[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] I. Comme, dans ce livre, j'ai traité de l'élocution, C. Hérennius; que lorsqu'il m'a fallu des exemples, j'en ai composé, et qu'en cela je me suis écarté de la coutume adoptée par les Grecs qui ont écrit sur ce sujet, je ne puis me dispenser de vous en donner en quelques mots la raison. Une preuve que c'est par nécessité que je l'ai fait, et non pas par amour-propre, c'est que dans les livres précédents vous ne trouvez ni préambules ni digressions. Ici, j'entrerai dans le peu de détails qui me sont indispensables, après quoi j'achèverai l'exposition des règles de l'art, en reprenant le plan que je me suis proposé. Mais vous comprendrez mieux mon opinion, si je vous fais connaître d'abord celle des rhéteurs grecs. Ils pensent, pour plusieurs raisons, qu'après avoir donné leurs préceptes sur les ornements, qu'exige l'élocution, ils doivent présenter pour chaque genre un exemple tiré d'un orateur ou d'un poète estimé. D'abord c'est par modestie, disent-ils, qu'ils le font, parce qu'il y a, selon eux, une sorte d'ostentation à ne pas se contenter de donner les règles de l'art, et à vouloir enfanter des exemples ingénieusement; c'est se montrer soi-même, ajoutent-ils, ce n'est pas montrer l'art. Il y a donc avant tout une sorte de pudeur qui nous interdit de paraître n'approuver, n'aimer que nous-mêmes, tandis que nous méprisons les autres, ou les tournons en ridicule. Lorsque nous pouvons emprunter des exemples à Ennius ou à Gracchus, n'y a-t-il pas de la présomption à les dédaigner pour prendre les nôtres? D'un autre côté, les exemples tiennent lieu de preuves; car l'exemple confirme le précepte, comme le ferait une preuve, et fortifie l'impression qu'il n'a que légèrement produite. Ne serait-il donc pas ridicule, dans un procès civil ou criminel, de ne paraître armé que de témoignages domestiques, et de n'avoir que son propre exemple à citer? L'exemple, ainsi que le témoignage, est employé comme preuve. Il ne faut donc l'emprunter qu'à un auteur du plus grand mérite, dans la crainte que ce qui doit prouver le principe établi, n'ait, à son tour, besoin de preuve. Il faut, en effet, que ceux qui se donnent pour modèles, préfèrent leurs ouvrages à tous les autres, ou bien qu'ils ne reconnaissent pas que les meilleurs exemples sont ceux qu'on emprunte aux plus grands orateurs ou aux plus grands poètes. Se préférer à tous les autres, c'est le comble de l'arrogance; donner à d'autres le premier rang, et ne pas croire que leurs exemples soient meilleurs que ceux que nous donnerions nous-mêmes, c'est là une préférence dont il est impossible de donner la raison. [4,2] II. Que devient donc l'autorité des anciens? car c'est elle, à la fois, qui rend les choses plus vraisemblables, et donne aux hommes plus d'ardeur pour l'imitation; elle excite leur ambition, aiguillonne leur génie, par l'espérance de pouvoir égaler le talent de Gracchus ou de Crassus, en les prenant pour modèles. Enfin, cela même exige un très grand art que de savoir, an milieu de cette variété de morceaux d'un mérite inégal, épars et confondus dans un si grand nombre de poètes et d'orateurs, faire un choix tellement habile, que chaque genre d'exemples corresponde à chaque précepte. Quand il ne faudrait que du travail pour y réussir, on mériterait néanmoins des éloges pour n'en pas avoir évité la fatigue : mais il est certain que ce choix ne peut être que le fruit d'une extrême habileté. Quel est en effet celui qui, sans posséder l'art à fond, pourrait, au milieu d'un amas si vaste et si confus d'écrits, reconnaître et distinguer ce que l'art demande? Le grand nombre, en lisant de bons discours ou de beaux poèmes, applaudit aux orateurs ou aux poètes, mais sans en comprendre la raison, parce qu'ils ne savent ni où se trouve ce qui les a charmés ni ce que c'est, ni comment leur impression a été produite. Mais celui qui se rend compte de tout cela; qui choisit les passages les plus appropriés à son sujet, et fait rentrer dans chaque précepte ceux qui méritent le plus d'y trouver place, doit nécessairement être lui-même un grand artiste. C'est donc un très grand talent de savoir faire servir à l'art qu'on professe les exemples même des autres. Ce langage nous impose plus par l'autorité de ceux qui le tiennent que par la solidité des arguments qu'il présente. Je crains, en effet, qu'il ne suffise à quelques lecteurs, pour se ranger au système que je combats, de voir que ceux qui le soutiennent sont les inventeurs de l'art, et que leur ancienneté les rend déjà assez respectables à tous. Mais si l'on se dérobe à cette influence, et si l'on veut ne comparer que les raisons données de part et d'autre, on reconnaîtra qu'il ne faut pas toujours céder à l'antiquité. [4,3] III. Et d'abord, examinons si ce reproche de vanité qu'ils nous opposent, n'est pas par trop puéril. Car, si la modestie consiste à se taire ou à ne rien écrire, pourquoi ont-ils eux-mêmes écrit ou parlé? Et s'ils tirent de leur propre fonds quelque partie d'un ouvrage, pourquoi la modestie les empêche-t-elle de le composer en entier? c'est ressembler à un homme qui, après être descendu dans la carrière olympique, et y avoir pris son rang pour la course, accuserait ensuite d'impudence ceux qui se seraient élancés dans l'arène, et, s'arrêtant lui-même à la barrière, se mettrait à raconter comment Ladas ou Boius, luttèrent à la course contre les Sicyoniens. Ainsi font ces rhéteurs, ils descendent dans la carrière de l'art oratoire, et taxent de vanité ceux qui s'efforcent d'en mettre les règles en pratique; quant à eux, ils se bornent à vanter un orateur, un poète, un écrivain d'autrefois, mais sans oser faire un pas dans la lice de l'éloquence. Je n'ose le dire, mais je crains qu'en cherchant à paraître modestes, ils ne fassent précisément preuve d'orgueil. Car enfin que prétendez-vous? leur dira-t-on. Vous écrivez les règles de votre art, vous nous en donnez de nouvelles, et dans l'impuissance de les confirmer par vous-même, vous empruntez vos exemples aux autres. Prenez garde d'encourir le reproche d'impudence, lorsque vous faites ainsi rejaillir sur votre nom la gloire qui s'attache aux travaux des autres; car si les anciens orateurs et les anciens poètes prenaient vos ouvrages pour en retirer ce qui leur appartient, vous ne voudriez rien revendiquer de ce qui en resterait. Mais, dites-vous, puisque les exemples sont comme des témoignages, il convient qu'ils soient empruntés à des noms de la plus grande autorité. Je réponds avant tout, que les exemples ne sont ici ni des preuves, ni des témoignages, mais bien des démonstrations. En effet, lorsque je dis qu'il y a, par exemple, une figure qui consiste à terminer une phrase par des mots dont la consonance finale est la même, et que je cite ce passage de Crassus : "Quibus possumus et debemus", ce n'est pas un témoignage que je présente, mais un exemple. Il y a donc cette différence entre le témoignage et l'exemple, que par le premier, nous démontrons de quelle nature est la chose que nous avons définie, et que par le second, nous établissons que la chose est telle que nous l'avons avancée. Il faut, en outre que le témoignage s'accorde avec la chose, autrement il ne peut lui servir de preuve. Mais ce que font ces rhéteurs ne s'accorde pas avec le but qu'ils se proposent; pourquoi? parce qu'ils promettent d'écrire les règles d'un art, et qu'ils prennent des exemples dans des auteurs qui la plupart ne les ont pas connues. Enfin quel est celui qui peut donner de l'autorité aux préceptes qu'il a établis, s'il n'est pas capable d'en faire lui-même l'application? Ces rhéteurs font même le contraire de ce qu'ils semblent promettre; car en formant le projet de professer un art, ils paraissent tirer de leur propre fonds les leçons qu'ils destinent à l'instruction des autres; et quand ils se mettent à l'oeuvre, ils nous présentent le fruit d'un travail qui ne leur appartient pas. [4,4] IV. Mais, disent-ils, le choix est difficile à faire parmi des matériaux si nombreux. Où trouvez-vous la difficulté, dans la fatigue du travail, ou dans l'habileté? si c'est dans la fatigue du travail, elle ne donne pas un titre immédiat à la gloire; car il y a beaucoup de choses pénibles dont l'exécution n'a rien d'honorable, à moins toutefois que vous ne regardiez comme glorieux, de copier de votre main des poèmes ou des discours entiers. Si c'est dans l'habileté, prenez garde de paraître étrangers aux grandes choses, en attachant le même prix aux petites. Sans doute un ignorant n'est pas capable de faire ce choix, mais beaucoup de gens peuvent y réussir sans être fort habiles. Tout homme qui aura quelque connaissance un peu spéciale des règles de l'art, surtout de l'élocution, pourra distinguer tous les morceaux qui en offrent l'application; mais il faudra, pour les imiter, un écrivain de talent. Si, pour avoir fait dans Ennius, ou dans Pacuvius, un choix de pensées ou de périodes, vous vous croyez un littérateur distingué, par la raison qu'un ignorant n'y serait pas parvenu, il y aurait sottise de votre part; car une instruction fort médiocre suffirait aisément pour cela. De même, si, pour avoir choisi dans des discours ou des poèmes, des exemples marqués des qualités de l'art, vous pensiez avoir fait preuve d'un grand talent, parce qu'un ignorant ne les eût pas distingués, vous seriez encore dans l'erreur; vous auriez par là donné la preuve que vous n'êtes pas sans instruction : mais c'est à d'autres signes que se reconnaît une grande habileté. S'il faut du talent pour apprécier ce qui est conforme aux règles, il en faut bien plus encore pour écrire soi-même en les observant. Un habile écrivain pourra juger facilement du mérite des autres: mais de ce qu'on choisit aisément parmi les morceaux d'un ouvrage, il ne résulte pas que l'on soit un bon écrivain. Et si c'est un très grand mérite, que les rhéteurs le gardent pour un autre temps, et non pas pour celui où ils devraient créer, enfanter, produire eux mêmes. Enfin, qu'ils fassent consister la force de leur talent à se montrer plutôt dignes de servir de modèles, que capables d'en proposer. En voilà suffisamment contre l'opinion de ceux qui soutiennent qu'on doit se servir d'exemples étrangers. Entrons maintenant dans quelques considérations particulières. [4,5] V. Je dis donc qu'ils ont tort d'emprunter de ces exemples, et bien plus encore de les prendre dans un grand nombre d'auteurs. Arrêtons-nous d'abord sur ce dernier point. Si j'accordais qu'il fallût recourir à des exemples étrangers, je ferais voir victorieusement qu'il ne faudrait les chercher que dans un seul auteur. Les rhéteurs n'auraient d'abord rien à m'opposer, puisqu'ils seraient libres de choisir et de préférer tel poète ou tel orateur qui leur fournirait des exemples pour tous les cas, et leur prêterait son autorité. Ensuite, il importe beaucoup à celui qui veut s'instruire, de savoir si un seul homme peut réunir, dans ses ouvrages, tous les genres de beautés à la fois, ou si, personne ne pouvant y atteindre, l'un brille dans une partie, et l'autre, dans une différente. S'il pense, en effet, qu'un même auteur puisse réussir en tout, lui-même s'efforcera d'arriver également à ce mérite universel : s'il en désespère, il ne s'exercera que dans un petit nombre de genres, et saura s'en contenter; et il ne faudra pas s'en étonner, puisque celui-1à même qui a tracé les règles de l'art, n'a pu trouver tous les exemples dans un seul auteur. En voyant tous ces passages tirés de Caton, des Gracques, de Lélius, de Scipion, de Galba, de Porcina, de Crassus, d'Antoine, et autres orateurs, ou d'autres empruntés à des poètes et à des historiens, le disciple croira nécessairement qu'il a fallu s'adresser à tous ensemble, et qu'un seul fournissait à peine quelques exemples. Alors s'il se contente d'égaler un de ces écrivains, il n'aura pas la confiance de réunir à lui seul le mérite de tous les autres. Il est donc inutile, pour celui qui veut se former, de ne pas croire qu'un seul homme puisse tout réunir. Personne ne tomberait dans cette opinion décourageante, si les exemples avaient été pris dans un même auteur. Ce qui indique, au contraire, que les rhéteurs eux-mêmes ne pensaient pas qu'un même écrivain pût briller dans toutes les parties de l'élocution, c'est qu'ils n'ont pris leurs exemples ni dans leurs propres ouvrages, ni dans un ou deux auteurs, mais dans tous les orateurs et tous les poètes. Il y a plus ; si quelqu'un voulait démontrer que l'art est impuissant avec ses règles, il pourrait s'appuyer, avec assez de raison, sur ce que personne ne saurait en embrasser toutes les parties. N'est-il donc pas ridicule que les ennemis déclarés de la rhétorique trouvent à appuyer leur opinion sur celle des rhéteurs eux-mêmes? Ainsi dût-on ne se passer jamais des exemples étrangers, il faut ne les tirer que d'un seul auteur. [4,6] VI. Mais on doit rejeter tout à fait cette méthode; nous allons le comprendre à présent. En premier lieu, le maître de l'art, qui cite un exemple, doit le tirer de son propre fond; pour ne pas ressembler à un marchand d'étoffes de pourpre ou d'autre chose, qui dirait : Donnez-moi la préférence; mais je vais prendre chez mon voisin un échantillon que je vous montrerai. Ne vous paraîtrait-il pas ridicule de voir ceux qui vendent les marchandises chercher des échantillons chez leurs confrères; d'autres vous dire qu'ils ont des monceaux de blé, et ne pas pouvoir vous en montrer un seul grain? Si Triptolème venant enseigner aux hommes l'art d'ensemencer les terres, leur avait emprunté les semences; ou si Prométhée, voulant leur faire présent du feu, était allé, un vase de terre à la main, demander de porte en porte quelques charbons; n'y aurait-il pas là matière à rire? Et ces rhéteurs, nos maîtres à tous dans l'art de parler, ne se trouvent pas ridicules, lorsqu'ils vont chercher dans les écrits des autres, ce qu'ils nous promettent de nous donner. Si quelqu'un se vantait d'avoir découvert les sources les plus abondantes dans les entrailles de la terre, et qu'en parlant de sa découverte, il fût tourmenté par une soif ardente, sans avoir une goutte d'eau pour l'étancher, ne se moquerait-on pas de lui? Et ces habiles maîtres, qui prétendent non seulement posséder les sources, mais être eux-mêmes les sources où doivent s'abreuver tous les esprits, ne pensent pas être un objet de risée, lorsqu'au milieu de ces riches promesses, ils se montrent frappés eux-mêmes de stérilité? Ce n'est point ainsi que Charès apprit de Lysippe l'art du statuaire. Ce maître ne lui montrait pas tour a tour une tête de Myron, des bras de Praxitèle, une poitrine de Polyclète; il travaillait lui-même à toutes ces parties sous les yeux de son élève, lequel pouvait ensuite étudier à son gré les ouvrages des autres sculpteurs. [4,7] VII. Les rhéteurs grecs pensent qu'il y a un moyen plus facile de donner l'instruction à ceux qui la désirent. Ajoutez que les exemples empruntés ne peuvent pas s'adapter aux règles, comme ceux que l'on fait soi-même; parce que dans la suite d'un discours on ne fait le plus souvent qu'effleurer chaque figure, de peur que l'art ne se laisse voir. Quand il s'agit de donner des préceptes, il faut composer des exemples tout exprès, pour qu'ils soient plus conformes à l'art. L'habileté de l'orateur dérobe aux regards les efforts qu'il a faits; il vaut donc mieux, pour faire reconnaître l'art à plus de marques, composer soi-même ces exemples. Enfin un dernier motif m'a déterminé, c'est que les noms grecs qu'il m'a fallu traduire s'éloignent du génie de notre langue. Comment auraient-ils eu des mots pour des choses qu'ils ne connaissaient pas? Ces noms, au premier abord, paraîtront nécessairement un peu durs; ce sera la faute du sujet, et non la mienne. Le reste de cet ouvrage sera consacré aux exemples. Si je les avais pris chez les autres, il en serait résulté que la portion la moins désagréable du livre, ne m'appartiendrait pas, et que je n'aurais à revendiquer en propre que celle qui renferme ce qu'il y a de plus aride et d'inusité. C'est encore un désavantage que j'ai voulu éviter. Tels sont les motifs qui m'ont empêché, tout en approuvant les Grecs comme inventeurs de l'art, de ne pas suivre leur opinion sur le choix des exemples. Il est temps de passer à présent aux règles de l'élocution. Nous l'envisagerons sous deux points de vue. Nous parlerons d'abord des divers genres dans lesquels l'élocution doit être renfermée tout entière; nous montrerons ensuite quelles qualités elle doit toujours avoir. [4,8] VIII. Il y a trois genres, ou, comme nous le disons, trois caractères de style auxquels se ramène tout discours soumis aux règles; le style sublime, le style tempéré, et le style simple. Le sublime résulte de l'emploi d'expressions nobles, grandes et ornées. Le tempéré fait usage de termes moins relevés, mais qui n'ont rien de trop bas ni de trop vulgaire. Le simple s'abaisse jusqu'au langage le plus familier d'une conversation correcte. Le discours appartiendra au genre sublime, si l'on y fait entrer les expressions les plus ornées qu'il sera possible de trouver sur chaque sujet, et si on les y approprie, soit dans leur sens naturel, soit dans leur sens figuré; si l'on fait choix de pensées nobles, susceptibles de se prêter à l'amplification et au pathétique; et si, parmi les figures de pensées ou de mots dont nous parlerons plus tard, on emploie celles qui ont de la grandeur. L'exemple suivant donnera l'idée de ce genre « Qui de vous en effet, juges, pourrait imaginer un châtiment assez sévère pour celui qui a formé le projet de livrer sa patrie aux ennemis? Quel crime peut se comparer à celui-là, et quel supplice trouvera-t-on qui le puisse expier dignement? Pour punir ceux qui auraient attenté à une femme libre, déshonoré une mère de famille, maltraité ou mis à mort un citoyen, nos ancêtres imaginèrent les plus cruels supplices, et ils n'en ont point trouvé pour le plus cruel, pour le plus coupable des forfaits? Et cependant les autres crimes ne portent préjudice qu'à une seule personne, ou qu'à un petit nombre de citoyens, tandis que les auteurs d'un pareil attentat menacent d'un seul coup tous les citoyens des plus horribles malheurs. Ô coeurs farouches, ! ô projets barbares! ô hommes dénaturés! vous avez osé exécuter, concevoir même un dessein qui permettait à nos ennemis de fondre victorieux sur la ville, après avoir dispersé les tombeaux de nos pères et renversé nos murailles; de dépouiller les temples des dieux, d'égorger nos citoyens les plus illustres, de traîner les autres en servitude; de livrer les mères de famille, les femmes libres à la brutalité des soldats, et la ville, aux horreurs de l'incendie! Les misérables! ils pensent avoir encore quelque chose à désirer, tant qu'ils n'ont pas vu tomber en cendres les murs sacrés de la patrie ! Je ne puis, juges, peindre par des paroles, toute l'atrocité de leur dessein; mais je m'en console, parce que vous n'avez pas besoin de mes efforts. Vos coeurs, dans lesquels l'amour de la république est si ardent, vous disent assez que celui qui a juré la perte de ses concitoyens doit être honteusement chassé de cette Rome qu'il a voulu faire tomber sous le joug infâme de ses plus méprisables ennemis. » [4,9] IX. Le discours sera du style tempéré si, comme je viens de le dire, on le fait descendre un peu du ton sublime, sans le faire tomber cependant jusqu'au ton simple. Par exemple : « Vous voyez, juges, à qui nous faisons la guerre; à des alliés qui ont coutume de combattre pour nous, et dont le courage et le zèle ont contribué au salut de notre empire. S'ils se connaissent eux-mêmes, s'ils connaissent leurs forces et l'étendue de leurs ressources, ils peuvent néanmoins, à cause de leur voisinage et des rapports de toute sorte qu'ils ont eus avec nous, savoir ou comprendre de quoi est capable le peuple romain. Quand ils ont pris la résolution de nous déclarer la guerre, quel était, je vous le demande, l'espoir qui les poussait, eux qui voyaient la plus grande partie des alliés rester fidèle à Rome, eux qui n'avaient à leur disposition ni troupes nombreuses, ni généraux habiles, ni, argent dans leur trésor, ni aucun des moyens nécessaires en pareil cas? S'ils entreprenaient la guerre contre des voisins pour une question de limites, s'ils pensaient qu'une seule bataille pût décider de la querelle; encore se mettraient-ils en campagne avec des préparatifs plus complets et plus sûrs, bien loin de nous disputer avec d'aussi faibles ressources cet empire du monde que toutes les nations, tous les rois, tous les peuples vaincus par les armes ou par les bienfaits du peuple romain, ont été contraints ou amenés volontairement à reconnaître. Mais, me demandera-t-on, les habitants de Frégelles n'ont-ils pas essayé de secouer le joug? Sans doute : mais il était d'autant plus facile à ceux-ci de ne rien tenter de semblable, qu'ils avaient vu le peu de succès des Frégellans. Des peuples sans expérience, qui ne peuvent trouver dans le passé des exemples de conduite pour aucune circonstance, sont très exposés à tomber dans l'erreur; mais ceux qui savent ce qui est arrivé aux autres peuvent aisément prévoir, par l'exemple d'autrui, ce qui les attend eux-mêmes. Nos alliés n'avaient-ils donc aucun motif, aucun espoir pour prendre les armes? Qui croirait que l'on poussât la folie jusqu'à entreprendre une attaque contre le peuple romain, sans aucun moyen d'y réussir? Il faut donc qu'ils aient eu quelque raison d'en agir ainsi; et quelle autre y aurait-il que celle que je vous ai fait connaître. » [4,10] X. Le morceau suivant fournira un exemple de ce style simple qui descend jusqu'à la familiarité de la conversation journalière : « Cet homme vient un jour au bain; on l'arrose d'huile, on le frotte. Ensuite il se met à descendre les degrés : mais voilà que se jetant au-devant de celui-ci: Holà! jeune homme, s'écrie-t-il, vos esclaves m'ont offensé, il faut que vous m'en rendiez raison. Le jeune homme, ainsi apostrophé par un inconnu, rougit. L'agresseur crie encore plus haut, ajoutant d'autres injures. Le jeune homme ose à peine lui répondre : Permettez que j'examine la chose. L'autre, élevant la voix de façon à faire rougir le plus assuré, réplique : Vous êtes si insolent et si emporté, que vous ne pouvez prendre place parmi la bonne compagnie, et que l'on ne peut vous voir que derrière la scène ou à d'autres places semblables. Le jeune homme se trouble, et quoi de plus naturel? les réprimandes de son gouverneur résonnaient encore à son oreille, novice à de semblables propos. Où pouvait-il avoir vu un bouffon assez éhonté, pour croire qu'il n'a pas de considération à perdre, et qu'il peut tout faire sans se compromettre? » Ces exemples peuvent faire juger des genres de style. On voit dans l'un la simplicité, dans l'autre, la noblesse de l'expression, le troisième tient le milieu. Mais il faut prendre garde en traitant chacun de ces genres, de tomber dans les défauts auxquels ils touchent de si près. Car à côté du style sublime, qui est digne d'éloge, se rencontre celui qui mérite le nom de boursouflé, et qu'il faut éviter. Car de même que la bouffissure ressemble souvent à l'embonpoint, de même les ignorants croient trouver le style sublime dans celui qui n'est enflé que de mots nouveaux ou vieillis, de métaphores péniblement étranges, ou trop ambitieuses. Par exemple : « Celui qui vend sa patrie ne serait pas puni comme il le mérite, quand on le précipiterait dans les abîmes de Neptune. Faisons donc repentir celui qui a élevé les montagnes de la guerre, et fait disparaître les plaines de la paix. » La plupart de ceux qui sont tombés dans cet excès, et qui se sont écartés de leur point de départ, ont été trompés par une apparence de sublimité, et n'ont pu voir qu'ils ne donnaient que de l'enflure à leur discours. [4,11] XI. Ceux qui se sont proposé d'écrire dans le genre tempéré, et qui n'ont pu y parvenir, arrivent, en perdant leur route, au genre qui s'en rapproche, et qu'on appelle le style lâche et mou, parce qu'il flotte irrésolu, sans nerfs, sans liaisons, et ne peut prendre dans sa marche ni consistance ni vigueur. En voici un exemple : « Si nos alliés voulaient se mettre en guerre avec nous, ils auraient certainement dû délibérer plus d'une fois sur leurs ressources, dans le cas où ils agissaient d'eux-mêmes, et n'étaient pas secondés ici par une multitude d'hommes pervers et audacieux. Car tous ceux qui veulent faire de grandes choses, ont coutume d'y réfléchir longuement. » Un style de cette sorte ne peut fixer l'attention de l'auditeur; il s'écoule tout entier, il s'arrondit en phrases bien faites qui ne disent rien. Ceux qui ne peuvent se servir avec avantage du style simple, si rempli de grâces, tombent dans un genre aride et pâle, qu'on pourrait appeler décharné, et dont voici un exemple : « Celui-ci vient au bain, et dit ensuite à celui-la : Votre esclave m'a offensé. A quoi l'autre répond : J'examinerai la chose. Alors le premier cherche querelle au second, et crie de plus fort en plus fort en présence d'un grand nombre de personnes. » Voilà un style sans force et sans noblesse, et qui n'a ni cette pureté ni ce choix d'expressions qui caractérisent le style simple. Chaque genre de style, le sublime, le tempéré, le simple, s'embellit par les figures dont nous parlerons plus tard : si elles sont employées avec discrétion, elles donnent, pour ainsi dire, de la couleur au style; trop prodiguées, elles ne font que l'obscurcir. Il faut en outre varier les genres, faire succéder le tempéré au sublime, et le simple au tempéré; et employer souvent cet artifice, afin que la variété ne laisse pas naître l'ennui. [4,12] XII. Nous avons parlé des différents genres de l'élocution; voyons maintenant les qualités qu'elle doit réunir pour être convenable et parfaite. Celle qui sied particulièrement à l'orateur doit offrir trois caractères, la correction, l'élégance, la noblesse. La correction consiste à dire chaque chose d'une manière claire et pure. Elle comprend la latinité et la clarté du langage. La latinité maintient la pureté de la langue, et en écarte les défauts. Les défauts dans le latin peuvent être de deux espèces, le solécisme et le barbarisme. Il y a solécisme, lorsque les rapports qui doivent unir les mots entre eux sont mal observés. Il y a barbarisme, quand on se sert d'un mot vicieux. J'indiquerai clairement dans la grammaire les moyens d'éviter ces défauts. La seconde sorte de correction sert à rendre les idées d'une manière claire et distincte. Elle résulte de l'emploi des mots usités et des termes propres. Les mots usités sont ceux dont on se sert dans la conversation de chaque jour; les termes propres sont ceux qui désignent la chose même dont on parle, ou qui peuvent y être appropriés. L'élégance est une disposition des mots qui donne un même degré de perfection à toutes les parties de la phrase. Il faudra, pour l'assurer, éviter le concours trop fréquent des voyelles, qui allongent le discours et le remplissent d'interminables hiatus. Comme: "Baccae aeneae amoenissimae impendebant". Ne pas trop répéter la même lettre, comme ce vers en fournit l'exemple (car, pour les défauts, rien n'empêche qu'on ne les emprunte aux autres) : "O Tite, tute, Tati, tibi tanta tyranne tulisti!" et cet autre du même poète. "Quidquam quisquam cuiquam, quod conveniat, neget". Il ne faudra pas non plus se servir trop souvent du même mot, comme dans cette phrase : "Nam cuius rationis ratio non exstet, ei rationi ratio non est fidem habere"; ni de mots à terminaison semblable comme dans : "Fientes, plorantes, lacrymantes, obtestantes". On évitera les transpositions de mots, à moins qu'elles ne flattent l'oreille, comme nous le dirons plus tard. Lucilius tombe sans cesse dans ce défaut; par exemple dans son premier livre: "Has res ad te scriptas, Luci, misimus, Aeli". Enfin on doit s'interdire les périodes interminables, qui fatiguent et l'oreille de l'auditeur et la respiration de l'orateur. Tels sont les vices contraires à l'élégance : quand on les aura évités, il faudra donner ses soins à la noblesse du style. [4,13] XIII. La noblesse du style sert à l'ornement du discours, par la variété qui résulte des figures de mots et des figures de pensées. Les figures de mots consistent dans les modifications que l'on fait subir aux mots eux-mêmes pour leur donner plus d'éclat et plus de poli; les figures de pensées, indépendantes des mots, embellissent les pensées elles-mêmes. La Répétition a lieu quand on se sert d'un seul et même mot pour des choses semblables ou différentes : par exemple : « C'est à vous qu'il faut attribuer cette action, c'est à vous qu'il en faut rendre grâce; c'est à vous qu'on en doit rapporter l'honneur. » Ou bien « Scipion a détruit Numance, Scipion a renversé Carthage, Scipion nous a donné la paix, Scipion a sauvé Rome. » Ou bien encore «Toi, venir dans le forum; toi, voir la lumière du jour; toi, paraître aux yeux de tes concitoyens! Tu oses parler, tu oses adresser une demande, tu oses te soustraire au supplice? Que peux-tu dire pour ta défense? que prétends-tu solliciter? que penses-tu pouvoir obtenir? n'as-tu pas violé ton serment? n'as-tu pas trahi tes amis? n'as-tu pas porté les mains sur ton père? enfin, ne t'es-tu pas traîné dans tous les genres d'opprobres? » Cette figure a tout à la fois beaucoup de grâce et beaucoup de chaleur et de passion; il faut donc l'employer quand on veut donner de la force au style et quand on veut l'embellir. La Conversion répète non pas le premier mot, comme la figure précédente, mais le dernier. « Le peuple romain a vaincu les Carthaginois par la justice; il les a vaincus par les armes; il les a vaincus par la générosité. » Ou bien : « Depuis que la concorde a disparu de notre patrie, la liberté a disparu, la foi a disparu, l'amitié a disparu, la république a disparu. » De même : « C. Lélius était un homme actif, il était ingénieux, il était savant, il était l'ami des gens honnêtes et studieux, il était aussi le premier dans Rome. » Enfin « Lorsque tu demandes à être absous par tes juges, c'est leur parjure que tu demandes; c'est leur déshonneur que tu demandes; c'est le sacrifice des lois romaines à ta passion que tu demandes. » [4,14] XIV. La Complexion est une figure qui se forme de la réunion des deux que nous venons de voir, c'est-à-dire, qui consiste à répéter souvent, et le premier et le dernier mot de la phrase. Par exemple : « Quels sont ceux qui ont souvent rompu les traités? Quels sont ceux qui ont fait une guerre cruelle en Italie ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui ont ravagé l'Italie? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui demandent qu'on leur fasse grâce? Les Carthaginois. Voyez donc ce qu'ils méritent d'obtenir. » Autre exemple : « Celui que le sénat a condamné, celui que le peuple romain a condamné, celui que l'opinion générale a condamné, l'absoudrez-vous par votre sentence ? » La figure appelée Traduction reproduit souvent le même mot, non seulement sans blesser le goût, mais encore en ajoutant à l'élégance du style : « Celui qui dans la vie ne trouve rien de plus agréable que la vie, ne peut pratiquer la vertu. Vous donnez le nom d'homme à un être qui, s'il eût été réellement homme, n'aurait pas attenté si cruellement à la vie d'un homme. Mais il était son ennemi. Il a donc voulu se venger de son ennemi, au point de devenir son ennemi à lui-même. - Laissez les richesses pour les riches, et préférez la vertu aux richesses; car si vous voulez comparer les richesses à la vertu, vous trouverez les richesses à peine dignes de servir de cortège à la vertu. » Il y a une figure du même genre, qui consiste à donner au même mot, tantôt une signification, tantôt une autre, comme dans ces exemples : "Cur eam rem tam studiose curas, quae multas tibi dabit curas"? - "Amari iucundum est, si curetur, ne quid insit amari". - "Veniam ad uos, si mihi senatus det ueniam". Dans les quatre sortes de figures dont nous avons parlé jusqu'ici, ce n'est pas la disette de mots qui fait revenir souvent à la même expression; c'est qu'il en résulte une sorte de plaisir, dont l'oreille juge mieux qu'on ne la peut définir. [4,15] XV. L'Antithèse résulte des contrastes entre les mots ou entre les pensées, comme dans ces exemples : « La flatterie est douce dans ses commencements, mais les suites en sont amères. - Vous vous montrez clément envers vos ennemis, et inexorable pour vos amis. - Vous vous agitez quand tout est calme, vous êtes calme quand tout s'agite. Quand il faut le plus de sang-froid, vous êtes tout feu; quand il faudrait le plus d'ardeur, vous êtes de sang-froid. Est-il besoin de silence; vous criez; est-il convenable de parler, vous gardez le silence. Vous êtes ici, vous voudriez être ailleurs; absent, vous voudriez être de retour. En temps de paix, vous cherchez la guerre ; en temps de guerre, vous regrettez la paix. Dans l'assemblée du peuple, vous parlez de courage; dans le combat, votre lâcheté vous rend insupportable le son de la trompette. » Cette figure, bien employée, peut donner au discours du brillant et de la force. L'Exclamation est le cri de la douleur ou de l'indignation sous la forme d'une apostrophe à un homme, à une ville, à un lieu, à un objet quelconque : « C'est à vous maintenant que j'en appelle, ô Scipion l'Africain! à vous dont le nom, même après votre mort, fait la gloire et l'honneur de Rome. Vos illustres petits-fils ont nourri de leur sang la cruauté de leurs ennemis. - O perfide Fregelles, combien ton crime t'a promptement perdue! La splendeur de tes murs illustrait naguère l'Italie, et il reste à peine aujourd'hui quelques débris de tes fondements! - Vous qui tendez des piéges aux gens de bien, qui menacez la vie de l'innocent dont vous voulez ravir les biens, espérez-vous que les juges seront assez iniques pour accorder l'impunité à vos forfaits! » Si nous employons l'exclamation à propos, et quand la grandeur du sujet paraîtra l'exiger, nous ferons naître dans l'âme de nos auditeurs le degré d'indignation que nous voudrons. L'Interrogation n'a pas toujours de la force ni de l'élégance; mais après l'énumération de tout ce qui peut nuire à la cause des adversaires, elle confirme les arguments dont on s'est servi. Par exemple : « Quand vous faisiez, quand vous disiez tout cela, dans l'exercice de votre magistrature, une telle conduite devait-elle ou non éloigner et détacher les alliés de la république? Et celui qui les empêchait ainsi de nous rester fidèles, devait-il recevoir des récompenses? » [4,16] XVI. Par la figure appelée Ratiocination, on recherche soi-même le motif de tout ce que l'on dit, et on se demande l'explication de chaque proposition qu'on avance. En voici un exemple : « Lorsque nos ancêtres condamnaient une femme pour un crime, ils la regardaient comme convaincue de plusieurs autres par un seul jugement. Pourquoi? parce que la femme qu'ils avaient déclarée impudique, ils pensaient l'avoir reconnue, par cela même, coupable d'empoisonnement. Comment? c'est qu'une femme qui s'est abandonnée à la plus honteuse des passions doit nécessairement craindre un grand nombre de personnes. Lesquelles? son mari, ses parents, tous ceux sur lesquels elle voit que peut retomber la flétrissure de son déshonneur. Qu'en résulte-t-il? c'est qu'il faut qu'elle empoisonne, de quelque façon que ce soit, ceux qu'elle redoute à ce point. Pourquoi? c'est qu'aucun motif honnête ne peut retenir celle que l'énormité de sa faute intimide, que l'excès de sa passion rend audacieuse, et la faiblesse de son sexe, inconsidérée. Que pensaient-ils de la femme convaincue d'empoisonnement? Ils pensaient qu'elle était infailliblement impudique. Et la raison? c'est qu'il n'y a rien qui porte plus aisément à ce crime qu'un honteux amour et une passion effrénée. Ils ne croyaient pas qu'il fût possible à une femme dont l'âme était corrompue, de rester chaste. Pour les hommes, leur opinion était-elle la même? nullement. Pour quel motif? parce que chez les hommes chaque crime a son mobile dans une passion particulière; chez les femmes, une seule les engendre tous. » Autre exemple : « Nos ancêtres ont sagement agi en n'ôtant jamais la vie à un roi que le sort des armes avait fait leur prisonnier. Pourquoi? parce qu'il est injuste d'user d'un avantage qui vient de la fortune pour traîner au supplice ceux qu'elle avait placés naguère au rang suprême. Mais n'a-t-il pas levé une armée contre vous? je ne veux plus m'en souvenir. Pourquoi cette indulgence? parce qu'il est digne d'un homme de coeur de regarder comme des ennemis ceux qui lui disputent la victoire, et comme des hommes, ceux qu'il a vaincus, afin de tempérer par sa grandeur d'âme les rigueurs de la guerre, et d'ajouter par son humanité aux douceurs de la paix. Mais si votre ennemi avait été vainqueur, aurait-il agi de même? non sans doute; il eût été moins sage. Comment donc lui, pardonnez-vous? c'est que j'ai l'habitude de mépriser cette honteuse faiblesse, et non pas de l'imiter. » Cette figure produit un très grand effet, et soutient l'attention de l'auditeur autant par le charme qu'elle donne au style, que par l'attente des réponses. [4,17] XVII. La Sentence est une observation tirée des circonstances de la vie, et présentant une courte leçon sur la manière d'apprécier chaque chose. Exemples : « Il est difficile à celui qui fut toujours heureux, de respecter la vertu. - Celui-là doit être regardé comme libre, qui n'est l'esclave d'aucune passion. - Celui qui n'a pas assez, et celui à qui rien ne suffit, sont également pauvres. - Il faut choisir le genre de vie le plus honnête; l'habitude le fera trouver agréable. » Ces pensées si simples ne sont pas à dédaigner, parce que la brièveté de l'expression, lorsqu'il n'y a pas besoin de preuve, a beaucoup de charme. Mais il faut faire cas également de ce genre de sentences que l'on appuie de quelques raisons, par exemple : « Il n'y a de manière de vivre honorablement que celle qui est conforme à la vertu, parce que la vertu seule ne dépend jamais que d'elle-même; tout, excepté elle, est soumis au pouvoir de la fortune. - Ceux qui n'ont recherché l'amitié d'un homme que pour ses richesses, disparaissent dès que la fortune s'est enfuie. Car la cause de leur attachement ne subsistant plus, il ne reste rien qui puisse le faire durer. » Il y a aussi des sentences qui prennent les deux formes, c'est-à-dire, qui s'expriment avec ou sans preuve. Sans preuve, comme dans cet exemple : « C'est une erreur de se croire, dans la prospérité, à l'abri de toutes les attaques de la fortune. C'est penser sagement, que de redouter les revers au sein même du bonheur. » Avec preuve, comme dans celui-ci : « On a tort de croire qu'il faut pardonner les fautes de la jeunesse, cet âge n'étant point un obstacle à la pratique du bien. On fait sagement, au contraire de châtier les jeunes gens avec une grande sévérité, afin qu'ils apprennent à acquérir, dès leurs plus tendres années, les vertus qui doivent assurer le bonheur de leur vie entières. » Il ne faut faire que rarement usage des sentences, afin de rester orateur, et de ne pas devenir moraliste : employées avec réserve, elles contribuent à l'ornement du style. Il est nécessaire que l'auditeur les approuve tacitement, et reconnaisse que, quoique empruntées à la vie commune, elles ont un rapport incontestable avec le sujet. [4,18] XVIII. L'Opposition est à peu près la même chose que l'antithèse; elle consiste à présenter deux choses différentes dont l'une sert rapidement et facilement de preuve à l'autre : exemples : « Pouvez-vous espérer que celui qui a toujours été l'ennemi de ses propres intérêts, se montrera l'ami de ceux des autres? - Vous l'avez reconnu perfide envers ses amis; comment le supposeriez-vous fidèle à ses ennemis? - Comptez-vous que l'homme qui montrait un orgueil insupportable dans la condition de simple particulier, deviendra affable et modeste dans la puissance? - Comment croire que celui qui, dans la conversation ordinaire et dans le cercle de ses amis, n'a jamais dit la vérité, se fera scrupule de mentir dans les assemblées publiques? Craindrons-nous de combattre en rase campagne ceux que nous avons précipités des hauteurs? Quand ils étaient plus nombreux que nous, ils ne pouvaient nous égaler; et maintenant que nous avons l'avantage du nombre, nous craindrions d'être vaincus! » Ce genre de figure exige de la rapidité et de la précision; elle plaît à l'oreille, parce que la forme en est courte et claire; ensuite elle prouve énergiquement par les contraires ce que l'orateur a besoin de prouver; et tire, de ce qui est démontré, la preuve de ce qui est douteux encore, de manière à ce qu'il soit impossible, ou du moins très difficile de le réfuter. [4,19] XIX. On appelle Membre de phrase la réunion de quelques mots qui forment un sens complet, indépendamment du reste de la pensée, et qui sont suivis d'un autre membre. Ainsi : « Et vous serviez votre ennemi » voilà un premier membre, après lequel il en vient un second : « Et vous nuisiez à votre ami. » Cette figure peut se composer de deux membres; mais elle est plus élégante et plus parfaite quand elle en renferme trois; par exemple : « Vous serviez votre ennemi, vous nuisiez à votre ami, et vous ne songiez pas à vous-même.» Ou bien : « Vous n'avez ni servi la république, ni soutenu vos amis, ni résisté à vos ennemis. » On appelle Article chacun des mots qui sont séparés par des repos, et qui coupent la période; comme : « Véhémence, voix, regards, tout en vous a effrayé vos adversaires. - C'est par l'intrigue, l'outrage, la protection, la perfidie, que vous vous êtes délivré de vos ennemis. » Entre cette figure et la précédente, il existe pour la force une grande différence. L'effet de l'une est plus tardif et moins fréquent; l'effet de l'autre est plus pressé et plus rapide. La première ressemble à des coups d'épée portés avec lenteur et réflexion; la seconde blesse par des coups rapides et multipliés. La Continuation consiste à exprimer de suite, rapidement et sans interruption, une phrase qui forme un sens achevé. On s'en sert avec beaucoup d'avantage dans trois cas; dans la sentence, dans les contraires, et dans la conclusion. Par exemple, dans la sentence : « La fortune ne peut beaucoup nuire à celui qui a plus compté sur la vertu que sur le hasard. » Dans les contraires : « Car si un homme n'a pas placé beaucoup d'espérances sur le hasard, comment le hasard pourrait-il lui causer un grand préjudice? » Dans la conclusion : « Si la fortune a beaucoup de prise sur ceux qui mettent toutes leurs ressources au hasard, il ne faut pas tout abandonner à la fortune, pour éviter qu'elle exerce sur nous un trop grand empire. » Dans ces trois circonstances, le rapidité est si nécessaire pour que la continuation ait tout son effet, que l'orateur paraît manquer de force, s'il ne précipite, soit la sentence, soit les contraires, soit la conclusion. Cette figure n'est pas sans utilité dans quelques autres cas encore, quoiqu'elle n'y soit pas tout à fait nécessaire. [4,20] XX. Lorsque, dans une période, les membres dont j'ai parlé tout à l'heure, sont formés du même nombre à peu près de syllabes, la figure qui en résulte se nomme Compar. Ce ne sera point, de la part de l'orateur, un arrangement puéril; par l'usage et l'exercice, il arrivera, comme par instinct, à cette égalité des membres. En voici des exemples : « Le père recevait la mort dans les combats; le fils s'occupait de mariage dans sa maison; tout cela était réglé par un impérieux destin. - L'un a dû son bonheur à la fortune, l'autre a conquis la vertu par ses efforts. » Il peut souvent arriver, dans cette figure, que le nombre des syllabes ne soit pas exactement le même, et que cependant il le paraisse, s'il ne se trouve entre un membre et l'autre que la différence d'une ou de deux syllabes ; ou si l'un d'eux en contient un plus grand nombre, et l'autre une ou plusieurs plus allongées, de manière que la longueur des mots dans l'un fasse compensation avec le nombre dans l'autre. Si, dans la même phrase, deux ou plusieurs mots sont employés à des cas ou à des temps semblables, il en résulte une figure qu'on appelle similiter cadens : exemples : "Hominem laudas egentem virtutis, abundantem felicitatis". - "Cuius omnis in pecunia spes est, eius a sapientia est animus remotus".- "Diligentia comparat diuitias, negligentia corrumpit animum; et tamen quum ita uiuit, neminem prae se ducit hominem. Quand les mots, sans être au même cas ou au même temps, ont la même désinence, la figure prend le nom de similiter desinens. Ainsi : Turpiter audes facere, nequiter studes dicere. - Viuis inuidiose, delinquis studiose, loqueris odiose. - Audacter territas, humititer placas. Ces deux figures consistant dans la ressemblance des cas ou des désinences des mots, ont entre elles une extrême analogie; c'est pourquoi les orateurs habiles les placent d'ordinaire ensemble dans les mêmes parties du discours. Voici comment il faut les disposer : "Perditissima ratio est amorem petere, pudorem fugere; diligere formam, negligere famam". Dans cet exemple, une partie des mots sont aux mêmes cas et aux mêmes temps, l'autre a des désinences semblables. [4,21] XXI. L'Annomination résulte de l'emploi de deux mots qui ne diffèrent que par une ou plusieurs lettres; ou de deux mots semblables exprimant des choses différentes. Elle a lieu d'un grand nombre de manières : tantôt par la syncrèse ou la contraction d'une seule lettre : "Hic, qui se magnifice iactat atque ostentat, uenit ante, quam Romane uenit. Tantôt par le contraire : "Hic, quos homines alea uicit, eos ferro statim uincit". Ici, c'est une lettre qui devient longue: "Hunc auium dulcedo ducit ad auium". Là, c'en est une qui devient brève : "Hic tametsi uidetur esse honoris cupidus, tamen non tantum curiam diligit, quantum Curiam". Ailleurs, on ajoute des lettres dans le même mot : "Hic sibi posset temperare, nisi amori mallet obtemperare". D'autres fois, on en retranche : "Si lenones uitasset tanquam leones, uitae se tradidisset". Dans certains cas on les transpose : "Videte iudices, utrum homini nauo, an uano credere malitis". Ou : "Nolo esse laudator ne uidear adulator". Dans d'autres, enfin, on les change : "Deligere oportet, quem uelis diligere". Telles sont les diverses annominations qui résultent d'un changement des lettres ou de leur quantité, ou d'une transposition, ou de quelque autre modification de ce genre. [4,22] XXII. Il y en a cependant d'autres où les mots n'offrent pas une ressemblance aussi complète, quoique toujours très sensible. Voici un exemple de cette seconde espèce : "Quid veniam, qui sim, quare veniam, quem insimulem, cui prosim, quem postulem, brevi cognoscetis". Nous trouvons ici une certaine ressemblance, qu'il ne faut pas autant rechercher que celle des exemples précédents, mais dont on peut faire usage quelquefois. Comme dans cet exemple : "Demus operam, Quirites, ne omnino Patres Conscripti circumscripti putentur". Dans cette annomination, les mots ont plus de ressemblance que dans la dernière, et moins que dans les précédentes, où l'on trouvait à la fois des lettres ajoutées et des lettres retranchées. Il y en a une troisième espèce, provenant de l'emploi d'un ou de plusieurs mots à différents cas. Exemple, en se servant du même mot : «Alexander Macedo summo labore animum ad virtutem a pueritia confimavit. Alexandri virtutes per orbem terrae cum laude et gloria sunt pervulgatae. Alexandro si vita longior data esset, Oceanum manus Macedonum transvolasset. Alexandrum omnes, ut maxime metuerunt, item plurimum dilexerunt. » Ici c'est un seul nom auquel on a fait parcourir ses différents cas; voici une autre annomination dans laquelle on a fait subir les mêmes changements à plusieurs mots: « Tib. Gracchum, rempublicam administrantem, indigna prohibuit nex diutius in ea commorari. C. Graccho similiter occisio oblata est, quae virum reipublicae amantissimum subito de sinu civitatis eripuit. Saturninum, fide captum malorum, perfidiae scelus vita privavit. Tuus, o Druse, sanguis domesticos parietes et vultum parentis adspersit. Sulpicium, cui paullo ante omnia concedebant, eum brevi spatio non modo vivere, sed etiam sepeliri prohibuerant. » Ces trois sortes de figures qui se ressemblent, et que nous venons de définir, ne doivent être que très rarement employées, quand on parle sur des sujets réels, parce qu'elles semblent ne pouvoir être le fruit que du travail et des efforts. [4,23] XXIII. Mais de semblables recherches semblent plutôt faites pour l'agrément que pour la vérité; c'est pourquoi l'autorité, la gravité, la noblesse oratoire perdent à l'usage fréquent de ces figures. Et non seulement l'orateur perd son crédit, mais encore il blesse l'auditeur, lequel ne trouve dans ce style qu'un jeu d'esprit et de l'affectation, et point de dignité ni de vraie beauté. Les choses larges et belles peuvent plaire longtemps; celles qui ne sont que jolies et mignardes fatiguent bientôt l'oreille, le plus dédaigueux de nos sens. De même qu'en multipliant ces sortes de figures, nous paraîtrons nous plaire à des puérilités de style; de même en les employant avec réserve et en les répandant avec variété dans tout le discours, nous y mettrons la lumière et l'agrément. La Subjection est une figure par laquelle, après avoir interrogé nos adversaires, ou nous être demandé à nous-mêmes ce qu'ils peuvent alléguer pour eux ou contre nous, nous indiquons aussitôt après ce qu'il faut ou ne faut pas dire; ce qui est favorable à notre cause, ou contraire à la leur. Par exemple : « Je demande donc comment cet homme est devenu si riche. Lui a-t-on laissé un ample patrimoine? mais les biens de son père ont été vendus. Lui est-il survenu quelque héritage? non, puisque tous ses parents l'ont déshérité. A-t-il gagné ou fait gagner quelque procès? non seulement il n'en est rien, mais il a été obéré pour avoir donné caution dans une affaire considérable. Si donc, comme vous le voyez, il ne s'est enrichi par aucun de ces moyens, ou bien il a chez lui une mine d'or, ou bien il est arrivé à la fortune par des moyens illicites. » [4,24] XXIV. - Autre exemple : « Souvent, juges, j'ai vu des accusés chercher leur appui dans quelque motif honnête que leurs ennemis eux-mêmes n'auraient pu repousser; mon adversaire n'en peut invoquer de semblable. Trouvera-t-il une sauvegarde dans les vertus de son père? mais vous l'avez condamné à mort. Fera-t-il un retour sur sa vie passée pour montrer qu'elle fut honorable? mais vous savez tous, pour en avoir été témoins, comment il a vécu. Fera-t-il l'énumération des parents en faveur desquels vous pourriez vous laisser toucher? mais il n'en a aucun. De ses amis? mais il n'est personne qui ne regardât comme une honte d'être appelé l'ami d'un tel homme. - Ou bien : « Sans doute, vous avez fait instruire le procès d'un ennemi qui vous paraissait coupable? non, car vous l'avez mis à mort sans qu'il fût condamné. Avez-vous redouté les lois qui le protégeaient? non, vous n'avez pas même songé qu'il en existât. Lorsqu'il vous rappelait les liens d'une ancienne amitié, vous êtes-vous laissé toucher? bien loin de là, vous n'en avez mis que plus d'empressement à le faire périr. Lorsque ses enfants se traînaient à vos pieds, vous ont-ils inspiré quelque compassion? non ; vous les avez même empêchés de donner la sépulture à leur père. » Cette figure a beaucoup de poids et de véhémence, parce qu'après avoir demandé ce qu'il fallait faire, on montre que ce n'est pas là ce qui a été fait; et il est d'autant mieux de l'employer qu'on augmente ainsi l'indignité de l'action. La subjection a lieu également lorsque l'orateur s'interroge lui-même. Comme dans cet exemple : « Que me fallait-il faire, lorsque j'étais enveloppé par une si grande multitude de Gaulois? Engager le combat? mais je n'avais qu'une poignée d'hommes, et le terrain m'était défavorable. Rester dans mon camp? mais nous n'avions ni renforts à attendre, ni subsistances pour prolonger notre vie. Abandonner ma position? mais je m'y trouvais cerné. Devais-je compter pour rien la vie de mes soldats? mais je pensais qu'ils ne m'avaient été confiés qu'à la condition de les conserver, autant que je le pourrais, à leur patrie et à leurs parents. Devais-je repousser les conditions des ennemis? mais il valait bien mieux sauver les hommes que les bagages. » On accumule ainsi les subjections, afin qu'il résulte de leur ensemble qu'il n'y avait pas de meilleur parti à prendre que celui qu'on a choisi. [4,25] XXV. La Gradation consiste à disposer l'ordre des mots selon leur degré de force, par exemple : « Quel espoir de liberté nous reste-t-il, si ces hommes se permettent tout ce qu'ils veulent; s'ils peuvent tout ce qui leur semble permis; s'ils osent tout ce qu'ils peuvent; s'ils font tout ce qu'ils osent; et si vous ne désapprouvez rien de ce qu'ils font? - Je n'ai point conçu ce projet sans le conseiller; je ne l'ai pas conseillé sans m'en occuper moi-même tout aussitôt : je ne m'en suis pas occupé sans l'achever ; je ne l'ai pas achevé sans le faire approuver. - Scipion l'Africain dut son courage à son génie, sa gloire à son courage, et ses rivaux à sa gloire. - L'empire de la Grèce appartint aux Athéniens; les Spartiates soumirent les Athéniens; les Thébains furent vainqueurs de Lacédémone; les Macédoniens triomphèrent des Thébains et ajoutèrent bientôt la conquête de l'Asie à l'empire de la Grèce. » La fréquente répétition du mot qui précède n'est pas sans agrément, et cette répétition est le propre de cette sorte de figure. La Définition embrasse d'une façon rapide et complète, les qualités particulières d'un objet; par exemple : « La majesté de la république, c'est ce qui fait la dignité et la grandeur de Rome. - J'entends par injures toute voie de fait, toute parole outrageante, toute atteinte porté à l'honneur de quelqu'un. - Ce n'est pas là de l'économie, c'est de la cupidité; car l'économie consiste à conserver soigneusement ce qu'on possède; mais l'avidité nous porte à désirer injustement le bien d'autrui. - Ce n'est pas du courage, c'est de la témérité; le courage, en effet, méprise les fatigues et les dangers pour un motif utile, pour un avantage certain; la témérité brave les fatigues sans raison et s'expose aux périls à la façon des gladiateurs. » Ce qui fait l'avantage de cette figure, c'est qu'elle donne une idée si claire, si rapide et si complète de l'objet défini et de ses propriétés, qu'il semblerait inutile d'en dire davantage et impossible de parler plus clairement. [4,26] XXVI. On appelle Transition la figure au moyen de laquelle on fait voir en peu de mots ce qu'on a dit, et l'on annonce brièvement ce que l'on va dire. Par exemple : « Vous savez comment il s'est conduit envers sa patrie; considérez maintenant ce qu'il a été envers sa famille. - Vous connaissez les bienfaits dont je l'ai comblé; apprenez maintenant la reconnaissance qu'il m'en a montrée. » Cette figure a donc le double avantage pour l'orateur de rappeler ce qu'il a dit, et de préparer l'auditoire à ce qui va suivre. La Correction revient sur ce qui a été dit, et le remplace par quelque chose qui va mieux au but. Exemple : « S'il en avait prié ses hôtes; ou plutôt, s'il leur avait seulement fait un signe, il eût facilement réussi. - Quand ils furent vainqueurs, ou, pour mieux dire, vaincus, car comment donner le nom de victoire à une action qui a été plus funeste qu'avantageuse à ceux qui ont triomphé? - Ô envie, compagne de la vertu, qui suis presque toujours, que dis-je? qui persécutes les gens de bien! » Ce genre de figure fait impression sur l'esprit de l'auditeur. En effet, la chose exprimée en termes ordinaires, semble indiquée seulement; mais le retour de l'orateur sur lui-même la rend plus frappante à cause du ton qu'il y met. Ne vaudrait-il pas mieux, dira-t-on, surtout quand on écrit, employer dès l'abord le mot le meilleur et le mieux choisi? Non sans doute, s'il doit être prouvé par ce changement dans les mots que la pensée, rendue par le mot propre, n'aurait aucun poids, et qu'avec le secours d'une expression plus choisie, elle devient plus frappante. Arrivez tout de suite à cette expression, et rien ne fera ressortir ni la pensée ni le langage. [4,27] XXVII. La Prétérition, est une figure par la-quelle l'orateur prétend qu'il passe sous silence, ou qu'il ignore, ou qu'il ne veut pas dire une chose qu'il dit en effet. Par exemple : « Je parlerais de votre jeunesse passée dans tous les genres de désordres, si je le croyais nécessaire en ce moment; mais je me tais à dessein. Je ne veux pas rappeler non plus que les tribuns vous ont accusé d'avoir abandonné vos drapeaux; je crois aussi sans objet de parler de la réparation que vous avez été forcé de faire à Labéo; je passe tout cela sous silence, et je reviens à ce qui fait le fond du procès. - Je ne dis pas que vous avez reçu de l'argent des alliés, que vous avez pillé les cités, les royaumes, les maisons de tous les particuliers; je me tais sur vos rapines et vos brigandages. » Cette figure est utile dans le cas où l'on veut indiquer d'une manière détournée une chose, qui ne doit pas être montrée à découvert; ou bien qui est trop longue, trop peu noble, trop difficile à prouver, ou trop facile à réfuter. Il y a plus d'avantage alors à faire naître un soupçon par des mots couverts, qu'a s'avancer pour une chose qui serait susceptible de contestation. Il y a Disjonction, lorsque l'une et l'autre, ou chacune des choses dont on parle, est déterminée par un mot à part; ainsi : « Le peuple romain a détruit Numance, anéanti Carthage, renversé Corinthe, ruiné Frégelles. Les Numantins n'ont point trouvé de secours dans leurs forces corporelles; les Carthaginois n'ont tiré aucune force de leurs connaissances dans l'art militaire; toutes les ruses de la perfidie n'ont pu sauver Corinthe; Frégelles n'a pas été protégée par sa communauté de moeurs et de langage avec les Romains. - La beauté se flétrit par la maladie, ou s'éteint par la vieillesse. » Chacun des deux membres de ce dernier exemple, comme tous ceux de l'exemple précédent, sont caractérisés, on le voit, par un mot particulier. La Conjonction réunit par un mot les différentes parties d'une proposition; par exemple : « La beauté se flétrit ou par la maladie ou par la vieillesse. » L'Adjonction consiste, au contraire, à placer le premier, ou le dernier, le mot dans lequel se résume la pensée; le premier, comme dans cette phrase : « Deflorescit formœ dignitas aut morbo, aut vetustate. » Le dernier, comme dans celui-ci : « Aut morbo, aut vetustate formae dignitas deflorescit. » Cette figure affecte la grâce : aussi doit-on l'employer rarement, de peur qu'elle ne paraisse monotone. La conjonction donne de la rapidité; l'on peut en faire un plus fréquent usage. Ces trois figures appartiennent à une même classe. [4,28] XXVIII. La Conduplication est la répétition du même mot ou de plusieurs mots, soit pour amplifier, soit pour émouvoir. Par exemple : « Les Gracques, oui, les Gracques excitent des guerres domestiques au sein de Rome. - Vous n'avez pas été attendri, lorsque votre mère embrassait vos genoux; vous n'avez pas été attendri. - Osez-vous paraître encore aux yeux de vos concitoyens, vous, traître à la patrie : oui, traître à la patrie! osez-vous soutenir encore leur présence? » Cette répétition du même mot émeut vivement l'auditeur, et porte une blessure plus profonde à l'adversaire; c'est comme un glaive que l'on plonge plusieurs fois au même endroit. L'Interprétation, au lieu de reproduire le même mot, le remplace par un autre qui a la même signification. Par exemple : « Vous avez renversé la république de fond en comble; vous avez enseveli l'État sous ses ruines. - Vous avez indignement frappé votre père, vous avez porté sur l'auteur de vos jours une main criminelle. » L'âme de l'auditeur est nécessairement émue par cette figure qui renouvelle l'impression produite par le premier mot, en l'interprétant au moyen d'un second. La Commutation sert à transposer deux pensées contraires, de telle façon que la seconde paraisse déduite de la première, tandis qu'elle la contredit. Ainsi dans ces exemples : « Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. » - «Je ne fais pas de vers, parce que je ne peux pas en faire comme je veux; et que je ne veux pas en faire comme je peux. » - « Ce qu'on dit de lui ne se peut dire, et ce qu'on en pourrait dire ne se dit pas. » - « Si un poème est une peinture parlante, la peinture doit être un tableau muet.,» - « C'est parce que vous êtes un sot, que vous vous taisez, mais vous n'êtes pas un sot, de vous taire. » On ne saurait dire quel agrément il résulte de cette transposition de pensées contraires, lorsque les mots eux-mêmes sont transposés ainsi. Cette figure étant difficile à rencontrer, j'en ai cité plusieurs exemples, afin de la bien faire concevoir, et de la rendre par là d'un usage plus facile. [4,29] XXIX. La Permission est une figure par laquelle nous déclarons que nous nous en remettons entièrement à la volonté de l'auditoire. Par exemple : « Puisque j'ai tout perdu et qu'il ne me reste - de tout ce que je possédais que mon corps et mon âme -, je vous les abandonne encore, je les remets en votre pouvoir. Vous en userez ou en abuserez impunément à votre gré : prononcez comme vous le voudrez sur mon sort ; parlez, je me soumets. » Cette figure qui peut m'employer dans plus d'un cas, est propre surtout à exciter la compassion. Au moyen de la Dubitation, l'orateur semble chercher entre deux ou plusieurs choses celle qu'il doit dire de préférence. Ainsi: « La république eut beaucoup à souffrir alors, dois-je dire - par l'incapacité ou par la perversité des consuls, ou plutôt par l'une et par l'autre à la fois. Vous avez osé tenir ce langage, ô vous, de tous les hommes le plus.... Car je me sais quel nom vous donner qui soit digne de vos moeurs. » L'Énumération, après avoir compté tous les motifs qui rendent une chose possible ou impossible, et les avoir successivement détruits, n'en conserve qu'un seul qu'elle fait valoir, comme dans cet exemple : « Puisqu'il est constant que ce fond m'appartenait, il faut prouver ou que vous ne avez pris possession lorsqu'il était abandonné, ou qu'il vous est acquis par prescription, ou que vous l'avez acheté, ou que vous l'avez reçu en héritage. Or, vous n'avez pu vous en rendre maître comme d'une chose abandonnée, puisque je n'étais point absent : la prescription ne peut pas vous être acquise encore; rien ne prouve que vous l'ayez acheté; un héritage ne vous l'a pas livré de mon vivant. Il en résulte donc que c'est par la violence que vous m'en avez chassé. » Cette ligure est d'un grand secours dans la discussion des questions de fait : mais nous ne devons pas en user à notre gré, comme nous faisons des autres; il ne faut l'employer que quand la nature même du sujet nous y autorise. [4,30] XXX. La Dissolution supprime les particules conjonctives, et sépare les membres de la phrase; par exemple : « Suivez la volonté de votre père ; obéissez à vos parents; cédez à vos amis; soumettez-vous aux lois, » - « Présentez une défense complète; ne refusez aucun moyen de justification; faites appliquer vos esclaves à la torture; étudiez-vous à découvrir la vérité. » Cette figure a quelque chose de piquant, de vif et de rapide. Il y a Réticence, lorsqu'après avoir dit quelques mots, on s'arrête sans achever, et en laissant le reste à l'intelligence des auditeurs. Ainsi : « Notre différend ne vient pas de ce que le peuple romain m'a.... Je m'arrête, de peur d'être taxé de vanité; quant à vous, il vous a jugé digne de mépris. » - « Osez-vous parler ainsi maintenant, vous qui dernièrement dans une maison étrangère... je n'ose achever, de peur que ce que vous faites, en passant par ma bouche, ne paraisse indigne de moi. » Dans ce cas un soupçon tacite fait plus de mal qu'une chose longuement expliquée. La Conclusion argumente, en peu de mots, de ce qui a été dit ou fait précédemment, pour en tirer une conséquence nécessaire; par exemple : « Puisque l'oracle avait prédit aux Grecs que Troie ne pouvait être prise sans les flèches de Philoctète, et que les flèches n'ont servi qu'à frapper Pâris, la prise de Troie, c'était donc la mort de Pâris. » [4,31] XXXI. Reste encore dix figures de mots, que nous n'avons pas dispersées çà est là, mais au contraire séparées des autres, parce qu'elles appartiennent toutes à la même espèce. Toutes ont en effet ce caractère particulier, qu'elles détournent les mots de leur signification ordinaire, pour leur en donner une différente qui ajoute à l'élégance du style. La première est l'Onomatopée; c'est par elle qu'une chose qui n'a pas un nom ou dont le nom ne lui est pas assez propre, est désignée pu un mot nouveau imitatif ou expressif. Les mols imitatifs ont été créés par nos ancêtres, tels que ceux-ci: rudere, vagire, mugire, murmurare, siblare. Voici un exemple de mots énergiques : "Postquam iste in rempublicam fecit impetum, fragor ciuitatis in primis est auditus". On doit se servir rarement de cette figure, de peur que ces continuelles innovations ne déplaisent à l'auditeur; mais si l'on en fait un usage convenable et peu fréquent, cette nouveauté, loin d'être fatigante, devient un ornement. L'Antonomase désigne par une espèce de surnom étranger ce qu'on ne peut pas appeler par son nom propre; ainsi, par exemple, en parlant des Gracques, un orateur dira : « Mais, répondra-t-on, les petits-fils de l'Africain ne se conduisirent pas de la sorte. » Ou bien, il dira de son adversaire : « Videte nunc, iudices, quemadmodum me Plagiosippus iste tractant. » On peut, au moyen de cette figure, donner à l'éloge ou au blâme une tournure élégante, en se servant au lieu du nom propre, d'un surnom pris de quelque qualité du corps ou de l'esprit, ou de quelque objet extérieur. [4,32] XXXII. La Métonymie a recours pour désigner une chose dont elle rejette le nom propre, à un mot tiré d'un objet qui présente avec elle quelque rapport intime. Tantôt elle remplace le nom de l'inventeur par celui de l'invention; par exemple, en parlant de Tarpeius, on l'appellera Capitolin. Tantôt elle prend celui de l'inventeur pour le donner à la chose inventée ; ainsi, Bacchus pour le vin, Cérès pour le blé. D'autres fois on prend l'arme pour celui qui s'en sert : comme si, pour désigner les Macédoniens, on disait: « La Grèce ne fut pas aussi rapidement conquise par les sarisses. » Ou bien, en parlant des Gaulois : « On ne chassa pas aussi facilement de l'Italie les matères gauloises. » Elle prend encore la cause pour l'effet, quand elle dit ce qu'un homme a fait pendant la guerre : « Mars vous a contraint à en agir ainsi. » Ou l'effet pour la cause; par exemple, on appelle un art oisif, celui dont l'oisiveté est la suite ordinaire; on dit que le froid est paresseux, parce qu'il rend paresseux. Elle prend le contenant pour le contenu; par exemple, « L'Italie ne peut être vaincue dans la guerre, ni la Grèce dans les arts. » La Grèce et l'Italie sont ici pour les Grecs et les Romains qui les habitent. Ou le contenu pour le contenant, comme quand on désigne les richesses par ces mots, l'or, l'argent, l'ivoire. Il est plus difficile d'établir une division exacte de toutes ces métonymies, que d'en trouver ou d'en inventer des exemples; car l'usage en est continuel non seulement dans les poètes et les orateurs, mais encore dans le langage de la conversation. La Périphrase consiste à prendre un détour pour exprimer une pensée toute simple, par exemple: « La prudence de Scipion a brisé la puissance de Carthage. » Car si l'on n'avait pas eu pour but d'embellir la phrase, on pouvait dire simplement : Scipion et Carthage. La Transgression change l'ordre des mots en les renversant ou en les transposant. En les renversant, par exemple : « Hoc vobis deos immortales arbitror dedisse pietate pro vestra. » En les transposant, par exemple : « Instabilis in istam plurimum fortuna valuit. » Ou bien encore : « Omnes invidiose eripuit tibi bene vivendi casus facultates. » Si ces transpositions ne rendent pas le sens obscur, elles seront très favorables aux continuations, dont nous avons parlé plus haut; mais il faut que la construction des mots ait quelque chose de l'harmonie poétique, pour que la période soit aussi parfaite, aussi arrondie que possible. [4,33] XXXIII. L'Hyperbole est une figure qui va au delà ou reste en deçà de la vérité. Elle a lieu absolument ou par comparaison. Absolument, comme dans ce cas : « Si nous restons unis, nous mesurerons l'étendue de notre empire par l'espace que parcourt le soleil de son lever à son coucher. » L'hyperbole fondée sur la comparaison, établit ou une égalité ou une supériorité; une égalité : « Son corps était blanc comme la neige, son regard ardent comme le feu. » Une supériorité : « Il sortait de sa bouche des paroles plus douces que le miel. » Voici une autre hyperbole du même genre : « Tel était l'éclat de ses armes, que la splendeur du soleil en semblait obscurcie. » La Synecdoche prend le tout pour la partie, ou la partie pour le tout. La partie pour le tout : « Ces flûtes nuptiales ne te rappellent-elles pas ce mariage? » Ici, toute la cérémonie sacrée des noces est représentée à l'esprit par le nom d'un seul instrument. Le tout pour la partie; dans le cas, par exemple, où l'orateur reprochant à quelqu'un la somptuosité de ses vêtements, lui dirait : « Vous m'étalez vos richesses, vous m'éblouissez de votre opulence. » La même figure emploie aussi le singulier pour le pluriel : « Le Carthaginois a reçu des secours de l'Espagnol, et du farouche Gaulois ; il n'est pas en Italie même un seul Romain qui n'ait ressenti l'effet de cette alliance. » Ailleurs, elle prend le pluriel pour le singulier; par exemple : « Une affreuse calamité remplissait tous les coeurs de chagrin; les poitrines respiraient avec peine sous le poids de l'angoisse. » Dans l'exemple précédent, on voulait dire les Espagnols, les Gaulois, les Romains; ici, le coeur, la poitrine. Le singulier donne de l'élégance; le pluriel ajoute de l'énergie. La Catachrèse est une figure qui, par une sorte d'abus, substitue au mot propre un autre mot qui en approche pour le sens. Par exemple : « Vires hominis breves sunt; parva statura; lonqum in homme consilium; oratio magna; uti pauco sermone. » Il est facile de voir que c'est par un abus de langage que l'on a emprunté des mots d'une signification différente, mais voisine de celle qu'on veut exprimer. [4,34] XXXIV. La Métaphore transporte un mot de son sens propre à un autre sens qui paraît lui convenir par comparaison. On s'en sert pour mettre en quelque sorte la chose sous les yeux. Par exemple : « Ce bruit de guerre éveilla tout à coup l'Italie épouvantée. » Pour rendre la pensée plus concise : « L'arrivée subite de d'armée éteignit aussitôt le feu qui s'était allumé dans Rome. » Pour éviter de dire une chose obscène: « Celui dont la mère fait chaque jour un nouveau mariage. » Pour amplifier : « Il n'y a pas de gémissement, pas d'infortune qui ait pu apaiser la colère de ce barbare, ni assouvir son horrible cruauté. » Ou, pour diminuer : « Il se vante d'avoir été d'un grand secours, parce que, dans les circonstances difficiles, il a aidé d'un faible souffle la marche de notre navire. » Pour orner le style : « Les vertus des gens de bien feront reverdir un jour le tronc de l'État, que les crimes des méchants ont desséché. » Il faut mettre de la réserve dans la métaphore; le rapport sur lequel elle se fonde doit être assez marqué, pour qu'on ne puisse y critiquer ni mauvais goût, ni témérité, ni prétention. La Permutation consiste à donner à la pensée un sens différent de celui des mots. Elle prend trois formes; celle d'une ressemblance, celle d'une invective, celle d'une opposition. Elle se présente sous la forme d'une ressemblance, lorsqu'on se sert d'une ou de plusieurs métaphores simples : par exemple : « Si les chiens font l'office de loups, à quelle garde confierons-nous les troupeaux? » Celle d'une invective, lorsque la comparaison est prise d'une personne, d'un lieu ou d'un objet quelconque, pour exagérer ou pour affaiblir : « Comme si vous appeliez Drusus, Gracchus, un Numitor suranné. » Celle d'une opposition, si vous donnez par ironie le nom d'économe et de sage à un homme prodigue et débauché. Dans ce dernier exemple, pris d'une opposition, et dans le premier, pris d'une comparaison, l'invective naît de la permutation. Dans la comparaison, par exemple : « Que dit ce roi, notre Agamemnon, ou plutôt, tant est grande sa barbarie, notre Atrée? » Dans l'opposition : « Appelez un Énée le scélérat qui aura frappé son père, un Hippolyte l'homme intempérant et adultère. » Voilà à peu près ce que nous avions a dire sur les figures de mots; nous allons nous occuper à présent des figures de pensées. [4,35] XXXV. La Distribution est une figure par laquelle on établit dans certains cas une division de personnes ou de choses, comme dans ces exemples : « Ceux d'entre vous, juges, qui ont de l'affection pour le sénat, doivent détester cet homme, puisqu'il s'est toujours montré l'ennemi le plus passionné du sénat. Ceux qui désirent que l'ordre équestre brille dans Rome d'un vif éclat, doivent demander le sévère châtiment d'un misérable dont la honte souillerait d'une tache de mépris cette classe honorable. Vous tous qui avez des parents, montrez par son supplice que vous êtes sans pitié pour les fils sacrilèges. Vous qui avez des enfants, montrez-leur par un exemple quels châtiments Rome tient en réserve pour des hommes tels que lui. » - « C'est le devoir du sénat d'aider la république de ses conseils; c'est le devoir des magistrats d'exécuter avec zèle et fidélité la volonté des sénateurs : c'est le devoir du peuple, de donner son approbation et ses suffrages aux meilleures lois, et aux citoyens les plus dignes. - L'accusateur a pour office de dénoncer les crimes; le défenseur, de les combattre et de les réfuter; le témoin de dire ce qu'il sait ou ce qu'il a entendu; le président de contenir chacun d'eux dans les bornes de son devoir. C'est pourquoi, L. Cassius, si vous souffrez qu'un témoin aille au delà de ce qu'il sait, on de ce qu'il a entendu, et fasse part de ses conjectures, vous confondrez ses droits avec ceux de l'accusateur, vous encouragerez la cupidité d'un témoin criminel, vous mettrez l'accusé dans la nécessité de se défendre contre deux accusations. » Cette figure féconde le discours, car elle comprend beaucoup en peu de mots, et en donnant à chaque chose son emploi, elle divise et distingue toutes les parties du tout. [4,36] XXXVI. La Licence est une figure où l'orateur, sans offenser ceux qu'il doit respecter ou craindre, ni ceux qui leur sont chers, use de son droit pour leur reprocher des fautes qu'il se croit fondé à relever. Par exemple : « Vous vous étonnez, Romains, que vos intérêts soient abandonnés par tout le monde; que personne n'embrasse votre cause, et ne se déclare votre défenseur? Ne vous en prenez qu'à vous-mêmes, et cessez d'en être surpris. Comment, en effet, chacun ne devrait-il pas vous fuir et vous éviter? Souvenez-vous de ceux qui nous ont porté secours; rappelez-vous leur dévouement; et considérez ensuite comment ils en ont été récompensés. Alors vous reconnaîtrez, pour vous parler sans détour, que votre insouciance, ou plutôt votre lâcheté les a laissé massacrer sous vos yeux ; tandis que leurs ennemis sont arrivés, par vos suffrages, au faite des honneurs.» Voici un autre exemple : « Juges, quel motif avez-vous eu pour hésiter à prononcer votre sentence, et pourquoi renvoyez-vous l'affaire à plus ample information? Les preuves du crime n'étaient-elles pas assez manifestes? Les dépositions des témoins ne les confirmaient-elles pas toutes? ses réponses n'ont-elles pas été d'une faiblesse puérile? avez-vous craint de passer pour des hommes cruels en condamnant le coupable dès la première audience? Mais en voulant échapper à un reproche qu'on aurait été bien loin de vous faire, vous avez mérité celui de faiblesse et de Iâcheté; vous avez laissé fondre sur vous et sur l'État les plus grandes calamités; et lorsque des maux plus affreux vous menacent, toujours nonchalants, vous hésitez, vous balancez encore. Le jour, vous attendez la nuit; la nuit, vous attendez le jour. Chaque instant vous apporte quelque nouvelle funeste; et vous laissez parmi vous, vous pourrissez dans votre sein l'artisan de tous vos maux ; vous retenez dans Rome, tant que vous le pouvez, le fléau de la patrie. » [4,37] XXXVII. Si la Licence paraît avoir trop d'aigreur dans cette forme, il y a plusieurs corrections qui en adoucissent l'effet : on peut, aussitôt après, ajouter ces paroles : « Je cherche ici votre vertu, je redemande en vain votre sagesse, je regrette votre prudence habituelle. » Par là, les impressions trop vives du reproche sont tempérées par celles de la louange; d'un côté, l'on prévient le mécontentement et la colère; de l'autre, on préserve d'une faute. Ces précautions n'ont pas moins de succès dans le discours que dans le commerce de l'amitié ; lorsqu'on les place à propos, elles ont le grand avantage d'empêcher l'auditeur de commettre une faute, et de montrer dans l'orateur une affection égale pour ceux qui l'écoutent et pour la vérité. Il y a une espèce de Licence, qui exige une plus grande habileté; c'est celle qui consiste à reprendre ceux qui nous écoutent, de la manière dont ils veulent qu'on les reprenne; ou à paraître craindre qu'on ne reçoive mal ce que nous savons bien qu'ils écouteront avec plaisir; et toutefois à déclarer que les intérêts de la vérité nous forcent à parler. Exemple du premier cas : « Vous êtes, Romains, d'un caractère trop simple et trop facile; vous avez trop de confiance au premier venu, vous croyez que chacun s'efforce de tenir fidèlement les promesses qu'il vous a faites. Vous vous trompez, et vous laissez abuser depuis longtemps par de fausses espérances. C'est un excès de bonté qui vous a fait demander aux autres, ce qu'il était en votre pouvoir de faire, au lieu de ne vous en rapporter qu'à vous-mêmes. » Exemple du second cas : « Juges, cet homme fut mon ami, mais cette amitié, je dois le dire au risque de vous déplaire, c'est vous qui en avez brisé les noeuds, comment? c'est que, jaloux de conserver votre approbation j'ai mieux aimé avoir pour ennemi que pour ami celui qui se déclarait contre vous. » Cette figure, appelée Licence, peut donc être traitée de deux manières, comme nous venons de le voir; ou par le reproche, dont la louange adoucira l'aigreur; ou par cette sorte de détour dont nous venons de donner des exemples, et qui dispense d'adoucir les expressions, puisque, sous le voile de la Licence, ce n'est qu'un moyen de se prêter aux dispositions de l'auditeur. [4,38] XXXVIII. La Diminution s'emploie lorsque l'orateur est forcé de parler de l'heureux naturel, des avantages, des talents qui lui sont propres ou qui distinguent ses clients. Alors, pour ne pas en faire une vaine parade, il se sert d'expressions qui atténuent l'éloge; par exemple : « J'ai le droit de le dire, juges, je me suis efforcé, par mon zèle et par mon travail, de ne pas être le moins instruit de mes concitoyens dans l'art militaire. » Si l'orateur avait dit, le plus instruit de tous, eût-il dit vrai, on l'aurait accusé d'arrogance. De cette manière, au contraire, il a dit ce qu'il fallait pour éviter le reproche d'orgueil, et pour se rendre recommandable. - Autre exemple : « Est-ce donc l'avarice ou le besoin qui l'a poussé vers le crime? L'avarice! mais il s'est montré prodigue envers ses amis; et cette libéralité ne s'allie point à l'avarice. La pauvreté! mais son père (je ne veux rien exagérer) ne lui a pas laissé un mince héritage. » Ici l'orateur évite encore de dire un riche ou un très riche héritage. Telle est la précaution que nous devrons prendre quand nous aurons à parler de nos avantages ou de ceux dont nous défendrons la cause. Car ces éloges qui blessent dans le commerce de la vie, ne sont pas moins odieux dans le discours, si l'on n'y met pas de la discrétion. Dans la société, l'on évite de déplaire par la circonspection; dans le discours, on se met à l'abri de l'envie par la mesure. [4,39] XXXIX. On appelle Description une figure qui présente un tableau clair, frappant, énergique des circonstances et des suites d'un fait. Par exemple : « Si votre sentence, juges, rend cet homme à la liberté, aussitôt, semblable à un lion sorti de son antre, ou à une bête farouche qui a brisé ses chaînes, il s'élancera dans la place publique, la parcourra dans tous les sens, aiguisant ses dents cruelles, attaquant toutes les fortunes; se jetant sur ses amis et sur ses ennemis, sur ceux qu'il connaît comme sur ceux qu'il ne connaît pas; ravissant la réputation des uns, menaçant la vie des autres, violant l'asile de nos maisons, portant le trouble dans toutes nos familles et le ravage dans la république entière! Chassez-le donc de Rome, juges, délivrez-nous de la frayeur qu'il nous inspire, songez enfin à votre propre salut. Car, si vous le renvoyez impuni, c'est une bête farouche et dévorante que vous déchaînez, croyez-moi, contre vous!... » Ou bien : « Si vous portez contre cet homme une sentence funeste, juges, vous ôtez la vie par un seul arrêt à un grand nombre de personnes. Un père accablé d'années, qui fondait sur la jeunesse de son fils toute l'espérance de sa vieillesse, n'aura plus de motifs qui le retiennent à la vie. Des enfants en bas âge, privés du secours de leur père, resteront exposés sans défense aux outrages et aux dédains des ennemis de leur famille. Toute une maison tombera sous le poids de cet horrible malheur; et aussitôt ses adversaires, fiers de cette palme sanglante, de cette cruelle victoire, insulteront à sa misère, et la poursuivront sans pitié, en action et en paroles. » - Autre exemple : « Aucun de vous, Romains, n'ignore les malheurs qui fondent d'ordinaire sur une ville prise d'assaut. Ceux qui ont porté les armes, sont aussitôt cruellement égorgés; ceux à qui leur âge et leurs forces permettent de supporter le travail sont traînés en esclavage; ceux qui en sont incapables sont mis à mort; en même temps, les maisons sont incendiées par les vainqueurs; ils séparent ceux qu'avaient unis la nature ou les liens de l'amitié; les enfants sont arrachés des bras de leur famille; les uns sont égorgés sur le sein de leurs mères, les autres déshonorés sous leurs regards. Personne, juges, ne saurait reproduire fidèlement ce tableau; il n'y a pas de paroles qui puissent égaler de si grands malheurs. » Cette figure est propre à faire naître l'indignation on la pitié, lorsque toutes les suites d'un fait, ainsi rassemblées, forment une peinture frappante et rapide. [4,40] XL. La Division, séparant une pensée d'une autre, les complète toutes deux par la réponse qu'elle y joint; par exemple : « Pourquoi vous adresserais-je maintenant des reproches? si vous êtes un homme de bien, vous ne les avez pas mérités; si vous êtes un méchant, vous y serez insensible. - A quoi bon vous faire aujourd'hui valoir mes services? si vous vous les rappelez, ce récit vous fatiguerait; si vous les avez oubliés, mes paroles auront-elles plus d'effet que mes actions? - Deux choses peuvent pousser les hommes à chercher des gains illégitimes; la misère et l'avarice. Vous vous êtes fait connaître pour un avare dans votre partage avec votre frère, et nous vous voyons maintenant dans le dénuement et l'indigence. Comment donc nous prouver qu'il n'y avait pour vous aucun motif de commettre le crime? » Il faut distinguer cette division de celle qui forme la troisième partie de la composition oratoire, et dont nous avons parlé dans le premier Livre à la suite de la narration. L'une fait l'énumération ou l'exposition des choses qui doivent entrer dans le discours; l'autre se développe à l'instant, et en détachant du discours deux ou plusieurs parties dont elle tire la conclusion, elle remplit le rôle d'une figure d'ornement. L'Accumulation rassemble les arguments épars dans toute la cause, pour donner plus de poids, plus de véhémence à l'accusation, et la rendre plus accablante. Ainsi : « De quel vice est-il exempt? Pour quel motif, juges, voudriez-vous l'absoudre? Il a trahi son propre honneur et porté atteinte à celui des autres; nous l'avons vu avide, intempérant, audacieux, superbe; impie envers ses parents, ingrat envers ses amis, dédaigneux pour ses égaux, cruel avec ses inférieurs, insupportable enfin à tout le monde! » [4,41] XLI. Il y a une accumulation du même genre, très utile dans les questions de fait, au moyen de laquelle on rapproche des soupçons qui, séparés, sont légers et faibles; rassemblés, rendent le fait non plus douteux, mais évident. Par exemple : « Veuillez, juges, veuillez considérer, non pas séparément, les indices dont j'ai parlé, mais les réunir et n'en former qu'un faisceau; vous y trouverez la preuve que l'accusé trouvait un avantage à la mort de cet homme ; que sa vie est pleine d'infamies, qu'il aime l'argent, qu'il a dissipé son patrimoine, et que ce crime n'a pu profiter qu'à lui seul; que personne ne pouvait le commettre aussi facilement, et que lui-même ne pouvait s'y prendre d'une façon plus propre à le faire réussir; qu'il n'a rien oublié de ce qui pouvait être nécessaire pour un assassinat; qu'il n'a rien fait de ce qui n'y pouvait pas servir; le lieu était le mieux choisi pour l'attaque; l'occasion la plus favorable, le moment le plus propice, le temps le plus long qu'il a fallu. Il avait l'espoir le plus fondé d'exécuter le crime sans être découvert. Ajoutez qu'avant l'assassinat, il a été vu seul sur le lieu même qui en a été le théâtre; à l'instant même du meurtre, la voix de la victime a été entendue; le jour de cette scène tragique, il est prouvé qu'il est rentré dans sa maison bien avant dans la nuit; le lendemain il a hésité, il s'est contredit en parlant de cette mort; toutes ces circonstances résultent en partie des dépositions des témoins, en partie de la question et des preuves, et de la rumeur publique qui, appuyée de preuves, doit être l'expression de la vérité. C'est à vous, juges, de les réunir pour arriver à la certitude du crime, et non pas à des conjectures. Car le hasard peut faire tourner une ou deux circonstances contre l'accusé; mais lorsqu'elles s'accordent toutes depuis la première jusqu'à la dernière, il est impossible que ce soit là l'ouvrage du hasard. » Cette figure a de la véhémence, et l'emploi en est presque toujours nécessaire dans les causes conjecturales; on peut aussi s'en servir quelquefois dans les autres genres, et dans toutes sortes de discours. [4,42] XLII. L'Exposition, est une figure au moyen de laquelle on s'arrête sur la même pensée, tout en ayant l'air d'en exprimer de nouvelles. Elle se présente sous deux formes, suivant que l'on répète en effet la même chose, où que l'on parle de la même manière. On répète la même chose, non pas de la même manière (car ce serait fatiguer l'auditeur, et non pas polir le discours), mais avec des changements. Ces changements se font dans les expressions, ou dans le débit, ou dans le tour de la phrase. On change la pensée par l'expression, lorsqu'après avoir dit une chose, on la reproduit une ou plusieurs fois dans des termes équivalents; par exemple : « Il n'est pas de si grand péril, auquel le sage ne consente à s'exposer pour le salut de la patrie. Toutes les fois qu'il s'agira d'assurer le salut de ses concitoyens, l'homme doué de nobles sentiments ne pensera pas à refuser le sacrifice de ses jours pour la fortune de l'État; il persistera dans sa résolution de prouver son attachement à son pays, quelques dangers qui le menacent lui-même. » On changera la pensée par la prononciation, si, dans le ton simple, ou dans le ton véhément, ou dans toute autre modification de la voix et du geste, à mesure que l'on change l'expression de la pensée, on change aussi d'une façon très marquée le débit. Il n'est pas facile de tracer des règles à cet égard; mais la chose se comprend bien, et n'a pas besoin d'exemples. La troisième espèce de changement consiste dans le tour de la phrase, à laquelle on peut donner la forme du dialogisme ou celle de l'interrogation. [4,43] XLIII. Le Dialogisme, dont nous parlerons tout à l'heure avec plus de détail, et qu'il suffit maintenant, pour notre objet, de faire connaître en peu de mots, est une figure qui introduit le raisonnement qu'a du se faire à elle-même la personne dont on parle. Pour la mieux faire comprendre, je reviendrai à l'exemple précédent : « Le sage qui croira devoir braver tous les dangers pour le bien de la république, se dira souvent à lui-même : « Ce n'est pas pour moi seul que je suis né, c'est bien plus encore pour ma patrie. Cette vie dont le destin disposerait, ne vaut-il pas mieux en faire le sacrifice à ma patrie? Ma patrie m'a nourri, elle m'a fait vivre jusqu'à présent sous son honorable protection; elle a garanti mes intérêts par des lois sages, de bonnes moeurs, d'excellentes institutions. Puis-je lui en témoigner assez de reconnaissance pour tant de bienfaits? C'est parce que le sage se fait ce raisonnement, que souvent, dans les dangers de la république, j'ai affronté moi-même tous les périls. » On varie aussi la pensée par le ton de la phrase, en lui donnant la forme de l'interrogation, lorsque nous paraissons assez vivement émus nous-mêmes pour émouvoir les autres. Par exemple : « Quel est l'homme assez dépourvu de sentiments, dont l'âme soit assez rétrécie par l'envie, pour ne pas se faire un plaisir de combler d'éloges et de regarder comme le plus sage des hommes, celui qui, pour le salut de la patrie, pour la conservation des citoyens, pour les destinées publiques, s'expose courageusement aux plus grands dangers, et s'y précipite avec plaisir? Quant à moi, je ne puis réussir à louer un tel homme autant que je le voudrais, et je suis sûr que vous ressentez tous la même impuissance. » On peut donc dire la même chose de trois manières différentes; l'expression, la prononciation, le tour de la phrase; ce dernier sous la forme du dialogisme ou de l'interrogation. Mais quand on veut parler de la même chose, il y a d'autres moyens de varier le discours. Lorsque nous aurons exposé simplement notre pensée, nous pourrons l'appuyer d'une preuve; puis, sans donner, ou en donnant de nouvelles raisons, prononcer une sentence, et la faire suivre des contraires (ce dont nous avons parlé dans les figures de mots). Nous emploierons ensuite la similitude et l'exemple, dont nous développerons les règles à leur tour; et enfin la conclusion, sur laquelle nous avons donné, dans le second Livre, tous les détails nécessaires, en faisant voir comment il fallait conclure une argumentation. Nous avons dit dans ce Livre même de quelle nature est la figure de mots que l'on nomme la Conclusion. [4,44] XLIV. L'Exposition peut donc recevoir un grand ornement de la réunion des figures de mots et de pensées; elle peut d'ailleurs avoir sept parties. Mais je ne sortirai pas de mon précédent exemple, afin de vous faire voir avec quelle facilité une idée simple se multiplie au moyen des préceptes de l'art : « Le sage ne reculera devant aucun danger pour le service de la république, parce qu'il est arrivé souvent que celui qui n'a pas voulu donner sa vie pour elle, a péri avec elle. Et puisque c'est de la patrie que nous avons reçu tous les biens que nous possédons, aucun sacrifice qui peut lui profiter ne doit nous paraître pénible. C'est donc une folie de fuir devant le danger auquel la patrie nous appelle, car on n'évite pas les maux qu'on a redoutés, et l'on fait preuve d'ingratitude. Mais ceux qui s'associent aux périls de la patrie, méritent le nom de sages; ils rendent à la république l'hommage qu'ils lui doivent; et aiment mieux mourir pour tous que de mourir avec tous. Ne serait-il pas souverainement injuste en effet, de rendre à la nature, qui vous l'arrache, cette vie qu'elle ne vous a donnée que pour la mettre au service de la patrie, et de la refuser à la patrie, qui vous la demande? Quand vous pouvez mourir pour la république, avec courage et avec gloire, vous aimeriez mieux devoir à votre lâcheté une vie ignominieuse! Vous consentiriez à vous exposer, pour vos amis, pour vos parents, pour tous ceux qui vous sont chers, et vous refusez ce sacrifice à la république, qui renferme tous les objets de vos affections et à laquelle appartient ce nom sacré de patrie ! Si l'on doit mépriser celui qui, dans une traversée, aimerait mieux sauver sa vie que le vaisseau lui-même, il ne faut pas moins blâmer celui qui, dans les périls de l'État, songe plus à son salut qu'au salut commun. Quand le vaisseau périt, encore parvient-on souvent à échapper au naufrage; mais quand la tempête engloutit la république, personne n'échappe à sa fureur. C'est ce que Décius avait bien compris, lorsqu'il se dévoua pour les légions, et se précipita au milieu des ennemis. Sa vie fut sacrifiée, mais non pas perdue; il racheta au prix de ce bien périssable et fragile quelque chose de durable et de grand. Il donna ses jours, et reçut sa patrie en échange; s'il perdit l'existence, il trouva la gloire; et cette gloire, transmise par les siècles, brille chaque jour davantage en vieillissant. Si donc la raison nous démontre, qu'il faut nous exposer aux dangers pour le service de la patrie; si les exemples nous le prouvent, nous devons regarder comme sages ceux qui n'en redoutent aucun, lorsqu'il y va du salut de leur pays. » Telles sont les différentes manières de traiter de l'Exposition : nous nous y sommes arrêtés longtemps et nous avons développé longuement cette matière, d'abord parce qu'elle donne à notre cause beaucoup de force et d'éclat, ensuite parce que c'est l'exercice qui peut nous perfectionner le plus dans l'élocution. Il sera donc convenable d'en employer toutes les ressources dans nos déclamations particulières; et de nous en servir dans nos discours véritables pour orner l'argumentation, dont nous avons donné les règles dans le second Livre. [4,45] XLV. La Commoration s'arrête longtemps sur le point essentiel qui fait le fond de la cause, et y revient souvent: l'emploi en est avantageux, et les bons orateurs y ont surtout recours. Car il n'est pas au pouvoir de l'auditeur de distraire son attention d'une pensée qui se présente si forte. Nous ne pouvons pas donner un exemple bien précis de cette espèce de figure, parce qu'elle ne forme pas une partie distincte dans la composition; ce n'est point un membre séparé, c'est plutôt le sang qui circule dans le corps entier du discours. L'Antithèse met les contraires en regard. Elle consiste ou dans les mots, comme nous l'avons vu; par exemple : « Si vous vous montrez clément envers vos ennemis, et inexorable envers vos amis. » Ou dans les pensées, comme : « Vous déplorez ses infortunes ; lui se réjouit du malheur de la république. Vous vous défiez de vos ressources; lui n'en a que plus de confiance « dans ses seuls moyens. » La différence entre ces deux antithèses, c'est que l'une consiste dans une rapide opposition de mots; l'autre, dans la comparaison entre des pensées contraires. La Similitude est une figure qui applique à une chose un trait appartenant à une chose contraire. On s'en sert ou pour orner, ou pour prouver, ou pour éclaircir la pensée, ou pour la mettre sous les yeux. Et comme on l'emploie dans quatre circonstances, on en distingue aussi quatre espèces, qui se font par les contraires, par la négation, par un rapprochement ou succinct ou détaillé. Nous allons donner des exemples de chacune de ces espèces de similitude. [4,46] XLVI. La similitude par les contraires ne sert qu'à l'ornement. « Ce n'est pas comme dans les jeux où l'athlète qui prend le flambeau ardent, est plus agile à la course que celui dont il le reçoit; le nouveau général qui prend le commandement d'une armée ne vaut pas celui qui se retire. En effet, le coureur est fatigué quand il remet le flambeau à son successeur qui a toutes ses forces; ici, c'est un général expérimenté qui confie son armée à un général sans expérience. » Cette pensée pouvait être rendue d'une manière assez claire et assez évidente, en supprimant la similitude; on pouvait dire : « Les généraux qui prennent le commandement d'une armée sont moins bons d'ordinaire que ceux qu'ils remplacent. » Mais on fait usage de la similitude pour orner le style, et lui donner plus d'éclat. C'est ici une similitude par les contraires; car cette similitude consiste à trouver une chose, différente de celle qu'on montre véritable, comme nous l'avons vu tout à l'heure, dans l'exemple pris des coureurs. On emploie la similitude par négation, comme moyen de preuve. Par exemple : « Ni un cheval indompté, malgré ses bonnes qualités naturelles, ne peut rendre les services que l'on attend d'un cheval; ni un homme ignorant, quel que soit son esprit, ne peut arriver à un vrai mérite.» La comparaison sert ici de preuve à la chose; car il devient plus vraisemblable que le mérite ne peut s'acquérir sans la science, si l'on admet qu'un cheval même ne peut être utile s'il n'est pas dompté. Cette espèce de similitude est donc employée comme preuve; c'est la similitude par négation. Elle est facile à reconnaître dès le premier mot de la phrase. [4,47] XLVII. On se sert de la similitude par un rapprochement succinct, quand on veut rendre sa pensée plus claire; par exemple : « Dans le commerce de l'amitié, il ne faut pas, comme dans le combat de la course, ne faire que les efforts indispensables pour parvenir au but; il faut employer son zèle et ses forces pour le dépasser. » Cette similitude a pour objet de rendre plus évidente l'erreur de ceux qui prétendraient, par exemple, que l'on a tort de prendre soin des enfants d'un ami quand ils ont perdu leur père : car elle montre que si un coureur n'a besoin que du degré de vitesse nécessaire, pour arriver jusqu'au but, un ami doit avoir assez de tendresse pour en donner encore des témoignages à celui qui en est l'objet, même lorsqu'il ne peut plus en jouir. C'est une similitude abrégée. Ici en effet, la comparaison n'est pas, comme dans les autres similitudes, détachée de la pensée qu'elle complète, mais elle s'y trouve réunie et confondue. Quand on veut mettre une chose sous les yeux, on emploie la similitude développée; par exemple : « Voici un joueur de cithare qui s'avance couvert d'habits somptueux; sa robe est tissue d'or; sa chlamyde, bordée de pourpre, est nuancée de mille couleurs; il porte une couronne d'or étincelante de belles et brillantes pierreries; il tient à la main un instrument enrichi d'or et d'ivoire; son extérieur, sa beauté, sa taille le distinguent encore. Au milieu de l'attente excitée par tout cet appareil, dans le profond silence qui s'est fait tout à coup, s'il arrive que cet homme ne fait entendre qu'une voix criarde, accompagnée du geste le plus trivial, il sera chassé avec d'autant plus de dérision et de mépris, qu'il avait affiché plus d'éclat et causé plus d'impatience. De même, si un homme d'une haute naissance, d'une opulence extrême, comblé de tous les dons de la fortune et de tous les avantages de la nature, a négligé la vertu et les arts qui en tracent la route; plus la possession de tant de brillants avantages l'aura rendu célèbre, et aura fait naître l'attente, plus il sera couvert de ridicule et de mépris, et chassé honteusement de la société des gens de bien. » Ce genre de similitude, en nous présentant le parallèle ainsi détaillé de l'ignorance de l'un, et de la sottise de l'autre, met la chose sous les yeux de tout le monde. On la nomme similitude de détails, parce que, la comparaison une fois établie, toutes les parties se correspondent. [4,48] XLVIII. Dans les similitudes, il faut avoir grand soin de n'employer que les termes les plus propres à bien faire ressortir, par leur ressemblance, la conformité de l'objet pris pour terme de comparaison, avec celui qu'on y veut rapporter. Par exemple : « De même que les hirondelles nous arrivent avec la belle saison, et s'envolent aux atteintes du froid; » nous suivons la même figure et nous disons par métaphore : « ainsi les faux amis nous arrivent quand le ciel est serein, et s'envolent tous au premier souffle rigoureux de la fortune. » Il sera facile à l'orateur de trouver des similitudes, si son imagination se représente souvent les êtres animés et inanimés, muets et doués de la parole, féroces et apprivoisés; tout ce qui peuple la terre, le ciel et les eaux; les ouvrages de l'homme, du hasard, de la nature; ce qui est ordinaire ou merveilleux : s'il cherche dans tout cela des similitudes qui puissent rendre la pensée plus élégante, plus instructive, plus frappante, la mettre enfin sous les yeux. Il n'est pas nécessaire en effet que la similitude s'étende à toutes les parties d'un objet; il suffit qu'elle soit exacte au point de vue qu'on choisit. [4,49] XLIX. L'Exemple est l'exposition d'un fait ou d'une parole dont on peut nommer l'auteur véritable. On l'emploie par les mêmes motifs que la similitude. Il orne la pensée, lorsqu'on ne veut pas le faire servir à autre chose qu'à l'élégance. Il la rend plus claire, en ce qu'il jette plus de jour sur ce qui était obscur : plus probable, en ce qu'il ajoute à la vraisemblance; enfin il met la chose devant les yeux, parce qu'il en exprime les circonstances avec tant de clarté, qu'il la fait, pour ainsi dire, toucher au doigt. Nous aurions accompagné cette définition d'un exemple de chaque espèce, si nous n'avions déjà fait voir, à propos de l'exposition, en quoi consiste l'exemple, et indiqué, dans la similitude, quels sont les motifs qui le doivent faire employer. Nous n'avons donc voulu cette fois, ni en dire trop peu, dans la crainte de n'être pas compris, ni nous y étendre plus longuement, l'ayant fait assez comprendre. L'Image est le rapport d'un objet avec un autre, exprimé par une espèce de similitude. On s'en sert pour l'éloge, ou pour le blâme. Pour l'éloge, comme dans cet exemple : « Il marchait au combat, avec la force du taureau le plus fougueux, et l'impétuosité du lion le plus terrible. » Pour le blâme, et dans l'intention d'exciter la haine, l'envie ou le mépris; la haine, par exemple : « Ce monstre se glisse tous les jours au milieu de la place publique, comme un dragon à la crête sanglante, aux dents aiguës, au regard empoisonné, à l'haleine fétide; il promène ses yeux çà et là, cherchant une victime sur laquelle il puisse souffler une partie de son venin, qu'il puisse déchirer de ses dents, couvrir de son écume. » Pour exciter l'envie, par exemple : « Cet homme qui vante ses richesses, courbé, accablé sous le poids de son or, crie et jure comme un prêtre phrygien ou comme un devin. » Pour exciter le mépris : « Ce malheureux, qui, semblable au limaçon, se cache dans sa coquille et y reste en silence, on l'emporte avec sa maison et on le mange. » Le Portrait consiste à représenter par les paroles l'extérieur d'une personne de manière à la faire reconnaître; par exemple : « Je parle, juges, de cet homme rouge, petit, courbé, aux cheveux blancs et crépus, aux yeux de hibou, qui a une grande cicatrice au menton : peut-être vous le rappellerez-vous. » Cette figure est très utile, quand on veut faire reconnaître quelqu'un; et très gracieuse, quand elle présente une peinture rapide et fidèle. [4,50] L. L'Éthopée décrit un caractère par certains traits, qui, semblables à des signes particuliers, sont le propre de sa nature. Voulez-vous peindre par exemple l'homme qui, sans être riche, s'en donne les apparences, vous direz : « Cet homme, juges, qui s'imagine qu'il est beau de passer pour riche, voyez d'abord de quel oeil il nous regarde. Ne semble-t-il pas vous dire : Je vous donnerais volontiers, si vous ne m'importuniez pas. Mais quand il tient son menton de la main gauche, il croit éblouir tous les yeux par l'éclat de sa pierre précieuse et la splendeur de l'or. Lorsqu'il appelle ce seul esclave, que je connais, et que je ne pense pas que vous connaissiez, il lui donne tantôt un nom, tantôt un autre. Holà! Sannion, lui dit-il, viens ici; veille à ce que ces barbares ne dérangent rien. Il veut faire croire aux étrangers que c'est un esclave choisi parmi tous les autres. Il lui dit ensuite à l'oreille de dresser les lits de la table, d'aller demander à son oncle un Éthiopien, pour l'accompagner aux bains, ou de faire placer devant sa porte un cheval de prix, ou de préparer enfin quelque fragile simulacre de sa fausse gloire. Ensuite il crie à haute voix, pour que tout le monde l'entende : Fais en sorte que l'argent soit compté soigneusement avant la nuit, si cela est possible. L'esclave, qui connaît déjà le caractère de notre homme, lui répond : Il faut envoyer plusieurs esclaves, si vous voulez que toute cette somme soit apportée chez vous dans la journée. - Eh bien ! va, reprend celui-ci ; emmène avec toi Libanius et Sosie. - Je vais le faire. - Une autre fois, il voit par hasard venir à lui des étrangers qui l'ont accueilli magnifiquement pendant ses voyages. Quoique cette rencontre le trouble, il ne sort pas pour cela de son caractère. Vous faites bien de venir, leur dit-il, mais vous auriez mieux fait d'aller tout droit chez moi. Nous n'y aurions pas manqué, répondent les étrangers, si nous avions connu votre demeure. - Mais il était facile de vous la faire indiquer par le premier venu. - Venez, au reste, avec moi. Ceux-ci le suivent. Chemin faisant toute sa conversation accuse sa vanité; il demande en quel état est la moisson, disant qu'il ne peut aller dans ses terres, parce que ses maisons de campagne ont été brûlées, et qu'il n'ose pas encore les faire rebâtir : j'ai cependant commencé, ajoute-t-il, à faire cette folie dans mon bien de Tusculum; je reconstruis sur les anciens fondements. » [4,51] LI. « Tout en parlant de la sorte, il les amène dans une maison où doit avoir lieu ce jour-là même un banquet. Il en connaît le maître et y fait entrer les étrangers. C'est ici ma demeure, leur dit-il. Il voit l'argenterie sur la table, les lits préparés; il en témoigne sa satisfaction. Un petit esclave s'avance, et lui dit tout bas que son maître va paraître, qu'il faut que nous nous retirions, mes amis, suivez-moi; mon frère arrive de Salerne, je vais à sa rencontre; revenez ici dix heures. Les étrangers sortent; lui va se renfermer à la hâte dans sa maison. Les autres reviennent à l'heure qu'on leur a fixée, ils le demandent, ils apprennent alors à qui appartient la maison, et se retirent pleins de confusion dans une hôtellerie. Le lendemain ils aperçoivent leur hôte, lui racontent leur aventure, et se plaignent et l'accusent. Il répond que c'est la ressemblance des lieux qui les a trompés, qu'ils ont pris une rue pour l'autre; qu'il s'est rendu malade à les attendre une grande partie de la nuit. Dans l'intervalle, il a chargé Sannion de réunir de la vaisselle, des tapis, des esclaves. L'esclave qui ne manque pas d'intelligence, s'est vite et bien acquitté de la commission. Notre faux riche conduit les étrangers chez lui; il leur dit qu'il a prêté son palais à un de ses amis pour y célébrer des noces. Son esclave l'avertit qu'on réclame l'argenterie. Celui qui l'avait prêtée n'était pas tranquille. Comment, s'écrie celui-ci, je lui ai prêté ma maison, mes esclaves, et il veut encore ma vaisselle? Eh bien! quoique je reçoive moi-même, qu'il l'emporte : la vaisselle de Samos nous suffira. Pourquoi vous raconter ce qu'il fait ensuite? Un homme de ce caractère fait chaque jour tant de choses par ostentation et par vanité, qu'une année suffirait à peine pour les redire. » Ces éthopées qui décrivent les traits distinctifs de chaque caractère, répandent un grand charme dans le discours. On peut mettre aussi sous les yeux toutes les natures particulières : celle du glorieux, comme nous venons de le faire; celle de l'envieux, du lâche, de l'avare, de l'ambitieux, de l'amoureux, du débauché, du fripon, du délateur. Cette figure peut mettre en évidence la passion dominante de chacun. [4,52] LII. Le Dialogisme est une figure par laquelle on met dans la bouche d'une personne un discours convenable à sa situation. Par exemple : « Lorsque la ville regorgeait de soldats, et que tous les habitants saisis de crainte se tenaient cachés dans leurs maisons, cet homme paraît en habit de guerre, l'épée au côté, le javelot à la main. Cinq jeunes gens armés comme lui marchent à sa suite. Il se précipite dans la maison, et s'écrie d'une voix formidable : Où est l'heureux mortel, maître de ces lieux? Que ne se présente-t-il à l'instant devant moi ? d'où vient ce silence? Tout le monde est muet de frayeur; seule, l'épouse de cet infortuné, baignée de larmes, se jette aux pieds du vainqueur : Épargnez-nous, lui dit-elle ; au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, prenez pitié de nous; ne frappez pas des gens à demi morts; soyez compatissant dans la fortune; nous aussi nous avons été heureux; songez que vous êtes homme. Mais celui-ci : Livre-moi ton époux et cesse de me fatiguer les oreilles par tes lamentations. Il ne m'échappera pas. On annonce au mari que sa maison est envahie par un homme qui la fait retentir de menaces de mort. A cette nouvelle : Gorgias, dit-il, fidèle serviteur de mes enfants, cachez-les, protégez-les, faites qu'ils puissent arriver à l'adolescence. Il avait à peine achevé, que son ennemi lui adressant la parole : Tu as l'audace de me faire attendre? Ma voix ne t'a pas anéanti? Viens assouvir ma haine; viens, que ma colère se rassasie de ton sang. Le vieillard faisant un noble effort : Je craignais, dit-il, d'être complètement vaincu; mais je le vois, tu ne veux pas paraître avec moi devant les tribunaux, où la défaite est honteuse et le triomphe honorable; tu veux me tuer. Eh bien ! je périrai assassiné, mais non pas vaincu. Quoi! réplique le barbare, à ton heure dernière, tu parles encore par sentences ? et tu ne veux pas supplier celui qui l'emporte sur toi? Hélas! il vous implore, il vous supplie, s'écrie la femme; laissez-vous émouvoir : et vous, mon époux, au nom des dieux, embrassez ses genoux. Il est votre maître, il vous a vaincu, c'est à vous de vous vaincre vous-même. - Pourquoi ne pas mettre fin, chère épouse, à des discours indignes de moi? N'ajoutez pas un mot, et songez à votre devoir. Et toi, que tardes-tu à m'arracher la vie, et à te condamner par ce meurtre à toute une carrière de crimes? Le vainqueur repousse la femme qui continuait de gémir; et comme le père de famille allait prononcer encore quelques mots dignes de son courage, il lui plonge son épée dans le sein. » Je crois que, dans cet exemple, on a donné à chacun un langage convenable, ce qu'il faut avoir soin de faire dans cette figure. Il y a encore des dialogismes par induction. Ainsi : « Que devons-nous penser que l'on dise, si vous portez ce jugement? Tout le monde ne dirait-il pas, etc. » Et l'on suppose ensuite le discours. [4,53] LIII. La Prosopopée est une figure par laquelle on met en scène une personne absente, et l'on donne un langage ou une forme aux choses muettes, aux êtres abstraits, en les faisant parler ou agir d'une façon convenable. Par exemple : « Si notre Rome invincible élevait la voix, ne vous dirait-elle pas : Malgré ces nombreux trophées qui font ma gloire, malgré les triomphes éclatants qui m'enrichissent, malgré les victoires dont l'éclat m'enorgueillit, ô citoyens, vos séditions vont me perdre. Moi que les ruses de la perfide Carthage, les forces éprouvées de Numance, le génie et la science de Corinthe n'ont pu ébranler, souffrirez-vous que je sois détruite aujourd'hui et foulée aux pieds par les plus méprisables des hommes? » - Ou bien : « Si L. Brutus revenait à la vie, et qu'il parût devant vous, ne vous adresserait-il pas ce langage? Moi, j'ai chassé les rois; vous, vous introduisez les tyrans : moi, je vous ai donné la liberté, que vous ne connaissiez pas; vous, qui la possédez maintenant, vous ne voulez pas la conserver : moi, j'ai délivré ma patrie au péril de mes jours, et vous, qui pourriez être libres sans danger, vous n'en prenez aucun souci. » Cette figure, quoiqu'elle ne donne la parole qu'aux choses muettes et inanimées, n'en est pas moins d'un emploi très utile dans les différentes parties de l'amplification, et dans les morceaux où l'on veut exciter la pitié. [4,54] LIV. La Signification laisse plus à entendre qu'elle n'exprime réellement. On se sert alors d'une exagération, d'une ambiguïté, d'une conséquence, d'une réticence ou d'une similitude. D'une exagération, lorsqu'on va au delà de la vérité, pour donner de la force à un soupçon; par exemple : « Cet homme ne s'est pas même, en si peu de temps, réservé d'un si grand patrimoine une tuile pour demander du feu. » D'une ambiguïté, lorsqu'une expression peut être prise en deux ou en plusieurs sens, mais ne l'est réellement que dans celui que l'orateur veut y donner; par exemple, si l'on dit d'un homme qui a recueilli un grand nombre d'héritages : « Regardez, vous qui savez si bien voir ». Autant il faut éviter les équivoques qui rendent le style obscur, autant il faut rechercher celles qui le rendent piquant. On en trouvera facilement, si l'on connaît et si l'on se représente les significations douteuses ou multiples d'un même mot. Cette figure se fait par conséquence, si, de ce que nous disons, on en conclut ce que nous ne disons pas : par exemple en s'adressant au fils d'un charcutier : « Taisez-vous, vous dont le père se mouchait avec le coude. » Elle se fait par réticence, quand on interrompt une phrase commencée, après en avoir dit assez pour laisser soupçonner le reste. Ainsi : « Lui, qui si beau et si jeune, a dernièrement, dans une maison étrangère.... Je ne veux pas en dire davantage. » Elle se fait par similitude, quand on cite un point de comparaison, sans y rien ajouter, mais de façon à ce que la pensée soit indiquée; par exemple : « Gardez-vous, Saturninus, de mettre trop de confiance dans l'empressement du peuple. Les Gracques sont morts sans vengeance. » Cette figure a tour à tour beaucoup d'agrément et beaucoup de noblesse; elle laisse à l'auditeur lui-même le soin de deviner ce que l'orateur ne dit pas. Le Laconisme n'emploie que les mots absolument nécessaires pour rendre la pensée. En voici des exemples : « Il prit Lemnos en passant; laissa une garnison ensuite dans Thasos, puis détruisit une ville en Bithynie; arrivé ensuite dans l'Hellespont, il s'empare aussitôt d'Abydos. -- Tout à l'heure consul, autrefois tribun, il devint ensuite le premier citoyen de Rome. - Il part alors pour l'Asie; on le déclare exilé comme ennemi publie; plus tard, il est nommé général, et enfin créé consul. » Cette figure renferme beaucoup de choses en peu de mots. Il faut donc l'employer souvent, lorsque le sujet n'exige pas un long discours, ou que le temps ne permet pas de s'arrêter. [4,55] LV. La Démonstration est une figure qui exprime les choses d'une manière si sensible, qu'on croit les avoir sous les yeux. On produit cet effet en rassemblant tout ce qui a précédé, suivi, accompagné l'action, ou en ne s'écartant jamais des suites qu'elle a entraînées, des circonstances qui l'ont marquée; par exemple : « Dès que Gracchus a remarqué l'hésitation du peuple, qui craignait qu'ébranlé lui-même par le décret du sénat il ne renonçât à ses projets, il convoque une assemblée publique. A ce moment, un citoyen, rempli de pensées criminelles, s'élance du temple de Jupiter, et le visage en sueur, l'oeil en feu, les cheveux hérissés, la toge relevée, se met à marcher plus vite avec ses complices. Un crieur demandait qu'on écoutât Gracchus : cet homme pressant du pied un des sièges, le brise, et ordonne aux autres d'en faire autant. Comme Gracchus commençait à implorer les dieux, ces furieux se précipitent sur lui ; de toutes parts on s'élance, et un homme du peuple s'écrie : Fuis, Tibérius, fuis. Ne vois-tu pas le sort qui t'attend; regarde. Alors la multitude inconstante, saisie d'une terreur subite, prend la fuite. L'assassin, écumant de rage, ne respirant que le crime et la cruauté, raidit son bras; et pendant que Gracchus doute encore, mais ne recule pas, il le frappe à la tempe. La victime, sans flétrir sa vertu par aucune plainte, tombe en silence. Le meurtrier, arrosé du sang infortuné de ce grand citoyen, promène ses regards autour de lui, comme s'il eût fait une belle action, présente gaiement sa main sacrilège à ceux qui le félicitent, et retourne au temple de Jupiter. » Cette figure est très utile dans les amplifications et dans les morceaux pathétiques, par ses narrations animées; car elle place toute l'action en scène, et nous en donne, pour ainsi dire, le spectacle. [4,56] LVI. Je viens de recueillir avec soin, mon cher Hérennius, tous les conseils propres à perfectionner l'élocution. Si vous vous y exercez avec zèle, vous pourrez donner à vos discours de la force, de la noblesse et de la grâce; vous parlerez en orateur, et vous ne revêtirez pas d'un langage vulgaire une invention sans fond et sans art. Il faudra maintenant nous surveiller l'un l'autre. Car il nous importe à tous deux d'atteindre à la perfection de l'art par une étude soutenue et des exercices fréquents. Beaucoup d'autres n'y parviennent pas, pour trois motifs principalement : c'est qu'ils n'ont personne avec qui il leur soit agréable de s'exercer, ou qu'ils se défient d'eux-mêmes, ou qu'ils ne savent quelle route prendre. Aucune de ces difficultés n'existe pour nous. Car cette communauté d'étude nous est agréable à cause de l'amitié que les liens du sang ont fait naître entre nous, et que le goût de la philosophie a fortifiée. Ensuite, nous ne manquons pas de confiance, ayant obtenu déjà quelques succès; outre qu'il est d'autres objets plus élevés auxquels nous nous appliquons avec plus d'ardeur encore; de sorte que, dussions-nous ne pas atteindre le point où nous aspirons, il nous manquerait peu de chose pour avoir une vie bien remplie. Enfin nous savons la route que nous devons suivre, puisque dans les quatre Livres que nous venons de voir nous n'avons omis aucun des préceptes de l'art oratoire. Nous avons fait voir, en effet, quelles sont les sources de l'invention dans tous les genres de causes; nous avons dit comment il faut disposer les matériaux qu'elle a fournis; montré les règles de la prononciation, les procédés de la mémoire, et expliqué tout ce qui peut rendre l'élocution parfaite. En nous conformant à ces principes, notre invention sera prompte et féconde, notre disposition lumineuse et régulière, notre prononciation à la fois forte et agréable, notre mémoire ferme et toujours présente, notre élocution élégante et harmonieuse. Or, la Rhétorique ne peut rien donner de plus. Nous pouvons acquérir tous ces avantages, en joignant à l'étude des préceptes la pratique diligente des exercices.