LIVRE II. CHAPITRE I. A quelle occasion la conversation des convives tomba sur les plaisanteries et les bons mots des anciens. Après un frugal repas, quand la gaieté com mença à naître avec les petites coupes, Aviénus prit la parole : - Notre Virgile, dit- il, a caracté- risé avec autant de justesse que d'intelligence un repas bruyant et un repas sobre, par un seul et même vers, au moyen du changement d'un petit nombre d'expressions. Ainsi, lorsqu'il s'agit du fracas occasionné par le déploiement d'un luxe royal , il dit « Après qu'un premier calme eut succédé aux « mets. u Mais lorsqu'il fait asseoir ses héros à une ta- ble modeste, il ne ramène point parmi eux le calme, puisque le tumulte n'a pas précédé; mais il se contente de dire « Après que les mets eurent apaisé leur faim. » Quant à notre repas, puisqu'il réunit à la mo- destie des temps héroïques l'élégance de maeurs de notre siècle, puisqu'on y rencontre la sobriété à c8té du luxe et l'abondance auprès de l'économie, dois je craindre non de le ebmparer, mais de le met- tre au-dessus de celui d'Agathon, même après le magnifique éloge que Platon a fait de ce dernier? En effet, le roi de notre festin n'est pas inférieur à Socrate par son caractère moral; et comme phi- losophe, il n'a pas moins d'influence que lui sur sa patrie. Quant à vous tous qui êtes ici présents, vos vertus sont trop éminentes pour que per- sonne puisse vous comparer à des poëtes comi- ques, à cet Alcibiade qui fut si fort pour le crime, et à tous ceux enfin qui fréquentaient la table d'Agathon.-Parle mieux, je te prie, dit Praetexta- tus ; plus de révérence pour la gloire de Socrate ! car pour tous les autres qui assistèrent à ce banquet, qui pourrait contester leur infériorité respecti- vement à des hommes aussi éclairés que le sont nos convives? Mais dis-moi, Aviénus, à quoi tend ta comparaison? - C'est pour en venir, répon- dit-il, à dire qu'il y en eut parmi ceux-là qui ne craignirent pas de proposer d'introduire une de ces joueuses d'instruments à cordes , formées ar- tificiellement à une souplesse plus que naturelle, qui par les charmes de la mélodie et les attraits de la danse vint récréer nos philosophes. Cela se fit pour célébrer la victoire d'Agathon. Quant à nous, nous ne cherchons point à rendre honneur au dieu dont nous célébrons la fête, en y mêlant la volupté. Et toutefois je n'ignore pas que vous ne placez point au rang des biens la tristesse et un front obscurci de nuages , et que vous n'êtes pas grands admirateurs de ce Crassus qui, comme l'écrit Cicéron d'après Lucilius, ne rit qu'une seule fois dans sa vie. - Praetextatus ayant répondu à ce discours que ses Pénates n'étaient point accoutumés aux plaisirs folâtres, qui d'ail- leurs ne devaient point être introduits au mi- lieu d'une aussi grave réunion, Symmaque re- partit : - Puisque pendant les Saturnales, K les Q meilleurs des jours, u ainsi que le dit le poëte de Vérone , nous ne devons ni proscrire le plai. sir comme un ennemi, à l'exemple des stoïciens, ni, comme les épicuriens, y placer le souverain bonheur, imaginons des récréations d'où l'in- décence soit bannie. Je crois les avoir découver- tes, si je ne me trompe: elles consisteront à nous raconter mutuellement les plaisanteries des hommes illustres de l'antiquité, recueillies de nos diverses lectures. Que ces doctes jeux, que ces amusements littéraires nous tiennent lieu de ces bateleurs, de ces acteurs planipèdes, qui profèrent des paroles déshonnêtes et équivoques, couvertes des apparences de la modestie et de la pudeur. Cet exercice a paru à nos pères digne de leur étude et de leur application. En ef- fet, j'observerai d'abord que deux des hommes les plus éloquents de l'antiquité , le poëte comi- que Plaute et l'orateur Tullius, se distinguè- rent tous deux par la finesse de leurs plaisan- teries. Plaute se signala tellement dans ce genre, qu'après sa mort on le reconnut, à la profusion des saillies, dans des comédies dont l'auteur était incertain. Quant à Cicéron, ceux qui ont lu le recueil qu'a composé son affranchi, des bons mots de son maître, recueil que quelques- uns lui attribuent à lui-même, savent combien il a excellé en ce genre. Qui ignore aussi que ses ennemis l'appelaient bouffon consulaire, expres- sion que Vatinius introduisit dans son oraison ? Si je ne craignais d'être trop long, je rapporterais dans quelles causes défendant des accusés très- gravement incriminés, il les sauva avec des plai- santeries, comme par exemple L. Flaccus , qu'il fit absoudre des concussions les plus manifestes par un bon mot placé à propos. Ce mot ne se trouve point dans l'oraison de Cicéron : il m'est connu par un ouvrage de Fusius Bibaculus, où il est célébré entre tous les autres bons mots (dicteria) de Cicéron. Je n'ai point employé l'expression dicteria par hasard, je l'ai bien pro- férée à dessein : car c'était là le nom que nos ancêtres donnaient à ce genre de plaisanterie témoin ce même Cicéron qui, dans le second li- vre de ses lettres à Cornélius Népos', s'exprime de la manière suivante : « Ainsi, quoique tout « ce que nous disons soit des mots (dicta), nos • ancêtres ont néanmoins voulu consacrer spé- « cialement l'expression dicteria aux mots • courts, facétieux et piquants. » Ainsi parle Ci- céron; Nonius et Pomponius appellent souvent aussi les plaisanteries du nom de dicteria. Marcus Caton le Censeur était lui-même dans l'habi- tude de plaisanter subtilement. L'autorité de ces hommes, quand même nous dirions des plaisan- teries de notre propre fonds, nous mettrait à l'abri de tout reproche; mais lorsque nous ne faisons que rapporter les bons mots des anciens, la gravité de leurs auteurs nous sert encore de défense. Si donc vous approuvez mon idée, met- tez-la à exécution : que chacun de nous recherche dans sa mémoire, pour les rapporter à son tour, les bons mots qui lui viendront dans la pensée. - Le caractère modéré de cet amusement le fit ap- prouver de tout le monde, et l'oninvita Prietexta- tus à commencer de l'autoriser par son exemple. CHAPITRE II. Flaisanteries et bons mots de divers personnages. Alors Praetextatus commença en ces termes - Je veux vous rapporter le mot d'un ennemi, mais d'un ennemi vaincu, et dont le nom rappelle les triomphes des Romains. Le Carthaginois Anni- bal, réfugié auprès du roi Antiochus, dit une plai- santerie remplie de finesse; la voici : Antiochus lui montrait, rangées en bataille, des troupes nombreuses qu'il avait rassemblées pour faire la guerre au peuple romain; il faisait maneeuvrer cette armée, dont les étendards brillaient d'or et d'ar- gent; il faisait défiler devant lui les chariots armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cava- lerie, dont les harnais, les mors, les colliers, les caparaçons, brillaient du plus grand éclat. Enflé d'orgueil à la vue d'une armée si nombreuse et sf magnifique, le roi se tourne vers Annibal, et lui dit : « Pensez-vous que tout cela soit assez « pour les Romains? » Alors le Carthaginois, rail- lant la mollesse et la lâcheté de ces soldats si ri- chement armés, répondit : « Oui, je crois que « tout cela c'est assez pour les Romains, quelque r avares qu'ils soient. » Certainementon ne peut rien dire de plus spirituel et en même temps de plus mordant. Le roi, dans son interrogation, parlait du grand nombre de ses soldats et de leurs précieux équipements : la réponse d'Annibal faisait allusion au butin qu'ils allaient fournir. Flavien dit après Pra;textatus : - Un sacrifice était usité chez les anciens, appelé proptervia c'était l'usage, s'il restait quelque chose des vian- des qui y avaient été offertes, de le consumer par le feu. De là le mot suivant de Caton. Il disait d'un certain Q. Albidius qui, après avoir mangé son bien, perdit dans un incendie une maison qui lui restait, qu'il avait fait un proptervia, puisqu'il avait brûlé ce qu'il n'avait pu manger. Symmaque : - Servilia, mère de M. Brutus, ayant obtenu de César, lorsqu'il faisait vendre aux enchères les biens des citoyens, un riche fonds de terre à vil prix, ne put éviter l'épi- gi-amme suivante de Cicéron : « Il faut que vous « sachiez que Servilia a acheté ce fonds d'autant « meilleur marché, que Tertia (ou le tiers) en a « été déduite. » Or la fille de Servilia, épouse de C. Cassius, se nommait Junia Tertia, et était, ainsi que sa mère , l'objet des amours impudiques du dictateur. Les propos et les plaisanteries de la ville tombaient sur les débauches de l'adultère vieil- lard, et venaient égayer un peu les malheurs publics Cécina Albin : -- Planeus, dans le jugement d'un deses amis, voulant détruire un témoignage incommode, et sachant que le témoin était cor- donnier, lui demanda de quel métier il vivait. Celui-el répondit élégamment. « Je, travaille ma « Galla. » On sait que galla est un ustensile du cor- donnier. L'ambiguité de l'expression lançait très- ingénieusement l'incrimination d'adultère contre Planeus, qui était inculpé de vivre avec Mœvia Galla, femme mariée. Furius : -Après la déroute,de Modène, on rapporte qu'un serviteur d'Antoine avait répondu à ceux qui lui demandaient ,ce que faisait son maître: « II fait comme font les chiensen Égypte, « il boit en fuyant. » Il est certain en effet que, dans ce pays, les chiens, redoutant d'être enlevés par les crocodiles, boivent en courant. Eusthate : - Publius ayant aperçu Mucius, homme d'un caractère malveillant, plus triste qu'à l'ordinaire, dit : « Je ne sais quel mal est « arrivé à Mucius, ou quel bien est arrivé à un « autre. » Aviénus : - Faustus, fils de Sylla, avait une sueur qui avait en même temps deux amants Fulvius, fils d'un foulon, et Pompéius Macula (tache); ce qui lui faisait dire : « Je m'étonne « que ma sueur conserve une tache lorsqu'elle a « un foulon. » Évangélus: - Servilius Géminus soupait un jour chez L. Mallius, qui était à Rome le meil- leur peintre de son temps; et s'apercevant que ses enfants étaient mal conformés :'« Mallius, lui « dit-il, tu ne sais pas aussi bien sculpter que « peindre; » à quoi Mallius répondit : « C'est que « je sculpte dans les ténèbres, au lieu que je peins « de jour. » Eusèbe : -Démosthène, attiré par la réputa- tion de Lais, dont toute la Grèce admirait de son temps la beauté, se mit sur les rangs pour obtenit ses faveurs si vantées; mais dès qu'il sut qu'il en coûtait un demi-talent pour une nuit, il se retira, en disant : « Je ne veux pas acheter si cher un « repentir. » C'était à Servius de parler, mais il se taisait par modestie : c'est nous accuser tous grammati- calement d'impudeur, lui dit Évangélus, que de prétendre en pareille matière garder le silence par modestie : c'est pourquoi, ni toi, ni Disaire, ni Horus, vous ne serez exempts du reproche d'or- gueil , si vous refusez d'imiter Prœtextatus et nous tous. Alors Servius, voyant qu'il serait plus blâma- ble de se taire que de parler, s'enhardit à pren- dre la liberté d'une narration analogue. -« Mar- eus Otacilius Pitholaüs, dit-il, à propos de ce que Caninius Révillus n'avait été consul qu'un jour, disait : « On avait jadis les flamines du jour « (Diales); maintenant ce sont les Consuls qui i « deviennent diales. » Pour Disaire, sans attendre qu'on lui repro- chât son silence, il dit :....... (Il y a ici une lacune dans les manuscrits.) Après lui, Horus dit à son tour : - Je vous apporte un distique de Platon, qu'il s'amusa à faire dans sa jeunesse, au même âge où il s'es- sayait à composer des tragédies. « Quand j'embrassais Agathon, mon àme ac- « courait sur mes lèvres, et semblait, dans son « délire, vouloir s'envoler. » Ces propos firent naître la gaieté; on passa de nouveau en revue ces traits exquis de plaisante- rie antique qui venaient d'être rapportés, et on les soumit tour à tour à un examen critique. Symmaque prenant la parole dit •. - Je me souviens d'avoir lu de petits vers de Platon, dans lesquels on ne pourrait dire ce qu'il faut admi- rer davantage de la grâce ou de la précision : je me rappelle les avoir lus traduits en latin, avec toute la liberté qu'exige notre idiome pauvre et borné, comparativement à celui des Grecs. Voici ces vers « Quand je savoure un demi-baiser sur les lè- « ores demi-closes de mon adolescent, et que de « sa bouche entr'ouverte je respire la douce fleur « de son haleine, mon âme blessée et malade d'a- « mour accourt sur mes lèvres, et s'efforce de « trouver un passage entre l'ouverture de ma « bouche et les douces lèvres de mon adolescent « pour passer en lui. Alors, si je tenais tant soit « peu plus longtemps mes lèvres attachées sur « les siennes, mon âme, chassée par la flamme « de l'amour, m'abandonnerait et passerait en « lui; en sorte qu'il arriverait une chose vrai- « ment merveilleuse : que j'aurais expiré, pour « aller vivre dans l'adolescent. » CHAPITRE III. bes plaisanteries de M. Tullius Cicéron. Mais je m'ëtonËë que vous ayez tous passé sous silence les plaisanteries de Cicéron, qui cependant n'excella pas moins en ce genre que dans tous les autres; je vais donc, si vous le trouvez bon , vous rapporter tous ceux de ses bons mots qui me reviendront dans la mé- moire, à peu près comme l'cedite d'un temple répète les réponses de l'oracle qui y réside. Tout le monde à ces mots redoublant d'attention, Symmaque commença ainsi M. Cicéron soupait chez Damasippe; celui-ci ayant servi du vin médiocre, disait : « Ruvez de ce Falerne, il a quarante ans. - Il porte bien son âge, » repartit Cicéron. Une autre fois voyant Lentulus son gendre, homme d'une petite taille, ceint d'une longue épée, il dit: « Qui a attaché mon gendre à cette « épée? » Il n'épargna pas non plus un trait de causti- cité du même genre à son frère Q. Cicéron. Ayant aperçu, dans la province que celui-ci avait gou- vernée, l'image de son frère ornée d'un bouclier, et modelée comme il est d'usage dans de gran- des proportions (or son frère Quintus était aussi de petite taille,) il dit : « La moitié de mon frère est plus grande que son tout. » ©n a beaucoup parlé des bons mots que Cicé- ron laissa échapper durant le consulat de quel- ques jours de Vatinius. « II est arrivé, disait-il, un « grand prodige dans l'année de Vatinius : c'est « qu'ilrn'y a eu, durant son consulat, ni hiver, ni « printemps, ni été, ni automne. » Une autre fois Vatinius se plaignant de qu'il n'était pas venu chez lui pendant gn'il était malade, Cicé- ron lui répondit : « Je voulais t'aller voir durant « ton consulat, mais la nuitm'a surpris en route. » Cicéron semblait parler ainsi par un sentiment de vengeance, se ressouvenant que lorsqu'il se vantait d'être revenu de son exil porté sur les épaules du peuple, Vatinius lui avait répondu « D'où sont donc venues tes varices?» Caninius Révilius, qui, comme Servius l'a déjà dit, ne fut consul qu'un jour, monta à latribune aux harangues pour y recevoir les honneurs du eonsulat et les y déposer cri même temps; ce que Cicéron, qui saisissait avec plaisir toutes les occa- sions deplaisanter, relevaendisant: « Caniniusest « un consul logothéorète.» Il disait aussi : « Révi- « lius a si bien fait, qu'on est obligé de chercher « sous quels consuls il a été consul; » ce qui ne J'empêcha pas d'ajouter encore,: « Nous avons « dans Caninius un consul vigilant', qui n 'à point~ « goûté le sommeil de tout son consulat. » Pompée supportait impatiemment les plaisan- teries de Cicéron; voici ce que celui-ci disait sur son compte : « J'ai bien qui fuir, mais je « n'ai pas qui suivre. » Cependant il vint trouver Pompée; et comme on lui reprochait qu'il venait tard: «Nullement, répondit-il, puisque je ne vois «ici rien de prêt. » Il répondit ensuite à Pompée, qui lui demandait où était son gendre Dolabella : « Il q est avec votre beau-père ( César). » Une autre fois Pompée ayant accordé à un transfuge les droits de citoyen romain : « Un bel homme, dit «.Cicéron, peutpromettre aux Gaulois les droits de « citoyen chez les autres, lui qui ne peut pas nous « les rendre à nous-mêmes dans notrepatrie. »Ces mots paraissént justifier celui que dit Pompée « Je souhaite que Cicéron passe à nos ennemis, « pour qu'il nous craigne. » La mordante causticité de Cicéron s'exerça aussi sur César lui-même. Interrogé, peu après la vic- toire de César, comment il s'était trompé dans le choix d'un parti, il répondit : « La ceinture m'a « trompé; » voulant par là railler César, qui cei- gnait sa toge de manière qu'en laissant traîner le pan, il avait la démarche d'un homme efféminé; ce qui même fut cause que Sylla avait dit presque prophétiquement à Pompée : « Prenez garde à ce « jeune homme mal ceint. » Une autre fois, La- bérius, à la fin des jeux publics, après avoir reçu les honneurs de l'anneau d'or de la main de César, passa aussitôt après, du théâtre parmi les spectateurs, aux siéges du quatorzième rang, comme étant réhabilité dans l'ordre des cheva- liers', dont il avait dérogé en jouant un rôle de comédien. Cicéron lui dit, au moment où il pas- sait devant lui pour chercher un siège : « Je te re- cevrais si je n'étais assis trop à l'étroit. » Par ces mots, en même temps qu'il le repoussait, il rail- lait le nouveau sénat, que César avait porté au delà du nombre légal. Mais son sarcasme ne resta pas impuni, car Labérius lui répondit : « Il « est merveilleux que tu soies assis à l'étroit, toi « qui as l'habitude de siéger sur deux bancs. » II censurait par ces mots la mobilité de Cicéron, imputation qui pesait injustement sur cet excel- lent citoyen. Le même Cicéron railla publiquement, dans une autre occasion, la facilité de César pour la nomination des sénateurs. L. Mallius, hôte du dictateur, le sollicitant de nommer décurion le fils de sa femme, Cicéron dit, en présence d'un grand nombre de personnes : « II le sera à Rome; si tu veux; mais c'est diffeileà Pompéium. » Sa caus- ticité ne s'arrêta pas là. Un Laodicéen nommé Andron étant venu le saluer, il lui demanda la cause de sa venue, et apprit de lui qu'il était dé- puté vers César pour solliciter la liberté de sa pa- trie; ce qui lui donna occasion de s'expliquer ainsi sur la servitude publique : « Si vous obtenez, « négociez aussi pour nous. » Il avait aussi un genre de. causticité sérieuse et qui passait la plaisanterie, cornnie par exem- ple Iorsqu'il écrivait à C. Cassius, un des meur- triers de César : « J'aurais désiré que vous m'eus- « siezinvité au souper des !des de mars: certaine- « ment il n'y aurait point eu de restes; tandis «=que maintenant vos restes me donnent de a :l'exercice. » Il a fait encore une plaisanterie très- piquante sur son gendre Pison et-sur M. Lépidus. Symmaque parlait, et paraissait avoir encore plusieurs choses à dire, lorsqu'Aviénus lui cou. pnt laparole, comme cela arrive quelquefois dans les conversations de table, dit: -César Auguste ne-fut inférieur à personne dans le genre de la plaisanterie satirique, pas même peut-être à Tullius; et; si vous l'agréez, je vous rapporterai quelquesuaits de lui que ma mémoire me four- üira. Morus lui répliqua: -Permettez, Aviénus, que,Symmaque nous apprenne les bons mots de Cicéron sur ceux dont il avait déjà prononcé le nom; et après cela succédera plus à propos ce que vous voulez nous raconter d'Augustes Aviénus se taisant, Symmaque reprit : - Je disais que Ci- céron voyant la démarche abandonnée de son gendre Pison et la démarche alerte de sa fille, dit au premier: « Marche comme une femme; » et à l'autre: « Marche comme un homme. » J'allais ra- conter encore que M. Lépidus ayant dit dans le sénat, aux pères conscrits : « Je n'aurais point « donné tant d'importance à un pareil fait « fecisà sem factum), Cicéron répliqua:,, Et moi je n'au= ,t rais point donné tant d'importance,à un omoïop- « tote » (un jeu de mots.) Mais poursuis, Avié- nus, et que je ne t'empêche pas plus longtemps de parler. CIÏAPITRÉ IV. Des plaisanteries d'Auguste à l'égard d'autres personnes, et de celles d'autres personnes à son égard. Aviénus commença ainsi : - César Auguste, disais-je, aima beaucoup lesplaisanteries, en res- pectant toujours néanmoins les bornes posées par l'honnêteté et par les convenances de son rang, et sans tomber jamais dans la bouffonnerie. IL avait écrit une tragédie d'Ajax; n'en étant plus satisfait, il l'effaça. Dans la suite, Lucius, auteur tragique estimable, lui demandaitce que devenait son Ajax ; il lui répondit : « Il est tombé sur l'é- R ponge. Quelqu'un qui lui présentait un placet en tremblant avançait à la fois et retirait la main « Crois-tu, dit-il, présenter Un as à un éléphant? » Paeuvius Taurus lui demandait un congiaire, disant qu'on racontait dans le public qu'il lui avait donné une somme considérable. « Quant à toi,- « n'en crois rien, » lui répliqua-t-il. Quelqu'un qui fut destitué de la charge de pré- fetdelacavalerie demandait qu'on lui aceordâtau moins une gratification. « Je ne sollicite point ce « don, disait-il., par amour du gain, mais pour qu'il « paraisse que je n'aie quitté mon emploi qu'après « avoir mérité de recevoir une récompense. » Au- guste lui ferma la bouche par ces mots : « Affirme « à tout le monde que tu fas reçue, et je ne nie- « rai point de te l'avoir donnée. » Son urbanité se manifesta à l'égard d'Héren- nius, jeune homme adonné au vice, et auquel il avait prescrit de quitter son camp. Celui-ci le suppliait, en disant : « Comment reviendrai-je « dans mes foyers? que dirai-je à mon père? -- « Tu lui diras, répondit-il, que je t'ai déplu. » Un soldat blessé à l'armée d'un coup de pierre, et défiguré par une cicatrice apparente au front, mais qui cependant vantait trop ses actions, fut légèrement réprimandé par lui en ces termes « Ne t'est-il jamais arrivé en fuyant de regar- « der derrière toi?» Il répondit à un bossu nommé Galba, qui plai- dait une cause devant lui, etqui répétait fréquem- ment : «Si tu trouves en moi quelque chose de re- « préhensible, redresse-moi. - Je puis t'avertir, « mais non te redresser. » Plusieurs individus que Cassius Sévérus avait accusés ayant été absous (absoluti) , tandis que l'architecte du forum d'Auguste traînait cet ou- vrage en longueur; Auguste joua sur le mot, en disant : « Je voudrais que Cassius accusât aussi « mon forum. » Vettius ayant labouré le lieu de la sépulture de son père,,, C'est là véritablement, dit Auguste, u cultiver (colere) le tombeau de son père. Ayant appris que, parmi les enfants de deux ans et au-dessous qu'Hérode, roi des Juifs, avait fait massacrer en Syrie, était compris le propre fils de ce roi, il dit - « Il vaut mieux être le porc « d'Hérode que son fils. » N'ignorant pas que le style de son ami Mécène était négligé, tâche et sans nerf, il y conformait le sien la plupart du temps, dans les lettres qu'il lui écrivait : c'est ainsi que, dans une épître fa- milière à Mécène, il cache sous un débordement de plaisanteries cette pureté sévère qu'il se pres- crivait en écrivant à d'autres. « Porte-toi bien, miel des nations, mon petit « miel, ivoire d'Étrurie, laser d'Arétium, dia- « matit des mers supérieures, perle du Tibre, « émeraude des Cilniens, jaspe des potiers, bérylle « de Porsena; puisses-tu avoir un escarboucle, « et en résumé les charmes artificiels des pros- « tituées l » Quelqu'un le reçut un jour avec un souper as- sez mesquin, et d'un ordinaire journalier; car il ne refusait presque aucune invitation. Après le repas, comme il se retirait l'estomac vide et sans appareil, il se contenta de murmurer ces mots, après la salutation de son hôte : « Je ne pensais « pas d'être autant de tes familiers. » Comme il se plaignait de la couleur terne d'une étoffe pourpre de Tyr dont il avait ordonné l'a- chat: « Regarde-la » lui dit le vendeur en la tenant plus élevée; » à quoi il répondit : « Faudra-t-il « donc, pour que le peuple romain me trouve bien « vêtu, que je me promène sur la terrasse de ma « maison? IJ avait à se plaindre des oublis de son, nomen- clateur : « Est-ce au forum que tu m'envoies? » lui disait 'un jour celui-ci? - Oui, répondit-il; et « voilà des lettres de recommandation, car tu n'y « connais personne. » Jeune encore, il persifla finement Vatinius. Cethomme, cassé par la goutte, voulait cependant avoir l'air d'être délivré de cette infirmité, et se vantait de faire mille pas. « Je rien suis point « surpris, repartit Auguste, car les jours sont « devenus un peu plus longs. » Ayant appris qu'un chevalier romain avait tenu cachées, durant sa vie, de grandes dettes excédant vingt millions de sesterces, il ordonna qu'on achetât à son encan le coussin de son lit, donnant pour raison de cet ordre, à ceux qui s'en étonnaient, qu'il fallait avoir pour son sommeil un coussin sur lequel cet homme avait pu dor- mir avec tant de dettes. Il ne faut point passer sous silence ce qu'il dit en (honneur de Caton. Il eut un jour occasion de venir dans la maison qu'il avait habitée; au sor. tir de là, comme Strabon, pour le flatter, parlait mal de l'opiniâtre fermeté de Caton, Auguste dit : « Quiconque veut empêcher le changement « du gouvernement actuel de sa patrie est un hon- « nête homme et un bon citoyen.» Donnant ainsi à Caton de .sincères louanges, sans néanmoins en- courager contre son intérêt à changer l'état pré- sent des choses. Toutefois j'admire davantage en Auguste les plaisanteries qu'il a supportées que celles qu'il a dites, parce qu'il y a plus de mérite d'avoir de la tolérance que d'avoir de l'esprit; vu. su dont l'é- galité d'âme avec laquelle il a supporté les traits les plus mordants. On tonnait la cruelle plaisan- terie d'un habitant des provinces. Cet homme, qui ressemblait beaucoup à Auguste, était venu à Rome et attirait sur lui tous les regards. L'em- pereur se le fit amener, et lui.adressa, en le voyant, la question suivante: « Dis-moi, jeune homme, « ta mère est-elle jamais venue à Rome? - Non ,. . « lui répondit-il; mais, ajouta-t-il, mon père t'est « venu souvent. » Du temps du triumvirat, Auguste écrivit con- tre Pollion des vers fescennins; ce qui fit dire à celui-ci : « Pour moi, je me tais; car il n'est pas « facile d'écrire contre celui qui peut proscrire. » Curtius, chevalier romain, homme accoutu- mé à nager dans les plaisirs, ayant rencontré,. dans un repas qu'il prenait chez Auguste, une. grive maigre, lui demanda s'il pouvait la ren- voyer (mittere ). Le princeayant répondu: « Pour- « quoi pas? » Curtius la fit aussitôt passer par la fenêtre (misit). Auguste avait payé, sans en être sollicité, les dettes d'un sénateur qu'il chérissait, montant à quatre millions de sesterces : celui-ci., pour tout remerciement, ne lui écrivit que ces mots : « Tu « ne m'as rien donné pour moi. » Lorsqu'il entreprenait quelque bâtiment, Lici- nius, son affranchi, était dans l'usage de lui apporter de grandes sommes d'argent; dans une de ces occasions, Licinius lui fit un billet d'une somme de cent. Une ligne était tracée au-dessus des caractères qui exprimaient cette somme, et s'étendait un peu au delà, laissant ainsi un espace vide au-dessous d'elle. Auguste, profitant de l'oc- casion, ajouta une centaine à la première, et rem- plit soigneusement l'espace vide de sa propre main, en imitant le reste de l'écriture : l'affran- chi dissimula, et paya la somme ainsi doublée. Dans la suite, Auguste ayant commencé quelque autre entreprise, Licinius lui fit sentir avec dou- ceur le tort de cette conduite, en lui donnant un autre billet conçu en ces termes : « Je t'offre, sel. « peur, pour les frais de eettenou val le entreprise, tout ce que tu jugeras nécessaire. » La patience d'Auguste dans les fonctions de censeur est aussi louable que renommée. Il ceusq- rait un chevalier romain , comme ayant dété- rioré sa fortune; mais celui-ci prouva publique- ment qu'il l'avait au contraire augmentée. B,lentet après, il lui reprocha de n'avoir pas obéi aux lois qui ordonnaient de contracter mariage; à quoi le chevalier répondit qu'il avait une femme et trois enfants, et il ajouta ensuite : « Désormais , « César, lorsque tu auras à scruter la conduite « des honnêtes gens, charges-eu des gens bon- . nêtes. Il supporta aussi, je ne dirai pas seulement la liberté, mais même la témérité d'un soldat. Il se trouvait à la campagne, où les chants nocturnes d'un hibou, interrompant fréquemment son som- meil, lui faisaient passer des nuits troublées. Il or- donna qu'on tâchât de prendre le hibou. Un sol- dat habile dans la chasse aux oiseaux, et espérant une grande récompense, lui apporta l'oiseau. L'empereur l'en loua, et donna ordre de lui comp- ter mille petits sesterces; mais celui-ci eut Fau- dace de dire : « J'aime mieux gWil vive, » et de lâcher l'oiseau. Qui ne s'étonnera qu'Auguste, sans s'offenser de ce trait, ait laissé aller le soldat impuni? Un vétéran avait un procès : le jour indiqué pour le jugement avançait; il aborda César en publie, et le pria de se charger de sa cause. Celui- ci lui donna aussitôt un avocat de sa suite, au- quel il recommanda le plaideur. Alors le vétéran s'écria d'une voix forte ; ,, César, quand tes destins « se décidaient au combat d'Actium, je ne cherchai « point un remplaçant, mais je combattis moi- « même pour toi. » Et en dis rut ces mots le soldat découvrit sea, cleatrlces. Auguste rougit et vint plaider pour lui, dans la crainte non pas tant de paraître superbe que de paraître ingrat. II avaitentendu avec plaisir pendant son souper les musiciens de Toronius Flaccus, marchand d'esclaves, et les avait payés avec du blé , tandis qu'il en avait plus libéralement payé d'autres avec de l'argent. Ayant de nouveau demandé à Toronius ses mêmes musiciens pour jouer pen- dant son souper, celui-ci s'excusa, en disant, » .x Ils sont au moulin. » Lorsqu'il retournait triomphant, après la vic- toire d'Actium, parmi ceux qui venaient le féliciter, se présenta un individu qui lui offrit un corbeau qu'il avait dressé à dire ces mots « Salut, César, victorieux empereur. » Auguste, agréablement surpris, acheta l'ingénieux oiseau vingt mille petits sesterces. Un camarade du précepteur de l'oiseau, auquel il ne revenait rien de cette libéralité, dit à l'empereur qu'il avait encore un autre corbeau semblable à celui-là. Auguste demanda qu'on le lui amenât : quand l'oiseau fut en sa présence, il récita les mots qu'on lui avait appris:« Salut, Antoine, victorieux « empereur. »Auguste, sans s'offenser nullement, ordonna que les vingt mille pièces fussent parta- gées entre les deux camarades. Une autre fois, sa, lué de la même façon par un perroquet, il le fit acheter. Il fit aussi acheter une pie dressée de la même manière. Ces exemples engagèrent un pau- vre cordonnier à instruire un corbeau à répéter une pareille salutation. Le cordonnier, fatigué des soins qu'il se donnait, disait souvent à l'oiseau , qui restait muet : « J'ai perdu mon argent et ma « peine. » Cependant le corbeau vint enfin à bout de répéter la salutation: on le plaça sur le passage d'Auguste, qui, l'ayant entendu, dit. « J'ai chez « moi assez d'oiseaux qui saluent de la sorte. »'Le corbeau eut assez de mémoire pour ajouter aus- sitôt cette phrase, qu'il avait entendu dire à son maitre lorsqu'il se plaignait : « J'ai perdu mon « argent et ma peine. » A ces mots, Auguste sou- rit, et fit acheter l'oiseau plus chèrement qu'il n'avait payé aucun autre. Un pauvre Grec avait pris l'habitude de pré- senter à"Auguste, quand il descendait de son pa- lais, une épigramme en son honneur. Après qu'il l'eut fait plusieurs fois vainement, l'empereur, voyant qu'il s'apprêtait à le faire encore, traça rapidement de sa main, sur un feuillet, une épigramme grecque, et la lui fit remettre comme il venait au-devant de lui. Celui-ci de la louer après l'avoir lue, de témoigner son admiration de la voix et du geste; et s'étant rapproché du siège de l'empereur, il mit la main dans une misérable bourse dont il tira quelques deniers, qu'il lui pré- senta, en ajoutant: « Cela n'est point sans doute « proportionné à ta fortune, ô César; je té donne- « rais plus, si je possédais davantage. » Ce trait provoqua un rire universel, et Auguste, ayant appelé son trésorier, fit compter à ce pauvre Grec cent mille petits sesterces. CHAPITRE V. Des plaisanteries et des mœurs de Julie, fille d'Auguste. Voulez-vous queje vous rapporte quelques uns des mots de Julie, fille' d'Auguste? Mais aupara- vant, sije ne dois point passerpouruntrop discou- reur,je voudrais dire quelques mots des mceurs de cette femme, à moins qu'aucun de vous n'ait à dire autre chose de plus utile et de plus sérieux. Tout le monde l'ayant invité à poursuivre, il commença ainsi : - Julie, parvenue à l'âge de trente-huit ans, aurait, avec plus de bon sens, considéré cette époque comme celle de son dé- clin vers la vieillesse; mais elle abusa de (indul- gence de la fortune, comme de celle de son père. Néanmoins soin amour pour les lettres, et l'ins- truction qu'il lui avaitété si facile d'acquérir dans sa maison, le tout joint à un caractère rempli de douceur et de bonté, faisai&nt encore d'elle une femme pleine dé gràces, au grand étonnement de ceux qui, connaissantses vices, ne concevaient pas comment ils pouvaient s'allier avec des qualités si disparates. Plus d'une fois son père lui avait pres- crit, en des termes dont l'indulgence tempérait la gravité, qu'elle eût à modérer le faste de ses or- nements et l'appareil desescortéges. Lorsqu'il con- sidérait la ressemblance de physionomie de ses nombreux petits-fils avec Agrippa, il rougissait de douter de la vertu de sa fille; puis il se flat- tait que son caractère léger et pétulant lui donnait l'apparence du vice sans qu'elle en eût réelle- ment la culpabilité, et il osait croire qu'elle était telle que, parmi ses ancêtres, avait été Claudia; ce qui lui faisait dire à ses amis qu'il avait deux filles qui demandaient les plus grands ménage- ments, et dont il devait tout supporter : la répu- blique, et Julie. Julie était venue voir Auguste dans un cos- tume dont l'indécence offensait les yeux de son père, qui néanmoins garda le silence. Le lende- main elle changea de tenue, et elle vint embrasser son père, joyeux de la voir dans un costume d'une sévérité remarquable. Celui-ci, qui la veille avait comprimé sa douleur, ne"put retenir sa joie, et dit. « Combien ce costume est plus convenable à « lafille d'Auguste t » Mais Julie sans se déconcer- ter répliqua: « En effet, je me suis parée aujour- « d'hui pour les yeux de mon père; et hier, pour ~< ceux de mon mari. » On tonnait le trait suivant. Livie et Julie avaient attiré sur elles les regards du public, dans un spectacle de gladiateurs, par la dissimi- litude de leur suite. Livie était entourée d'hom- mes graves, Julie d'eue foule de jeunes gens, et même de libertins. Son père lui écrivit, pour lui faire remarquer cette différence de conduite en- tre deux femmes d'un rang également élevé: elle répondit ingénieusement : « Ces jeunes gens deviendront vieux avec moi. » II lui était survenu de bonneheure des cheveux blancs, qu'elle se faisait secrètement arracher : l'arrivée inopinée de son père surprit une fois ses coiffeuses. Auguste aperçut des cheveux blancs sur les vêtements de sa fille, mais n'en témoigna rien. Quelque temps après, au milieu de plusieurs autres propôs,il amena la conversation sur l'âge, et demandà à sa fille si, en vieillissant, elle pré- férait voir ses cheveux blanchir ou tomber: elle répondit: « J'aime mieux les voir blanchir. » Alors il la convainquit de mensonge, en lui disant Pourquoi donc tes femmes te font-elles chauve * de si bonne heure? » Une autre fois, Julie entendant un de ses amis, homme d'un caractère grave, qui s'efforçait de lui persuader qu'elle ferait mieux de régler sa conduite sur (exemple de la simplicité de son père , elle dit : « Il oublie qu'il est César, et moi «je me souviens que je suis la fille de César. » Comme les confidents de ses débauches s'é- tonnaient de ce que, se livrant à tant de gens, elle donnait à Agrippa des enfants qui lui ressem- blaient: « C'est, dit-elle, que je ne prends point de « passager que le navire ne soit plein. » Il existeuuproposde cegenre de Populia, fille de Marcus, laquelle répondiiaàquelqu'un qui s'é- tonnait de ce que les femelles des animaux ne désirent le mâle qu'à l'époque où elles doivent concevoir : « C'est qu'elles sont des bêtes. » CHAPITRE VI. Autres plaisanteries et réponses ingénieuses de divers personnages. Mais revenons des femmes aux hommes', et des plaisanteries lascives à d'autres plus dé- centes. çascellius était un jurisconsulte d'une grâce et d'une liberté d'esprit également admi- rables. On a beaucoup cité de lui le trait suivant. Vatinius, assailli à coups de pierres par le peu- ple, auquel il donnait un spectacle de gladiateurs, avait obtenu des édiles qu'ils défendissent de lancer rien autre chose dans l'arène que des pommes. Cascellius, consulté par quelqu'un dans cette occasion, pour savoir si le fruit du pin était une pomme, répondit : « Si c'est pour lancer ton- « tre Vatinius, c'est une pomme. » Un marchand lui demandait comment il de- vait partager un vaisseau avec son associé : on rapporte qu'il lui répondit : « Si vous le partagez, « vous ne l'aurez ni l'un ni l'autre. » On raconte le mot suivant de M. Lollius sur Galba, homme, distingué par son éloquence, mais qui en détruisait l'effet par- sa difformité corporelle, dont j'ai parlé plus haut. « Le génie de « Galba, disait-il, est mal logé. » L- grammairien Orbilius railla ce même Galba d'une manière encore plus piquante. Or- billus déposait contre un accusé. Galba, pour con- fondre le témoin, se met à l'interroger en feignant d'ignorer sa profession: « Quel est votre métier? lui dit-il. -« De gratter des bosses au soleil, » ré- pondit celui-ci. C. César faisait compter cent mille sesterces à ceux qui jouaient à la paume avec lui, tandis qu'il n'en faisait compter que cinquante à L. Céci- lius. « Qu'est-ce donc? dit celui-ci; est-ce qu'au lieu « de jouer des deux mains, je ne joue que d'une « seule, pour que je ne puisse recevoir davan- « tape?» On disait à Décimas Labérius que P. Clodius était irrité contre lui, parce qu'il lui avait refusé de composer un mime. « Que peut-il me faire « de plus, répliqua-t-il,, que de me faire alter à « Dyrrachium et revenir? » faisant allusion à l'exil de Cicéron. CHAPITRE VII. lies mots et maximes de Labérius et de Publius, mimo- graphes, et de Pylade et Hylas, comédiens. Mais puisqu'Aurélius Symmaque a parlé na- guère de Labérius, et que j'en fais moi-même actuellement mention, si je rapportais ici quel- ques mots de 'lui ainsi que de Publias, nous aurions introduit en quelque sorte, à notre fes- tin, l'appareil de fête que semble prârnettre la présence des. comédiens, en évitant le reproche de libertinage qu'elle attire. César invita Labé- rius, chevalier romain, homme d'une àpre liberté de parole, à monter sur. le théàtre moyennant la somme de cinq cent mille petits sesterces, et à jouer lui-même les mimes qu'il composait. Or, l'homme puissant commande non-seulement lors- qu'il invite, mais lors même qu'il prie. Aussi Labé- rius témoigne la contrainte que César lui fit subir, dans les vers du prologue suivant. « Où m'a précipité, vers la fin de mon exil- « tente, la force adverse de la nécessité, que « tant d'hommes ont voulu éluder, et que si peu « ont pu fuir? Moi, que dans ma jeunesse au- « tune ambition, aucune largesse, aucune train- « te, aucune force, aucune autorité, ne purent « faire déchoir de mon rang, voilà que dans ma « vieillesse la parole flatteuse; douce et clémente « d'un homme illustre, m'en fait descendre avec « facilité. Car qui aurait toléré que moi, mortel, « j'eusse refusé à celui auquel les dieux ne purent « rien refuser? Ainsi donc après avoir véeusoixante « ans sans reproche, je quitte mes lares cheva- « lier romain, et je rentre dans ma maison corné- « dieu. Dès cet instant j'ai vécu trop d'un jour. « 0 fortune immodérée dans la prospérité comme ;. « dans le malheur, si l'un de tes caprices devait « être de faire servir la gloire des lettres à briser « vers son terme une renommée honorable, pour- « quoi ne m'as-tu pas rendu flexible à accomplir tes « desseins, alors que mes membres pleins de vi- « gueur me permettaient de plaire au peuple et à « cet homme illustre? Mais maintenant où me « précipites-tu? Qu'apporté je sur la scène? est-ce « la beauté, ou la dignité du corps? l'énergie de « l'âme, ou le son gracieux de la voix? De même « que le lierre épuise les forces de l'arbre autour « duquel il serpente, de même la vieillesse m'éner- « ve, en m'entourant de ses étreintes annuelles; « et, semblable au tombeau, il ne reste_ plus de « moi qu'un nom. » Dans cette même pièce Labérius se vengeai comme il le pouvait, dans le rôle d'us Syrien battu de verges, sous le masque duquel il s'écriait « Désormais, Romains, nous avons perdu la If- « berté 1» Et il ajoutait peu après « Il faut qu'il craigne beaucoup de gens, celui « que beaucoup de gens craignent. » A ces derniers mots, tout le peuple fixa les yeux sur César, et se complut à le voir dans l'im- puissance derepousser ce trait qui le frappait. Cette circonstance fut cause que le dictateur transporta ses faveurs àPublius.CePublius,Syrien denation, ayant été présenté adolescent au patron de son maître, s'attira ses bonnes grâces, non moins par sa beauté que par les agréments de son esprit. Ce dernier, apercevant un de ses esclaves hydropi- que qui était couché par terre, et lui reprochant 4 ce qu'il faisait au soleil : « 1.1 fait chauffer son eau, » repartit Publius. Pendant le souper, on agita en plaisantant la question de savoir quel genre de repos était le plus déplaisant: les opinions étaient partagées : « C'est celui des pieds goutteux, » dit Publius. A cause de ces traits et de plusieurs au- tres, il fut affranchi, et instruit avec beaucoup de soin. Ayant composé des mimes qui obtinrent de grands succès dans les-villes d'Italie, il parut à Rome durant des jeux que César y donna, et défia tous. ceux qui, à cette époque, exposaient leurs ouvrages sur la scène, à concourir avec lui sur pu sujet donné, et pendant un espace de temps déterminé. Il vainquit tous ceux qui se présentè- rent; de ce nombre fut Labérius, ce qui fit dire à César, en souriant : « Malgré ma protection, « Labérius, tu es vaincu par Syrus. » Aussitôt il donna une palme à Publius, et. à Labérius un an- neau d'or avec cinq cent mille sesterces. Comme ce dernier se retirait, Publius lui dit: « Sois favo- « rable, comme spectateur, à celui que tu as coin- « battu comme écrivain. » Et Labérius, à la pre- mière représentation théâtrale qui eut lieu, fit entrer les vers suivants dans un de ses mimes: « On ne peut pas toujours occuper le premier « rang. Lorsque tu seras parvenu au dernier degré « de l'illustration, tu t'arrêteras avec douleur; et « tu tomberas, avant d'avoir songé à descendre. « de suis tombé; celui qui me succède tombera « aussi : la gloire est une propriété publique. » Quant à Publius, on connaît de lui des sen- tences ingénieuses, et d'une application très-fré- quente; je ne me souviens que de celles-ci, ren- fermées chacune dans un seul vers « C'est un méchant avis, celui dont on ne peut « changer. « Celui qui donne à qui en est digne, reçoit un « bienfait en donnant. » « Au lieu de récriminer, supporte ce qui ne « peut être changé. » « Celui à qui on permet plus qu'il n'est raison- « nable, veut plus qu'on ne lui permet. « Un compagnon de voyage, d'unecouversation n agréable, tient lieu de véhicule en chemin. » « La frugalité est la broderie d'une bonne ré- « putation. » « Les larmes d'un héritier sont le rire sous le « masque. » « La colère s'attire plusde mal que la patience. :, « Celui qui fait un second naufrage accuse Nep- « tune à tort. » « Trop de contestation fait perdre la vérité. » « C'est un demi-bienfait de refuser vite ce qui est demandé. » « Sois avec ton ami en songeant qu'il peut de- « venir ton ennemi. » « Supporter une ancienne injure , c'est en quê- a ter une nouvelle. » « On ne triomphe jamais d'un danger, sans « danger. » Mais puisque je suis venu à parler du théàtre, je ne dois oublier ni le comédien Pylade, qui s'il- lustra dans son art du temps d'Au~uste, ni Hy- las son disciple, qu'il instruisit jusqu'au point de devenir son rival. Les suffrages du peuple étaient divisésentreeux. Hylas exécutait un jourune pan- tomime musicale, dont la finale était ; n Le grand « Agamemnon : » et en disant ces mots, il se re- dressait comme pour dessiner une haute stature. Pylade ne pouvant supporter cela, lui cria de sa loge -.«Tu le fais long, et non pas grand. » Alors le peuple l'obligea à exécuter la même pantomime; et lorsqu'il en fut venu à l'endroit qu'il avait re- levé, il prit l'air d'un homme qui réfléchit, per- suadé que le principal caractère d'un grand géné- ral est de penser pour tout le monde. Hylas jouait le rôle d'OEdipe; Pylade le reprit sur la sécu- rité qu'il y montrait, en lui disant : « Songe que s tu es aveugle. » Dans le rôle d'Hercule furieux, plusieurs personnes trouvaient que Pylade ne conservait pas assez la démarche qui convient à un acteur : alors quittant son masque, il gour- manda ses critiques en ces termes : « Insensés, son « gez que je joue un fou ; » et en même temps il jeta ses flèches au milieu du peuple. Jouant le même rôle par ordre d'Auguste dans fine salle particu- lière , il banda son arc et lança sa flèche; et l'em- pereur ne fut point offensé que Pylade fît avec lui comme il avait fait avec le peuple romain. On lui attribuait d'avoir remplacé la pantomime sans art de nos ancêtres, par une nouvelle panto- mime beaucoup plus gracieuse. Auguste lui ayant demandé quel avait été son procédé, il répondit «Qu'il avait substitué la flûte à la voix humaine. » Sa rivalité avec Hylas ayant occasionné une sédition parmi le peuple, excita l'indignation d'Auguste; ce que Pylade apprenant, il s'écria : « Tu es un « ingrat, ô prince! Laisse-les s'occuper de nous. » CHAPITRE VIII. Préceptes de Platon touchant l'usage du vin; et combien il est honteux et même dangereux d'être sujet aux plai- sirs de la bouche et du tact. Cette conversation provoqua la gaieté; et tan- dis qu'on louait la mémoire ornée et l'aménité d'esprit d'Aviénus, un serviteur avança les secondes tables. Alors Flavien prenant la parole, dit : - Bien des gens, je pense, ne sont pas de l'avis de Varron, qui, dans son ingénieuse satire Ménippée intitulée : « Tu ne sais ce que t'ap- « porte le soir, » bannit les mets raffinés du second service. Mais toi, Cécina, qui as une meilleure mémoire, répète-nous, je te prie, les propres pa- roles de Varron, si tu les as retenues. Albin répondit: - Voici le passage de Varron que tu me demandes: a Les bellaria les plus doux sont ceux * où l'on ne met point de miel; car le miel ne souf- « fre point la cuisson. Le mot bellaria signifie R toute espèce de mets du second service : c'est n le nom que nos ancêtres ont donné à ce que les Grecs appelèrent aF'~t~ta ou Tpalri~,aTa.Les vins „ les plus doux sont aussi désignés sous cette dé- nomination dans de, très-anciennes comédies, « où ils sont appelés bellaria, de liber. » -Allons, reprit alors Évangelus, livrons-nous un peu au vin, avant de nous lever de table; et ceci d'après l'autorité de Platon, qui pense que le vin est un excitant, et une sorte de feu qui renouvelle les for- ces de l'esprit et du corps de l'homme qui s'y adonne. - Quoi donc, Évangelus, répliqua Eus- thate, crois-tu que Platon ait voulu conseiller de faire un fréquent usage du vin? Ce qu'il a paru ne pas improuver, n'est-ce pas plutôt ces festins libres et joyeux, où l'on boit dans de petites cou- pes, et où des hommes sobres président? Ce sont de tels repas qu'il déclare pouvoir être utiles à l'homme, dans les livres l et 2 de son traité a Des lois. » Il pense que la. boisson modérée, au sein d'honnêtes délassements, rafraîchit l'esprit, et le dispose à reprendre les exercices ordinaires d'une vie sobre; et qu'un moment de gaieté le rend plus propre à poursuivre ses travaux accoutumés. En même temps, si quelqu'un est entraîné par sa cupidité et ses passions dans des erreurs que la honte lui fait tenir cachées, la liberté qui naît du vin les fait découvrir sans inconvénients et les rend plus faciles à corriger et à guérir. Platon dit aussi, dans le même endroit, qu'on ne doit pas craindre de s'habituer à supporter la force du vin, puisqu'il n'est personne de si sobre ou de si tempérant, dont la vie ne s'écoule à travers les dangers de l'erreur ou les amorces de la volupté. Car qui n'a pas connu les Grâces et les Plaisirs, divinités des festins? Et s'il était quelqu'un qui ne se fût pas trouvé dans ce cas, aussitôt que sa propre volonté, la nécessité ou l'occasion, les lui auront fait connaître, il se laissera bientôt attirer et sub- juguer, sans que son esprit ni son coaur puissent résister. Il faut donc combattre et entrer pour ainsi dire en lutte avec les voluptés, et principale- ment avec les effets licencieux que produit le vin; non par la fuite ou par l'éloignement, mais par la vigueur de l'âme et en les affrontant avec cons- tance. Qu'un usage modéré entretienne la tempé• rance et la continence, et cependant que notre esprit, animé et réchauffé, repousse et la froide tristesse et la craintive timidité. Nous venons de parler des voluptés : Aristote nous apprend quelles sont celles qu'on doit éviter. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent a'siT~,astç, par le canal desquels l'âme et le corps perçoivent le plaisir. Ces sens sont : le tact, le goût, l'odorat, la vue, l'ouïe. Tout plaisir pris immodérément est déréglé et honteux, mais prin- cipalement ceux du tact et du goût; ces deux genres de volupté, de l'avis des hommes sages , sont ce qu'il y a de plus honteux. Les Grecs ont donné à ceux qui se livrent à ces vices graves les noms de dxp« rE7Lç ou d'«xoaâaTOç, et nous les appe- lons incontinents ou intempérants. Ces deux plaisirs du goût et du tact, c'est-à-dire du manger et du coït, sont les seuls que l'homme ait de commun avec les bêtes; et c'est pourquoi l'on dit que celui qui est dominé par ces voluptés bru- tales se ravale au rang des animaux sans raison les plaisirs qui nous viennent par les trois autres sens ne sont propres qu'à l'homme. Je vais rap- porter un passage d'Aristote sur ce sujet, afin qu'on sache ce que pensait cet homme illustre touchant ces infâmes voluptés. « Pourquoi appelons-nous incontinents et ceux « qui s'abandonnent aux plaisirs du tact, et ceux « qui s'abandonnent aux plaisirs du goût? car « nous donnons également cette qualification et « à ceux qui abusent des faveurs de Vénus, et à « ceux qui se complaisent dans la recherche des « mets. Or il y a différentes sortes de mets : les « uns qui affectent agréablement la langue, et k d'autres le gosier; ce qui faisait souhaiter à « Philoxène que les dieux immortels lui accor- « dament un cou de grue. Mais nous ne donnons « point cette qualification d'incontinents à ceux « qui excèdent les bornes de la modération dans « les jouissances de la vue et de l'ouïe. Serait-ce « parce que nous partageons avec les autres êtres « animés les voluptés que procurent les deux « premiers sens, que nous les méprisons comme « abjectes, et que nous les avons notées d'infamie « entre toutes les autres? Serait-ce pour cela que « nous blâmons l'homme qui y est adonné, et « que nous l'appelons incontinent et intempé- « tant, parce qu'il se laisse subjuguer et conduire « par la plus basse espèce de plaisirs? Car sur les « cinq sens, les deux dont je viens de parler sont « les seuls par lesquels les animaux goûtent des « plaisirs; les autres ne leur en procurent point, « ou du moins ce n'est qu'accidentellement: » Quel est donc celui, pour si peu qu'il ait de pudeur, qui pourra se complaire dans les plaisirs de la bouche et du coït, que l'homme partage avec l'âne et le pourceau? Socrate disait que beau- coup de gens ne désiraient de vivre que pour manger et boire; mais que lui, il ne mangeait et buvait que pour vivre. Hippocrate, cet homme d'un savoir divin, pensait que l'action véné- rienne était une sorte de maladie affreuse que nous appelons comitiale; voici ses paroles « Le coït est une petite épilepsie. CHAPITRE IX. Du luxe et de l'intempérance de Q. Hortensius, de b~abius Gurgès, de Métellus Pius, et de Métellus le souverain pontife. Du porc troien, et de la manière d'engraisser les lièvres et les limaçons. Voici les expressions de M. Varron. Dans le li- vre troisième de son traité De l'agriculture, en par- lant des paons qu'on nourrit dans les maisons de campagne, il dit: « Q. Hortensius fut le premier «« qui en servit dans un repas augural ; ce qui fut « jugé, par des gens sages, un acte de luxe et non « un trait de religion. Cet exemple, qui fut bien- « tôt suivi par plusieurs personnes, fit monter le « prix de ces oiseaux à un tel point, qu'on les ven- « dait aisément cinquante deniers, et leurs eeufs « cinq deniers. » Voilà une chose, je ne dirai pas seulement étonnante, mais même honteuse, que des veufs de paog qui aujourd'hui ne valent pas même un bas prix, mais quine se vendept d'au- cune façon, se soient vendus cinq deniers. Ce même Hortensius était dans l'usage d'arroser ses platanes avec du vin, puisque nous savons que, dans une action judiciaire qu'il eut à soutenir contre Cicéron, il le supplia instamment d'échan- ger avec lui le jour où il aurait à parler; parce qu'il fallait qu'il allAt lui-même, ce jour-là, ar- roser avec du vin des platanes qu'il avait plantés à Tusculum. Mais peut-être Hortensius, efféminé de profession, ne sdfdt-il point pour caractériser son siècle, lui qui faisait consister toute la beauté d'un homme ,dâns la manière de se ceindre; il soignait sont vêtement jusqu'à la recherche; il se servait d'un miroir pour se bien vêtir, et avec cet instrument il se mettait la robe de façon que les plis ne se formaient point au hasard, mais qu'ils étaient disposés avec art au moyen d'un nœud, de manière que le pan de la robe se déroulait régulièrement à ses côtés. Marchant un jour ainsi artistement vêtu, un de ses collègues, qui le rencontra dans un lieu étroit; détruisit par hasard l'économie de son vêtement: Hortensius l'assigna en réparation , et lui cota grief capital d'avoir dérangé sur lui un pli de sa robe. Passant donc sous silence Hortensius, venons-enà ceshom- mes qui ont obtenu leshonneurs du triomphe. Le luxe a vaincu,ces vainqueurs-des nations. Je ne parlerai point de Gurgès, ainsi surnommé pour avoir dévoré sonpatrimoine, puisqu'il compensa postérieurement, par d'insignes vertus, les vices de son premier âge. Mais dans quel abîme de luxe et d'orgueil une prospérité soutenue ne pré- cipita-t-elle pas Métellus Pius.2 Sans m'étendre davantage sur son compte, je transcris ici ütt passage de Salluste à son sujet. « Métellus étant revenu au bout d'un au dans a l'Espagne ultérieure, se montrait sur -les ffou- tes; etdans les lieux où il logeait, avec beau- • coup de pompe, et un grand concours de per- « sonnes de l'un et de l'autre sexe. Le préteur C. « Urbinus, et d'autres personnes instruites de ses sc inclinations, lui donnèrent un repas, où ils le traitèrent avec une pompe non pas romaine, « mais surhumaine. Lessalles-du festin étaient «r= « nées de tentures-et de trophées, et entouréa5.de « théâtres élevés pour des représentations scéni= « ques; le pavé était couvert de safran et d'au- « Ires parfums, à la façon des temples les plus n augustes. Tantôt la statue de la Victoire, s'a- • baissant au moyen d'une poulie, venait lui poser « sur son siège une couronne sur la tête, tan- « dis que d'autres machines imitaient le bruit du « tonnerre; tantôt on venait, en faisant fumer l'en- « cens, lui adresser des supplications, comme à « un dieu. 11 était couché, revêtu de la toge « peinte, avec un amies _par-dessus. Les mets « étaient des plus-exquis. C'étaient plusieurs es- «pèees de bêtes fauves et d'oiseaux incon- « nues jusque-1 :et venues non-seulement de « tous les points de _la province, mais même .de K la Mauritanie; au delà de la mer. Ces circons- « .tances lui avaient fait perdre une portion de sa « gloire, surtout aux yeux des hommes âgés et « vertueux, qui regardaient ce faste comme,un « tort grave, et indigne de la majesté romaine. li Telles sont. les paroles de Salluste, ce sévère cen- seur du luxe d'autrui. Saches que le luxe s'est aussi montré chez des personnages du caractère le plus grave; car je vais vous parler d'un repas que donna un pontife dans les siècles reculés, et qui est décrit en ces termes dans l'Index de Métellus, le souverain pontife « Le neuvième jour avant les calendes de sep- « tembre, qui fut celui auquel Lentulus fut inau- « guré flamine de Mars, sa maison fut décorée « de la manière suivante : dans la salle du festin « furent dressés des lits d'ivoire, sur deux des- • quels étaient couchés les pontifes Q. Catulus, « M.1Emilius Lépidus, D. Silanus, C. César roi des « sacrifices, P. Scévola Sextus, Q. Cornélius, P. « Volumnins, P. Albinovanus, et L. Julius Cé- « sur, augure, qui fit la cérémonie de l'inaugura- « lion de Lentulus; le troisième lit était occupé « par Popilia, Perpennia, Licinia et Arruntia, vier- « ges vestales, par la flamine Publicia, femme de « Lentulus, et par sa belle-mère Sempronia. Voici « en quoi consista le festin: avant-repas, hérissons « de mer, huîtres crues, tant qu'on en voulut, « pelourdes; spondyles, grives, asperges, poule « grasse sur un pâté d'huîtres et de pelourdes, • glands de mer noirs et blancs, encore des spon- « dyles, glycomarides, orties de mer, becfigues, « rognons de chevreuil et de sanglier, volailles « grasses enfarinées, becfigues, murex et pour- •• pres. Repas; tétines de truie, hures de san- « glier, pâtés de poisson, pâtés de tétines de truies, canards, cercelles bouillies, lièvres, vo- •• lailles rôties, farines, pains du Picénum, » A qui désormais pouvait-on reprocher le luxe , lorsque le repas des pontifes était composé de tant de mets 2 Il est certaines espèces de plats dont on rougit de parler. Cincius, en proposant la loi Fannia, reprocha à son siècle qu'on servait sur les tables le porc troyen. On l'appelait ainsi, parce qu'on le remplissait d'autres animaux, com- me le cheval de Troie eut les flancs remplis de gens armés. Cette intempérance de la bouche voulait aussi qu'on engraissât les lièvres comme le témoigne Varron, qui, dans le troisième livre de son traité De l'agriculture, dit, en parlant des lièvres : « L'usage s'est établi depuis peu de « les engraisser; on les tire de la garenne pour les « renfermer dans des caves fermées, où ils devien- « vent gras. » Si quelqu'un s'étonne de ce que dit Varron, de cette manière d'engraisser les liè- vres, qu'il apprenne quelque chose de plus éton- nant encore: le même Varron, dans le même li- vre, parle des limaçons engraissés. Celui qui vou- dra lire le passage pourra recourir là où je viens d'indiquer. Au reste, je n'ai prétendu ni nous pré- férer ni mêménous comparer à l'antiquité; mais j'ai voulu seulement insister sur l'assertion d'Ho- rus, qui reprochait à l'antiquité, comme cela est vrai, d'avoir apporté plus de recherche dans les plaisirs, que notre siècle. CHAPITRE X. Que les anciens Romains ont considéré l'habileté dans le chant et dans la danse , non pas seulement comme un talent d'histrion, mais même qu'ils l'ont classée parmi les exercices désnonorants. Furius Albin, non moins versé que Cécina, dans la connaissance de l'antiquité, reprit : - Je m'étonne que tu n'aies point fait mention de la grande quantité de provisions que les anciens étaient dans l'usage de se faire apporter de la mer, quantité qui, comparée avec les habitudes de notre temps, aurait fait ressortir davantage la so- briété de nos festins. -Fais-nous part, lui répon- dit Cécina, de tout ce que tu as lu sur ce sujet; car, en fait d'antiquité, ta mémoire est plus riche que celle d'aucun autre. Alors Albin commença ainsi - L'antiquité doit être adorable à nos yeux, si nous sommes vraiment sages; car ellen'est autre chose que ces siècles qui, au prix du sang et des sueurs, ont fondé cet empire; et pour cela il a fallu une grande fécondité de vertus. Mais il faut l'avouer aussi, au milieu de cette abondance de vertus, cet âge eutaussi ses vices, dont quelques- uns ont été corrigés par la sobriété des moeurs de notre siècle. J'avais résolu, par exemple, de par- ler du luxe de cette époque, relativement à la quantité de vivres qu'on tirait de la mer. Mais comme les preuves naissent les unes des autres à l'appui de mon assertion, sans omettre de parler des poissons, je diffère seulement, parce qu'il me revient dans la mémoire un genre d'intempérance dont nous sommes exempts aujourd'hui. Car dis-moi, Horus, toi qui nous opposes l'antiquité, dans la sa] le à manger de qui te souviens-tu d'a- voir vu un danseur ou une danseuse? tandis que, chez les anciens, tout le monde à l'envi cultivait la danse, même les personnes de la conduite la plus décente. En effet, pour commencer parle siè- cle des meilleures moeurs, entre les deux premiè- res guerres Puniques, des ingénus, que dis-je (ingénus?) des fils de sénateurs fréquentaient une école de danse; et là, portant des crotales, lis ap- prenaient à danser. Je ne dirai pas seulement que les dames romaines ne regardaient pas la danse comme une chose indécente, mais même que les plus honnêtes d'entre elles avaient soin de s'y former, pourvu que ce ne fut pas au point d'at- teindre jusqu'à la perfection de l'art. Salltigte ne dit-il pas, en effet, « chanter, danser pi us ha- « bilement qu'il ne convient à une honnête fem- « me? » En sorte qu'il blâme Sempronia, non pas de savoir danser, mais seulement de le savoir trop bien. Les fils des nobles, et, ce qui est odieux à dire, leurs filles encore vierges , mettaient au rang de leurs études d'apprendre à danser; c'est ce qui est attestépar Scipion Émilien l'Africain, qui, dans un discours contre la loi judiciaire de Tibérius Gracchus, s'exprime ainsi « On apprend aujourd'hui des arts déshonnê- « tes; on va, avec des hommes de mauvaises « mœurs, se mêler aux jeux des histrions, au son « de la sambuque et du psaltérion. On apprend « à chanter, ce que nos ancêtres mirent au rang « des choses déshonnêtes pour les ingénus : les « jeunes gens et les jeunes filles de naissance in- « génue vont, dis-je, dans les écoles de danse, au « milieu d'hommes de mauvaises moeurs. Quel- « qu'un m'ayant rapporté cela, je ne pouvais me « mettre dans l'esprit que des hommes nobles « enseignassent de pareilles choses à leurs en- « fiants; tuais ayant été conduit dans une de ces « écoles de danse, j'yai vu, en vérité, plus de cinq « cents jeunes gens ou jeunes filles ingénus « parmi eux j'ai vu, ce qui m'a profondément « affligé pour la république, un enfant âgé d'en- « vihon douze ans, portant encore la bulle, fils « d'un pétiteur, qui exécutait, avec des crotales, « une danse qu'un jeune esclave prostitué ne « pourrait pas honnêtement exécuter. » Vous venez d'entendre comment l'Africain gé- mit d'avoir vu danser avec des crotales le fils d'un pétiteur, c'est-à-dire d'un candidat, que le motif et l'espoir d'obtenir la magistrature n'avait pu détourner de faire une chose qui sans doute ne devait pas être considérée comme dés- honorante, puisqu'il se la permettait dans un temps où il devait se laver, lui et les siens, de toute tache. On s'est plaint plus d'une fois, et dès avant cette époque, que la noblesse s'abandonnât à ces divertissements honteux. Ainsi M. Caton qualifie le noble sénateur Cœcilius de danseur et poëte fescennin; et il nous apprend, dans le passage sui- vant, qu'il exécutait des staticules : « Il descendit « d'un canthérius, et se mit à danser des sta- ticules et des pas grotesques. » Il dit ailleurs, en parlant du même: « Outre cela, il chante dès qu'on « l'y invite; il déclame d'autres foisdes versgrecs; « il dit des bouffonneries, il joue sur les mots, il « exécute des staticules. - Telles sont les expres- sions de Caton, qui, comme vous voyez, ne trou- vait pas convenable à un homme grave même de chanter. Cependant d'autres l'ont regardé si peu comme déshonnête, qu'on dit que L. Sylla, homme d'un si grand nom, chantait parfaitement. Cicéron fournit aussi la preuve que l'état de co- médien n'était pas déshonorant; car personne n'ignore qu'il fut étroitement lié avec les comé- diens Roscius et Ésopus, qu'il employa son élo- quence à défendre leurs droits de propriété. On voit encore, dans ses Épîtres, qu'il fut lié avec plusieurs autres comédiens. Qui n'a pas lu le discours dans lequel il reproche au peuple romain d'avoir troublé une représentation de Roscius? On sait positivement qu'il s'exerça souvent avec ce comédien, à qui reproduirait plus de fois la mê- me pensée, l'un par des gestes variés, l'autre par les diverses tournures de phrase que lui fournis- sait son abondante éloquence; exercice qui donna à Roscius une telle idée de son art, qu'il composa un livre dans lequel il comparait l'éloquence avec la déclamation théâtrale. C'est ce même Roscius qui fut singulièrement chéri de Sylla, et qui reçut l'anneau d'or de ce dictateur. Il jouit de tant de réputation et de faveur, qu'il retirait chaque jour, de ses représentations, mille deniers pour lui, sans compter la part de ses camarades. On sait qu'Ésopus laissa à son fils deux cent mille sesterces qu'il avait gagnés dans la même profession. Mais pourquoi parler des comédiens, puisqu'Appius Claudius, qui obtint les honneurs du triomphe, et qui jusque dans sa vieillesse fut prêtre salien, se fit un titre de gloire d'être celui de tous ses collègues qui dansait le mieux. Avant de quitter l'article de la danse, j'ajouterai qu'on vit dans le même temps trois citoyens très-illus- tres, non-seulement s'occuper de la danse, mais même se glorifier de leur habileté dans cet art savoir, Gabinius, personnage consulaire, auquel Cicéron reprocha publiquement son talent; M. Célius, qui se fit connaître dans nos troubles civils, le même que Cicéron défendit; et Licinius Cras- sus, fils de ce Crassus qui périt chez les Parthes. CHAPITRE XI. Combien les poissons, et spécialement la lamproie, furent estimés chez les Romains de l'âge qui précéda le nôtre. Mais le nom de Licinius m'avertit de passer de la danse des anciens au luxe qu'ils déployaient dans les provisions qu'ils tiraient de la mer; on sait assez que cette famille reçut le surnom de Muréna (lamproie), parce qu'elle affectionna ex- traordinairement les lamproies. M. Varron vient à l'appui de cette opinion, en disant que les Licinius furent surnommés Muréna, par la même raison que S ergius fut surnommé Orata (dorade), parce qu'il aima beaucoup le poisson qui porte. ce nom. C'est ce Sergius Oratq qui le premier fit construire des baignoires suspendues en l'air, qui le premier fit parquer des huîtres aux envi- rons de Baies, et qui le premier fit la réputation de celles du lac Lucrin. Il fut lé contemporain de l'éloquent L. Crassus, dont Cicéron.lui-même atteste4a sagesse et la gravité. Néanmoins, ce Crassus, qui fut censeur avec Cn. Domitius, et qui passait pour l'homme le plus éloquent de son temps et le plus illustre de ses concitoyens, fut si contristé de la mort d'une lamproie qu'il conservait chez lui dans un bassin, qu'il la pleura comme s'il eût perdu sa fille. Ce trait ne fut point ignoré, car son collègue Domitius le lui reprocha dans le sénat, comme un crime honteux : mais Crassus non-seulement ne rougit pas de l'avouer, mais même il s'en glorifia, bon Dieu, ce censeur, commed'une action qui prou- vait la bonté et la tendresse de son eeeur. Le fait rapporté par M.,Varron, dans son traité De l'a- griculture, savoir que M. Coton, celui qui dans la suite périt à Utique, -ayant été institué héritier par le testament de Lucilius, vendit les poissons de sa piscine pour la somme de quarante mille petits sesterces; ce trait indique assez de quelle quantité de poissons les plus précieux les illustres Romains Lucilius, Philippus et Hortensius , que Cicéron appelle piscenaires, avaient rempli leurs piscines. On amenait les lamproies dans les piscinesde Rome, jusque du détroit de Sieile, entre Reggio et Messine. C'est de là que les pro- digues tiraient celles qui passent pour les meil. leures en vérité, ainsi que les anguilles ; les Grecs appelaient les deux sortes de poissons qu'on tirait de ce lieu 7rXtw-r«t (nageurs), et les Latins flutce (flotteurs), parce qu'ils viennent nager à la sur- face de l'eau pour s'échauffer au soleil, ce qui permet de plonger au-dessous d'eux, et de les prendre plus facilement. Je serais trop long si je voulais passer en revue les auteurs nombreux et distingués qui ont vanté les lamproies du dé- troit de Sicile; je me contenterai de rapporter un passage de Varron dans son livre intitulé Gallus, des choses étonnantes. « En,Sicile, dit- il , on prend les lamproies avec la main; et on « les appelle flutées, parce qu'elles sont si grasses « qu'elles flottent à la surface de l'eau. • Voilà les expressions de Varron. Assurément on ne peut nier que ceux qui faisaient venir d'une mer si éloignée les objets de leur gourmandise étaient doués d'une gloutonnerie indomptable et renfor- cée (vallatam), selon l'expression de Cecilius. La lamproie n'était pas rare à Rome, quoiqu'on la fît venir de loin. Pline nous apprend que le dictateur C. César, donnant des festins au peuple à l'occasion de ses triomphes, C. Hirrius lui ven- dit six mille livres pesant de lamproies. La maison de campagne de cet Hirrius, quoiqu'elle ne fût pas grande, se vendit quarante millions de petits sesterces, à cause des viviers qui s'y trouvaient. CHAPITRE XII. De l'esturgeon, du mulet, du score, et du loup. L'esturgeon que les mers nourrissent pour l'homme prodigue, n'échappa point à la sen- sualité du siècle dont nous parlons; et, pour qu'il soit manifeste que, dès la seconde guerre Punique, ce poisson était en grande réputation , écoutez ce qu'en dit Plaute, dans le rôle d'un parasite de la pièce intitulée Baccharia. n Quel mortel fut jamais plus favorisé de la « fortune que je ne le suis maintenant, devant ce magnifique repas destiné pour mon estomac? n Je vais m'y faire avec les dents et avec les mains pour engloutir dans mon ventre les flancs de R cet esturgeon, qui jusqu'à présent vécut caché « dans la mer. » ' Si le témoignage d'un poëte parait de trop peu de poids, apprenez de Cicéron quel cas faisaient de ce poisson Scipion l'Africain et le Numantin. Voici les paroles de Cicéron dans son dialogue Du destin n Scipion étant dans sa maison de Lavernium avec Poutius, on vint lui apporter un esturgeon, n poisson qu'on prend rarement, mais, à ce qu'on « dit, des plus précieux. Comme il eut invité sue- a cessivement deux personnes qui étaient venues n le'saluer, etqu'il paraissait vouloir en inviterplu- sieurs autres, Pontius lui dit à l'oreille. rc Prends n garde, Scipion, à ce que tu fais! cet esturgeon • n'est fait que pour peu de monde. » Qu'on ne m'oppose pas que ce poisson n'était point estimé du temps de Trajan, selon le témoi- gnage de Pline le jeune, qui, dans son Histoire naturelle, s'exprime à son sujet ainsi qu'il suit n II n'a maintenant aucune réputation; ce qui m'étonne, puisqu'il est rare de le trouver. » Car ce dédain ne dura pas longtemps: en effet, sous le règne de Sévère, prince qui affectait une grande austérité de mœurs, SammonieusSérénus, un des hommes savants deson siècle, lui parlait de ce poisson dans une de ses lettres; et après avoir transcrit le passage de Pline que je viens de citer, il ajoutait u Pline, comme vous savez, vécut jusque n sous Trajan ; et il n'est pas douteux que ce qu'il n dit du peu de cas qu'on faisait, de son temps, « de ce poisson, ne soit vrai; mais je prouverai, n par divers témoignages, qu'il fut très-estimé « des anciens : et le premier de ces témoignages n c'est que , pour l'amour de ce poisson, on se a remettait à manger de plus belle. Lorsque, par a suite de la faveur que vous daignez m'accorder, R Assiste à votre festin sacré, je vois apporter ce poisson au son de la flûte par des serviteurs n couronnés. Quant à ce que dit Pluie des écailles R de l'esturgeon, Nigidius Figulus, ce grand in- vestigateur des ouvrages de la nature, en «démontre la vérité, dans son quatrième livre « Des animaux, où il pose ainsi la question: Pour- « quoi l'écaille, qui est posée d'une façon ad- R hérente sur les autres poissons, est-elle posée à « rebours sur l'esturgeon ?» Telles sont les paroles de Sammonicus, qui, tout en le louant, dévoile la turpitude des repas de son prince, et nous apprend en même temps l'espèce dé vénération qu'on avait pour l'estur- geon, puisqu'il était porté au son de la flûte par des serviteurs couronnés, pompe plus convenable au culte d'une divinité qu'à une affaire de plaisir. Mais ne nous étonnons pas tant du prix qu'on mettait à un esturgeon, puisque le même Sam- monicus rapporte qu'Asinius Céler, personnage consulaire, acheta un mulet sept mille nummti. On appréciera mieux dans ce fait le luxe de ce siè- cle, quand on sauraque Pline I e jeune soutient que, de son temps, il était rare qu'on trouvàt un mulet pesant au delà de deux livres. Aujourd'hui on en trouve facilement d'un poids plus considérable; et néanmoins ces prix extravagants sont inconnus parmi nous. Cette gloutonnerie des Romains ne leur permit pas de se contenter des richesses de leur mer. Octave, préfet de flotte, sachant que le scare était si inconnu sur les rivages itali- ques qu'il n'a pas' mnme de nom en latin, y transportasur des navires à viviers une quantité incroyable de ces animaux, qu'il répandit dans lamer, entre Ostie et les côtes de la Campanie; donnant ainsi l'étrange et nouvel exemple de semer les poissons dans la mer, de même qu'on sème sur la terre certains fruits. Et comme si cette entreprise devait être fort utile au public, il tint là main pendant cinq ans à ce que si quelqu'un , parmi d'autres poissons, prenait par hasard un scare, il le rendît aussitôt à la mer, sans lui faire aucun mal. Mais -pourquoi s'étonner que les gourmands de cette époque aient payé leur tribut à la mer, puisque nous voyons que le loup du Tibre fut en grand, en très-grand honneur auprès des prodigues, et en général tous les poissons de ce fleuve? J'en Ignore la raison, mais M. Varron l'atteste. Parcourant les meilleurs objets de con- sommation que produisent les différentes par- ties de l'Italie, il donne la palme, en ces mots, au poisson du Tibre, dans son traité Des choses humaines, livre onzième : « La Campanie produit • le meilleur blé pour faire le pain; Falerne, le. • meilleur vin ; Cassinum, la meilleure huile; Tus- • culum, les meilleures figues; Tarente, le meil- • leur miel ;. IeTibre,les meilleurs poissons. » Var- y. parle de tous les poissons de ce fleuve; mais le loup, comme je l'ai dit plus haut, était parmi eux le plus recherché, particulièrement celui qu'on prenait entre les deux ponts. C'est ce qui est prouvé par plusieurs témoignages, mais sur- tout par C. Titius, contemporain de Lucile, dans son discours pour la loi Fannia. Je citeses paroles, non-seulement parce qu'elles: prouveront ce que j'avance au sujetduloup pris entre les deux ponts, mais encore parce qu'elles mettront au jour quelles étaient alors les maeurs d'unegrand nom- bre de gens. Pour dépeindre ces hommes pro- digues, allant ivres au forum, afin d'y juger, et rapportant leurs entretiens ordinaires, Titius s'exprime ainsi « Ils jouent aux dés, soigneusement parfumés, • entourés de courtisanes. Quand la dixièmeheure • arrive, ils mandent, un esclave pour aller • dans le comitium, informer de ce qui se passe • au, foru m ; qui propose la loi , qui la combat ; • ce qu'ont décrété les tribus, ce qu'elles ont • prohibé. Enfin ils s'acheminent vers le coin!- « tium, de peur d'être responsables personnelle- • mentdesaffaires qu'ils auraient négligé de juger. • Chemin faisant, il n'est point de ruelle dont ils • n'aillent remplir le vase à urine; car ils ont • toujours la vessie pleine, par suite de la quan- • tité de vin qu'ils boivent. lis arrivent d'un air ec ennuyé dans le comitium: ils ordonnent de coin- « mencer à plaider, les parties exposent leur af- • faire, le juge réclame les témoins, et va uriner; • au retour, il prétend avoir tout entendu, et • demande les dépositions écrites; il y jette les • yeux, mais à peine peut-il tenir les paupières « soulevées, tant ii est accablé par levin. En allant • délibérer voici quels sont ses propos : Qu'ai-je • affaire de ces sottises? Que ne buvons-nous « plutôt du vin. grec, mêlé avec du miel? Man- • geons une grive grasse, un bon poisson, un • loup du pays, pêché entre les deux ponts. » Telles sont les expressions de Titius. Lucile, poëte mordant et satirique, montre assez qu'il n'ignorait pas l'excellent goût du poisson qu'on prenait entre les deux ponts ; car il lui donne les épithètes de friand et de tatillon , parce qu'il venait, le long du rivage, à la recherche des im- mondices. On appelait proprement tatillons ceux qui, arrivant les derniers au festin du temple d'Hercule, léchaient les écuelles (catillos).. Voici les vers de Lucile: R Peindre chacunqui se fait apporterce qui lui « convenait : l'un des tétines de truie qui vient de « mettre bas; l'autre, un pâté de volaille grasse; « l'autre, un tatillon pris entre les deux ponts du « Tibre. » CHAPITRE XIII. Des lois portées contre le luxe des anciens Romains. Je serais long, si je voulais énumérer toutes les inventions que la gourmandise des anciens Ro- mains leur suggéra, et qu'ils mirent en pratique; c'est ce qui fut cause qu'on proposa au peuple un si grandnombre de lois sur les dépenses des festins, et qu'on ordonna de dîner et de souper les portes ouvertes, afin que le regard des citoyens lm- posât-des bornes au luxe. La première loi qui fut proposée au peuple touchant les festins, est la loi Orehia; elle le fut par C. Orchius, tribun du peuple, d'après la décision du sénat, la troi- sième annéeque Caton était censeur. Je n'en rap- porte point le texte, parce qu'il est trop long. Son objet était de limiter le nombre des convives. C'était contre l'infraction de cette disposition de la loi, que Caton tonnait dans ses discours. La nécessité d'une nouvelle loi s'étant fait sentir, la loi Fannia fut portée, vingt-deux ans après la loi Orehia, l'an 588 de la fondation,de Rome, se- lon: l'opinion d'Aulu-Gelle. Sammonicus Sérénus s'exprime ainsi au.sujet de cette loi « La loi Fannia, très-saints augustes, fut « proposée au peuple, de ravis unanime de tous « les ordres; elle ne fut point présentée, comme R la plupart des autres, par les préteurs ou les tri- « buns, mais par les consuls eux-mêmes, « de l'avis et par le conseil de tôus les bons « citoyens, attendu que le luxe des festins « _nuisait à la république plus qu'on ne pourrait %se l'imaginer;. car la chose était venue à un tel « point, que plusieurs jeunes gens ingénus tra- « fiquaient de leurliberté et de leur vertu pour sa- « tisfaire leur.-gourmandise,, et que plusieurs ci- toyens romains- arrivaient au comice gorgés_ « de vin, et décidaient, lvres',.du sort de la ré- « publique. » Telles sont les paroles de Sammonicus. La loi Fannia surpassait la sévérité de la loi Orehia, en ce que cette dernière ne faisait que circonscrire le nombre des convives, ce qui n'empêchait pas de manger son bien avec un petit nombre de personnes; tandis que la loi Fannia borna la dé- pense des repas à cent as : ce qui lui fit donner par le poëte Lucilius, avec sa causticité ordinaire, le nom de centussis. Au bout de dix-huit ans, la loi Fannia fut suivie de la loi Didia; cette der- Mère eut deux motifs: le premier et le principal fut d'étendre les lois somptuaires de Rome à toute l'Italie, car les Italiens pensaient que la loi Fannia ne les concernait pas; et qu'elle n'était obligatoire que pour les seuls citoyens de Rome; le second fut de rendre passibles des pénalités de la loi, non-seu- lement ceux qui dans les festins qu'ils avaient don- nés avaient dépassé les bornes prescrites, mais encore ceux qui avaient été invités à ces festins, ou qui y avaient assisté de quelque manière que ce fût. Après la loi Didia vint la loi Licinia, pré- sentée par P. Licinius Crassus le riche, à la con- fection de laquelle les plus distingués citoyens mirent tant de zèle, que le sénat ordonna, par extraordinaire, qu'aussitôt après sa promulga- tion elle devint obligatoire pour tout le monde, comme si elle eut été soumise à l'acceptation du peuple, et avant d'attendre sa confirmation dans les trinundines. Cette loi ressemblait à la loi Fan- nia, à quelques changements près. En effet, on n'avait voulu qu'obtenir l'autorité d'une loi nou- velle, l'ancienne commençant à tomber en dé- suétude; et en cela on ne fit en vérité que ce qui s'est pratiqué pour les lois des Douze 'rables. T»rsque leur antiquité commença à les affaiblir? on fit passer leurs dispositions dans de nouvelles lois, qui prirent le nom de ceux qui les présentè- rent. Les' principales dispositions de la loi Licinia consistaient à défendre aux Romains d'employer à leur nourriture, chacun des jours des calendes, des nones et des nundines, plus de cent as: quant aux autres jours qui ne sont point compris dans cette catégorie, il était défendu de servir sur la table plus de trois livres de viande sans apprêt, et d'une livre do viande d'epprêt, sans compren- dre les fruits de la terre, de la vigne et des ar- bres. Jevoisdéjàla réflexion que de pareilles dis- positions vont faire naître: C'était donc un siècle bien sobre que celui où les lois pouvaient cir- conscrire à tel point la dépense des repas? Mais il ne faut point raisonner ainsi ; car les lois somp- tuaires n'étaient proposées que par une seule per- sonne, tandis qu'elles devaient corriger les vices de toute la cité; et certainement l'on n'aurait pas eu besoin de pareilles lois, si l'on n'eût vécu au milieu des maeurs les plus corrompues et les plus dissipatrices: c'est un ancien adage, que les bon- nes lois sont enfantées par les mauvaises mœurs. A ces lois succéda la loi Cornélia, qui fut aussi une loi somptuaire que présenta le dictateur Cor- nélius Sylla : cette loi ne prohibait pas la magni- ficence des festins, ne prescrivait pas de bornes à la gourmandise; mais elle diminuait le prix des denrées : et quelles denrées, bon Dieu! quel genre de sensualités recherchées, et à peu près inconnues aujourd'hui 1 quels poissons et quels mets y sont nommés 1 et cependant la loi leur as- signe de bas prix. Je rie craindrai pas d'avancer que ce bas prix des mets invitait à s'en procu- rer une grande quantité et permettait aux per- sonnes peu riches de satisfaire leur gourmandise. Pour diretoutce que je pense, celui-là me paraît entaché de luxe et de prodigalité qui se fait ser- vir immodérément, encore que ce soit à peu de frais : ainsi donc notre siècle doit être considéré comme beaucoup plus sobre que celui dont il est question, puisque chacun de nous ne connaît tout au plus que de nom la plupart des objets dont la loi de Sylla parle comme étant alors . d'un usage vulgaire. Après la mort de Sylla, le consul Lépidus porta aussi une loi alimentaire, car Caton qualifie ainsi les fois somptuai- res. Peu d'années après, une autre loi fut son- mise à l'acceptation du peuple par Antius Res- tion; cette loi, bien qu'excellente et non abrogée, fut rendue inutile par la ténacité du luxe et le concours puissant des autres vices. On rapporte néanmoins ce trait remarquable de Restion qui la présenta, savoir, que de toute sa vieil ne soupa plus hors de chez lui, afin de n'être pas témoin de la violation d'une loi qu'il avait présentée pour le bien public. A ces lois, je joindrais un édit somptuaire présenté par Antoine, qui fut dans la suite triumvir, si je ne trouvais inconvenant de placer, au nombre de ceux qui ont réprimé le luxe, Antoine, qui ne put être surpassé dans la dépense ordinaire de ses repas qu'au moyen de la valeur d'une pierre précieuse qu'avala son épouse Cléo- pâtre. Tout ce qui vit dans la mer, sur la terre ou dans les airs, lui semblait destiné à assouvir sa voracité, et il le livrait à sa gueule et à sa mâ- choire. C'est dans cette vue qu'il voulut transfé- rer en Égypte le siège de l'empire romain. Cléo- pâtre son épouse, qui ne voulait pas se laisser vaincre même en fait de luxe, par des Romains, fit la gageure de consommer dix millions de ses- terces dans un souper. Antoine trouva la chose prodigieuse; néanmoins, il accepta la gageure sans hésiter. Munacius Plancus fut choisi pour arbitre, digne juge d'un pareil combat. Le len- demain Cléopâtre, pour engager la lutte, servit à Antoine un soupé magnifique, mais qui ne l'é- tonna point, parce qu'il reconnut partout ses mets quotidiens. Alors la reine, souriant, se fit ap- porter un flacon dans lequel elle versa un peu de vinaigre très-acide; et, détachant une pierre pré- cieuse qui lui servait de pendant d'oreille; elle fy jeta dedans résolument. Celle-ci s'y fut bien- tôt dissoute, comme c'est le propre de cette pierre; et aussitôt Cléopâtre l'avala : après cela, quoi- qu'elle eût gagné la gageure, puisque la pierre valait sans contestation dix millions de sesterces, elle mettait déjà la main à celle qui lui servait de pendant à l'autre oreille, lorsque Munacius Plancus prononça gravement et en juge sévère qu'Antoine était vaincu: On peut juger quelle de- vait être la grosseur de cette pierre, puisque après que Cléopâtre eut été vaincue et faite pri- sonnière en Égypte, celle qui resta fut portée à Romeoù on la scia en deux morceaux, qui furent placés, comme étant chacun d'une énorme gros- seur, sur la statue de Vénus, qui était dans le temple appelé Panthéon. CHAPITRE XIV. Des diverses espèces de noix. Furius parlait encore lorsqu'on apporta les bellaria du second service, ce qui fit tomber la conversation sur un autre sujet. Symmaque met- tant la main aux noix : Je voudrais, dit-il, ap- prendre de toi, Servius, quelle est la cause ou l'origine de tant de noms divers qu'ont reçus les noix; comme aussi d'où vient que les pommes, dont les goûts et les noms sont si variés, ont recu néanmoins toutes ce nom générique: et d'a- bord je souhaiterais que tu commençasses par nous dire, touchant les noix, ce qui te reviendra en mémoire de tes fréquentes lectures. Alors Servius prit la parole: -- Cette noix est appelée juglans, selon (opinion de quelques-uns, de ju- vando (agréable) et de glans; mais Gavius Bas. sus, dans son livre De la signification des mots s'exprime ainsi « Le nom de l'arbre appelé juglans est com- «.posé de Jovis et de glans (gland de Jupiter). « Cet arbre porte des noix d'une saveur plus « agréable que le gland; Lesanciens trouvant ce « fruit bon et semblable au gland, et l'arbre qui « le porte digne d'être consacré à un dieu , « l'appelèrent Jovis glans, dont on a fait aujour- • d'hui par syncope juglans. Cloatius Vérus, dans son livre Des mots ti- • rés du grec, explique ce nom de cette manière • Juglans, c'est comme s'il y avait dijicglans • (gland du dieu Ju), il manque le mot di : en « grec, Atôç P&a«voç (gland de Jupiter) , comme « on le trouve dans Théophraste, qui dit: Les ar- « bres particuliers aux montagnes, et qui ne crois- * sent point dans les plaines, sont: le térébinthe,. * l'yeuse, le tilleul, l'alaterne et le noyer, qui est « le même que le Atoç ~aa«voç. Les Grecs ap- • pellent aussi cette espèce de noix basilique • (royales) n La noix appelée avellane ou prénestine est produite par l'arbre appelé coryle (coudrier), dont Virgile a parlé: •Cdrylum sere. U Il est près de Prénestine une peuplade appelée les Kar- sitains, du grec xâpuov (noix). Varron en fait mention dans son Logistorique intitulé Marius de la Fortune. Voilà d'où vient le nom de la noix prénestine. On trouve le passage suivant dans la comédie du Devin, de Nsevius « Qui était hier.chez vous? des hôtes de Pré- « neste et de Lanuvium il fallut donner à cha- « eun le mets de son pays qu'il aime : à l'un des -noix en abondance, à l'autre l'oignon apprêté « en sauce. . Les Grecs appellent éette autre noix-ci ponti- que, tandis que chaque nation lui fait prendre le, nom de celle de ses provinces où elle croît le plus abondamment. La noix-châtaigne, qui est mentionnée dans Virgile eastaneasque nuces, s'appelle aussi héracléotique; car le savant Oppius dans l'ouvrage qu'il a fait sur les arbres, forestiers, dit « La noix héracléotique, que quelques-uns « appellent châtaigne, la noix pontique, les noix « appelées basiliques, juglandes, poussent des « feuilles et des fleurs semblables à celles des « noyers de la Grèce, et aux mêmes saisons. b Ce passage m'amène à parler de la noix grec- que. - En disant cela, Servius tira une amande de son noyau et la présenta aux convives. - La noix grecque est celleque nous appelons amygdale (amande). Elle est aussi appelée thasienne, té- moin Cloatius, qui, dans le quatrième livre des « Étymologies grecques, v dit: « la noix grecque amygdale. b Atta, dans sa Supplication, dit « Ajoutez à tous ces dons la noix grecque, et du . miel à volonté. u Puisque nous parlons des noix, je n'omettrai point la noix mollusque, quoi- que l'hiver ne nous permette pas d'en jouir ac- tuellement. Plaute, dans son Calceolus (petit sou- lier) , en fait mention en ces termes: II dit que • les branches d'un noyer mollusque s'élèvent au- • dessus de son toit. u Plaute la nomme à la vé- rité; mais il ne nous donne aucun renseignement sur elle. C'est celle qu'on appelle vulgairement persique (pêche), et on la nomme mollusque, parce que c'est la plus molle de toutes les noix c'est ce qui est attesté par le très-savant Sué- vius, auteur compétent en cette matière, dans l'idylle intitulée Moretum. Parlant d'un jardinier qui apprête un moretum, parmi les diverses cho- ses qu'il y fait entrer, il nous apprend qu'il y met la noix mollusque; voici ses expressions « Toi, Acea, joins la noix basilique à la noix « de Perse. Cette dernière a pris son nom, dit-on, « de ce que jadis ceux qui, avec le puissant roi « appelé Alexandre le Grand, allaient porter « chez les Perses une guerre féconde en terri- , bles combats, à leur retour dans les champs de « la Grèce, y plantèrent cette espèce d'arbres, « qu'ils en avaient apporté; procurant ainsi de « nouveaux fruits aux mortels. Cette noix est la « noix mollusque, pour quepersannenes'ytrompe « faute de le savoir. On appelle noix térentine, celle qui est si peu compacte qu'elle se brise presque en la touchant. On trouve à son sujet le passage suivant dans le livre de Favorin « Quelques personnes donnent aux noix et aux « brebis l'épithète de tarentines, tandis qu'il faut « dire tarentines, de terenus, qui dans (idiome « des Sabins signifie mou. C'est de cette origine « que Varron, dans son livre troisième à Libonis, « pense que dérive le nom des Térentins. » Horace est tombé dans l'erreur que Favorin vient de signaler, lorsqu'il dit: « Et la molle noix « de Tarente (et molle Tarentum.) » La noix de pin produit celle-ci que vous voyez. On trouve dans la Cistellaire de Plaute le pas- sage suivant : « Que celui qui veut extraire la noix « de sa coque brise la noix. » CHAPITRE XV. Des diverses espèces de pommes et de poires. Puisque nous trouvons les pommes au nom- bre des bellaria, parlonsde leurs différentes es- pèces, maintenant que nous avons terminé ce qui concerne les noix. II est des écrivains agronomi- ques qui établissent la distinction suivante en- tre les noix et les pommes. Ils appellent noix tout fruit qui, étant dur à l'extérieur, renferme inté- rieurement un corps bon à manger; et ils appel- lent pomme tout fruit qui, étant extérieure- ment bon à manger, renferme dans l'intérieur un corps dur. D'après cette définition, la pêche, que le poëte Suévius compte, comme nous l'avons vu plus haut, au nombre des noix, devrait être rangée plutôt parmi les pommes. Après ce préliminaire il faut passer en revue les différentes espèces de pommes que Cloatius, dans le quatrième livre des Étymologies gre- ques, énumère soigneusement en ces termes « Voici quelles sont les diverses espèces de « pommes : l'abricot, le coing, le citron, le coccy- « melum, la pomme à cuire, la pomme de « Mélos, la pomme douce, la mattiane, la pomme « orbieulée , la grenade, la pomme précoce, la « pomme ridée, la punique, la persique (pêche), « la quiriane, le prosivum, la pomme rouge, la scaudiane, la pomme silvestre, le struthium, la « scantiane, la pomme de Tibur, la vériane. » Vous voyez que la pêche, qui a conservé le nom de son soi originaire (persicum), quoiqu'elle soit depuis longtemps naturalisée sur le nôtre, est comptée par Cloatius au nombre des pommes. Lecitrou, dontparlelemême auteur, est aussi une espèce de pomme persique, selon Virgile, qui dit a La pomme de l'Arabie Heureuse, la meilleure de « toutes, etc. » Et pourqu'on ne doute pas que ce soit du citron dont Virgile a voulu parler, écoutez un passage d'Opplus, dans son livre Des arbres forestiers : « Le citron est aussi une pomme « persique; une espèce croit en Italie, et l'autre « en Médie. » Peu après, parlant de ce, même fruit, il ajoute « Il est fortement odorant; son jus jeté sur les « habits y tue les teignes. On le regarde aussi « comme un contre-poison , parce que, écrasé « dans du vin, il produit une boisson qui forti- « fie en purgeant. Les citrons viennent en Perse « dans toutes les saisons, et tandis qu'on cueille « les uns, les autres mûrissent encore. » On voit que le citron est nommé dans ce pas- sage avec toutes les qualités distinctives que Vir- gile lui attribue, sans prononcer son nom. Ho- mère, qui appelle le citron 9ûov, nous apprend que c'est un fruit odorant : « Le citron exhalait une « excellente odeur. » Et quant à ce que dit Oppius, qu'on mettait du jus de citron sur les habits, Ho- mère a aussi exprimé la même chose en ces ter- ,mes ; « Ayant revêtu des habits brillants, et par- « fumés avec le citron » (9uw8ea ). De même aussi Névius, dans son poëme de la guerre Punique, par l'expression de citrosa'vestis, veut exprimer un habit parfumé au citron. La poire que vous voyez devant vous est un fruit qui a de nombreuses variétés, distinguées pardes nomsdifférents. Cloatius, déjà cité, donne la nomenclature suivante de leurs dénominations « La poire d'Antium , la poire citrouille , le cirri- « tum, la cervisca, la poire graveleuse, la crustu- « mine, le doyenné, la petite poire grecque, la loi- n liane, la poire laurier, la latérésianc, la poire « de Lanuvinum, le murapium, la poire de Mi- « let, la poire douée, la néviane, la poire ronde, « la préciane, la rubile, la poire de Signinum, la « fulliane, la titiane, la turriniane, le timosum, la « poire précoce, la volème, la nêfle tardive, la « sementive tardive, la sextiliane tardive, la « poire tardive de Tarente, la valériane tardive. » CHAPITRE XVI, Des diverses espèces de figues, d'olives et de raisins. Ces figues sèches qui sont là m'invitent à énu- mérer les diverses espèces de ce fruit, toujours guidé, pour celui-là comme pour les autres, par Cloatius: voici l'énumération qu'il fait, avec son exactitude ordinaire, des diverses espèces de figues « L'africaine, la figue blanche, la figue de n roseau, l'asinastre, la figue noire, la figue de « marais, l'augusta, la figue bisannuelle, la figue « de Carie, la figue de Chaleide, l'alba-nigra, « l'alba-nigra de Chio, l'alba-nigra calpurniane, « la flgue citrouille, la figue à peau dure, la figue « herculane, la Liviane, la figue de Lydie, la « petite figue de Lydie, la figue des Marses, la « figue de Numidie, la pompéiane brune, la figue « précoce, la tellane noire. » Il est bon de savoir que le figuier blanc est un des arbres heureux, et le figuier noir un des arbres malheureux, selon que nous l'apprennent les pontifes. Voici en effet ce que dit Vérianus, dans son traité Des formules Pontificales : « Sont « réputés arbres heureux, le chêne, 'l'aesculus, « l'yeuse, le liége, le hêtre, le coudrier, le sor- « bier, le figuier blanc, le poirier, le pommier, « la vigne, le cornouiller, le lotos. » Tarquin (Ancien, dans son livre Des prodiges qui concer- tient les. arbres, s'exprime ainsi « On appelle arbres malheureux ceux qui sont « sous la protection des dieux des enfers , dont « il faut se préserver; ces arbres sont : l'alater- « ne, le sanguin, la fougère, le figuier noir, tous « les arbres qui produisent des baies noires, et n toute espèce de fruits de cette couleur , l'alisier , « le poirier sauvage, le houx, le buisson, et les ar- « brisseaux à épines. Tous ces arbres doivent être «,brûlés, pour conjurer les phénomènes de mau- « vais augure. » Mais que penser de voir dans de bons auteurs la figue distinguée de la pomme, comme ne fai- sant point partie de cette classe de fruits? Afra- nius, dans la Sella (chaise) , dit : « La pomme, « l'herbe potagère, lefaguier, le raisin. » Cicérgn, dans le livre troisième de son CEconomique, dit aussi : « Il ne plante point la vigne; il ne cul- « tive pas soigneusement ce qu'il a semé; il n'a « ni huile, ni figues, ni pommes. » Il ne faut pas négliger la remarque que le figuier est le seul de tous les arbres qui ne fleurit point. On donne le nom de grosses à la figue qui ne mûrit point, et qui donne encore de ce lait qui est propre à ce fruit. Les Grecs, pour les désigner, se servent du mot ôaûvOoç. On lit dans Mattius : « Parmi tant de milliers de figues vous ne voyez pas un « grosses. » Peu après il dit : « Prenez de cet au- « tre lait qui découle des grossi. » Postumius Albinus, dans le premier livre de ses Annales, dit, en parlant de Brutus : « C'est pourquoi il se « faisait passer pour fou et pour insensé: il man- « geait des grossuli au miel. » Voici quelles sont les diverses espèces d'olives l'olive d'Afrique, l'olive blanchâtre, l'aquilia, l'o- live d'Alexandrie, l'olive d'Égypte, la culminea, l'olive des ragoûts, la liciniane, Torchas, l'olive sauvage, la pausia , la paulia, l'olive longue, la sallentine, la sergiane, la termutia. Voici maintenant les diverses espèces de raisins. L'aminéen, ainsi nommé du pays où il croit; car le lieu où est maintenant Falerne fut jadis ha- bité par les Aminéens. L'asinusca, l'atrusca, l'albivérus, le raisin d'Albano , le raisin des abeilles, l'apicia, le bumamma, ou, comme disent les Grecs, (3oû&.«doç; le raisin à chair dure, le raisin sauvage, le psithia noir, le maronien, le raisin maréotide, le raisin de Nlumente, le raisin précoce, le pramnien, le psithia, le pilleolata, le raisin de Rhodes, le raisin à couronne, le vé- nucula, le variola, le lagéa. Ici Praetextatus prenant la parole : - Je vou- drais écouter plus longtemps notre cher Servius ; mais l'heure du repos étant arrivée, nous avertit de remettre au moment où nous pourrons écou- ter le reste de la savanté dissertation entamée par Symmaque dans sa propre maison. Là-dessus on se retira.