des citoyens sont leurs amis, ils se refuseront à ravager leurs terres et à détruire leurs demeures; enfin ils ne feront durer le différend qu'autant que les coupables n'auront pas été contraints, par les innocents qui souffrent, à subir le châtiment mérité. Je reconnais avec toi que nos citoyens doivent ainsi se comporter à l'égard de leurs adversaires, et traiter les barbares comme les Grecs se traitent maintenant entre eux. Faisons donc aussi une loi interdisant aux gardiens de dévaster les terres (471c) et d'incendier les maisons. Oui, dit-il, et admettons qu'elle aura de bons effets, comme les précédentes. Mais il me semble, Socrate, que si l'on te laisse poursuivre tu ne te souviendras jamais de la question que tu as écartée tantôt pour entrer dans tous ces développements : à savoir si pareil gouvernement est possible et comment il est possible. Que s'il se réalise dans une cité il y engendre tous ces biens, j'en conviens avec toi, et je citerai même d'autres avantages que tu omets : les citoyens lutteront d'autant plus vaillamment contre l'ennemi (471d) qu'ils ne s'abandonneront jamais les uns les autres, se connaissant comme frères, pères et fils, et s'appelant de ces noms. Et si leurs femmes combattent avec eux - soit dans les mêmes rangs, soit placées à l'arrière pour effrayer l'ennemi et porter secours en cas de nécessité - je sais qu'alors ils seront invincibles. (471d) Je vois aussi les biens qu'ils goûteront chez eux, et dont tu n'as pas fait mention. Mais puisque je t'accorde qu'ils auront tous ces avantages, et mille autres, si ce gouvernement se réalise, cesse de m'en parler. Essayons plutôt de nous convaincre qu'une telle cité est possible, de quelle manière elle est possible, et laissons tranquille toute autre question. [5,472] (472a) Quelle irruption, m'écriai-je, fais-tu tout à coup dans mon discours, sans indulgence pour mes lenteurs ! Mais peut-être ne sais-tu pas qu'au moment où je viens, avec peine, d'échapper à deux vagues, tu en soulèves une nouvelle, la plus haute et la plus terrible des trois. Lorsque tu l'auras vue et entendue, tu m'excuseras certainement d'avoir, non sans raison, éprouvé hésitation et crainte à énoncer et à tenter d'examiner proposition aussi paradoxale. Plus tu parleras de la sorte, moins nous te dispenserons (472b) de dire comment pareil gouvernement peut être réalisé. Explique-le donc sans tarder. D'abord, repris-je, nous devons nous rappeler que c'est la recherche de la nature de la justice et de l'injustice qui nous a conduits jusqu'ici. Sans doute, mais que fait cela ? demanda-t-il. Rien. Seulement, si nous découvrons ce qu'est la justice, estimerons-nous que l'homme juste ne doit en rien différer d'elle, mais lui être parfaitement identique (472c) - ou bien nous contenterons-nous qu'il s'en rapproche le plus possible, et participe d'elle dans une plus grande mesure que les autres ? Nous nous contenterons de cela. C'était donc pour avoir des modèles que nous cherchions ce qu'est la justice en elle-même, et ce que serait l'homme parfaitement juste s'il venait à exister; pour cette même raison nous recherchions la nature de l'injustice et de l'homme absolument injuste : nous voulions, portant nos regards sur l'un et sur l'autre, voir le bonheur et le malheur dévolu à chacun d'eux, afin d'être obligés de convenir, en ce qui nous concerne nous-mêmes, que celui (472d) qui leur ressemblera le plus aura le sort le plus semblable au leur; mais notre dessein n'était point de montrer que ces modèles pussent exister. Tu dis vrai, avoua-t-il. Or donc, penses-tu que l'habileté d'un peintre se trouve diminuée si, après avoir peint le plus beau modèle d'homme qui soit, et donné à sa peinture tous les traits qui conviennent, il est incapable de démontrer qu'un tel homme puisse exister ? Non, par Zeus, je ne le pense pas. Mais nous-mêmes qu'avons-nous fait dans cet entretien (472e), sinon tracé le modèle d'une bonne cité ? Rien d'autre. Crois-tu donc que ce que nous avons dit fût moins bien dit si nous étions incapables de démontrer qu'on peut fonder une cité sur ce modèle ? Certes non. Telle est donc la vérité, repris-je; mais si tu veux que je m'efforce de montrer, pour te faire plaisir, de quelle façon particulière, et dans quelles conditions, pareille cité est au plus haut point réalisable, fais-moi de nouveau, pour cette démonstration, la même concession que tout à l'heure. Laquelle ? [5,473] (473a) Est-il possible d'exécuter une chose telle qu'on la décrit ? Ou bien est-il dans la nature des choses que l'exécution ait moins de prise sur le vrai que le discours, bien que certains ne le croient pas ? Mais toi, en conviens-tu ou non ? J'en conviens. Ne me force donc pas à te montrer parfaitement réalisé le plan que nous avons tracé dans notre discours. Si nous sommes à même de découvrir comment, d'une manière très proche de celle que nous avons décrite, une cité peut être organisée, avoue que (473b) nous aurons découvert que tes prescriptions sont réalisables. Ne seras-tu pas content de ce résultat ? Pour moi, je le serai. Et moi aussi, dit-il. Maintenant nous devons, ce semble, tâcher de découvrir et de montrer quel vice intérieur empêche les cités actuelles d'être organisées comme nous disons, et quel est le moindre changement possible qui les conduira à notre forme de gouvernement : de préférence un seul, sinon, deux, sinon, les moins nombreux et les moins importants qu'il se puisse. (473c) Parfaitement. Or nous croyons pouvoir montrer qu'avec un seul changement les cités actuelles seraient complètement transformées; il est vrai que ce changement n'est ni peu important, ni facile, mais il est possible. Quel est-il ? Me voici arrivé à ce que nous comparions à la plus haute vague : mais la chose sera dite, dût-elle, comme une vague en gaieté me couvrir de ridicule et de honte. Examine ce que je vais dire. Parle. Tant que les philosophes ne seront pas rois dans (473d) les cités, ou que ceux qu'on appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet; tant que les nombreuses natures qui poursuivent actuellement l'un ou l'autre de ces buts de façon exclusive ne seront pas mises dans l'impossibilité d'agir ainsi, il n'y aura de cesse, mon cher Glaucon, aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain (473e), et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu'elle peut l'être, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant combien ces paroles heurteraient l'opinion commune. Il est en effet difficile de concevoir qu'il n'y ait pas de bonheur possible autrement, pour l'État et pour les particuliers. Alors lui : après avoir proféré semblable discours, [5,474] tu dois t'attendre, Socrate, à voir beaucoup de gens - (474a) et non pas sans valeur - jeter, pour ainsi dire, leurs habits, et nus, saisissant la première arme à leur portée, fondre sur toi de toutes leurs forces, dans l'intention de faire des merveilles. Si tu ne les repousses avec les armes de la raison, et si tu ne leur échappes, tu apprendras à tes dépens ce que railler veut dire. N'est-ce pas toi qui en es la cause ? J'ai eu raison d'agir comme j'ai fait, répondit-il. Cependant, je ne te trahirai pas, mais t'aiderai autant que je le puis; or je puis me montrer bienveillant et t'encourager; peut-être même répondrai-je (474b) avec plus de justesse qu'un autre à tes questions. Assuré d'un tel secours, essaie de prouver aux incrédules qu'il en est comme tu dis. Je l'essaierai, repris-je, puisque tu m'offres si puissante alliance. Donc, il me semble nécessaire, si nous voulons échapper à ces assaillants, de distinguer quels sont les philosophes dont nous parlons quand nous osons dire qu'il faut leur confier le gouvernement, afin - cette distinction faite - d'être à même de nous défendre, en montrant (474c) qu'aux uns il convient par nature de se mêler de philosophie et de gouverner dans la cité, aux autres, de ne pas se mêler de philosophie, et d'obéir au chef. Il serait temps de faire cette distinction. Allons! suis-moi et voyons si, d'une manière ou d'une autre, nous pouvons nous expliquer suffisamment là-dessus. Avance, dit-il. Eh bien! faudra-t-il te rappeler, ou te rappelles-tu, que lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il aime une chose, on n'entend point par là, si l'on parle juste, qu'il aime une partie de cette chose et non l'autre, mais qu'il la chérit tout entière ? (474d) Il faut, je crois, me le rappeler, car je ne m'en souviens pas bien. Il siérait à un autre, Glaucon, de parler comme tu fais; mais un homme amoureux ne doit pas oublier que tous ceux qui sont en leur bel âge piquent et émeuvent, de manière ou d'autre, celui qui aime les enfants, parce que tous lui paraissent dignes de ses soins et de sa tendresse. N'est-ce pas ainsi que vous faites, vous autres, à l'égard des beaux garçons ? Vous louez de l'un le nez camus, après l'avoir dénommé charmant; vous prétendez que le nez aquilin de l'autre est royal, et le nez (474e) moyen d'un troisième parfaitement proportionné; pour vous, ceux qui ont le teint brun ont un air viril, et ceux qui l'ont blanc sont fils des dieux. Et l'expression « teint jaune de miel », crois-tu qu'elle ait été créée par quelque autre qu'un amant qui flattait ainsi la pâleur d'un mot tendre, ne lui trouvant rien de déplaisant sur le visage de la jeunesse? En bref, vous saisissez tous les prétextes, [5,475] (475a) vous employez toutes les expressions pour ne repousser aucun de ceux dont fleurit le bel âge. Si tu veux dire, en me prenant pour exemple, que les amoureux agissent de la sorte, j'y consens, dans l'intérêt de la discussion. Mais quoi ? repris-je, ne vois-tu pas que les personnes adonnées au vin agissent de même, et ne manquent jamais de prétextes pour faire bon accueil à toute espèce de vin ? Si, je le vois très bien. Tu vois aussi, je pense, que les ambitieux, lorsqu'ils ne peuvent avoir le haut commandement, commandent un tiers de tribu, et que, lorsqu'ils ne sont pas (475b) honorés par des gens d'une classe supérieure et respectable, ils se contentent de l'être par des gens d'une classe inférieure et méprisable, parce qu'ils sont avides de distinctions, quelles qu'elles soient. Parfaitement. Maintenant réponds-moi : si nous disons de quelqu'un qu'il désire une chose, affirmerons-nous par là qu'il la désire dans sa totalité, ou qu'il ne désire d'elle que ceci et non cela ? Qu'il la désire dans sa totalité. Ainsi nous dirons que le philosophe désire la sagesse, non pas dans telle ou telle de ses parties, mais tout entière. C'est vrai. Nous ne dirons pas de celui qui se montre rebelle aux sciences, surtout (475c) s'il est jeune et ne distingue pas encore ce qui est utile de ce qui ne l'est pas, qu'il est ami du savoir et philosophe : de même qu'on ne dit pas d'un homme qui se montre difficile sur la nourriture qu'il a faim, ni qu'il désire quelque aliment, mais qu'il est sans appétit. Oui, et nous aurons raison. Mais celui qui veut goûter de toute science, qui se met joyeusement à l'étude et s'y révèle insatiable, celui-là nous l'appellerons à bon droit philosophe, n'est-ce pas ? (475d) Alors Glaucon : à ce compte tu auras de nombreux et d'étranges philosophes, car me paraissent l'être tous ceux qui aiment les spectacles, à cause du plaisir qu'ils éprouvent à apprendre; mais les plus bizarres à ranger dans cette classe sont ces gens avides d'entendre qui, certes, n'assisteraient pas volontiers à une discussion telle que la nôtre, mais qui, comme s'ils avaient loué leurs oreilles pour écouter tous les choeurs, courent aux Dionysies, ne manquant ni celles des cités, ni celles des campagnes. Appellerons-nous philosophes tous ces hommes et ceux qui montrent de l'ardeur pour apprendre de semblables (475e) choses et ceux qui étudient les arts inférieurs ? Assurément non; ces gens ressemblent simplement aux philosophes. Quels sont alors, selon toi, les vrais philosophes ? Ceux qui aiment le spectacle de la vérité, répondis-je. Tu as certainement raison, reprit-il; mais qu'entends-tu par là ? Ce ne serait point facile à expliquer à un autre; mais je crois que tu m'accorderas ceci. Quoi ? Puisque le beau est l'opposé du laid ce sont deux choses distinctes. [5,476] (476a) Comment non ? Mais puisque ce sont deux choses distinctes, chacune d'elles est une ? Oui. Il en est de même du juste et de l'injuste, du bon et du mauvais et de toutes les autres formes : chacune d'elles, prise en soi, est une; mais du fait qu'elles entrent en communauté avec des actions, des corps, et entre elles, elles apparaissent partout, et chacune semble multiple. Tu as raison, dit-il. C'est en ce sens que je distingue d'une part ceux qui aiment les spectacles, les arts, et sont des hommes pratiques (476b), et d'autre part ceux dont il s'agit dans notre discours, les seuls qu'on puisse à bon droit appeler philosophes. En quel sens ? demanda-t-il. Les premiers, répondis-je, dont la curiosité est toute dans les yeux et dans les oreilles, aiment les belles voix, les belles couleurs, les belles figures et tous les ouvrages où il entre quelque chose de semblable, mais leur intelligence est incapable de voir et d'aimer la nature du beau lui-même. Oui, il en est ainsi. Mais ceux qui sont capables de s'élever jusqu'au beau lui-même, et de le voir dans son essence, ne sont-ils pas rares ? (476c) Très rares. Celui donc qui connaît les belles choses, mais ne connaît pas la beauté elle-même et ne pourrait pas suivre le guide qui le voudrait mener à cette connaissance, te semble-t-il vivre en rêve ou éveillé? Examine : rêver n'est-ce pas, qu'on dorme ou qu'on veille, prendre la ressemblance d'une chose non pour une ressemblance, mais pour la chose elle-même? Assurément, c'est là rêver. Mais celui qui croit, au contraire, que le beau existe en soi, qui peut le contempler dans son essence et dans les (476d) objets qui y participent, qui ne prend jamais les choses belles pour le beau, ni le beau pour les choses belles, celui-là te semble-t-il vivre éveillé ou en rêve? Éveillé, certes. Donc, ne dirions-nous pas avec raison que sa pensée est connaissance, puisqu'il connaît, tandis que celle de l'autre est opinion, puisque cet autre juge sur des apparences? Sans doute. Mais si ce dernier, qui, selon nous, juge sur des apparences et ne connaît pas, s'emporte et conteste la vérité de notre assertion, n'aurons-nous rien à lui dire (476e) pour le calmer et le convaincre doucement, tout en lui cachant qu'il est malade? Il le faut pourtant. Eh bien ! vois ce que nous lui dirons; ou plutôt veux-tu que nous l'interrogions, l'assurant que nous ne lui envions nullement les connaissances qu'il peut avoir, que nous serions heureux, au contraire, qu'il sût quelque chose? « Mais, lui demanderons-nous, dis-moi : celui qui connaît, connaît-il quelque chose ou rien? » Glaucon, réponds pour lui. Je répondrai qu'il connaît quelque chose. Qui est ou qui n'est pas? [5,477] Qui est; car comment connaître ce qui n'est pas? (477a) Dès lors, sans pousser plus loin notre examen, nous sommes suffisamment sûrs de ceci : que ce qui est parfaitement peut être parfaitement connu, et que ce qui n'est nullement ne peut être nullement connu. Nous en sommes très suffisamment sûrs. Soit; mais s'il y avait une chose qui fût et ne fût pas en même temps, ne tiendrait-elle pas le milieu entre ce qui est absolument et ce qui n'est point du tout? Elle tiendrait ce milieu. Si donc la connaissance porte sur l'être, et l'ignorance, nécessairement, sur le non-être, il faut chercher, pour ce (477b) qui tient le milieu entre l'être et le non-être, quelque intermédiaire entre la science et l'ignorance, supposé qu'il existe quelque chose de tel. Sans doute. Mais est-ce quelque chose que l'opinion? Certes ! Est-ce une puissance distincte de la science ou identique à elle? C'est une puissance distincte. Ainsi l'opinion a son objet part, et la science de même, chacune selon sa propre puissance. Oui. Et la science, portant par nature sur l'être, a pour objet de connaître qu'il est l'être. - Mais je crois que nous devons d'abord nous expliquer ainsi. Comment? (477c) Nous dirons que les puissances sont un genre d'êtres qui nous rendent capables, nous et tous les autres agents, des opérations qui nous sont propres. Par exemple, je dis que la vue et l'ouïe sont des puissances. Tu comprends ce que j'entends par ce nom générique. Je comprends. Écoute donc quelle est ma pensée au sujet des puissances. Je ne vois en elles ni couleur, ni figure, ni aucun de ces attributs que possèdent maintes autres choses et par rapport à quoi je fais en moi-même des (477d) distinctions entre ces choses. Je n'envisage dans une puissance que l'objet auquel elle s'applique et les effets qu'elle opère : pour cette raison je leur ai donné à toutes le nom de puissances, et j'appelle identiques celles qui s'appliquent au même objet et opèrent les mêmes effets, et différentes celles dont l'objet et les effets sont différents. Mais toi, comment fais-tu? De la même manière. Maintenant reprenons, excellent ami, dis-je; mets-tu la science au nombre des puissances ou dans un autre genre d'êtres? Je la mets au nombre des puissances : elle est même (477e) la plus forte de toutes. Et l'opinion? la rangerons-nous parmi les puissances ou dans une autre classe? Nullement, répondit-il, car l'opinion n'est autre chose que la puissance qui nous permet de juger sur l'apparence. Mais, il n'y a qu'un instant, tu convenais que science et opinion sont choses distinctes. Sans doute. Et comment un homme sensé pourrait-il confondre ce qui est infaillible avec ce qui ne l'est pas? [5,478] Bien, repris-je; ainsi il est évident que nous distinguons (478a) l'opinion de la science. Oui. Par suite, chacune d'elles a par nature un pouvoir distinct sur un objet distinct. Nécessairement. La science sur ce qui est, pour connaître comment se comporte l'être. Oui. Et l'opinion, disons-nous, pour juger sur l'apparence. Oui. Mais connaît-elle ce que connaît la science? Une même chose peut-elle être à la fois l'objet de la science et de l'opinion? ou bien est-ce impossible? De notre aveu c'est impossible; car si des puissances différentes ont par nature des objets différents, si d'ailleurs science et opinion sont deux puissances différentes, (478b) il s'ensuit que l'objet de la science ne peut être celui de l'opinion. Si donc l'objet de la science est l'être, celui de l'opinion sera autre chose que l'être. Autre chose. Mais l'opinion peut-elle porter sur le non-être? ou est-il impossible de connaître par elle ce qui n'est pas? Réfléchis : celui qui opine, opine-t-il sur quelque chose, ou bien peut-on opiner et n'opiner sur rien? C'est impossible. Ainsi celui qui opine, opine sur une certaine chose. Oui. Mais certes on appellerait à très bon droit le non-être (478c) un néant, et non pas une certaine chose. Assurément. Aussi avons-nous dû, de toute nécessité, rapporter l'être à la science et le non-être à l'ignorance. Nous avons bien fait. L'objet de l'opinion n'est donc ni l'être ni le non-être. Non. Et par conséquent l'opinion n'est ni science ni ignorance. Non, à ce qu'il semble. Est-elle donc au delà de l'une ou de l'autre, surpassant la science en clarté ou l'ignorance en obscurité? Non. Alors te paraît-elle plus obscure que la science et plus claire que l'ignorance? Certainement, répondit-il. (478d) Se trouve-t-elle entre l'une et l'autre? Oui. L'opinion est donc quelque chose d'intermédiaire entre la science et l'ignorance. Tout à fait. Or, n'avons-nous pas dit précédemment que si nous trouvions une chose qui fût et ne fût pas en même temps, cette chose tiendrait le milieu entre l'être absolu et l'absolu néant, et ne serait l'objet ni de la science ni de l'ignorance, mais de ce qui apparaîtrait intermédiaire entre l'une et l'autre? Nous l'avons dit avec raison. Mais il apparaît maintenant que cet intermédiaire est ce que nous appelons opinion. Cela apparaît. Il nous reste donc à trouver, ce semble, quelle est (478e) cette chose qui participe à la fois de l'être et du non-être, et qui n'est exactement ni l'un ni l'autre : si nous la découvrons nous l'appellerons à bon droit objet de l'opinion, assignant les extrêmes aux extrêmes, et les intermédiaires aux intermédiaires, n'est-ce pas? Sans doute. Cela posé, qu'il me réponde, dirai-je, [5,479] cet honnête (479a) homme qui ne croit pas à la beauté en soi, à l'idée du beau éternellement immuable, mais ne reconnaît que la multitude des belles choses, cet amateur de spectacles qui ne peut souffrir qu'on affirme que le beau est un, de même que le juste et les autres réalités semblables. « Parmi ces nombreuses choses belles, excellent homme, lui dirons-nous, en est-il une qui ne puisse paraître laide? ou parmi les justes, injuste? ou parmi les saintes, profane? » Non, il y a nécessité que les mêmes choses, d'une certaine façon, paraissent belles et laides, et ainsi du (479b) reste. Et les nombreux doubles? Peuvent-ils moins paraître des moitiés que des doubles? Nullement. J'en dis autant des choses qu'on appelle grandes ou petites, pesantes ou légères; chacune de ces qualifications leur convient-elle plus que la qualification contraire? Non, elles tiennent toujours de l'une et de l'autre. Ces nombreuses choses sont-elles plutôt qu'elles ne sont pas ce qu'on les dit être? Elles ressemblent, répondit-il, à ces propos équivoques que l'on tient dans les banquets, et à l'énigme des enfants (479c) sur l'eunuque frappant la chauve-souris, où il est dit de mystérieuse façon avec quoi il la frappa et sur quoi elle était perchée. Ces nombreuses choses dont tu parles ont un caractère ambigu, et aucune d'elles ne se peut fixement concevoir comme étant ou n'étant pas, ou ensemble l'un et l'autre, ou bien ni l'un ni l'autre. Qu'en faire, par conséquent, et où les placer mieux qu'entre l'être et le non-être? Elles n'apparaîtront pas plus obscures que le non-être sous le rapport du moins (479d) d'existence, ni plus claires que l'être sous celui du plus d'existence. Certainement non. Nous avons donc trouvé, ce semble, que les multiples formules de la multitude concernant le beau et les autres choses semblables, roulent, en quelque sorte, entre le néant et l'existence absolue. Oui, nous l'avons trouvé. Mais nous sommes convenus d'avance que si pareille chose était découverte, il faudrait dire qu'elle est l'objet de l'opinion et non l'objet de la connaissance, ce qui erre ainsi dans un espace intermédiaire étant appréhendé par une puissance intermédiaire. Nous en sommes convenus. Ainsi ceux qui promènent leurs regards sur la multitude (479e) des belles choses, mais n'aperçoivent pas le beau lui-même et ne. peuvent suivre celui qui les voudrait conduire à cette contemplation, qui voient la multitude des choses justes sans voir la justice même, et ainsi du reste, ceux-là, dirons-nous, opinent sur tout mais ne connaissent rien des choses sur lesquelles ils opinent. Nécessairement. Mais que dirons-nous de ceux qui contemplent les choses en elles-mêmes, dans leur essence immuable? Qu'ils ont des connaissances et non des opinions, n'est-ce pas? Cela est également nécessaire. [5,480] Ne dirons-nous pas aussi qu'ils ont de l'attachement et de l'amour pour les choses qui sont l'objet de la science, (480a) tandis que les autres n'en ont que pour celles qui sont l'objet de l'opinion? Ne te souviens-tu pas que nous disions de ces derniers qu'ils aiment et admirent les belles voix, les belles couleurs et les autres choses semblables, mais n'admettent pas que le beau lui-même soit une réalité? Je m'en souviens. Dès lors, leur ferons-nous tort en les appelant philodoxes plutôt que philosophes? S'emporteront-ils beaucoup contre nous si nous les traitons de la sorte? Non, s'ils veulent m'en croire, dit-il; car il n'est pas permis de s'emporter contre la vérité. Il faudra donc appeler philosophes, et non philodoxes, ceux qui en tout s'attachent à la réalité? Sans aucun doute.