[1,0] LIVRE PREMIER. DE LA MORT. Qu'elle est à mépriser. [1,1] I. Quand j'ai vu enfin, qu'il n'y avait presque plus rien à faire pour moi, ni au barreau, ni au sénat, j'ai suivi vos conseils, Brutus, et me suis remis à une sorte d'étude, dont le goût m'était toujours resté, mais que d'autres soins avaient souvent ralentie, ou même interrompue longtemps. Par cette étude, j'entends la philosophie, qui est l'étude même de la sagesse, et qui renferme toutes les connaissances, tous les préceptes nécessaires à l'homme pour bien vivre. J'ai donc jugé à propos de traiter en notre langue ces importantes matières : non pas que la Grèce n'ait à nous offrir, et livres et docteurs, qui pourraient nous les enseigner : mais il m'a toujours paru, ou que nos Romains ne devaient rien qu'à leurs propres lumières, supérieures à celles des Grecs; ou que s'ils avaient trouvé quelque chose à emprunter d'eux, ils l'avaient perfectionné. Il y a dans nos coutumes et dans nos moeurs, il y a dans la conduite de nos affaires domestiques, plus d'ordre, plus de dignité. Pour le gouvernement de l'État, nos ancêtres nous ont certainement laissé de meilleures lois. Parlerai-je de notre milice, toujours recommandable par la valeur, et plus encore par la bonne discipline? Tout ce qui pouvait, en un mot, nous venir de la nature, sans le secours de l'étude, nous l'avons eu, mais à un tel point, que ni la Grèce, ni quelque nation que ce puisse être, ne doit se comparer avec nous. Où trouver, en effet, ce fonds d'honneur, cette fermeté, cette grandeur d'âme, cette probité, cette bonne foi, et pour tout dire enfin, cette vertu sans restriction, au même degré qu'on l'a vue dans nos pères? J'avoue qu'en tout genre d'érudition les Grecs nous surpassaient. Victoire aisée, puisqu'on ne la leur disputait pas. Leurs premiers savants, ce furent des poètes, et qui sont très anciens : car Homère et Hésiode florissaient avant la fondation de Rome, Archiloque, sous le règne de Romulus : au lieu que nous autres Romains nous n'avons su que fort tard ce que c'était que vers. La première pièce de théâtre, qui ait été jouée à Rome, le fut sous le consulat de Claudius et de Tuditanus, vers l'an de Rome cinq cent dix. Ennius naquit l'année suivante; il a précédé Plaute et Névius. [1,2] II. Ainsi c'est bien tard que les poètes ont été, ou connus, ou soufferts parmi nous. A la vérité, c'était anciennement la coutume dans les festins, comme Caton le dit dans ses "Origines", que les convives chantassent, au son de la flûte, les louanges des grands hommes. Mais ce qui fait bien voir qu'alors les poètes étaient peu estimés, c'est que Caton lui-même, dans une de ses oraisons, reproche à un consul de son temps, comme quelque chose de honteux, d'avoir mené des poètes avec lui dans la province où il commandait. Il y avait mené Ennius. Moins la poésie était honorée alors, moins on s'y attachait. Cependant, parmi ceux qui la cultivérent, nous avons eu de beaux génies, qui ne demeurèrent pas fort au-dessous des Grecs. Si l'on eût fait à l'illustre Fabius un mérite de ce qu'il savait peindre, combien n'aurions-nous pas eu de Polyclètes et de Parrhasius? C'est la gloire qui nourrit les arts : le goût du travail sans elle ne nous vient point : et tout métier auquel on attachera du mépris, sera toujours négligé. Savoir chanter, et jouer des instruments, était de toutes les perfections la plus vantée chez les Grecs. Aussi dit-on qu'Épaminondas, qui selon moi a été le premier homme de la Grèce, jouait parfaitement du luth. Thémistocle, qui était de quelques années plus ancien, passa pour un homme mal élevé, sur ce qu'étant invité à prendre une lyre dans un festin, il avoua qu'il n'en savait pas jouer. De là vient que les Grecs ont eu quantité de célèbres musiciens. Ils se piquaient tous de savoir ce qu'ils n'auraient pu ignorer sans honte. Par la même raison, comme ils faisaient un grand cas des mathématiques, ils y ont excellé : au lieu que chez nous on a cru que de savoir compter et mesurer, c'était assez. [1,3] III. Au contraire, nous avons de bonne heure aspiré à être orateurs. Ce fut d'abord sans y chercher d'art; on se contentait d'un talent heureux; l'art vint ensuite au secours. Il y avait effectivement du savoir dans Galba, dans Scipion l'Africain, dans Lélius. Avant eux, Caton avait été homme d'étude. Lépidus, Carbon, les Gracques sont venus depuis : et à descendre jusqu'au temps où nous sommes, le nombre et le mérite de nos orateurs est tel, que la Grèce, ou ne l'emporte nullement sur nous, ou l'emporte de peu. Pour la philosophie, elle a été jusqu'à présent négligée; et dans notre langue nous n'avons point d'auteurs, qui lui aient donné une sorte d'éclat. C'est à quoi j'ai dessein de m'appliquer, afin que si nos Romains ont autrefois retiré quelque fruit de mes occupations, ils en retirent encore, s'il est possible, de mon loisir. J'embrasse d'autant plus volontiers ce nouveau travail, que déjà certains philosophes, dont je veux croire les intentions bonnes, mais dont le savoir ne va pas loin, ont témérairement répandu, à ce qu'on dit, plusieurs ouvrages de leur façon. Or il se peut faire qu'on pense bien, et qu'on ne sache pas s'expliquer avec élégance. Mais en ce cas, c'est abuser tout à fait de son loisir, et écrire en pure perte, que de mettre ses pensées sur le papier, sans avoir l'art de les arranger, et de leur donner un tour agréable, qui attire son lecteur. Aussi les auteurs dont je parle n'ont-ils de cours que dans leur parti : et s'ils trouvent à se faire lire, c'est seulement de ceux qui veulent qu'on leur permette à eux-mêmes d'écrire dans ce goût-là. Après avoir donc tâché de porter l'art oratoire à un plus haut point qu'il n'avait été parmi nous, je m'étudierai avec plus de soin encore à bien mettre en son jour la philosophie, qui est la source d'où je tirais ce que je puis avoir eu d'éloquence. [1,4] IV. Aristote, ce rare génie, et dont les connaissances étaient si vastes, jaloux de la gloire que s'acquérait Isocrate le Rhéteur, entreprit à son exemple d'enseigner l'art de la parole, et voulut allier l'éloquence avec la sagesse. Je veux de même, sans oublier mon ancien caractère d'orateur, me jeter sur des matières de philosophie. Je les trouve plus grandes, plus abondantes que celles du barreau : et mon sentiment fut toujours que ces questions sublimes, pour ne rien perdre de leur beauté, avaient besoin d'être traitées amplement et avec toutes les grâces qui dépendent du langage. J'ai essayé si j'y réussirais, et cela est allé déjà si loin, que j'ai même osé tenir des conférences philosophiques, à la manière des Grecs. Dernièrement, après que vous fûtes parti de Tusculum, j'y éprouvai mes forces en présence d'un grand nombre d'amis. C'est ainsi que ces déclamations d'autrefois, où j'avais pour but de me former au barreau, et dont j'ai continué l'usage plus longtemps que personne, sont aujourd'hui remplacées par un exercice de vieillard. Je faisais donc proposer la thèse, sur laquelle on voulait m'entendre : je discourais là-dessus, assis, ou debout : et comme nous avons eu de ces sortes d'entretiens durant cinq jours, je les ai rédigés en autant de livres. Voici comme nous faisions. D'abord celui qui voulait m'entendre, disait son sentiment, et moi ensuite je l'attaquais. Vous savez que cette méthode est celle de Socrate, et qu'il la regardait comme le plus sûr moyen de parvenir à démêler où est le vraisemblable. Mais pour vous mettre mieux au fait de nos conférences, je n'en ferai pas un simple récit; je les rendrai comme si elles se tenaient actuellement. Commençons. [1,5] V. (L'AUDITEUR) Je trouve que la mort est un mal. (CICÉRON) Pour les morts, ou pour ceux qui ont à mourir? (L'AUDITEUR) Pour les uns, et pour les autres. (CICÉRON) Puisque c'est un mal, c'est donc une chose qui rend misérables ceux qu'elle regarde. (L'AUDITEUR) Oui sans doute. (CICÉRON) Ainsi, et ceux qui sont déjà morts, et ceux qui doivent mourir, sont misérables. (L'AUDITEUR) Je le crois. (CICÉRON) Personne donc, qui ne soit misérable. (L'AUDITEUR) Personne du tout. (CICÉRON) Donc, pour raisonner conséquemment, tout ce qu'il y a d'hommes, nés ou à naître, non seulement sont misérables, mais le seront toujours. Car n'y eût-il de mal que pour ceux qui ont à mourir, cela regarderait tous les vivants, puisque sans exception ils sont tous mortels. Avec leur vie, cependant, leur misère finirait. Mais d'ajouter que les morts eux-mêmes sont misérables , c'est vouloir que nous soyons nés pour une misère sans bornes : que ceux qui moururent il y a cent mille ans, et que tous les hommes, en un mot, soient misérables. (L'AUDITEUR) Aussi est-ce bien mon avis. (CICÉRON) Dites-moi, je vous prie, n'est-ce point que l'image des enfers vous effraye? Un Cerbère à trois têtes; les flots bruyants du Cocyte; le passage de l'Achéron; un Tantale mourant de soif, et qui a de l'eau jusqu'au menton, sans qu'il puisse y tremper ses lèvres; "Ce rocher que Sisyphe épuisé, hors d'haleine, Perd à rouler toujours ses efforts et sa peine"; des juges inexorables, Minos et Rhadamanthe, devant lesquels, au milieu d'un nombre infini d'auditeurs, vous serez obligé de plaider vous-même votre cause, sans qu'il vous soit permis d'en charger, ou Crassus, ou Antoine, ou, puisque ces Juges sont Grecs, Démosthène. Voilà peut-être l'objet de votre peur : et sur ce fondement vous croyez la mort un mal éternel. [1,6] VI. (L'AUDITEUR) Pensez-vous que j'extravague jusqu'à donner là-dedans? (CICÉRON) Vous n'y ajoutez pas foi? (L'AUDITEUR) Pas le moins du monde. (CICÉRON) Vous avez, en vérité, grand tort de l'avouer. (L'AUDITEUR) Pourquoi, je vous prie? (CICÉRON) Parce que, si j'avais eu à vous réfuter sur ce point, j'allais m'ouvrir une belle carrière. (L'AUDITEUR) Qui ne serait éloquent sur un tel sujet? où est l'embarras de prouver que ces tourments des enfers ne sont que pures imaginations de poètes et de peintres? (CICÉRON) Tout est plein, cependant, de traités philosophiques, où l'on se propose de le prouver. (L'AUDITEUR) Peine perdue : car se trouve-t-il des hommes assez sots pour en avoir peur? (CICÉRON) Mais, s'il n'y a point de misérables dans les enfers, personne n'y est donc. (L'AUDITEUR) Je n'y crois personne. (CICÉRON) Où donc sont-ils ces morts que vous croyez misérables? Quel lieu habitent-ils? Car enfin, s'ils existent, ils ne sauraient ne pas être dans quelque lieu. (L'AUDITEUR) Je crois qu'ils ne sont nulle part. (CICÉRON) Vous croyez qu'ils n'existent donc point? (L'AUDITEUR) Oui, et c'est justement parce qu'ils n'existent point, que je les trouve misérables. (CICÉRON) Je vous pardonnerais encore plutôt de croire un Cerbère, que de parler si peu conséquemment. (L'AUDITEUR) Hé comment? (CICÉRON) Vous dites du même homme, qu'il est, et qu'il n'est pas. Y songez-vous? Quand vous dites qu'un mort est misérable, c'est dire d'un homme qui n'existe pas, qu'il existe. (L'AUDITEUR) Je ne suis pas si peu sensé que de tenir ce langage. (CICÉRON) Que dites-vous donc? (L'AUDITEUR) Je dis, par exemple, que Crassus est à plaindre d'avoir perdu de si grandes richesses en mourant : que Pompée est à plaindre d'avoir perdu tant de gloire, tant d'honneurs : qu'enfin tous ceux qui ont perdu le jour sont à plaindre de l'avoir perdu. (CICÉRON) Vous y revenez toujours. Car, pour être à plaindre, il faut exister. Or, tout à l'heure vous disiez que les morts n'existaient plus. Donc, s'ils n'existent plus, ils ne sauraient être quelque chose, et par conséquent ils ne sauraient être misérables. (L'AUDITEUR) Je ne m'explique pas bien, apparemment. J'ai prétendu dire que de n'être plus après que l'on a été, c'est de tous les maux le plus grand. (CICÉRON) Pourquoi plus grand que de n'avoir absolument point été ? Il s'ensuivrait de votre raisonnement, que ceux qui ne sont pas nés encore, sont déjà misérables et cela, parce qu'ils ne sont point. Car, s'il est vrai qu'après notre mort nous souffrirons de n'être plus, il faut qu'avant notre naissance nous ayons souffert de n'être pas. Je n'ai, pour moi, nulle idée d'avoir eu des maux avant ma naissance peut-être vous souvenez-vous des vôtres : je vous prie de m'en faire le récit. [1,7] VII. (L'AUDITEUR) Vous le prenez sur un ton de plaisanterie, comme si j'avais parlé des hommes qui sont à naitre, et non pas de ceux qui sont morts. (CICÉRON) Mais ceux qui sont morts, vous dites donc qu'ils sont? (L'AUDITEUR) Au contraire, je dis qu'ils sont misérables de n'être pas, après qu'ils ont été. (CICÉRON) Vous ne sentez pas que cela implique contradiction? Qu'y a-t-il, en effet, de plus contradictoire, que de n'être point du tout, et d'être, ou misérable, ou tout ce qu'il vous plaira? Quand, au sortir de la porte Capène, vous voyez les tombeaux de Calatinus, des Scipions, des Servilius, des Métellus, jugez-vous que ces gens-là soient misérables? (L'AUDITEUR) Puisque vous me chicanez sur ce mot, "sont", je le supprimerai : et au lieu de vous dire que les morts sont misérables, je dirai que c'est pour eux un mal de n'être plus. (CICÉRON) Quand vous dites eux, vous supposez des gens qui existent. Ainsi vous retombez toujours dans le même inconvénient; et quelque tour que vous preniez pour dire, Crassus qui n'est plus, est misérable, vous joindrez ensemble deux choses incompatibles, parce que l'un des termes, "est", affirme ce que nie l'autre, "qui n'est plus". (L'AUDITEUR) Hé bien, puisque vous me forcez d'avouer que ceux-là ne sont pas misérables, qui ne sont point du tout, je reconnais que les morts ne sont pas misérables. Mais pour nous qui vivons, n'est-ce pas un mal que la nécessité de mourir? Quel plaisir est-on capable de goûter, lorsqu'on a jour et nuit à penser que la mort approche? [1,8] VIII. (CICÉRON) Remarquez-vous que voilà de retranché déjà une bonne partie de la misère humaine? (L'AUDITEUR) Voyons comment. (CICÉRON) Parce que si la mort avait des suites fâcheuses, rien ne bornerait nos maux; ils seraient infinis. Mais de la manière dont nous l'entendons présentement, je vois qu'il y a un terme où j'arriverai, et au delà duquel je n'aurai plus à craindre. Vous entrez, à ce qu'il me paraît, dans la pensée d'Épicharme, qui était, comme la plupart des Siciliens, homme de beaucoup d'esprit. (L'AUDITEUR) Que dit-il? Je n'en sais rien. (CICÉRON) Je vous le rendrai, si je puis, en latin; car vous savez que ma coutume n'est pas de mettre du grec dans mon latin, non plus que du latin dans mon grec. (L'AUDITEUR) Vous avez raison : mais cette pensée d'Epicharme, dites-la moi. (CICÉRON) "Mourir peut être un mal : mais être mort n'est rien". (L'AUDITEUR) Je me remets à présent le vers grec. Mais après m'avoir fait avouer que les morts ne sont pas misérables, prouvez-moi, s'il vous est possible, que la nécessité de mourir ne soit pas un mal. (CICÉRON) Très aisément, et j'ai encore de plus grands projets. (L'AUDITEUR) Très aisément, dites-vous? (CICÉRON) Oui, parce que la mort n'étant suivie d'aucun mal, la mort elle-même n'en est pas un : car vous convenez que dans le moment précis, qui lui succède immédiatement, il n'y a plus rien à craindre : et par conséquent mourir n'est autre chose que parvenir au terme, où, de votre aveu, finissent tous nos maux. (L'AUDITEUR) Je vous en prie, mettez ceci dans un plus grand jour. Avec des raisonnements trop serrés on me fait dire oui, avant que je sois persuadé. Mais quels sont ces grands projets, dont vous me parliez? (CICÉRON) Je veux essayer de vous convaincre, non seulement que la mort n'est point un mal; mais que même c'est un bien. (L'AUDITEUR) Je n'en demandais pas tant. Je meurs d'envie cependant de voir comment vous le prouverez. Si vous n'en venez pas à bout, du moins il en résultera que la mort n'est point un mal. Au reste, je ne vous interromprai point. Un discours suivi me fera plus de plaisir. (CICÉRON) Et si j'ai à vous interroger, ne me répondrez-vous pas? (L'AUDITEUR) Il y aurait une sotte fierté à ne pas répondre : mais, autant qu'il se pourra, passez-vous de me faire des questions. [1,9] IX. Vous serez obéi. Je vais débrouiller cette matière tout de mon mieux. Mais en m'écoutant, ne croyez pas entendre Apollon sur son trépied, et ne prenez pas ce que je vous dirai pour des dogmes indubitables. Je ne suis qu'un homme ordinaire, je cherche à découvrir la vraisemblance; mes lumières ne sauraient aller plus loin. Pour le vrai et l'évident, je le laisse à ceux qui présument qu'il est à la portée de leur intelligence, et qui se donnent pour des sages de profession. (L'AUDITEUR) A la bonne heure : me voilà prêt a vous écouter. (CICÉRON) Premièrement donc, voyons ce que c'est que la mort, qui paraît une chose si connue. II y en a qui pensent que c'est la séparation de l'âme avec le corps. D'autres, qu'il ne se fait point de séparation, mais que l'âme et le corps périssent en même temps, et que l'âme s'éteint dans le corps. Parmi ceux qui tiennent que l'âme se sépare, les uns croient qu'elle se dissipe incontinent : d'autres, qu'elle subsiste encore longtemps après : et d'autres, qu'elle subsiste toujours. Mais cette âme, qu'est-ce que c'est? Où se tient-elle? Quelle est son origine? Autant de questions, sur quoi l'on est peu d'accord. Selon quelques-uns, l'âme n'est autre chose que le coeur même. Empédocle voulait que ce fût le sang répandu dans le coeur. D'autres prétendent que c'est une certaine partie du cerveau. D'autres, que ni le coeur ni le cerveau ne sont l'âme elle-même, mais seulement le siège de l'âme. D'autres, que l'âme c'est de l'air. Zénon le stoïcien, que c'est du feu. [1,10] X. Voilà d'abord les opinions communes, coeur, sang, cerveau, air, et feu. En voici de particulières, et dans lesquelles peu de gens ont donné. Aristoxène, musicien et philosophe tout ensemble, dit que comme dans le chant, et dans les instruments, la proportion des accords fait l'harmonie: de même toutes les parties du corps sont tellement disposées, que du rapport qu'elles ont les unes avec les autres, l'âme en résulte. Il a pris cette idée de l'art qu'il professait. Mais elle ne vient pourtant pas de lui ; car Platon en avait parlé longtemps auparavant, et fort au long. Xénocrate, selon les anciens principes de Pythagore qui attribuait aux nombres une prodigieuse vertu, a soutenu que l'âme n'avait point de figure, que ce n'était pas une espèce de corps, mais que c'était seulement un nombre. Platon, son maître, divise l'âme en trois parties, dont la principale, savoir la raison, se tient dans la tête, comme dans un lieu éminent; d'où elle doit commander aux deux autres, qui sont la colère et la concupiscence, toutes deux logées à part; la colère dans la poitrine, la concupiscence au-dessous. On a de Dicéarque un dialogue en trois livres, où il rapporte ce qui fut dit entre de savants hommes à Corinthe. Dans le premier livre, il introduit divers interlocuteurs; dans les deux autres, un certain vieillard de Phthie, nommé Phérécrate, qu'il fait descendre de Deucalion et qui tient ce discours : Que l'âme n'est absolument rien : que c'est un mot vide de sens : qu'il n'y a d'âme, ni dans l'homme, ni dans la bête : - que le principe qui nous fait agir, qui nous fait sentir, est répandu également dans tous les corps vivants. - que l'âme n'étant rien, elle ne saurait donc être séparée du corps : et qu'enfin il n'y a d'existant que la matière, qui est une, simple, et dont les parties sont naturellement arrangées de telle sorte qu'elle a vie et sentiment. Aristote, qui, du côté de l'esprit, et par les recherches qu'il a faites, est infiniment au-dessus de tous les autres philosophes (j'excepte toujours Platon), ayant d'abord posé pour principe de toutes choses les quatre éléments que tout le monde connaît, il en imagine un cinquième, d'où l'âme tire son origine. Il ne croit pas que penser, que prévoir, apprendre, enseigner, inventer, se souvenir, aimer, haïr, désirer, craindre, s'affliger, se réjouir, et autres opérations semblables, puissent être l'effet des quatre éléments ordinaires. Il a donc recours à un cinquième principe, qui n'a pas de nom; et il donne à l'âme un nom particulier, qui signifie à peu près mouvement sans discontinuation et sans fin. [1,11] XI. Telles sont, autant que je me les rappelle, les diverses opinions, qui ont été avancées sur ce sujet. Je passe à dessein celle d'un grand homme, Démocrite, qui prétend que l'âme se forme par je ne sais quel concours fortuit de corpuscules unis et ronds : car, selon lui, il n'est rien que les atomes ne fassent. Or de toutes ces opinions, il n'y a qu'un Dieu qui puisse savoir quelle est la vraie. Pour nous autres hommes, nous ne sommes pas peu embarrassés à démêler la plus vraisemblable. Voulez-vous que je m'arrête à en faire l'examen, ou que j'en revienne à notre proposition? (L'AUDITEUR) Je voudrais fort l'un et l'autre, mais il est difficile d'embrasser tout cela ensemble. Si vous pouvez, sans entrer dans cette discussion, me guérir de la crainte que j'ai de la mort, n'allons pas plus loin. Ou, s'il faut auparavant savoir à quoi s'en tenir sur l'essence de l'âme, voyons-le présentement. Une autre fois le reste viendra. (CICÉRON) Je vois lequel vous plairait davantage, et ce m'est aussi le plus commode : car de toutes les opinions que j'ai rapportées, quelle que soit la véritable, il s'ensuivra toujours que la mort, ou n'est point un mal, ou plutôt est un bien. Prenons effectivement que l'âme soit ou le coeur, ou le sang, ou le cerveau. Tout cela étant partie du corps, périra certainement avec le reste du corps. Que l'âme soit d'air, cet air se dissipera. Qu'elle soit de feu, ce feu s'éteindra. Que ce soit l'harmonie d'Aristoxène, cette harmonie sera déconcertée. Pour Dicéarque, puisqu'il n'admet point d'âme, il est inutile que j'en parle. Après la mort, selon toutes ces opinions, il n'y a plus rien qui nous touche, car le sentiment se perd avec la vie. Or, du moment qu'on ne sent plus, il n'y a plus de risque à courir. Quant aux autres opinions, elles n'ont rien qui ne flatte vos espérances : supposé qu'il vous soit doux de croire qu'un jour votre âme peut aller dans le ciel, comme dans sa véritable patrie. (L'AUDITEUR) Oui sans doute, j'aime à le croire, et je souhaite ne point me tromper : mais cette opinion fût-elle fausse, je saurais gré à qui me la persuaderait. (CICÉRON) Pour cela qu'avez-vous besoin de moi? Puis-je surpasser l'éloquence de Platon? Voyez ce qu'il a écrit de l'âme, pesez-le bien, vous n'aurez rien de, plus à désirer. (L'AUDITEUR) Je l'ai lu, et plus d'une fois. Pendant que je suis à ma lecture, je sens, à la vérité, qu'elle me persuade. Mais du moment que j'ai quitté le livre, et que je rêve en moi-même à l'immortalité de l'âme, il m'arrive, je ne sais comment, de retomber dans mes doutes. (CICÉRON) Voyons. Avouez-vous que les âmes, ou subsistent après la mort, ou périssent à l'instant de la mort? (L'AUDITEUR) Assurément, l'un des deux. (CICÉRON) Et si elles subsistent? (L'AUDITEUR) J'avoue qu'elles seront heureuses. (CICÉRON) Et si elles périssent? (L'AUDITEUR) Qu'elles n'auront point à souffrir, puisqu'elles n'existeront point. A l'égard de ce dernier article, vous m'avez mis, il y a un moment, dans la nécessité d'en convenir. (CICÉRON) Par où donc trouvez-vous que la mort puisse être un mal, puisque, si les âmes sont immortelles, à la mort nous devenons heureux, et si elles périssent, nous ne serons plus capables de souffrir, ayant perdu tout sentiment ? [1,12] XII. (L'AUDITEUR) Je vous en supplie, commencez par me démontrer, s'il vous est possible, que l'âme est immortelle; et comme peut-être vous n'y réussirez point (car la chose n'est pas aisée), ensuite vous me ferez voir, du moins, que la mort n'a rien de fâcheux. Je la trouve à craindre, non pas quand elle m'aura privé de sentiment, mais parce qu'elle doit m'en priver. (CICÉRON) Pour appuyer l'opinion, dont vous demandez à être convaincu, j'ai à vous alléguer de fortes autorités; espèce de preuve qui dans toutes sortes de contestations est ordinairement d'un grand poids. Je vous citerai d'abord toute l'antiquité. Plus elle touchait de près à l'origine des choses, et aux premières productions des Dieux, plus la vérité, peut-être, lui était connue. Or, la croyance générale des anciens était, que la mort n'éteignait pas tout sentiment, et que l'homme au sortir de cette vie n'était pas anéanti. Quantité de preuves, mais surtout le droit pontifical, et les cérémonies sépulcrales, ne permettent pas d'en douter. Jamais des personnages d'un si grand sens n'auraient révéré si religieusement les sépulcres, ni condamné à de si grièves peines ceux qui les violent, s'ils n'avaient été bien persuadés que la mort n'est pas un anéantissement, mais que c'est une sorte de transmigration, un changement de vie, qui envoie au ciel et hommes et femmes d'un rare mérite : tandis que les âmes vulgaires sont retenues ici-bas, mais sans êtres anéanties. Plein de ces idées, qui étaient celles de nos pères, et conformément au bruit de la renommée, Ennius a dit: "Romulus est au ciel, il vit avec les dieux". Hercule fut pareillement reconnu pour un très grand et très puissant dieu, d'abord dans la Grèce, ensuite parmi nous, et jusqu'aux extrémités de l'Océan. On a, sur ce principe, déifié Bacchus, fils de Sémélé, et les deux célèbres Tyndarides, qui daignèrent, à ce qu'on dit, non seulemeut nous rendre victorieux dans un combat, mais en apporter eux-mêmes la nouvelle à Rome. Ino, fille de Cadmus, ne doit-elle pas aussi sa divinité à ce préjugé? En un mot, et pour éviter un plus long détail, n'est-ce pas les hommes qui ont peuplé le ciel? [1,13] XIII. Si je fouillais dans l'antiquité, et que je prisse à tâche d'approfondir les histoires des Grecs, nous trouverions que ceux même d'entre les Dieux, à qui l'on donne le premier rang, ont vécu sur la terre, avant que d'aller au ciel. Informez-vous quels sont ceux de ces Dieux, dont les tombeaux se montrent en Grèce. Puisque vous êtes initié aux mystères, rappelez-vous en les traditions. Vous tirerez de là vos conséquences. Car, dans cette antiquité si reculée, la physique n'était pas connue : elle ne l'a été que longtemps après : en sorte que les hommes bornaient alors leurs notions à ce que la nature leur mettait devant les yeux : ils ne remontaient point des effets aux causes : et c'est ainsi que sur de certaines visions, la plupart nocturnes, souvent ils se déterminaient à croire que les morts étaient vivants. Appliquons ici ce qu'on regarde comme une très forte preuve de l'existence des Dieux, qu'il n'y a point de peuple assez barbare, point d'homme assez farouche, pour n'en avoir pas l'esprit imbu. Plusieurs peuples, à la vérité, n'ont pas une idée juste des Dieux; ils se laissent tromper à des coutumes erronées; mais enfin ils s'entendent tous à croire qu'il existe une puissance divine. Et ce n'est point une croyance qui ait été concertée ; les hommes ne se sont point donné le mot pour l'établir; leurs lois n'y ont point de part. Or, dans quelque matière que ce soit, le consentement de toutes les nations doit se prendre pour loi de la nature. Tous les hommes donc ne pleurent-ils pas la mort de leurs proches; et cela, parce qu'ils les croient privés des douceurs de la vie? Détruisez cette opinion, il n'y aura plus de deuil. Car le deuil que nous prenons, ce n'est pas pour témoigner la perte que nous faisons personnellement. On peut s'en affliger, s'en désoler au fond du coeur, mais ces pompes funèbres, ces lugubres appareils ont pour motif la persuasion où nous sommes, que la personne à qui nous étions tendrement attachés, est privée des douceurs de la vie. C'est un sentiment naturel, et qu'on ne peut attribuer, ni à la réflexion, ni à l'étude. [1,14] XIV. Par où encore on voit que la nature elle-même décide tacitement pour notre immortalité, c'est par cette ardeur avec laquelle tous les hommes travaillent pour un avenir, qui ne sera qu'après leur mort. «Nous plantons des arbres qui ne porteront que dans un autre siècle» dit Cécilius dans les Synéphèbes. Pourquoi en planter, si les siècles qui nous suivront ne nous touchaient en rien? Et de même qu'un homme qui cultive avec soin la terre, plante des arbres sans espérer d'y voir jamais de fruit : un grand personnage ne plante-t-il pas, si j'ose ainsi dire, des lois, des coutumes, des républiques? Pourquoi cette passion d'avoir des enfants, ou d'en adopter, et de perpétuer son nom ? Pourquoi cette attention à faire des testaments? Pourquoi vouloir de magnifiques tombeaux, avec leurs inscriptions, si ce n'est parce que l'idée de l'avenir nous occupe? On est bien fondé (n'en convenez-vous pas?) à croire qu'il faut, pour juger de la nature, la chercher dans les êtres les plus parfaits de chaque espèce. Or, entre les hommes, les plus parfaits ne sont-ce pas ceux qui se croient nés pour assister, pour défendre, pour sauver les autres hommes ? Hercule est au rang des Dieux : il n'y fût jamais arrivé, si, pendant qu'il était sur la terre, il n'eût pris cette route. Je vous cite là un exemple ancien, et que la religion de tous les peuples a consacré. [1,15] XV. Mais tant de grands hommes qui ont répandu leur sang pour notre république, pensaient-ils autrement? Pensaient-ils, dis-je, que le même jour qui terminerait leur vie, terminait aussi leur gloire? Jamais, sans une ferme espérance de l'immortalité, personne n'affronterait la mort pour sa patrie. Thémistocle pouvait couler ses jours dans le repos, Épaminondas le pouvait, et sans chercher des exemples dans l'antiquité, ou parmi les étrangers, moi-même je le pouvais. Mais nous avons au dedans de nous je ne sais quel pressentiment des siècles futurs et c'est dans les esprits les plus sublimes, c'est dans les âmes les plus élevées, qu'il est le plus vif, et qu'il éclate davantage. Ôtez ce pressentiment, serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les dangers? Je parle de grands. Et que cherchent aussi les poètes, qu'à éterniser leur mémoire? Témoin celui qui dit : "Ici sur Ennius, Romains, jetez les yeux. Par lui furent chantés vos célèbres aïeux". Tout ce qu'Ennius demande pour avoir chanté la gloire des pères, c'est que les enfants fassent vivre la sienne. "Qu'on ne me rende point de funèbres hommages, Je deviens immortel par mes doctes ouvrages", dit-il encore. Mais à quoi bon parler des poètes? Il n'est pas jusqu'aux artisans, qui n'aspirent à l'immortalité. Phidias n'ayant pas la liberté d'écrire son nom sur le bouclier de Minerve, y grava son portrait. Et nos philosophes, dans les livres même qu'ils composent sur le mépris de la gloire, n'y mettent-ils pas leur nom? Puis donc que le consentement de tous les hommes est la voix de la nature, et que tous les hommes, en quelque lieu que ce soit, conviennent qu'après notre mort, il y a quelque chose qui nous intéresse, nous devons aussi nous rendre à cette opinion : et d'autant plus qu'entre les hommes, ceux qui ont le plus d'esprit, le plus de vertu, et qui par conséquent savent le mieux où tend la nature, sont précisément ceux qui se donnent le plus de mouvement pour mériter l'estime de la postérité. [1,16] XVI. Mais comme l'impression de la nature se borne à nous apprendre l'existence des Dieux, et qu'ensuite, pour découvrir ce qu'ils sont, nous avons besoin de raisonner: aussi le consentement de tous les peuples ne va qu'à nous enseigner l'immortalité des âmes, mais nous ne saurions qu'à l'aide du raisonnement découvrir ce qu'elles sont, et où elles résident. Parce qu'on l'ignorait, on a imaginé des enfers, avec tous ces objets formidables, que vous paraissiez tout à l'heure mépriser si justement. On se persuadait que les cadavres ayant été inhumés, les morts allaient pour toujours vivre sous la terre. C'est ce qui donna lieu à ces grossières erreurs, que les poètes ont bien fortifiées. Une assemblée nombreuse, toute pleine de femmes et d'enfants, ne tient point contre la peur, lorsqu'au théâtre on fait ronfler ces grands vers: "A travers les horreurs de la nuit infernale, J'arrive en ce séjour, par un affreux dédale De rocs entrecoupés, d'antres fuligineux, De profondes foréis et de monts caverneux". On avait même poussé l'erreur jusqu'à un excès dont il me semble qu'on est revenu aujourd'hui. Car nos anciens croyaient qu'un mort, dont le cadavre avait été brûlé, ne laissait pas de faire dans les enfers ce qu'absolument on ne peut faire qu'avec un corps. Ils ne pouvaient pas comprendre une âme subsistante par elle-même, ils lui donnaient une forme, une figure. Et de là toutes ces histoires de morts dans Homère. De là cette Nécromancie de mon ami Appius. De là, dans mon voisinage, ce lac d'Averne: "Où l'art qui commande aux morts, Va, de leurs demeures sombres, Évoquer les pàles Ombres, Vaines images des corps". Images, qui, à ce qu'on croyait, ne laissaient pas de parler : comme s'il était possible d'articuler sans langue, sans palais, sans gosier, et sans poumons. Autrefois on ne pouvait rien voir mentalement; on ne connaissait que le témoignage des yeux. Il n'appartient en effet qu'à un esprit sublime, de se dégager des sens, et de se rendre indépendant du préjugé. Les siècles antérieurs à Phérécyde n'ont pas été, apparemment, sans quelques esprits de ce caractère, qui auront bien compris que l'âme était immortelle. Mais de tous ceux dont il nous reste des écrits, Phérécyde est le premier qui l'ait soutenu. Il est ancien, sans doute : car il vivait sous celui de nos rois qui portait même nom que moi. Pythagore, disciple de Phérécyde, appuya fort cette opinion. Il arriva en Italie sous le règne de Tarquin le Superbe ; et ayant ouvert une école dans la grande Grèce, il s'y acquit tant de considération, que durant plusieurs siècles après lui, à moins que d'être pythagoricien, on ne passait point pour savant. [1,17] XVII. Mais hors des cas où les nombres et les figures pouvaient servir d'explication, les anciens pythagoriciens ne rendaient presque jamais raison de ce qu'ils avançaient. Platon étant, dit-on, venu en Italie pour les voir, et y ayant connu, entre autres, Archytas et Timée, qui lui apprirent tous les secrets de leur secte : non-seulement il embrassa l'opinion de Pythagore touchant l'immortalité de l'âme, mais le premier de tous il entreprit de la démontrer. Passons sa démonstration, si vous le jugez à propos, et renonçons une bonne fois à tout espoir d'immortalité. (L'AUDITEUR) Hé quoi, au moment que mon attente est la plus vive, vous m'abandonneriez? Je sais combien vous estimez Platon, je le trouve admirable dans votre bouche, et j'aime mieux me tromper avec lui, que de raisonner juste avec d'autres: (CICÉRON) Je vous en loue : et moi de mon côté je veux bien aussi m'égarer avec un tel guide. Pour entrer donc en matière, admettons d'abord un fait, qui pour nous-mêmes, quoique nous doutions presque de tout, n'est pas douteux, car les mathématiciens le prouvent. Que la terre n'est, à l'égard de l'univers entier, que comme un point, qui, étant placé au milieu, en fait le centre. Que les quatre éléments, principes de toutes choses, sont de telle nature qu'ils ont chacun leur détermination. Que les parties terrestres et les aqueuses tombant d'elles-mêmes sur la terre et dans la mer, occupent par conséquent le centre du monde. Qu'au contraire les deux autres éléments, savoir le feu et l'air, montent en droite ligne à la région céleste; soit que leur nature particulière les porte en haut; soit qu'étant plus légers, ils soient repoussés par les deux autres éléments, qui ont plus de poids. Or, cela supposé, il est clair qu'au sortir du corps, l'âme tend au ciel, soit qu'elle soit d'air, soit qu'elle soit de feu. Et si l'âme est un certain nombre, opinion plus subtile que claire; ou si c'est un cinquième élément, dont on ne saurait dire le nom, ni comprendre la nature ; à plus forte raison s'éloignera-t-elle de la terre, puisqu'elle sera un être moins grossier encore et plus simple que l'air et le feu. Reconnaissons, au reste, qu'elle doit son essence à quelqu'un de ces principes, plutôt que de croire qu'un esprit aussi vif que celui de l'homme, soit lourdement plongé dans le cœur ou dans le cerveau; ou, comme le veut Empédocle, dans le sang. [1,18] XVIII. Je ne parle, ni de Dicéarque, ni d'Aristoxène son contemporain, et son condisciple. Ils avaient du savoir : mais l'un, apparemment, puisqu'il ne s'aperçoit pas qu'il ait une âme, n'a donc jamais éprouvé qu'il fût sensible : et pour ce qui est de l'autre, sa musique le charme à un tel point, qu'il voudrait que l'âme fût musique aussi. On peut bien comprendre que différents tons, qui se succèdent les uns aux autres, et qui sont variés avec art, forment des accords harmonieux mais que les diverses parties d'un corps inanimé forment une sorte d'harmonie, parce qu'elles sont placées et figurées d'une telle façon, c'est ce que je ne conçois pas. Aristoxène donc, tout docte qu'il est d'ailleurs, ferait mieux de laisser parler sur ces matières Aristote son maître. Qu'il montre à chanter : voilà ce qui lui convient à lui; car le proverbe des Grecs, "Que chacun fasse le métier qu'il entend", est bien sensé. Quant à Démocrite, pure folie que cette rencontre fortuite d'atômes unis et ronds, d'où il fait procéder le principe de la respiration et de la chaleur. Pour en revenir donc aux quatre éléments connus, il faut, si l'âme en est formée, comme l'a cru Panétius, qu'elle soit un air enflammé. D'où il s'ensuit qu'elle doit gagner la région supérieure, car ni l'air ni le feu ne peuvent descendre, ils montent toujours. Ainsi, supposé qu'enfin ils se dissipent, c'est loin de la terre : et supposé qu'ils ne se dissipent pas, mais qu'ils se conservent en leur entier, dès lors ils tendent encore plus nécessairement en haut, et percent cet air impur et grossier qui touche la terre. Car il y a dans notre âme une tout autre chaleur, que dans cet air épais. On le voit bien, puisque nos corps, qui sont composés de terre, empruntent de l'âme tout ce qu'ils ont de chaleur. [1,19] XIX. Ajoutons que l'âme étant d'une légèreté sans égale, il lui est bien facile de fendre cet air grossier, et de s'élever au-dessus. Rien n'approche de sa vélocité. Si donc elle demeure incorruptible, et sans altération, il faut que montant toujours, elle pénètre au travers de cet espace où se forment les nuées, les pluies, les vents; et qui, à cause des exhalaisons terrestres, est humide et ténébreux. Quand elle l'a traversé, et qu'elle se trouve où règne un air subtil avec une chaleur tempérée, ce qui est conforme à sa nature, là elle se range avec les astres, et ne fait plus d'efforts pour monter plus haut. Elle s'y tient immobile, et toujours dans l'équilibre. C'est là, enfin, sa demeure naturelle, où elle n'a plus besoin de rien, parce que les mêmes choses qui servent d'aliment aux astres, lui en servent aussi. Qu'est-ce qui enflamme nos passions? Ce sont les sens. L'envie nous dévore à la vue des personnes qui ont ce que nous voudrions avoir. Quand donc nous aurons quitté nos corps , nous serons certainement heureux, sans passions, sans envie. Aujourd'hui, dans nos moments de loisir, nous aimons à voir, à étudier quelque chose de curieux; et nous pourrons alors nous satisfaire bien plus librement. Alors nous méditerons, nous contemplerons, nous nous livrerons à ce désir insatiable de voir la vérité. Plus la région où nous serons parvenus, nous mettra à portée de connaître le ciel, plus nous sentirons croître en nous le désir de le connaître. Ce fut, dit Théophraste, la beauté des objets célestes, qui fit naître dans l'esprit des hommes la philosophie, que nous tenons de nos ancêtres. Si ces découvertes ont de grands charmes, ce doit être, surtout, pour ceux qui dès cette vie cherchaient à les faire, malgré les ténèbres dont nous sommes environnés. [1,20] XX. On se fait une joie d'avoir vu l'embouchure du Pont-Euxin, et le détroit que passa l'Argo, ce fameux navire, ainsi nommé à cause "Des vaillants Argiens, qui sur ses bords reçus, Allaient dérober l'or du Bélier de Phryxus". On se sait gré d'avoir vu cet autre détroit, "où Neptune en furie, Des liens de l'Europe affranchit la Libye". Que sera-ce donc, et quel spectacle, quand d'un coup d'oeil on découvrira toute la terre; quand on pourra en voir la position, la forme, l'étendue ; ici les régions habitées, ailleurs celles que trop de chaud ou trop de froid rend désertes? Aujourd'hui, les choses mêmes que nous voyons, nous ne les voyons pas de nos yeux. Car le sentiment n'est pas dans le corps : mais, selon les physiciens, et selon les médecins eux-mêmes, qui ont examiné ceci de plus près, il y a comme des conduits qui vont du siège de l'âme aux yeux, aux oreilles, aux narines. Tellement qu'il suffit d'une maladie, ou d'une distraction un peu forte, pour ne voir ni n'entendre, quoique les yeux soient ouverts, et les oreilles bien disposées. Preuve que ce qui voit, et ce qui entend, c'est l'âme; et que les parties du corps qui servent à la vue et à l'ouïe, ne sont, pour ainsi dire, que des fenêtres, par où l'âme reçoit les objets. Encore ne les reçoit-elle pas, si elle n'y est attentive. De plus, la même âme réunit des perceptions très différentes, la couleur, la saveur, la chaleur, l'odeur, le son : et pour cela il faut que ses cinq messagers lui rapportent tout, et qu'elle soit elle seule juge de tout. Or, quand elle sera arrivée où naturellement elle tend, là elle sera bien plus en état de juger. Car présentement, quoique ses organes soient pratiqués avec un art merveilleux, ils ne laissent pas d'être bouchés en quelque sorte par les parties terrestres et grossières, qui servent à les former. Mais quand elle sera séparée du corps, il n'y aura plus d'obstacle qui l'empêche de voir les choses absolument comme elles sont. [1,21] XXI. Que n'aurais-je pas à dire, si je m'étendais ici sur la variété, sur l'immensité des spectacles réservés à l'âme dans sa demeure céleste! Toutes les fois que j'y pense, j'admire l'effronterie de certains philosophes, qui s'applaudissent d'avoir étudié la physique, et qui, transportés de reconnaissance pour leur chef, le révèrent comme un dieu. A les entendre, il les a délivrés d'une erreur sans borne, et d'une frayeur sans relâche, insupportables tyrans. Mais cette erreur, mais cette frayeur, sur quoi fondées? Où est la vieille assez imbécile pour craindre "Ces gouffres ténébreux, ces lieux pâles et sombres, Effroyable séjour de la mort et des Ombres"? II y avait donc là de quoi vous faire peur, sans le secours de la physique? Tirer vanité de ne pas craindre ces sortes d'objets, et d'en avoir reconnu le faux, quelle honte pour un philosophe ! Voilà des gens à qui la nature avait donné un esprit bien pénétrant, puisque, si l'étude n'était venue à leur aide, ils allaient croire tout cela ! Un point capital, selon eux, c'est d'avoir été conduits par leurs principes à croire qu'à l'heure de la mort ils seront anéantis. Soit. Que trouve-t-on dans l'anéantissement, ou d'agréable, ou de glorieux? Au fond, je ne vois rien qui démontre que l'opinion de Pythagore et de Platon ne soit pas véritable. Quand même Platon n'en apporterait point de preuves, il m'ébranlerait par son autorité toute seule, tant je suis prévenu en sa faveur. Mais à cette quantité de preuves qu'il entasse, on juge qu'il avait intention de convaincre ses lecteurs, et qu'il était convaincu tout le premier. [1,22] XXII. A l'égard de ces autres philosophes, qui condamnent les âmes, comme des criminelles, à perdre la vie, ils ne se fondent, au contraire, que sur une seule raison. Ce qui leur rend incroyable, disent-ils, l'immortalité des âmes, c'est qu'ils ne sauraient comprendre une âme sans corps. Mais ont-ils une idée plus claire de ce qu'est l'âme dans le corps, de sa forme, de son étendue, du lieu où elle réside ? Quand il serait possible de voir dans un homme plein de vie, toutes les parties qui le composent au dedans, y verrait-on l'âme? A force d'être déliée, elle se dérobe aux yeux les plus perçants. C'est la réflexion que doivent faire ceux qui disent ne pouvoir comprendre une âme incorporelle. Comprennent-ils mieux une âme unie au corps? Pour moi, quand j'examine ce que c'est que l'âme, je trouve infiniment plus de peine à me la figurer dans un corps, où elle est comme dans une maison étrangère, qu'à me la figurer dans le ciel, qui est son véritable séjour. Si l'on ne peut comprendre que ce qui tombe sous les sens, on ne se formera donc nulle idée, ni de Dieu lui-même, ni de l'âme délivrée du corps, et de la divine. La difficulté de concevoir ce qu'elle est, lors même qu'elle est unie au corps, fït que Dicéarque et Aristoxène prirent le parti de nier que ce fût quelque chose de réel. Et véritablement il n'y a rien de si grand, que de voir avec les yeux de l'âme, l'âme elle-même. Aussi est-ce là le sens de l'oracle, qui veut que chacun se connaisse. Sans doute qu'Apollon n'a point prétendu par là nous dire de connaître notre corps, notre taille, notre figure. Car qui dit nous, ne dit pas notre corps; et quand je parle à vous, ce n'est pas à votre corps que je parle. Quand donc l'oracle nous dit: Connais-toi, il entend, Connais ton âme. Votre corps n'est, pour ainsi dire, que le vaisseau, que le domicile de votre âme. Tout ce que vous faites, c'est votre âme qui le fait. Admirable précepte, que celui de connaître son âme! On a bien jugé qu'il n'y avait qu'un homme d'un esprit supérieur, qui pût en avoir conçu l'idée : et c'est ce qui fait qu'on l'a attribué à un Dieu. Mais l'âme elle-même ne connut-elle point sa nature; dites-moi, ne sait-elle pas du moins qu'elle existe, et qu'elle se meut? Or, son mouvement, selon Platon, démontre son immortalité. En voici la preuve, telle que Socrate l'expose dans le Phèdre de Platon, et que moi je l'ai rapportée dans mon sixième livre de la République. [1,23] XXIII. «Un être qui se meut toujours, existera toujours. Mais celui qui donne le mouvement à un autre, et qui le reçoit lui-même d'un autre, cesse nécessairement d'exister, lorsqu'il perd son mouvement. Il n'y a donc que l'être mû par sa propre vertu, qui ne perde jamais son mouvement, parce qu'il ne se manque jamais à lui-même. Et de plus il est pour toutes les autres choses qui ont du mouvement, la source et le principe du mouvement qu'elles ont. Or, qui dit principe, dit ce qui n'a point d'origine. Car c'est du principe que tout vient, et le principe ne saurait venir de nulle autre chose. Il ne serait pas principe, s'il venait d'ailleurs. Et n'ayant point d'origine, il n'aura par conséquent point de fin. Car il ne pourrait, étant détruit, ni être lui-même reproduit par un autre principe, ni en produire un autre, puisqu'un principe ne suppose rien d'antérieur. Ainsi le principe du mouvement est dans l'être mû par sa propre vertu. Principe qui ne saurait être ni produit ni détruit. Autrement il faut que le ciel et la terre soient bouleversés, et, qu'ils tombent dans un éternel repos, sans pouvoir jamais recouvrer une force, qui, comme auparavant, les fasse mouvoir. Il est donc évident, que ce qui se meut par sa propre vertu, existera toujours. Et peut-on nier que la faculté de se mouvoir ainsi ne soit un attribut de l'âme? Car tout ce qui n'est mû que par une cause étrangère, est inanimé. Mais ce qui est animé, est mû par sa propre vertu, par son action intérieure. Telle est la nature de l'âme, telle est sa propriété. Donc l'âme étant, de tout ce qui existe, la seule chose qui se meuve toujours elle-même, concluons de là qu'elle n'est point née, et qu'elle ne mourra jamais". Que tout ce bas peuple de philosophes (c'est ainsi que je traite quiconque est contraire à Platon, à Socrate, et à leur école ) que tous ces autres philosophes, dis-je, se réunissent : et non seulement ils ne développeront jamais un raisonnement avec tant d'art, mais ils ne viendront pas même à bout de bien prendre le fil de celui-ci. L'âme sent qu'elle se meut : elle sent que ce n'est pas dépendamment d'une cause étrangère, mais que c'est par elle-même, et par sa propre vertu ; il ne peut jamais arriver qu'elle se manque à elle-même, la voilà donc immortelle. Auriez-vous quelque objection à me faire là-contre? (L'AUDITEUR) J'ai été très aise qu'il ne s'en soit présenté aucune à mon esprit, tant j'ai de goût pour cette opinion. [1,24] XXIV. (CICÉRON) Trouverez-vous moins de force dans les preuves suivantes? Je les tire des propriétés divines, dont l'âme est revêtue; propriétés qui me paraissent n'avoir pu être produites, ni par conséquent pouvoir finir. Car je comprends bien, par exemple, de quoi et comment ont été produits le sang, la bile, la pituite, les os, les nerfs, les veines, et généralement tout notre corps, tel qu'il est. L'âme elle-même, si ce n'était autre chose dans nous que le principe de la vie, me paraitrait un effet purement naturel, comme ce qui fait vivre à leur manière la vigne et l'arbre. Et si l'âme humaine n'avait en partage que l'instinct de se porter à ce qui lui convient, et de fuir ce qui ne lui convient pas, elle n'aurait rien de plus que les bêtes. Mais ses propriétés sont, premièrement, une mémoire capable de renfermer en elle-même une infinité de choses. Et cette mémoire, Platon veut que ce soit la réminiscence de ce qu'on a su dans une autre vie. Il fait parler dans le Ménon un jeune enfant que Socrate interroge sur les dimensions du quarré : l'enfant répond comme son âge le permet : et les questions étant toujours à sa portée, il va de réponse en réponse si avant, qu'enfin il semble avoir étudié la géométrie. De là Socrate conclut qu'apprendre, c'est seulement se ressouvenir. Il s'en explique encore plus expressément dans le discours qu'il fit le jour même de sa mort. Un homme, dit-il, qui paraît n'avoir jamais acquis de lumières sur rien, et qui cependant répond juste à une question, fait bien voir que la matière sur laquelle on l'interroge, ne lui est pas nouvelle ; et que dans le moment qu'il répond, il ne fait que repasser sur ce qui était déjà dans son esprit. Il ne serait effectivement pas possible, ajoute Socrate, que dès notre enfance nous eussions tant de notions si étendues, et qui sont comme imprimées en nous-mêmes, si nos âmes n'avaient pas eu de connaissances universelles, avant que d'entrer dans nos corps. D'ailleurs, suivant la doctrine constante de Platon, il n'y a de réel que ce qui est immuable, comme le sont les idées. Rien de ce qui est produit, et périssable, n'existe réellement. L'âme enfermée dans le corps n'a donc pu se former ces idées : elle les apporte avec elle en venant au monde. Dès là ne soyons plus surpris que tant de choses lui soient connues. Il est vrai que tout en arrivant dans une demeure si sombre et si étrange pour elle, d'abord elle ne démêle pas bien les objets : mais quand elle s'est recueillie, et qu'elle se reconnaît, alors elle fait l'application de ses idées. Apprendre n'est donc que se ressouvenir. Quoi qu'il en soit, je n'admire rien tant que la mémoire. Car enfin, quelle est sa nature, son origine? Je ne parle pas d'une mémoire prodigieuse, telle que l'a été celle de Simonide, de Théodecte, de Cynéas, de Charmidès, de Métrodore, d'Hortensius. Je parle d'une mémoire commune, telle que l'ont tous les hommes, et particulièrement ceux qui cultivent des sciences de quelque étendue. A peine croirait-on de combien d'objets ils la chargent, sans qu'elle succombe. [1,25] XXV. Quelle est donc la nature de la mémoire? D'où procède sa vertu? Ce n'est certainement ni du coeur, ni du cerveau, ni du sang, ni des atomes. Je ne sais si notre âme est de feu, ou d'air; et je ne rougis point, comme d'autres, d'avouer que j'ignore ce qu'en effet j'ignore. Mais qu'elle soit divine, j'en jurerais, si dans une matière obscure, je pouvais parler affirmativement. Car la mémoire, je vous le demande, vous paraît-elle n'être qu'un assemblage de parties terrestres, qu'un amas d'air grossier et nébuleux? Si vous ne savez ce qu'elle est, du moins vous voyez de quoi elle est capable. Hé bien, dirons-nous qu'il y a dans notre âme une espèce de réservoir, où les choses que nous confions à notre mémoire, se versent comme dans un vase? Proposition absurde : car peut-on se figurer que l'âme soit d'une forme à loger un réservoir si profond? Dirons-nous que l'on grave dans l'âme comme sur la cire, et qu'ainsi le souvenir est l'empreinte, la trace de ce qui a été gravé dans l'âme? Mais des paroles et des idées peuvent-elles laisser des traces? Et quel espace ne faudrait-il pas pour tant de traces différentes? Qu'est-ce que cette autre faculté, qui cherche à découvrir ce qu'il y a de caché, et qui se nomme intelligence, génie? Jugez-vous qu'il ne fût entré que du terrestre et du corruptible dans la composition de cet homme, qui le premier imposa un nom à chaque chose? Pythagore trouvait à cela une sagesse infinie. Regardez-vous comme pétri de limon, ou celui qui a rassemblé les hommes, et leur a inspiré de vivre en société? Ou celui qui dans un petit nombre de caractères, a renfermé tous les sons que la voix forme, et dont la diversité paraissait inépuisable? Ou celui qui a observé comment se meuvent les planètes, et qu'elles sont tantôt rétrogrades, tantôt stationnaires? Tous étaient de grands hommes: ainsi que d'autres encore plus anciens, qui enseignèrent à se nourrir de blé, à se vêtir, à se faire des habitations, à se procurer les besoins de la vie, à se précautionner contre les bêtes féroces. C'est par eux que nous fûmes apprivoisés et civilisés. Des arts nécessaires, on passa ensuite aux beaux arts. On trouva, pour charmer l'oreille, les règles de l'harmonie. On étudia les étoiles, tant celles qui sont fixes, que celles qu'on appelle errantes, quoiqu'elles ne le soient pas. Quiconque découvrit les diverses révolutions des astres, il fit voir par là que son esprit tenait de celui qui les a formés dans le ciel. Faire, comme Archimède, une sphère qui représente le cours de la lune, du soleil, des cinq planètes; et par un seul mouvement orbiculaire, régler divers mouvements, les uns plus lents, les autres plus vites; c'est avoir exécuté le plan de ce Dieu, par qui Platon dans le Timée fait construire le monde. Autant que les révolutions célestes sont l'ouvrage d'un Dieu , autant la sphère d'Archimède est l'ouvrage d'un esprit divin. [1,26] XXVI. Je trouve même qu'il y a du divin dans d'autres arts plus connus, et qui ont quelque chose de plus brillant. Un poète ne produira pas des vers nobles et sublimes, si je ne sais quelle ardeur céleste ne lui échauffe l'esprit. Sans un pareil secours, l'éloquence ne joindra pas à l'harmonie du style la richesse des pensées. Pour la philosophie, mère de tous les arts, n'est-ce pas, comme l'a dit Platon, un présent, ou, comme je l'appelle, une invention des Dieux? C'est d'elle que nous avons appris, et à leur rendre d'abord un culte; et à reconnaître ensuite des principes de justice, qui soient le lien de la société civile; et à nous régler enfin nous-mêmes sur les sentiments qu'inspirent la modération et la magnanimité. C'est aussi par elle que les yeux de notre esprit ont été ouverts, en sorte que nous voyons tout ce qui est au ciel, tout ce qui est sur la terre, l'origine, les progrès, la fin de tout ce qui existe. Une âme donc, douée de si rares facultés, me paraît certainement divine. Car, après tout, qu'est-ce que la mémoire, qu'est-ce que l'intelligence, si ce n'est tout ce qu'on peut imaginer de plus grand, même dans les Dieux? Apparemment leur félicité ne consiste, ni à se repaitre d'ambroisie, ni à boire du nectar versé à pleine coupe par la jeunesse; et il n'est point vrai que Ganymède ait été ravi par les Dieux à cause de sa beauté, pour servir d'échanson à Jupiter. Le motif n'était pas suffisant pour faire à Laomédon une injure si cruelle. Homère, auteur de toutes ces fictions, donnait aux Dieux les faiblesses des hommes. Que ne donnait-il plutôt aux hommes les perfections des Dieux? Et quelles sont-elles? Immortalité, sagesse, intelligence, mémoire. Puisque notre âme rassembie ces perfections, elle est par conséquent divine, comme je le dis : ou même c'est un Dieu, comme Euripide a osé le dire. En effet, si la nature divine est air ou feu, notre âme sera pareillement l'un ou l'autre. Et comme il n'entre ni terre ni eau dans ce qui fait la nature divine, aussi n'en doit-on point supposer dans ce qui fait notre âme. Que s'il y a un cinquième élément, selon qu'Aristote l'a dit le premier, il sera commun, et à la nature divine, et à l'âme humaine. [1,27] XXVII. C'est ce dernier sentiment que j'ai suivi dans ma "Consolation", où je m'explique en ces termes : «On ne peut absolument trouver sur la terre l'origine des âmes. Car il n'y a rien dans les âmes, qui soit mixte et composé; rien qui paraisse venir de la terre, de l'eau, de l'air, ou du feu. Tous ces éléments n'ont rien qui fasse la mémoire, l'intelligence, la réflexion; qui puisse rappeler le passé, prévoir l'avenir, embrasser le présent. Jamais on ne trouvera d'où l'homme reçoit ces divines qualités, à moins que de remonter à un Dieu. Et par conséquent l'âme est d'une nature singulière, qui n'a rien de commun avec les éléments que nous connaissons. Quelle que soit donc la nature d'un être, qui a sentiment, intelligence, volonté, principe de vie, cet être-là est céleste, il est divin, et dès-là immortel. Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d'un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui connaît tout, qui meut tout, et qui a de lui-même un mouvement éternel. » [1,28] XXVIII. Tel, et de ce même genre, est l'esprit humain. Mais enfin, où est-il, me direz-vous, et quelle forme a-t-il? Pourriez-vous bien, vous répondrai-je, m'apprendre où est le vôtre, et quelle est sa forme? Quoi! parce que mon intelligence ne s'étend pas jusqu'où je souhaiterais, vous ne voudrez pas que du moins elle s'étende jusqu'où elle peut? Si notre âme ne se voit pas, elle a cela de commun avec l'oeil, qui sans se voir lui-même, voit les autres objets. Elle ne voit pas comment elle est faite : aussi lui importe-t-il peu de le voir : et d'ailleurs, peut-être le voit-elle. Quoi qu'il en soit, elle voit au moins de quoi elle est capable; elle connaît qu'elle a de l'intelligence et de la mémoire; elle sent qu'elle se meut avec rapidité, par sa propre vertu. Or, c'est là ce qu'il y a dans l'âme de grand, de divin, d'éternel. Mais à l'égard de sa figure et de sa demeure, ce sont choses qui ne méritent seulement pas d'être mises en question. Quand, par exemple, nous regardons la beauté et la splendeur du ciel; la célérité avec laquelle il roule, qui est si grande qu'on ne saurait la concevoir; la vicissitude des jours et des nuits; le changement des quatre saisons, qui servent à mûrir les fruits, et à rendre les corps plus sains; le soleil qui est le modérateur et le chef de tous les mouvements célestes; la lune, dont le croissant et le décours semblent faits pour nous marquer les Fastes; les planètes, qui, avec des mouvements inégaux, fournissent également la même carrière, sur un même cercle divisé en douze parties; cette prodigieuse quantité d'étoiles, qui durant la nuit décorent le ciel de toutes parts; quand nous jetons ensuite les yeux sur le globe de la terre, élevé au-dessus de la mer, placé dans le centre du monde et divisé en cinq parties, deux desquelles sont cultivées, la septentrionale que nous habitons ; l'australe où sont nos antipodes, qui nous est inconnue; et les trois autres parties incultes, parce que le froid ou le chaud y domine avec excès; quand nous observons que dans la partie où nous sommes, on voit toujours au temps marqué, Une clarté plus pure Embellir la nature ; Les arbres reverdir; Les fontaines bondir; L'herbe tendre renaître; Le pampre reparaitre; Les présents de Cérès emplir nos magasins, Et les tributs de Flore enrichir nos jardins; quand nous voyons que la terre est peuplée d'animaux, les uns pour nous nourrir, les autres pour nous vêtir ; ceux-ci pour traîner nos fardeaux, ceux-là pour labourer nos champs; que l'homme y est comme pour contempler le ciel, et pour honorer les Dieux; que toutes les campagnes, toutes les mers obéissent à ces besoins. [1,29] XXIX. Pouvons-nous à la vue de ce spectacle, douter qu'il y ait un être, ou qui ait formé le monde, supposé que, suivant l'opinion de Platon, il ait été formé : ou qui le conduise et le gouverne, supposé que, suivant le sentiment d'Aristote, il soit de toute éternité? Or de même qu'aux ouvrages d'un Dieu, vous jugez de son existence, quoiqu'il ne vous tombe pas sous les sens : de même, quoique votre âme ne soit pas visible, cependant la mémoire, l'intelligence, la vivacité, toutes les perfections qui l'accompagnent, doivent vous persuader qu'elle est divine. Mais, encore une fois, où réside-t-elle? Je la crois dans la tête, et j'ai des raisons pour la croire là. Mais enfin, quelque part qu'elle soit, il est certain qu'elle est dans vous. Qu'elle est sa nature? Je lui crois une nature particulière et qui n'est que pour elle. Mais faites-la de feu ou d'air, peu importe; pourvu seulement que, comme vous connaissez Dieu, quoique vous ignoriez et sa demeure et sa figure, vous tombiez d'accord que vous devez aussi connaître votre âme, quoique vous ignoriez et où elle réside, et comment elle est faite. Cependant, à moins que d'être d'une crasse ignorance en physique, on ne peut douter que l'âme ne soit une substance très simple, qui n'admet point de mélange, point de composition. Il suit de là que l'âme est indivisible, et par conséquent immortelle. Car la mort n'est autre chose qu'une séparation, qu'une désunion des parties, qui auparavant étaient liées ensemble. Pénétré de ces principes, Socrate, au point d'être condamné à mort, ne daigna, ni faire plaider sa cause, ni se montrer devant les juges en posture de suppliant. Il conserva une fierté, qui venait, non d'orgueil, mais de grandeur d'âme. Le jour même de sa mort, il discourut longtemps sur le sujet que nous traitons. Peu de jours auparavant, maître de s'évader de sa prison, il ne l'avait point voulu. Et dans le temps qu'on allait lui apporter le breuvage mortel, il parla, non en homme à qui l'on arrache la vie, mais en homme qui monte au ciel. [1,30] XXX. "Deux chemins, disait-il, s'offrent aux âmes, lorsqu'elles sortent des corps. Celles qui, dominées et aveuglées par les passions humaines, ont à se reprocher, ou des habitudes criminelles, ou des injustices irréparables, prennent un chemin tout opposé à celui qui mène au sejour des Dieux. Pour celles qui ont, au contraire, conservé leur innocence et leur pureté; qui se sont sauvées, tant qu'elles ont pu, de la contagion des sens; et qui, dans des corps humains, ont imité la vie des Dieux, le chemin du ciel, d'où elles sont venues, leur est ouvert. On a consacré les cygnes à Apollon, parce qu'ils semblent tenir de lui l'art de connaître l'avenir; et c'est par un effet de cet art, que, prévoyant de quels avantages la mort est suivie, ils meurent avec volupté, et tout en chantant. Ainsi doivent faire, ajoutait Socrate, tous les hommes savants et vertueux. Personne n'y trouverait la moindre difficulté, s'il ne nous arrivait, quand nous voulons trop approfondir la nature de l'âme, ce qui arrive quand on regarde trop fixement le soleil couchant. On en vient à ne voir plus. Et de même, quand notre âme se regarde, son intelligence vient quelquefois à s'émousser; en sorte que nos pensées se brouillent. On ne sait plus à quoi se fixer, on retombe d'un doute dans un autre, et nos raisonnements ont aussi peu de consistance; qu'un navire battu par les flots.» Mais ce que je dis là de Socrate, est ancien, et tiré des Grecs. Parmi nous, Caton est mort dans une telle situation d'esprit, que c'était pour lui une joie d'avoir trouvé l'occasion de quitter la vie. Car on ne doit point la quitter sans l'ordre exprès de ce Dieu, qui a sur nous un pouvoir souverain. Mais, quand lui-même il nous en fait naître un juste sujet, comme autrefois à Socrate, comme à Caton, et souvent à bien d'autres, un homme sage doit, en vérité, sortir bien content de ces ténèbres, pour gagner le séjour de la lumière. Il ne brisera pas les chaînes qui le captivent sur la terre; car les lois s'y opposent; mais lorsqu'un Dieu l'appellera, c'est comme si le magistrat, où quelque autre puissance légitime, lui ouvrait les portes d'une prison. Toute la vie des philosophes, dit encore Socrate, est une continuelle méditation de la mort. [1,31] XXXI. Car enfin, que faisons-nous, en nous éloignant des voluptés sensuelles, de tout emploi public, de toute sorte d'embarras, et même du soin de nos affaires domestiques, qui ont pour objet l'entretien de notre corps? Que faisons-nous, dis-je, autre chose que rappeler notre esprit à lui-même, que le forcer à être à lui-même, et que l'éloigner de son corps, tout autant que cela se peut? Or, détacher l'esprit du corps, n'est-ce pas apprendre à mourir? Pensons-y donc sérieusement, croyez-moi, séparons-nous ainsi de nos corps, accoutumons-nous à mourir. Par ce moyen, et notre vie tiendra déjà d'une vie céleste, et nous en serons mieux disposés à prendre notre essor, quand nos chaînes se briseront. Mais les âmes qui auront toujours été sous le joug des sens, auront peine à s'élever de dessus la terre, lors même qu'elles seront hors de leurs entraves. Il en sera d'elles comme de ces prisonniers, qui ont été plusieurs années dans les fers; ce n'est pas sans peine qu'ils marchent. Pour nous, arrivés un jour à notre terme, nous vivrons enfin. Car notre vie d'à-présent, c'est une mort : et si j'en voulais déplorer la misère, il ne me serait que trop aisé. (L'AUDITEUR) Vous l'avez déplorée assez dans votre Consolation. Je ne lis point cet ouvrage, que je n'aie envie de me voir à la fin de mes jours : et cette envie, par tout ce que je viens d'entendre, augmente fort. (CICÉRON) Vos jours finiront, et de force, ou de gré, finiront bien vite, car le temps vole. Or, non-seulement la mort n'est point un mal, comme d'abord vous le pensiez mais peut-être n'y a-t-il que des maux pour l'homme, à la mort près, qui est son unique bien, puisqu'elle doit ou nous rendre Dieux nous-mêmes, ou nous faire vivre avec les Dieux. (L'AUDITEUR) Qu'importe lequel ? Car il y a des gens qui n'admettent ni l'un ni l'autre. (CICÉRON) Vous ne m'échapperez d'aujourd'hui, que je n'aie dissipé absolument tout ce qui peut vous faire craindre la mort. (L'AUDITEUR) Par où la craindrais-je, après ce que vous venez de m'apprendre? (CICÉRON) Par où? Eh! ne se présente-t-il pas une foule de contradicteurs? Vous n'avez pas seulement les Épicuriens, qui, selon moi, ne sont point à mépriser : quoique tous nos savants, je ne sais pourquoi, les regardent en pitié. Vous avez un auteur dont je suis charmé, Dicéarque, qui combat vivement l'immortalité de l'âme dans les trois livres qu'il appelle "Lesbiaques", parce que Mytilène dans l'île de Lesbos est la scène de son dialogue. Pour les Stoïciens, ils prétendent que nos âmes ne vivent que comme des corneilles: longtemps, mais non pas toujours. [1,32] XXXII. Voulez-vous donc voir que, même en supposant l'âme mortelle, la mort n'en deviendrait pas redoutable? (L'AUDITEUR) Volontiers : mais quelque chose qu'on puisse dire contre l'immortalité de l'âme, on ne me dissuadera pas. (CICÉRON) Je vous en loue. Cependant ne comptons point trop sur notre fermeté. Quelquefois, il ne faut pour nous renverser, qu'un argument un peu subtil. Dans les questions même les plus claires, nous hésitons, nous changeons d'avis. Or, celle dont il-s'agit entre nous, n'est pas sans quelque obscurité. De peur donc d'être surpris, ayons nos armes toujours prètes. (L'AUDITEUR) Précaution sage ; mais cetaccident ne m'arrivera pas, j'y mettrai ordre. (CICÉRON) Quant à nos amis les Stoïciens, avons-nous tort d'abandonner ceux d'entre eux qui disent que les âmes subsistent encore quelque temps au sortir du corps, mais qu'elles ne subsistent pas éternellement? Ils accordent d'une part ce qu'il y a de plus difficile, que l'âme, quoique séparée du corps, peut subsister - et d'autre côté, ils ne veulent pas que l'âme puisse subsister toujours. De ces deux points, non seulement le dernier est aisé à croire, mais il suit naturellement du premier. (L'AUDITEUR) Vous dites vrai, les Stoïciens n'ont rien à répliquer. (CICÉRON) Que penser donc de Panétiss, qui se révolte ici contre Platon, après l'avoir partout ailleurs appelé divin, très sage, très saint, l'Homère des philosophes? Il ne rejette de toutes ses opinions, que celle de l'immortalité, et il appuie la négative sur deux raisons. L'une, que la ressemblance des enfants aux pères, ressemblance qui se remarque non seulement dans les traits, mais encore dans l'esprit, fait voir que les âmes sont engendrées; d'où il conclut que les âmes sont mortelles, parce que tout être qui a été produit, doit être détruit, comme tout le monde en convient. L'autre, que tout ce qui peut souffrir, peut aussi être malade que tout ce qui est malade, est mortel : et que par conséquent les âmes, puisqu'elles peuvent souffrir, ne sont pas immortelles. [1,33] XXXIII. A l'égard de cette dernière preuve, elle porte à faux. IL ne prend pas garde que Platon, lorsqu'il fait l'âme immortelle, parle de l'intelligence, qui n'est pas susceptible d'altération, et qui est, selon Platon, entièrement séparée des autres parties, que les passions et les infirmités attaquent. Pour la ressemblance, sur quoi il fonde son premier argument, c'est dans l'âme des bêtes, qui n'est pas raisonnable, qu'elle se fait le mieux sentir. D'homme à homme, elle n'est guère que corporelle. Mais en cela même elle a du rapport à l'âme, parce qu'il n'est pas indifférent à l'âme d'être dans un corps disposé et organisé de telle ou de telle façon. Les organes et le tempérament contribuent fort à la rendre ou plus vive, ou plus lourde. Aristote dit que la mélancolie est le partage des grands génies et c'est ce qui me console de la médiocrité du mien. Il confirme sa remarque par divers exemples : après quoi, comme si le fait était certain, il en donne la raison. Quoi qu'il en soit, puisque les organes influent sur les qualités de l'âme, et que la ressemblance d'une âme à l'autre ne peut venir que de là seulement, cette ressemblance, par conséquent, ne prouve pas que les âmes elles-mêmes soient engendrées. Je voudrais que Panétius fût au monde, lui qui était contemporain et ami de Scipion l'Africain. Je lui demanderais à qui de toute la famille des Scipions ressemblait le neveu de cet illustre personnage? Pour les traits, c'était son père : pour les moeurs, il fallait chercher son semblable dans le plus scélérat de tous les hommes. Et Crassus, dont la sagesse, dont l'éloquence, dont le rang était si considérable, n'a-t-il pas eu de même un petit-fils, qui ne tenait rien de son mérite? Combien d'autres grands hommes, qu'il est inutile de nommer, ont eu une postérité indigne d'eux ? Mais où tend ce discours? Oublions-nous qu'après en avoir dit assez sur l'immortalité de l'âme, notre but présentement doit être de montrer que, même en supposant l'âme mortelle, nous n'avons point à redouter la mort? (L'AUDITEUR) Je ne l'oubliais pas : mais tant que vous me parliez de l'immortalité, je vous laissais volontiers perdre de vue l'autre objet. [1,34] XXXIV. (CICÉRON) Vos desseins, à ce que je vois, sont grands ; vous aspirez au ciel. J'espère que nous y arriverons. Mais enfin, puisqu'il y a des philosophes d'un autre sentiment, prenons que l'âme soit mortelle. (L'AUDITEUR) Toute espérance d'une vie plus heureuse que celle-ci est donc nulle dès lors? (CICÉRON) Que nous en revient-il de mal? Est-ce qu'après l'extinction de l'âme, le sentiment continuera dans le corps? On ne l'a jamais dit. Épicure, à la vérité, soupçonne Démocrite de l'avoir cru: mais les partisans de Démocrite le nient. Or le sentiment ne continuera pas non plus dans l'âme, puisque l'âme n'existera plus. Dans quelle partie de l'homme feriez-vous donc résider le mal? Car il n'y a qu'âme et corps. Le mettez-vous en ce que la séparation de l'un et de l'autre ne se fait pas sans douleur? Mais cette douleur combien peu dure-t-elle? D'ailleurs, êtes-vous sûr qu'il y ait de la douleur? Je crois, moi, qu'on meurt pour l'ordinaire sans le sentir, et que même quelquefois il s'y trouve du plaisir. Quoi qu'il en soit, ce qui se passe alors en nous ne saurait être que peu de chose, puisque c'est l'affaire d'un instant. (L'AUDITEUR) Par où la mort nous afflige, nous met au désespoir, c'est que dans ce moment nous quittons les biens de cette vie. (CICÉRON) Peut-être, si vous disiez ses misères, parleriez-vous plus juste. A quoi bon déplorer ici la destinée des hommes? Je n'en aurais que trop de sujet. Mais puisqu'ici mon but est de prouver qu'après la mort nous n'aurons plus à souffrir, pourquoi rendre cette vie plus fâcheuse encore par le récit des souffrances qui l'accompagnent? Je les ai décrites dans ce livre, où j'ai cherché à me donner autant que j'en étais capable, quelque consolation. La vérité, si nous voulons en convenir, est que la mort nous enlève, non pas des biens, mais des maux. Hégésias le prouvait si éloquemment, que le roi Ptolémée, dit-on, lui défendit de traiter cette matière, dans ses leçons publiques, à cause que plusieurs de ses auditeurs se donnaient la mort. Nous avons une épigramme de Callimaque sur Cléombrote d'Ambracie, qui, sans avoir d'ailleurs aucun sujet de chagrin, se précipita dans la mer, après avoir lu le Phédon. Et cet Hégésias, que je viens de vous citer, a composé un livre où il fait parler un homme déterminé à se laisser mourir de faim : les amis de cet homme tâchent de l'en dissuader : lui, pour toute réponse, il leur détaille les peines de cette vie. Je ne dirai point, à l'exemple de ce philosophe, que la vie soit onéreuse généralement à tout homme sans exception. Je ne parle pas des autres. Pour ce qui est de moi, si j'étais mort avant que d'avoir perdu, et secours domestiques, et fonctions du barreau, et toutes dignités, n'est-il pas vrai que la mort, loin de m'arracher des biens, m'eût fait prévenir des maux? [1,35] XXXV. Mais jetons les yeux sur quelqu'un d'heureux, que jamais la fortune n'ait traversé en rien. Tel a été ce Métellus, qui s'est vu quatre fils élevés aux premiers honneurs. Opposons-lui Priam, qui avait cinquante fils, entre lesquels dix-sept de légitimes. Le pouvoir de la fortune était le même sur ces deux hommes, elle fait grâce à l'un, elle frappe l'autre. Métellus fut porté sur son bûcher par ses fils, par ses filles, par tous leurs descendants : et Priam, au contraire, après avoir vu égorger sa nombreuse postérité, fut égorgé lui-même au pied d'un autel, où il s'était réfugié. Or, supposons que la mort de Priam eût précédé le carnage de ses enfants, et la chute de son royaume; supposons qu'on l'eût vu paisiblement expirer au comble du bonheur, dans une douce paix, sous les lambris dorés d'un superbe palais; lequel eût-on dit, ou que la mort lui enlevait des biens, ou qu'elle lui épargnait des maux? On eût sans doute jugé qu'elle lui enlevait des biens. L'événement prouve le contraire. Aujourd'hui nos théâtres ne retentiraient pas de ces plaintes lamentables : J'ai vu cette fameuse Troie Au carnage, aux flammes en proie. J'ai vu Priam expirer sous le fer, Et souiller de son sang l'autel de Jupiter. Comme si dans cette extrémité, la mort n'était pas tout ce qu'il y a de mieux pour lui. En se hâtant, elle lui eût sauvé d'étranges disgrâces. Mais au moins lui en a-t-elle fait perdre le sentiment. Pompée, étant à Naples, y tomba dangereusement malade. Dès que le danger fut passé, tout Naples se couronna de fleurs; Pouzzol en fit de même; les villes d'alentour signalèrent leur allégresse par des fêtes publiques. Ce sont de petites flatteries à la Grecque, mais qui font voir qu'un homme est dans la prospérité. S'il fût donc mort dans ce temps-là, eût-il quitté des biens, ou des maux? Assurément des maux, et très cruels. Il n'eût pas fait la guerre à son beau-père; il ne s'y fût pas engagé sans préparatifs; il n'eût pas abandonné son foyer; il ne se fût pas enfui d'Italie ; il ne fût pas tombé, après la déroute de son armée, seul et sans défense, entre les mains de misérables esclaves, qui le poignardèrent; il n'eût pas laissé sa famille dans une affreuse situation ; toute son opulence n'eût pas été la proie du vainqueur. En mourant plus tôt, il mourait comblé de gloire. Quels affreux, quels incroyables accidents, une plus longue vie lui a-t-elle réservés? [1,36] XXXVI. La mort les prévient ces accidents; et quand même ils ne devraient pas nous arriver, c'est assez qu'ils soient possibles. Mais les hommes n'envisagent l'avenir que du bon côté. Il n'y en a point qui ne se promettent le sort de Métellus. Comme si le nombre des heureux passait celui des misérables ; qu'il y eût quelque sorte de stabilité dans les choses humaines, et qu'il fût de la prudence d'espérer plutôt que de craindre! Accordons pourtant que la mort nous fasse perdre des biens. En conclurez-vous que les morts manquent de ces biens, et que par conséquent ils souffrent? Mais de quoi peut manquer celui qui n'est pas? A ce mot, manquer, nous attachons une idée fâcheuse, parce que c'est comme si l'on disait, avoir eu, n'avoir plus, désirer, tâcher d'avoir, être dans le besoin. Tout cela ne peut avoir lieu qu'à l'égard des vivants. Pour ce qui est des morts, on ne saurait dire que les commodités de la vie leur manquent, pas même la vie. Car selon ce que nous supposons à présent, les morts ne sont rien. On ne dirait pas de nous vivants, que nous manquons de plumes ou de griffes. Pourquoi? Parce que n'avoir pas des choses qui ne nous sont ni utiles, ni convenables, ce n'est pas manquer. Il n'y a qu'à bien insister là-dessus, lorsqu'une fois on est convenu que les âmes sont mortelles, et que par conséquent, à la mort, nous sommes tellement anéantis, qu'on ne saurait nous soupçonner de conserver le moindre sentiment. Il n'y a, dis-je, qu'à bien examiner ce qu'on appelle manquer, et on verra que ce terme, pris dans son vrai sens, ne saurait être appliqué à un mort. Car manquer, dit avoir besoin; le besoin suppose du sentiment; un mort est insensible; donc il ne manque point. [1,37] XXXVII. Est-il nécessaire après tout, de tant philosopher sur une chose qui sans philosophie se comprend assez, puisqu'on a vu tant de fois courir à une mort certaine, non pas nos généraux seulement, mais nos armées entières? Brutus, si la mort était à redouter, ne l'aurait pas affrontée dans une bataille, pour empêcher le retour du tyran qu'il avait lui-même chassé. Jamais les trois Décies ne se fussent jetés, comme ils firent, au milieu des ennemis; le père en combattant contre les Latins; le fils, contre les Etruriens; le petit-fils, contre Pyrrhus. L'Espagne n'eût pas vu deux Scipions, dans une même guerre, verser leur sang pour la patrie. Paulus et Servilius n'auraient pas généreusement perdu la vie à Cannes; Marcellus à Vénouse; Albinus dans le pays des Latins; Gracchus dans la Lucanie. Quelqu'un d'eux souffre-t-il aujourd'hui? Dès l'instant même qu'ils eurent rendu le dernier soupir, ils cessèrent de pouvoir souffrir. Car on ne souffre plus, dès qu'on a perdu tout sentiment. (L'AUDITEUR) Perdre tout sentiment, n'est-ce donc pas quelque chose d'affreux? (CICÉRON) Oui, si celui qui a perdu le sentiment, connaissait qu'il l'a perdu. Mais puisqu'il est clair que le non-être n'est susceptible de rien, il n'y a donc rien de fâcheux pour qui n'est pas, et ne sent pas. C'est trop souvent le répéter. Il est pourtant à propos d'y revenir, parce que c'est faute d'y faire attention, que l'on craint la mort. Car si l'on voulait bien comprendre , ce qui est plus clair que le jour, qu'après la destruction de l'âme et du corps, l'animal est si parfaitement anéanti, que dès lors il n'est absolument rien, on verrait qu'il n'y a nulle différence aujourd'hui entre un Hippocentaure qui n'exista jamais, et le roi Agamemnon qui existait autrefois : et que Camille n'est aujourd'hui pas plus sensible à notre guerre civile, que moi, de son vivant, je l'étais à la prise de Rome. Pourquoi cependant Camille se fût-il affligé, s'il eût prévu qu'environ trois cent cinquante après lui; nous serions en guerre les uns avec les autres? Et pourquoi me chagrinerais-je, si je prévoyais que dans dix mille ans une nation barbare envahira l'empire romain? Parce que l'amour que nous portons à la patrie se mesure, non sur la part que nous aurons à son sort, mais sur l'intérêt que nous prenons à son salut. [1,38] XXXVIII. Quoiqu'a toute heure mille accidents nous menacent de la mort, et que même, sans accident, elle ne puisse jamais être bien éloignée, vu la brièveté de nos jours, cependant elle n'empêche pas le Sage de porter ses vues le plus loin qu'il peut dans l'avenir, et de regarder l'avenir comme étant à lui, en tant que la patrie et les siens y sont intéressés. Tout mortel qu'il se croit, il travaille pour l'éternité. Et le motif qui l'anime, ce n'est pas la gloire, car il sait qu'après sa mort il y sera insensible : mais c'est la vertu, dont la gloire est toujours une suite nécessaire, sans que l'on y ait même pensé. Tel est effectivement l'ordre de la nature, que tout commence pour nous à notre naissance, et que tout finit pour nous à notre mort. Comme rien avant notre naissance ne nous intéressait, de même rien après notre mort ne nous intéressera. Que craignons-nous donc, puisque la mort n'est rien, ni pour les vivants, ni pour les morts? Rien pour les morts, car ils ne sont plus. Rien pour les vivants, car ils ne sont pas encore dans le cas de l'éprouver. Ceux qui veulent adoucir cette idée d'anéantissement, disent que la mort ressemble au sommeil. Mais souhaiteriez-vous quatre-vingt-dix années de vie, à condition de passer les trente dernières à dormir? Un porc n'en voudrait pas. Endymion, si l'on en croit la Fable; s'endormit, il y a je ne sais combien de siècles, sur le mont Latmos en Carie, ou peut-être dort-il encore. Ce fut, dit-on, la Lune, qui, pour pouvoir le baiser plus à son aise, le jeta dans ce profond sommeil. Or pensez-vous que, lorsqu'elle s'éclipse, il s'en inquiète? Comment s'en inquiéterait-il, puisqu'il n'a pas de sentiment? Voilà l'image de la mort, le sommeil. Et vous doutez si la mort nous prive de sentiment, vous qui tous les jours expérimentez que le sommeil, qui n'en est que l'image, opère le même effet? [1,39] XXXIX Peut-on, après cela, donner dans ce préjugé ridicule, qu'il est bien triste de mourir avant le temps? Et de quel temps veut-on parler? De celui que la nature a fixé? Mais elle nous donne la vie, comme on prête de l'argent, sans fixer le terme du remboursement. Pourquoi trouver étrange qu'elle la reprenne, quand il lui plaît? Vous ne l'avez reçue qu'à cette condition. Qu'un petit enfant meure, on s'en console. Qu'il en meure un au berceau, on n'y songe seulement pas. C'est pourtant d'eux que la nature a exigé le plus durement sa dette. Mais, dit-on, ils n'avaient pas encore goûté les douceurs de la vie; au lieu que tel autre, pris dans un âge plus avancé, se promettait une fortune riante, et déjà commençait à en jouir. D'où vient qu'il n'en est donc pas de la vie comme des autres biens, dont on aime mieux avoir une partie, que de manquer le tout? Priam, dit Callimaque, et c'est une sage réflexion, Priam a plus souvent pleuré que Troïlus. On loué la destinée de ceux qui meurent de vieillesse. Par quelle raison? Il me semble, au contraire, que si les vieillards avaient plus de temps à vivre, c'est eux dont la vie serait la plus agréable. Car de tous les avantages dont l'homme peut se flatter, la prudence est certainement le plus satisfaisant; et quand il serait vrai que la vieillesse nous prive de tous les autres, du moins nous procure-t-elle celui-là. Mais qu'appelle-t-on vivre longtemps? Eh! qu'y a-t-il pour nous qu'on puisse appeler durable? Il n'y a qu'un pas de l'enfance à la jeunesse; et notre course est à peine commencée, que la vieillesse nous atteint, sans que nous y pensions. Comme la vieillesse est notre borne, nous appelons cela un grand âge. Vous n'êtes censé vivre peu, ou beaucoup, que relativement à ce que vivent ceux-ci, ou ceux-là. Aristote dit que sur les bords du fleuve Hypanis, qui tombe du côté de l'Europe dans le Pont-Euxin, il se forme de certaines petites bêtes, qui ne vivent que l'espace d'un jour. Celle qui meurt à deux heures après midi, meurt bien âgée; et celle qui va jusqu'au coucher du soleil, meurt décrépite, surtout un grand jour d'été. Si vous comparez avec l'éternité la vie de l'homme la plus longue, vous trouverez que ces petites bêtes y tiennent presque autant de place que nous. [1,40] XL. Méprisons donc toutes ces faiblesses, car quel autre nom donner aux idées que l'on se fait d'une mort prématurée? Cherchons la félicité de la vie dans la constance, dans la grandeur d'âme, dans le mépris des choses humaines, dans toute sorte de vertus. Hé quoi, de vaines imaginations nous efféminent! Que les Chaldéens nous aient fait de belles promesses, nous croyons, si la mort en prévient l'effet, avoir été trahis, et réellement volés. Dans l'attente de ce qui nous arrivera, nos désirs sont sans cesse balancés par nos craintes, et ce n'est qu'angoisses et que perplexités. Heureux le moment après lequel nous n'aurons plus d'inquiétude, plus de souci! Que j'aime à me représenter le grand courage de Théramène! Car sa mort, quoiqu'on ne puisse la lire sans pleurer, n'est pourtant digne que d'admiration, et nullement de pitié. Ayant été mis en prison par l'ordre des trente Tyrans, il avala, comme s'il avait eu soif, la liqueur empoisonnée : et après avoir bu, il jeta ce qui en restait, de manière que cela fit un peu de bruit. Je la porte, dit-il en souriant, au beau Critias, qui avait été de tous ses juges le plus acharné à sa perte. Les Grecs ont cette coutume dans leurs festins, de nommer, quand ils ont bu, celui à qui la coupe doit passer. Ce grand homme, lorsque déjà le poison courait dans ses veines, plaisanta; et bientôt après sa mort, celle de Critias vérifia son présage. Une intrépidité si marquée, et poussée si loin, mériterait-elle nos louanges, si la mort était un mal? A quelques années de là, Socrate, livré à des juges aussi injustes que l'avaient été les Tyrans à l'égard de Théramène, est mis dans la même prison, et condamné à boire dans la même coupe. Quel discours donc tient-il à ses juges après que sa sentence lui a été prononcée? Le voici, tel que Platon l'a rendu. [1,41] XLI. «Je suis véritablement plein de cette espérance, que la mort qui m'attend, sera un avantage pour moi. Car il faut nécessairement l'un des deux, ou qu'à la mort nous perdions tout sentiment, ou qu'en sortant de ces lieux nous allions en d'autres. Si donc nous perdons tout sentiment, et que la mort ressemble à un profond sommeil, dont la tranquillité n'est troublée par aucun songe, bons Dieux ! que l'on gagne à mourir? Y a-t-il bien des jours qui soient préférables à une nuit passée dans un si doux sommeil? Et supposé qu'après la mort, toute l'éternité ressemble à une telle nuit, quel homme plus heureux que moi! Mais si, comme on le dit, la mort nous envoie dans un séjour destiné à une autre vie, c'est un bonheur plus grand encore. Quoi, échapper d'entre les mains de juges qui n'en ont que le nom; se trouver devant Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème, qui sont de véritables juges; et n'avoir plus de commerce qu'avec des âmes qui ont toujours chéri la justice et la probité! Que pensez-vous d'un voyage dont le terme est si agreable? Vous paraît-il que de pouvoir converser avec Orphée, avec Musée, avec Homère, Hésiode, cela soit à compter pour peu? Je voudrais, s'il était possible, mourir plusieurs fois, pour arriver où l'on jouit de cette félicité. Quel charme pour moi d'y voir Palamède, Ajax, tant d'autres qui ont été injustement condamnés! Il me semble qu'à nous conter nos aventures, nous y trouverions un plaisir réciproque. Mais un plaisir que je mettrais au-dessus de tous, ce serait d'y passer le temps à interroger, à examiner les uns et les autres, comme j'ai fait ici, pour démêler ceux qui ont été véritablement sages, d'avec ceux qui, ne l'étant pas, se piquaient de l'être. J'y étudierais, par exemple, quelle a été la sagesse du roi Agamemnon, celle d'Ulysse, de Sisyphe, d'une infinité d'autres hommes et femmes. Et pour avoir fait cet examen, il ne m'arriverait point, comme ici, d'être condamné au dernier supplice. Juges, qui avez été d'avis de m'absoudre, ne vous faites pas non plus une idée terrible de la mort. Un homme de bien , ni pendant la vie, ni après la mort, ne peut recevoir de mal. Jamais les Dieux immortels ne l'abandonnent. Et ce qui m'arrive à moi, n'est point l'effet du hasard. Je ne me plains, ni de ceux qui m'ont accusé, ni de ceux qui m'ont condamné ou si j'ai à m'en plaindre, c'est seulement parce que leur intention était de me nuire.» La fin de son discours mérite encore plus d'attention. "Il est temps", dit-il, "que nous nous séparions, moi, pour mourir; vous, pour continuer à vivre. Des deux lequel est le meilleur? Les Dieux immortels le savent, mais je crois qu'aucun homme ne le sait". [1,42] XLII. Que cette fermeté de Socrate est bien, selon moi, préférable à toute la fortune de ceux qui le condamnèrent ! Du reste, quoiqu'il dise que les Dieux savent eux seuls lequel vaut le mieux de la vie ou de la mort, ce n'est pas qu'il ne le sache très bien lui-même; car il s'en est expliqué auparavant : mais comme c'était sa coutume de ne rien affirmer, il la garde jusqu'au bout. Pour nous, tenons-nous-en à cette maxime, que rien de tout ce qui est donné par la Nature à tous les hommes, n'est un mal; et comprenons que si la mort était un mal, ce serait un mal éternel. Car, d'une vie misérable, la mort en paraît être la fin : au lieu que si d'autres misères suivent la mort, il n'y a plus de fin à espérer. Mais devais-je recourir à Socrate et à Théramène, deux hommes d'une si rare vertu, et d'une sagesse si renommée, puisque ce grand mépris de la mort s'est vu dans un simple Lacédémonien, dont même le nom n'est pas venu jusqu'à nous? Condamné au dernier supplice par les éphores, il s'y rendait d'un air gai et riant, lorsqu'un de ses ennemis lui dit : "Est-ce que tu méprises les lois de Lycurgue?" A quoi il répond : "J'ai au contraire bien des grâces à lui rendre de ce qu'il m'a condamné à une amende, que je puis payer sans emprunt". Vrai Lacédémonien, et qui fait honneur à sa patrie! J'ai peine à croire qu'avec cette fermeté d'esprit, il pût n'être pas innocent. Rome a fourni une infinité de grands courages mais n'aurais-je pas tort de vanter ici nos généraux, et ceux qui ont eu les premiers emplois dans nos armées, puisque Caton écrit que souvent des légions entières sont allées avec joie dans des lieux d'où elles croyaient ne devoir pas revenir? Telle fut l'intrépidité de ces Lacédémoniens, qui périrent aux Thermopyles, et que Simonide fait ainsi parler dans leur épitaphe: "Passant, qui nous vois ici, va dire à Sparte que nous y sommes morts en obéissant aux lois saintes de la patrie". Quel discours leur tient Léonidas, leur chef? "Lacédémoniens, marchons hardiment, ce soir peut-être nous souperons chez les morts". Un d'eux ayant entendu qu'un Perse disait par bravade, "Nous darderons tant de flèches qu'ils ne verront pas le soleil" - "Hé bien", reprit-il, "nous nous battrons à l'ombre". Je ne parle là que des hommes : et quelle fermeté dans cette Lacédémonienne, qui, apprenant que son fils avait été tué dans un combat, "Voilà, dit-elle, pourquoi je l'avais mis au monde; c'était pour défendre sa patrie au prix de son sang". [1,43] XLIII. Tant que les lois de Lycurgue furent en vigueur à Sparte, il y eut de la valeur. L'éducation, il faut l'avouer, servait fort à en faire des hommes courageux, et durs à eux-mêmes. Mais n'admirons-nous pas Thèodore de Cyrène, célèbre philosophe, qui, menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : "Intimidez", lui dit-il, "vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore, il lui est indifférent qu'il pourrisse, ou dans la terre, ou dans l'air". Réponse qui me fait songer qu'il est à propos de parler ici de la sépulture et des funérailles. Il n'y a qu'un mot à en dire, surtout après ce que nous venons de voir, que les morts ne sentent rien. On voit dans le Phédon, que j'ai déjà tant cité, de quelle manière Socrate pensait sur ce sujet. Quand il eut bien raisonné sur l'immortalité de l'âme, et que déjà son dernier moment approchait, Criton lui demanda comment il souhaitait d'être enterré. "Mes amis", reprit Socrate, "je me suis donné une peine bien inutile, puisque je n'ai pas persuadé à notre cher Criton que je m'envolerai d'ici, et que je n'y laisserai rien de moi. Cependant, Criton, si vous pouvez me rejoindre, ou si vous me trouvez quelque part, ordonnez, comme il vous plaira, de ma sépulture. Mais, croyez-moi, aucun de vous ne m'atteindra, quand je serai parti d'ici". Une parfaite indifférence de sa part, une entière liberté à son ami, rien de mieux. Diogène pensait de même, mais en qualité de Cynique, il s'est plus durement expliqué : "Qu'on me jette, dit-il, au milieu des champs". - Pour être dévoré par lés vautours? repartent ses amis. - Point du tout, mettez auprès de moi un bâton pour les chasser. - Hé ! comment les chasser, ajoutérent-ils, puisque vous ne les sentirez pas? - Si je ne les sens pas, reprit Diogène, quel mal donc me feront-ils en me dévorant? Anaxagore étant dangereusement malade à Lampsaque, ses amis lui demandèrent s'il voulait être reporté à Clazomène sa patrie. Il leur répondit très bien: "Cela n'est pas nécessaire, car de quelque endroit que ce soit, on est également proche des enfers". A ce sujet donc la seule réflexion à faire, c'est que la sépulture ne regarde que le corps, soit que l'âme périsse avec le corps, soit quelle lui survive. Or, dans l'un et dans l'autre cas, il est certain que le corps ne conserve point de sentiment. [1,44] XLIV. Mais tout est rempli d'erreurs. Achille traîne Hector attaché à son char; apparemment il se figure qu'Hector le sent; il croit par là se venger; et l'on se récrie là-dessus, comme sur la chose du monde la plus douloureuse : A la suite d'un char, ah! j'en frémis encor, Quatre coursiers traînaient le redoutable Hector. Quel Hector? et pour combien de temps sera-t-il Hector? Un autre de nos poètes fait parler Achille plus sagement : De son illustre fils Priam n'a que le corps, Et j'ai précipité son âme aux sombres bords. Votre char, Achille, ne traînait donc pas Hector; il ne traînait qu'un corps qui avait été celui d'Hector. Un autre sortant de dessous terre, réveille sa mère, et lui dit, O vous, dont le sommeil tient les sens assoupis, ma mère, écoutez-moi, prenez pitié d'un fils. Quand ces vers sont récités d'un ton lugubre, et qui émeut tous les spectateurs, il est difficile de ne pas croire dignes de pitié, ceux à qui les devoirs funèbres n'ont pas été rendus. Souffrez que d'un bûcher les flammes honorables Dérobent aux vautours mes restes déplorables : (Il craint que si ses membres sont déchirés, il ne puisse s'en servir; mais il ne le craint pas si on les brûle.) Et ne leur laissez pas, sur ces champs désolés, Trainer d'un roi sanglant les os demi-brûlés. Puisqu'il récite de si beaux vers au son de la flûte, je ne vois pas de quoi il a peur. Un principe certain, c'est qu'on ne doit point se mettre en peine de ce qui n'arrive qu'après la mort, quoiqu'il y ait des fous qui étendent leur vengeance jusque sur le cadavre de leur ennemi. Thyeste, dans une tragédie d'Ennius, faisant des imprécations contre Atrée, lui souhaite de périr par un naufrage. C'est lui souhaiter un affreux genre de mort, et qui fait cruellement souffrir. Mais ce qu'il ajoute : Que poussé sur un roc de pointes hérissé, il meure furieux, de mille coups percé; Que de leur sang impur ses entrailles livides Noircissent les ronces arides; c'est une imprécation bien vaine, car le rocher où il veut qu'on l'attache, n'est pas plus insensible que le cadavre, pour lequel il s'imagine que ce sera un grand tourment d'y être attaché. La peine serait horrible pour qui la sentirait; elle est nulle pour qui ne sent rien. Il ajoute encore une autre chose, qui n'est pas moins frivole: Et qu'exclu de la tombe, il soit privé du port, Qui nous met à l'abri des atteintes du sort. Quelle erreur de se figurer que le tombeau soit comme un port où le cadavre est à l'abri, et où le mort prend du repos! Pélops n'est pas excusable d'avoir si mal endoctriné son fils, et de ne lui avoir pas donné de plus saines idées. [1,45] XLV. Mais pourquoi nous arrêter aux opinions de quelques particuliers? Tous les peuples ont leurs préjugés. Les Égyptiens embaument les morts, et les gardent dans leurs maisons. Les Perses les enduisent de cire, pour les conserver le plus qu'ils peuvent. Les Mages n'enterrent les leurs qu'après les avoir fait déchirer par des bêtes. En Hyrcanie on croit que d'être mangé par un chien, c'est le tombeau le plus honorable. Ils ont pour cet effet une espèce particulière de chiens, dont ils font grand cas. Les riches en nourrissent chez eux pour leur personne, il y en a de nourris pour le commun aux frais du public; et chacun, selon ses facultés, pourvoit à ce qu'il soit déchiré après sa mort. Chrysippe, qui se plaisait fort aux recherches historiques, parle de quantité d'autres coutumes semblables, mais parmi lesquelles il s'en trouve de si vilaines, que j'aurais horreur de les rapporter. Ou voit donc par tout. ce que j'ai dit, que nous n'avons point à nous inquiéter de nos funérailles. Mais d'un autre côté aussi, nous ne devons pas négliger celles de nos proches, quoique les morts ne sachent point ce qui se fait pour eux. C'est aux vivants à regarder ce qu'ils doivent en pareil cas à la bienséance, et à la coutume; persuadés que c'est leur affaire propre, et que les morts n'y sont intéressés en rien. Quant aux mourants, ce leur est une ressource bien consolante, que le souvenir d'une belle vie. En quelque temps que meure un homme qui a toujours fait tout le bien qu'il a pu, il n'a point à se plaindre de n'avoir pas vécu assez. Pour moi, je me suis vu, en diverses conjonctures, où ma mort se fût placée bien à propos : et plût à Dieu qu'elle n'eût pas tardé à venir! Je ne pouvais m'acquérir une plus haute réputation; j'avais rempli tous les devoirs de la société; il ne me restait qu'à combattre la fortune. Aujourd'hui donc, si ma raison n'a pas la force de m'aguerrir contre la mort, je n'ai qu'à me remettre devant les yeux ce que j'ai fait, et je trouverai que ma vie n'aura pas été trop courte, à beaucoup près. Car enfin , quoique l'anéantissement nous rende insensibles, cependant la gloire qu'on s'est acquise est un bien dont il ne nous prive pas : et quoiqu'on ne recherche point la gloire directement pour elle-même, elle ne laisse pas pourtant de marcher toujours à la suite de la vertu , comme l'ombre à côté du corps. Il est bien vrai que quand les hommes s'accordent unanimement à louer les vertus d'un mort, ces louanges font plus d'honneur à ceux qui les donnent, qu'elles ne servent à la félicité de celui qui en est l'objet. [1,46] XLVI. Mais après tout, de quelque manière qu'on l'entende, je ne saurais dire qu'aujourd'hui Lycurgue et Solon n'aient pas la gloire d'avoir été de grands législateurs : que Thémistocle et qu'Épaminondas n'aient pas celle d'avoir été de grands guerriers. Plutôt Salamine sera ensevelie dans la mer, qu'on ne perdra le souvenir de la victoire remportée à Salamine : et plutôt la ville de Leuctres sera détruite, que la bataille de Leuctres ne tombera dans l'oubli. Des noms encore plus durables, sont ceux de Curius, de Fabricius, de Calatinus, des deux Scipions, des deux Africains, de Maximus, de Marcellus, de Paulus, de Caton, de Lélius, et de bien d'autres Romains. Quiconque sera parvenu à retracer en soi quelques-unes de leurs vertus, et non pas dans l'esprit du peuple, mais au jugement des sages, il n'a, si l'occasion s'en présente, qu'à marcher d'un pas intrépide à la mort, persuadé que mourir est le souverain bien, ou que du moins ce n'est pas un mal. Il souhaitera même d'être surpris au milieu de ses prospérités, parce que le plaisir de les accroître ne saurait être aussi vif pour lui, que le chagrin qu'il risque d'en déchoir. Et c'est apparemment ce qu'un Lacédémonien voulait faire entendre à Diagoras de Rhodes, lequel, après avoir été autrefois couronné lui-même aux Jeux Olympiques, eut la joie d'y voir ses deux fils couronnés dans une même journée. Il aborda le vieux athlète, et dans son compliment, "Mourez", lui dit-il, "car vous ne monterez pas au ciel". On attache parmi les Grecs, ou plutôt anciennement on attachait à ces sortes de victoires beaucoup d'honneur, peut-être trop. Ainsi ce Lacédémonien jugeait qu'une famille, qui avait elle seule remporté trois prix à Olympie, ne pouvait aspirer à rien de plus grand; et que Diagoras par conséquent serait heureux, s'il ne demeurait pas plus longtemps exposé aux coups de la fortune. Je vous avais d'abord répondu en peu de mots : et ce peu vous suffisait à vous, car vous étiez convenu qu'après la mort on ne souffrait pas. J'ai poussé ensuite mes réflexions plus loin, exprès pour avoir de quoi nous consoler, quand nous venons à perdre quelqu'un de nos amis. Si nos intérêts en souffrent, et que ce soit là ce qui cause notre affliction, il faut y mettre des bornes, pour n'en pas laisser voir le principe, qui est l'amour de nous-mêmes. Mais ce sera un tourment affreux, intolérable, si nous avons dans l'esprit que les personnes qui sont l'objet de nos regrets, conservent du sentiment, et se trouvent plongées dans ces horreurs dont le peuple se forge l'idée. J'ai voulu me désabuser là-dessus une bonne fois pour toutes : et de là vient que peut-être j'ai été trop long. [1,47] XLVII. (L'AUDITEUR) Vous trop long? Du moins ce n'a pas été pour moi. Par la première partie de votre discours, vous m'avez fait désirer la mort; par la dernière vous me l'avez fait regarder, ou avec indifférence, ou avec mépris : et ce qui résulte enfin de ce que j'ai entendu, c'est que la mort bien sûrement ne doit point être comptée au nombre des maux. (CICÉRON) Attendez-vous, que suivant les préceptes de la rhétorique, je fasse ici une péroraison? Ou plutôt, ne faut-il pas que je renonce pour jamais à tout ce qui sent l'orateur? (L'AUDITEUR) Vous auriez tort de renoncer à un art qui vous doit une partie de sa gloire. Et pour le dire franchement, vous lui devez la vôtre. Ainsi voyons cette péroraison. J'en suis curieux. (CICÉRON) On a coutume dans les écoles de faire voir quelle opinion les Dieux ont de la mort : et cela, non par des fictions, mais par des récits tirés d'Hérodote, et de plusieurs autres auteurs. On raconte surtout la fameuse histoire d'une prêtresse d'Argos, et de Cléobis et Biton ses enfants. Un jour de sacrifice solennel, cette prêtresse devant se trouver dans le temple à heure marquée, et les boeufs qui devaient la conduire, tardant trop à venir, ses deux enfants aussitôt quittèrent leurs habits, se frottèrent d'huile, et s'étant attelés eux-mêmes, traînèrent le char jusqu'au temple, qui était assez éloigné de la ville. Quand la prêtresse fut arrivée, elle pria Junon de leur accorder, en reconnaissance de leur amour filial, le plus grand bien qui puisse arriver à l'homme : ils soupèrent avec leur mère, ils s'endormirent après, et le lendemain matin on les trouva morts. Trophonius et Agamède firent, dit-on, une prière semblable après qu'ils eurent bâti le temple de Delphes. En récompense d'un travail si considérable, ils demandèrent à Apollon ce qui pouvait leur être le plus avantageux, sans rien spécifier. Apollon leur fit entendre qu'à trois jours de là ils seraient exaucés : et le troisième jour on les trouva morts. D'où l'on infère qu'Apollon, ce Dieu à qui tous les autres Dieux ont donné en partage la connaissance de l'avenir, a jugé que la mort était le plus grand bien de l'homme. [1,48] XLVIII. On rapporte aussi de Silène, qu'ayant été pris par le roi Midas, il lui enseigna, comme une maxime d'assez grand prix pour payer sa rançon, "Que le mieux qui puisse arriver à l'homme, c'est de ne point naître; et que le plus avantageux pour lui quand il est né, c'est de mourir promptement". Euripide, dans une de ses tragédies, a employé cette pensée: "Qu'à l'un de nos amis un enfant vienne à naître Loin de fêter ce jour ainsi qu'un jour heureux, On devrait au contraire en pleurer avec eux. Mais si ce même enfant aussitôt cessait d'être, C'est alors qu'il faudrait, en bénissant le sort, Aller fêter le jour d'une si prompte mort". Il y a quelque chose de semblable dans la consolation de Crantor, où il est dit qu'un certain Élysius de Térine, au désespoir d'avoir perdu son fils, alla pour savoir la cause de sa mort, dans un lieu où l'on évoque les ombres; et que là, pour réponse on lui donna ces vers par écrit. La mort est un bien désirable. Les hommes dans l'erreur connaissent peu ce bien. Ton cher fils en jouit par un sort favorable. C'est son avantage et le tien. Voilà sur quelles autorités on dit dans les écoles, que les Dieux ont décidé cette question. Et nous avons même l'Éloge de la mort, composé par Alcidamas, qui fut un des grands rhéteurs de l'antiquité. Il a bâti son discours sur l'énumération des misères humaines : les raisons spéculatives des philosophes ne s'y trouvent pas : mais du côté de l'éloquence, le discours a son mérite. Toutes les fois que les autres rhéteurs parlent des morts souffertes pour la patrie, ils en parlent comme des morts, non seulement glorieuses, mais heureuses. Ils exaltent la mort d'Erechtée, de ses filles, qui eurent le courage de prodiguer leur vie pour le salut des Athéniens. Ils exaltent la mort de Codrus, qui, pour n'être point reconnu à ses habits royaux, se déguisa en esclave et se jeta au milieu des ennemis, parce que l'oracle avait répondu qu'Athènes remporterait la victoire, si son roi était tué dans le combat. Ils n'oublient pas Ménécée, qui, sur un oracle à peu près semblable, versa son sang pour sa patrie. Ils comblent d'éloges Iphigénie, qui se fit conduire en Aulide, et demanda d'y être immolée, pour acheter au prix de ses jours la perte des ennemis. [1,49] XLIX. De là passant à des temps moins reculés, ils célèbrent la mémoire d'Harmodius et d'Aristogiton; celle de Léonidas parmi les Spartiates; celle d'Épaminondas parmi les Thébains. Et combien y a-t-il de nos Romains, qui ont regardé une mort accompagnée de gloire, comme le plus digne objet de leurs désirs? Mais les rhéteurs grecs n'en font pas mention, parce qu'ils ne les connaissent point. Après de si grands exemples, ne laissons pas d'employer toutes les forces de l'éloquence, comme si nous haranguions du haut d'une tribune, pour obtenir des hommes, ou qu'ils commencent à désirer la mort, ou que du moins ils cessent de la craindre. Car enfin, si elle ne les anéantit pas, et qu'en mourant ils ne fassent que changer de séjour, y a-t-il rien de plus désirable pour eux? Et si elle les anéantit, quel plus grand avantage que de s'endormir au milieu de tant de misères, et d'être doucement enveloppé d'un sommeil qui ne finit plus? Je trouve, cela étant, que notre Ennius, lorsqu'il disait : "Qu'on ne me rende point de funèbres hommages", parlait mieux que le sage Solon, qui, au contraire, dit : "Qu'au jour de mon trépas, tous mes amis en deuil Gémissent, et de pleurs arrosent mon cercueil". Pour nous, au cas que nous recevions du ciel quelque avertissement d'une mort prochaine, obéissons avec joie, avec reconnaissance, bien convaincus que l'on nous tire de prison, et que l'on nous ôte nos chaînes, afin qu'il nous arrive, ou de retourner dans le séjour éternel, notre véritable patrie, ou d'être à jamais quittes de tout sentiment et de tout mal. Que si le ciel nous laisse notre dernière heure inconnue, tenons-nous dans une telle disposition d'esprit, que ce jour, si terrible pour les autres, nous paraisse heureux. Rien de ce qui a été déterminé, ou par les Dieux immortels, ou par notre commune mère, la Nature, ne doit être compté pour un mal. Car enfin, ce n'est pas le hasard, ce n'est pas une cause aveugle qui nous a créés : mais nous devons l'être certainement à quelque puissance, qui veille sur le genre humain. Elle ne s'est pas donné le soin de nous produire, et de nous conserver la vie, pour nous précipiter, après nous avoir fait éprouver toutes les misères de ce monde, dans une mort suivie d'un mal éternel. Regardons plutôt la mort comme un asile, comme un port qui nous attend. Plût à Dieu que nous y fussions menés à pleines voiles! Mais les vents auront beau nous retarder, il faudra nécessairement que nous arrivions, quoiqu'un peu plus tard. Or, ce qui est pour tous une nécessité, serait-il pour moi seul un mal? Vous me demandiez une péroraison, en voilà une, afin que vous ne m'accusiez pas d'avoir rien omis. Je sens qu'elle me donne encore de nouvelles forces contre les approches de la mort. (CICÉRON) J'en suis ravi. Mais présentement songeons à prendre un peu de repos. Demain, et tout le temps que nous serons à Tusculum, nous continuerons nos entretiens, où surtout nous travaillerons à nous guérir de nos chagrins, de nos erreurs, de nos passions. C'est de toute la philosophie ce qu'on peut recueillir de plus utile. [2,0] LIVRE SECOND. DE LA DOULEUR. Qu'on doit la supporter. [2,1] I. Pyrrhus, dans Ennius, dit qu'il a besoin de philosopher, mais seulement un peu, et sans vouloir s'y livrer tout entier. Pour moi, Brutus, je crois en avoir besoin aussi. Que pourrais-je faire de mieux, surtout dans un temps où je n'ai rien à faire? Mais je ne veux pas, à l'exemple de Pyrrhus, me prescrire des bornes. Car, à moins que d'avoir embrassé toute la philosophie, ou presque toute, il est difficile d'en avoir quelques points détachés : et l'on ne peut d'ailleurs, ni faire un choix, sans connaître ce qu'on rejette; ni posséder une partie de cette science, sans se sentir pour le reste une égale curiosité. A l'égard d'un homme occupé, et d'un guerrier, tel qu'était alors Pyrrhus, j'avoue que ce peu même qu'il sait, ne laisse pas de lui être souvent d'un grand secours; et qu'il en retire des avantages, non pas tels que les produirait une parfaite connaissance de la philosophie, mais qui suffisent pour le délivrer, au moins en partie, des maux que la cupidité, que le chagrin, que la crainte seraient capables de lui causer. Par exemple, depuis notre dernière conférence de Tusculum, la mort m'a paru ne mériter qu'un grand mépris : et ce mépris ne contribue pas peu à nous tranquilliser l'âme. Car de craindre une chose inévitable, c'est ne pouvoir de sa vie compter sur un moment de repos. Au lieu qu'en regardant la mort, non seulement comme nécessaire, mais comme une chose qui d'elle-même n'a rien de terrible, on se ménage par là une puissante ressource pour vivre heureux. Je n'ignore cependant pas que bien des gens prendront à tâche de me contredire. Mais pour n'en pas courir les risques, je n'avais qu'un moyen; ne point écrire du tout. Par mes Oraisons même, où je me proposais de plaire à la multitude, parce qu'en effet l'Éloquence, qui est un art populaire, a pour but l'approbation des auditeurs, j'ai éprouvé combien les jugements du public étaient partagés. Il se trouvait de ces esprits, qui sont disposés à ne louer que ce qu'ils croient pouvoir imiter; et qui prennent les bornes de leurs talents pour les bornes de l'art. Je les accablais par une profusion de pensées, et d'expressions. Ils eussent mieux aimé, disaient-ils, un style décharné et affamé, que tant de fécondité et d'abondance. Voilà d'où sortit cette secte de prétendus Attiques, qui ne savaient pas eux-mêmes ce que c'est qu'atticisme, et qui, ayant été presque sifflés en plein barreau, ont pris enfin le parti de se taire. Que n'ai-je donc pas à craindre, lorsque je m'engage dans un genre d'écrire, où le peuple, sur qui j'avais à compter pour le succès de mes Oraisons, ne peut m'être bon à rien? Car il ne faut à la philosophie qu'un petit nombre de juges; et c'est à dessein qu'elle fuit la multitude, à qui elle est tellement suspecte, tellement odieuse, que si quelqu'un veut la blâmer en général, et sans restriction, il aura sûrement le peuple pour approbateur; et qu'en particulier, si l'on veut attaquer la secte à laquelle je me suis principalement attaché, on y sera encore aidé par les partisans de toutes les autres sectes. J'ai répondu dans mon Hortensius à ceux qui se déclarent contre toute philosophie en général. [2,2] II. Et je crois n'avoir point mal développé dans mes quatre livres "Académiques", ce qu'il y avait à dire pour la défense de l'Académie. Mais enfin, bien loin de trouver étrange qu'on écrive contre moi, c'est au contraire ce que je souhaite passionnément. Jamais la philosophie n'aurait été si fort en honneur parmi les Grecs, sans l'éclat que lui attiraient les disputes et les altercations de leurs savants. Ainsi j'exhorte tous ceux qui en sont capables, à enlever jusqu'à cette sorte de mérite à la Grèce, où présentement tout languit. Qu'ils transportent ici la Philosophie, comme nos ancètres ont travaillé à y transporter les autres arts, qui leur paraissaient utiles : et comme nous avons vu l'éloquence, dont les commencements furent si faibles parmi nous, y arriver à un si haut point de perfection, que déjà, selon le cours naturel de presque toutes choses, elle décline, et va bientôt, ce me semble, retomber dans le néant. Pour hâter donc les progrès de la philosophie, qui commence seulement à naître dans Rome, donnons toute liberté de nous attaquer, et de nous réfuter. C'est à quoi ne peuvent se résoudre qu'avec peine ceux qui ont épousé des dogmes dont ils ne peuvent se départir; et qui, par l'enchaînement de leurs principes, sont dans la nécessité d'admettre des conséquences que sans cela ils rejetteraient. Mais nous, académiciens, qui nous en tenons aux probabilités, et qui, le vraisemblable étant trouvé, ne pouvons étendre nos vues au delà, nous sommes disposés, et à réfuter les autres sans opiniâtreté, et à souffrir sans émotion que les autres nous réfutent. Que si nos Romains prennent du goût pour la philosophie, nous n'aurons plus besoin des bibliothèques grecques, où l'on est accablé d'une infinité de volumes, parce que cette nation a produit une infinité d'auteurs, qui, pour la plupart, se copient les uns les autres : et il en arrivera de même à nos écrivains, si nous en avons beaucoup qui se tournent de ce côté-là. Portons-y le plus que nous pourrons ceux qui ont fonds de belle littérature, et qui sont en état d'écrire élégamment, solidement, méthodiquement. [2,3] III. Car nous avons déjà une espèce de gens, qui veulent qu'on leur donne le nom de philosophes, et dont les ouvrages latins ne sont pas, dit-on, en petite quantité. J'aurais tort de les mépriser, n'ayant rien lu de leur façon. Puisqu'eux-mêmes ils se donnent pour écrire sans ordre, sans méthode, sans élégance, sans ornement, je laisse là une lecture qui ne me promet point de plaisir. Quant à leur doctrine, pour peu que l'on ne soit pas tout à fait ignorant, on sait en quoi elle consiste. Ainsi du moment qu'ils ne s'étudient point à plaire, je ne vois pas pourquoi, hors de leur parti, ils auraient des lecteurs. Platon, les autres disciples de Socrate, et leurs successeurs, sont lus de tout le monde : même de ceux qui n'approuvent pas, ou qui du moins n'épousent pas leurs opinions. Mais ni Épicure ni Métrodore ne sont guère qu'entre les mains de leurs sectateurs : et ceux de nos auteurs latins, qui marchent sur leurs traces, n'ont de même pour lecteurs que ceux qui pensent comme eux. Pour moi, sur quelque sujet qu'on écrive, je crois que ce doit être de manière à se faire lire par tous ceux qui ont du goût: et si je n'y réussis point, ce n'est pas qu'il me semble qu'on puisse s'en dispenser. Aussi ai-je toujours aimé la méthode des Péripatéticiens et des Académiciens, qui est de traiter le pour et le contre sur chaque matière; non seulement, parce que c'est l'unique moyen de voir où se trouve la vraisemblance, mais encore parce qu'il n'y a rien de si propre à nous exercer dans l'art de la parole. Aristote suivit cette méthode le premier, et ses disciples l'ont retenue. Philon, qui a vécu de nos jours, et que j'ai beaucoup entendu, nous enseignait la rhétorique dans un temps, la philosophie dans un autre. J'ai fait, à la prière de mes amis, un semblable partage du loisir que j'ai dans ma maison de Tusculum. Aujourd'hui, comme hier, nous avons donné la matinée à l'art oratoire; et nous sommes descendus après midi dans l'Académie, où, en nous promenant, nous avons philosophé. [2,4] IV. Voici donc, non pas un simple récit de notre conférence, mais notre conférence même, rendue presque mot pour mot. Tel en a été le début. (L'A.) On ne saurait dire combien j'eus hier de plaisir à vous entendre, ou plutôt combien j'y ai gagné. Il est vrai, et je puis m'en répondre à moi-même, que jamais la vie ne m'avait paru être d'un certain prix. Mais pourtant lorsqu'il m'arrivait de songer qu'un jour mes yeux se fermeraient à la lumière, et que je perdrais tous les agréments de la vie, cette idée de temps en temps m'effrayait un peu, et m'attristait. Vous m'avez si bien guéri, qu'à l'heure qu'il est, croyez-moi, la mort me paraît la chose du monde qui mérite le moins qu'on s'en occupe. (C.) Il n'y a rien là d'étonnant; c'est l'effet de la philosophie. Elle guérit les maladies de l'âme, dissipe les vaines inquiétudes, nous affranchit des passions, nous délivre de la peur. Mais sa vertu n'opère pas également sur toute sorte d'esprits. Il faut que la nature y ait mis certaines dispositions. Car non seulement la Fortune, comme dit le proverbe, aide ceux qui ont du coeur; mais cela est bien plus vrai encore de la raison. Il lui faut des âmes courageuses, si l'on veut que leur force naturelle soit aidée et soutenue par ces préceptes. Vous êtes né avec des sentiments élevés, sublimes, qui ne vous inspirent que du mépris pour les choses humaines: et de là vient que mon discours contre la mort s'est aisément imprimé dans une âme forte. Mais sur combien peu de gens ces sortes de réflexions agissent-elles, parmi ceux mêmes qui les ont mises au jour, approfondies dans leurs disputes, étalées dans leurs écrits? Trouve-t-on beaucoup de philosophes, dont les moeurs, dont la façon de penser, dont la conduite soit conforme à la raison : qui fassent de leur art, non une ostentation de savoir, mais une règle de vie : qui s'obéissent à eux-mêmes, et qui mettent leurs propres maximes en pratique? On en voit quelques-uns si pleins de leur prétendu mérite, qu'il leur serait plus avantageux de n'avoir rien appris; d'autres, avides d'argent; d'autres, de gloire; plusieurs, esclaves de leurs plaisirs. Il y a, entre ce qu'ils disent et ce qu'ils font, un étrange contraste. Rien, à mon avis, de plus honteux. En effet, qu'un grammairien parle mal, qu'un musicien chante mal, ce leur sera une honte d'autant plus grande, qu'ils péchent contre leur art. Un philosophe donc, lorsqu'il vit mal, est d'autant plus méprisable, que l'art où il se donne pour maître, c'est l'art de bien vivre. [2,5] V. (L'A.) Mais, si cela est, n'y a-t-il pas à craindre que les louanges, dont vous comblez la philosophie, ne soient bien mal fondées? Car, puisque ses plus habiles maîtres ne sont pas toujours d'honnêtes gens, ne s'ensuit-il pas de là qu'elle n'est bonne à rien? (C.) On aurait tort de conclure ainsi. Car, de même que tous les champs, quoique cultivés, ne rapportent pas, et qu'il n'est point vrai, comme l'a dit un de nos poètes, "Que de soi le bon grain, sans besoin d'aliment, Dans un champ, même ingrat, sait croître heureusement"; de même, tous les esprits, quoique cultivés, ne fructifient point. Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu'il en est d'une âme heureusement née, comme d'une bonne terre; qu'avec leur bonté naturelle, l'une et l'autre ont encore besoin de culture, si l'on veut qu'elles rapportent. Or la culture de l'âme, c'est la philosophie. Elle déracine les vices, elle prépare l'âme à recevoir de nouvelles semences, elle les y jette, les y fait germer; et avec le temps il s'y trouve abondance de fruits. Remettons-nous donc à philosopher, comme nous faisions hier; et, si bon vous semble, proposez-moi le sujet. (L'A.) Je trouve que la douleur est de tous les maux le plus grand. (C.) Plus grand même que le déshonneur? (L'A.) Je n'ose dire cela : et j'ai honte de me voir sitôt obligé à rétracter ma proposition. (C.) Y persister serait bien plus honteux. Qu'y aurait-il de moins digne de vous, que de croire qu'il y ait quelque chose de pis que l'ignominie, le crime, l'infamie? Plutôt que de s'en voir souillé, quelles douleurs, quels tourments ne doit-on pas souffrir, braver, affronter? (L'A.) Oui, c'est ainsi que je pense. Mais la douleur, pour n'être pas le plus grand des maux, ne laisse pas d'en être un. (C.) Voyez-vous comme déjà un petit mot d'avis vous a bien fait rabattre de l'idée que vous en aviez? (L'A.) Il est vrai; mais il me faut encore quelque chose de plus. (C.) J'y ferai mes efforts : mais l'entreprise n'est pas petite, et j'ai besoin de trouver un esprit docile. (L'A.) Vous serez content de moi. Partout où la raison me conduira, je la suivrai, comme je fis hier. [2,6] VI. (C.) Premièrement donc, parlons des philosophes qui ont marqué ici de la faiblesse. Il y en a eu plusieurs, et de sectes différentes. A la tête de tous, soit pour l'ancienneté, soit pour l'autorité, est Aristippe, disciple de Socrate. Il a bien osé dire que la douleur était le souverain mal. Épicure s'est aisément prêté à cette opinion lâche et féminine. Après lui, est venu Hiéronyme le Rhodien, qui a dit que le souverain bien était de vivre sans douleur : tant il a cru la douleur un grand mal. Tous les autres, excepté Zénon, Ariston, et Pyrrhon, disent comme vous, qu'effectivement la douleur est un mal, mais qu'il y en a de plus grands. Ainsi cette opinion , que la douleur est le plus grand des maux, quoique la nature elle-même, quoique toute âme généreuse la désavoue, et qu'il n'ait fallu, pour vous la faire rejeter, que vous mettre la douleur en parallèle avec le déshonneur, est cependant une opinion enseignée depuis tant de siècles, et par des philosophes, les précepteurs du genre humain! Avec de telles maximes, qui ne croira que ni la vertu, ni la gloire, ne méritent d'être achetées au prix de quelque douleur corporelle? Ou plutôt, à quelle infamie se refusera-t-on, pour éviter ce qu'on croit le souverain mal? Mais, d'ailleurs, sur ce principe, quel homme ne serait à plaindre? Car, ou l'on souffre actuellement de vives douleurs, ou l'on a toujours à craindre qu'il n'en survienne. Personne donc dans aucun temps ne peut être heureux. Un homme parfaitement heureux selon Métrodore, c'est celui qui se porte bien, et qui a certitude qu'il se portera toujours bien. Mais cette certitude, quelqu'un peut-il l'avoir? [2,7] VII. Quant à Épicure, je crois qu'il a voulu plaisanter. Qu'un sage soit au milieu des flammes, ou sur la roue, dit-il quelque part; et peut-être vous attendez-vous qu'il ajoute : il le prendra en patience, ne succombera point à ses douleurs. Par Hercule, ce serait beaucoup, et l'on ne demanderait rien de plus à cet Hercule même, par qui je viens de jurer. Mais pour Épicure, ce grand ennemi de la mollesse, cet homme si austère, ce n'est point assez. Jusque dans le taureau de Phalaris, un sage dira : Que ceci est agréable! que j'en suis peu ému! Agréable! Trouver cela indifférent, ce serait donc trop peu? Mais ceux mêmes qui nient que la douleur soit un mal, ne vont point jusqu'à dire que, d'être à la torture, ce soit quelque chose d'agréable. Ils disent que cela est fâcheux; que cela est sensible; que la nature y répugne ; mais non pas que ce soit un mal. Et lui, dans la persuasion où il est que la douteur n'est pas seulement un mal , mais le plus grand des maux, il ne laisse pas de vouloir qu'un sage la trouve agréable. Je n'en exige pas tant de vous. Laissons ce voluptueux tenir, dans le taureau de Phalaris, le langage qu'il tiendrait dans un lit mollet. Pour moi, je ne crois point la sagesse capable d'un si grand effort. C'est remplir son devoir, que de marquer du courage en pareil cas. Mais de la joie, n'allons pas si loin. Car la douleur est assurément quelque chose d'incommode, d'affligeant, de triste, d'odieux à la nature, de pénible à souffrir, à endurer. Jugez-en par Philoctète. On peut bien lui pardonner de gémir, puisqu'il avait eu devant les yeux l'exemple d'Hercule même, qui, dans l'excès de ses douleurs, poussait de hauts cris sur le mont OEta. Philoctète donc, héritier des flèches d'Hercule, ne trouve pas ce présent d'une grande ressource, "Quand le poison malin, qui pénètre mes veines, Me livre sans relâche à de cruelles peines", dit-il; et appelant au secours, désirant la mort, il ajoute: "Qui de vous à mes cris se laissera toucher? Qui, me précipitant du haut de ce rocher, Me fera dans les flots éteindre ce bitume, Ce venin, dont le feu jusqu'aux os me consume?" Puisque la douleur arrache de semblables cris, il est difficile de ne pas dire qu'elle est un mal, et un grand mal. [2,8] VIII. Voyons Hercule lui-même, qui, dans un temps où la mort le conduisait à l'immortalité, fut vaincu par la douleur. Quand Déjanire lui eut fait mettre cette robe teinte du sang d'un Centaure, et qu'il en sentit l'impression au dedans de ses entrailles, à quelles plaintes ne se laissait-il pas aller, si l'on en croit Sophocle? "Oui, les plus durs combats, les assauts les plus forts, Les plus cruels travaux de l'esprit et du corps, De Junon contre moi la fureur irritée, Les ordres foudroyants du barbare Eurysthée, Tous ces maux ont été moins funestes pour moi, Que n'est d'une robe empestée Le fatal et sinistre envoi. Il en sort un poison, une brillante cire, Qui s'attache à mon corps, le suce, le déchire. Mais, ô destin trop outrageant! Est-ce pour mon honneur, à l'inhumaine lance Ou d'un centaure, ou d'un géant, Que je puis imputer l'excès de ma souffrance? Sont-ce tous les Grecs assemblés, Qui me font à leur tour éprouver leur vengeance? Sont-ce ces peuples reculés, Où par des efforts trop zélés J'ai tâché de porter les mœurs et la science? Ma défaite, opprobre éternel! De la main d'une femme est le perfide ouvrage. O mon fils, mon vrai fils! si l'amour paternel Aujourd'hui sur le maternel Dans ton coeur, comme il doit, remporte l'avantage; Va, cours, j'attends ici ta mère à mes genoux. Que ton bras t'abandonne à mon juste courroux. Ose te faire voir digne fils de ton père. Au seul récit de mes douleurs, un jour le monde entier, du tribut de ses pleurs Honorera notre misère. Quelle horreur, dira-t-on, a contraint de gémir, Ainsi qu'une femme timide, Le fier, le magnanime Alcide, Que nul affreux danger ne fit jamais frémir? [2,9] IX. Témoin du tourment qui me tue, Viens, approche, mon fils : sur mon corps déchiré, Vois l'effet du venin dont je suis dévoré. Voyez tous, par quels maux ma constance abattue Cède au funeste sort que l'on m'a préparé. Et toi, père des Dieux, lançant sur moi ta foudre, Achève, par pitié, de me réduire en poudre. Ah! je sens de mon mal, de mon feu dévorant, Que dans cet instant même un accès me reprend. Quelle cuisante ardeur! quelles pointes aiguës! Oh! qu'Hercule aujourd'hui d'Hercule est différent! Mes forces, ma vigueur, qu'êtes-vous devenues? Est-ce par vous que j'ai dompté Le lion, terreur de Némée? Que j'ai défait Nessus , monstre si redouté? Abattu l'hydre enfin, tant de fois ranimée? Est-ce par vous que j'ai tiré Des portes de l'enfer le chien à triple tête? Que j'ai d'Erymanthe atterré A mes pieds l'effroyable bête? Que j'ai percé le flanc du dragon furieux, Qui des filles d'Hesper gardait l'or précieux ? Hélas! à quoi me sert qu'on chante Mon nom si grand, si glorieux ? Hélas! à quoi me sert qu'on vante Mon bras toujours victorieux?" Pouvons-nous après cela mépriser la douleur, nous, dis-je, quand nous voyons Hercule même souffrir avec si peu de fermeté? [2,10] X. Autre exemple, tiré d'Eschyle, non seulement poète, mais, à ce qu'on dit, pythagoricien. Quels sentiments met-il dans la bouche de Prométhée, souffrant pour son larcin de Lemnos ? "Quand à l'insu des Dieux, sa téméraire main Par un art pour lui trop funeste; Dans la boutique de Vulcain sut dérober le feu céleste, Dont il fit part au genre humain," Jupiter, pour l'en punir, l'attacha sur le mont Caucase; et c'est dans cette situation, que Prométhée tient ce discours. "Titans, race du ciel, à ce triste rocher Venez contempler votre frère, Qu'ici de Jupiter attache la colère; Ainsi que l'on voit un nocher, De nuit, dans la peur de l'orage, Attacher sa barque au rivage. Trop ingénieux pour mon mal, Vulcain, par l'ordre de son père, Est venu me clouer sur ce mont infernal, Où de trois en trois jours une aigle meurtrière Avide de mon sang, vient d'un bec inhumain Me déchirer le cœur pour repaître sa faim, Et ne donne à ce coeur le loisir de renaitre, Que pour recommencer toujours à s'en repaître. Je voudrais écarter en vain L'impitoyable oiseau, ministre de mes peines : Mes bras sont arrêtés par d'invisibles chaînes. Tel est de Jupiter le décret souverain. En proie à la douleur, pour la mort je soupire; Mais n'obtenant pas même un instant de sommeil, Je sens fondre mon corps goutte à goutte au soleil, Et n'expirant jamais, à tout moment j'expire. [2,11] XI. On ne saurait donc, ce semble, ne pas croire misérable un homme réduit à cette extrémité : ni, par conséquent, ne pas regarder la douleur comme un mal. (L'A.) Jusqu'ici vous plaidez ma cause. J'y reviendrai dans un moment. Mais en attendant, voilà des vers que je ne connais point : dites-m'en, je vous prie, l'auteur. (C.) Je vous le dirai. Vous n'avez pas tort de ne les pas connaître. J'ai, comme vous voyez, un grand loisir. (L'A.) Hé bien? (C.) Quand vous étiez à Athènes, vous alliez souvent; je crois, aux écoles des philosophes. (L'A.) Oui, et avec plaisir. (C.) Quoique pas un alors ne se piquât d'éloquence, vous aurez remarqué, sans doute, que leurs discours étaient mêlés de vers. (L'A.) Particulièrement ceux de Denys le stoïcien. (C.) Oui, mais sans choix, et sans grâce; on eût dit qu'il récitait une leçon : au lieu que notre Philon choisissait de beaux vers, les plaçait bien, et en faisait sentir la cadence. Ainsi, depuis que j'ai pris goût aux conférences philosophiques, non seulement je fais grand usage de nos poètes, mais, à leur défaut, j'ai traduit exprès divers passages des Grecs, afin que ces sortes d'entretiens ne fussent dépourvus, en notre langue, d'aucun des ornements dont ils étaient susceptibles. Remarquez-vous, au reste, combien les poètes sont pernicieux? Voilà les plus grands courages qu'il y eût jamais, et ils nous les donnent pour des lâches, qui se lamentaient de la manière la plus faible. Par là ils nous amollissent l'âme. Tel est cependant le charme des vers, que non seulement on les lit, mais on les retient. Aux mauvais principes de l'éducation domestique, et à la délicatesse d'une vie oisive, ajoutez le commerce des poètes, et il n'y aura vertu qui n'en soit énervée. Platon avait donc bien raison de ne vouloir point d'eux dans sa République, bâtie sur le plan qu'il jugeait le plus convenable aux mœurs, et au bon ordre. Pour nous, qui nous formons d'après les Grecs, dès l'enfance nous étudions les poètes; et c'est un genre d'érudition, dont les personnes bien nées se font honneur. [2,12] XII. Mais pourquoi nous mettre ici en colère contre les poètes, puisque des philosophes même, qui sont chargés d'enseigner la vertu, ont prétendu que la douleur était le souverain mal ? Vous qui d'abord étiez de ce sentiment, vous l'avez, tout jeune que vous êtes, abandonné, du moment que je vous ai mis la douleur en parallèle avec l'ignominie. Mais que je tienne le même discours à Épicure : il répondra qu'une douleur médiocre l'emporte sur l'ignominie la plus marquée; parce que l'ignominie, à son avis, n'est point d'elle-même un mal, à moins qu'elle n'occasionne de la douleur. Hé! quelle douleur éprouve-t-il donc, je vous prie, pour avoir avancé une semblable proposition, qui est, selon moi, la plus grande ignominie dont un philosophe puisse jamais être couvert? Vous m'avez dit qu'en matière de maux, l'ignominie est pire que la douleur. Je n'en. veux pas davantage. Avec ce seul principe, vous comprendrez jusqu'à quel point il faut braver la douleur : et il s'agit bien plus ici de nous armer contre elle, que d'examiner si c'est un mal, ou non. Parmi les Stoïciens, on a recours à de petites subtilités, pour prouver que ce n'est pas un mal : comme s'il était question du mot, et non de la chose. Zénon, pourquoi me tromper? Vous m'assurez que ce qui me paraît horrible, n'est point un mal : et moi, curieux de savoir par quelle raison, je vous le demande. «Parce que rien, dites-vous, n'est un mal, que ce qui déshonore, que ce qui est un crime.» Réponse pitoyable, et qui ne fait pas que je ne souffre point. Je sais que la douleur n'est pas un crime: cessez de vouloir me l'apprendre : mais prouvez-moi qu'il m'est indifférent, ou de souffrir, ou de ne souffrir pas. «Très indifférent, ajoute Zénon, par rapport à la vraie félicité, qui consiste uniquement dans la vertu. Mais on fera bien cependant d'écarter la douleur. - Pourquoi? - Parce que c'est une chose triste, dure, fâcheuse, contre nature, difficile à supporter.» [2,13] XIII. Amas de paroles, pour ne signifier que ce qu'en un seul mot nous nommons un mal. Appeler la douleur une chose triste, contre nature, à peine supportable, c'est me la définir, et dire vrai : mais ce n'est pas m'en délivrer. Toutes ces grandes et orgueilleuses maximes, «Qu'il n''y a de vrai bien, que ce qui est honnête; de vrai mal, que ce qui est honteux,» échouent ici : et c'est supposer, non ce qui est réellement, mais ce qu'on voudrait qui fût. Je trouve bien plus raisonnable d'avouer, «Qu'il faut mettre au rang des maux tout ce qu'abhorre la nature; et au rang des biens tout ce qu'elle désire.» Partons de là, et mettant à part toute dispute de mots, reconnaissons qu'entre cette espèce de bien, qui est le digne objet des Stoïciens, et que nous appelons l'honnête, le juste, le convenable, ou, en un mot, la vertu : reconnaissons, dis-je, qu'entre cette espèce de bien, et les biens qui regardent le corps, ou qui dépendent de la fortune, il y a cette différence, que les derniers, au prix de l'autre, doivent paraître infiniment petits; et si petits, que tous les maux du corps, fussent-ils confondus ensemble, ne seraient pas équivalents à cette autre espèce de mal, qui résulte d'une action honteuse. Puisque l'ignominie est donc, et de votre aveu, quelque chose de pis que la douleur, il s'ensuit que la douleur n'est à compter pour rien. Car tant que vous regarderez comme honteux pour un homme, de gémir, de crier, de se lamenter, de se laisser accabler par la douleur; il ne faudra que vous respecter vous-même, que consulter l'honneur, la bienséance; et sûrement à l'aide de vos réflexions, la vertu sera victorieuse de la douleur. Ou la vertu n'est rien de réel, ou la douleur ne mérite quedu mépris. Admettez-vous la prudence, sans quoi nulle idée de vertu ne subsiste? Hé quoi ! vous conseillera-t-elle des faiblesses, qui ne peuvent être bonnes à rien? Quoi! la modération vous permettra-t-elle des emportements? Quoi ! la justice sera-t-elle bien observée par un homme, qui, plutôt que de souffrir, aimera mieux révéler un secret, trahir ses confidents, renoncer à ses devoirs? Quant à la force, et à ses compagnes la grandeur d'âme, la gravité, la patience, le mépris des choses humaines; que deviendront-elles? Pendant que vous êtes consterné, et que tout retentit de vos cris plaintifs, dira-t-on de vous, «O l'homme courageux !» Pas même, que vous soyez un homme. Vous n'avez point de courage, si vous ne faites taire la douleur. [2,14] XIV. Or savez-vous qu'il n'en est pas des vertus, comme de vos bijoux? Que vous en perdiez un, les autres vous restent. Mais si vous perdez une seule des vertus, ou, pour parler plus juste, (car la vertu est inamissible) si vous avouez qu'il vous en manque une seule, sachez qu'elles vous manquent toutes. Vous regarderez-vous donc ou plutôt, afin que ceci ne tombe pas sur vous personnellement, regarderez-vous ce Prométhée ou ce Philoctète dont nous parlions, comme des personnages courageux, magnanimes, patients, graves, pleins de mépris pour les choses humaines ? Un tel éloge ne convient pas à un homme, qui, couché dans une caverne, "Par ses cris redoublés, par ses gémissements, Répandait dans les airs l'horreur de ses tourments". Je ne nie pas que la douleur ne soit douleur. A quoi, sans cela, nous servirait le courage? Mais je dis que la patience, si c'est quelque chose de réel, doit nous mettre au-dessus de la douleur. Ou si c'est quelque chose d'imaginaire, à quel propos vanter la philosophie, et nous glorifier d'être ses disciples? Voilà que la douleur vous pique? Hé bien, je veux qu'elle vous déchire. Prêtez le flanc, si vous êtes sans défense. Mais si vous êtes revêtu d'une bonne armure, c'est-à-dire, si vous avez du courage, résistez. Autrement le courage vous abandonnera: et avec lui, votre honneur, dont il était le gardien. Par les loix de Lycurgue, et par celles que Jupiter a données aux Crétois, ou que Minos a reçues de ce Dieu, comme le disent les poètes, il est ordonné qu'on endurcisse la jeunesse au travail, en l'exerçant à la chasse et à la course, en lui faisant souffrir la faim, la soif, le chaud, le froid. A Sparte on fouette les enfants au pied de l'autel, jusqu'à effusion de sang : quelquefois même, à ce qu'on m'a dit sur les lieux, il y en a qui expirent sous les coups : et cela, sans que pas un d'eux ait jamais laissé échapper, je ne dis pas un cri, mais un simple gémissement. Voilà ce que des enfants peuvent : et des hommes ne le pourront pas? Voilà ce que fait la coutume : et la raison n'en aura pas la force? [2,15] XV. Travail et Douleur ne sont pas précisément la même chose, quoiqu'ils se ressemblent assez. Travail signifie fonction pénible, soit de l'esprit, soit du corps : Douleur, mouvement incommode, qui se fait dans le corps, et qui est contraire au sens. Quand on coupait les varices à Marius, c'était douleur : quand il conduisait des troupes par un grand chaud, c'était travail. Mais l'un approche de l'autre, car l'habitude au travail nous donne de la facilité à supporter la douleur. Et c'est clans cette vue que ceux qui formèrent les républiques de la Grèce, voulurent qu'il y eût de violents exercices pour les jeunes gens. On y oblige à Sparte les femmes même, qui partout ailleurs sont élevées avec une extrême délicatesse, et, pour ainsi dire, à l'ombre. "Mais à Sparte on les voit, dès l'avril de leurs ans, Braver les injures du temps, Et chercher dans les jeux une noble poussière. On leur voit dédaigner la laine, le fuseau, Et faire leur art le plus beau De la lutte et de la carrière". Quelquefois, dans ces rudes exercices, la douleur accompagne le travail. On s'y entre-choque, on s'y frappe; on s'y terrasse, on y fait des chutes : et par le travail même il se forme une espèce de calus, qui fait qu'on ne sent point la douleur. [2,16] XVI. Parlerai-je de nos armées? Quel travail pour un soldat, lorsqu'il marche, de porter des vivres pour plus de quinze jours; et de porter outre cela son bagage et un pieu? A l'égard du casque, du bouclier, et de l'épée, il ne les compte non plus pour un fardeau, que ses épaules, ses bras, ses mains. Un langage usité parmi les soldats, c'est que leurs armes sont leurs membres et en effet, si l'occasion se présente, ils mettent bas le reste de leur fardeau , et se servent aussi lestement de leurs armes, que si elles faisaient partie de leurs corps. Quel travail que celui de nos légions, dans leurs divers exercices ! Or c'est précisément de là que leur vient cette intrépidité qui brave les coups. Amenez-moi un soldat, qui ait dans l'âme le même degré de valeur, mais qui n'ait point passé par les mêmes exercices; on le prendra pour une femme. Aussi l'avons-nous bien éprouvé qu'entre nouvelles et vieilles troupes, il y a une différence infinie. Ordinairement le nouveau soldat est d'un âge plus vigoureux mais d'être fait à la fatigue, et d'aller aux coups tête baissé, c'est ce qui ne s'apprend que par l'habitude. Vous verrez, lorsqu'après une bataille on emporte les blessés, vous verrez le nouveau soldat pleurer honteusement pour une légère blessure, pendant que l'ancien, dont le courage est relevé par l'expérience, demande seulement un médecin qui lui bande sa plaie. Témoin Eurypyle, qui parle ainsi. "Patrocle, à mon secours: sans vous ma mort est sûre. Arrêtez, s'il se peut, le sang de ma blessure. Les enfants d'Esculape ailleurs sont dispersés, Et ne peuvent suffire au nombre des blessés". [2,17] XVII. Voilà bien le caractère d'un vieux guerrier, à qui la douleur ne coupe point la parole. Remarquez comme Eurypyle, loin de le prendre sur un ton pleureux, ajoute lui-même pour quelle raison il doit patiemment souffrir sa disgrâce. "Quiconque au sein d'un autre a cru porter la mort, A dû craindre pour lui l'effet d'un même sort", dit-il : et moi là-dessus, je m'imagine que Patrocle va l'emmener, le mettre au lit, bander sa plaie. Oui, si Patrocle était un homme ordinaire. Mais il lui demande des nouvelles de l'action. "Après ce grand combat, seigneur, apprenez-moi Quel aujourd'hui des Grecs est l'espoir, ou l'effroi". Au lieu donc de songer à sa blessure, le malade reprend: "Hector, à qui les Dieux prêtaient leur assistance , Voyant de nos guerriers mollir la résistance", et le reste : car il en vient au détail, malgré sa douleur; emporté par cette intempérance de gloire, dont un brave ne peut se défendre. Un homme éclairé, un philosophe ne pourra-t-il donc pas aussi bien qu'un vieux guerrier, montrer de la patience dans ses douleurs? Oui sans doute il le pourra, et incomparablement mieux. Mais nous n'en sommes pas encore aux secours qui se tirent de sa raison : il s'agit présentement de ceux qui naissent de l'habitude. Une petite femme décrépite jeûnera sans peine deux et trois jours. Retranchez la nourriture à un athlète pendant vingt-quatre heures, il se croira mort, et appellera Jupiter à son aide, ce Jupiter l'Olympien, à qui ses travaux sont consacrés. Telle est la force de l'habitude. Passer les nuits au milieu des neiges, et brûler toute la journée au soleil, c'est l'ordinaire des chasseurs. On n'entend pas même gémir ces athlètes, qui se meurtrissent à coups de cestes. Que dis-je? Une victoire remportée aux jeux Olympiques est à leurs yeux ce qu'a été autrefois le consulat dans Rome. Mais les gladiateurs, des scélérats, des barbares, jusqu'où ne poussent-ils point la constance? Pour peu qu'ils sachent bien leur métier, n'aiment-ils pas mieux recevoir un coup, que de l'esquiver contre les règles? On voit que ce qui les occupe davantage, c'est le soin de plaire, et à leur maître, et aux spectateurs. Tout couverts de blessures, ils envoient demander à leur maître s'il est content : que s'il ne l'est pas, ils sont prêts à tendre la gorge. Jamais le moindre d'entre eux a-t-il, ou gémi, ou changé de visage? Quel art dans leur chûte même, pour en dérober la honte aux yeux du public? Renversés enfin aux pieds de leur adversaire, s'il leur présente le glaive, tournent-ils la tête? Voilà ce que l'exercice, la réflexion et l'habitude ont de pouvoir. Quoi donc, "Un Samnite, un coquin, le dernier des mortels", pourra s'élever à ce degré de courage? et il y aura dans le coeur d'un homme né pour la gloire, un endroit si faible, que ni raison ni réflexion ne puissent le fortifier? Quelques personnes traitent d'inhumanité le spectacle des gladiateurs : et je ne sais si, tel qu'il est aujourd'hui, on ne doit pas effectivement le regarder ainsi. Mais lorsque des criminels étaient seuls employés à ces sortes de combats, il ne pouvait y avoir, du moins pour les yeux, une école où l'on apprît mieux à mépriser la douleur et la mort. [2,18] XVIII. J'ai parlé de l'exercice, de la coutume, et des ressources que l'esprit trouve en lui-même. Voyons ce qu'y ajoute le raisonnement: à moins que vous n'ayez quelque objection à me faire. (L'A.) Que je vous interrompe, moi? J'en serais bien fâché : tant votre discours me semble persuasif. (C.) Rechercher si la douleur est un mal, ou non, c'est l'affaire des Stoïciens, qui veulent nous prouver la négative par de petits arguments entortillés, où il n'y a rien de palpable. Pour moi, sans entrer dans cette question, je ne pense pas que la douleur soit tout ce qu'on la croit : il me paraît que l'on a là-dessus des idées fausses, outrées : et je soutiens qu'il est possible à qui le voudra, de supporter quelque douleur que ce soit. Par où commencer à le prouver? Vous rappellerai-je d'abord en peu de mots, pour amener la suite de mon discours, le principe que j'ai déjà établi? Qu'il est d'un homme courageux, magnanime, patient, supérieur à tout événement humain, de supporter constamment la douleur ; que telle est l'opinion, je ne dis pas seulement des savants, mais des ignorants ; et que personne au monde n'a jamais douté qu'un homme qui souffrait de la sorte, ne méritât d'être loué. Puisqu'on attache donc tant de gloire à la patience, qu'elle fait essentiellement le caractère d'une âme forte; n'est-il pas honteux, ou que l'on craigne de se trouver dans l'occasion de la pratiquer, ou que l'on en manque, l'occasion étant venue? Remarquez même, qu'entre toutes les perfections de l'âme il n'y a proprement que le courage, à qui le nom de vertu appartienne, si l'on s'en rapporte à l'étymologie. Or c'est par le mépris de la mort, et de la douleur, que le courage doit principalement se montrer. Voulons-nous être vertueux? ou, pour mieux dire, voulons-nous être hommes. Qu'à l'égard de ces deux objets, notre courage opère donc. [2,19] XIX. Mais, me direz-vous, comment? Vous avez raison de m'en demander le secret, puisque la philosophie fait profession de l'enseigner. Voici d'abord ce que vous en apprendrez d'Épicure, le meilleur homme du monde, et qui vous dira tout ce qu'il fait de mieux. Regardez, dit-il, la douleur comme rien. Hé ! qui parle ainsi? Un homme persuadé que la douleur est le plus grand des maux. J'y trouve quelque contradiction. Mais écoutons. Une douleur extrême, continue-t-il, est nécessairement courte. Répétez un peu, car je n'entends pas bien ici ce que c'est, ni qu'extrême, ni que court. J'appelle extrême, ce qu'il a de plus violent; court, ce qui dure très peu. Or je méprise une douleur violente, dont un court espace de temps me délivrera, presque avant qu'elle soit venue. Mais si c'est une douleur comparable à celle de Philoctète? Elle me paraît bien vive, mais non pas extrême, car il ne souffre que d'un pied. Les yeux, la tête, les côtés, les poumons, tout le reste se porte bien. Ainsi sa douleur n'est pas extrême, à beaucoup près. Et dans une douleur de longue durée, conclut Épicure, il y a moins de peine que de plaisir. Je n'ose dire qu'un si grand homme n'a su ce qu'il disait : mais ce que j'en pense, c'est qu'il se moquait de nous. Une douleur peut très bien, ce me semble, être des plus violentes, et n'être pas courte. Je l'appellerai extrême, quand même il y en aurait une autre, dont la violence irait à dix atomes de plus. Quantité d'honnêtes gens, que je pourrais nommer, sont depuis plusieurs années horriblement tourmentés de la goutte. Mais telle a été l'adresse d'Épicure, qu'il n'a fixé ni grandeur, ni durée : en sorte qu'on ne sait, ni ce que c'est qu'extrême à l'égard de la douleur, ni ce que c'est que court à l'égard du temps. Ainsi laissons ce diseur de riens : et quoique lui-même tourmenté de la colique et de la strangurie tout à la fois, il ait donné quelques signes de courage; avouons qu'un homme persuadé que la douleur est de tous les maux le plus grand, n'est pas propre à nous enseigner l'art de la supporter. Adressons-nous donc ailleurs, et donnons la préférence, il est juste, à ceux qui comptent l'honnête pour le souverain bien, et le honteux pour le souverain mal. Vous n'oserez en leur présence vous plaindre, vous agiter : car la vertu elle-même vous parle par leur bouche. [2,20] XX. Quoi! dirait-elle, vous aurez vu les enfants à Sparte, les jeunes gens à Olympie, les barbares dans l'arène, recevoir en silence les coups les plus douloureux; et vous à la moindre piqûre, vous crierez comme une femme? Vous ri aurez ni fermeté ni patience? Je ne puis, direz-vous : la nature s'y oppose. Mais des enfants même le peuvent, une infinité de gens le font, les uns animés par l'honneur, les autres contenus par la honte, ou par la crainte : et ce qui se pratique si communément, vous le croirez opposé à la nature? Il l'est si peu, que non seulement la nature vous le permet, mais elle vous le demande; car il n'y a rien à quoi elle se porte avec plus d'ardeur, qu'à ce qui est honnête et louable. Rien, qui réponde si parfaitement à ses voeux, que ce qui est un écoulement de la vertu, ou la vertu même: et si je ne l'appelais pas le souverain bien, ce serait pour l'appeler le bien unique. Bien, au contraire, qui soit plus odieux, plus méprisable, plus indigne de l'homme que ce qui est honteux. Vous qui pensez ainsi, puisque dès l'entrée de ce discours vous avez reconnu que l'ignominie l'emportait sur la douleur, vous n'avez donc plus qu'à vous commander à vous-même. J'avoue que c'est une manière de parler singulière, et qui suppose qu'on soit deux, l'un pour commander, l'autre pour obéir. Mais elle n'est pas sans fondement. [2,21] XXI. Car notre âme se divise en deux parties, l'une raisonnable, l'autre privée de raison. Ainsi, lorsqu'on nous ordonne de nous commander à nous-mêmes, c'est nous dire que nous fassions prendre le dessus à la partie raisonnable sur celle qui ne l'est pas. Toutes les âmes renferment, en effet, je ne sais quoi de mou, de lâche, de bas, d'énervé, de languissant : et s'il n'y avait que cela dans l'homme, rien ne serait plus hideux que l'homme. Mais en même temps il s'y trouve bien à propos cette maîtresse, cette reine absolue, la raison, qui, par les efforts qu'elle a d'elle-même le pouvoir de faire, se perfectionne, et devient la suprême vertu. Or il faut, pour être vraiment homme, lui donner pleine autorité sur cette autre partie de l'âme, dont le devoir est d'obéir. Mais, direz-vous, de quelle manière commandera-t-elle? Ou comme un maître à son esclave, ou comme un capitaine à son soldat, ou comme un père à son fils. Quand cette portion de l'âme, qui a la faiblesse en partage, se livre avec une mollesse efféminée aux pleurs et aux gémissements, c'est aux amis et aux parents du malade de veiller sur lui, tellement qu'ils le tiennent, pour ainsi dire, enchaîné. On voit bien des gens, sur qui la raison ne gagne rien, et que la honte maîtrise. A ceux-là il faut un traitement d'esclaves, les garrotter en quelque sorte, et les garder comme en prison. Pour d'autres, qui sont plus fermes, mais qui ne le sont pas encore autant qu'il le faudrait, on s'y prend avec eux, comme on ferait avec de braves soldats ; on leur fait sentir par une simple remontrance à quoi l'honneur les engage. Ulysse blessé, par exemple, n'avait donné qu'une légère marque d'impatience, lorsqu'il avait dit à ceux qui le portaient: "Amis, ne me secouez pas. Vous irritez mon mal. Lentement: pas à pas". Pacuve a rectifié ici Sophocle, qui nous représente le plus sage des Grecs se lamentant pitoyabletnent. Mais, quoique Ulysse n'eût laissé voir qu'une sensibilité bien pardonnable, cependant, surpris de la voir dans un si grand personnage, ceux qui le portaient osent lui parler ainsi: "Un si fameux guerrier, Ulysse est abattu! Une blessure peut étonner sa vertu?" Pacuve sachant que l'habitude est une excellente maîtresse dans l'art de souffrir, lui remet devant les yeux sa profession de guerrier. Rien d'outré non plus dans les vers suivants, vu l'état où il est: "Tenez-moi, serrez-moi, ne m'abandonnez pas. Qu'on lève l'appareil. Ah! quel tourment! hélas! Il se laisse ensuite tomber, et ne dit plus que ces paroles: "Laissez-moi. De vos mains le poids insupportable Ne sert qu'à redoubler la douleur qui m'accable". Remarquez, je vous prie, comme sa douleur s'est condamnée au silence : non celle du corps, puisqu'elle agit toujours; mais celle de l'âme, qui s'est corrigée. Jusque-là même, qu'à la fin de la tragédie, il fait aux autres cette leçon, "Pour ressource une femme a les cris et les pleurs, Mais l'homme, sans gémir, sait plaindre ses malheurs". Ainsi, dans Ulysse, la partie faible de l'âme s'est soumise à la raison : de même qu'un soldat qui a de l'honneur, obéit aux ordres d'un sévère capitaine. [2,22] XXII. Venons au sage. On n'en a point encore vu de parfait : mais les philosophes nous donnent l'idée de ce qu'il doit être, supposé qu'il yen ait jamais quelqu'un. Un sage donc, ou plutôt sa raison, parvenue au plus haut degré de perfection, saura commander à la partie inférieure, comme un bon père à de bons enfants. Tout ce qu'il voudra, il l'obtiendra d'un coup d'oeil, sans peine, sans chagrin. Pour faire tête à la douleur, comme à un ennemi, il réveillera son courage, rassemblera ses forces, prendra ses armes. Quelles armes? Un généreux effort, une ferme résolution, et un entretien avec soi-même, où l'on se dit : Prends bien garde, ne fais rien de honteux , rien de lâche, rien d'efféminé. On se proposera de grands exemples. Zénon d'Élée, qui, ayant trempé dans une conspiration, aima mieux souffrir toutes sortes de tortures, que de nommer ses complices au tyran. Anaxarque, disciple de Démocrite, qui, se voyant dans l'île de Cypre au pouvoir du roi Nicocréon, ne lui montra, ni effroi, ni répugnance pour aucun genre de supplices. Un homme sans lettres, un barbare né au pied du mont Caucase, l'Indien Calanus, qui de son propre mouvement se fit brùler vif. Mais nous, que nous souffrions par tout le corps, ou même rien qu'à un pied, à une dent, nous ne savons plus où nous en sommes. Par la douleur, comme par le plaisir, nos âmes sont amollies : elles se liquéfient , si j'ose ainsi parler : et nous devenons efféminés à un tel point, qu'il ne faut qu'une pigùre d'abeille pour nous arracher des cris Quand Marius, homme rustique, mais vraiment homme, souffrit l'opération, dont j'ai parlé, il ne voulut point qu'on le liât : et il est, dit-on, le premier qui l'ait hasardée sans cette précaution. Pourquoi d'autres depuis n'en ont-ils pas fait difficulte? parce que l'exemple les avait enhardis. Ainsi l'opinion, comme vous voyez, a plus de part dans nos souffrances, que la réalité. Une preuve cependant que la douleur de Marius fut aiguë, c'est qu'il ne donna point son autre jambe. Pour une première opération, le courage l'avait emporté : mais ensuite la sensibilité usa de ses droits. Tout consiste donc à savoir vous commander : et je vous ai expliqué ce que c'était que cette espèce de commandement. Penser à quoi la patience, à quoi la force, à quoi la grandeur d'âme nous obligent, non-seulement c'est nous rendre l'esprit plus tranquille, mais c'est affaiblir en quelque sorte la douleur. [2,23] XXIII. Car, comme dans une bataille il arrive qu'un poltron, qui, à la vue de l'ennemi, aura jeté son bouclier, et fui de toutes ses forces, trouve dans sa fuite même, l'occasion de sa mort ; et qu'au contraire le soldat intrépide qui n'aura point quitté son poste, sort de là sain et sauf; de même un malade qui s'écoute, tombe dans l'anéantissement, tandis que ceux qui entreprennent de résister à la douleur, ne manquent guère d'en triompher. A certains égards, il en est de l'âme comme du corps. Que le corps s'évertue, il portera aisément une charge, sous laquelle, s'il vient à mollir, il succombe. Que l'âme se roidisse pareillement, elle rendra son fardeau léger. Qu'elle se relâche, elle demeure accablée dessous. Parlons vrai, il n'est aucun de nos devoirs qui n'exige qu'on ait la force de prendre sur soi. Rien sans cela ne peut répondre de notre fidélité à les remplir. Un homme qui souffre doit surtout marquer du courage, et ne se rien permettre qui sente la bassesse d'un esclave, ou la délicatesse d'une femme. Qu'il se garde bien d'imiter les doléances de Philoctète. Quelquefois, mais rarement, il sera permis à un homme de gémir; pas même à une femme de hurler: espèce de lamentation, dont les douze Tables ont défendu l'usage dans les funérailles. Que si l'on permet quelquefois à un homme courageux de gémir, c'est dans le cas seulement où ce lui serait un moyen d'acquérir de nouvelles forces : à l'exemple des athlètes, qui poussent de grands cris en se battant à coups de cestes; non que la douleur ou la crainte leur arrache ces sortes de gémissements; mais c'est qu'en poussant un cri, tous les nerfs se tendent, et le coup est porté avec plus de vigueur. [2,24] XXIV. Pour crier, on ne se contente pas de faire jouer les organes destinés à la parole, tels que les côtés, le gosier, la langue: mais tout le corps agit. J'ai vu Antoine frapper la terre de son genou, par la véhémence avec laquelle il plaidait dans une certaine occasion. Plus l'arc est bandé, plus la flèche est impétueusement dardée. Ainsi , lorsqu'un cri peut servir à réveiller, à redoubler les forces de l'âme, on ne le défend pas à un malade. Mais pousser des cris accompagnés de pleurs, c'est ne pas mériter le nom d'homme. Quand il nous en reviendrait quelque soulagement, encore faudrait-il voir si l'honneur ne s'y opposerait pas. Mais pourquoi nous avilir en pure perte? Qu'y a-t-il, en effet, de plus honteux pour un homme, que de pleurer comme une femme? Je viens de vous donner, touchant la douleur, une leçon importante, qui est d'appeler les forces de l'âme au secours. On en a besoin dans toute sorte d'occasions. Que la colère s'allume en nous, que la volupté nous attaque, il faut recourir aux mêmes armes, se réfugier dans le même fort. Mais pour ne point nous écarter, ne parlons que de la douleur. Pour souffrir donc paisiblement, il est bon d'avoir toujours ce principe devant les yeux, que c'est là ce que l'honneur exige de nous. J'ai déjà dit, mais on ne peut trop le répéter, que l'honneur a naturellement pour nous de puissants attraits, et si puissants, qu'à la première lueur, au travers de laquelle il se fera entrevoir, on trouve doux et léger tout ce qui peut y conduire. Poussés, entraînés par ces désirs violents, dont la gloire embrase nos coeurs, nous allons la chercher dans les combats. Un homme courageux lorsqu'il est blessé dans la mêlée, ne le sent point : ou s'il le sent, plutôt mourir que de faire une brèche à son honneur. Quand les Décies se jetèrent à corps perdu dans l'armée ennemie, ils voyaient luire des épées prêtes à les percer : mais l'idée d'une noble, d'une glorieuse mort leur faisait mépriser les coups. Pensez-vous qu'Épaminondas, au moment qu'il vit sa vie s'écouler avec son sang, ait gémi? Il avait trouvé sa patrie accablée sous le joug des Lacédémoniens : en mourant il la laissait leur maitresse, et c'était son ouvrage. Point de souffrance qui ne soit adoucie par de tels lénitifs. [2,25] XXV. Mais hors des batailles, me direz-vous, et chez soi, dans un lit, quels motifs de consolation? Vous me ramenez aux philosophes, gens qui ne vont guère aux coups. Un d'eux, homme frivole, qui avait appris la constance sous Zénon, fut endoctriné tout autrement par la douleur. Je parle de Denys d'Héraclée. Tourmenté d'un mal de reins, il hurlait, et il criait de toutes ses forces que ce qu'il avait cru de la douleur était bien faux. Arriva Cléanthe son condisciple, qui lui demanda par quelle raison il changeait de sentiment. «Parce que, dit-il, un bon argument, pour prouver que la douleur est un mal, c'est de ne pouvoir la supporter, après qu'on a si longtemps étudié la philosophie. Je l'ai étudiée plusieurs années, et je ne puis supporter la douleur; c'est donc un mal.» A ces mots Cléanthe frappa du pied contre terre, et cita, dit-on, cet endroit des Épigones : "Quoi, d'Amphiaraüs aux enfers descendu, Cet insolent propos sera-t-il entendu?" Par là Cléanthe désignait Zénon, dont il était fâché de voir le disciple dégénérer. On n'en dira pas autant de Posidonius. Je l'ai fort connu, et voici ce que Pompée nous en a souvent raconté. Qu'à son retour de Syrie, passant par Rhodes, il eut dessein d'aller entendre un philosophe de cette réputation : que, comme il apprit que la goutte le retenait chez lui, il voulut au moins lui rendre visite : et qu'après lui avoir fait toutes sortes de civilités, il lui témoigna quelle peine il ressentait de ne pouvoir l'entendre. «Vous le pouvez, reprit Posidonius, et il ne sera pas dit qu'une douleur corporelle soit cause qu'un si grand homme ait inutilement pris la peine de se rendre chez moi.» Pompée nous disait qu'ensuite ce philosophe, dans son lit, discourut gravement, éloquemment, sur ce principe même, «Qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête" : et qu'à diverses reprises, dans les moments où la douleur s'élançait avec plus de force, « Douleur, s'écriait-il, tu as beau faire; quelque importune que tu sois, jamais je n'avouerai que tu sois un mal.» On supporte aisément tous les travaux qui font honneur. [2,26] XXVI. Voit-on que la douleur effraye les athlètes, dans les pays où les jeux gymniques sont estimés? Ailleurs, où c'est un mérite de chasser et de monter à cheval, fait-elle peur à ceux qui veulent se distinguer par là? Que dirai-je de nos brigues? A quoi nos ambitieux ne s'exposent-ils point? Par quels brasiers ne traversaient-ils pas autrefois pour chercher à s'assurer tous les suffrages? Aussi Xénophon, disciple de Socrate, dit-il très-bien, que «les mêmes travaux ne sont pas également pénibles pour le général et pour le soldat, parce qu'à l'égard des généraux, la peine est adoucie par la gloire» et cette maxime était plus souvent citée que toute autre par Scipion l'Africain, qui avait toujours Xénophon entre les mains. Tout incapable qu'est le vulgaire de voir en quoi consiste l'honnête, il ne laisse pas d'y être sensible, et comme il règle ses idées sur ce qu'il entend dire le plus communément, il croit que l'honnête, c'est ce qui est loué par le plus grand nombre. Pour vous, quand même vous seriez exposé à la vue du public, je ne voudrais pas que sa manière de penser vous fît la loi. Tenez-vous-en à vos lumières. Quand elles seront justes, et que vous chercherez à vous plaire, non seulement vous serez victorieux de vous-même, comme je vous l'ordonnais tout à l'heure, mais il n'y aura ni homme, ni quoi que ce puisse être dans le monde, qui vous maîtrise. Regardez donc une âme qui s'est agrandie, qui s'est élevée jusqu'au plus haut point, et dont la supériorité brille surtout dans le mépris de la douleur, regardez-la comme l'objet le plus digne d'admiration. Je l'en croirai bien plus digne encore, si, loin des spectateurs, et ne mendiant point d'applaudissements, elle ne veut que se plaire à elle-même. Rien de si louable que ce qui se fait sans ostentation, et sans témoins : non que les yeux du public soient à éviter, car les belles actions demandent à être connues : mais enfin, le plus grand théâtre qu'il y ait pour la vertu, c'est la conscience. [2,27] XXVII. Ressouvenons-nous surtout, que notre patience, soutenue, comme je l'ai dit tant de fois, par de continuels efforts de l'âme, doit être la même dans toutes les occasions qu'elle peut avoir de s'exercer. Car souvent il arrive qu'on a montré de la fermeté, ou en attaquant l'ennemi , pour se faire un nom, ou simplement pour se défendre; mais que dans une maladie, ces gens-là succombent. Ils avaient dû leur fermeté, non à la raison et à la sagesse; mais à l'ardeur, et à la gloire qui les guidaient. Ainsi les barbares savent, le fer à la main, se battre à outrance; et malades, ils ne savent pas être hommes. Au contraire, les Grecs, nation peu brave, mais aussi sensée qu'il y en ait, n'osent regarder l'ennemi en face : et malades, ils ont de la patience et du courage. Une bataille transporte de joie les Cimbres et les Celtibériens : une maladie les consterne. Pour avoir une conduite uniforme, il faudrait partir d'un principe. Mais du moins, puisqu'on voit des hommes, à qui la passion ou le préjugé fait braver la douleur, concluez de là, ou qu'elle n'est pas un mal, ou que si l'on veut l'appeler un mal, parce qu'elle n'accommode pas la nature, c'est un mal si petit, qu'il disparaît à l'aspect de la vertu. Jour et nuit, je vous en prie, occupez-vous de ces réflexions. Il y a bien d'autres conséquences à en tirer. Car, si nous faisons de l'honneur notre unique loi, dès lors nous mépriserons, non seulement les traits de la douleur, mais les foudres mêmes de la fortune : surtout puisque notre conférence d'hier nous montre un refuge, qui ne peut nous manquer. Un passager, poursuivi par des pirates, serait bientôt rassuré, si un Dieu lui disait : « Jette-toi dans la mer; un dauphin, comme celui d'Arion, est alerte pour te recevoir; ou les chevaux de Neptune, qui firent, dit-on, rouler sur l'onde le char de Pélops, accourront pour te porter ou tu voudras.» Vous avez une ressource non moins certaine, si vos douleurs en viennent à un tel excès que vous ne puissiez les supporter. Voilà, à peu près, ce que j'ai cru devoir vous dire, quant à présent. Mais peut-être persistez-vous dans votre opinion? (L'A.) Point du tout : me voilà en deux jours délivré, ou du moins je m'en flatte, de mes deux plus grandes frayeurs. (C.) A demain donc. Rhétorique d'abord, puisque nous en sommes convenus; et philosophie ensuite, car vous ne m'en quittez pas. (L'A.) Je vous demande l'un, avant midi; et l'autre à cette même heure. (C.) Volontiers. Je me prêterai à de si louables désirs. [3,0] LIVRE TROISIÈME. DU CHAGRIN. Qu'il faut l'adoucir. [3,1] I. Puisque l'homme est un composé de l'âme et du corps, d'où vient donc, Brutus, qu'il n'a pas donné une égale attention à ces deux parties de son être? Pour le corps, il a cherché avec soin l'art d'en guérir, ou d'en prévenir les maladies; et cette invention lui a paru assez utile pour en faire honneur aux Dieux. Mais à l'égard de l'âme, on n'a pas eu le même empressement pour découvrir l'art de rémédier à ses maux; et depuis qu'il a été découvert, on s'y est moins appliqué : il a eu moins d'approbateurs; il a même beaucoup d'ennemis. Cette différence viendrait-elle de ce que l'âme, quelque abattu que soit le corps, est toujours en état de juger de ses maladies; au lieu que le corps ne peut en aucun temps connaître celles de l'âme? Ainsi, quand elle est malade, comme elle est alors privée de ses fonctions naturelles, il ne lui est pas possible de bien juger de son propre état. Véritablement, s'il avait plu à la nature de nous rendre tels, que nous eussions pu la contempler elle-même, et la prendre pour guide dans le cours de notre vie, nous n'aurions besoin, ni de savoir, ni d'étude pour nous conduire. Mais elle n'a donné à l'homme que de faibles rayons de lumière. Encore sont-ils bientôt éteints, soit par la corruption des moeurs, soit par l'erreur des préjugés, qui obscurcissent entièrement en lui cette lueur de la raison naturelle. Ne sentons-nous pas, en effet, au dedans de nous-mêmes des semences de vertu, qui, si nous les laissions germer, nous conduiraient naturellement à une vie heureuse? Mais à peine a-t-on vu le jour, qu'on est livré à toutes sortes d'égarements et de fausses idées. On dirait que nous avons sucé l'erreur avec le lait de nos nourrices : et quand nos parents commencent à prendre soin de notre éducation, et qu'ils nous donnent des maîtres, nous sommes bientôt tellement imbus d'opinions erronées, qu'il faut enfin que la vérité cède au mensonge, et la nature aux préventions. [3,2] II. Autre source de corruption, les poètes. Comme ils ont une grande apparence de doctrine et de sagesse, on prend plaisir à les écouter, à les lire, à les apprendre; et leurs leçons se gravent profondément dans nos esprits. Quand à cela se vient joindre le vulgaire, ce grand maître en toute sorte de déréglements, c'est alors qu'infectés d'idées vicieuses, nous nous écartons entièrement de la nature. Car vouloir nous persuader qu'il n'y a rien de meilleur, rien de plus désirable que les dignités, le commandement des armées, et cette gloire populaire, après quoi courent les plus honnêtes gens, n'est-ce pas nous envier ce que la nature met en nous d'excellent, et vouloir qu'à la place de ce véritable honneur, qui est ce qu'elle nous porte le plus à rechercher, nous embrassions un fantôme, où l'image de la vertu n'est point empreinte, mais où celle de la gloire est grossièrement imitée? La gloire demande la solidité jointe à l'éclat; sans quoi ce n'en est que l'ombre. Elle consiste dans les louanges que les gens de bien et les gens sensés donnent à une vertu non commune, et qu'ils lui donnent hautement, unanimement, sans intérêt. Elle est, pour ainsi dire, l'écho de la vertu; et comme elle accompagne d'ordinaire les bonnes actions, il ne faut point que les honnêtes gens la rejettent. Mais cette autre espèce de gloire, qui contrefait la véritable (j'entends cette approbation téméraire et inconsidérée du peuple, qui applaudit le plus souvent au vice) cette fausse gloire, dis-je, défigure l'honneur, en affectant de lui ressembler. De là vient l'aveuglement de ces hommes qui auraient bien voulu se porter à quelque chose de grand, mais qui, ne connaissant ni le chemin de la vraie gloire, ni en quoi elle consiste, sont devenus les destructeurs de leur patrie, ou se sont perdus eux-mêmes. Puisqu'ils avaient cependant l'honneur pour objet, ils semblent s'être moins égarés par une erreur volontaire, que pour s'être mépris de route. D'autres qui se laissent emporter à une avarice sordide, ou au débordement des voluptés, et dont les égarements approchent assez de la folie, pourquoi ne pas entreprendre de les guérir? Serait-ce parce que les maladies de l'âme sont moins nuisibles que celles du corps : ou parce qu'on peut rendre la santé au corps, et qu'on ne peut la rendre à l'âme? [3,3] III. Pour moi, je trouve que les maladies de l'âme sont, et plus dangereuses, et en plus grand nombre, que celles du corps. Ce qu'il y a même de plus fâcheux dans ces dernières, c'est qu'en attaquant l'âme, elles en troublent la tranquillité, et que, comme dit Ennius, quand on a l'esprit malade, "Rongé d'impatience, on pousse des soupirs; on s'égare, on se perd en d'éternels désirs". Voilà ce qui arrive quand on se livre au chagrin, ou à l'ambition : deux maladies de l'âme, qui, sans parler des autres, valent les plus violentes, dont le corps puisse être attaqué. Et puisque l'âme a bien trouvé le secret de guérir le corps, est-il croyable qu'elle ne puisse pas aussi se guérir elle-même? D'autant plus que la guérison du corps dépend souvent de sa constitution, et que l'art du médecin n'est pas toujours garant du succès : au lieu que tout esprit, qui aura vraiment envie de se guérir, et qui obéira aux préceptes des sages, réussira infailliblement. Oui sans doute la philosophie est la vraie médecine de l'âme : nous n'avons point à chercher hors de nous-mêmes ses remèdes, comme ceux qui agissent sur le corps : il faut seulement, pour nous les rendre salutaires, ne rien négliger de ce qui dépend de nous. Mais ne faisons point ici l'éloge de la philosophie en général. Je crois avoir dit assez dans mon Hortensius, combien elle méritait d'être cultivée. Depuis que cet ouvrage est public, je n'ai presque pas cessé de parler et d'écrire sur ce qu'elle nous enseigne de plus important. Celui-ci est le compte que je rends des questions agitées entre quelques amis et moi dans ma maison de Tusculum. La mort et la douleur ont fait le sujet de nos deux premières conférences. J'en suis présentement à la troisième. Un peu après le milieu du jour, étant descendu dans mon Académie avec mes amis, je demandai à l'un d'eux qu'il proposât le sujet de la dispute : et la voici d'un bout à l'autre. [3,4] IV. L'AUDITEUR. Il me semble que l'âme du sage est susceptible. de chagrin. CICÉRON. Vous semble-t-elle aussi susceptible des autres passions, de la crainte, des désirs immodérés, de la colère? C'est là en effet ce que les Grecs nomment g-patheh, expression que je pourrai traduire littéralement par maladies; mais parler ainsi, ce serait s'écarter de l'usage. Car les Grecs appellent la pitié, l'envie, l'ivresse de la joie, des maladies, et les définissent des mouvements de l'âme, en opposition avec la raison ; nous appelons nous ces mêmes mouvements d'une âme agitée, des passions ("perturbationes"), et je crois l'expression juste; les nommer des maladies, ce serait faire violence à l'usage; que vous en semble? (L'Auditeur) Je suis entièrement de votre avis. (Cicéron) Vous dites donc que vous croyez l'âme du sage susceptible de passions? (L'Auditeur) C'est là mon avis. (Cicéron) Alors cette sagesse dont on fait tant de bruit ne mérite pas en vérité grande estime, car elle ne diffère pas beaucoup de la folie. (L'Auditeur) Quoi! il n'est point de trouble de l'âme que vous ne regardiez comme insensé? (Cicéron) Non pas moi seulement, mais, ce que je ne puis me lasser d'admirer, nos ancêtres en ont jugé ainsi bien des siècles avant Socrate, le père de toute cette philosophie régulatrice des moeurs et de la vie. (L'Auditeur) Comment cela? (Cicéron) Parce que le nom d'insensé signifie une maladie et une infirmité de l'esprit; évidemment c'est à un esprit malade et qui n'est pas sain, que nos pères ont donné le nom d'insensé ("insanus"). Les philosophes appellent maladies toutes les passions, et ils enseignent que ceux qui n'ont pas la sagesse sont nécessairement atteints de ces maladies. Etre malade, c'est n'avoir plus la santé; or tous ceux qui n'ont pas la sagesse, sont malades; donc ceux qui n'ont pas la sagesse sont fous d'après l'étymologie du mot ("insaniunt"). Nos pères pensaient que la santé de l'esprit consiste dans une certaine tranquillité, et égalité, dont le défaut est infirmité et folie ("insania"), comme ils l'appelaient, car au milieu des perturbations de l'esprit, comme parmi celles du corps, il n'est plus de santé. [3,5] V. J'admire aussi le nom de déraison, démence, qu'ils ont donné aux affections de l'âme où ne se rencontre plus la lumière de la raison. L'étymologie prouve manifestement que nos pères en formant ces mots, étaient convaincus, comme le furent depuis Socrate et les Stoïciens qui reçurent de lui et retinrent fidèlement ce dogme, que tous ceux qui n'ont pas la sagesse ont l'esprit malade. L'esprit atteint de quelque maladie (ces maladies de l'esprit, selon les philosophes, sont, comme je viens de le dire, les passions en mouvements violents) n'est pas plus en santé que le corps affecté de quelque indisposition grave. D'où il résulte que la sagesse est la santé de l'âme; ôtez la sagesse, plus de santé; et il faut avouer que la langue latine exprime beaucoup mieux toutes ces idées que la langue grecque; avantage que nous retrouverons en bien d'autres endroits. Mais ce n'est pas le lieu d'insister; revenons à notre sujet. Tout ce que nous cherchons en ce moment sur la nature et la force des passions, les mots eux-mêmes nous l'apprennent. Puisqu'il faut regarder comme sains ceux dont l'esprit n'est troublé d'aucune de ces passions qui sont les maladies de l'âme, il faut par conséquent appeler ceux qui sont dans un état contraire, insensés ("insanos"). C'est pourquoi je trouve excellente cette locution de notre langue, par laquelle nous disons qu'un homme ne s'appartient plus, qui est emporté hors des gonds par un désir immodéré, ou par la colère; quoique la colère soit une espèce particulière de désir immodéré; car on définit la colère, le désir immodéré de la vengeance. Pourquoi dit-on alors que l'homme ne s'appartient plus? parce qu'il a cessé d'appartenir à sa raison, qui, au nom même de la nature, doit régner sur l'âme entière. Les Grecs appellent la folie g-mania; je ne sais trop pour quelle raison, ni d'où vient le mot : mais ce qui est certain, c'est que nous distinguons mieux qu'eux les diverses sortes de folie. Il y a une folie qui n'est que l'absence de la sagesse, et qui s'étend fort loin; nous faisons entre elle et la fureur une grande différence : les Grecs aussi veulent établir cette différence, mais ils l'expriment mal; ils nomment g-melancholian ce que nous appelons fureur. Comme si l'esprit n'était emporté que par les noirs flots de la bile, et non pas le plus souvent par la colère, la crainte, la douleur; témoin Athamante, Alcméon, Ajax, Oreste. Le furieux est interdit par les Douze Tables. Elles ne disent pas : s'il est insensé, mais s'il est furieux. Nos pères pensaient que celui qui n'a pas la sagesse, dont l'âme est troublée, et par conséquent atteinte de quelque maladie, peut cependant remplir les devoirs ordinaires, et vaquer aux affaires communes de la vie; mais ils étaient convaincus que la fureur ôte absolument toute lumière à l'esprit. Quoiqu'il semble beaucoup plus grave d'être furieux que d'être insensé, il n'en est pas moins vrai que le premier malheur peut arriver au sage, et jamais le second. Mais c'est un point qui n'est pas maintenant en question, revenons à celui qui nous occupe. [3,6] VI. Vous avez dit, je crois, que l'âme du sage est susceptible de chagrin. (L'Auditeur) C'est en effet ce que je pense. (Cicéron) J'avoue qu'il est naturel de penser ainsi, car l'homme n'est pas né d'un rocher : il y a dans son coeur je ne sais quoi de tendre et de sensible, qui est sujet à être ému par l'affliction, comme par un espèce d'orage. C'est ce qui justifiait en quelque sorte Crantor, l'un de nos plus illustres Académiciens, lorsqu'il disait : "Je ne puis goûter l'avis de ceux qui vantent si fort cette sorte d'insensibilité, qui ne peut, ni ne doit être dans l'homme. Tâchons de n'être point malades. Mais si nous le sommes jamais, soit qu'on nous coupe, soit qu'on nous arrache quelque membre, ne soyons point insensibles. Car que gagne-t-on, en s'opiniâtrant à ne se point plaindre, si ce n'est de faire dire qu'on a l'esprit féroce, ou le corps en létargie"? Voyons pourtant si ce discours n'est point d'un homme qui veut flatter notre faiblesse, et favoriser notre lâcheté. Osons ne pas couper seulement les branches de nos misères, mais en extirper jusqu'aux fibres les plus déliées. Encore nous en restera-t-il quelques-unes; tant les racines de la folie sont en nous profondes et cachées. Mais n'en conservons que ce qu'il n'est pas possible de supprimer ; et mettons-nous bien dans l'esprit, que sans la santé de l'âme nous ne pouvons être heureux. C'est par la philosophie seule qu'on peut y parvenir. Continuons donc à nous instruire des remèdes qu'elle nous offre. Si nous le voulons, elle nous guérira. J'irai même plus loin que vous ne comptez; car j'attaquerai non seulement le chagrin, qui est ici notre principal objet, mais encore toutes les passions en général. Et premièrement, si vous l'agréez, disputons à la manière des Stoïciens, qui se plaisent à serrer leurs raisonnements. Je me donnerai carrière ensuite, selon ma coutume. [3,7] VII. Quiconque a du courage, présume bien de soi. J'aurais pu dire, qu'il est présomptueux, si dans l'usage ce mot, qui devrait marquer une vertu, ne caractérisait un vice. Or quiconque présume bien de soi, ne craint point : car la crainte ne compatit pas avec la confiance. Mais celui qui est susceptible de chagrin, l'est aussi de crainte : car des mêmes choses, dont la présence nous afflige, les approches nous font trembler. Ainsi le chagrin répugne au courage. Il est donc vrai que quiconque est capable de s'affliger, est capable de craindre, et de tomber dans cette abjection d'esprit qui détermine à souffrir la servitude, et à s'avouer vaincu. En venir là, c'est reconnaître sa lâcheté et sa faiblesse. De tels sentiments ne tombent point dans une âme courageuse : donc le chagrin n'y tombe point. Or le sage est nécessairement courageux : donc le sage n'est pas capable de s'affliger. Un homme courageux doit de plus avoir l'âme grande, celui qui a l'âme grande est incapable de céder; et celui qui est incapable de céder doit mépriser toutes les choses du monde et les regarder comme au-dessous de soi. Or nous ne saurions regarder ainsi les choses qui peuvent nous chagriner ; l'homme courageux n'est donc point susceptible de chagrin; et puisque tout sage est courageux , le chagrin n'entre donc point dans son coeur. Un oeil malade, ou quelque autre partie du corps que ce soit, quand elle est indisposée, est peu propre à faire ses fonctions : il en est de même de l'âme, lorsque quelque passion l'agite. Or la fonction de l'âme est de bien user de sa raison, et par conséquent l'âme du sage, toujours en état de faire un très bon usage de sa raison, est toujours calme : d'où il s'ensuit que le chagrin, qui troublerait son âme, n'y pénètre jamais. [3,8] VIII. Ajoutons un raisonnement, où me conduit la nature de la modération, que nous appelons tantôt tempérance, tantôt modestie, et quelquefois continence, ou intégrité. Celui qui la possède a proprement parmi nous le nom d'honnête homme, dont la signification est très étendue, et marque une disposition de l'âme, qui la porte à s'abstenir de tout ce qui peut nuire aux autres. On peut même dire que ce nom renferme toutes les vertus; autrement le titre d'honnête homme, donné autrefois à Pison, n'aurait pas été si fort exalté. Car comme il ne peut convenir au lâche, qui par crainte a abandonné son poste à la guerre; à l'injuste, qui par avarice a violé un dépôt; au fou, qui par sa mauvaise conduite a dissipé son bien; il est évident que la qualité d'honnête homme renferme ces trois vertus, le courage, la justice, et la prudence. Mais, quoique les vertus aient cela de commun entre elles, qu'elles sont toutes liées les unes aux autres, et se tiennent comme par la main, c'est le propre de la modération, que je compte pour la quatrième, de calmer et de régler les mouvements de la cupidité, et de garder en tout une constante égalité, qui s'oppose à tout désir injuste. L'honnête homme donc, ou, si l'on veut, l'homme tempérant et modéré, doit ètre constant. Qui dit constant, dit tranquille. Qui dit tranquille, dit libre de toutes passions, et par conséquent de chagrin. Or le sage possède toutes ces qualités. Il est donc exempt de chagrin. [3,9] IX. Ainsi la réflexion de Denys d'Héraclée sur ces vers qu'Homère met dans la bouche d'Achille: "Mon cœur, gonflé de rage, est d'ennuis dévoré, Quand je songe à l'ingrat qui m'a déshonoré" ; cette réflexion, dis-je, est fort judicieuse. Dit-on qu'une main enflée soit en bon état? Le dira-t-on de tout autre membre affligé par quelque tumeur? La disposition d'un coeur gonflé de quelque passion n'est donc pas moins vicieuse. Or l'âme du sage est toujours bien disposée. Son coeur ne s'enfle jamais. Jamais il ne sort de son assiette, comme fait l'homme transporté de courroux. Le sage ne saurait donc se mettre en colère. Car s'y mettre, suppose un ardent désir de tirer la vengeance la plus éclatante de celui dont on se croit offensé. Or ce désir entraîne aussi une excessive joie, au cas qu'on ait réussi. Mais il ne tombe point en l'âme du sage, de se réjouir du mal d'autrui. Ainsi la colère n'y saurait tomber. Cependant, s'il était susceptible de chagrin, il le serait pareillement de colère. Puis donc qu'il est exempt de l'un, il l'est aussi de l'autre. Par la même raison, si le chagrin pouvait attaquer le sage, il en serait de même, et de la pitié, et de cette sorte d'envie qui fait qu'on voit d'un oeil jaloux et malin le bonheur d'autrui, comme l'a dit Ménalippe dans Accius: "Quel mortel envieux, quel regard enchanteur De mes jeunes enfants a fait périr la fleur"? [3,10] X. Une preuve qu'en effet l'homme susceptible de pitié, l'est pareillement d'envie, c'est que celui qui est touché du malheur de quelqu'un, s'afflige ordinairement du bonheur de quelque autre. Théophraste, par exemple, déplorant la mort de son ami Callisthène, s'afflige de la prospérité d'Alexandre, et plaint son ami d'avoir vécu sous un prince, qui, avec une puissance suprême, et un suprême bonheur, savait si mal user de sa fortune. Or, comme la pitié est un chagrin causé par le sort malheureux de l'un, l'envie est un chagrin causé par le sort heureux de l'autre; quiconque par conséquent est susceptible de pitié, l'est aussi d'envie. Mais le sage est inaccessible à l'envie : il l'est donc aussi à la pitié; ce qui ne serait pas, s'il pouvait s'affliger de quelque chose : et par conséquent le sage est sans chagrin. Tels sont les raisonnements des Stoïciens, dont la tournure est trop sèche, trop serrée. Aussi je prétends bien les développer dans la suite avec plus de netteté et d'étendue; mais en ne m'écartant point des mêmes principes, qui ont je ne sais quoi de nerveux et de mâle. Car pour nos amis les Péripatéticiens, malgré leur éloquence, leur savoir et leur autorité, je ne puis goûter cette médiocrité de passions, qu'ils passent au sage. Un mal, pour être médiocre, ne laisse pas d'être un mal. Or notre but est que le sage n'en ait pas la plus légère atteinte. Car comme la santé du corps n'est point parfaite, quoiqu'il ne soit que médiocrement malade; de même à quelque médiocrité que soient réduites les passions, s'il y en a dans l'âme, on ne peut pas dire qu'elle soit parfaitement saine. Pour bannir donc le chagrin, examinons ce qui le produit. Car de même que les médecins n'ont pas de peine à trouver le remède quand ils ont connu la cause du mal, aussi trouverons-nous à nous guérir de nos chagrins, quand nous en aurons découvert la source. [3,11] XI. Or cette source consiste uniquement dans l'opinion, qui produit non seulement le chagrin, mais encore toutes les autres passions. On en compte quatre principales, qui se divisent en plusieurs branches. Mais parce que toute passion est un mouvement de l'âme qui n'écoute point la raison, ou qui en secoue le joug; et que ce mouvement est excité par l'opinion du bien ou du mal, ces quatre passions se réduisent à deux classes. Dans l'une sont les deux passions qui naissent de l'idée du bien; savoir le transport de joie, causé par la possession actuelle de quelque grand bien; et la cupidité, qui est un désir immodéré de quelque grand bien qu'on espère. Dans l'autre classe, sont deux autres passions, causées par l'idée du mal; je veux dire, la crainte et la tristesse. Car comme la crainte est l'opinion d'un grand mal qui nous menace, la tristesse est l'opinion d'un grand mal présent, et tel, que celui qui l'éprouve croie qu'il est juste et même nécessaire de s'affliger. Voulons-nous couler doucement et tranquillement nos jours, il nous faut lutter de toutes nos forces contre ces passions, que la folie suscite, comme des espèces de Furies, pour nous tourmenter. Une autre fois nous parlerons des autres. Délivrons-nous aujourd'hui de la tristesse, s'il est possible; puisqu'aussi bien c'est le sujet que vous m'avez proposé, en soutenant que le chagrin trouve à pénétrer dans le coeur du sage. Pour moi je pense bien différemment. Je crois que c'est quelque chose d'affreux, qu'il faut éloigner de nous, et fuir, pour ainsi dire, à force de voiles et de rames. [3,12] XII. Que vous semble, en effet, "De cet auguste roi, qui parmi ses aïeux Pouvait compter Tantale, et le maitre des Dieux? Du fils de ce Pélops, qu'une heureuse entreprise Rendit gendre et vainqueur du cruel roi de Pise?" A quel point il est abattu découragé, lorsqu'il s'écrie: "Amis, éloignez-vous. Fuyez un misérable, L'objet infortuné d'un crime abominable. Mon ombre est un poison, que je crains pour vos yeux; Et l'air mêm en mes flancs devient contagieux". Hé quoi donc! pour le crime d'autrui, Thyeste, tu te condamneras? Tu te priveras de la lumière? Mais que dirons-nous du père de Médée? Ce fils du Soleil paraît-il digne d'être éclairé par son père, dans l'état où la douleur l'a réduit? "Il a le corps séché, l'oeil mort, les cheveux longs. Ses larmes sur sa joue ont gravé des sillons; Et le poil hérissé de sa barbe difforme Cache son sein livide, et sa maigreur énorme". Tes maux, prince insensé, viennent de toi. Ils ne résidaient point dans ce qui t'est arrivé; et le temps, d'ailleurs, devait avoir amorti ta douleur. Car, comme je le ferai voir, le chagrin est l'idée qu'on se fait d'un mal récent. Mais tu pleures la perte de ton royaume, et non celle de ta fille. Tu la haïssais, peut-être avec raison. Ce qui te met au désespoir, c'est la privation d'une couronne. Mais de succomber à l'ennui, parce qu'on ne peut régner sur des hommes libres, n'est-ce pas franchir toutes les bornes de la pudeur? Denys le Tyran, après avoir été chassé de Syracuse, voulut enseigner la jeunesse à Corinthe; tant il lui était impossible de se passer de commander. Et plus impudent encore fut autrefois Tarquin d'oser faire la guerre à nos pères, parce qu'ils n'avaient pu supporter son orgueil. On dit qu'ensuite, voyant qu'avec le secours des Veïens et des Latins, il ne pouvait recouvrer son royaume, il se retira à Cumes, où il mourut de vieillesse et de chagrin. [3,13] XIII. Jugez-vous donc qu'il soit d'un homme sage, de se laisser ainsi subjuguer par le chagrin, c'est-à-dire, par une souffrance épouvantable? Car si toute passion est un tourment, on peut dire que le chagrin est une vraie torture. La cupidité nous enflamme; la joie nous donne des saillies folles; la crainte nous abat le courage mais le chagrin renferme de bien plus grandes peines; les langueurs, les angoisses, la consternation; le désespoir. Il déchire, il dévore l'âme, il la consume entièrement. Qu'on est à plaindre, jusqu'à ce que l'âme soit rentrée dans sa tranquillité! Tout chagrin (cela est évident) vient de ce qu'on se croit poursuivi et accablé par quelque grand mal. Or l'effet que cette idée produit, est, selon Épicure, un effet naturel; en sorte qu'il n'est pas en notre pouvoir de ne pas nous abandonner au chagrin, lorsqu'un mal qui nous paraît grand, nous arrive. L'école de Cyrène prétend que toutes sortes de maux n'opèrent pas cet effet, mais seulement ceux qui arrivent sans avoir été prévus : et il est vrai que cette circonstance augmente l'affliction : car tout ce qui arrive lorsqu'on ne s'y attend pas, est plus frappant. Voilà ce qui fait trouver belles, et avec raison, les paroles suivantes : "Je savais que mon fils, au moment qu'il fut né, Fut au gré de la Parque à la mort destiné; Et qu'aux champs d'Ilion allant chercher la gloire, il courait au trépas, ainsi qu'à la victoire". [3,14] XIV. Un accident prévu de loin cause donc un chagrin moins vif. Et c'est pour cela qu'on loue communément le discours qu'Euripide fait tenir à Thésée, et que vous me permettrez de traduire ici, suivant ma coutume : "Les sages m'ont appris à prévoir les horreurs De l'exil, de la mort, et des plus grands malheurs; Afin qu'aux coups du sort mon âme préparée Par nul affreux revers ne pût être atterrée". Sous le nom de Thésée, Euripide a voulu parler de lui-même, lorsqu'il dit : "Les sages m'ont appris". Car il avait été disciple d'Anaxagore, lequel, dit-on, apprenant la mort de son fils, répondit froidement : "Je savais bien qu'il n'était pas né pour être immortel". Par où il donnait à entendre, que ces sortes d'événements ne touchent que ceux qui ne les ont pas prévus. Tout ce qui passe pour mal, est donc bien plus sensible, quand il est inopiné. Ainsi, quoique la surprise ne soit pas le seul principe d'un grand chagrin, cependant, puisque l'amertume en peut être adoucie par l'attention à prévoir le mal et à s'y préparer, il est important de se tenir prêt à tout événement. Voilà, en effet, le comble de la sagesse, de bien connaître l'incertitude des choses du monde; de ne s'étonner jamais de rien, et d'être bien persuadé que tout est possible. "Quand tout rit à ses yeux, c'est alors que le sage Doit penser à quel point la fortune est volage, Méditer tous ses coups, les prévoir sans effroi. D'un voyage lointain retourne-t-il chez soi, il faut qu'il se prépare à la triste nouvelle D'une fille malade, ou bien d'un fils rebelle; De sa femme au cercueil; enfin, s'il s'est trompé, Qu'il compte pour un gain, de l'avoir échappé". [3,15] XV. Térence aura-t-il employé si à propos ce beau trait, tiré de la philosophie; et nous, qui en possédons les sources, ne mettrons-nous pas cette leçon dans un plus beau jour, et n'en profiterons-nous pas encore mieux? De là ce visage toujours égal, que Xantippe vantait si fort dans Socrate son mari. Elle disait l'avoir en tout temps trouvé le même, soit qu'il sortît de sa maison, ou qu'il y revînt. Ce n'était pas ce front sévère du vieux Crassus, qui, au rapport de Lucile, n'avait ri qu'une seule fois en sa vie. C'était un visage tranquille et serein. Pouvait-il n'être pas toujours le même, puisque l'àme, dont il recevait les impressions, était incapable de changement? Je reçois donc de l'école de Cyrène les armes qu'elle nous met à la main contre les traverses de ta vie. Je conviens qu'une longue prévoyance sert à en amortir le coup : et cela me persuade que l'effet qu'il produit ne vient donc pas de la nature, mais de l'opinion. Car si le mal était dans la chose même, pourquoi le coup serait-il moins rude, quand on l'aurait prévu? J'aurai quelque chose de mieux encore à dire là-dessus, après avoir examiné le sentiment d'Epicure, qui prétend qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de ne se pas affliger, dès qu'il s'imagine sentir quelque mal, soit que ce mal ait été prévu, ou qu'il soit même invétéré. Car, à son avis, ni le temps ne diminue le mal, ni l'attente ne le rend plus léger. Et c'est une folie d'envisager des maux qui peut-être n'arriveront point. Ils sont bien assez tristes, quand ils sont venus; et penser sans cesse qu'ils peuvent arriver, c'est se faire un malheur continuel. S'ils ne doivent pas arriver, pourquoi les sentir d'avance volontairement, et passer ainsi la vie à s'attrister, soit du mal présent, soit de celui qu'on se met devant les yeux? Ainsi raisonne Épicure. Pour bannir le chagrin, il faut d'abord, selon lui, écarter toute idée fâcheuse ; et il faut ensuite nous rappeler des idées riantes. Car il croit que l'âme peut obéir à la raison, et se laisser conduire par elle. Or elle nous défend d'envisager aucun objet fâcheux; elle nous arrache à toute pensée triste : et après nous avoir tirés de là, elle nous offre l'image du plaisir; elle nous invite à nous en occuper entièrement, parce que le Sage doit sans cesse, dit Épicure, se partager entre le souvenir des plaisirs qu'il a goûtés, et l'espérance de ceux qu'il attend. Voilà ce que pensent ses disciples. Je m'explique à ma façon eux, à la leur. Mais il s'agit de leur opinion, et non de leurs termes. [3,16] XVI. Premièrement, ils ont tort de blâmer la prévoyance de l'avenir. Rien n'est plus propre à émousser la pointe de l'affliction, que de penser sans cesse qu'il n'y a rien qui ne puisse arriver; que de méditer sur la condition de l'humanité, et sur la nécessité d'obéir à la loi que nous avons reçue avec la vie. L'effet de ces réflexions est moins de nous causer de la tristesse que de nous en préserver. Car de penser sérieusement à la nature des choses, aux vicissitudes de la vie, et à la faiblesse de l'homme, ce n'est point s'attrister, c'est remplir les véritables fonctions de la sagesse. Par là et l'on atteint au vrai but de la philosophie qui est de réfléchir sur les choses humaines, et l'on se ménage trois moyens de consolation dans l'adversité. Car en premier lieu on se met bien dans l'esprit que toutes choses peuvent arriver; et il n'y a point de réflexion plus capable que celle-là, d'amortir le coup de l'adversité. Secondement, on s'accoutume à prendre en patience les disgrâces humaines. On reconnaît enfin, qu'il n'y a de vrai mal pour l'homme, que celui qu'il doit raisonnablement se reprocher; et qu'il n'a point de reproches à se faire, lorsqu'il essuie une infortune, dont il n'a pu se garantir. Quant au conseil que nous donne Épicure, d'écarter toute idée fâcheuse, il est nul. Au moment que notre coeur est dévoré par quelque chose qui nous paraît un mal, nous ne sommes pas maîtres de nous le ca- cher, ni de l'oublier. Ce sont des traits qui nous percent jusqu'au vif. C'est un feu qui nous consume, et qui ne nous laisse pas respirer. Tu m'ordonnes l'impossible de n'y pas penser. Tu m'enlèves un remède que je tiens de la nature, contre les douleurs qui vieillissent; je veux dire, la réflexion et le temps. Remède lent à la vérité, mais efficace. Tu veux qu'oubliant mes maux, je songe à des biens. L'avis serait excellent, et digne d'un grand philosophe, si les biens dont tu parles, étaient ceux qui sont les plus dignes de l'homme. [3,17] XVII. Je suppose que c'est, ou Pythagore, ou Socrate, on Platon, qui me tient ce langage Pourquoi gémis-tu? Pourquoi te laisses-tu abattre? Pourquoi succomber? Pourquoi céder aux coups de la fortune? Elle peut bien te harceler, te frapper; mais elle ne doit point te faire perdre courage. Il y a de grandes ressources dans les vertus. Réveille-les donc, si par hasard elles sont endormies. Voici déjà la première de toutes, le courage, qui te donnera assez de fermeté pour mépriser toute sorte d'accidents. Je vois à sa suite la modération, qui ne te passera rien de méprisable ni de lâche. Or qu'y a-t-il de plus lâche et de plus méprisable qu'un homme efféminé? La Justice même, quoiqu'elle paraisse ici moins nécessaire, ne te laissera pas dans cet aveuglement. Elle t'apprendra que tu es doublement injuste. Car tu ambitionnes ce qui ne t'appartient pas, en ce que, tout mortel que tu es, tu aspires à la condition des Dieux : et d'autre côté, tu souffres avec peine de rendre à la nature ce qu'elle n'a voulu que te prêter. Mais que répondras-tu à la Prudence, qui t'enseignera que la vertu n'a besoin que d'elle-même, soit pour bien vivre, soit pour être heureuse? Car si son bonheur dépendait de quelque chose d'étranger; si elle n'était pas elle-même et son principe et sa fin; si elle ne renfermait pas tout ce qui lui est nécessaire; pourquoi mériterait-elle si fort nos louanges et nos désirs? J'obéis, Épicure, si ce sont là les biens où tu m'appelles, je te suis, je ne veux point d'autre guide, j'oublie mes maux, comme tu le veux; et d'autant plus aisément, que je ne les compte même pas pour tels. Mais tu tournes toutes mes pensées vers les plaisirs. Et quels plaisirs? Ceux du corps sans doute; ou ceux que le souvenir et l'espérance produisent par rapport à ce même corps. Est-ce bien cela? Ai-je bien rendu ta pensée? Car tes disciples prétendent que nous ne la prenons pas comme il faut. Mais ton système est tel que je l'ai dit; et je me souviens qu'étant autrefois à Athènes, j'entendis le vieux Zénon, l'un des plus ardents et des plus subtils de tes sectateurs, nous crier de toutes ses forces, que celui-là était heureux, qui savait jouir des plaisirs présents et qui se flattait d'en jouir toute sa vie, ou du moins pendant la plus grande partie, sans aucun mélange de douleur; bien persuadé, qu'en cas qu'il fût obligé d'éprouver quelque souffrance, si elle était vive, elle serait courte; et si elle était longue, elle aurait plus de douceur que d'amertume. Avec une telle pensée, ajoutait-il, on ne peut manquer d'être heureux ; surtout si on sait se contenter des plaisirs qu'on a goûtés, et ne craindre ni la mort ni les Dieux. [3,18] XVIII. Tel est le portrait de la béatitude épicurienne, tiré des propres termes de Zénon, en sorte qu'il n'y a pas moyen de le nier. Mais quoi? nous persuadera-t-on que l'idée d'une pareille vie puisse consoler ou Thyeste, ou le père de Médée, vie dont nous avons parlé ci-dessus; ou ce Télamon, chassé de sa patrie, errant, manquant de toutes choses; et à la vue duquel on s'écriait avec étonnement : "Est-ce là ce héros, si grand, si glorieux, Que l'éloge d'Alcide éleva jusqu'aux cieux ; Et qui par sa valeur, en tous lieux si vantée, Fixait tous les regards de la Grèce enchantée"? Si donc il arrive à quelqu'un, comme à Télamon, de perdre le courage avec les biens, c'est chez ces graves philosophes anciens, que je lui conseille d'aller chercher du remède, et non chez ces autres voluptueux. Car quels biens nous promettent-ils? Supposons avec eux que le plus grand soit de ne pas souffrir. Ce n'est pourtant point là ce qu'on appelle volupté : mais je ne m'arrête pas à cette difficulté quant à présent. Quoi qu'il en soit, est-ce là le point où nous devons atteindre, pour soulager notre douleur? Je veux qu'elle soit le plus grand des maux: s'ensuit-il que celui qui ne souffre pas soit au comble de la félicité? A quoi sert de biaiser? Avouons, Épicure, qu'il nous faut encore un peu de cette volupté, que tu ne rougis pas de nommer, quand tu as perdu toute honte. Voici tes propres paroles, telles que je les ai prises dans ce livre qui contient toute ta doctrine. Je les traduirai à la lettre, de peur qu'on ne m'accuse de t'en avoir imposé. "Je ne conçois pas, dis-tu, en quoi peut consister le vrai bien, si l'on écarte les plaisirs que produisent le goût, ou l'ouïe; si l'on retranche ceux que cause la vue des choses agréables, et tous les autres que les sens procurent à l'homme. Et l'on ne peut pas dire que la joie de l'âme soit le seul bien désirable. Car je n'ai jamais reconnu cette joie, qu'à la seule espérance de goûter les plaisirs dont je viens de parler, et de les goûter sans aucun mélange de douleur". A ces paroles il serait difficile de se méprendre sur la qualité des plaisirs d'Épicure. Un peu plus bas il dit encore : "J'ai souvent été curieux de savoir de ceux qu'on appelle sages, quels étaient donc ces biens qui nous resteraient, si on nous retranchait les plaisirs des sens? Mais je n'ai reçu de leur part que de vaines paroles; et dans le vrai, qu'on mette à part ces idées fastueuses et chimériques de vertu et de sagesse, qu'ils font sonner si haut, ils ne sauront plus que dire, à moins que d'en venir à ces sources de la volupté que j'ai ci-dessus indiquées". Ce qui suit est dans le même goût; et on trouve partout dans son livre du souverain Bien, un pareil langage. Pour adoucir donc le chagrin de Télamon, Epicure, tu lui proposeras cette vie voluptueuse? Quand tu verras quelqu'un de tes amis dans l'affliction, tu lui présenteras un esturgeon plutôt qu'un ouvrage socratique! Tu l'inviteras à entendre un concert d'instruments plutôt qu'un Dialogue de Platon? Tu le mèneras promener dans des prairies émaillées de fleurs? Tu lui mettras sous le nez des sachets odoriférants, des parfums délicieux? Tu le couronneras de roses et de jasmins? Enfin quelque amourette ajoutée à cela par tes sages conseils, achèvera entièrement sa guérison. [3,19] XIX. Ou Epicure avouera de bonne foi que ce sont là ses dogmes; ou il effacera de son livre les passages que j'en ai fidèlement extraits. Disons mieux, il faut effacer ce livre tout entier, car il n'est farci que de ces voluptueuses maximes. Pour consoler donc ce roi détrôné, qui déplore ainsi ses malheurs: "Ami, quand tu sauras mon illustre origine, Quels furent mes trésors et le sceptre d'Égine; Enfin quel fut l'éclat dont le sort m'a fait choir, Tu ne blâmeras plus mon juste désespoir;" eh bien! nous lui ferons apporter d'un vin exquis, ou quelque autre chose de semblable? Mais voici un autre objet également touchant, que le même poète nous met devant les yeux. "C'est la veuve d'Hector, dont les lugubres cris Appellent son époux au secours de son fils". Accourons à son aide, elle mérite notre pitié. Écoutons ses plaintes: "Mais où prétends-tu fuir, princesse infortunée? De cruels ennemis sans cesse environnée, Captive dans ces murs, sans parents, sans appui, Quels conseils, quels secours, puis-je attendre aujourd'hui? Patrie, amis, trésors, époux, grandeurs suprèmes, Enfin j'ai tout perdu, jusques à mes Dieux mêmes. Je les ai vus en flamme, et leurs autels brisés Se mêler aux débris des temples embrasés". Vous savez ce qui suit, et surtout ce bel endroit : "O patrie! ô mon père! ô guerriers pleins de gloire! . O palais de Priam, si cher à ma mémoire! O temple, où les autels, de guirlandes ornés, Retentissaient des vœux des mortels prosternés, Et dont j'ai vu les murs, d'immortelle structure, Briller de toutes parts et d'or et de peinture"! O le merveilleux poète, quoi qu'en puissent dire les admirateurs d'Euphorion ! Peut-on mieux faire sentir combien les malheurs inopinés sont plus accablants que les autres? Car après avoir étalé toutes ces richesses du roi Priam, dont la durée semblait devoir être éternelle, il ajoute: "En une seule nuit, Dieux! qui peut le comprendre ? Ce palais, ces trésors, je les ai vus en cendre; Et du sang de Priam, par Pyrrhus immolé, L'autel de Jupiter indignement souillé". Voilà de beaux vers. Le sens, les expressions, la cadence, tout en est touchant. Essayons donc de consoler Andromaque. Mais comment ferons-nous? Mettons-la sur un bon lit de repos : amenons-lui une chanteuse : régalons-la de parfums exquis : présentons-lui quelque boisson délicieuse : ajoutons-y d'excellents mets. Épicure, ce sont là tes secrets pour faire diversion à la douleur, et tu nous as dit que tu n'en connaissais point d'autres. J'admettrais le sentiment de ce philosophe, que pour écarter le chagrin, il faut penser à quelque chose d'agréable, si nous étions d'accord, lui et moi, sur ce qu'on doit regarder comme agréable. [3,20] XX. Mais, me dira-t-on, croyez-vous qu'en effet Épicure ait eu des idées si voluptueuses? Quelle apparence y a-t-il à cela, puisqu'en d'autres endroits il a parlé gravement et sensément? Je réponds, comme j'ai fait souvent, qu'il s'agit, non de ses mœurs, mais de sa doctrine. Quoiqu'il dédaigne ces voluptés qu'il vient de vanter, je ne perds point de vue son opinion sur le souverain bien. Or, non content de dire que c'est la volupté, il a de plus expliqué sa pensée, en spécifiant le goût, le toucher, les spectacles, les concerts, et tous les différents objets qui peuvent frapper agréablement la vue. L'ai-je inventé? En ai-je imposé? Je serai ravi qu'on me réfute; car quel autre objet nos disputes ont-elles, que la recherche de la vérité? Quand la douleur est passée, dit-il encore, le plaisir ne croît plus : ne point souffrir, étant le plaisir suprême. En ce peu de mots, trois grandes erreurs. La première, qu'il se contredit; car il venait d'avancer qu'il n'entrevoyait rien d'agréable, partout où les sens n'étaient pas en quelque manière chatouillés par le plaisir; et maintenant il met ce plaisir à ne sentir aucune douleur. Quelle contradiction plus manifeste? Seconde erreur: il y a trois situations dans l'homme, l'une de se réjouir, l'autre de s'affliger, et la dernière de n'être ni gai ni triste : or Épicure confond la première avec la dernière, et ne met aucune distinction entre avoir du plaisir, et ne pas souffrir. Enfin sa troisième méprise, qui lui est commune avec d'autres philosophes, consiste en ce qu'il sépare le souverain bien de la vertu; quoique la vertu soit le principal objet de nos désirs, et que la philosophie n'ait été inventée que pour nous aider à y parvenir. Mais, dit-on, il loue souvent la vertu. C'est ainsi que Gracchus ne cessait de parler d'épargne, dans le temps même qu'aux dépens du trésor public, il faisait des largesses immenses au peuple romain. Dois-je m'arrêter aux discours, quand je vois les actions? Pison, surnommé l'honnête homme, s'était fortement opposé à la loi proposée par ce même Gracchus, pour distribuer du blé au peuple. Après qu'elle eut passé malgré lui, il ne laissa pas, quoiqu'il eût été consul, de se mêler avec le peuple, qui allait recevoir du blé des magasins publics. Gracchus l'ayant remarqué, et le voyant debout dans la foule, lui demanda tout haut comment il accordait cette démarche avec les obstacles qu'il avait apportés à cette loi? Vraiment, lui répondit-il, j'empêcherai, tant que je pourrai, que tu ne fasses des libéralités de mon bien. Mais si tu parviens à en faire, j'en demanderai ma part comme un autre. Ce digne citoyen pouvait-il censurer plus clairement cette dissipation des finances? Lisez cependant les harangues de Gracchus : vous le prendrez pour le plus sage dispensateur des deniers publics. Épicure nie qu'on puisse vivre agréablement sans la vertu : il nie que la fortune ait prise sur le sage : il préfère la frugalité au luxe : il soutient qu'il n'y a aucun temps où le sage ne soit heureux. Beaux discours, et dignes d'un philosophe, s'ils s'accordaient avec la volupté. Mais, me répondra-t-on, il ne parle pas de la volupté que vous entendez. Tout ce qu'il lui plaira; mais dans ce qu'il dit de la volupté, je n'aperçois pas même l'ombre de la vertu. Et quand je me ferais une fausse idée de ce qu'il entend par volupté, me trompé-je aussi sur ce que c'est que douleur? Or il me semble que le mot de vertu ne doit pas être prononcé par un homme qui met le souverain mal dans la douleur. [3,21] XXI. Quelques Épicuriens, les meilleures gens du monde, car je ne connais personne qui ait moins de malice, se plaignent que j'affecte de déclamer contre Épicure. Hé quoi! ne dirait-on pas, que nous nous disputons quelque dignité? Je crois le souverain bien dans les plaisirs de l'âme ; ils le croient dans ceux du corps. Je le fais consister dans la vertu; eux dans la volupté. Là-dessus ils se mettent aux champs : ils appellent leurs voisins à leur aide : la multitude y accourt. Pour moi je leur déclare que je ne m'en embarrasse pas, et que je leur passerai volontiers tout ce qu'ils voudront. Est-il ici question entre nous de la guerre punique? Caton et Lentulus furent presque toujours d'avis contraire sur cette guerre, sans que cela ait causé la moindre altération dans leur amitié. C'est, de la part des Épicuriens, prendre la chose avec trop de chaleur; surtout ayant à défendre un sentiment qui n'a rien de généreux , et pour lequel ils n'oseraient se déclarer, ni dans le sénat ni devant le peuple, ni à la tète d'une armée, ni devant les censeurs. Mais je me réserve à traiter ce point une autre fois, moins avec un esprit d'opiniâtreté, que dans la disposition de me rendre à la raison. J'avertirai seulement ces partisans de la volupté, que quand il serait vrai que le sage doit tout rapporter aux plaisirs des sens, ou, pour parler plus honnêtement, à sa satisfaction, et à son utilité propre, comme ces maximes ne sont pas trop plausibles, ils feront bien de s'en féliciter en secret, et d'en parler dans le monde avec moins de présomption. [3,22] XXII. Reste l'opinion de l'école de Cyrène, où l'on tient que c'est quelque accident inopiné qui cause la tristesse. J'ai déjà dit qu'en cela il y avait bien du vrai. Chrysippe a été de même avis. On est, en effet, plus troublé d'une incursion imprévue des ennemis, et sur mer on est plus consterné d'une tempête subite, que quand on s'y était préparé. Mais, quoiqu'il en soit ainsi de la plupart des événements, la surprise seule n'est point ce qui cause la tristesse. L'effet de la surprise est uniquement de faire paraître le malheur plus grand; et cela pour deux raisons. Premièrement, parce qu'elle ne donne pas le loisir d'apprécier le mal. En second lieu, parce qu'on s'imagine qu'en le prévoyant, on aurait pu s'en garantir; et ce manque de prévoyance, qu'on se reproche comme une faute, devient un surcroît de chagrin. Une preuve de ce que nous disons, c'est qu'à mesure que le temps s'éloigne, le chagrin diminue, et même se passe quelquefois entièrement, quoique l'objet qui l'avait fait naître subsiste toujours. Après la prise de Carthage, après la défaite du roi Persès, on a vu à Rome grand nombre de Carthaginois et de Macédoniens dans l'esclavage. Moi-même étant jeune, j'ai trouvé encore dans le Péloponèse beaucoup de Corinthiens dans la même situation. Ils avaient pu s'écrier autrefois, comme Andromaque : Enfin j'ai tout perdu. Mais alors ils avaient déjà bien changé de ton; et à leurs visages, à leurs discours, à leurs manières, on les aurait pris pour des Argiens, ou des Sicyoniens : en sorte que je fus beaucoup plus frappé en voyant les ruines de Corinthe, que ne l'étaient les Corinthiens eux-mêmes, dont l'âme avec le temps s'était accoutumée, et pour ainsi dire, endurcie à la douleur. J'ai lu le livre qu'écrivit Clitomaque aux Carthaginois ses concitoyens, pour les consoler sur leur captivité, et sur la ruine de leur patrie. On y trouve une dissertation entière de son maître Carnéade contre cette proposition, "Que le chagrin a prise sur le sage qui voit sa patrie au pouvoir de l'ennemi". Une partie des choses qu'il dit pour fortifier les affligés contre une calamité présente, n'aurait pas été nécessaire contre une adversité invétérée; et si ce méme livre avait été envoyé aux Carthaginois quelques années après, il aurait trouvé dans leurs coeurs moins de plaies à guérir, que de cicatrices à effacer. Car le chagrin, par un décroissement insensible et imperceptible, s'affaiblit de lui-même en vieillissant : non qu'il arrive aucun changement à la chose qui en a fait le sujet : mais ce que la raison aurait dû nous apprendre, l'expérience nous l'enseigne, que les malheurs de la vie sont en effet beaucoup moins grands qu'ils ne le paraissent d'abord. [3,23] XXIII. A quoi sert, cela étant, de raisonner contre le chagrin, et de représenter, comme c'est l'usage pour consoler quelqu'un qui souffre, qu'il n'arrive rien qui n'ait dû ètre prévu? Sa douleur en deviendra-t-elle plus supportable, quand il saura que l'homme ne peut éviter de pareils accidents? Une telle réflexion n'ôte rien de la force du mal. Elle persuade seulement qu'il n'est rien arrivé à quoi l'on n'ait dû s'attendre. J'avoue que cette espèce de consolation, quoiqu'elle ne soit pas inutile, n'est pas toujours efficace. La surprise où nous jette un accident imprévu n'est donc pas l'unique cause de la tristesse qui s'empare de nous. Peut-être que le coup en est plus rude : mais si le mal paraît grand, c'est plutôt pour être récent que pour n'avoir pas été prévu. Il y a deux routes dans la recherche de la vérité, tant à l'égard des maux, qu'à l'égard des biens. Ou l'on examine la nature et la qualité de la chose même : comme, quand nous traitons de la pauvreté, nous faisons voir combien il faut peu de chose pour le besoin de la nature. Ou, laissant la subtilité des raisonnements, on se jette sur les exemples : on allègue Socrate, Diogène on cite ce vers de Cécilius, "Sous des haillons souvent se cache la sagesse". Car, puisque le poids de la pauvreté est le même pour tous les hommes, et que Fabricius a été assez fort pour le supporter, pourquoi paraîtra-t-il insupportable aux autres? On suit cette dernière méthode, lorsque, pour consoler les affligés, on leur représente qu'il ne leur est rien arrivé, qui ne soit du train ordinaire de la vie. On ne veut pas simplement leur apprendre quelle est la condition de l'humanité : on veut de plus leur persuader qu'ils peuvent bien souffrir patiemment ce que tant d'autres ont souffert et souffrent encore. [3,24] XXIV. Faut-il consoler un homme qui est tombé dans la pauvreté? On lui nomme quantité de personnes illustres qui l'ont soufferte sans impatience. S'agit-il de quelque dignité manquée? On allègue l'exemple de tant de gens qui ont vécu sans emploi, et qui n'en ont été que plus heureux. On loue ceux qui ont préféré la vie privée au maniement des affaires publiques. On n'oublie pas ces beaux vers d'Agamemnon, où il envie la félicité d'un vieillard, qui était parvenu à la fin de ses jours, sans se soucier de distinction ni de gloire. De même, si quelqu'un a perdu ses enfants, on a des exemples tout prêts, pour soulager sa douleur, par la comparaison de mille autres qui ont été dans le même cas. La conformité des malheurs d'autrui nous fait trouver le nôtre beaucoup moins grand, qu'il ne nous avait paru. Insensiblement nous reconnaissons l'erreur de nos préjugés. Télamon, parlant de la mort de son fils : Quand je le mis au monde, je savais qu'il devait mourir. Thésée, dans un cas semblable : J'avais envisagé tous les malheurs qui pouvaient m'arriver. Anaxagore : Je savais que mon fils était mortel. Par les réflexions qu'ils avaient faites depuis longtemps sur la condition des choses humaines, ils avaient appris à ne les pas voir du même oeil que le vulgaire. Ce que le temps fait sur les uns, la prévoyance le fait à peu près sur les autres. Toute la différence qu'il y a, c'est que ceux-ci doivent à leur raison ce que ceux-là doivent à la nature seule. En comprenant que ce qui paraissait un si grand mal, ne pouvait pas les empêcher d'être heureux, ils ont trouvé le remède propre à les guérir. D'où il s'ensuit que la plaie causée par un mal imprévu, peut bien être plus profonde; mais qu'il n'est pas vrai, comme le tient l'école de Cyrène, que de deux personnes, qui ont essuyé une infortune semblable, celle-là seule soit affligée, qui ne s'était pas attendue à cet événement. On assure au contraire, qu'il s'est trouvé des gens, qui, étant dans la douleur, et entendant parler de la commune condition des hommes, suivant laquelle il n'en est point qui puisse se promettre d'être à jamais exempt d'adversités, ont sur cela senti redoubler leur affliction. [3,25] XXV. C'est pourquoi, au rapport de notre ami Antiochus, Carnéade avait coutume de reprendre Chrysippe, pour avoir loué ces vers d'Euripide : "Des malheureux mortels telle est la loi commune; Aucun d'eux n'est exempt d'ennuis, ni d'infortune. Le père an désespoir met son fils au cercueil, Et lui-mème à son tour met ses enfants en deuil. Mais quoi! quand la Mort vient l'arrêter dans sa course, Né d'un limon fragile, il retourne à sa source. Le sort ainsi le veut, (que sert d'en frissonner?) Et la fatale faux nous doit tous moissonner". Un tel langage paraissait à Carnéade n'avoir rien de consolant. Car, selon lui, c'est un nouveau sujet d'affliction d'être soumis à une si cruelle nécessité; et l'énumération des maux d'autrui n'est bonne qu'à réjouir les malveillants et les envieux. Je pense bien différemment. Car la nécessité de supporter la condition humaine nous défend de lutter contre la nature, non plus que contre une divinité; et en m'avertissant que je suis homme, elle me rappelle un souvenir propre à me calmer. Si l'on propose aux affligés des compagnons d'infortune, ce n'est pas pour réjouir les mal intentionnés, mais afin que celui qui souffre apprenne à prendre patience, voyant que tant d'autres ont doucement supporté leurs maux. On a raison de chercher à étayer de toutes manières une âme ébranlée par la violence du chagrin. Vous le détruirez absolument, si, comme je l'ai dit d'abord, vous en voulez examiner la cause, qui n'est autre que le sentiment d'un grand mal présent et pressant. Car, comme dans les douleurs du corps, quelque vive qu'en soit l'atteinte, le malade est soutenu par l'espoir du retour de la santé, de même dans les douleurs de l'esprit, le souvenir d'une vie passée avec honneur est d'une si grande consolation, que les hommes qui ont cet avantage ne sont que peu ou point du tout touchés de l'adversité. [3,26] XXVI. Mais lorsqu'on croit avoir quelque grand sujet de tristesse, et que de plus on croit qu'il est nécessaire, qu'il est juste, qu'il est même du devoir d'en donner des marques, alors le trouble de l'âme est porté au dernier excès. De là sont venues toutes ces différentes et ridicules manières de marquer le deuil; ces lamentations, ces cris affreux de femmes, ces joues déchirées, ces seins meurtris; ces têtes échevelées, ces habits en lambeaux. De là ces folles peintures, qu'Homère et Accius font d'Agamemnon: Dans la vive douleur, dont l'excès le domine, S'arrachant les cheveux , se frappant la poitrine. "Comme si une tête pelée, disait assez plaisamment Bion, était plus tôt consolée qu'une autre". Toutes ces extravagances sont l'effet du préjugé général, que cela se doit faire de la sorte. C'est ce qui donna lieu à Eschine d'invectiver contre Démosthène, pour avoir, contre la coutume, fait un sacrifice sept jours après la mort de sa fille. Mais avec quelle éloquence! avec quelle fécondité! quel torrent coule de sa bouche! quels traits ne lance-t-il point contre son ennemi! Bel exemple de la licence effrénée des orateurs ; mais qui n'aurait en cette occasion trouvé aucun approbateur, si nous n'avions l'esprit imbu du faux préjugé, que tous les honnêtes gens doivent être vivement touchés de la mort de leurs proches. Pleins de ces idées, les uns se sont enfoncés dans les déserts, comme Bellérophon, qui, suivant Homère: "Le coeur rongé d'ennuis, en de sauvages lieux Allait fuir des humains les regards odieux". D'autres ont marqué leur douleur d'une autre mamère, comme Niobé, qu'on feint avoir été métamorphosée en pierre, parce qu'apparemment la tristesse la rendit muette : ou comme Hécube, qu'on dit avoir été changée en chienne, sans doute à cause de la rage extrême que ses chagrins lui causèrent. Quelques autres se plaisent à entretenir de leur douleur les forêts, les rochers, ou autres choses pareilles; témoin ce discours de la nourrice de Médée dans Ennius: "Terre, qui me portez; cieux, qui voyez mes pleurs, De la triste Médée apprenez les malheurs". [3,27] XXVII. Tous ceux qui en usent ainsi, se croient fondés en justice, en raison, en bienséance, et ils regardent ces choses comme une espèce de devoir. Cela est si vrai, que s'il est échappé à une personne, qui se croit obligée d'être dans le deuil, de faire quelque chose de moins triste, ou de marquer tant soit peu d'enjouement, elle se le reproche aussitôt comme une faute, et reprend un visage affligé. Les mères mêmes et les gouverneurs punissent en pareil cas les enfants, et les corrigent, non seulement par des paroles, mais encore par des coups; les obligeant à verser des larmes malgré eux, pour s'être ainsi égayés hors de saison. Mais quoi ! la fin du deuil, après qu'on y est parvenu, et qu'on a reconnu l'inutilité des pleurs, ne fait-elle pas bien sentir qu'on ne s'est affligé que parce qu'on l'a bien voulu? Souvenons-nous de ce vieillard de Térence, qui prend plaisir à se tourmenter, et qui dit: "Ma rigueur pour mon fils, cher Chermès, fut extrême, Aussi j'ai résolu de m'en punir moi-même". Le voilà qui se détermine à être malheureux. Or se détermine-t-on malgré soi? Les maux les plus affreux, je les ai mérités, ajoute ce bonhomme. S'il n'est pas malheureux, il se croit digne de l'être. Vous voyez donc que le mal est imaginaire, et non réel. Quelquefois aussi les circonstances ne permettent pas de se livrer à la douleur. Telles sont les horreurs de la guerre, où l'ont se voit environné de morts et de mourants ; comme quand Ulysse parlait ainsi dans Homère: "De nos morts, il est vrai, la campagne est couverte. Mais c'est trop s'arrêter à déplorer leur perte. Dressons-leur des bûchers. Puis, en braves soldats, Mettons fin à des pleurs qui ne nous vengent pas". On est donc maître, pour se conformer au temps, de résister à la douleur; et puisque cela dépend de nous, est-il quelque temps qui ne nous invite à la bannir? Ceux qui virent assassiner Pompée, effrayés de ce cruel spectacle, et de se voir entourés d'une flotte d'ennemis, ne songèrent qu'à presser les rameurs, et à chercher leur salut dans la fuite; en sorte qu'ils ne commencèrent à bien sentir la perte de ce grand homme, et à la déplorer, que quand ils furent arrivés à Tyr. La crainte aura-t-elle donc pu fermer l'entrée à la tristesse dans leurs coeurs ; et la raison ne le pourra-t-elle pas dans l'esprit du sage? [3,28] XXVIII. Qu'y a-t-il encore de plus efficace pour arrêter le cours de nos chagrins, que de voir qu'ils ne nous ont été d'aucun fruit, et que nous nous sommes affligés en pure perte! Si donc le chagrin peut finir, il peut ne pas commencer ; et par conséquent avouons qu'on ne s'afflige que parce qu'on le veut bien. Une autre preuve de cette vérité, c'est que ceux qui ont essuyé de grandes et de fréquentes adversités ne sont presque plus touchés de celles qui surviennent; leur patience les ayant en quelque manière endurcis contre les coups de la fortune. "Si j'éprouvais du sort les premières traverses; Si j'avais moins senti ses disgrâces diverses, Tel qu'un coursier fougueux qu'on commence à dompter, A d'horribles écarts je pourrais me porter. Mais de mille malheurs les cruelles atteintes De mon âme endurcie ont banni jusqu'aux plaintes", dit Thésée dans Euripide. Puis donc que l'accablement même de l'infortune contribue à nous guérir de notre sensibilité, il est clair que le mal dont nous nous plaignons n'en est point par lui-même la cause. De grands philosophes, mais qui n'ont pas encore atteint la parfaite sagesse, comment ne comprennent-ils pas qu'ils sont souverainement malheureux? En effet ils éprouvent le plus grand de tous les maux, la folie : et cependant ils ne pleurent point. Pourquoi cela? Parce qu'ils n'ont point attaché à ce genre de malheur cette opinion, qu'il est raisonnable, qu'il est juste, et même du devoir de s'affliger, quand on n'est pas parfaitement sage; au lieu que nous sommes nourris dans un préjugé contraire, à l'égard de certains malheurs, qui nous paraissent les plus grands de tous, puisqu'ils nous font porter le deuil. Aristote, se moquant des anciens philosophes, qui croyaient avoir par la force de leur génie porté la Philosophie au plus haut point, disait qu'ils étaient ou bien fous, ou bien présomptueux; ajoutant toutefois, que comme cette science avait fait de grands progrès depuis quelque temps, il ne désespérait pas que dans peu elle, ne parvînt à sa perfection. Théophraste en mourant reprochait, dit-on, à la nature d'avoir accordé une si longue vie aux cerfs et aux corneilles, qui n'en ont pas besoin, et de l'avoir donnée si courte aux hommes, à qui il eût été si important de vivre longtemps : car, si la mort n'eût pas interrompu sitôt leurs projets, ils auraient achevé de se perfectionner dans toutes sortes d'arts et de sciences. Ainsi il se plaignait de se voir mourir dans le temps qu'il commençait à savoir quelque chose. Parmi les autres philosophes, ne voyons-nous pas les plus consommés et les plus sages, avouer qu'ils ignorent une infinité de choses, dont la connaissance leur serait nécessaire? Quoiqu'ils se voient cependant au milieu de l'ignorance, qui est la source de la folie, et qu'il n'y ait rien de pis pour un philosophe, on ne les entend point gémir pour cela ; parce que dans leur idée, cette ignorance n'est point au rang des choses dont ii convient de s'affliger. Eh! combien de gens convaincus que des démonstrations de tristesse sont indignes d'un homme ! Tel parut le grand Fablus à la mort de son fils, qu'il avait vu consul. Tel se montra Paul-Emile, après avoir perdu deux de ses fils en très peu de jours. Tel on vit le vieux Caton, lorsqu'il fit les funérailles du sien, qui avait été désigné prêteur. Tels plusieurs autres, dont j'ai parlé dans ma "Consolation". Quel motif a pu les engager à réprimer leur douleur, sinon la persuasion où ils ont été que des marques d'affliction ne conviennent point à un homme? Ainsi les uns se sont abandonnés à la tristesse, parce qu'ils l'ont jugée louable; tandis que d'autres s'en sont affranchis, parce qu'ils l'ont tenue pour malséante : il n'en faut pas davantage pour montrer que c'est l'imagination, et non la nature, qui la produit. [3,29] XXIX. J'entends qu'on me dit : Qui est-ce qui est assez fou pour s'affliger volontairement? Le chagrin est quelque chose de naturel, à quoi, de l'avis même de Crantor l'un de vos maîtres, il faut céder. En vain résisterait-on. C'est ainsi que dans Sophocle, ce même Oïlée, qui venait de consoler Télamon sur la perte d'Ajax son fils, ne put pas tenir à la nouvelle de la mort du sien, révolution qui a donné lieu à cette réflexion du poète: "Tel ose en son ami blâmer l'excès des pleurs , Qui, tombant à son tour dans de pareils malheurs, Se livre sans mesure à sa douleur extrême, Et résiste aux leçons qu'il enseigna lui-même". De là nos adversaires concluent, que c'est temps perdu de se roidir contre les mouvements de la nature, quoiqu'ils avouent que dans le chagrin on va souvent plus loin que la nature ne le demande. Quelle est donc cette folie, ajoutent-ils, d'exiger des autres un effort dont nous ne sommes pas capables? Plusieurs raisons peuvent faire qu'on se livre à la douleur. Premièrement, de regarder comme un mal pour nous ce qui nous est arrivé. Ensuite, de nous imaginer que si nous pleurons amèrement la mort de quelqu'un, il nous en sait gré. Joignez à cela je ne sais quelle superstition de femme, en ce qu'on croit se faire un mérite envers les Dieux, de se reconnaître humilié et abattu sous le poids de leurs coups. Or la plupart des gens ne voient pas combien ces idées renferment de contradiction. Car ils louent ceux qui meurent avec fermeté, et ils blâment ceux qui se montrent fermes à la mort des autres. Comme s'il en fallait croire le langage ordinaire des amants, qu'on aime autrui plus que soi-même. Il est vraiment beau, juste, et convenable, que les personnes qui doivent nous être chères, nous les aimions autant que nous nous aimons. Mais l'amitié doit en rester là: à moins qu'on ne veuille confondre tous les devoirs, et renverser l'ordre. [3,30] XXX. C'est un point que je traiterai ailleurs. Ici c'est assez qu'on sache qu'il ne faut point se rendre misérable pour la perte de ses amis, et que les aimer plus que soi-même, c'est faire ce qu'eux ils n'approuveraient pas, s'il leur restait quelque sentiment. A l'égard de ce qu'on objecte, que peu de gens sont soulagés par des discours de consolation, et que les consolateurs eux-mêmes ne sont pas moins sensibles, quand ils éprouvent à leur tour les outrages de la fortune, il est aisé de répondre que ce n'est point la faute de la nature, mais la nôtre. Qu'on s'en prenne à la folie des hommes; le champ est vaste. Ceux qui refusent de se prêter à des motifs de consolation, invitent, pour ainsi dire, le malheur à ne les point abandonner : et ceux qui supportent une disgrâce autrement qu'ils ne le conseillent aux autres, tombent dans le vice ordinaire aux avares et aux ambitieux, qui déclament contre leurs pareils. Ainsi le propre de la folie est de voir les défauts d'autrui, et d'oublier les siens. Tout le monde sait par expérience, qu'il n'y a point de chagrin qui ne se dissipe avec le temps; et que ce qui nous guérit, ce n'est pas le temps, ce sont les réflexions qu'il nous a donné lieu de faire. Une personne qui a eu du chagrin, est toujours la même : le sujet qui a causé son chagrin, est toujours le même : comment son chagrin n'est-il donc pas toujours le même? Qu'il ait cessé enfin, cela ne vient pas de ce qu'il s'est écoulé beaucoup de temps, cela vient de ce qu'on a fait beaucoup de réflexions, par lesquelles on s'est persuadé que ce qu'on regardait comme un mal n'en est pas un réel. [3,31] XXXI. Une tristesse modérée a ses partisans. Si c'est un effet naturel, pourquoi chercher à l'adoucir ? Car la nature elle-même y mettra des bornes. Mais si c'est l'ouvrage de notre imagination, n'en laissons rien subsister. Or je crois avoir suffisamment montré que le chagrin est l'idée qu'on se fait d'un mal présent, et qui demande qu'on s'en afflige. Zénon ajoute avec raison, qu'il faut que cette idée soit récente. Ce qui néanmoins, selon ses disciples, ne doit pas être restreint au mal arrivé tout récemment; car ils tiennent, que tant qu'il conserve encore sa première pointe, et qu'il a, pour ainsi dire, je ne sais quoi de cru et de vert, on doit le regarder comme récent. Sur quoi ils citent la fameuse Artémise, veuve de Mausole, roi de Carie, à qui elle fit ériger dans Halicarnasse ce monument si célèbre. Elle passa dans le deuil le reste de ses jours, et mourut enfin accablée de douleur. Ainsi l'on pouvait dire que l'idée de son malheur, se renouvelant chaque jour, devait passer, pour récente, au lieu qu'on ne saurait donner le même nom à celle que le temps a effacée. Quant aux devoirs du consolateur, ils consistent à chasser entièrement la tristesse, ou du moins à la soulager, à la diminuer le plus qu'il se peut, à en arrêter le progrès, ou à y faire quelque diversion. Vous avez des philosophes, au nombre desquels est Cléanthe, qui bornent les obligations du consolateur à enseigner que ce qu'on croit un mal n'en est pas un. D'autres, comme les Péripatéticiens, veulent qu'on s'applique à montrer seulement que ce n'est pas un grand mal. Épicure, à la place de ce qui nous chagrine, nous présente quelque idée agréable. Selon l'école de Cyrène, c'est assez de nous faire comprendre qu'il n'y a rien que de très ordinaire dans ce qui est arrivé. Chrysippe regarde comme un point essentiel de nous guérir du préjugé qui met la tristesse, dans certains cas, au rang des plus légitimes et des plus raisonnables devoirs de la vie. D'autres enfin rassemblent toutes ces manières de consoler, comme faisant des impressions différentes sur les différents esprits; et c'est ainsi que j'en ai usé dans mon livre de la "Consolation". Alors mon coeur était dans l'accès de la douleur, et je tentais tous les moyens de me guérir. Mais il faut savoir prendre son temps; non moins pour la cure des âmes, que pour celle des corps. Ainsi, dans Eschyle, sur ce que quelqu'un dit à Prométhée: "Quel que soit le courroux, dont on est enflammé, Par de sages conseils il peut être calmé"; il répond : "Oui; mais au fort du mal, qui veut en faire usage, Loin d'éteindre le feu, l'allume davantage". [3,32] XXXII. Qui voudra donc faire l'office de consolateur, mettra en usage quelqu'un de ces trois moyens. Le premier, de faire voir à la personne qui est affligée, que ce qui lui est arrivé n'est point un mal, ou que c'en est un très léger. Le second, de lui représenter la commune condition des hommes, et en particulier la sienne, s'il y a quelque chose qui le mérite. Le troisième, de lui faire sentir que c'est une folie de se consumer en regrets, puisqu'on en connaît l'inutilité. Un autre moyen, qui est proposé par Cléanthe, ne regarde que le sage, lequel n'a pas besoin de consolation. Car à quelqu'un qui souffre, lui persuader qu'on ne doit pas mettre au rang des maux ce qui n'a rien de honteux, c'est moins le guérir de sa douleur, que le tirer de son ignorance. Or ce n'est pas là le temps de lui donner de pareilles lecons. Et d'ailleurs Cléanthe n'a pas assez pris garde que la tristesse peut naître d'une chose, qui, de son aveu, est le plus grand de tous les maux. Eneffet, souvenons-nous de ce qui arriva lorsque Socrate eut convaincu Alcibiade, qu'il n'avait rien de l'homme, et que malgré sa haute naissance, il n'y avait aucune différence entre lui et un portefaix. Ce discours affligea tellement Alcibiade, que les larmes aux yeux il supplia Socrate de lui montrer la route de la vertu, et le moyen de se corriger du vice. Que diras-tu à cela, Cléanthe? Avoueras-tu que l'état où se voyait Alcibiade, et dont il était si vivement touché, n'avait rien de mauvais? Y a-t-il plus de solidité dans ce que dit Lycon le Péripatéticien, que pour nous mettre au-dessus de nos chagrins, il suffit de considérer que ce qui en fait le sujet, ce sont des choses de peu de conséquence, des disgrâces de la fortune, ou des infirmités du corps, et nullement des vices de l'âme? Hé quoi! ce qui affligeait Alcibiade, n'était-ce donc pas un vice de l'âme? Je ne parlerai point de la manière de consoler qu'Épicure nous propose. Je m'en suis suffisamment expliqué ci-devant. [3,33] XXXIII. Je ne trouve pas non plus, que de dire, comme on fait souvent, à quelqu'un qui souffre : Vous n'êtes pas le seul à qui cela arrive, ce soit une consolation infaillible. Je conviens qu'elle peut réussir, mais pas toujours, ni à l'égard de tout le monde; et la manière de l'employer n'est pas indifférente. On doit s'attacher, non à citer les disgrâces arrivées aux uns et aux autres, mais à mettre dans un beau jour le courage de ceux qui ont sagement supporté les leurs. Pour qui ne cherche que la vérité, c'est un excellent remède que celui de Chrysippe, mais peu aisé à pratiquer dans le temps qu'on souffre. Car c'est une grande affaire de prouver à une personne affligée, qu'elle ne l'est que parce qu'elle veut bien l'être, et parce qu'elle s'imagine que son devoir l'exige. Quoi qu'il en soit, ainsi que dans les causes publiques nous n'assujettissons nos discours, ni aux mêmes règles, ni à la même disposition, mais que nous les accommodons aux temps, aux personnes, et à la nature des affaires, on doit suivre une pareille méthode, quand on a quelqu'un à consoler. Il faut considérer quel est le remède qui lui est propre. Mais je ne sais comment je me suis écarté du sujet que vous m'aviez proposé. Car il n'y était question que du sage. Or, dans ce qui n'a rien de honteux, le sage n'y peut trouver nul chagrin; ou du moins il y en trouve si peu, que la sagesse prend bientôt le dessus, et en fait disparaître l'amertume. Il n'est point séduit par la prévention, et ne se forge point d'idées affligeantes. Enfin il ne s'avise pas de mettre au rang des bienséances la chose du monde la plus extravagante, qui est de se tourmenter soi-même, et de s'abandonner à la douleur. Nous n'avons pourtant pas laissé de nous convaincre de deux grandes vérités. L'une, qu'on ne doit regarder comme un vrai mal que ce qui est honteux : quoique ce ne fût point là proprement le sujet de cet entretien. L'autre, que le chagrin est moins un sentiment naturel que l'effet d'un jugement volontaire, et la suite de nos préjugés. [3,34] XXXIV. J'ai cru, au reste, devoir m'attacher à cette espèce de maladie, qui me paraît la plus grande de toutes; persuadé que si j'en pouvais une fois guérir les esprits, je n'aurais pas beaucoup de peine à trouver des remèdes pour les autres. En effet il y a de certaines choses qu'on a coutume de dire au sujet de la pauvreté; et d'autres au sujet de la vie oisive et privée. Nous avons d'excellents ouvrages sur l'exil, sur la destruction de la patrie, sur l'esclavage. Nous en avons pour consoler ceux qui ont eu le malheur de devenir perclus, ou aveugles; et pour tout ce qui s'appelle calamité. Les Grecs en ont fait des traités séparés : car ils aiment à se tailler de la besogne; et il est vrai qu'on a du plaisir à voir ainsi les matières discutées à fond. Comme les médecins, après la guérison du corps entier, ne laissent pas de s'appliquer à la cure des moindres parties qui deviennent malades, il en est de même de la philosophie. Après qu'elle a travaillé à purger l'âme de toutes passions, s'il en survient néanmoins quelque nouvelle; si l'homme est humilié par la pauvreté; s'il est consterné par l'ignominie; s'il est troublé par les horreurs de l'exil; s'il a enfin de ces sortes d'afflictions dont je viens de parler; la philosophie a pour chacune des remèdes propres, que je vous apprendrai quand il vous plaira. Mais il en faut toujours revenir à ce principe, que le sage ne se livre point à la tristesse, parce qu'elle est sans fondement; parce qu'elle n'est d'aucun secours; parce qu'elle ne vient point de la nature, mais du choix de l'homme, et de sa prévention, qui l'invite en quelque manière à s'affliger, quand il s'est mis dans la tête que cela doit être ainsi. Revenez de cette erreur, qui est toute volontaire, et vous ne laisserez plus éclater votre douleur. Vous aurez tout au plus l'âme émue, le coeur serré. Qu'on dise, si l'on veut, que cette émotion est naturelle, à la bonne heure; pourvu qu'on bannisse à jamais cette sensibilité outrée, horrible, de mauvais augure, et qui ne peut compatir, ni, pour ainsi dire, habiter avec la sagesse. Jusqu'où n'étend-elle point ses racines? Qu'elles sont multipliées! Qu'elles sont amères ! Je prétends bien, après en avoir renversé le tronc, les arracher une à une, et, s'il le faut, par autant de dissertations particulières, puisqu'aussi bien le malheur des temps m'en donne le loisir. Sous des noms différents, le chagrin est toujours la même chose. Jalousie, envie, peine qu'on ressent du bonheur d'autrui, pitié, affliction, tristesse, abattement, douleur, gémissements, inquiétudes, soucis, ennuis, consternation, désespoir: les Stoïciens distinguent tous ces mouvements de l'âme, et les définissent chacun à part; comme je ferai peut-être aussi dans une autre occasion. Quoi qu'il en soit, les voilà ces racines, que je dis qu'il faut extirper, de manière qu'il n'en reste aucune. Je conviens que l'entreprise est difficile : mais parvient-on à rien de grand, qu'il n'en coûte beaucoup? Pourvu que nous soyons dociles aux leçons de la philosophie, elle nous répond du succès. Voilà ce que j'avais à dire pour aujourd'hui. Toutes les fois qu'il vous plaira, vous m'entendrez sur le reste, soit dans ce même lieu, soit ailleurs. [4,0] LIVRE QUATRIÈME. DES PASSIONS. Qu'il faut les vaincre. [4,1] I. Je ne puis, Brutus, qu'admirer l'esprit et les vertus de nos pères, quand je pense à ce qu'ils ont fait, et comment ils transportèrent chez eux, quoique bien tard, ces sortes de sciences qui étaient particulières aux Grecs. Tout ce qui regarde les auspices, les comices, les appels, le sénat, la cavalerie, l'infanterie, l'art militaire; tout cela, des la naissance de Rome, fut divineruent réglé, tant par nos rois que par nos lois. Pour tout le reste, du moment que la république eut secoué le joug de la royauté, on se hâta d'arriver à la perfection; et les progrès furent d'une rapidité qui n'est pas croyable. Mais ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur la discipline établie par nos ancêtres, sur notre police, sur notre gouvernement. J'en ai parlé ailleurs assez au long, surtout dans mon traité de la République, divisé en six livres. Quant aux sciences donc, je trouve qu'il y a tout sujet de croire que nos pères les ayant tirées d'ailleurs, les ont goûtées, maintenues et cultivées. Ils avaient presque sous leurs yeux le grand, le sage Pythagore ; car il vivait en Italie, du temps que ce Brutus, par qui votre nom a été si dignement illustré, mit fin à l'esclavage de sa patrie. Or je suis persuadé, que comme la doctrine de Pythagore se répandait de tous côtés, elle parvint jusqu'à Rome : et outre que cela est de soi-même assez probable, d'ailleurs il en reste des vestiges, qui ne permettent guère d'en douter. Peut-on, en effet, se figurer que, pendant tout le temps que les Grecs eurent des établissements si considérables dans cette partie de l'Italie, qui fut appelée la Grande Grèce, nos Romains n'entendirent parler, ni de Pythagore lui-même, ni de ses disciples, dont les doctes leçons firent tant de bruit? Je crois bien plutôt que c'est là ce qui depuis à fait mettre au rang des Pythagoriciens, le roi Numa. On savait quels étaient les préceptes de Pythagore : la tradition apprenait quelle avait été la sagesse, l'équité de Numa : et là-dessus, comme on était peu versé dans la chronologie de ces temps reculés, on s'est imaginé qu'un roi, dans qui la sagesse fut portée à un si haut point, avait été à l'école du philosophe. [4,2] II. Je ne donne cela que pour une conjecture. Mais à l'égard des vestiges qui nous restent des Pythagoriciens, il serait aisé d'en produire quantité, si c'était ici notre objet. Je me renferme dans un petit nombre. Telle était, dit-on, leur méthode, qu'ils mettaient en vers les articles secrets de leur doctrine, et qu'après de longues méditations, ils avaient recours au chant et aux instruments, pour se tranquilliser l'esprit. Or Caton, auteur de grand poids, rapporte dans ses Origines, que parmi nos ancêtres c'était aussi l'usage dans les festins de chanter, avec l'accompagnement d'une flûte, les exploits et les vertus des grands hommes. On voit par là que dès lors nous avions une poésie, et une musique. On voit encore plus formèllement par nos Douze Tables, que dès lors les vers étaient connus, puisque la loi défend d'en faire d'injurieux. Alors, de même qu'aujourd'hui, dans certaines solennités de nos temples, et dans les repas publics des magistrats, il y avait des concerts d'instruments, à l'imitation de ce qui se pratiquait dans l'école de Pythagore. Un siècle qui avait pris cette savante école pour son modèle, était-il un siècle d'ignorance? Je crois même, que le poëme d'Appius l'aveugle, dont Panétius fait de grands éloges dans sa lettre à Tubéron, est l'ouvrage d'un pythagoricien. Je pourrais enfin montrer, que plusieurs de nos sages coutumes nous sont venues de là; s'il n'était plus à propos de ne point laisser voir que des choses qui passent pour venir de nous originairement, nous les avons empruntées. Revenons au progrès que les sciences ont fait parmi nous. Combien nous avons eu de grands poètes! Combien d'orateurs! Et dans combien peu de temps ! Preuve évidente, que rien n'a été difficile à nos Romains, du moment qu'ils ont voulu s'y appliquer. J'ai parlé ailleurs, et souvent, de toutes les autres études : j'en parlerai encore, quand il faudra. [4,3] III. Mais pour la philosophie, qui est l'étude de la sagesse, quoiqu'elle ne soit pas nouvelle parmi nous, j'aurais peine cependant à vous trouver dans Rome le nom d'un philosophe, avant le temps de Scipion et de Lélius. Ils étaient fort jeunes, lorsque Athènes députa vers notre sénat Diogène et Carnéade, celui-ci Académicien, né à Cyrène; celui-là Stoïcien, né à Babylone. Or quelle apparence qu'on les eût tirés de leurs écoles pour une telle ambassade, eux qui n'avaient jamais eu de part au gouvernement d'Athènes, si dès lors quelques-uns de nos principaux sénateurs n'avaient pas été dans le goût de la philosophie? Mais, plus curieux d'instruire par leurs exemples que par leurs écrits, nos pères n'ont rien laissé sur le plus important de tous les arts, qui est celui de bien vivre ; quoiqu'il nous reste d'eux beaucoup d'ouvrages en tout autre genre, droit civil, éloquence, histoire. Jusqu'à présent donc notre langue ne nous fournit point ou presque point de lumières sur cette véritable, sur cette belle philosophie que Socrate mit au jour, et qui s'est perpétuée, tant parmi les péripatéticiens que parmi les Stoïciens, dont les controverses, nées de ce qu'ils s'expriment différemment, sont discutées par les Académiciens. Jusqu'à présent, dis-je, nos Romains ont peu écrit sur cette partie de la philosophie, soit qu'ils aient été trop occupés d'ailleurs, soit qu'ils n'aient pas cru qu'elle pût être bien reçue d'un peuple ignorant. Pendant qu'ils ont gardé le silence sur ce sujet, il s'est élevé un certain Amasinius, qui a débité la doctrine d'Épicure. Tout le monde l'a embrassée avec vivacité : ou parce qu'il était bien facile de l'apprendre ; ou parce que les charmes de la volupté y portaient; ou peut-être aussi parce qu'on n'avait rien encore publié de meilleur en matière de philosophie. Une foule d'écrivains ont marché sur les traces d'Amasinius; ils ont inondé de leurs ouvrages toute l'Italie; et au lieu de conclure que leur doctrine étant ainsi à la portée et au goût de l'ignorance, elle n'a donc rien de bien recherché, ils prétendent que c'est au contraire ce qui en fait le mérite. [4,4] IV. Permis à chacun de penser comme il veut, et de tenir bon pour son parti. Quant à moi, selon ma coutume, ne m'attachant servilement au système d'aucune secte particulière, je chercherai toujours à voir sur quelque matière que ce soit, de quel côté se trouve le vraisemblable. Je l'ai cherché plusieurs fois avec soin, et surtout depuis peu dans mes Conférences de Tusculum. Vous savez ce qui fut dit les trois premiers jours; il s'agit présentement du quatrième. Quand nous fûmes descendus dans mon académie, comme nous avions fait les jours précédents, j'ouvris le discours. (C.) Quelqu'un veut-il dire sur quoi il souhaite que la dispute roule aujourd'hui? (L'A.) Je ne pense pas que le sage puisse être exempt de passions. (C.) Vous avouâtes cependant hier qu'il pouvait se mettre au-dessus du chagrin. Peut-être fut-ce complaisance de votre part. (L'A.) Point du tout : je me rendis à la force de vos raisons. (C.) Vous croyez donc vraiment que le chagrin ne peut rien sur le sage? (L'A.) J'en suis convaincu. (C.) Si le chagrin ne peut le troubler, nulle autre passion ne le pourra. Car enfin, serait-ce la crainte? Mais le mal absent, qui fait la crainte, aurait-il plus de pouvoir que le mal présent, qui fait le chagrin ? En supprimant le chagrin, vous supprimez la crainte. Il ne reste donc plus que deux passions, qui sont la joie folle, et la cupidité. Donc, si celles-ci n'ont point d'empire sur le sage, rien ne trouble la tranquillité de son âme. (L'A.) Je l'avoue. (C.) Hé bien, choisissez. Voguerons-nous d'abord à pleines voiles, ou commencerons-nous par ramer, comme on fait en sortant du port? (L'A.) Je ne conçois pas bien ce que vous entendez par là. [4,5] V. C. Je veux dire que Chrysippe et les Stoïciens, en traitant des passions, sont très longs à les définir, à les diviser; mais très courts sur les moyens de s'en garantir. Que les Péripatéticiens, au contraire, s'étendent fort sur les moyens de calmer les passions; mais ne touchent point à toutes ces divisions, à toutes ces définitions, qui n'ont rien que d'épineux. Je vous demandais donc si j'entrerais en matière à voiles déployées; ou si d'abord, avec les rames de la dialectique, je tâcherais d'avancer peu à peu. (L'A.) Je crois que pour mettre la matière dans un grand jour, il sera bon de réunir ces deux méthodes, en commençant par la dernière. (C.) C'est aussi mon sentiment. Et au cas que vous trouviez quelque chose d'obscur, vous y reviendrez. (L'A.) D'accord. Je suis pourtant bien sûr, que dans ces sortes d'obscurités, vous serez, à votre ordinaire, plus clair que ne le sont les Grecs. (C.) J'y tâcherai. Mais appliquez-vous : car vous risquez de tout perdre, si vous perdez un mot. Pour expliquer ce qu'on appelle passion, je commence par supposer avec Pythagore et avec Platon, que notre âme se divise en deux parties, l'une raisonnable, et l'autre qui ne l'est point. Il règne dans la première, selon eux, un calme parfait, une paisible et douce égalité : dans l'autre il s'élève d'impétueux mouvements, ou de colère, ou de cupidité, qui attaquent la raison. Je pars de ce principe. Mais, pour définir les passions, et pour en marquer les différentes espèces, je suivrai les Stoïciens, qui sont, de tous les philosophes, ceux qui ont ici montré le plus de pénétration. [4,6] VI. Zénon définit toute passion, "Un mouvement de l'âme, opposé à la droite raison, et contraire à la nature". D'autres, en moins de mots, "Un appétit trop violent", c'est-à-dire, qui éloigne trop notre âme de cette égalité où la nature la voudrait toujours. Et comme il y a, dans l'opinion des hommes, deux sortes de biens, et deux sortes de maux, les Stoïciens divisent les passions en quatre genres : deux, qui regardent les biens; deux, qui regardent les maux. Par rapport aux biens, la CUPIDITÉ et la JOIE : la cupidité, qui a pour objet le bien futur; la joie, qui a pour objet le bien présent. Par rapport aux maux, la TRISTESSE et la CRAINTE : la tristesse, qui a pour objet les maux présents; la crainte, qui a pour objet les maux futurs. Premièirement donc la cupidité et la joie regardent des biens présumés tels. L'une, à l'aspect de ces faux biens, allume en nous de violents désirs : l'autre se développe dans la possession. Car naturellement tous les hommes courent après ce qui paraît bon, et ils fuient le contraire. Ainsi, dès que nous croyons voir le bien, d'abord la nature nous pousse d'elle-même à le rechercher. Et quand on s'y porte modérément, et d'une manière subordonnée à la prudence, c'est ce qui s'appelle une volonté raisonnable, un désir honnête, et qui par conséquent ne se trouve que dans le sage. Mais si l'on s'y porte avec violence, et sans écouter la raison, alors c'est une cupidité effrénée, qui se voit dans tous les fous. La jouissance du bien remue aussi l'âme de deux différentes manières. Ou c'est un mouvement raisonnable, et qui ne fait que mettre une douce satisfaction dans l'esprit. Ou ce sont des transports de joie, que les Stoïciens appellent un épanouissement de coeur, incompatible avec la raison. D'un autre côté, comme la nature nous fait rechercher le bien, aussi nous éloigne-t-elle du mal. User de moyens raisonnables pour détourner le mal, c'est ce qui s'appelle précaution, et cela entre dans le caractère du sage. Mais ce qui s'appelle crainte, c'est se laisser indignement abattre le coeur à l'approche du mal, sans faire ce que la raison dicte pour s'en garantir. Ainsi la crainte est proprement une précaution insensée. Le mal présent ne fait nulle impression sur le sage : mais il produit dans les fous un sentiment douloureux, qui consterne leur âme et la resserre. Cette espèce de sentiment, en quoi consiste la tristesse, peut donc se définir en général, un resserrement de l'âme, opposé à la raison. Voilà toutes les passions réduites à quatre; trois desquelles seulement ont des objets qui occasionnent des situations contraires dans l'esprit du sage : car le contraire de la tristesse n'y met rien de nouveau. [4,7] VII. Mais l'opinion étant, selon les Stoïciens, ce qui fait toutes les passions; ils les ont définies d'une manière encore plus précise, afin que nous concevions, non seulement combien elles sont mauvaises, mais combien nous en sommes les maîtres. Ainsi, selon eux, la tristesse est l'opinion que l'on a d'un mal présent, jugé tel, qu'il mérite que l'âme s'abatte et se resserre : la joie, l'opinion que l'on a d'un bien présent, jugé tel, qu'on ne saurait être trop charmé de le posséder; la crainte, l'opinion que l'on a d'un mal futur, qui paraît insupportable : et la cupidité, enfin, l'opinion que l'on a d'un bien futur, qui semble promettre de grands avantages. Puisque les passions ne sont toutes qu'opinion, les effets qu'elles produisent, sont donc aussi l'ouvrage de l'opinion. Et c'est donc l'opinion qui cause cette espèce de morsure intérieure, dont la tristesse est accompagnée; ce rétrécissement de l'âme, dans la crainte; ces vivacités outrées, dans la joie; ces désirs sans bornes, dans la cupidité. Au reste, dans toutes ces définitions, les Stoïciens n'entendent par opinion qu'un faible acquiescement de l'esprit à quelque idée, dont il a été frappé. On subdivise ensuite chaque genre en ses espèces. A la tristesse répondent, envie, jalousie, peine qu'on se fait du bonheur d'autrui, pitié, angoisse, deuil, désolation, chagrin, douleur, lamentation, souci, ennui, souffrance, désespoir. On range sous la crainte, la paresse, la honte, l'épouvante, la peur, l'effroi, le saisissement, le trouble, la timidité. Avec la joie, on met la malignité, la sensualité, la vanité, et ainsi du reste. Avec la cupidité, la colère, l'emportement, la haine, l'inimitié, la discorde, l'avidité, le désir, et les autres mouvements de cette nature. [4,8] VIII. Toutes ces différentes espèces ont chacune leur définition propre. On appelle Envie, la tristesse que nous cause le bonheur d'autrui, et un bonheur qui ne nous nuit en rien, car, s'il nous nuisait, ce ne serait plus envie. Agamemnon, lorsqu'il souffrait avec peine la prospérité d'Hector, n'était point envieux. Mais l'homme vraiment envieux, c'est celui qui, sans trouver son préjudice dans le bonheur d'autrui, ne laisse pas de s'en affliger. On appelle basse jalousie, la tristesse qui naît en nous, ou de ce qu'un autre possède un bien après lequel nous avons inutilement soupiré; ou de ce qu'il jouit comme nous d'un bien dont nous voudrions jouir seuls. Il y a une noble jalousie qui nous rend les émulateurs de la vertu que nous admirons dans autrui : mais ce n'est pas de quoi il s'agit à présent. On appelle pitié, la tristesse que nous inspire le malheur d'une personne qui souffre, mais sans l'avoir mérité : car le supplice d'un traître ou d'un parricide n'émeut point la pitié. On appelle angoisse, une tristesse qui nous suffoque ; deuil, une tristesse causée par la cruelle mort d'une personne qui nous était chère : désolation, une tristesse accompagnée de larmes ; chagrin, une tristesse accablante : douleur, une tristesse qui nous déchire : lamentation, une tristesse qui éclate par des gémissements ; souci, une tristesse qui rend morne et rêveur ennui, une tristesse continue : souffrance, une tristesse causée par des maux corporels : désespoir, une tristesse avec laquelle il ne subsiste aucune espérance d'un meilleur sort. Passons aux espèces, dont la crainte est le genre. On définit la paresse, une crainte du travail qui nous attend. On définit la honte et l'épouvante, une crainte qui frappe avec violence et en effet, comme la honte fait qu'on rougit, l'épouvante fait qu'on pâlit, qu'on frissonne, que les dents craquent. On définit la peur, une crainte de quelque mal qui menace de près : effroi, une crainte qui fait sortir l'âme de son assiette : le saisissement, une crainte qui suit, ou qui accompagne l'effroi : le trouble, une crainte qui fait oublier ce qu'on avait dans l'esprit : la timidité, une crainte habituelle. [4,9] IX. A l'égard de la folle joie, elle renferme la malignité, la sensualité, et la vanité. Par malignité, les Stoïciens entendent le plaisir qui résulte du mal d'autrui, sans qu'il en revienne aucune utilité à celui qui s'en réjouit. Par sensualité, ils entendent les plaisirs de l'ouïe, de la vue, du goût, du toucher, de l'odorat : tous plaisirs de même nature, et qui sont comme des liqueurs délicieuses, dont l'âme est abreuvée. Par vanité, ils entendent le plaisir que l'on sent à se montrer par de beaux dehors, et à se donner pour plus qu'on ne vaut. Pour les différentes espèces de la cupidité, ils les définissent ainsi : la colère, une envie de punir la personne par qui nous nous croyons offensés : l'emportement, une colère soudaine, et qui ne fait que de s'allumer : la haine, une colère invétérée : l'inimitié, une colère qui épie l'occasion de se venger : la discorde, une colère aigre, et qui séjourne au fond du coeur : l'avidité, une cupidité insatiable : et le désir, une forte envie de voir quelqu'un dont on attend l'arrivée. Toutes les passions, ajoutent les Stoïciens, ont leur source dans l'intempérance, qui est une révolte générale contre la raison, et un tel mépris de ses conseils, que l'homme intempérant ne connaît ni règle ni borne dans ce qu'il veut. Au lieu que la tempérance calme nos mouvements intérieurs, les soumet à l'empire de la raison, et nous laisse maîtres de réfléchir mûrement : l'intempérance, son ennemie, renverse, agite, enflamme notre âme, et y donne entrée aux chagrins, à la terreur, à toutes les autres passions. [4,10] X. Quand le sang est corrompu, quand la bile ou la pituite dominent, le corps devient malade et de même, lorsqu'on se livre à des idées fausses, lorsqu'on n'a point de principes constants, la santé de l'âme est ruinée par des maladies qui sont, ou des inclinations vicieuses, ou des aversions blâmables. Ici les Stoïciens, et surtout Chrysippe, sont trop longs à expliquer les rapports qu'il y a entre les infirmités de l'âme, et celles du corps. Je n'entrerai point dans un détail superflu. Allons au but, et souvenons-nous bien de ce principe, qu'un amas de fausses idées, qui s'entre-choquent dans nos esprits, y met tout en désordre, tout en feu; qu'insensiblement ce tourbillon de flammes vient en quelque façon à pénétrer jusque dans nos veines, jusque dans la moëlle de nos os; et que c'est là ce qui engendre ces diverses maladies, qui sont, comme j'ai dit, ou de mauvaises inclinations, ou de mauvaises aversions. [4,11] XI. On peut métaphysiquement les distinguer mais réellement, non. Car d'un côté, si nous examinons ce qui forme les inclinations vicieuses, nous trouverons que c'est la cupidité et la joie. Vous désirez de l'argent; c'est une cupidité qui bientôt aura fait de grands ravages dans vous, à moins que vous ne vous hâtiez de consulter la raison, et de vous guérir avec une recette Socratique. Autrement ce devient une maladie incurable, que l'on nomme avarice. Raisonnons ainsi, et de l'ambition, et de l'amour déréglé des femmes, et absolument de tout autre penchant, qui est une maladie de l'âme; car la source est toujours la même. D'un autre côté, c'est la crainte qui fait naître en nous les aversions opposées à ces penchants. Par exemple, la haine des femmes, telle qu'on la voit dans le Misogyne d'Attilius; la haine du genre humain , telle qu'on l'attribue à Timon le misanthrope; l'éloignement pour les devoirs de l'hospitalité. Toutes ces aversions, qui sont aussi des maladies de l'âme, viennent d'une certaine crainte qu'on a des choses qui en sont les objets. Qu'est-ce que ces mauvaises inclinations? Une manière de penser, bien décidée, et tout à fait enracinée dans l'esprit, par laquelle on regarde comme très avantageux ce qui ne l'est nullement. Qu'est-ce que ces mauvaises aversions? Une manière de penser, bien décidée, et tout à fait enracinée dans l'esprit, par laquelle on regarde comme nuisible ce qui ne l'est pas. Or, dans l'un et dans l'autre cas, cette manière de penser est d'un homme persuadé qu'il fait ce qu'en effet il ne fait point. On compte, entre les inclinations mauvaises, l'avarice, l'ambition, l'amour déréglé des femmes, l'opiniâtreté, la gourmandise, l'ivrognerie, la friandise, et beaucoup d'autres. Ainsi l'avarice est une manière de penser, bien décidée, et tout à fait enracinée dans l'esprit, par laquelle on regarde l'argent comme quelque chose de très avantageux. Appliquez la même définition à tous les autres vices de même nature. Pour ce qui est des aversions, prenez le contraire. Vous définirez l'éloignement pour l'hospitalité, une manière de penser, bien décidée, et tout à fait enracinée dans l'esprit, par laquelle on regarde un homme qu'on loge chez soi comme quelque chose de nuisible. Ainsi de la haine pour les femmes, dans Hippolyte; et de la haine pour le genre humain, dans Timon. [4,12] XII. Pour comparer donc enfin les infirmités spirituelles avec les corporelles, mais plus sobrement que les Stoïciens : remarquons que tel homme est plus sujet qu'un autre à telle maladie; ce qui fait qu'on appelle les uns goutteux, les autres catarrheux; non qu'ils le soient actuellement, mais parce qu'il leur arrive souvent de l'être. Qu'ainsi l'un est sujet à la crainte, l'autre à quelque autre passion; ce qui fait dire que l'un est chagrin, que l'autre est colère; mais ce qui ne signifie pas que l'un ait du chagrin actuellement, ni que l'autre soit en colère. Avoir du chagrin quelquefois, ce n'est pas être un homme chagrin et ceux qui sont chagrins, n'ont pas du chagrin en tout temps. Distinguons entre ivrognerie et ivresse; entre un homme porté à l'amour, et un homme qui a de l'amour. Il y aurait la même distinction à faire par rapport à toutes les passions, et à la plupart des vices mais nous n'avons pas toujours un mot propre, qui marque précisément ce qui est acte, habitude, ou simple disposition. [4,13] XIII. Poursuivons. Comme dans le corps il y a des maladies, des infirmités et des vices, tous les trois peuvent être aussi dans l'âme. Par maladie, on entend une altération de tout le corps. Par infirmité, l'affaiblissement de quelque partie. Par vice, quelque irrégularité dans la conformation. Toute maladie, toute infirmité vient de ce que la santé est attaquée : au lieu que le vice de conformation est visible, sans que la santé en souffre. Quand on applique ceci à l'âme, on ne peut distinguer autrement que par la pensée les maladies d'avec les infrmités. Mais le vice, ou la mauvaise conformation de l'âme est une qualité, une habitude, qui consiste en ce qu'on n'a point de règle dans l'esprit, et qu'on n'est jamais d'accord avec soi-même. Ainsi l'âme infirme ou malade, est celle qui s'est laissée prévenir de quelque opinion fausse, comme nous l'avons expliqué ci-dessus. Et l'âme mal conformée, est celle qui n'a point de confiance, point de consistance, point de principes uniformes et stables, mais une perpétuelle contrariété de sentiments. Ajoutons que c'est aussi dans les biens, et non dans les maux seulement, qu'il se trouve de la ressemblance entre l'âme et le corps. L'âme a sa beauté, sa force, sa santé, sa vigueur, son agilité, ni plus ni moins que le corps. Ce qui fait qu'un corps est sain, c'est un juste mélange de ses humeurs; et ce qui fait la santé de l'âme, c'est le parfait accord de ses jugements et de ses opinions avec le bon sens. Voilà en quoi consiste sa vertu, que les uns confondent avec la modération, et que d'autres disent être un effet de la modération, une conformité à ses préceptes, qui n'a sous elle aucune espèce. Quoi qu'il en soit, tout le monde convient qu'elle n'appartient qu'au sage. On ne laisse pourtant pas de dire qu'un fou a recouvré la santé, mais santé qui n'est telle qu'à certains égards, lorsque d'habiles médecins l'ont guéri d'une passion. Et comme une exacte proportion des membres, jointe à un beau coloris, est ce qui fait la beauté du corps, de même ce qui fait la beauté de l'âme, c'est la justesse de ses jugements, mais une justesse éclairée, qui porte sur des principes inébranlables, et qui marche toujours à la suite de la vertu, si elle n'est l'essence même de la vertu. Force et vigueur se disent de l'âme comme du corps, et dans le même sens. On dit aussi l'agilité de l'âme, comme celle du corps, pour marquer la facilité qu'elle a de parcourir en un instant une infinité d'objets. [4,14] XIV. Mais en quoi l'âme et le corps ne se ressemblent pas, c'est qu'il peut nous arriver des maladies corporelles, sans qu'il y ait de notre faute; au lieu que nous sommes toujours coupables de nos maladies spirituelles. Car les passions, qui sont les maladies de l'âme, ne viennent que de notre révolte contre la raison. Et cela est si vrai, que l'homme seul y est sujet. Car les brutes n'en sont point susceptibles, quoiqu'il y ait quelque ressemblance entre passion et ce qu'elles font. Il y a d'ailleurs une grande différence entre les âmes grossières et celles qui ne le sont pas. Celles-ci, semblables à l'airain de Corinthe, qui a de la peine à se rouiller, ne deviennent que difficilement malades, et se rétablissent fort vite. Il n'en est pas de même des âmes grossières. Et de plus, celles qui sont d'un caractère excellent ne tombent pas en toute sorte de maladies. Rien de ce qui est férocité, cruauté, ne les attaquera. Il faut, pour trouver prise sur elles, que ce soit de ces passions qui paraissent tenir à l'humanité ; telles que la tristesse, la crainte, la pitié. Une autre réflexion encore, c'est qu'il est moins aisé de guérir radicalement une passion que d'extirper ces vices du premier ordre, qui combattent de front la vertu. Il faut plus de temps pour l'un que pour l'autre. On peut s'être défait de ses vices, et conserver des passions. Tel est le détail où les Stoïciens entrent sur ce sujet. Puisque heureusement nous voilà échappés de ces écueils, continuons notre course: pourvu, cependant, que je me sois rendu intelligible, autant que la matière pouvait le permettre. (L' A.) Rien de mieux débrouillé. Une autre fois, si j'ai besoin d'un plus ample éclaircissement sur quelque article, nous y reviendrons. Voguez donc maintenant à pleines voiles, comme vous disiez tantôt. [4,15] XV. (C.) J'ai déjà parlé de la vertu en beaucoup d'occasions, et j'aurai encore souvent à en parler. Toutes les questions de morale nous y ramènent nécessairement. Je la définis, une qualité de l'âme, mais qualité permanente, invariable, qui, indépendamment de toute utilité, est louable par elle-même, et rend dignes de louanges ceux qui la possèdent. Par elle nous pensons, nous voulons, nous agissons conformément à l'honnêteté, et à la droite raison. Pour tout dire en un mot, la vertu est la raison même. A la vertu, prise en ce sens, il faut opposer la corruption de l'âme. J'entends par là, non quelque vice en particulier, mais un mauvais fonds, qui renferme tous les vices, et d'où procèdent les passions, c'est-à-dire, comme nous l'avons expliqué, d'impétueux mouvements, contraires à la raison, et funestes à la tranquillité de la vie. Car tantôt elles nous livrent à une tristesse cruelle : tantôt elles nous affaiblissent et nous abattent par la crainte, tantôt elles allument en nous une cupidité qui franchit toutes les bornes de la modération : et lorsqu'enfin nous nous croyons parvenus à jouir de notre objet, la violence de nos désirs fait place à des transports de joie qui nous mettent hors de nous, et dont quelqu'un a très bien dit, que ce qui fait le comble de la joie, c'est le comble de la folie. Remède unique pour tous ces divers maux, la vertu. Je les appelle des maux. [4,16] XVI. Car quelle plus grande misère pour l'homme, et rien le défigure-t-il plus honteusement, que d'être affaibli, exténué, terrassé par la tristesse? L'état où l'on est réduit par la crainte, n'a rien de moins douloureux : et c'est de ce supplice que les poètes ont voulu nous tracer l'image, en nous peignant Tantale dans les enfers, avec un rocher au-dessus de sa tête, toujours prêt à tomber, pour le punir de ses crimes. Jamais la folie ne marche qu'accompagnée de la crainte ou de la tristesse. Car quiconque s'écarte de la raison, ou dès lors il en porte la peine, ou il sent qu'elle n'est pas loin. Et comme le propre de ces deux passions est de nous dessécher l'âme, de nous consumer, aussi les deux autres, qui sont une insatiable cupidité et une joie excessive, quoiqu'elles aient quelque chose de plus gai, ne laissent pas d'être l'extravagance même, ou peu s'en faut. Présentement il est aisé de juger quel est l'homme vertueux, l'homme raisonnable, toujours égal, toujours exactement renfermé dans les limites de la modération, ou, pour tout dire enfin, le seul qui mérite le nom « d'homme de bien. » Tel est le sage des Stoïciens, à les en croire. Peut-être donnent-ils un peu trop dans le merveilleux. [4,17] XVII. Quoi qu'il en soit, l'homme toujours modéré, toujours égal, toujours en paix avec lui-même, jusqu'au point de ne se laisser jamais, ni accabler par le chagrin, ni abattre par la crainte, ni enflammer par de vains désirs, ni amollir par une folle joie, c'est là cet homme sage, cet homme heureux que je cherche. Rien sur la terre, ni d'assez formidable, pour l'intimider; ni d'assez estimable, pour lui enfler le coeur. Que verrait-il dans tout ce qui fait le partage des humains, qu'y verrait-il de grand, lorsqu'il se met l'éternité devant les yeux, et qu'il concoit l'immensité de l'univers? A quoi se bornent les objets, qui sont à notre portée ! A quoi se bornent nos jours! Et d'ailleurs un homme sage fait continuellement autour de lui une garde si exacte, qu'il ne lui peut rien arriver d'imprévu, rien d'inopiné, rien qui lui paraisse nouveau. Partout il jette des regards si perçants, qu'il découvre toujours une retraite assurée, où il puisse, quelque injure que lui fasse la fortune, se rendre inaccessible aux chagrins, et trouver la paix dans sa constance. Ainsi supérieur, et à la tristesse, et à toute autre passion, ainsi heureux, et parfaitement heureux de les avoir toutes domptées. Un reste de passion suffirait toujours, non seulement pour priver l'âme de son repos, mais pour la rendre vraiment malade. Je ne vois donc rien que de mou et d'énervé dans le sentiment des Péripatéticiens, qui regardent les passions comme nécessaires : pourvu, disent-ils, qu'on leur prescrive des bornes, au delà desquelles ils ne les approuvent point. Mais prescrit-on des bornes au vice? Ou direz-vous que de ne pas obéir à la raison, ce ne soit pas quelque chose de vicieux? Or la raison ne vous dit-elle pas assez que tous ces objets qui excitent dans votre âme, ou de fougueux désirs, ou de vains transports de joie, ne sont pas de vrais biens; et que ceux qui vous consternent, ou qui vous épouvantent, ne sont pas de vrais maux; mais que ces divers excès, ou de tristesse, ou de joie, sont également l'effet des préjugés qui vous aveuglent? Préjugés dont le temps a bien la force lui seul d'arrêter l'impression : car, quoiqu'il n'arrive nul changement réel dans l'objet, cependant à mesure que le temps l'éloigne, l'impression s'affaiblit dans les personnes les moins sensées : et par conséquent, à l'égard du sage, cette impression ne doit pas même commencer. [4,18] XVIII. Mais encore, quelles bornes prescrire aux passions? Prenons, par exemple, la tristesse, qui est une des plus difficiles à guérir. Rutilius, comme l'histoire nous l'apprend, fut vivement touché de ce qu'on avait refusé le consulat à son frère : mais touché si vivement, qu'il en mourut. Ainsi c'était pousser le chagrin aux dernières extrémités. Or supposons qu'il l'ait d'abord renfermé dans les bornes des Péripatéticiens; mais qu'après cette première disgrâce, il ait perdu ses enfants. Quelques bornes qu'il se prescrivît dans ce nouvel accident, c'était un grand surcroît de tristesse. Je suppose qu'ensuite soient venues des maladies douloureuses, la perte des biens, celle de la vue, l'exil. A la fin, si chacun de ces maux, pris en détail, apporte son chagrin : le tout ensemble vient à faire une masse, dont il n'est plus possible de soutenir le poids. Vouloir donc qu'on marque des bornes à ce qui est mal, c'est prétendre qu'un fou qui se précipite du rocher de Leucade, pourra, s'il le veut, se retenir au milieu de sa chute. Autant que cela est impossible, autant l'est-il qu'un homme emporté par quelque passion se retienne, et s'arrête où il le voudra. Tout ce qui est pernicieux dans son progrès, est mauvais en commençant. Or la tristesse et toutes les autres passions, lorsqu'elles arrivent à un certain degré, sont pestilentielles. Donc à les prendre dès leur naissance, elles ne valent rien. Car du moment qu'on a quitté le sentier de la raison, elles se poussent, elles s'avancent d'elles-mêmes : la faiblesse humaine trouve du plaisir à ne point résister : et insensiblement on se voit, si j'ose ainsi parler, en pleine mer, le jouet des flots. Approuver des passions modérées, c'est approuver une injustice modérée, une lâcheté modérée, une intempérance modérée. Car prescrire des bornes au vice, c'est en admettre une partie. Et outre que cela seul est blâmable, rien n'est d'ailleurs plus dangereux. Car le vice ne demande qu'à faire du chemin; et pour peu qu'on l'aide, il glisse avec tant de rapidité, qu'il n'y a plus moyen de le retenir. [4,19] XIX. Mais ces passions que nous voulons totalement extirper, les Péripatéticiens ne se contentent pas de les croire naturelles; ils ajoutent que la nature nous les a données pour notre bien. Car, disent-ils, la colère n'a-t-elle pas son utilité? Elle aiguise le courage. Elle fait qu'on attaque un ennemi, un mauvais citoyen, avec une ardeur qu'on n'aurait point sans elle. Car, qu'on se dise froidement à soi-même : «Voilà un combat qui est juste; c'est un devoir de se battre pour tes lois, pour la liberté, pour la patrie; » ces sortes de raisons n'échaufferont guère le courage, à moins que le feu de la colère ne vienne au secours. Et ce n'est pas seulement à la guerre que la colère est bonne : mais il faut que le commandement tienne de son aigreur, si l'on veut se faire obéir dans les occasions un peu difficiles. L'orateur même, soit qu'il attaque, soit qu'il défende, a besoin d'être armé de ses aiguillons et ne fût-il pas en colère, il doit feindre d'y être, pour venir à bout d'inspirer les mêmes sentiments à ses auditeurs, par la véhémence de son action. Enfin , selon ces philosophes, c'est ne pas être homme, que de ne savoir pas se fâcher : et ce que nous appelons « douceur, » ils le traitent « d'indolence. » Ils ne louent pas la colère seulement, ils regardent aussi toutes les autres espèces de cupidité, comme un don avantageux de la nature, et comme le germe de toutes nos belles actions. Thémistocle, ne pouvant dormir, se promenait toute la nuit dans les rues; on lui demanda ce qui le tenait si éveillé : «Ce sont, dit-il, les trophées de Miltiade.» A qui les veilles de Démosthène sont-elles inconnues? Il était de fort mauvaise humeur, lorsqu'il arrivait qu'un artisan se fût mis à l'ouvrage plus matin que lui. Et les plus grands philosophes eux-mêmes, si l'étude n'avait pas été pour eux une passion, auraient-ils fait de si grands progrès? Pythagore, Démocrite, Platon, allèrent jusqu'aux extrémités du monde. Partout où ils espéraient apprendre, ils y couraient. Tout cela se fait-il sans qu'il y entre de la passion, et une passion infinie? [4,20] XX. Jusqu'à la tristesse même, que nous avons recommandé de fuir comme une bête féroce, les Péripatéticiens veulent que ce soit un présent très utile de la nature; pour faire que les hommes, lorsqu'ils oublient leur devoir, ne soient pas insensibles à la correction, aux réprimandes, à l'ignominie. Une parfaite insensibilité, en pareil cas, serait une sorte d'impunité. Il vaut mieux que la conscience soit bourrelée. Afranius, dans une de ses comédies, a très bien saisi cette idée, lorsqu'un jeune débauché ayant dit : "Jamais fut-il mortel plus malheureux que moi?" le père, qui était homme sévère, lui répond: "S'il est vrai qu'au chagrin ton âme soit en proie, Quel qu'en soit le sujet, je m'en fais une joie". Toutes les espèces particulières, dont la tristesse est le genre, ont aussi leur utilité, selon ces mêmes philosophes. Car ils prétendent que la pitié sert à nous faire secourir ceux qui sont dans le besoin, et qui souffrent sans l'avoir mérité : Que la jalousie est avantageuse, soit qu'elle vienne de ce qu'un autre jouit comme nous d'un bien que nous possédons, soit qu'elle vienne de ce que nous ne possédons pas un bien dont un autre jouit: Que d'ôter la crainte aux hommes, ce serait leur ôter toute vigilance, puisque dès lors ils ne se mettraient en peine, ni des lois, ni des magistrats, ni de la pauvreté, ni de l'ignominie, ni de la mort. Telle est l'opinion des Péripatéticiens. A la vérité, ils veulent qu'on élague les passions, si j'ose ainsi parler : mais ils trouvent qu'il ne serait ni possible, ni même avantageux, de les extirper totalement; parce qu'en toutes choses, ou peu s'en faut, le parfait consiste dans un juste milieu. Or cette opinion vous paraît-elle tout à fait digne de mépris, ou croyez-vous qu'elle mérite un peu d'examen? (L'A.) Je le crois assurément; et j'ai fort envie de voir comment on peut les réfuter. (C.) J'en viendrai peut-être à bout. [4,21] XXI. (C.) Mais d'abord, remarquez, je vous prie, quelle a été la retenue des Académiciens; car ils vont précisément jusqu'où il faut aller. Ici grande altercation entre les Péripatéticiens et les Stoïciens. Qu'ils se battent les uns les autres tant qu'ils voudront. Peu m'importe à moi, qui ne cherche que le vraisemblable. Par où donc, dans la question présente, m'assurer de cette vraisemblance, qui est la borne de l'esprit humain? Par la définition de ce qu'on appelle passion. Or je trouve excellente celle de Zénon : Un mouvement de l'âme, opposé à la raison, et contraire à la nature ; ou en moins de mots: Un appétit trop violent, c'est-à-dire, qui fait perdre à notre âme cette égalité, où la nature la voudrait toujours. Que reprendre dans ces définitions? Il y paraît une grande pénétration, une grande justesse d'esprit. Mais ces phrases des Péripatéticiens, enflammer les cœurs, aiguiser la vertu, doivent être renvoyées ait style pompeux des rhéteurs. Hé quoi! un homme courageux ne pourra montrer de la valeur, à moins qu'il ne se mette en colère? Je veux que cela soit vrai des gladiateurs, quoiqu'il ne le soit pas de tous; car il y en a d'assez tranquilles avant le combat; ils s'accostent, ils se parlent, ils font leurs conventions; nous leur voyons plus de sang-froid que de colère. Je veux bien, dis-je, qu'il y en ait de tels que ce Pacidéien, qui parle ainsi dans Lucilius : "Veut-on le voir mourir? Qu'il prenne son épée La mienne de son sang sera bientôt trempée. C'est fait de lui. Je sais qu'il pourra bien d'abord Me porter quelques coups dans son premier effort Mais bientôt, triomphant de sa rage mutine, Je plongerai ce fer au fond de sa poitrine. Le faquin me déplaît. Seuls guides de mon bras, Ma colère et ma haine assurent son trépas". [4,22] XXII. Mais ce n'est pas ainsi qu'Ajax, dans Homère, se présente au combat. Il marche gaiement à l'ennemi. Aussitôt l'allégresse est répandue parmi les Grecs, la terreur parmi les Troyens. Hector lui-même, comme le raconte Homère, en est ému, et se repent du défi qu'il a fait aux Grecs. On voit ces deux guerriers, avant que d'en venir aux mains, se parler de sang-froid; et dans la chaleur même du combat, il ne se passe rien de part ni d'autre qui tienne de l'emportement. Aussi ne crois-je point que Torquatus fût en colère, lorsqu'il arracha le collier du Gaulois, ni Marcellus, lorsqu'il montra tant de bravoure à Clastidie. Pour Scipion l'Africain, que nous connaissons mieux, parce qu'il est moins éloigné de notre temps, je jurerais que la colère ne le transportait nullement, lorsqu'il couvrit Alliénus de son bouclier, et enfonça son épée dans le sein de l'ennemi. Je ne l'assurerais pas si hardiment de Brutus : car la haine qu'il portait au tyran était si violente, que, lorsqu'il se jeta sur Aruns, l'emportement put bien y avoir part : et ce qui le rend vraisemblable, c'est qu'ils se percèrent l'un l'autre de leurs lances dans le même instant. A quel propos voulez-vous donc ici de la colère? Quoi ! la valeur n'est capable de rien , à moins qu'elle n'entre en furie ? Hercule, que cette valeur, qu'il vous plaît de confondre avec la colère, a mis au rang des Dieux, était-il en courroux, quand il combattit le sanglier d'Érymanthe, ou le lion de Némée? Thésée y était-il, quand il saisit par les cornes le taureau de Marathon? Prenez-y bien garde, la colère bannit la réflexion, et cependant le courage la suppose : car, dès que la raison n'y est pas, ce n'est plus vrai courage. [4,23] XXIII. Ayez un profond mépris pour tout ce qui peut arriver; n'appréhendez point la mort; regardez la peine et la douleur comme aisées à supporter. Avec de tels principes, bien médités, et bien gravés dans le coeur, votre courage sera ferme, sera inébranlable; et ce que vous ferez de hardi, de grand, de vigoureux, ne craignez pas que nous l'imputions à la colère. Je n'accuserai point Scipion, ce souverain pontife, qui a si bien vérifié la maxime des Stoïciens, Que jamais le sage n'est homme privé; je ne l'accuserai point d'avoir agi par un mouvement de colère contre Gracchus, lorsque s'étant séparé du consul, qui ne montrait pas assez de vigueur, et oubliant qu'il n'était qu'homme privé, il commanda, comme s'il avait été consul, que tous ceux qui s'intéressaient à la république, eussent à le suivre. Pour ce qui me regarde personnellement, je ne sais si j'ai montré du courage, pendant que j'ai été à la tête de la république: mais, si j'en ai montré, assurément la colère n'y a point eu de part. Y a-t-il rien qui ressemble plus à la folie, que la colère? Ennius a très bien dit que c'en était du moins un commencement. Voyez les yeux, la voix, la couleur, la respiration d'un homme en colère. Voyez quel désordre dans ses discours, dans ses actions! Qu'y a-t-il de plus indécent que la colère d'Achille et d'Agamemnon, dans Homère? A l'égard d'Ajax, on sait que l'emportement le conduisit à la fureur; et de la fureur, à la mort. Il n'est donc point nécessaire que le courage appelle la colère au secours. La valeur n'a besoin que d'elle-même. Autrement il faudrait dire que l'ivresse, et même la démence, lui sont utile puisque la démence et l'ivresse portent souvent à des actions où il paraît du courage. Ajax fut toujours brave, mais il ne le fut jamais tant, si l'on en croit un poète, que dans ses accès de fureur. [4,24] XXIV. En conclura-t-on qu'il est utile d'être furieux? Examinez comment on définit le courage; vous comprendrez que la colère ne lui est bonne à rien. On le définit: Une telle disposition d'esprit, qu'on accepte tout ce qu'il plaît à la loi suprême de nous faire souffrir. Ou: La conservation d'un jugement, sain et ferme, lorsqu'il s'agit de supporter ou de repousser quelque chose qui nous parait formidable. Ou: La science de mépriser les événemeaats fâcheux, en se formant une juste idée de ce qu'ils sont, et conservant toujours cette idée. Ou, en moins de mots, comme Chrysippe: La science de ce qui est à souffrir. Ou enfin: Une telle disposition d'esprit, qu'on envisage sans fayeur, et qu'on supporte constamment tout ce que la loi suprême nous envoie de fâcheux. Cette dernière définition est encore de Chrysippe. Les trois premières sont de Sphérus, que les Stoïciens croient l'homme du monde le plus habile dans l'art de bien définir. Elles se ressemblent fort, et ne font toutes que développer plus ou moins ce que chacun pense. Pour moi, quoique souvent je tombe sur les Stoïciens, comme faisait Carnéade, j'ai bien peur qu'il n'y ait qu'eux de philosophes. Car de toutes ces définitions, y en a-t-il une seule, qui ne rende parfaitement l'idée confuse que nous avons en nous-mêmes du courage? Et lorsque cette idée est bien dépouillée, la colère parait-elle nécessaire au guerrier, au général, à l'orateur? Les croira-t-on incapables d'agir comme il faut, si la rage ne les anime? Quand les Stoïciens prétendent que tout homme qui n'est pas sage, est malade, ne raisonnent-ils pas conséquemment? Jamais de passion, et surtout point de colère. On voudrait prendre cela pour un étrange paradoxe. Voici comment ils l'entendent : nous disons qu'il n'y a point de fou qui ne soit malade, comme on dit qu'il n'y a point de boue qui n'exhale une mauvaise odeur. Quelquefois la boue ne sent point : remuez-la, vous le saurez. Et de même, un homme colère paraît tranquille dans certains moments : heurtez-le, vous allez le voir en fureur. Hé quoi! cette colère qu'on approuve dans un guerrier, lui est-elle aussi de quelque utilité hors du combat, et lorsqu'il se trouve chez lui, avec sa femme, ses enfants, ses domestiques? Pour cela, il faudrait que l'esprit troublé fût quelquefois préférable au sens rassis. Car, se met-on en colère, sans que l'esprit se trouble? Mais bien loin que l'emportement soit utile dans le commerce ordinaire de la vie, il n'y a rien, au contraire, de si odieux, ni qui rende plus insociable, que d'avoir l'esprit hargneux, et d'être toujours prêt à se fâcher. [4,25] XXV. Quant à l'orateur, il ne lui sied nullement de se mettre en colère ; il lui sied quelque-fois de le feindre. Pensez-vous que je sois en courroux, toutes les fois qu'il m'arrive de hausser le ton et de m'échauffer? Pensez-vous que l'affaire étant jugée, et absolument finie, s'il m'arrive de mettre mon discours par écrit, je sois en courroux la plume à la main? Accius y était-il en composant ses tragédies? Y croyez-vous Esope, dans les endroits qu'il déclame avec le plus de feu? Un orateur, qui sera vraiment orateur, aura encore plus de véhémence qu'un comédien; mais sans passion, et toujours de sangfroid. Pour louer la cupidité, comme font les Péripatéticiens, ne faut-il pas qu'elle les aveugle? Prennent-ils donc pour des branches de la cupidité, ces nobles inclinations, qui ont donné lieu aux travaux des grands hommes qu'ils nous citent, Thémistocle, Démosthène, Pythagore, Démocrite, Platon? Mais les inclinations même les plus estimables, telles que celles-là, ne doivent rien prendre sur la tranquillité de l'esprit. A l'égard de la tristesse, qui est la chose du monde la plus détestable, comment des philosophes en font-ils l'éloge? Qu'on approuve le mot d'Afranius, à la bonne heure; cela est dit d'un jeune homme plongé dans la débauche : mais ici nous examinons ce qui peut convenir à un homme sage. Car mon dessein, en décriant la colère, n'a pas été non plus de la blâmer sans quelque restriction. Elle pourra servir dans les troupes, à des officiers subalternes. Elle pourra servir en d'autres occasions, sur lesquelles je ne m'explique pas plus clairement, pour ne pas découvrir les mystères de la rhétorique. Un mouvement de colère sera utilement inspiré à des gens incapables d'écouter la raison. Mais ici, encore une fois, il s'agit de savoir ce qu'un homme sage doit se permettre. [4,26] XXVI. On nous vante l'utilité de la pitié, de la jalousie. Au lieu d'avoir pitié d'un malheureux, que ne l'assistez-vous, si vous pouvez? A-t-on besoin d'être touché, pour être libéral? Votre devoir, quand vous voyez quelqu'un dans la peine, ce n'est pas de la partager avec lui; e'est de l'en délivrer, si vous pouvez. Que sert la jalousie ? A quoi bon se chagriner, ou de ce qu'un autre jouit d'un bien qui nous manque; ou de ce qu'il jouit d'un bien égal au nôtre? Pour celui qui nous manque, ne vaut-il pas mieux travailler à l'acquérir nous-mêmes, que de l'envier tristement? Pour celui qui nous est commun avec d'autres, il y a une extravagance outrée à être fâchés de n'en pas jouir nous seuls. Peut-on amener ce qui est mauvais à une médiocrité qui le rende bon? Quelque brèche que fassent dans notre coeur la volupté, la cupidité, la colère, la tristesse, la crainte, n'en disposeront-elles pas à leur gré? Un homme donc, qui sera voluptueux, avide, emporté, chagrin, pusillanime, vous le croirez un homme sage? Qu'on doit bien se faire une autre idée de la sagesse! Pour me renfermer dans ce peu de mots, je dirai qu'elle consiste à connaître les choses divines et les humaines, avec leurs causes, afin d'imiter la divinité, et de mettre bien au-dessous de la vertu tout ce qu'il y a d'humain. Voilà ce que fait le sage; et comment donc l'avez-vous soupçonné de pouvoir être le jouet des passions, ainsi que la mer l'est des vents? Qu'y aurait-il qui pût l'ébranler, le déranger? Un événement subit et imprévu? Mais, quand on connaît tout ce qui peut arriver à l'homme, n'est-on pas préparé à tout? Ceux qui disent qu'il faut retrancher ce qu'il y a d'excessif dans les passions, et en conserver ce qu'il y a de naturel, ne considèrent pas que la nature n'est l'auteur de rien qui puisse être poussé à l'excès. Aussi toutes les passions sont-elles des productions de l'erreur : et ce n'est pas assez de les élaguer ni de les étêter; il faut en arracher jusqu'à la racine. [4,27] XXVII. Mais peut-être qu'en m'engageant à traiter cette question, vous avez moins songé au sage qu'à vous-même. Persuadé qu'il est exempt de passions, vous désireriez lui ressembler. Pour cela, voyons de quels puissants remèdes la philosophie vous ordonne de faire usage. Car il y en a certainement; et la nature, qui a tant créé de choses salutaires au corps, n'a point été assez cruelle, assez ennemie de l'homme pour que son âme fût privée de tout secours. Elle l'a même d'autant plus favorisée, que les secours qui regardent le corps sont hors de lui : au lieu que tout ce qui est nécessaire pour le salut de l'âme, est renfermé dans l'âme même. Mais plus elle est d'un ordre supérieur, plus elle demande d'attention. Que la raison soit bien consultée, ses lumières nous découvrent en quoi consiste le parfait. Qu'on ne la consulte pas, on embrasse beaucoup d'erreurs. C'est donc à vous personnellement que s'adresse la suite de mon discours. Aussi bien pourriez-vous, dans la thèse que vous m'avez proposée, n'avoir eu que vos propres intérêts en vue. Les passions étant différentes, comme je l'ai montré, il y a différentes manières de les combattre. Un seul et même remède ne serait pas efficace contre la pitié, contre l'envie, contre la douleur que cause la mort d'un ami. Et d'ailleurs, de quelque espèce que soit une passion, il faut examiner lequel sera le plus avantageux, ou de l'attaquer en général, comme étant un mépris de la raison, et un appétit déréglé, ou de l'attaquer en particulier, comme étant telle ou telle passion, la crainte, la volupté, ainsi du reste. On jugera, dis-je, s'il est plus à propos, ou de faire voir que telle chose qui donne du chagrin ne mérite pas d'en donner, ou de faire voir qu'absolument il n'y a rien au monde qui le mérite. Voilà quelqu'un de triste, parce qu'il est pauvre : faut-il chercher à lui faire entendre, ou que la pauvreté n'est point un mal, ou qu'il n'y a rien dont il soit permis de s'attrister ? Je croirais ce dernier parti le plus sûr : parce que si vous ne persuadez pas votre homme sur l'article de la pauvreté, vous lui laissez toute sa tristesse; et qu'au contraire, si vous lui prouvez, comme je fis hier, qu'il ne faut s'affliger de rien, sa pauvreté cesse de lui paraître un si grand mal. [4,28] XXVIII. Toute passion, il est vrai, sera fort soulagée par cette réflexion, que les biens qui sont l'objet de la joie ou de la cupidité ne sont pas de vrais biens, et que les maux qui sont l'objet de la tristesse ou de la crainte ne sont pas de vrais maux. Il y a cependant un spécifique encore plus certain; c'est de faire bien comprendre qu'il n'y a point de passion qui ne soit essentiellement mauvaise, ni qu'on puisse croire inspirée par la nature, ou commandée par une sorte de nécessité. Car ne voyons-nous pas qu'en effet, pour rappeler le calme dans le coeur d'une personne affligée, souvent il suffit de lui représenter son peu de courage, ou de faire en sa présence l'éloge de ceux qui conservent dans les plus tristes situations une fermeté inébranlable? Les exemples n'en sont pas rares, même parmi les personnes qui croient que ces sortes d'accidents sont de vrais maux , mais qu'il faut les souffrir patiemment. Un homme est voluptueux, l'autre est avare. Or la preuve que ce n'est ni la nature, ni aucune sorte de nécessité, qui les engage à être tels, c'est qu'on peut retirer celui-ci de son avarice, et celui-là de ses voluptés. Cette autre manière d'attaquer les passions, en détruisant les préjugés d'où elles partent, est bien la plus ingénieuse : mais rarement elle réussit; et il ne faudrait pas l'employer avec le vulgaire. Il y a même des cas où elle porterait à faux. Car si j'étais chagrin, par exemple, de ne voir en moi ni vertu, ni courage, ni honneur, ni probité, on ne pourrait pas me dire que ce qui me chagrine n'est pas un mal réel. Il faudrait donc, pour me guérir, avoir recours à un autre remède, qui fût de nature à être approuvé par tous les philosophes, de quelque secte qu'ils soient. Or ils doivent tous convenir, que toute émotion de l'âme, qui s'écarte de la raison, est vicieuse. Quand donc il serait vrai que l'objet de la cupidité ou de la joie fût un bien réel, et que l'objet de la crainte ou de la tristesse fût un mal réel, il n'en serait pas moins vrai que l'émotion causée par ces objets serait vicieuse. Car l'homme que nous tenons pour magnanime et pour courageux, doit être tranquille, inébranlable, supérieur à tous événements. Or c'est ce qui est incompatible avec la tristesse, la crainte, la cupidité, la joie folle : puisqu'un coeur où elles trouvent à se glisser fait bien voir qu'il n'est pas le plus fort. [4,29] XXIX. Voilà pourquoi les philosophes, comme je l'ai déjà dit, ont tous à cet égard une seule et même méthode, qui est, non d'examiner la qualité de ce qui trouble l'âme, mais d'attaquer le trouble méme. Il s'agit uniquement d'éteindre la cupidité dans mon coeur : ne vous arrêtez donc point à me prouver que ce qui l'allume n'est pas un bien véritable ; mais allez droit à ma cupidité, et ôtez-la-moi. Que le souverain bien consiste dans la vertu, ou dans la volupté, ou dans un mélange de l'un et de l'autre, ou dans l'honnête, l'agréable, et l'utile joints ensemble, peu nous importe ici, puisque la cupidité, eût-elle pour objet la vertu même, ne laisse pas d'être un mouvement déréglé, qui ne mérite pas moins d'être réprimé que s'il avait un autre objet. Pour nous calmer l'âme, il suffit de nous mettre devant les yeux ce que nous sommes, quelle est la loi universelle du genre humain, à quelles conditions la vie nous a été donnée. Aussi Socrate, lorsqu'il entendit l'Oreste d'Euripide, se fit répéter les vers suivants, par où commence cette tragédie: "A quelques maux que nous soyons en proie, Quelque revers que le Ciel nous envoie, C'est notre sort d'en souffrir la rigueur, Et rien ne doit effrayer un grand coeur". Un autre moyen encore de persuader aux hommes qu'ils peuvent et doivent souffrir patiemment, c'est de leur faire l'énumération de ceux qui ont passé sans faiblesse par de semblables épreuves. Mais pour ne pas m'étendre là-dessus, je renvoie au discours que vous entendîtes hier, et à mon livre de la Consolation. J'écrivis ce livre dans le fort de ma douleur; et par conséquent, dans un temps où je n'étais pas sage. Je fis ce que défend Chrysippe ; je voulus fermer une plaie encore trop récente, et je forçai la nature, pour venir à bout de vaincre, par la violence du remède, la violence du mal. [4,30] XXX. Sans revenir donc à la tristesse, puisque j'en ai suffisamment parlé, disons un mot de la crainte. Il y a un grand rapport entre les deux: l'un étant, l'effet du mal présent; et l'autre, du mal futur. Aussi quelques-uns ne regardent-ils la crainte que comme une branche de la tristesse, et ils l'appellent son avant-courrière, ou une tristesse anticipée. Or les mêmes raisons qui nous donnent de la patience dans les maux présents, nous donnent du mépris pour les maux futurs. Gardons-nous, dans l'un et dans l'autre cas, de nous permettre rien d'efféminé, rien d'indécent. Songeons que la crainte est un effet de notre inconstance, de notre pusillanimité, de notre légèreté. Et surtout, considérons que ce qui paraît formidable est vraiment digne de mépris. Ainsi, soit hasard, soit dessein, c'est toujours fort à propos que nous avons parlé, dans nos deux premières conférences, des deux choses qu'on appréhende le plus, la mort et la douleur. Si ce que je vous en ai dit vous a convaincu, la guérison de la crainte est bien avancée. [4,31] XXXI. Je viens de traiter des passions qui sont excitées par des maux apparents. Passons à la cupidité et à la joie folle, qui ont pour objet des biens d'opinion. Selon moi, de quelque passion que l'on entreprenne de se guérir, l'essentiel consiste à bien comprendre qu'elles sont toutes l'ouvrage de notre imagination et de notre volonté. Revenons de nos préjugés, pensons plus sensément : et nos prétendus maux, de même que nos prétendus biens, feront sur nous une impression moins vive. Cela est vrai pour l'un, comme pour l'autre. Si cependant il arrive qu'on ait affaire à un esprit trop prévenu, il faut tenter d'autres remèdes, qui conviennent au genre de sa maladie. Le chagrin, la timidité, l'amour, le penchant à nuire, se traitent différemment. Dans l'opinion que j'ai suivie, comme la plus raisonnable, sur la nature des biens et des maux, il est aisé de faire voir qu'un fou, n'ayant point de véritable bien, ne peut avoir de véritable joie. Mais présentement je conforme mon langage aux idées communes. Je vous laisse prendre pour des biens, les honneurs, les richesses, les plaisirs, et le reste. De là il ne s'ensuit point que celui qui en jouit puisse honnêtement se livrer à une joie sans bornes. Il est permis de rire: mais de grands éclats de rire sont indécents. Un coeur dilaté par un excès de joie, n'est pas moins hors de son état naturel, que s'il était resserré par le chagrin. Les désirs ardents, et la joie excessive dans la possession de ce qu'on a désiré, sont opposés l'un comme l'autre à cette égalité d'âme où la nature nous veut. Il y a faiblesse dans le chagrin, et légèreté dans la joie. C'est une espèce de chagrin que l'envie : c'est une joie détestable que le plaisir qu'on a du mal d'autrui. Pour vous préserver de tous les cieux, il ne faut que songer à quel point ils sont barbares et contre l'humanité. Mais, comme en condamnant la crainte on loue la précaution, de même, en blâmant une joie outrée, on approuve une joie douce et tranquille. Car, comme je l'ai déjà dit, le serrement du coeur n'est jamais bon; mais l'épanouissement n'est mauvais que lorsqu'il va trop loin. Une joie douce et raisonnable, c'est, par exemple, celle d'Hector : Que je suis aise, mon père, de m'entendre louer par vous, qui êtes un homme si digne de louange! Une joie bien différente, c'est celle du jeune fou, que Trabéa fait parler ainsi : "J'ai séduit par mon or la vieille gouvernante : D'un geste, d'un coup d'oeil, je lui commanderai : La porte s'ouvrira dès que je paraitrai : Et cette beauté qui m'enchante, Pleine d'un doux transport, prévenant mes désirs, Va me faire expirer dans le sein des plaisirs". Que cela lui paraît beau! Aussi se croit-il : "Au comble du bonheur suprême, Plus fortuné cent fois que la Fortune même". [4,32] XXXII. Un peu de réflexion ne fait que trop voir la honte d'une semblable joie : et par conséquent puisqu'il est honteux de la témoigner, il y a du crime à la désirer. Pour ce qui s'appelle communément amour (et c'est en effet le terme propre) tout cela s'accorde si peu avec la gravité, que je n'y vois rien de plus opposé. Un de nos poètes dit cependant : "Amour, sur tout ce qui respire, Étend son redoutable empire; Nos destins sont entre ses mains, Il donne la mort ou la vie : C'est ce Dieu, qui fait des humains Ou la sagesse, ou la folie". O l'excellente école pour les moeurs, que la poésie, qui nous place ainsi au nombre des Dieux l'amour, auteur de tant d'extravagances, et de crimes! Cela regarde surtout la comédie, qui deviendrait absolument nulle, si ces extravagances, si ces crimes n'avaient point d'approbateurs. Et la tragédie, comment fait-elle parler le chef des Argonautes? "Quand, pour sauver mes jours, ton art a combattu , Ton amour te guidait, et non pas la vertu", dit-il à Médée. Quel amour que celui de cette femme! Qu'il a causé de funestes incendies ! Elle ose bien pourtant, dans un autre de nos poètes, dire à son propre père, en lui parlant de Jason : "Pour sauver un époux, que n'osai-je point faire? J'immolai tout à ma fureur. L'amour me le donnait : l'amour est dans un coeur Plus fort que tous les droits d'un père". [4,33] XXXIII. Mais laissons les poètes s'égayer ils n'ont pas épargné Jupiter lui-même dans leurs fables, qui sont pleines de ses infâmes passions. Venons aux philosophes, aux maîtres de la vertu. Ils nient que l'amour ait la jouissance pour objet : en quoi Épicure n'est pas de leur avis; et je crois qu'Epicure a raison. Car enfin, qu'est-ce que cet amour, qu'ils veulent confondre avec l'amitié? Pourquoi ne s'attache-t-il, ni à un jeune homme laid, ni à un beau vieillard? Je m'imagine que ce goût a pris naissance dans les gymnases des Grecs, où il est toléré. Aussi notre Ennius dit-il très bien, que la nudité est un commencement de prostitution. Quand même ces sortes d'attachements n'auraient rien de grossier (ce que je ne crois pas impossible), du moins est-il certain qu'ils prennent sur la tranquillité du coeur et d'autant plus, qu'ils se réduisent à de purs sentiments. Mais rarement s'y réduisent-ils. Car, pour ne point parler ici de l'amour des femmes, qui est bien plus autorisé de la nature, ne voit-on pas aisément ce que les poètes veulent dire par l'enlèvement de Ganymède? Y a-t-il rien de plus clair que le langage de Laïus dans Euripide? Avec quelle licence de très savants hommes et de grands poètes n'ont-ils pas chanté leurs galanteries? Alcée, ce fameux guerrier de Mitylène, que n'a-t-il pas écrit de ces inclinations à la Grecque? Anacréon respire-t-il autre chose que l'amour? On voit la passion encore poussée bien plus loin dans les poésies d'Ibycus. [4,34] XXXIV. Or les amours de ces gens-là ne se bornaient pas à de purs sentiments. Parlerai-je de nous autres philosophes, qui avons nous-mêmes autorisé l'amour? et cela, d'après notre Platon, à qui là-dessus Dicéarque fait des reproches que je trouve bien fondés. Il n'y a pas jusqu'aux Stoïciens, qui n'avouent que le sage peut aimer; ils veulent qu'on entende simplement par amour, l'envie d'obtenir l'amitié d'une personne qui nous attire par sa beauté. Pour moi, puisqu'il ne s'agit ici que de ce qui peut troubler l'âme, supposé qu'il y ait dans le monde un amour qui ne donne point de souci, point d'inquiétude, et qui ne cause ni désirs, ni soupirs, je ne le blâmerai pas. Mais l'amour, tel que nous le voyons qui est la folie même, ou approche fort de la folie, comment ne pas le blâmer? Par exemple, dans la Leucadienne, un des personnages dit : "Hélas! si quelque Dieu s'intéressait pour moi!" Oui vraiment, les Dieux ont tort de ne pas s'empresser tous à lui procurer la jouissance de l'objet qui l'enchante. "Que je suis malheureux!" ajoute-t-il. Rien de plus vrai. "Malheureux? et de quoi? Quel malheur fut jamais plus léger, plus frivole?" lui répond sensément un de ses amis, qui ne peut s'empêcher de le regarder comme un fou. Après quoi, l'autre le prend sur le ton le plus tragique : "Phébus, à mon secours! Et vous, Neptune, Éole!" Il croit que tout l'univers va se remuer, pour attendrir sa cruelle maîtresse. Il n'excepte que Vénus, qui ne lui est pas favorable : "Car pourquoi t'invoquer, Déesse de Paphos?" Il dit que cette Déesse, trop occupée de ses propres amours, ne s'embarrasse point du reste. Comme s'il n'était pas lui-même tout occupé de sa passion, qui le porte à dire et à faire tant de sottises. [4,35] XXXV. Quand donc vous trouvez un fou de cette espèce, il faut pour travailler à sa guérison, lui représenter le ridicule et le néant de ce qui allume si fort ses désirs ; avec quelle facilité il peut ou y suppléer d'ailleurs, ou s'en passer tout à fait. Il faut chercher à lui donner quelque autre goût, lui susciter des affaires, lui procurer du travail. Il faut enfin lui faire changer de séjour, comme on change d'air un malade dont la convalescence tire en longueur. Quelques-uns aussi disent que comme un clou chasse l'autre, il faut, pour détruire une inclination, en inspirer une nouvelle. Mais le principal, c'est de bien faire sentir à un homme amoureux dans quel abîme il se précipite. Car, de toutes les passions, celle-ci est la plus orageuse. Quand même nous mettrions à part les débauches, les intrigues, les adultères, les incestes, toute autre turpitude reconnue pour telle ; et sans toucher ici aux excès où l'amour se porte dans sa fureur; n'y a-t-il pas, dans ses effets les plus ordinaires, et qu'on regarde comme des riens, une agitation d'esprit, qui est quelque chose de pitoyable et de honteux? "Rebuts, soupçons, débats, trêve, guerre nouvelle, Et puis nouvelle paix. Par ce portrait fidèle, Voyez que la raison aspirerait en vain A fixer de l'amour le manège incertain. Quiconque entreprendrait cette pénible cure, Voudrait extravaguer avec poids et mesure". Puisque l'amour dérange si fort l'esprit, comment lui donne-t-on entrée dans son coeur? Car enfin c'est une passion qui, comme toutes les autres, vient absolument de nous, de nos idées, de notre volonté. Et la preuve que l'amour n'est point une loi de la nature, c'est que, si cela était, tous les hommes aimeraient, ils aimeraient toujours; l'objet de leur passion ne varierait point ; et l'on ne verrait pas l'un se guérir par la honte, l'autre par la réflexion, un autre par la satiété. [4,36] XXXVI. Quant à la colère, pour peu qu'elle soit de quelque durée, il est certain qu'elle ne diffère pas de la folie. Jugeons-en par la querelle de ces deux frères. "Quelle impudence à la tienne est semblable?" dit l'un d'eux. "Quel crime au tien fut jamais comparable?" reprend l'autre. Vous savez les vers suivants, où ils vomissent tour à tour les injures les plus atroces : dignes enfants de cet Atrée, qui, pour se venger de son frère, médite un châtiment dont il n'y eut point d'exemple. "Aujourd'hui par un trait inouï, plein d'horreur, Je cherche à lui porter la rage dans le coeur". Quel fut ce trait inouï? Vous l'allez apprendre de Thyeste. "As-tu pu m'inviter, fière impie, inhumain, A manger mes enfants égorgés de ta main?" Jusqu'où, en effet, la colère ne va-t-elle pas? Elle devient fureur. Aussi dit-on d'un homme en colère, qu'il ne se possède plus : ce qui signifie qu'il n'écoute plus la raison; car la raison nous rend maîtres de nous, et c'est par elle qu'on se possède. On est obligé d'ôter de devant les yeux d'un homme irrité les personnes à qui il en veut; et on attend qu'il se soit remis. Or qu'est-ce que se remettre, si ce n'est faire que les parties de l'âme, qui venaient d'être dérangées, se retrouvent dans leur état naturel? On prie, on conjure cet homme irrité de suspendre un peu sa vengeance, et de n'agir point dans les premiers bouillons de sa colère. Or ces bouillons, qu'est-ce autre chose qu'un feu violent qui s'est allumé dans le coeur, au mépris de la raison? Vous savez, à ce sujet, le bon mot d'Archytas, qui, étant irrité contre son fermier, "comme je te traiterais", lui dit-il, "si je n'étais pas en colère!" [4,37] XXXVII. Où sont-ils maintenant ces philosophes qui nous donnent la colère pour un présent de la nature, et présent utile? Peut-il être utile à l'homme d'être hors de son bon sens? Un mouvement, que la raison désavoue, peut-il venir de la nature? Mais d'ailleurs, si la colère est naturelle, pourquoi un homme y est-il plus enclin qu'un autre? Pourquoi ce désir de se venger cesse-t-il avant que de s'être satisfait? Pourquoi se repent-on d'avoir agi par colère? Témoin Alexandre, qui eut tant de regret d'avoir tué son ami Clitus, que peu s'en fallut qu'il ne se tuât lui-même. Hésiterons-nous, cela étant, à mettre cette passion au rang de toutes les autres, et par conséquent à la regarder comme un mouvement déréglé, qui vient absolument de nous et de nos fausses opinions : ni plus ni moins que l'ambition et l'avarice, dont l'unique source est dans le préjugé qui nous en fait estimer mal à propos les objets? Un homme vraiment éclairé, et qui jamais ne juge légèrement, se conserve une fermeté, une assurance, que rien n'ébranle. Mais, où cette assurance n'est pas, il s'y trouve au contraire une incertitude affreuse, qui perpétuellement nous promène de l'espérance à la crainte et de la crainte à l'espérance. Penser juste, c'est ce qui fait l'égalité de l'âme. Penser faux, c'est ce qui la trouble. Quand on dit qu'il y a des gens portés naturellement; ou à la colère, ou à la pitié, ou à l'envie, ou à quelque autre passion, cela signifie que la constitution de leur âme, si j'ose ainsi parler, n'est pas bien saine : mais l'exemple de Socrate nous prouve qu'elle n'est pas incurable. Zopyre, qui se donnait pour un habile physionomiste, l'ayant examiné devant une nombreuse compagnie, fit le dénombrement des vices qu'il découvrait en lui: et chacun se prit à rire, car on ne voyait rien de tout cela dans Socrate. Il sauva l'honneur de Zopyre, en déclarant que véritablement il était porté à tous ces vices, mais qu'il s'en était guéri avec le secours de la raison. Quelque penchant qu'on ait donc pour tel ou tel vice, on est cependant maître de s'en garantir : de même qu'on peut, quoique né avec des dispositions à certaines maladies, jouir d'une bonne santé. A l'égard des vices qui viennent purement de notre faute, et non d'un penchant naturel, ne les imputons qu'à nos préjugés, qui nous font prendre pour des biens ou pour des maux ce qui n'en est pas. La différence des préjugés fait la diversité des passions. Quelles qu'elles soient, ne les laissons point vieillir : car il en est des maladies de l'âme comme de celles du corps : une tumeur qui vient seulement de se former à l'œil est bien plus tôt guérie qu'une fluxion invétérée. [4,38] XXXVIII. Puisqu'il est donc bien prouvé que nos passions viennent toutes de nos préjugés, et n'ont d'empire sur nous qu'autant que nous le voulons, il est temps de finir cette dispute. Après avoir vu, aussi évidemment que l'homme est capable de le voir, en quoi consistent les vrais biens et les vrais maux, nous ne pouvions rien examiner de plus important, ni de plus utile, que ce qui nous a occupés depuis quatre jours. J'ai commencé par montrer qu'il fallait mépriser la mort et souffrir patiemment la douleur. J'ai cherché ensuite à vous armer contre le chagrin, qui est de tous nos maux le plus affreux. Car, quoique toute passion soit redoutable, et ne s'éloigne pas fort de la folie, il y a pourtant cette différence entre la crainte, la joie, la cupidité et la tristesse, que les trois premières nous troublent, et nous dérangent; mais que la dernière nous consterne, nous tourmente, nous rend misérables. Ainsi ce n'est point par hasard, c'est avec raison, que vous attachant d'abord à la tristesse, comme au plus grand de nos maux, vous m'avez proposé d'en traiter séparément, et avant que de toucher au reste des passions. Pour les guérir toutes, de quelque nature qu'elles soient, ressouvenons-nous qu'elles sont l'ouvrage de nos préjugés, qu'elles dépendent de notre volonté, et qu'on ne les reçoit dans son coeur que parce qu'on croit bien faire. Tout notre mal vient d'un aveuglement dont la philosophie nous promet le remède souverain. Adressons-nous donc à elle pour être instruits, et souffrons qu'elle opère notre guérison; puisque les passions, tant qu'elles dominent en nous, non seulement mettent obstacle à notre bonheur, mais sont de vraies maladies. Oui la raison, qui est le principe de tout bien, nous parait inutile; ou la philosophie étant l'assemblage de tout ce que la raison enseigne de plus parfait, nous devons attendre d'elle tous les secours dont nous avons besoin pour bien vivre, et pour être heureux. [5,0] LIVRE CINQUIÉME. DE LA VERTU: Qu'elle suffit pour vivre heureux. [5,1] I. Voici, mon cher Brutus, notre cinquième et dernière conférence de Tusculum. J'y ai soutenu cette proposition, Que la vertu seule suffit à l'homme pour le rendre heureux, et je l'ai soutenue d'autant plus volontiers, que c'est votre thèse favorite; car l'excellent traité de la Vertu, que vous m'avez adressé, et divers entretiens que nous avons eus ensemble sur ce point, m'ont fait assez connaître combien vous étiez pénétré de cette belle maxime. Quoiqu'il semble difficile de se la persuader, à cause de la variété et de la multitude des traverses de la fortune, elle est néanmoins de telle importance, qu'on doit faire toutes sortes d'efforts pour en convaincre les esprits; c'est ce que la philosophie nous enseigne de plus grand et de plus essentiel. Les premiers hommes, qui se sont appliqués à cette science, étudièrent préférablement à toute autre chose l'art de vivre heureux : et il n'y a que l'espérance d'y parvenir qui les ait portés à faire tant de recherches. Si c'est eux qui nous ont fait connaître la vertu , et si le secours de la vertu nous suffit pour vivre heureux; combien sont-ils louables d'avoir philosophé, et nous, de les imiter? Que si au contraire la vertu soumise aux divers accidents de la vie, est, pour ainsi dire, aux ordres du sort, sans avoir la force de se garantir de ses coups, j'ai bien peur qu'au lieu de tout attendre d'elle, il ne nous reste pour appui de notre bonheur que des voeux stériles et impuissants. Pour moi, en repassant dans mon esprit les revers qui m'ont si violemment exercé, je serais d'abord tenté de me défier un peu de votre sentiment, par la connaissance que j'ai de la faiblesse et de la fragilité humaine. Puisque la nature nous a donné un corps infirme, sujet à des maladies incurables et à d'insupportables souffrances, n'est-il pas à craindre que notre âme, en participant aux infirmités de son associé, n'ait de plus ses propres maladies et ses douleurs particulières? Mais je reviens de cette idée, quand je considère que ce qui me fait juger mal des forces de la vertu, ce n'est point la vertu même, c'est la faiblesse des hommes, et peut-être la mienne propre. Car si la vertu est quelque chose de réel, comme l'exemple du grand Caton votre oncle ne permet pas d'en douter, je conçois que rien de ce qui est possible, et indépendant d'elle, n'est capable de la toucher, et qu'à l'exception de ce qui est faute, elle regarde tout le reste comme nul. Au lieu que nous autres, qui par de folles alarmes prévenons les maux à venir, et aggravons les présents par un lâche abattement , nous aimons mieux en accuser la nature que de nous donner le tort. [5,2] II. Pour nous guérir de cette erreur, et de tant d'autres, recourons à la philosophie. Entraîné autrefois dans son sein par mon inclination, mais ayant depuis abandonné son port tranquille, je m'y suis enfin venu réfugier, après avoir essuyé la plus horrible tempête. Philosophie, seule capable de nous guider! S toi qui enseignes la vertu, et qui domptes le vice! que ferions-nous, et que deviendrait le genre humain sans ton secours? C'est toi qui as enfanté les villes, pour faire vivre en société les hommes, auparavant dispersés. C'est toi qui les as unis, premièrement par la proximité du domicile, ensuite par les liens du mariage, et enfin par la conformité du langage et de l'écriture. Tu as inventé les lois, formé les moeurs, établi une police. Tu seras notre asile; c'est à ton aide que nous recourons; et si dans d'autres temps nous nous sommes contentés de suivre en partie tes leçons, nous nous y livrons aujourd'hui tout entiers, et sans réserve. Un seul jour, passé suivant tes préceptes, est préférable à l'immortalité de quiconque s'en écarte. Quelle autre puissance implorerions-nous plutôt que la tienne, qui nous a procuré la tranquillité de la vie, et qui nous a rassurés sur la crainte de la mort? On est bien éloigné, cependant, de rendre à la philosophie l'hommage qui lui est dû. Presque tous les hommes la négligent : plusieurs l'attaquent même. Attaquer celle à qui l'on doit la vie, quelqu'un ose-t-il donc se souiller de ce parricide ? Porte-t-on l'ingratitude au point d'outrager un maître qu'on devrait au moins respecter, quand même on n'aurait pas trop été capable de comprendre ses leçons? J'attribue cette horreur à ce que les ignorants ne peuvent, au travers des ténèbres qui les aveuglent, pénétrer dans l'antiquité la plus reculée, pour y voir que les premiers fondateurs des sociétés humaines ont été des philosophes. Quant au nom, il est moderne; mais pour la chose même, nous voyons quelle est très ancienne. [5,3] III. Car qui peut nier que la sagesse n'ait été connue anciennement, et déjà nommée de ce beau nom, par où l'on entend la connaissance des choses, soit divines, soit humaines; de leur origine, de leur nature? Voilà ce qui fit autrefois donner le nom de sages à ces sept Grecs si fameux. Plusieurs siècles auparavant, Rome n'étant pas encore, il avait été donné à Lycurgue, contemporain d'Homère, et plus anciennement encore à Ulysse, et à Nestor, dans les temps héroïques. D'ailleurs, quand on a dit qu'Atlas portait le ciel sur ses épaules, que Prométhée avait été attaché sur le Caucase, et que tant Céphée, que sa femme, son gendre et sa fille, brillaient au nombre des astres; quelle raison aurait pu donner cours à ces opinions, si la science divine de l'astronomie, qui avait fait admirer ces grands personnages, n'eût servi de prétexte à ceux qui ont imaginé ces fables? Par la même raison, sans doute, tous ceux qui se sont attachés depuis aux sciences contemplatives, ont été tenus pour Sages, et ont été nommés tels, jusques au temps de Pythagore, qui mit le premier en vogue le nom de philosophes. Héraclide de Pont, disciple de Platon, et très habile homme lui-même, en raconte ainsi l'histoire. Un jour, dit-il, Léon, roi des Phliasiens, entendit Pythagore discourir sur certains points avec tant de savoir et d'éloquence, que ce prince, saisi d'admiration, lui demanda quel était donc l'art, dont il faisait profession? A quoi Pythagore répondit, qu'il n'en savait aucun; mais qu'il était philosophe. Et sur ce que le roi, surpris de la nouveauté de ce nom, le pria de lui dire, qui étaient donc les philosophes, et en quoi ils différaient des autres hommes; "II en est, répondit Pythagore, de ce monde, et du commerce de la vie, comme de ces grandes assemblées, qui se tiennent parmi nous à l'occasion des jeux publics. On sait que dans le concours de ceux qui s'y rendent, il y a des gens qui n'y sont attirés que par l'envie de se distinguer dans les exercices du corps, et d'y mériter la couronne; d'autres, qui n'y sont conduits que par l'espoir d'y faire quelque profit, en vendant ou en achetant des marchandises; d'autres encore, qui, pensant plus noblement, n'y vont chercher ni profits, ni applaudissements, mais songent uniquement à voir ce qui s'y passe, et à faire leurs réflexions sur ce qui s'y présente à leurs yeux. On en peut dire autant de tous les hommes, qui, passant d'une autre vie en celle-ci, comme on passe d'une ville ou d'une assemblée dans une autre, y apportent tous des vues différentes. Car tandis que les uns cherchent la gloire, et les autres les richesses, il y a une troisième espèce d'hommes, mais peu nombreuse, qui, regardant tout le reste comme rien, s'appliquent principalement à la contemplation des choses naturelles. Ce sont ces derniers qui se disent philosophes, c'est-à-dire, amateurs de la sagesse. Et comme à l'égard des jeux, il n'est rien de si honnête que d'y assister sans aucune vue intéressée, de même en ce monde la profession la plus noble est celle d'une étude qui n'a d'autre but que de parvenir à la connaissance de toutes choses". [5,4] IV. Pythagore n'inventa pas seulement le nom de la philosophie; ilcontribua fort à la répandre, lorsqu'étant venu dans cette partie de l'Italie, qu'on appelait la Grande Grèce, il y donna des lecons, soit publiques, soit particulières, sur ce que les sciences et les arts ont de plus utile. J'aurai peut-être occasion d'entrer là-dessus une autre fois dans quelque détail. Il me suffit ici de dire, que jusqu'à Socrate, disciple d'Archélaüs, qui l'avait été d'Anaxagore, la philosophie ancienne se contentait d'enseigner la science des nombres, les principes du mouvement, et les sources de la génération et de la corruption de tous les êtres. A quoi elle joignait des observations exactes sur la grandeur, les distances et le cours des astres, et sur tout ce qui regarde les choses célestes. Socrate fut le premier qui fit, pour ainsi dire, descendre la vraie philosophie du ciel, et l'introduisit, non seulement dans les villes, mais jusque dans les maisons, en faisant que tout le monde discourût sur ce qui peut servir à régler la vie, à former les moeurs, et à distinguer ce qui est bien, ce qui est mal. Ses diverses manières de raisonner, la variété des choses qu'il a traitées, et l'étendue de son génie, si bien représentée dans les écrits de Platon, firent naître différentes sectes. Dans celle que j'ai préférée, et qui me paraît la plus conforme au goût de Socrate, il ne s'agit point de s'ouvrir sur ce qu'on croit, mais bien plutôt de montrer aux autres qu'ils se trompent, et de chercher sur chaque matière à voir de quel côté est la vraisemblance. Ainsi en usait Carnéade, avec tout l'esprit et avec toute l'éloquence possibles; je me suis exercé en ce genre plus d'une fois, et depuis peu encore dans mes conférences de Tusculum. Vous avez déjà, mon cher Brutus, le résultat des quatre premières. Quand, le cinquième jour, on se fut rendu au lieu de la dispute, le sujet me fut ainsi proposé. [5,5] V. (L'Auditeur) J'ai peine à croire que la vertu suffise pour rendre l'homme heureux. (Cicéron) Telle est pourtant l'opinion de Brutus, dont vous me permettrez de préférer l'autorité à la vôtre. (L'Auditeur) Cette préférence ne me surprend point. Mais il n'est pas question ici de la préférence que l'amitié vous fait avoir pour ses sentiments : il s'agit de ma thèse, et de voir si vous êtes en état de la combattre. (Cicéron) Vous niez donc que la vertu suffise pour nous rendre heureux. (L'Auditeur) Je le nie absolument. (Cicéron) Quoi! ne convenez-vous pas que tous les secours nécessaires pour vivre en honnêtes gens, la vertu nous les fournit? (L'Auditeur) J'en demeure d'accord. (Cicéron) Pouvez-vous donc ne pas regarder comme malheureux celui qui vit mal; et comme heureux celui qui vit bien? (L'Auditeur) J'avoue sans doute, qu'au milieu même des tourments on peut être honnête homme, et par conséquent bien vivre, c'est-à-dire, vivre avec constance, avec gravité, avec sagesse, avec courage. Tout cela peut bien se trouver au milieu des plus cruelles souffrances : mais n'y cherchons point la félicité. (Cicéron) Quoi donc ! Tandis que la constance, la gravité, le courage, la sagesse, et toutes les vertus se livreront de bonne gràce aux bourreaux, sans redouter ni supplices, ni douleurs; n'y aura-t-il que la félicité qui s'évanouira à l'approche seule de la prison? (L'Auditeur) Trouvez d'autres raisons, si vous me voulez convaincre. Celles-ci ne me touchent point; non seulement parce qu'elles sont usées, mais encore parce que ces vaines subtilités des Stoïciens ressemblent aux petits vins qui ne portent point l'eau, et qui ont bien quelque agrément quand on les goûte, mais qui le perdent quand on les avale. D'abord ce groupe de vertus rassemblées, et mises ensemble à la torture, nous frappe si fort l'imagination, que nous croyons voir courir après elles la félicité qui ne peut consentir à s'en séparer. Mais avez-vous détourné les yeux de dessus ce magnifique tableau, pour n'envisager que le vrai : à l'instant vous vous retrouvez aussi peu disposé qu'auparavant à croire qu'on puisse être heureux dans les tourments. C'est là ce qui est à prouver. Ne craignez pas, au reste, que les vertus se plaignent d'avoir été abandonnées par la félicité. Car il n'y a point de vertu sans prudence. Or la prudence nous apprend que tous les gens de bien ne sont pas heureux. Elle nous rappelle les exemples d'un Régulus, d'un Cépion, d'un Aquilius. Et si vous préférez les images à la vérité toute nue, je vous représenterai cette même prudence, qui empéche la félicité de courir à la torture, en lui remontrant qu'elle n'est point faite pour les tourments ni pour la douleur. [5,6] VI. (Cicéron) Prenons-nous-y autrement, je le veux bien : quoique le tour que je donne à mes raisonnements ne doive point dépendre de vous. Je vous demande donc, si dans nos discours précédents nous sommes convenus de quelques articles? (L'Auditeur) Oui, de quelques-uns, et qui ne sont pas de petite conséquence. (Cicéron) Voilà notre thèse, cela déjà étant, toute prouvée, ou peu s'en faut. (L'Auditeur) Pourquoi, je vous prie? (Cicéron) Parce qu'une vie heureuse est le partage d'une âme tranquille, où il ne s'élève aucun de ces mouvements impétueux qui dérangent la raison. Un homme qui craint la douleur ou la mort, peut-il n'être pas malheureux, puisque souvent nous éprouvons l'un, et que nous sommes continuellement menacés de l'autre? Que sera-ce, si le même homme, comme c'est chose ordinaire, craint encore la pauvreté, le mépris, l'ignominie; s'il a peur de devenir perclus ou aveugle; s'il craint la servitude, malheur qui souvent arrive, non seulement à des particuliers, mais même à des nations puissantes? Que sera-ce, si, non content de trembler pour l'avenir, il éprouve des malheurs présents; s'il a les horreurs de l'exil à supporter; s'il perd ses parents, ses amis? Un homme qui se voit en butte à tant d'infortunes, et qui se livre à son chagrin, peut-il n'être pas infiniment à plaindre? Mais trouvez-vous plus heureux cet autre, que nous voyons en proie à ses passions; qui désire tout avec fureur ; qui vent envahir tout, et que rien ne peut assouvir ; en sorte que sa soif, à mesure qu'il la satisfait, en devient plus ardente? Que dirons-nous de ces esprits légers, qui s'abandonnent aux transports d'une joie frivole, et qui sont toujours si contents d'eux-mêmes? Plus on les voit infatués de leur bonheur, plus ils font pitié. Tous ces gens-là étant malheureux, il faut donc, au contraire, que ceux-là soient heureux, qu'aucune frayeur n'émeut, qu'aucun chagrin ne ronge, qu'aucune cupidité n'enflamme, qu'aucune folle joie ne transporte, qu'aucune volupté n'amollit. On juge que la mer est calme, quand sa surface n'est pas même agitée du moindre vent ; et de même on juge que l'âme est tranquille, quand nul trouble ne l'agite. Quelqu'un, d'un courage à l'épreuve des plus cruelles injures du sort, et par conséquent inaccessible à la crainte et à la tristesse; si de plus il a foulé aux pieds la cupidité et la volupté, par où ne serait-il pas heureux ? Or, supposé que la vertu mette un homme dans cette situation, comment n'aurait-elle pas tout ce qu'il faut pour nous procurer un bonheur parfait ? [5,7] VII. (L'Auditeur) On ne peut nier que ce ne soit être heureux, que de vivre sans crainte, sans tristesse, sans désir, sans folle joie. Ainsi sur ce point-là, nous sommes d'accord. (Cicéron) Vous ne pouvez me contester l'autre : car dans nos disputes précédentes il a été reconnu que l'âme du sage fermait l'entrée à toute passion. Voilà donc ma thèse prouvée. (L'Auditeur) Peu s'en faut, à la vérité. (Cicéron) Je m'en tiendrais là, si je disputais ici en mathématicien plutôt qu'en philosophe. Quand les géomètres veulent démontrer quelque problème, leur méthode est de supposer comme accordé ce qu'ils ont prouvé précédemment, et de s'arrêter uniquement à la preuve de la proposition qui n'a point encore été demontrée. Mais les philosophes, quand ils traitent quelque matière, ils rassemblent toutes les preuves qui tendent à soutenir le point contesté; quoiqu'ils les aient déjà établies ailleurs. Autrement, lorsqu'on demande aux Stoïciens, si la vertu seule peut faire notre félicité, ne se borneraient-ils pas à répondre qu'ils ont établi ailleurs ce principe. Qu'il n'y a rien de bon, que ce qui est honnête : d'où il suit que la vertu suffit pour rendre la vie heureuse; l'un étant une conséquence de l'autre? Ce n'est pourtant pas ainsi qu'ils en usent. Ils ont des Traités séparés, et sur l'honnête, et sur le souverain bien; quoique le premier conduise naturellement à cette conclusion que la vertu seule est ce qui peut nous rendre heureux. Il y a pour chacune de ces propositions des preuves qui lui sont propres; et surtout pour une proposition aussi importante que celle-ci, qui renferme (prenez-y bien garde) la plus sublime doctrine, et la plus grande, la plus magnifique promesse de la philosophie. Car, grands Dieux ! que promet-elle? Qu'en obéissant à ses lois, on sera toujours armé contre les atteintes de la fortune : on possédera en soi-même toutes les ressources nécessaires pour vivre content : en un mot, on sera toujours heureux. Je verrai si elle tient parole. Je compte déjà pour beaucoup, l'engagement qu'elle prend. Xerxès, tout comblé qu'il était des faveurs de la fortune, non content de ces armées prodigieuses, et de ces vaisseaux sans nombre qui obéissaient à ses ordres, non content de ses trésors inépuisables, proposa une récompense à qui pourrait lui enseigner un nouveau genre de volupté ; et après toutes ses recherches, il ne put encore trouver le secret de se satisfaire, parce que la soif du plaisir est insatiable. Je voudrais, moi, donner un prix à qui trouverait des raisons encore plus fortes, pour mettre hors de doute la thèse que je défends. [5,8] VIII. (L'Auditeur) Je le voudrais comme vous, quoiqu'il me reste peu d'éclaircissements à vous demander. Car je conviens que vous raisonnez conséquemment, et que s'il n'y a rien de bon que ce qui est honnéte, notre bonheur consiste à être vertueux : d'où il s'ensuit que la vertu seule est notre souverain bien. Mais ce n'est pas là le sentiment de votre ami Brutus; car il croit, comme ses maîtres, Ariste et Antiochus, que la vertu n'exclut pas tout autre bien, quoiqu'elle suffise pour nous rendre heureux. (Cicéron) Hé quoi! voudriez-vous me mettre aux mains avec Brutus? (L'Auditeur) Vous ferez sur cela ce qu'il vous plaira. Je n'ai rien à vous prescrire. (Cicéron) Une autre fois nous verrons lequel de nous deux est le plus fidèle à ses principes. J'ai souvent disputé là-dessus, et contre Antiochus, et contre Ariste, lorsque dernièrement je logeai chez lui à Athènes, en revenant de mon gouvernement. Je leur soutenais que quiconque éprouve de vrais maux ne peut être heureux : et que par conséquent, si les douleurs du corps ou les revers de la fortune sont de vrais maux, le sage n'en est pas à l'abri. A cela ils me répondaient, ce qu'Antiochus a dit fort au long dans ses écrits, que la vertu par elle-même suffit pour rendre l'homme heureux, mais non heureux au suprème degré. Que la plupart des choses reçoivent leur dénomination de ce qui en compose la plus grande partie, quoiqu'il y manque quelque point ; comme quand on parle des forces, de la santé, des richesses, des honneurs, de la gloire : toutes choses dont on juge par le genre, et non par le plus ou le moins. Qu'ainsi la félicité, pour manquer de quelques biens, lorsqu'elle en possède les principaux, n'en est pas moins félicité. Quant à présent, il serait assez inutile d'approfondir ce système, où je trouve une contradiction manifeste. Je n'entends pas bien, en effet, comment celui qui est heureux pourrait avoir quelque chose de plus à désirer. Car, si quelque chose lui manque, il n'est pas heureux. Et quand on dit que les choses reçoivent leur dénomination de ce qui en compose la meilleure partie, cela n'est vrai qu'en certains cas. Puisque ces philosophes admettent trois sortes de maux, supposons un homme dans qui les maux du corps, et ceux qui sont des coups de la fortune, soient réunis au plus haut degré; soutiendra-t-on qu'il lui manque peu de chose pour être, je ne dis pas souverainement, mais même simplement heureux? Voilà où Théophraste a échoué. Après avoir reconnu que les supplices, les souffrances, la ruine de la patrie, l'exil, la perte des enfants, pouvaient faire le malheur de la vie; il n'a osé, avec un sentiment bas et rampant, allier un langage mâle et noble. [5,9] IX. Que ses principes soient justes, c'est une autre question : mais du moins il ne s'en écarte pas; et je n'aime point qu'on attaque les conséquences, quand on a passé les principes. On n'arrète point le plus savant des philosophes, et celui qui écrit avec le plus d'élégance, sur la distinction qu'il fait des trois sortes de biens : et chacun tombe sur lui, pour avoir enseigné dans son livre de la "Vie heureuse", que celui qui est dans les souffrances, et à la torture, ne peut être heureux. On l'accuse même d'y avoir dit, au moins en termes équivalents, que la félicité n'était jamais montée sur la roue. Comme si, après lui avoir passé que les douleurs du corps et les revers de la fortune doivent être mis au rang des maux, on pouvait lui savoir mauvais gré de soutenir que l'on peut donc être vertueux, sans être heureux; puisque la vertu ne met pas à l'abri des maux dont je viens de parler. Toutes les écoles se sont élevées contre lui, pour avoir loué dans son Callisthène cette sentence : "Le sort règle nos jours, plutôt que la sagesse". Jamais rien de si lâche, dit-on, n'est sorti de la bouche d'un philosophe. Je l'avoue; mais rien aussi de plus conséquent. Car puisqu'il y a tant de biens qui appartiennent au corps, et tant d'autres qui dépendent du hasard, n'est-il pas évident que l'empire de la fortune, qui dispose des uns et des autres, est plus étendu que celui de la sagesse? Aimons-nous mieux imiter Épicure, qui souvent dit de bonnes choses, sans trop s'embarrasser si elles cadrent à ses principes? Par exemple, il loue la frugalité : et cela est vraiment d'un philosophe; mais conviendrait à un Socrate, à un Antisthène; non à un homme qui met le souverain bien dans la volupté. Il nie que la vie puisse être agréable, si elle n'est conforme à l'honneur, à la sagesse, à la justice. Rien de plus grave, rien de plus digne de la philosophie; si tout ce qu'il dit de l'honneur, de la sagesse, et de la justice, il ne le rapportait pas au plaisir. Qu'il dise que la fortune a peu de part aux affaires du sage, rien de mieux. Mais quelqu'un qui regarde la douleur non seulement comme le plus grand des maux, mais comme le seul que nous ayons à craindre, doit-il braver ainsi la fortune, tandis qu'elle peut l'accabler en un instant des plus vives douleurs? Que Métrodore s'écrie avec grâce : "Fortune, tu as beau faire. Je suis inaccessible à toutes tes attaques. J'ai fermé, j'ai fortifié toutes les avenues par où tu pouvais venir à moi" : cela serait beau dans la bouche d'un Ariston de Chio, ou du Stoïcien Zénon, qui ne regardent comme mal que ce qui n'est pas honnête. Mais t'appartient-il de parler ainsi, Métrodore, toi qui renfermes le souverain bien dans tes entrailles, et qui le fais dépendre d'une santé ferme, dont tu peux être privé dans le moment par cette même fortune, à qui tu te vantes d'avoir fermé toute entrée? [5,10] X. Voilà pourtant ce qui séduit les ignorants et ce sont ces belles sentences qui attirent la multitude. Mais ceux qui savent raisonner ne s'attachent pas à ce qu'on dit ; ils examinent ce qu'on doit dire. Quand j'avance ici cette proposition : Que tous les gens de bien sont heureux, il faut peser mes termes. Par celui de gens de bien, il est clair que j'entends ceux qui réunissent toutes les vertus. Par celui d'heureux, j'entends ceux qui possèdent tous les biens, sans aucun mélange de maux. Car je ne crois pas que la félicité nous présente d'antre notion que l'assemblage de tous les biens, à l'exclusion de tous les maux. Or c'est vainement que la vertu y aspirerait, si hors d'elle il y a quelque autre bien. Elle serait assaillie par un foule de maux, si ce sont des maux que la pauvreté, l'abjection, l'humiliation, l'abandon des amis, la perte des proches, les vives douleurs du corps, le dérangement total de la santé, la faiblesse du tempérament, la privation de la vue, la ruine de la patrie, l'exil, et enfin la servitude. Tous ces maux-là, et beaucoup d'autres encore, peuvent accabler le sage; car ils sont l'effet du hasard, dont le sage n'est pas exempt. Quand on est donc persuadé que ce sont là de vrais maux, peut-on répondre au sage d'une félicité constante, puisque ces prétendus maux peuvent l'assiéger tous à la fois? J'aurais peine à me ranger, cela étant, à l'avis de mon ami Brutus; quoique ce soit celui de nos maîtres communs, et de ces anciens philosophes, Aristote, Speusippe, Xénocrate et Polémon, qui, après avoir mis au rang des vrais maux les accidents dont je viens de parler, n'ont pas laissé de soutenir que le sage est toujours heureux. S'ils ambitionnent ce beau nom, justement dû à un Pythagore, à un Socrate, à un Platon, qu'ils apprennent plutôt d'eux à mépriser tout ce dont ils sont éblouis, vigueur, santé, beauté, opulence, dignités. Qu'ils comptent le contraire pour rien. Alors ils pourront publier à haute voix, qu'ils ne craignent ni les traverses de la fortune, ni les jugements de la multitude, ni les douleurs, ni la pauvreté; et qu'ils ont en eux-mêmes de quoi se rendre heureux, en retranchant du nombre des biens tout ce qui est hors de leur pouvoir. Je ne permettrai point à quelqu'un qui pense sur les biens et sur les maux avec le vulgaire, de tenir sur la vertu le langage d'une âme grande et sublime. Épicure, c'est tout dire, voulant partager la gloire de ceux qui tiennent un si noble langage, prononce hardiment que le sage lui paraît toujours heureux. Parlerait-il de la sorte, s'il s'entendait lui-même? Car qu'y a-t-il de moins compatible, que de regarder la douleur comme le plus grand de nos maux, ou plutôt comme le seul, et de croire que le sage, au milieu des plus rudes tourments, pourra s'écrier: Que cela est doux! Jugeons donc des philosophes, non par les termes qu'ils emploient, mais par la suite et par la cohérence de leurs principes. [5,11] XI. (L'Auditeur) Je me range à votre avis. Mais vous-même, ne seriez-vous pas tombé dans quelque contradiction? (Cicéron) Voyons comment. (L'Auditeur) Je lisais dernièrement votre quatrième livre du Bien et du Mal, où je remarquai qu'en disputant contre Caton, vous lui souteniez, et avec raison, selon moi, qu'entre Zénon et les Péripatéticiens, toute la différence consiste dans quelques termes nouveaux. Or, si cela est, pourquoi les Péripatéticiens ne pourront-ils dans leur système, aussi bien que Zénon dans le sien, dire que la vertu suffit pour nous rendre heureux? Il faut, je crois, avoir égard aux choses plutôt qu'aux termes. (Cicéron) A ce que je vois, vous prétendez me battre avec mes propres armes, et me prendre par mes paroles, ou par mes écrits. Usez-en de la sorte avec ceux qui épousent des systèmes : mais je suis d'une secte où l'on vit au jour la journée. Tout ce qui vient à nous paraître le plus probable, nous l'embrassons dans le moment : et c'est ce qui fait que nous sommes les seuls indépendants. Quoi qu'il en soit, comme nous disions tout à l'heure qu'il faut toujours voir si l'on raisonne conséquemment, nous n'avons point ici à examiner si Zénon et Ariston son disciple ont dit vrai dans leur principe : "Qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête"; mais si la conséquence qu'on tire de là est juste : "Qu'il n'y a de bonheur que dans la vertu". Ainsi, sans nous embarrasser si Brutus est bien d'accord avec lui-même, permettons-lui d'assurer que le sage est toujours heureux. Qui mérite mieux que lui la gloire attachée à un tel sentiment? Pour nous, ne laissons pas de pousser les choses encore plus loin, en montrant que le sage n'est pas seulement heureux, mais qu'il l'est souverainement. [5,12] XII. Un étranger, Zénon de Citie, vil artisan de termes nouveaux, et vrai singe de l'ancienne philosophie, a voulu se faire honneur de cette admirable maxime, qui est due à notre grand Platon, dans les écrits duquel il est souvent répété que l'unique bien de l'homme, c'est la vertu. Par exemple, dans son "Gorgias", où Socrate interrogé sur ce qu'il pensait du bonheur d'Archelaüs, fils de Perdiccas, et qui passait alors pour l'homme du monde le plus heureux, répond, "qu'il ne pouvait en rien dire, n'ayant jamais eu d'entretien avec lui; ajoutant, qu'il ne pouvait le connaître d'une autre manière". Vous ne sauriez donc, lui dit-on, assurer que le grand roi de Perse soit heureux? Comment le pourrais-je, reprend-il, puisque j'ignore s'il est savant et homme de bien ? On lui demande si c'est là en quoi il faisait consister toute la félicité. Oui, c'est bien là mon sentiment, que les gens de bien sont heureux; et les méchants, malheureux. - Archélaüs est donc malheureux? Oui sans doute, s'il est injuste. Paraît-il clairement que Socrate renfermait tout le bonheur dans la vertu? Vous allez encore l'entendre dans l'Épitaphe. "Celui-là, dit-il, me paraît prendre la route la plus sûre pour être heureux, qui tâche de trouver dans son propre fonds tout ce qui peut le rendre tel; sans dépendre ni de la fortune, ni du caprice d'autrui. Un homme qui pense ainsi est modéré; il est courageux; il est sage, et dans l'adversité comme dans la prospérité, à la mort comme à la naissance de ses enfants , il obéit à l'ancien précepte, qui nous défend de nous livrer jamais trop, ni à la joie, ni au chagrin, parce que nos espérances doivent porter toutes sur ce qui dépend absolument de nous". [5,13] XIII. Telle est la doctrine de Platon; et de là comme d'une source auguste et divine, coulera tout mon discours. Par où mieux commencer, que par notre commune mère la nature? Toutes ses productions sont parfaites en leur genre; non seulement celles qui sont animées, mais même celles qui sont faites pour tenir à la terre par leurs racines. Ainsi les arbres, les vignes, et jusqu'aux plus petites plantes, ou conservent une perpétuelle verdure, ou après s'être dépouillées de leurs feuilles pendant l'hiver, s'en revêtent tout de nouveau au printemps; et il n'y en a aucune, qui par un mouvement intérieur, et par la force des semences qu'elle renferme, ne produise des fleurs ou des fruits : de sorte qu'à moins de quelque obstacle, elles parviennent toutes au degré de perfection qui leur est propre. Les animaux étant doués de sentiment, manifestent encore mieux la puissance de la nature. Car elle a placé dans les eaux ceux qui sont propres à nager; dans les airs, ceux qui sont disposés à voler; et parmi les terrestres, elle a fait ramper les uns, marcher les autres; elle a voulu que ceux-ci vécussent seuls, et ceux-là en troupeaux; elle a rendu les uns féroces, les autres doux; il y en a qui vivent cachés sous terre. Chaque animal, fidèle à son instinct, sans pouvoir changer sa façon de vivre, suit inviolablement la loi de la nature. Et comme toute espèce a quelque propriété qui la distingue essentiellement, aussi l'homme en a-t-il une, mais bien plus excellente : si c'est parler convenablement, que de parler ainsi de notre âme qui est d'un ordre tout à fait supérieur, et qui étant un écoulement de la Divinité, ne peut être comparée, l'oserons-nous dire, qu'avec Dieu même. Cette âme donc, lorsqu'on la cultive, et qu'on la guérit des illusions capables de l'aveugler, parvient à ce haut degré d'intelligence, qui est la raison parfaite, à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or, si le bonheur de chaque espèce consiste dans la sorte de perfection qui lui est propre, le bonheur de l'homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection. Jusque-là Brutus est d'accord avec moi, aussi bien qu'Aristote, Xénocrate, Speusippe et Polémon. Mais je vais plus loin, et je soutiens que la vertu nous vend souverainement heureux. Que manque-t-il, en effet, à l'homme content de ce qu'il a, et qui sait qu'on ne peut l'en dépouiller? Au contraire, celui qui craint d'être dépouillé, comment serait-il heureux? [5,14] XIV. Or, si vous admettez trois sortes de biens, vous n'êtes jamais sûr de pouvoir les conserver. Peut-on se répondre d'une santé ou d'une fortune durable? Point de vrai bonheur, à moins qu'il ne soit bâti sur d'inébranlables fondements, et par conséquent, si vous y faites entrer ces trois sortes de biens. Je me souviens, à ce sujet, du Spartiate, qui, ayant entendu un négociant se glorifier d'avoir fait partir plusieurs vaisseaux : "Je ne fais pas grand cas, dit-il, d'un bonheur qui ne tient qu'à quelques cordages". Rien donc de ce qui peut nous échapper ne doit être mis au rang des choses nécessaires pour être heureux ; car il n'est pas possible d'être heureux, tant qu'on craint de perdre ce qui sert à nous rendre tels. Aussi voulons-nous que pour l'être, on soit à l'épreuve de tout, muni et fortifié contre tout, et dès lors inaccessible non seulement à quelques petites craintes, mais à toutes. On ne peut se dire innocent, si l'on est coupable de la moindre faute : et de même on ne peut se dire exempt de crainte, pour peu qu'il en reste. Qu'est-ce que le courage, si ce n'est une disposition de l'âme qui nous empêche de succomber au travail, ou à la douleur, et qui nous rassure contre tout danger? Or cette disposition ne se rencontre que dans un homme qui ne connaît pour tout bien que la vertu. Tant qu'on aura divers maux à souffrir ou à craindre, sera-t-on exempt de chagrin, et jouira-t-on de cette aimable tranquillité, l'objet de nos désirs? Quel autre que celui qui n'établit son bonheur qu'en lui même aura cette élévation de sentiments, et cette fermeté que nous exigeons du sage, pour se mettre au-dessus des accidents? On raconte que le roi Philippe ayant écrit aux Lacédémoniens d'un ton menaçant, qu'il saurait bien déconcerter tous leurs desseins, "Hé quoi ! répondirent-ils, nous empêchera-t-il donc de mourir quand nous le voudrons"? Une ville entière a pu penser si noblement : ne se trouvera-t-il pas une âme de cette trempe? Au courage, dont je parle, si vous joignez une tempérance qui tienne en bride vos passions, que manquera-t-il à votre félicité? D'une part, le courage vous fait dompter le chagrin et la crainte : de l'autre, la tempérance amortit la cupidité, et retient les saillies d'une folle joie. C'est là ce qu'opère la vertu. Je m'arrêterais à le prouver, si ce n'était chose déjà faite dans mes discours précédents. [5,15] XV. Puisque les passions nous rendent donc malheureux, et que la paix de l'âme fait un effet contraire : les passions étant un égarement de notre raison, doublement séduite, tantôt par de prétendus maux qui nous jettent dans la tristesse ou dans la crainte ; tantôt par de faux biens qui excitent de violents désirs ou de vains transports de joie: quand vous verrez un homme libre et dégagé de toutes ces sortes d'agitations, si opposées les unes aux autres, hésiterez-vous à le croire heureux? Or telle est toujours la situation du sage : donc le sage est toujours heureux. Ajoutons que tout bien est agréable. Tout ce qui est agréable mérite de l'estime. Tout ce qui mérite de l'estime, est glorieux, est louable, et par conséquent honnête. Tout bien est donc honnête. Or, ceux même qui admettent trois sortes de biens, ne disent pas de tous les trois qu'ils soient honnêtes. Ainsi l'honnête est le seul bien. Ainsi l'honnéte seul est ce qui nous rendra heureux. On ne doit donc pas donner le nom de bien à des choses dont l'affluence n'empêche pas d'être malheureux. Représentez-vous un homme qui possède au suprême degré la santé, la vigueur, la beauté, la vivacité des sens. Ajoutez-y, si vous voulez, la souplesse et la légèreté du corps. Comblez cet homme de richesses, d'honneurs, de royaumes, de puissance, et de tout ce qu'il y a de plus éclatant. Si en même temps il se trouve injuste, intempérant, timide, avec peu ou point d'esprit, ferez- vous difficulté de le tenir pour malheureux? Quelle sorte de biens est-ce donc là, que des biens qui n'empêchent pas qu'on ne puisse être infiniment à plaindre? Comme un tas de blé n'est composé que de grains d'une même espèce, aussi le bonheur est-il un tout, dont les parties doivent se ressembler. Or il n'y a que l'honnête qui fasse le bonheur. Quand vous y mêlerez quelque chose d'un genre différent, il n'en saurait résulter un tout, qui soit honnête, ni par conséquent, qui puisse servir à nous rendre heureux. Tout bien est désirable. Tout ce qui est désirable doit être approuvé. Tout ce que vous aurez jugé digne d'approbation doit plaire. Tout ce qui peut vous plaire doit avoir un mérite réel. Donc il est digne de louange. Or il n'y a que l'honnête qui soit digne de louange. Donc il n'y a de bien que ce qui est honnête. [5,16] XVI. Autrement vous appellerez biens une infinité de choses au nombre desquelles je ne mets pas les richesses, puisque tout homme, même le moins digne, peut en acquérir, et que le vrai bien n'est pas indifféremment pour toute sorte de gens. Je n'y mets pas non plus la célébrité, et les applaudissements qu'on peut obtenir du peuple, c'est-à-dire, d'une multitude composée de fous et de scélérats. On y mettrait aussi de bien moindres agréments : de belles dents, de beaux yeux, un teint frais, et ce que louait dans Ulysse sa nourrice Euryclée, en lui lavant les pieds : La voix douce et touchante, et le corps potelé. Par où le philosophe, s'il compte cela pour des biens, fera-t-il croire qu'il ne donne pas dans les visions d'un vulgaire insensé? Mais, me direz-vous, quoique les Stoïciens n'accordent pas le nom de biens à ces sortes de choses, ils les regardent comme des avantages. D'accord : mais ils nient que ces avantages contribuent au bonheur de l'homme; au lieu que les Péripatéticiens les y croient nécessaires, du moins pour le rendre parfait. Et nous, au contraire, nous le croyons parfait sans cela: fondés sur ce raisonnement de Socrate, le chef des philosophes: "Tel, dit-il, qu'est le coeur de l'homme, tel est l'homme. Tel est l'homme, tels sont ses discours. Tels sont ses discours, telles sont ses actions, telle est sa vie. Or le coeur de l'homme de bien est louable : sa vie l'est donc aussi : elle est donc honnête, puisqu'elle est louable : et de là il s'ensuit que l'homme de bien est heureux". Que je sache de vous, au nom des Dieux, si vous prenez pour un simple amusement nos derniers entretiens; ou si vous regardez comme un principe bien établi, que le sage n'écoute point les passions, et qu'il règne une éternelle paix dans son âme. Or l'homme qui est modéré, constant, exempt de crainte, de chagrin, de folle joie et de toute cupidité, c'est-à-dire, l'homme qui est sage, peut-il n'être pas heureux? Un homme de bien ne rapporte-t-il pas à une fin digne de louange toutes ses actions, toutes ses pensées? Que prétend-il? être heureux. Or il n'y a que la vertu qui soit digne de louange. Ainsi c'est la vertu seule qui conduit au bonheur. [5,17] XVII. On le prouve encore de cette autre manière. Une vie malheureuse, ou qui n'est ni heureuse, ni malheureuse, n'offre rien dont il soit beau de se glorifier. Quelquefois pourtant il y a des personnes qui se glorifient, et avec raison, comme Épaminondas, lorsqu'il disait : Thèbes par mes conseils a triomphé de Sparte, Ou l'Africain, de qui l'on a dit : De l'Aurore an couchant, il n'est point de guerriers Dont le front soit couvert de si nobles lauriers. On doit, cela étant, regarder la vertu comme une chose dont il est permis, dont il est juste de se glorifier : et c'est même la seule dont l'honnête homme fasse gloire. Vous voyez ce qui s'ensuit de là. Que la vertu ne soit point la source du bonheur: il y aura donc quelque chose de préférable au bonheur, puisque la vertu méritera sans doute la préférence, et de l'aveu même de nos adversaires. Or n'est-ce pas la dernière des absurdités, de vouloir que l'homme préfère quelque chose à son bonheur? Puisqu'ils avouent que le vice seul suffit pour nous rendre malheureux, peuvent-ils nier que la vertu ait la même force pour nous rendre heureux? C'est ici la règle des contraires. J'en appelle à la fameuse balance de Critolaüs, où il prétendait, que si d'un côté on mettait les bonnes qualités de l'âme, et de l'autre non seulement celles du corps, mais encore les autres biens étrangers, le premier côté emporterait le second, quand même on ajouterait à ce dernier la terre et les mers. [5,18] XVIII. Quelle raison a donc pu empêcher le même Critolaüs, et cet autre grand philosophe Xénocrate, qui exalte si fort la vertu, et qui déprise tant tout le reste, d'avouer qu'elle nous rend non seulement heureux, mais même parfaitement heureux? Toutes les vertus, si cela est faux, sont anéanties. Car quiconque est susceptible de chagrin, l'est aussi de crainte : la crainte n'étant que l'attente inquiète d'un chagrin. Or l'homme susceptible de crainte l'est aussi d'effroi, de timidité, de peur, de làcheté; prêt à succomber dans l'occasion, et ne croyant point que ce précepte d'Atrée soit fait pour lui : Qu'aux caprices du sort préparés dès longtemps, Leurs coeurs, sans s'ébranler, éprouvent les plus grands. Il succombera, dis-je, et non seulement il sera vaincu, mais il acceptera l'esclavage. Pour nous, nous demandons que la vertu soit toujours libre, toujours indomptable. Autrement la vertu n'est rien. Mais s'il est vrai qu'elle suffise pour bien vivre, elle suffit aussi pour vivre heureux : car elle suffit, certainement, pour nous inspirer du courage. Avec du courage, on a de la grandeur d'âme; on ne se laisse ni effrayer, ni abattre; on ne connaît ni repentir, ni besoin, ni obstacle; on est toujours dans l'abondance et dans la prospérité. On est donc heureux, et il ne faut pour cela qu'avoir du courage. Donnez à la folie tout ce qu'elle désire, elle croira n'avoir pas encore assez : la sagesse au contraire, toujours contente de ce qu'elle possède actuellement, ne murmure jamais de son sort. [5,19] XIX. Vous savez que Lélius n'a été consul qu'une seule fois; et ce ne fut même qu'après avoir essuyé un refus (si cependant, lorsqu'un homme tel que lui n'a pas les suffrages, le contrecoup ne retombe pas uniquement sur un peuple qui ne sait ce qu'il veut) : mais enfin, maître de choisir entre l'unique consulat de Lélius, et les quatre de Cinna, dites-moi, que feriez-vous? Je sais à qui je parle, et ce que vous répondrez à ma question. Je ne la ferais pas à tout le monde, car peut-être y a-t-il des gens qui ne rougiraient pas de préférer, je ne dis pas les quatre consulats de Cinna, mais un des jours de sa tyrannie, à la vie entière de plusieurs grands hommes. Lélius aurait subi la peine des lois, s'il avait traité un citoyen avec la moindre dureté. Cinna, au contraire, fit couper la tête non seulement à Octavius son collègue, mais encore à Crassus et à César, deux hommes illustres, dont la vertu s'était signalée tant au sénat que dans nos armées; à Marc Antoine, l'homme le plus éloquent de notre siècle, et à César, qui était la douceur, la bonté même, et un parfait modèle de politesse et d'enjouement. Vous paraît-il avoir été heureux, pour avoir fait de tels meurtres? Je le trouve malheureux, non seulement en ce qu'il les a faits, mais encore en ce qu'il lui a été permis de les faire. Quand je dis permis, c'est une façon de parler impropre; car il n'est jamais permis de faire le mal : mais j'appelle permis, ce qu'on peut faire impunément. Jugez-vous que Marius fût moins heureux, quand il partagea généreusement la gloire de la défaite des Cimbres avec Catulus son collègue, qui était presque un autre Lélius, tant il lui ressemblait; que quand, fier de ses succès, après la guerre civile, et plein de ressentiment contre le même Catulus, il répondit plus d'une fois à ceux qui intercédaient pour lui: Qu'il meure ? Pour moi, je trouve plus heureux celui qui fut la victime d'un ordre si barbare, que le scélérat qui l'a donné. Car outre qu'il vaut mieux recevoir une injure, que la faire, n'est-il pas plus convenable d'aller, comme fit Catulus, un peu au-devant d'une mort qui n'était pas fort éloignée, que de flétrir, comme le fit Marius, par le meurtre d'un tel homme, la gloire de six consulats, et la fin d'une vie illustre? [5,20] XX. Denys devint tyran de Syracuse à vingt-cinq ans; et pendant un règne de trente-huit, il fit cruellement sentir le poids de la servitude à une ville si belle et si opulente. De bons auteurs nous apprennent qu'il avait de grandes qualités car il était sobre, actif, capable de gouverner; mais d'un naturel malfaisant et injuste; et par conséquent, si l'on en juge avec équité, le plus malheureux des hommes. En effet, quoiqu'il fût parvenu à la souveraine puissance, qu'il avait si fort ambitionnée, il ne s'en croyait pourtant pas encore bien assuré. En vain descendait-il d'une famille noble et illustre; quoique ce point soit contesté par quelques historiens. En vain avait-il grand nombre de parents et de courtisans, et même de ces jeunes amis, dont l'attachement et la fidélité sont si connus dans la Grèce. Il ne se fiait à aucun d'eux. Il avait donné toute sa confiance à de vils esclaves, qu'il avait enlevés aux plus riches citoyens et à qui il avait ôté le nom qui marquait leur servitude, afin de se les attacher davantage. Pour la garde de sa personne, il avait choisi des étrangers féroces et barbares. Enfin la crainte de perdre son injuste domination l'avait réduit à s'emprisonner, pour ainsi dire, dans son palais. Il avait même porté la défiance si loin, que, n'osant confier sa tête à un barbier, il avait fait apprendre à raser à ses propres filles. Ainsi ces princesses s'abaissant par ses ordres à une fonction que nous regardons comme indigne d'une personne libre, faisaient la barbe et les cheveux à ce malheureux père. Encore, dit-on, que quand elles furent un peu grandes, craignant le rasoir jusque dans leurs mains, il imagina de se faire brûler par elles les cheveux et la barbe avec des écorces ardentes. On raconte de plus, que quand il voulait aller passer la nuit avec l'une de ses deux femmes, Aristomaque de Syracuse, et Doris de Locres, il commençait, en entrant dans leur appartement, par les perquisitions les plus exactes, pour voir s'il n'y avait rien à craindre; et comme il avait fait entourer leur chambre d'un large fossé, sur lequel il y avait un petit pont de bois ; il le levait aussitôt qu'il était avec elles, après avoir pris la précaution de fermer lui-même la porte en dedans. Fallait-il parler au peuple? Comme il n'eût osé paraître dans la tribune ordinaire, il ne haranguait que du haut d'une tour. Étant obligé de se déshabiller pour jouer à la paume, qu'il aimait beaucoup, il ne confiait son épée qu'à un jeune homme son favori. Sur quoi un de ses amis lui ayant dit un jour en riant : Voilà donc une personne à qui vous confiez votre vie, et le tyran s'étant aperçu que le jeune homme en souriait, il les fit mourir tous deux; l'un pour avoir indiqué un moyen de l'assassiner; l'autre, parce qu'il semblait avoir approuvé la chose par un sourire. La mort de ce jeune homme qu'il avait tendrement aimé lui causa la plus vive douleur. Tant il est vrai que ceux qui écoutent leurs passions ne sont jamais d'accord avec eux-mêmes. Vous avez obéi à l'une, il en renaît une autre différente. Mais pour juger s'il était heureux, il ne faut que s'en rapporter à lui-même. [5,21] XXI. Un de ses flatteurs, nommé Damoclès, ayant voulu le féliciter sur sa puissance, sur ses troupes, sur l'éclat de sa cour, sur ses trésors immenses, et sur la magnificence de ses palais, ajoutant que jamais prince n'avait été si heureux que lui : Damoclès, lui dit-il, puisque mon sort te paraît si doux, serais-tu tenté d'en goûter un peu, et de le mettre en ma place? Damoclès ayant témoigné qu'il en ferait volontiers l'épreuve, Denys le fit asseoir sur un lit d'or, couvert de riches carreaux, et d'un tapis dont l'ouvrage était magnifique. Il fit orner ses buffets d'une superbe vaisselle d'or et d'argent. Ensuite ayant fait approcher la table, il ordonna que Damoclès y fît servi par de jeunes esclaves, les plus beaux qu'il eût, et qui devaient exécuter ses ordres au moindre signal. Parfums, couronnes, cassolettes, mets exquis, rien n'y fut épargné. Ainsi Damoclès se croyait le plus fortuné des hommes, lorsque tout d'un coup, au milieu du festin, il aperçut au-dessus de sa tète une épée nue, que Denys y avait fait attacher, et qui ne tenait au plancher que par un simple crin de cheval. Aussitôt les yeux de notre bienheureux se troublèrent : ils ne virent plus, ni ces beaux garçons, qui le servaient, ni la magnifique vaisselle qui était devant lui : ses mains n'osèrent plus toucher aux plats : sa couronne tomba de sa tête. Que dis-je? il demanda en grâce au tyran la permission de s'en aller, ne voulant plus être heureux à ce prix. Pouvez-vous désirer rien de plus fort, rien qui prouve mieux que Denys lui-même sentait qu'avec de continuelles alarmes on ne goûte nul plaisir? Mais il n'était plus le maître de rentrer dans la voie de la justice, en rendant à ses citoyens leurs droits et leur liberté, parce que dès sa jeunesse, et à un âge où il n'examinait pas quelles seraient les suites de ses démarches, il s'était comporté de manière à ne pouvoir cesser d'être injuste, sans mettre sa vis en danger. [5,22] XXII. Cependant, lors même qu'il craignait si fort l'infidélité de ses amis, il n'eût rien tant souhaité que d'en avoir de véritables. Témoin ce qu'il dit sur ces deux pythagoriciens, dont l'un s'étant donné pour caution de représenter son camarade, que Denys avait condamné à mort, et le condamné s'étant mis en prison au jour prescrit: Plût aux Dieux, leur dit-il, que je fusse en tiers avec de tels amis! Qu'il était donc malheureux, de se voir privé du commerce de l'amitié, des charmes de la société, et des douceurs d'une familiarité honnête, lui surtout, qui avait de l'érudition, qui dès l'enfance avait eu quelque teinture des beaux arts, qui aimait la musique, et qui même avait fait des tragédies! Ne me demandez pas si elles étaient bonnes. Peu importe : car les poètes ont cela, encore plus que toute autre espèce d'écrivains, qu'ils sont toujours enchantés de ce qu'ils ont fait. Je n'en ai connu aucun, non pas même notre ami Aquinius, qui ne trouvât ses vers excellents, et qui ne crût pouvoir dire: Ami, tu prises tes écrits; Mais les miens ont aussi leur prix. Revenons à Denys. Il s'était comme interdit lui-même tous les agréments d'une société polie, et aimable; il passait ses jours avec des bandits, des scélérats, des Barbares ; il ne croyait pas pouvoir être ami d'aucun homme qui fût digne d'être libre, ou qui voulût l'être. Peut-on imaginer une vie plus horrible, plus misérable, plus détestable ! Je ne daigne donc pas la mettre en parallèle avec celle d'un Platon, d'un Archytas, personnages illustres, et aussi sages que savants. [5,23] XXIII. Contentons-nous de la comparer avec celle d'un homme assez obscur, et compatriote de Denys, mais qui a vécu longtemps après. Je parle d'Archimède, que je veux tout de nouveau tirer de la poussière, l'ayant déjà en quelque manière ressuscité autrefois. Car pendant que j'étais questeur en Sicile, je fus curieux de m'informer de son tombeau à Syracuse, où je trouvai qu'on le connaissait si peu, qu'on disait qu'il n'en restait aucun vestige; mais je le cherchai avec tant de soin, que je le déterrai enfin sous des ronces et des épines. Je fis cette découverte à la faveur de quelques vers, que je savais avoir été gravés sur son monument, et qui portaient qu'on avait placé au-dessus une sphère et un cylindre. M'étant donc transporté hors de l'une des portes de Syracuse, dans une campagne couverte d'un grand nombre de tombeaux, et regardant de toutes parts avec attention, je découvris sur une petite colonne qui s'élevait par-dessus les buissons, le cylindre et la sphère que je cherchais. Je dis aussitôt aux principaux Syracusains qui m'accompagnaient, que c'était sans doute le monument d'Archimède. En effet, sitôt qu'on eut fait venir des gens pour couper les buissons, et nous faire un passage, nous nous approchâmes de la colonne, et lûmes sur la base l'inscription, dont les vers étaient encore à demi lisibles, le reste ayant été effacé par le temps. Et c'est ainsi qu'une des plus illustres cités de la Grèce, et qui a autrefois produit tant de savants, ignorerait encore où est le tombeau du plus ingénieux de ses citoyens, si un homme de la petite ville d'Arpinum n'était allé le lui apprendre. Mais revenons à mon sujet. Quel est l'homme qui ait quelque commerce, je ne dis pas avec les Muses, mais avec des hommes tant soit peu doués d'humanité et d'érudition, qui n'aimât mieux être à la place du mathématicien qu'à celle du tyran? Si vous considérez quelle a été leur vie, Archimède, continuellement appliqué à faire des observations et des recherches utiles, jouissait tranquillement de la satisfaction que donnent d'heureuses découvertes, la plus délicieuse nourriture de l'esprit pendant que Denys, occupé sans cesse de meurtres et de forfaits, passait les jours et les nuits dans d'éternelles alarmes. Que serait-ce, si nous lui comparions un Démocrite, un Pythagore, un Anaxagore! Quels royaumes, quelles richesses peuvent valoir les charmes de leurs études? Tout ce qui peut le plus flatter l'homme, n'est-ce pas ce qui appartient à la plus noble portion de lui-même, et par conséquent à son intelligence? Voilà donc l'espèce de bien dont il faut chercher à jouir, pour être heureux. Or le bien spirituel, c'est la vertu. Ainsi c'est elle qui nous rendra heureux. Je l'ai déjà dit, et on ne saurait trop le répéter, c'est la seule source du beau, de l'honnête, de l'excellent, et pour tout dire en un mot, du contentement parfait. Puisque le bonheur consiste dans la perpétuité de ce contentement, ne le cherchons point ailleurs. [5,24] XXIV. Mais sans nous arrêter à de simples raisonnements, tâchons de rendre la chose, pour ainsi dire, palpable. Imaginons-nous un homme qui excelle dans les beaux-arts. Premièrement donnons-lui beaucoup d'esprit : car la vertu n'est guère le partage des génies médiocres. Ensuite, supposons que son esprit se porte avec ardeur à la recherche de la vérité. De là naîtront ces trois avantages essentiels. L'un, la connaissance des mystères de la nature. L'autre, l'art de discerner ce que nous devons fuir ou rechercher. Et le troisième, une méthode certaine pour juger si une conséquence est bien ou mal tirée, et pour s'assurer qu'on raisonne juste. Qu'il est attrayant pour un sage, de passer ainsi ses jours et ses nuits ; de contempler les mouvements et les conversions du ciel; d'y apercevoir un nombre infini d'étoiles fixes, dont la marche s'accorde avec celle de la voûte céleste; de les distinguer des sept autres astres toujours errants, et dont néanmoins la course est si réglée et si certaine; de pouvoir enfin marquer les différences qui sont entre ces astres, et de supputer quelles sont leurs distances, soit à leur égard, soit par rapport à nous. Par ces découvertes, les anciens furent excités à pousser leurs recherches encore plus loin. Ils ont examiné comment se forment et s'accroissent toutes choses: quelle est l'origine, et quelles sont les différentes espèces des êtres animés ou inanimés, muets ou parlants; quelles sont les sources tant de la vie et de la mort que de la transmutation d'une chose en une autre. Ils ont fait des observations sur l'équilibre de la terre; sur ce qui tient comme suspendus les gouffres immenses de la mer; sur le centre de gravité où tendent toutes choses, centre qui est au milieu de l'univers, et au point le plus bas de notre sphère. [5,25] XXV. Un esprit qui s'occupe nuit et jour de semblables méditations, parvient à cette connaissance si recommandée par l'oracle de Delphes; je veux dire à la connaissance de soi-même, et de son affinité avec l'esprit divin. De là, une joie toujours renaissante. Cette seule idée, qu'il participe à l'excellence de la nature des Dieux , lui inspire le désir d'atteindre à leur éternité. De sorte qu'il ne se croit point borné à ce peu de jours que nous vivons : considérant qu'à remonter de cause en cause, il se trouve que tout est lié nécessairement l'un à l'autre, tout réglé par une intelligence, de tout temps et pour toujours. Quand le sage a fait ces réflexions, ou plutôt quand il a porté ses regards sur toutes les parties de l'univers, avec quelle tranquillité d'âme ne se retourne-t-il pas sur lui-même, et n'envisage-t-il pas ce qui le touche de plus près? Alors il comprend ce que c'est que la vertu: il en distingue les genres, et les espèces : il reconnaît quels sont les vrais biens et les vrais maux : il fixe l'objet de nos devoirs, et donne des règles pour se conduire dans tous les âges. Tout cela étant bien développé, il en conclut infailliblement ce qui est le but de notre dispute, que la vertu n'a besoin que d'elle-même pour nous rendre heureux. Vient, en troisième lieu, l'art et la science de raisonner, qui définit les choses, distingue les genres de chacune, joint celles qui sont connexes, tire des conclusions justes, discerne le vrai du faux. A quelque autre science qu'on s'applique, cette dernière y est nécessaire : et outre l'utilité dont elle nous est pour diriger nos jugements, elle fournit au sage un plaisir honnête et vraiment digne de lui; mais autant que son loisir lui permet de s'en occuper. Qu'il soit appelé à remplir les charges de la république, qu'y a-t-il au-dessus d'un magistrat dont la prudence voit ce qu'il y a d'utile aux citoyens; dont la justice lui ferme les yeux sur ses intérêts propres ; et qui fait servir généralement toutes ses vertus au bien public? Joignez-y les doux fruits qu'il retire de l'amitié; soit pour avoir en toute occasion, et des conseils, et des ressources; soit pour goûter les douceurs qu'une aimable société procure dans un commerce journalier. Que peut-on vouloir de plus pour être heureux? Tous les dons de la fortune n'ont rien de comparable à une vie si délicieuse; puisqu'on la doit aux biens de l'âme, c'est-à-dire, aux vertus, vous êtes forcé de convenir que les sages sont heureux. [5,26] XXVI. (L'Auditeur) Jusque dans les supplices, et même au milieu des tortures? (Cicéron) Avez-vous cru que je voulais dire, parmi les lis et les roses? Hé quoi! Épicure, qui n'a que le masque d'un philosophe, et qui en usurpe effrontément le nom, aura eu le courage de soutenir ce sentiment, auquel je ne puis m'empêcher d'applaudir, qu'il n'est aucun temps où le sage, fût-il tourmenté, brûlé, mis en pièces, ne puisse s'écrier : Je compte tout cela pour rien ! Épicure, dis-je, qui a mis le comble des maux dans la douleur, et le comble des biens dans la volupté : qui se moque de nos belles distinctions, entre ce qui est honnête ou honteux : qui publie que nous n'avons que des mots et des sons frivoles : qui donne pour maxime, que ce qui peut flatter le corps, ou le blesser, est la seule chose qui nous intéresse : cet homme enfin, dont le jugement ne diffère guère de l'instinct des bêtes, aura pu s'oublier lui-même! Il aura osé mépriser la fortune, quoiqu'elle ait en son pouvoir tout ce qu'il compte pour des biens ou des maux! Il se sera vanté d'être heureux dans les tourments, lui, qui donne la douleur pour le plus grand des maux, ou même pour le seul! Encore s'il employait les remèdes qui peuvent nous endurcir contre la douleur; la fermeté d'âme, la crainte du déshonneur, les épreuves de patience, les leçons de courage, la vie dure et mâle. Mais non; il se croit assez fortifié contre la rigueur des souffrances par le souvenir des plaisirs qu'il a goûtés; semblable à quelqu'un qui, dans les chaleurs de l'été, croirait trouver du soulagement, en se ressouvenant d'avoir autrefois joui dans notre Arpinum de la fraîcheur des eaux et des montagnes; comme si la mémoire des plaisirs passés pouvait soulager les maux présents. Quoi qu'il en soit, un tel homme ayant osé prononcer, contre ses principes, que le sage est toujours heureux; quel sera donc le langage de ceux qui ne connaissent nul autre bien, où la vertu n'est pas? Pour moi, au lieu que les Péripatéticiens et l'ancienne Académie ne font ici que balbutier, je suis d'avis qu'enfin ils déclarent nettement, et à haute voix, que la félicité peut descendre dans le taureau de Phalaris. [5,27] XXVII. Car laissons là toutes ces chicanes des Stoïciens, dont j'ai fait aujourd'hui plus d'usage que je n'ai coutume, et accordons qu'il y a trois sortes de biens. Accordons-le, dis-je, pourvu que ceux qui regardent le corps, et ceux qui viennent de la fortune, rampent sous nos pieds, et ne portent le nom de biens que parce qu'ils nous sont de quelque commodité : qu'au contraire les autres, qui sont divins, soient exaltés jusqu'au ciel, comme étant d'une utilité sans bornes; de manière que l'homme qui les possède, est heureux, et souverainement heureux. Pourquoi non? Craindra-t-il la douleur? Voilà ce qu'on peut m'objecter de plus fort. A l'égard de la mort, envisagée par rapport à nous, ou par rapport à nos proches, il me semble que nos discours précédents nous ont suffisamment aguerris contre ses menaces, aussi bien que contre le chagrin, et les passions. Mais la douleur, il faut l'avouer, est la plus dangereuse ennemie de la vertu. Elle présente à ses yeux des flambeaux ardents : elle fait de continuels efforts pour ébranler sa fermeté et pour lasser sa patience. La vertu succombera-t-elle donc? Quand le sage souffre, cesse-ra-t-il d'être heureux? Quelle honte , ô ciel ! Des enfants qu'on fouette à Sparte jusqu'à effusion de sang ne jettent pas le moindre cri. J'y ai vu moi-même des troupes de jeunes gens acharnés à se battre les uns contre les autres à coups de poing et de pied, s'entre-déchirer des dents et des ongles avec une opiniâtreté incroyable, et mourir enfin plutôt que de s'avouer vaincus. Y a-t-il au monde un pays moins civilisé et plus barbare que les Indes? Cependant leurs sages .y sont perpétuellement nus, sans paraître sensibles aux rigueurs de l'hiver, ni même aux neiges du Caucase; et ils se jettent volontairement dans les flammes, où ils se laissent consumer, sans pousser un soupir. Comme les Indiens ont communément plus d'une femme, lorsqu'un d'eux vient à mourir, ses veuves vont aussitôt par devant le juge se disputer entre elles l'avantage d'avoir été la plus chérie du défunt. Après quoi la victorieuse, suivie de ses parents, court d'un air content joindre son époux sur le bûcher; tandis que l'autre se retire tristement, avec la honte d'avoir été vaincue. Et il ne faut pas croire que l'usage où sont ces peuples ait étouffé la nature parmi eux : car elle ne perd jamais ses droits mais parmi nous elle est corrompue par la mollesse, par les délices, par l'oisiveté, par l'indolence, par la fainéantise. On suit les préjugés reçus et les mauvaises coutumes. C'est ainsi que les Égyptiens, imbus de vaines et de ridicules superstitions, s'exposeraient plutôt aux supplices les plus rigoureux que de blesser un ibis, un aspic, un chat, un chien, un crocodile : jusque-là même que si quelque accident de cette espèce leur était arrivé par hasard, ils sont prêts à expier leur faute par quelle peine on voudra. Je parle des hommes : et que dirons-nous des bêtes? Ne supportent-elles pas le froid et la faim? Succombent-elles à la fatigue de leurs courses dans les bois et sur les montagnes? S'il s'agit de défendre leurs petits, ne combattent-elles pas, sans craindre ni coups ni blessures? Passons sous silence tout ce que souffrent volontairement les ambitieux pour parvenir aux grandeurs; ceux qui aiment la louange, pour acquérir de la gloire; les amoureux, pour satisfaire leur passion. Voit-on autre chose dans le monde? [5,28] XXVIII. Mais ne soyons pas trop longs, et revenons à notre sujet. Je soutiens donc, oui je soutiens que la félicité peut se rencontrer dans les tourments : que marchant à la suite de la justice de la tempérance, et surtout de la fermeté, de la magnanimité et de la patience, elle ne s'arrêtera pas à la vue des bourreaux : et que toutes les vertus s'étant présentées a la torture avec intrépidité, elle ne restera pas, comme j'ai déjà dit, à la porte de la prison. Quel opprobre, quelle horreur de l'y voir seule et séparée de ses généreuses compagnes? Mais la chose n'est pas possible. Car ni les vertus ne peuvent subsister sans la félicité, ni la félicité sans elles. Ainsi, à quelque supplice qu'elles soient menées, elles l'entraîneront avec elles, sans lui permettre d'hésiter un moment. Car le sage a cela de propre, qu'il ne fait rien malgré lui, et dont il puisse avoir des remords; qu'il agit en tout avec dignité, avec fermeté, avec gravité, avec honneur; que, ne s'attendant à rien de certain, il n'est surpris d'aucun événement; qu'il ne reçoit la loi de personne, et ne dépend que de lui-même. Or n'est-ce pas là le comble da bonheur? La conséquence est aisée pour les Stoïciens, qui mettent le souverain . bien à vivre suivant les lois de la nature. Un homme sage, non seulement doit vivre ainsi, mais il le peut. Or, puisqu'il est maître de posséder le souverain bien, il est aussi en son pouvoir d'être heureux; et par conséquent il l'est toujours. Voilà, sur cet article, tout ce que je puis vous dire de plus fort; et à moins que vous n'ayez quelque chose de mieux à nous apprendre je crois que c'est aussi ce qu'il y a de plus vrai. [5,29] XXIX. (L'auditeur) Je n'ai certainement rien à dire de meilleur; mais j'ai une grâce à vous demander. Comme vous n'êtes lié à aucun système, et que vous prenez de chacun ce qui vous paraît de plus vraisemblable, enseignez-moi, je vous prie, comment vous avez pu, après avoir employé contre les Péripatéticiens et contre l'ancienne Académie beaucoup d'arguments tournés à la manière des Stoïciens; comment, dis-je, vous avez pu cependant les exhorter à déclarer hardiment, sans renoncer à leurs principes, que le sage est toujours souverainement heureux. (Cicéron) Je vais donc user de la liberté, qui, entre toutes les sectes des philosophes, est réservée à la nôtre seule, dans laquelle jamais on ne porte son jugement, mais on s'y contente d'exposer le pour et le contre, afin que chacun prenne le vrai où il croit le voir, sans se laisser entraîner par l'autorité. Vous demandez, ce me semble, si, quelque sentiment qu'on embrasse sur le souverain bien, cette proposition peut se soutenir, Que la vertu suffit pour nous rendre heureux. Carnéade n'en convenait pas, parce qu'il en voulait aux Stoïciens, qu'il prenait plaisir à contredire en tout, et à tout propos. Pour moi, je ne mettrai point ici de vivacité. Car si les Stoïciens ont pensé juste sur le souverain bien, il n'y a, par rapport à eux, nulle difficulté sur l'article dont il s'agit: Que le sage est toujours heureux. Reste à examiner si ce beau dogme peut également cadrer avec tous les autres systèmes. [5,30] XXX. Parmi ceux qui ont été proposés sur le souverain bien, il s'en est conservé quatre simples. Celui des Stoïciens, "Qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête". Celui des Épicuriens "Qu'il n'y a de bon que ce qui est agréable". Celui d'Hiéronyme, "Qu'il n'y a de bon que la privation de la douleur". Et celui qu'a voulu établir Carnéade contre les Stoïciens , "Qu'il n'y a rien de bon que la jouissance des premiers dons de la nature, soit de tous ensemble, soit du moins des principaux". Voilà pour les systèmes simples. A l'égard des composés, ils s'accordent à distinguer trois espèces de biens; ceux de l'âme, qui sont les premiers, et les plus grands; les seconds, ceux du corps; et les troisièmes, ceux qui viennent du dehors. C'est le sentiment des Péripatéticiens, duquel diffère peu celui des anciens Académiciens. Dinomaque et Calliphon joignent seulement la volupté à la vertu; et le Péripatéticien Diodore y joint la privation de la douleur. Voilà les seules opinions qui puissent avoir des partisans. Car pour celles d'Ariston, de Pyrrhon, d'Hérille, et de quelques autres, elles me paraissent généralement proscrites. Laissant donc à part le système des Stoïciens, que je crois avoir assez bien défendu, voyons ce que nous pourrons faire des autres. Quant aux Péripatéticiens, si l'on excepte Théophraste, et ceux qui, comme lui, craignent et abhorrent la douleur avec trop de mollesse et de lâcheté, les autres ont droit d'exalter, comme ils font, l'excellence et la dignité de la vertu. Car, après l'avoir élevée jusqu'aux cieux avec leur éloquence ordinaire, il leur est aisé de mépriser tout le reste, mis en comparaison. Ils croient que la gloire mérite d'être achetée par des souffrances : leur serait-il permis de ne pas reconnaître pour heureux, ceux qui l'ont acquise à ce prix? Il est vrai qu'elle leur coûte : mais on est heureux de plus d'une façon. [5,31] XXXI. Un marchand se loue de son commerce, quoiqu'il y essuie quelque infortune : l'agriculture ne cesse pas d'être utile, quoique des orages en diminuent les fruits : il suffit que dans l'un et dansl'autre cas, le gain excède la perte; et de même, sans réunir toute sorte de biens, il suffit, pour être heureux, qu'on jouisse des plus considérables. Aristote, Xénocrate, Speusippe et Polémon, sans s'écarter de leurs principes, peuvent donc, en ce sens-là, dire que la félicité suivra la vertu jusque dans les supplices, et descendra même dans le taureau de Phalaris, sans crainte d'être corrompue, ni par les menaces, ni par les caresses. Raisonnons de même à l'égard de Calliphon et de Diodore, qui font un tel état de la vertu, qu'ils rejettent hautement tout ce qui s'en écarte. Les autres, à la vérité, se sont mis plus à l'étroit. Cependant Epicure, Hiéronyme, et les partisans de Carnéade, s'il lui en reste, se tirent encore d'affaire, puisqu'ils reconnaissent l'âme pour juge des vrais biens, et qu'ils enseignent tous à mépriser ce qui n'en a que l'apparence. Car y a-t-il quelqu'un d'entre eux qui ne paraisse suffisamment rassuré contre la douleur, et contre la mort même? Ainsi mettons-les tous ensemble, et commençons par celui que nous traitons d'efféminé, et de voluptueux. Pouvez-vous soupçonner Épicure d'avoir si fort redouté la mort et la douleur; lui qui, se voyant près de mourir, disait qu'il était au plus heureux jour de sa vie, et que dans les souffrances les plus aiguës, il se sentait soulagé, disait-il, par le souvenir de ses découvertes philosophiques? Quand il parlait ainsi, ce n'était pas pour s'accommoder au temps; car il a toujours soutenu, en parlant de la mort, que par la dissolution de notre machine toute sensation est éteinte, et que dès lors il n'y a plus rien qui nous intéresse. A l'égard de la douleur, sa grande maxime a toujours été, qu'on doit s'en consoler par cette réflexion, que les vives souffrances sont courtes, et que les longues sont légères. Trouvez-vous que tous ces autres philosophes, qui font tant les merveilleux, nous donnent sur ces deux points de meilleures leçons? Pour ce qui est des autres événements, qu'on met d'ordinaire au rang des maux, nos docteurs me paraissent tous assez préparés à les supporter. Vous savez que la plupart des gens redoutent la pauvreté mais je ne vois pas qu'aucun philosophe en soit effrayé; non pas même Épicure. [5,32] XXXII. Car qui s'est contenté de moins que lui? Qui a mieux prêché la sobriété? On veut de l'argent pour avoir de quoi fournir à son ambition, à ses amours, aux dépenses journalières : mais l'homme qui ne connaît rien de tout cela, quel cas ferait-il de l'argent? Pourquoi nos philosophes ne le regarderaient-ils pas du même oeil que le Scythe Anacharsis, dont voici la lettre à un illustre Carthaginois, qui lui avait envoyé des présents : "ANACHARSIS A HANNON, salut. Il ne me faut qu'un habit de peau, à la mode de mon pays. La plante de mes pieds me sert de souliers, et la terre de lit. Mes mets sont du lait, du fromage et de la viande. Mon assaisonnement est la faim. Si tu aimes la tranquillité, tu peux la venir chercher chez moi. Pour ce qui est des choses dont il t'a plu de me régaler, et dont tu fais tant de cas, garde-les pour tes concitoyens, ou pour les Dieux immortels". Presque aucun philosophe, de quelque secte que ce soit, n'a pensé autrement sur les richesses, à moins qu'un naturel vicieux ne l'empêchât de suivre la raison . Socrate assistant à une cérémonie, où l'on avait étalé beaucoup d'or et d'argent: Que voilà de choses, s'écria-t-il, que je ne désire point! Alexandre avait ordonné qu'on présentât de sa part à Xénocrate cinquante talents; somme alors très considérable, et surtout à Athènes. Xénocrate invita ces ambassadeurs à souper dans l'Académie, et leur fit servir un repas où il n'y avait que le pur nécessaire, sans aucun appareil; et quand le lendemain ils voulurent lui faire compter les cinquante talents : Hé quoi ! leur dit-il, ne vous aperçûtes-vous pas hier, à la frugalité de ma table, que l'argent m'était inutile? Cependant, comme il les vit contristés de cette réponse, il voulut bien accepter trente mines, pour ne pas paraître dédaigner les présents d'un roi. Diogène, en qualité de Cynique, répondit encore avec plus de liberté à ce grand prince, qui lui demandait, s'il n'avait besoin de rien : Je souhaite seulement, lui dit-il, que tu te détournes un peu de mon soleil; lui donnant à entendre qu'il l'empêchait d'en sentir les rayons. Aussi ce philosophe, pour montrer combien il avait raison de s'estimer plus que le roi de Perse, faisait-il quelquefois ce raisonnement : Je ne manque de rien; et il n'a jamais assez. Je ne me soucie pas de ses voluptés; et il ne saurait s'en rassasier. Enfin, j'ai des plaisirs auxquels il ne peut jamais atteindre. [5,33] XXXIII. Vous n'ignorez pas sans doute en combien de classes Épicure a distingué les cupidités de l'homme. Sa division peut n'être pas fort juste, mais elle a son utilité. Il en reconnaît de naturelles, et qui sont nécessaires en même temps; d'autres naturelles, et non nécessaires ; d'autres encore, qui ne sont ni l'un ni l'autre. Quant aux nécessaires, il ne faut presque rien, selon lui, pour les contenter; les trésors de la nature se trouvant partout en abondance. Pour celles de la seconde classe, il croit également facile, ou de les satisfaire, on de s'en passer. A l'égard des dernières, qu'il regarde comme frivoles, il les rejette absolument, par cette considération, qu'elles ne sont ni commandées par la nécessité, ni demandées par la nature. Et c'est ici que ses disciples font de grands raisonnements, qui tendent à rabaisser en détail chacune des voluptés, dont ils ne méprisent pas le genre, et qu'ils recherchent en gros. Touchant les obscènes, dont ils discourent fort au long, ils observent qu'il est aisé de se satisfaire à cet égard; que si la nature les demande, il faut moins s'arrêter à la naissance et au rang, qu'à l'âge et à la figure; qu'il n'est pas difficile de s'en abstenir, si la santé, le devoir, ou la réputation l'exigent : et qu'enfin on peut bien se livrer à cette espèce de plaisir, si rien ne s'y oppose; mais que l'usage n'en est jamais utile. Toute la doctrine d'Épicure sur ce point est que le plaisir mérite d'être toujours recherché pour lui-même, parce qu'il est plaisir; et qu'on doit pareillement fuir toujours la douleur, parce qu'elle est douleur. Qu'ainsi le sage, mettant l'un et l'autre dans la balance, renoncera au plaisir, s'il en doit attendre une plus grande douleur, et recherchera la douleur, si elle doit lui procurer un plus grand plaisir. Il ajoute que tout plaisir, quoique dérivé des sens, doit se rapporter à l'âme. Le corps, dit-il, n'est sensible qu'au plaisir présent : mais l'âme partage avec le corps un plaisir présent, jouit d'avance du plaisir qu'elle se promet, et retient en quelque sorte le plaisir passé par le souvenir qu'elle en conserve. Tellement qu'un homme sage se fait un tissu de plaisirs qui est sans fin. Pour les besoins ordinaires de la vie, Épicure, conformément aux mêmes principes, supprime le luxe et la magnificence de la table, parce que la nature se contente de peu. [5,34] XXXIV. Et qui n'éprouve pas en effet que l'appétit est le meilleur de tous les assaisonnements ? Darius, dans sa déroute, ayant bu d'une eau bourbeuse et infectée par des corps morts, avoua qu'il n'avait jamais goûté de boisson plus agréable : c'est que pour boire il n'avait jamais attendu qu'il fût pressé de la soif. On peut croire que Ptolémée, roi d'Égypte, en avait fait de même pour le manger, puisque, dans un voyage, se voyant contraint par l'éloignement de ses gens de manger dans une cabane du pain le plus grossier, il dit n'en avoir jamais trouvé de plus savoureux. Un jour que Socrate se promenuit sur le soir à grands pas, quelqu'un lui en ayant demandé la raison ; "Je prépare, lui dit-il, pour mon souper le meilleur de tous les ragoûts, un bon appétit". Vous savez ce qu'on servait aux Lacédémoniens dans leurs repas publics. Denys le tyran s'y étant trouvé, et ayant voulu goûter d'un ragoût fort noir, qui en faisait le mets principal, il le trouva détestable, "Je ne m'en étonne pas", lui dit le cuisinier, "puisque le meilleur assaisonnement y manque". - "Quoi donc?" - "La fatigue de la chasse", répond le cuisinier, "l'exercice de la course aux bords de l'Eurotas; la faim et la soif. Voilà ce qui fait trouver nos sauces si bonnes". Vous avez, outre l'exemple des hommes, celui des animaux, car si on leur présente à manger quelque chose qui ne répugne pas à leur goût, ils s'en contentent sans rien chercher de plus. Vous avez des villes entières, qui, comme je le disais de Lacédémone, se plaisent à une extrême sobriété. Xénophon raconte que les Perses ne mangent que du cresson avec leur pain. Mais enfin, si la nature cherche à se ragoûter par quelques mets plus agréables, combien les arbres ne leur en fournissent-ils pas d'excellents, et de faciles à recouvrer? Ajoutons que la sobriété rend le corps dispos, et l'entretient dans une santé vigoureuse. Comparez, je vous prie, les gens sobres avec ces hommes suants, haletants, et bouffis d'embonpoint, que vous prendriez pour des taureaux destinés aux sacrifices. Vous verrez que ceux qui courent après le plaisir, sont ceux qui l'attrapent le moins; et que ce qui rend la table délicieuse, ce n'est pas de s'y rassasier, c'est d'y apporter de l'appétit. [5,35] XXXV. On raconte que Timothée, homme illustre, et l'un des principaux d'Athènes, ayant fait chez Platon un souper, où il avait pris beaucoup de plaisir, et l'ayant rencontré le jour suivant, "Vos repas, lui dit-il, ont cela de bon, qu'on s'en trouve bien, même encore le lendemain". Qui ne sait, qu'avec un estomac farci de vin et de viande, l'esprit n'est plus capable de faire ses fonctions? Vous entendrez volontiers le fragment d'une belle lettre de Platon aux parents de Dion. "Je vous avoue, leur écrivait-il, que je n'ai nullement aimé cette vie qui vous paraît charmante, se gorger deux fois par jour à des tables où l'on trouve réunies toutes les délicatesses de l'Italie et de Syracuse, n'avoir pas une nuit qu'on puisse donner au sommeil, et sans que j'entre dans un plus grand détail, ne rien faire de propre à former un homme sage et vertueux. Car une si étrange vie ne gâterait-elle pas le plus beau naturel"? Une vie incompatible avec la sagesse et avec la tempérance peut-elle avoir des charmes? On voit par là quel était l'aveuglement de Sardanapale, cet opulent roi d'Assyrie, qui fit graver sur son tombeau l'inscription suivante: Déchu de mes grandeurs par un trépas funeste, Ce qu'Amour et Bacchus m'ont procuré de biens, Sont les seuls désormais que j'ose appeler miens; Un héritier a tout le reste. Inscription, disait Aristote, plus digne d'être mise sur la fosse d'un boeuf, que sur le monument d'un roi. Tout mort qu'est celui-ci, il appelle sien ce qu'il n'a possédé pendant sa vie même, qu'autant de temps qu'en durait la jouissance. Pourquoi donc désirer des richesses, et par où la pauvreté nous empêcherait-elle d'être heureux? Parce qu'elle ne permet pas d'avoir des bronzes, des tableaux, des écoles de gladiateurs? Si on les aime, n'est-il pas encore plus aisé d'en jouir au commun des hommes, qu'à ceux qui en ont le plus ramassé? Car il y a dans Rome une infinité de ces choses qui appartiennent au publie; de sorte que les plus riches particuliers en ont beaucoup moins, et ne voient ce qu'ils en ont qu'à leur campagne, c'est-à-dire, assez rarement. Encore leur conscience les trouble-t-elle, quand ils songent d'où leur vient ce qu'ils en possèdent. Je n'achèverai d'aujourd'hui, si je veux plaider la cause de la pauvreté. Elle se défend toute seule, et la nature elle-même nous apprend tous les jours qu'un petit nombre de choses, et même des plus viles, suffit pour subvenir à nos besoins. [5,36] XXXVI. Un état obscur, se voir sans considération, ou même être mal dans l'esprit du peuple, n'est-ce point un obstacle au bonheur? Peut-être qu'au fond cette estime du public et cette gloire tant désirée nous valent plus de peine que de plaisir. Je trouve bien de la petitesse dans notre Démosthène, de s'être senti chatouillé par ce discours d'une porteuse d'eau, qui disait tout bas à une autre: "Voilà ce fameux Démosthène". Qu'y a-t-il de plus petit? Et cependant, le grand orateur ! Mais il avait plus appris à parler aux autres qu'à se parler intérieurement. On ne doit, à mon avis, ni rechercher la gloire pour elle-même, ni craindre l'obscurité. "Je suis venu à Athènes, dit un jour Démocrite, et je n'y ai été connu de personne". Quelle grandeur d'âme, de mettre sa gloire à mépriser la vaine gloire! Un joueur d'instruments n'a que son goùt à consulter dans tout ce qui regarde sa profession : et le sage, dont l'art est supérieur de beaucoup, se conformera, non à ses propres sentiments, mais aux idées du vulgaire? Quelle plus grande folie, que de respecter en gros la multitude, tandis qu'on méprise les particuliers en détail, comme des mercenaires et des gens sans connaissance? Un homme sage doit se moquer de nos brigues ambitieuses, et il refusera même les honneurs que le peuple ira lui offrir au lieu que nous, pour nous détromper à cet égard, nous attendons qu'une funeste expérience nous ait ouvert les yeux. Héraelite le philosophe disait que tous les Éphésiens méritaient la mort, parce qu'en exilant de leur ville Hermodore, le premier de leurs citoyens, ils avaient fait ce règlement : "Qu'aucun d'Éphèse ne se distingue par-dessus les autres. Si quelqu'un se trouve dans ce cas, qu'il aille habiter d'autres terres". Mais le même abus ne règne-t-il pas chez tous les peuples? Où ne hait-on pas la supériorité trop éclatante de la vertu? Je n'en veux pour preuve qu'Aristide, qui fut exilé de sa patrie, parce qu'il était un juge incorruptible. Car j'aime mieux prendre de pareils exemples chez les Grecs que chez nous. C'est donc s'épargner d'étranges chagrins que de n'avoir rien à démêler avec le peuple. Et qu'y a-t-il de plus doux qu'un loisir consacré aux lettres, je veux dire qu'on emploie à sonder les grandeurs infinies de la nature, et à bien connaître le ciel, la terre, les mers? [5,37] XXXVII. Parvenus au mépris des honneurs et des richesses, que nous restera-t-il à craindre? Sera-ce l'exil, qu'on met au rang des plus grands maux? Mais si ce n'est un mal que parce qu'il prouve qu'on a déplu au peuple, je viens de montrer le peu de cas qu'on doit faire de ses bonnes grâces. Et si le mal consiste à être hors de sa patrie, nos provinces sont pleines de malheureux, car la plupart de ceux qui s'y établissent, ne revoient guère le lieu de leur naissance. Mais, direz-vous, les exilés sont dépouillés de leurs biens. Qu'importe, si la pauvreté, comme nous avons vu, est facile à supporter. Que si l'on s'arrête maintenant à la chose même, et non au terme qui présente l'idée d'une sorte d'ignominie, l'exil diffère-t-il fort d'un long voyage? Les plus fameux philosophes, Xénocrate, Crantor, Arcésilas, Lacyde, Aristote, Théophraste, Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Antipater, Carnéade, Panétius, Clitomaque, Philon, Antiochos, Posidonius, une infinité d'autres ont passé leur vie à voyager, et une fois sortis de leur patrie, n'y sont jamais rentrés. D'ailleurs, de quelle ignominie peut être accompagné l'exil du sage, qui fait l'objet de ce discours, puisqu'il ne peut jamais être banni qu'injustement? A l'égard de ceux qui le sont avec justice, nous ne nous chargeons pas de les consoler. Enfin ce prétendu mal paraîtra encore plus léger pour ceux qui rapportent tout au plaisir. Comme on peut en trouver partout, ils ne sauraient manquer d'être heureux, et ils diront avec Teucer : "Partout où je suis bien, j'y trouve ma patrie". On demandait à Socrate, quelle était la sienne? "Toute la terre" dit-il, donnant à entendre qu'il se croyait citoyen de tous les lieux où il y a des hommes. On a vu Albucius, pendant son exil, faire avec grand plaisir dans Athènes le métier de philosophe : ce qui ne lui serait pourtant pas arrivé, s'il avait vécu à Rome dans l'oisiveté qu'Épicure prescrit à ses disciples. Pensez-vous qu'Épicure lui-même, et Platon, et Polémon, aient été plus heureux pour être demeurés dans Athènes leur patrie, que Métrodore, Xénocrate et Arcésilas, qui ont vécu éloignés de la leur? Quel cas, au reste, doit-on faire d'une ville d'où l'on chasse les honnêtes gens? Démarate, père du vieux Tarquin, l'un de nos rois, ne pouvant souffrir l'oppression où était alors Corinthe, lieu de sa naissance, par la tyrannie de Cypsélus, s'en exila volontairement pour s'établir en Étrurie, où il se maria, et eut des enfants. Avait-il tort d'aimer mieux être libre chez l'étranger qu'esclave dans sa patrie? [5,38] XXXVIII.On vient à oublier toutes ses peines, tous ses chagrins, lorsqu'on se retrouve dans une situation agréable. Ce n'est donc pas sans raison qu' Epicure a osé dire qu'il y a toujours plus de bien que de mal pour les sages, parce qu'ils savent, en quelque état que ce soit, avoir du plaisir. D'où il croit pouvoir conclure, aussi bien que nous, que le sage est toujours heureux. Quoi ! direz-vous, fût-il sourd et aveugle? Oui, car le sage ne s'en inquiète point. Et premièrement, de quels plaisirs est donc privé l'aveugle, qu'on croit si fort à plaindre? Car, selon quelques physiciens, il n'en est pas de la vue comme des autres sens : ceux qui sont destinés au goût, à l'ouïe, à l'odorat, au toucher, sont le siège des plaisirs qu'ils procurent : mais l'agrément qui est procuré par la vue, ce n'est point à l'oeil qu'il se fait sentir, c'est à l'âme. Or l'âme jouit d'assez d'autres plaisirs, pour ne pas tant regretter celui de la vue. Je parle d'un homme lettré et savant, pour qui vivre c'est méditer. Quand il médite, il n'a guère besoin d'appeler ses yeux au secours. Et puisque la nuit n'empêche pas qu'on ne soit heureux, pourquoi un jour semblable à la nuit nous empêchera-t-il de l'être? Vous savez, à ce sujet, le mot un peu libre, mais plaisant, d'Antipater Cyrénaïque, à qui des femmes témoignaient qu'elles le trouvaient à plaindre de ce qu'il était devenu aveugle : "Étes-vous folles, leur dit-il, et avez-vous oublié que les plaisirs de la nuit valent bien ceux du jour"? Appius le vieux exerçait, quoique aveugle depuis longtemps, les plus grandes magistratures, sans manquer en rien à ses devoirs, soit publics ou privés. Drusus, ce grand jurisconsulte, était dans le même cas : et sa maison ne désemplissait pas de clients, qui, ne voyant goutte en leurs affaires, y prenaient un aveugle pour guide. [5,39] XXXIX. Dans mon enfance, Aufidius, qui avait été préteur , non seulement opinait dans le senat, et assistait ses amis de ses conseils, mais il écrivait de plus l'histoire grecque, et sans cesse il étudiait. J'ai eu longtemps chez moi Diodorus le Stoïcien. Depuis qu'il eut perdu la vue, il s'appliqua plus que jamais à la philosophie, sans autre relâche que celui de jouer quelquefois du luth, à la manière des Pythagoriciens. On lui fatsait nuit et jour quelque lecture : et ce qu'il parait qu'on ne saurait presque faire sans yeux, il continuait à enseigner la géométrie, faisant très bien entendre à ses disciples quelle ligne il fallait tracer, et de quel point à quel point. On dit d'Asclépiade, philosophe assez distingué dans la secte Érétricienne, que lorsqu'il eut perdu la vue, quelqu'un lui ayant demandé en quoi cet accident était le plus fâcheux pour lui : "C'est," répondit-il, "qu'il me faut un valet pour m'accompagner". En effet, si l'extrême pauvreté devient supportable à qui peut mendier, comme font les Grecs, aussi un aveugle trouve-t-il à se consoler, lorsqu'il a de quoi se faire servir. Démocrite, après avoir perdu les yeux, ne pouvait plus distinguer le blanc du noir : mais il distinguait le bien du mal, le juste de l'injuste, l'honnête du honteux, l'utile de l'inutile, le grand du petit. On peut être heureux, sans discerner la variété des couleurs; on ne peut l'être, sans avoir des idées vraies. Ce grand homme croyait même que la vue était un obstacle aux opérations de l'âme; et en effet, tandis que les autres voyaient à peine ce qui était à leurs pieds, son esprit parcourait l'univers, sans trouver de borne qui l'arrêtât. On prétend qu'Homère était aveugle. Cependant ses poèmes sont de véritables tableaux. Quelle contrée, quel rivage, quel lieu de la Grèce, quel genre de combat, quelle ordonnance de bataille, quelle manoeuvre sur mer, quels mouvements d'hommes et d'animaux, n'y sont pas dépeints si au naturel, que l'auteur semble nous mettre sous les yeux ce qu'il n'avait jamais vu lui-même? Qu'a-t-il donc manqué à Homère, et à d'autres savants, pour goûter tous les plaisirs dont l'âme ést capable? Anaxagore et Démocrite auraient-ils sans cela quitté leurs pays et leurs biens, pour se livrer tout entiers à l'agrément divin qui est attaché à la recherche et à la découverte de la vérité? Aussi les poètes, qui nous donnent l'augure Tirésias pour un sage, ne le représentent jamais comme se plaignant de ce qu'il est aveugle. Homère, au contraire, nous ayant donné Polyphème pour un homme barbare et féroce, il le représente s'entretenant avec un bélier, et enviant le bonheur de cet animal, en ce qu'il peut aller où il veut, et brouter où il lui plaît. Homère n'avait pas tort; car le cyclope n'était pas plus raisonnable que le bélier. [5,40] XL. Voyons maintenant si c'est un grand mal que la surdité. Crassus était un peu sourd : mais il avait un malheur plus grand; c'est qu'il entendait souvent parler mal de lui, quoiqu'à mon avis ce fût injustement. Parmi nos Épicuriens, il en est peu qui entendent le grec, et peu de Grecs entendent notre langue. Ils sont donc comme sourds les uns à l'égard des autres : et nous le sommes tous à l'égard d'une infinité de langues que nous n'entendons point. Vous me direz qu'un sourd est privé du plaisir d'entendre une belle voix : mais aussi n'entend-il pas le bruit insupportable d'une scie qu'on aiguise, ou d'un pourceau qu'on égorge. Quand il veut dormir, les mugissements de la mer ne le réveillent pas. Que ceux qui aiment la musique, considèrent qu'avant qu'elle fût inventée, il y avait des gens sages qui vivaient heureux : et que d'ailleurs la théorie du chant, qu'on trouve dans les livres, fait encore plus de plaisir que la pratique. Au reste, comme nous consolions tantôt l'aveugle par le plaisir de l'ouïe, nous pouvons à présent consoler le sourd par le plaisir de la vue. Un homme qui sait s'entretenir avec lui-même, se passe aisément de conversation. Rassemblons tous ces prétendus maux dans une seule personne. Qu'elle soit et sourde et aveugle. Qu'elle souffre les plus vives douleurs. Premièrement, une mort prompte l'en délivrera. Mais si elles sont en même temps et si longues et si violentes, qu'on ne les trouve plus supportables, pourquoi tant souffrir? Une mort volontaire nous offre un port, qui nous mettra pour toujours à l'abri de tous maux. Théodore, quand Lysimaque le menaça de lui ôter la vie, "O le grand exploit", dit-il à ce prince, "quand vous ferez ce qu'une cantharide peut faire aussi aisément que vous !" Et quand Persée supplia instamment Paul-Émile de ne point le mener en triomphe, "C'est," répondit le consul, "ce que vous pouvez obtenir de vous-même". Dans notre première conférence nous avons parlé de la mort bien au long : nous en avons encore parlé dans la seconde, à propos de la douleur: ceux qui se rappelleront ce que nous en avons dit, seront certainement plus portés à la désirer qu'à la craindre. [5,41] XLI. Du moins je voudrais qu'à cet égard on suivit la loi reçue par les Grecs dans leurs festins : "Que tout convive boive, ou se retire". Loi sagement établie; car il est juste que tous participent aux plaisirs de la table, ou que le sobre la quitte, de peur qu'il n'éprouve la violence des têtes échauffées par le vin : et de même, si vous ne vous sentez point assez fort contre la fortune, dérobez-vous a ses atteintes, en renonçant à vivre. Tel est le langage d'Épicure, suivi par Hiéronyme mot pour mot. Si des philosophes qui tiennent que la vertu n'a d'elle-même nul pouvoir, et que tout ce que nous appelons honnête et louable, n'est qu'une chimère, décorée d'un vain nom : si ces philosophes, dis-je, ne laissent pas de croire que le sage est toujours heureux, quel parti jugez-vous que doivent prendre les sectateurs de Socrate et de Platon? Les uns élèvent tellement les biens de l'âme, que ceux du corps et de la fortune sont presque à compter pour rien. Les autres ne mettent pas même ceux-ci au rang des biens, et ne connaissent que ceux de l'âme. Carnéade, qui s'érigeait de son chef en arbitre des Stoïciens et des Péripatéticiens, terminait ainsi leur querelle. Puisque les uns, disait-il, reconnaissent pour des avantages, ce que les autres nomment des biens; et qu'à cela près ils n'attachent que la même idée aux richesses, à la santé, et à tout le reste, leur différend ne roule que sur des mots, en sorte qu'ils sont réellement d'accord. Qu'ici donc les partisans des autres sectes disputent le terrain, comme ils pourront. Après tout ils disent que le sage peut être toujours heureux, et je suis charmé qu'ils tiennent au moins un langage qui fait honneur à des philosophes. Mais, puisque nous nous séparons demain, tâchons de ne point oublier ce qui a fait depuis cinq jours le sujet de nos entretiens; je me chargerai volontiers de les rédiger par écrit; car mon loisir, quelle que soit la raison qui m'en procure, peut-il être mieux employé? Et comme c'est notre ami Brutus, qui m'a non seulement engagé, mais en quelque manière provoqué à écrire sur des matières philosophiques, il est juste de lui dédier aussi ces cinq traités. Je ne saurais dire quel fruit en retireront les autres. Pour moi, dans les plus cruelles situations de ma vie, et dans les divers chagrins qui m'environnent de toutes parts, je n'ai trouvé que cette seule consolation.