[0] TIMÉE ou DE L'UNIVERS, TRADUIT DE PLATON PAR CICÉRON. [1] 1. Je me suis élevé en plusieurs endroits de mes Académiques contre les philosophes qui veulent pénétrer les secrets de la nature, et j'ai bien souvent attaqué à ce sujet P. Nigidius avec les armes de Carnéade. Nigidius, dont l'esprit était orné de toutes les connaissances dignes d'un homme libre, s'étudiait surtout avec une ardeur infatigable à découvrir cette mystérieuse formation des choses. Je crois sincèrement que si un homme était capable de faire revivre la doctrine de ces illustres Pythagoriciens qui avaient brillé pendant plusieurs siècles en Italie, et dont l'école semble éteinte aujourd'hui, c'était le savant dont je parle. Lorsque je partis pour la Cilicie, je le trouvai à Éphèse; il avait quitté son gouvernement pour revenir en Italie, et il m'attendait dans cette ville. J'y rencontrai aussi Cratippe, le premier, sans comparaison, de tous les Péripatéticiens que j'aie jamais entendus; il était venu de Mitylène pour me voir et me saluer ; j'eus donc le double plaisir de retrouver Nigidius et de faire la connaissance de Cratippe. Après les premières civilités, nous passâmes le reste du temps à nous informer ... ( Lacune considérable) [2] II. Qu'est-ce qui existe de tout temps sans avoir pris naissance, et qu'est-ce qui est produit continuellement, sans être jamais? L'un, qui est toujours le même, est compris par l'entendement et la raison; l'autre est reçu par les sens et non par l'intelligence; la connaissance que nous en avons est une opinion; il naît et périt toujours, sans exister jamais réellement. Or, tout ce qui naît procède nécessairement de quelque cause; car il est impossible que rien de ce qui est né ait pris naissance sans une cause. Si donc celui qui entreprend quelque ouvrage a les yeux fixés sur l'être qui est toujours le même, et le prend pour modèle, il produira nécessairement une oeuvre parfaite; mais s'il contemple l'être qui est toujours produit, il n'atteindra jamais à la beauté qu'il rêve. Quant à l'univers, que nous l'appelions ciel ou monde, ou de quelque nom que ce soit, il faut d'abord considérer (ce qui est le premier pas à faire dans tout travail de ce genre) s'il a toujours existé sans avoir eu de commencement, ou s'il a pris naissance et reçu l'être dans un certain temps. Le monde est né, car il est visible, tangible et entièrement corporel; ce sont là tout autant de qualités sensibles : or, ce qui est sensible nous est connu par opinion seulement, naît, et a un commencement; et rien, avons-nous dit, ne peut naître sans cause. Mais il est difficile de trouver l'auteur et le père de ce monde universel, et impossible, après l'avoir trouvé, de le faire connaître à tous. Il faut en outre nous demander si l'auteur d'un si grand ouvrage a pris pour modèle ce qui est toujours le même et inaltérable dans son être, ou ce qui est produit et qui a eu un commencement. Si le monde est beau et si l'ouvrier qui l'a fait est excellent, certes il a travaillé d'après un modèle éternel; sinon (ce qu'il n'est pas même permis de dire ), il a préféré à l'exemplaire éternel le modèle créé. Il est donc incontestable que l'auteur du monde a suivi le modèle éternel, puisqu'il n'y a rien de plus beau que le monde et rien de plus excellent que son architecte. Ainsi le monde a été formé d'après un modèle entendu par la raison et par la sagesse, et qui est éternel et immuable. D'où il suit que ce monde que nous voyons est nécessairement la copie d'un certain monde éternel. Le plus difficile dans toute recherche entreprise par la raison est d'établir solidement les premiers principes. Distinguons donc avec soin les deux sortes d'êtres dont nous venons de parler. [3] III. Quelque sujet que l'on traite, il faut reconnaître que les paroles ont une certaine parenté avec les choses qu'elles expriment. C'est pourquoi, lorsqu'on parle de ce qui est constant et immuable, le langage doit être tel qu'on ne puisse ni le réfuter ni lui faire subir d'altération. Mais lorsqu'on veut exprimer par la parole les choses imitées et produites, il suffit d'atteindre à la vraisemblance. Il y a entre la vérité et la vraisemblance toute la différence qui se trouve entre l'être éternel et l'être créé. Si donc, en parlant de la nature des dieux et de la naissance du monde, je ne puis arriver à tenir, comme je le voudrais, un langage toujours clair, digne du sujet et d'une conséquence parfaite, ne vous en étonnez pas, et contentez-vous de ce que je vous dirai, si vous y trouvez quelque vraisemblance. Souvenez-vous que moi qui parle et vous qui jugez, nous sommes tous des hommes; et si je vous fais un récit vraisemblable, soyez assez justes pour ne rien demander de plus. Cherchons donc la cause qui a porté l'auteur de ce monde à créer toutes choses et à produire ce qui n'était pas. Il était bon, et celui qui est bon ne porte envie à qui que ce soit. Il a donc voulu que tout fût semblable à lui autant que possible. Telle a été la raison principale de la naissance du monde. Dieu ayant ainsi résolu de remplir le monde de toutes sortes de biens, et de n'y laisser entrer qu'aussi peu de mal que la nature voudrait le souffrir, il prit tout ce qui était visible, masse tourmentée et mobile, qui s'agitait d'un mouvement désordonné, et du désordre il fit sortir l'ordre, pensant que l'ordre était de beaucoup le meilleur. Celui qui est excellent ne peut en aucune manière et n'a jamais pu produire autre chose que la suprême beauté. Il trouva dans sa raison éternelle que, parmi les êtres visibles, celui qui serait doué d'intelligence ne pouvait manquer d'être supérieur de tous points à celui qui en serait privé, et que, dans aucun être, il ne pouvait y avoir d'intelligence sans âme. En conséquence il renferma l'intelligence dans une âme, et l'âme dans un corps; de cette manière il fut certain que son ouvrage était le plus parfait possible. Ainsi on doit, sans plus tarder, admettre comme vraisemblable que ce monde est un être vivant, doué d'une âme et d'une intelligence, et qu'il a été organisé par la providence divine. [4] IV. Ce principe établi, il faut nous demander maintenant à la ressemblance de quel être animé Dieu a formé le monde. Certes, ce ne peut être à la ressemblance d'aucun de ceux que nous connaissons. Ils appartiennent tous à quelque espèce particulière, et ne nous offrent que des ébauches fort éloignées de la perfection. Or, ce qui ressemble à ce qui est imparfait et défectueux ne peut être beau. Disons donc que ce monde est semblable à un être animé, dont les autres êtres, pris individuellement ou par genres, sont des parties, et qui comprend lui-même tous les êtres animés entendus par la raison et l'esprit, comme ce monde comprend les hommes, les bêtes et toutes les choses visibles. Dieu voulant faire le monde conformément à ce qu'il y a de plus beau et de plus parfait dans l'ordre des choses intelligibles, en fit un animal visible, un, et renfermant toute espèce d'êtres vivants. Mais avons-nous raison de dire que ce monde est un? Ne serait-il pas plus juste de supposer plusieurs mondes, et même en nombre infini? Nous avions raison, le monde est un, s'il a été fait sur le modèle dont nous parlions; car ce qui comprend en soi tous les êtres intelligibles ne peut admettre à côté de soi un autre être du même genre ; autrement, il faudrait de toute nécessité qu'il y eût encore un autre être qui contînt les deux premiers et dont ils fussent des parties ; et alors le monde serait la copie, non de ces deux premiers êtres, mais de celui qui les renfermerait tous deux. Pour que rien de tout cela n'arrivât, et pour que ce monde fût semblable à l'être parfait, unique et seul comme lui, Dieu n'en a créé ni deux ni plusieurs : c'est le seul ouvrage sorti de ses mains. Tout ce qui a commencé doit être nécessairement corporel, visible, tangible. Or, rien n'est visible sans le feu, ni tangible sans quelque chose de solide; et ce qui donne aux choses la solidité, c'est la terre. Aussi, pour former le monde, Dieu voulut d'abord joindre la terre avec le feu. Mais deux choses séparées ne peuvent se réunir sans une troisième qui leur serve de noeud et de lien; et le lien le meilleur et le plus beau est celui qui de lui-même et des choses qu'il unit fait un seul et même tout. Ce noeud parfait est ce que les Grecs nomment g-analogia, ce que nous pouvons rendre en latin par les termes de rapport et de proportion. On me pardonnera, je pense, de faire quelquefois ma langue. Il faut des mots nouveaux pour exprimer des idées nouvelles. [5] V. Lorsque de trois nombres, de trois figures et de trois objets quelconques, il arrive que le moyen soit au dernier ce que le premier est au moyen, et, réciproquement, que le moyen soit au premier ce que le dernier est au moyen, le moyen peut devenir le premier et le dernier, et les deux termes extrêmes devenir tour à tour le moyen; par une loi nécessaire, au milieu des changements, les termes conservant leurs rapports, la même proportion les gouvernant d'une façon ou de l'autre, le tout reste le même. Si le corps de l'univers n'avait dû être qu'une surface sans profondeur, un seul milieu eût suffi pour lier les extrêmes et se fondre lui-même avec eux en un seul tout; mais comme il fallait que ce corps fût solide, et que les corps solides ne se joignent jamais par un seul milieu, mais toujours par deux, Dieu plaça l'eau et l'air entre la terre et le feu ; il établit entre ces divers éléments une proportion si parfaitement exacte, que le feu est à l'air ce que l'air est à l'eau, et que pareillement l'air est à l'eau ce que l'eau est à la terre ; et de toutes ces parties ainsi liées il a composé ce monde, qui dès lors fut visible et tangible : voilà pourquoi le corps de l'univers a été formé de ces quatre principes et construit avec la proportion que j'ai indiquée, et de cette proportion est résulté l'harmonie et l'amitié, qui le tiennent si fortement uni que rien ne pourrait le dissoudre, si ce n'est celui qui en a serré les liens. Les quatre éléments que nous avons nommés entrent tellement dans la composition du monde, que chacun s'y trouve engagé dans toutes ses parties, qu'il n'en reste pas au dehors la moindre parcelle, et que leur corps entier y est employé. Dieu a voulu qu'il en fût ainsi, d'abord pour que le monde entier pût être parfait, étant composé de parties parfaites; ensuite pour qu'il fût unique, n'y ayant hors de lui aucune portion de ses éléments qui pût donner naissance à un autre monde; en dernier lieu, afin que la maladie et la vieillesse n'eussent aucune prise sur lui. En effet, tout assemblage corporel est de telle nature que la chaleur, le froid, et tous les agents extérieurs, en s'y appliquant avec violence le brisent, le dissolvent, l'amènent du moins à la maladie et à la vieillesse. Voilà pour quelles raisons Dieu, en produisant un monde, a voulu en faire un tout unique et parfait, composé de parties complètes et parfaites, exempt de vieillesse et de maladie. [6] VI. Il lui a donné la forme la plus belle et la mieux appropriée à sa nature. L'animal qui devait contenir en soi tous les autres animaux ne pouvait avoir de forme mieux appropriée que celle qui contient en elle toutes les autres. Dieu a donné au monde la forme sphérique, ayant partout les extrémités également distantes du centre. Cette sphère est d'une rondeur si parfaite, qu'on n'y peut voir aucune aspérité, aucune inégalité, point d'angles saillants, point de creux, point de lacunes, et que toutes les parties de la surface ont une ressemblance achevée. Dieu avait trouvé la ressemblance préférable à l'inégalité. Il a poli toute la surface de ce globe avec le plus grand soin : le monde n'avait pas besoin d'yeux, puisqu'il ne restait rien à voir en dehors de lui; il n'avait pas besoin d'oreilles, puisqu'au delà il n'y avait rien à entendre; il n'eût point trouvé d'air à respirer autour de lui. Il pouvait aussi se passer des organes nécessaires à la nutrition et à l'évacuation des aliments ; car il n'y avait pour lui rien à rejeter ni à prendre. Il est organisé pour se nourrir de ce qu'il perd; c'est lui qui est l'auteur et le principe de tout ce qu'il fait et de tout ce qu'il éprouve. Car le producteur de cet ouvrage estima que le mieux serait qu'il pût se suffire à lui-même et n'eût besoin d'aucun secours étranger. Il n'a pas jugé nécessaire de lui faire des mains, parce qu'il n'y avait hors de lui rien à prendre et rien à repousser; de lui donner des pieds, et avec eux les divers membres indispensables pour la marche. Mais il lui a donné un mouvement tout à fait propre à la forme de son corps, et qui, entre les sept mouvements, est le seul qui convienne à un être doué d'intelligence. Dieu lui a imprimé un mouvement de rotation sur lui-même qui le maintient toujours au même lieu, et lui a interdit les six autres mouvements, qui auraient fait de lui un corps errant. Pour exécuter ce mouvement circulaire, le globe du monde n'avait besoin ni de pieds, ni des autres membres nécessaires à la marche; son auteur les lui a sagement refusés. C'est ainsi que le Dieu qui était de tout temps avait conçu le Dieu qui devait naitre; il le polit, l'arrondit de tous points, plaça ses extrémités à égale distance du centre, en fit un tout, un être parfait, composé d'éléments entiers et parfaits. Il plaça l'âme au centre, la répandit partout, en enveloppa le corps, qu'elle enserra comme un vêtement : il voulut enfin que ce globe, unique, solitaire, tournant sur lui-même, pût se suffire par sa propre vertu, n'eût besoin d'aucun être étranger, se connût et s'aimât lui-même. C'est ainsi que le Dieu éternel créa ce dieu parfaitement heureux. Mais il ne fit pas l'âme la dernière, comme l'ordre suivi dans notre discours porterait à le croire; car il n'eût pas été juste que le plus vieux obéît au plus jeune : nous autres mortels nous parlons souvent au hasard et sans réflexion. [7] VII. Dieu fit l'âme supérieure au corps et par son âge et par sa vertu, pour qu'elle pût lui commander et le tenir sous ses lois. Voici l'origine de l'âme. Avec la substance indivisible et toujours la même, et avec la matière divisible et corporelle, Dieu composa une troisième espèce de substance, intermédiaire entre la substance indivisible et la matière divisible et corporelle. De ces trois essences il fit un seul tout, et unit ainsi de force avec la substance toujours la même celle qui varie toujours, malgré toute la répugnance que celle-ci témoignait pour cette union. Après avoir formé de cette sorte un tout composé de trois natures diverses, il le divisa en autant de parties qu'il jugea convenable, et chacune se trouva contenir du même, du divers, et de la matière intermédiaire. Voici comment il opéra cette division : il prit d'abord une première partie du tout, puis une seconde double de la première, une troisième valant une fois et demie la seconde et trois fois la première, une quatrième double de la seconde, une cinquième triple de la troisième, une sixième octuple de la première, enfin une septième valant la première vingt-sept fois. Ensuite il remplit les intervalles doubles et triples, prenant du tout encore d'autres parties, qu'il plaça de manière à ce qu'il y eût dans chaque intervalle deux moyennes proportionnelles (je n'oserais traduire par médiétés ce que les Grecs nomment g-mesotehtas; mais on voit bien la force de l'expression , et il faut la retenir pour entendre ceci avec clarté). De ces moyennes proportionnelles une surpasse un des extrêmes, et est surpassée par l'autre d'une quantité égale; et la seconde pareillement surpasse l'un des extrêmes, tandis que l'autre la surpasse d'un nombre égal. Comme de cette insertion de moyens termes résultèrent des intervalles nouveaux tels que chaque nombre valût le précédent augmenté de la moitié, du tiers ou du huitième, il remplit tous les intervalles d'un, plus un tiers, par d'autres intervalles d'un, plus un huitième, laissant de côté quelque petite partie de chacun. De l'intervalle de cette partie dut résulter un nombre de la même proportion dans les extrêmes que celle de 256 à 243. C'est ainsi que la substance mixte dont il retrancha successivement toutes ces parties se trouva enfin épuisée. Il coupa ensuite toute cette composition nouvelle en deux dans le sens de la longueur, et croisa les deux portions l'une sur l'autre ; puis il les courba jusqu'à ce que les deux extrémités de chacune vinssent à se toucher entre elles, et à joindre les extrémités de l'autre au point opposé à leur intersection; il leur imprima enfin le mouvement circulaire, mouvement égal et simple, dont la révolution s'accomplit autour d'un même point. De ces deux cercles l'un fut extérieur et l'autre intérieur. Dieu appela mouvement extérieur celui du même, et intérieur celui du divers. Le premier fut incliné de côté vers la droite, et le second dirigé suivant la diagonale vers la gauche. Mais le premier obtint la prééminence sur le second, car il demeura seul indivisible; tandis que le mouvement intérieur fut divisé en six parties, et reçut sept orbes inégaux avec des intervalles doubles et triples. Dieu assigna à ces orbes des mouvements opposés. Trois eurent une égale vitesse; quatre furent emportés d'un cours plus ou moins rapide, dont la mesure variait pour chacun d'eux et ne s'accordait pas avec celle des trois autres. [8] VIII. Le créateur du monde ayant donc fait l'âme conformément à sa pensée éternelle et divine, il forma au dedans d'elle-même tout ce qui est corporel, et rapprochant l'un de l'autre le centre du corps et celui de l'âme, il les mit ensemble. Ainsi l'âme, partant du centre pour se répandre jusqu'aux limites du monde et l'enveloppant de tous côtés, devint, en opérant sur elle-même une révolution parfaitement réglée, le principe d'une vie divine, immortelle et sage. Le corps du monde est visible, l'âme fuit nos regards; seule elle participe de la raison et de l'harmonie des êtres intelligibles et éternels, et elle est la plus excellente des choses qu'ait formées l'être souverainement parfait. Composée de la substance du même, de celle du divers et de l'essence intermédiaire, elle a la faculté de se mouvoir elle-même; dès qu'elle rencontre dans sa course quelque partie de cette nature changeante ou de cette autre nature immuable et indivisible par qui toute chose est mue, elle discerne aussitôt ce qui appartient à l'une ou ce qui est du genre de l'autre; elle juge pourquoi, à quelle époque et de quelle manière doit arriver chaque chose, soit dans la partie variable, du monde, soit dans la région éternelle. La raison, née pour la vérité est en communication avec le monde intelligible et avec les choses variables; lorsque, dans les mouvements qu'elle exécute sans bruit et sans écho, elle s'adresse à quelque chose de sensible, et que le cercle du divers, poursuivant sa course régulière, lui apporte des nouvelles de ce monde inférieur, alors naissent les opinions et les croyances durables et vraies. Mais lorsqu'elle se tourne vers les objets invariables, et qui échappent aux sens pour se découvrir à l'intelligence, c'est alors la lumière pure et la science certaine qui la viennent éclairer ... (Lacune) [9] IX. ... L'esprit de Dieu voulant produire le temps, fit naître le soleil, la lune, et les cinq autres astres que nous nommons planètes. Après avoir formé ces corps, il leur assigna les sept orbites compris dans le cercle intérieur. La lune fut attachée à l'orbe le plus voisin de la terre; le soleil fut placé dans la seconde région; puis au-dessus Vénus et l'astre consacré à Mercure, qui accomplissent leur course aussi vite que le soleil, mais se meuvent dans une direction opposée. C'est pourquoi le soleil, Mercure et Vénus s'atteignent et se dépassent tour à tour les uns les autres dans leurs révolutions. Si je voulais parler de toutes les autres sphères, exposer l'ordre dans lequel elles ont été établies et en donner les raisons, je me perdrais dans une digression qui nous occuperait bien plus longtemps que le sujet dont je vous entretiens aujourd'hui. Il vaut mieux remettre à un autre discours ce que j'aurai à vous dire de cette science des astres. Lorsque chacun des globes qui étaient nécessaires à la mesure du temps eurent été lancés dans leur route, et que ces corps, par leur union avec l'âme de l'univers, furent devenus des êtres animés et comprirent les lois qui leur étaient imposées, ils parcoururent, selon le mouvement du divers, coupant obliquement celui du même et cependant maîtrisés par lui, les uns des orbites plus grande, les autres des carrières plus petites; les premiers allèrent plus lentement et les autres plus vite : enfin ceux qui, entraînés par le mouvement du même, vont beaucoup plus vite que tous les autres, semblèrent être dépassés par ceux qui vont plus lentement, bien qu'en réalité ce soient eux qui les dépassent. Le mouvement qui imprime à tous les cercles une direction oblique, comme ces cercles se meuvent en même temps dans deux directions opposées, fait paraître le plus lent comme serrant de plus près celui qui court en effet le plus vite. Pour qu'il y eût une mesure évidente de la vitesse et de la lenteur des astres, Dieu, dans la seconde région au-dessus de la terre, alluma un flambeau que nous appelons le soleil, qui éclaire de ses rayons l'univers entier, et guide dans la science des nombres tous les êtres doués de raison, qui sont instruits par son mouvement et par celui du même. C'est ainsi que naquirent d'abord le jour et la nuit, et par-là on eut une division du temps excellente et parfaitement régulière ; puis on compta les mois, lorsque la lune eut accompli sa révolution et atteint de nouveau le soleil; enfin l'année, après que le soleil eut terminé sa carrière. Quant aux autres astres, les hommes, à l'exception d'un bien petit nombre, n'en connaissent pas les révolutions ; ils ne leur donnent pas même de noms et ne leur appliquent pas la science des nombres, de sorte qu'ils ne savent pas que ces mouvements infinis en nombre, et d'une prodigileuse variété, constituent proprement ce que nous appelons le temps. Seulement on peut comprendre comment la succession complète des âges amènera la grande année parfaite et pleinement révolue, lorsque les huit sphères, après avoir accompli leurs courses, seront toutes revenues ensemble à leur point de départ, par la force et sous la direction de cette sphère du même, dont le mouvement est toujours uniforme. [10] X. En formant ces astres qui, dans leur marche à travers le ciel, devaient sans cesse revenir sur leurs pas à l'époque des solstices, l'auteur de l'univers avait voulu que l'animal visible ressemblât le plus qu'il se pourrait à l'animal parfait et intelligible, et imitât de plus près sa nature éternelle. A la naissance des temps, le monde tout entier était fait à l'imitation de son modèle; la seule différence qui restait entre eux, c'est que ce monde ne contenait pas encore tous les êtres animés. Dieu, pour ajouter ce qui manquait conformément à la nature du modèle, jugea qu'il fallait mettre dans le monde toutes les espèces d'animaux que son esprit voit dans l'exemplaire éternel. Or, il y en a quatre espèces : la première est la race céleste des Dieux, la seconde comprend les animaux ailés et qui vivent dans l'air, la troisième ceux qui habitent les eaux, la quatrième ceux qui se meuvent sur la terre. Il composa la race divine presque tout entière de feu pour la rendre la plus éclatante et la plus belle; il lui donna la forme ronde à la ressemblance de l'univers, le sentiment et la connaissance du bien qui la guide; puis il la distribua sur toute l'étendue du ciel, pour que l'univers tint d'elle cet ordre et cet éclat que les Grecs noment g-kosmos. Chacun de ces animaux divins reçut deux mouvements : l'un par lequel il se meut sur lui-même, accomplissant cette rotation avec une parfaite uniformité; l'autre par lequel il est entraîné suivant l'impulsion du même et du semblable. Les cinq autres mouvements leur furent interdits, afin que chacun d'eux fût aussi parfait que possible; c'est ainsi que parurent les astres qui ne sont point errants, animaux divins et immortels qui persévèrent toujours dans un même mouvement et ne quittent point leur poste immuable. Quant aux astres errants et soumis à des révolutions perpétuelles, ils ont été faits comme nous l'avons expliqué plus haut. La terre, notre nourrice , roulée autour de l'axe du monde, a été faite pour être la productrice et la gardienne du jour et de la nuit; elle est la plus ancienne des divinités qui sont nées sous le ciel. Mais les chœurs de danse formés par ces dieux, les cercles qu'ils décrivent entre eux, leur cours et leur décours, les temps où ils s'approchent, s'écartent les uns des autres, se cachent pour reparaître ensuite, les alarmes, les prophéties qu'inspire ce spectacle à ceux qui savent l'entendre, ce serait une vaine entreprise d'exposer tout cela sans en avoir une image et comme une représentation sous les yeux. [11] XI. Mais en voilà assez sur ce sujet. Nous n'ajouterons plus rien sur la nature des dieux visibles et qui ont pris naissance. Quant aux autres divinités que les Grecs nomment g-daimones, et qui correspondent peut-être à nos dieux Lares, il est au-dessus de notre pouvoir de connaître et d'expliquer leur génération. On ne saurait cependant refuser d'ajouter foi aux récits des premiers hommes qui se disaient fils des dieux. Sans doute ils connaissaient leurs pères, et nous devons les croire, quoique ce qu'ils disent ne soit pas appuyé de raisons certaines ou vraisemblables. Mais comme ils nous entretiennent de leur propre famille, le mieux est de nous soumettre à l'usage et à la loi. Telle est donc, d'après leur témoignage, la généalogie de ces dieux : du ciel et de la terre naquirent l'Océan et Téthys, qui engendrèrent Phorcys, Saturne, Rhéa et plusieurs autres. De Saturne et de Rhéa sont descendus Jupiter, Junon, les dieux qu'on leur donne pour frères, et, en un mot, pour me servir d'une vieille expression, toute leur lignée. Lorsque Dieu eut créé tous ces dieux, et ceux qui brillent dans le ciel et ceux qui ne se montrent à nous qu'autant qu'il leur plaît, l'auteur de toutes choses leur parla ainsi : «Dieux, issus des dieux, vous dont je suis l'auteur et le père, mes ouvrages sont immortels parce que je le veux. Tout ce qui est composé de parties liées ensemble doit se dissoudre; mais il n'appartient qu'au méchant de vouloir détruire ce qui est bien et forme une belle harmonie. Ainsi, puisque vous êtes nés, vous n'êtes pas de votre nature immortels, ni absolument indissolubles; mais vous ne serez point détruits et vous ne connaîtrez point la mort, rien ne prévaudra contre ma volonté, qui est un lien plus fort pour vous assurer une vie à tout jamais durable, que ceux dont vous fûtes unis au moment de votre naissance. Maintenant écoutez mes ordres. Trois races d'êtres animés et mortels sont encore à naître, autrement le monde ne serait pas parfait : il n'aurait pas des animaux de tout genre, et il doit les contenir pour arriver à sa dernière perfection. Si je leur donnais l'être moi-même, ils seraient semblables aux dieux; pour qu'ils soient mortels, formez selon votre nature des êtres animés en imitant la puissance que vous m'avez vu déployer lors de votre production. Quant à l'espèce qui doit ressembler aux immortels, être appelée divine, commander à tous les autres animaux, et se montrer soumise à la loi ainsi qu'à vous, je vous en donnerai moi-même la semence et le principe; vous ensuite, ajoutant au principe immortel une matière périssable, formez-en des animaux, nourrissez-les pendant leur vie, et, après leur mort, recevez-les dans votre sein. [12] XII. Il dit, et dans la coupe où il avait d'abord composé l'âme du grand tout il versa les restes de ce premier mélange, et les mêla à peu près de la même manière. Mais l'essence de vie n'était plus aussi pure qu'auparavant, elle l'était deux et trois fois moins. Ayant achevé le tout, Dieu le partagea en autant d'âmes qu'il y a de corps célestes, attacha chacune de ces âmes à un astre, et les faisant monter comme dans un char, tout l'univers se déploya devant elles, et elles connurent les lois fatales et irrévocables. Les âmes ont toutes une même origine, et ont toutes reçu la même part de vie et le même mélange de substances de la coupe divine. Répandues dans les astres, ces organes du temps, chacune d'elles se trouve, suivant sa nature, placée le plus favorablement possible pour connaître et honorer les dieux. La race des hommes étant double, la plus noble partie est celle qu'on appellera le sexe viril. Quand, par une loi fatale, les âmes seront unies à des corps, et que ces corps recevront sans cesse de nouvelles parties et en perdront d'autres, l'âme éprouvera d'abord l'impression naturelle et inévitable des sensations violentes, puis l'amour mêlé de plaisir et de peine, enfin la crainte, la colère, et toutes les autres passions qui accompagnent celles-là ou leur sont contraires : la justice consistera à vaincre ces passions, l'injustice à leur obéir. Celui qui aura rempli honnêtement et avec droiture la carrière que la nature lui a mesurée, retournera après sa mort vers l'astre que Dieu lui a assigné; celui qui aura vécu dans le désordre sera changé en femme à la seconde naissance. S'il ne s'améliore pas dans cet état, il prendra tour à tour, suivant ses vices, la forme des animaux dont il aura imité les moeurs; et ses malheureuses transformations ne finiront point avant que, se laissant conduire par le mouvement du même et du semblable dont il reçoit toujours l'impression au fond de son être, et domptant par la raison cette partie grossière de lui-même, composée de feu, d'air, d'eau et de terre, et qui est le siége des passions turbulentes et désordonnées, il puisse enfin recouvrer sa première et excellente condition. [13] XIII. Quand Dieu eut donné ces lois aux âmes, pour qu'aucune des fraudes et des mauvaises actions qui se commettraient en ce monde ne pût lui être imputée en aucune façon, il répandit les unes dans la terre, les autres dans la lune, et le reste dans toutes les autres parties de l'univers, qui servent à régler et à calculer la marche du temps. Après cette distribution, il laissa aux jeunes dieux le soin de façonner les corps mortels, d'ajouter à l'âme humaine ce qui lui manquait, de n'oublier aucune des parties qui pouvaient contribuer à la perfection de sa nature, de diriger enfin cet animal mortel dans la voie la meilleure et la plus sage, à moins qu'il ne devint par sa faute l'artisan de ses propres malheurs. Celui qui avait ainsi disposé toutes ces choses demeura dans son repos accoutumé. Cependant les dieux qu'il avait produits étudient l'ordre établi par leur père et essayent de s'y conformer. Ils prennent d'abord le principe immortel de l'animal mortel, et imitant leur créateur, ils empruntent au monde des parties de feu, d'air, de terre et d'eau qui devaient un jour lui être rendues; ils les unissent, non par des liens indissolubles comme ceux qui avaient servi à les former eux-mêmes; mais, au moyen de noeuds imperceptibles et de chevilles d'une petitesse extrême, ils composent de ces divers éléments chaque corps particulier; et dans ce corps, dont les parties s'écoulent et se renouvellent sans cesse, ils placent les cercles de l'âme immortelle. L'âme, comme plongée dans un fleuve, ne cède point à la force du courant, mais ne peut la maîtriser : tantôt elle est entraînée, tantôt elle entraîne la matière. Ainsi l'animal tout entier est agité sans ordre, au hasard, et cède à six impulsions diverses; car il se porte en avant et en arrière, à droite et à gauche, en haut et en bas, tantôt d'un côté , tantôt de l'autre. Il s'avance donc dans sa marche errante vers six régions différentes ... (Lacune) [14] XIV. Quant au pouvoir qui appartient au miroir et à toutes les surfaces claires et polies de reproduire des images, il n'est pas difficile de s'en rendre compte. Lorsque le feu extérieur et le feu qui est au-dedans de nous, à cause de l'affinité qui est entre eux, s'unissent auprès d'une surface polie et se mêlent l'un à l'autre, il en résulte nécessairement une image plus ou moins fidèle, puisque le feu des yeux se confond et s'identifie sur la surface unie et brillante avec le feu extérieur qui jaillit de l'objet. Cependant la droite semble être à gauche; car il n'arrive pas ici, comme dans le cas de la vision ordinaire, que les rayons partis de l'objet viennent frapper directement les yeux; mais quand ils donnent sur la surface du miroir qui les réfléchit et les envoie dans une direction opposée, la gauche paraît à droite et la droite semble être à gauche. Ce même miroir placé en travers devant le visage présente l'image renversée, parce qu'alors ce sont les rayons inférieurs qui sont réfléchis en haut et les rayons supérieurs qui sont renvoyés en bas. Tout cela est du nombre des causes secondes dont Dieu se sert pour représenter l'image du bien aussi parfaitement que possible. La plupart des hommes les regardent non comme des causes secondes, mais comme les principales causes de toutes choses, parce qu'elles contiennent en elles les principes du froid et du chaud, du sec et de l'humide, et d'autres effets semblables, mais elles sont totalement privées d'intelligence et de raison, car de tous les êtres le seul qui puisse posséder l'intelligence est l'âme; or, l'âme échappe aux yeux; mais le feu, l'eau, la terre et l'air sont tous des corps visibles. Celui qui aime l'intelligence et la science doit s'occuper successivement de ces deux ordres de causes, mais la vérité lui commande d'établir une grande distinction entre les causes premières qui, avec le secours de l'intelligence, produisent tout ce qu'il y a de beau dans le monde, et les causes secondaires, qui, dépourvues de raison, agissent au hasard et sans ordre. Nous en avons assez dit sur les causes secondes qui ont donné à la vue la faculté qu'elle possède. Il nous reste à faire comprendre l'immense avantage de ce présent que Dieu a fait aux hommes. C'est aux yeux que nous devons la connaissance des choses les plus excellentes. Jamais nous n'aurions pu nous entretenir ainsi de l'univers, si nous n'avions contemplé le soleil, les astres et le spectacle des cieux. L'organe de la vue nous a permis d'observer le jour et la nuit; les révolutions des mois et des années nous ont appris à connaître les nombres, à mesurer le temps, et nous ont inspiré l'envie d'étudier toute la nature; et de là est née la philosophie, le plus beau et le plus noble présent que le genre humain ait jamais reçu et puisse jamais recevoir de la bonté des dieux ... (Lacune considérable)