[1,0] TRAITÉ DE LA RÉPUBLIQUE - LIVRE PREMIER. [1,1] I. ... Sans cette vertu, C. Duellius, Aulus Atilius, L. Métellus n'auraient point délivré Rome de la terreur de Carthage; les deux Scipions n'auraient point éteint dans leur sang l'incendie de la seconde guerre Punique, qui jetait ses premières flammes. Quand il éclata de nouveau plus menaçant et plus vif, ce fléau n'eût pas été victorieusement combattu par Q. Maximus, étouffé par M. Marcellus; et des portes de Rome qu'il assiégeait, rejeté par P. l'Africain jusque dans le sein de la cité ennemie. M. Caton, que nous regardons tous, nous qui marchons sur ses traces, comme le modèle du citoyen actif et dévoué, pouvait sans doute, alors qu'il était inconnu et sans nom, goûter les douceurs du repos dans les champs de Tusculum, sous ce beau ciel et si près de Rome. Mais il fut assez insensé, si l'on en croit ces partisans de la mollesse, pour s'exposer jusqu'à son extrême vieillesse, sans que rien lui en fit un devoir, sur cette mer orageuse des affaires publiques, et préférer tant d'agitation aux charmes d'une vie retirée et tranquille. Je pourrais citer un nombre infini d'hommes qui tous ont rendu à notre patrie des services signalés; mais je me fais surtout une loi de ne nommer aucun de ceux qui se rapprochent de notre âge, afin que personne ne puisse se plaindre de mon silence sur quelqu'un de sa famille ou sur lui-même. Tout ce que je veux faire entendre, c'est que la nature a fait aux hommes une telle nécessité de la vertu, et leur a inspiré une si vive ardeur pour la défense du salut commun, que cette noble impulsion triomphe facilement de toutes les séductions de la volupté et du repos. [1,2] II. Il n'en est pas de la vertu comme d'un art, on ne l'a point si on ne la met en pratique. Vous pouvez ne pas exercer un art et le posséder cependant, car il demeure avec la théorie; la vertu est tout entière dans les oeuvres, et le plus grand emploi de la vertu, c'est le gouvernement des États, et la perfection accomplie, non plus en paroles, mais en réalité, de toutes ces grandes parties dont on fait tant de bruit dans la poussière des écoles. Il n'est aucun précepte de la philosophie, j'entends de ceux qui sont honnêtes et dignes de l'homme, qui n'ait été quelque part deviné et mis en pratique par les législateurs des peuples. D'où viennent la piété et la religion? A qui devons-nous le droit public et les lois civiles? La justice, la bonne foi, l'équité, et avec elles la pudeur, la tempérance, cette noble aversion pour ce qui nous dégrade, l'amour de la gloire et de l'honneur, le courage à supporter les travaux et les périls, qui donc les a enseignés aux hommes? Ceux-là même qui, après avoir confié à l'éducation les semences de toutes ces vertus, ont établi les unes dans les moeurs, et sanctionné les autres par les lois. On demandait à l'un des plus célèbres philosophes, Xénocrate, ce que ses disciples gagnaient à ses leçons : "Ce qu'ils y gagnent? répondit-il ; c'est qu'ils apprennent à faire de leur propre mouvement ce que les lois ordonnent." Il faut donc en conclure que celui qui obtient d'un peuple entier, par l'empire salutaire et le frein des lois, ce que les philosophes peuvent à grand'peine persuader à quelques auditeurs, doit être mis fort au-dessus de ces docteurs habiles, malgré tous leurs beaux discours. Quelles merveilles leur talent peut-il produire, qui soient comparables à un grand corps social parfaitement établi sur le double fondement des lois et des moeurs? Autant les grandes villes, "les cités dominatrices," comme les appelle Ennius, l'emportent sur les bourgades et les châteaux forts, autant il me semble que la sagesse des hommes qui gouvernent ces cités et en règlent les destins, s'élève au-dessus d'une doctrine conçue loin du monde et du jour des affaires. Ainsi donc, puisque notre plus grande ambition est de servir la cause du genre humain; puisque nos pensées et nos efforts n'ont véritablement qu'un seul but, donner à la vie de l'homme plus de sécurité et en accroître les ressources; puisque la nature elle-même nous donne un si généreux élan, poursuivons cette carrière, où nous voyons devant nous tout ce que le monde a compté d'hommes excellents, et n'écoutons point ces efféminés qui sonnent la retraite, et voudraient rappeler ceux que leur ardeur a déjà emportés. [1,3] III. A ces raisons si certaines et si évidentes, qu'opposent les philosophes que je combats? D'abord les rudes travaux sans lesquels on ne peut servir son pays; obstacle bien peu fait pour arrêter un homme vigilant et actif, obstacle méprisable non seulement au prix de tels intérêts, mais même dans la poursuite des biens de l'esprit les moins relevés, dans l'accomplissement des devoirs les moins importants, dans les affaires les plus simples. Ils parlent ensuite des périls que l'on court sans cesse, et cherchent à inspirer aux hommes de coeur cette terreur de la mort qui retient les lâches, oubliant que les hommes de cette trempe regardent comme un plus grand malheur d'être lentement consumés et de s'éteindre de vieillesse, que de faire à la patrie, dans une belle occasion, le sacrifice de cette vie, que tôt ou tard il eût fallu rendre à la nature. Mais où croient triompher ces philosophes paresseux? c'est quand ils rassemblent toutes les infortunes des grands hommes, et les traitements indignes que leur a fait souffrir l'ingratitude de leurs concitoyens. La Grèce leur fournit plus d'un douloureux exemple : Miltiade, victorieux des Perses anéantis par ses armes, la poitrine encore saignante des blessures qu'il a reçues au milieu de son éclatante victoire, trouve dans les prisons d'Athènes la mort qui l'avait épargné sur le champ de bataille; Thémistocle, proscrit par le peuple qu'il a sauvé, craignant pour ses jours, vient chercher un asile non dans les ports de la Grèce dont il est le libérateur, mais sur les rivages des Barbares que ses armes ont moissonnés. Les exemples de l'inconstance des Athéniens et de leur cruauté envers leurs plus grands hommes sont innombrables; l'ingratitude a pris en quelque façon naissance chez eux, et partout nous en voyons les marques; mais dans Rome même, dans l'histoire de cette grave cité, ne les retrouvons-nous pas à chaque pas? On cite alors l'exil de Camille, la haine qui poursuivait Ahala, l'impopularité de Nasica, la proscription de Lénas, la condamnation d'Opimius, la fuite de Métellus, Marius et son affreux destin, les chefs de l'État immolés, et les maux terribles qui bientôt après désolèrent notre patrie. Il n'y a pas jusqu'à mon nom qui ne soit invoqué : et parce que ces amis de la paix croient sans doute qu'au prix de mes veilles et de mes périls j'ai protégé leur vie et garanti leur repos, ils me plaignent avec plus d'effusion et de sympathie que pas un autre. Mais moi, je ne puis comprendre comment des hommes qui, pour s'instruire et voir le monde, traversent les mers ... (LACUNE) [1,4] IV. Lorsqu'au sortir de mon consulat, je pus déclarer avec serment, devant Rome assemblée, que j'avais sauvé la république, alors que le peuple entier répéta mon serment, j'éprouvai assez de bonheur pour être dédommagé à la fois de toutes les injustices et de toutes les infortunes. Cependant j'ai trouvé dans mes malheurs mêmes plus d'honneur que de peine, moins d'amertume que de gloire; et les regrets des gens de bien ont plus réjoui mon coeur que la joie des méchants ne l'avait attristé. Mais, je le répète, si ma disgrâce avait eu un dénoûment moins heureux, de quoi pourrais-je me plaindre? J'avais tout prévu, et je n'attendais pas moins pour prix de mes services. Quelle avait été ma conduite? La vie privée m'offrait plus de charmes qu'à tout autre, car je cultivais depuis mon enfance les études libérales, si variées, si délicieuses pour l'esprit : qu'une grande calamité vînt à nous frapper tous, du moins ne m'eût-elle pas plus particulièrement atteint, le sort commun eût été mon partage : eh bien! je n'avais pas hésité à affronter les plus terribles tempêtes, et, si je l'ose dire, la foudre elle-même, pour sauver mes concitoyens, et à dévouer ma tête pour le repos et la liberté de mon pays. Car notre patrie ne nous a point donné les trésors de la vie et de l'éducation pour ne point en attendre un jour les fruits, pour servir sans retour nos propres intérêts, protéger notre repos et abriter nos paisibles puissances; mais pour avoir un titre sacré sur toutes les meilleures facultés de notre âme, de notre esprit, de notre raison, les employer à la servir elle-même, et ne nous en abandonner l'usage qu'après en avoir tiré tout le parti que ses besoins réclament. [1,5] V. Ceux qui veulent jouir sans discussion d'un repos inaltérable recourent à des excuses qui ne méritent pas d'être écoutées : Le plus souvent, disent-ils, les affaires publiques sont envahies par des hommes indignes, à la société desquels il serait honteux de se trouver mêlé, avec qui il serait triste et dangereux de lutter, surtout quand les passions populaires sont en jeu; c'est donc une folie que de vouloir gouverner les hommes, puisqu'on ne peut dompter les emportements aveugles et terribles de la multitude ; c'est se dégrader que de descendre dans l'arène avec des adversaires sortis de la fange, qui n'ont pour toutes armes que les injures, et tout cet arsenal d'outrages qu'un sage ne doit pas supporter. Comme si les hommes de bien, ceux qui ont un beau caractère et un grand cœur pouvaient jamais ambitionner le pouvoir dans un but plus légitime que celui de secouer le joug des méchants, et ne point souffrir qu'ils mettent en pièces la république, qu'un jour les honnêtes gens voudraient enfin , mais vainement, relever de ses ruines. [1,6] VI. Ils nous accordent une exception, il est vrai, mais qui ne peut faire passer leur système; le sage ne doit, selon eux, se mêler d'affaires publiques que s'il y est contraint par la nécessité et dans des circonstances éminemment critiques. Y eut-il jamais, je le demande, de circonstances plus critiques que celles où je me trouvai moi-même? et dans ces circonstances qu'aurais-je pu faire, si je n'avais été consul? et le titre de consul, comment aurais-je pu l'obtenir, si je ne m'étais dès mon enfance avancé dans cette carrière qui m'a conduit par degrés, moi obscur chevalier romain, à cet honneur suprême? Vous ne pouvez donc venir au secours de votre patrie, quand vous le souhaitez, dans une circonstance critique, dans un danger pressant, si vous n'êtes déjà en position de la servir. Ce que j'admire surtout dans les écrits de ces philosophes, c'est que des hommes qui sur une mer calme ne croiraient pas pouvoir servir de pilotes, parce qu'ils n'ont pas appris l'art de tenir le gouvernail, déclarent qu'ils sont tout prêts à conduire un vaisseau au milieu des tempêtes. Ils disent fort ouvertement qu'ils n'ont jamais appris et qu'ils n'enseignent pas l'art de constituer et de gouvernér les Etats; ils le disent et s'en font gloire; ils soutiennent que ce n'est pas là l'affaire des savants ni des sages, et qu'il faut laisser ce soin aux politiques. Mais alors pourquoi promettre de prêter leur secours à l'État, si la nécessité les y contraint? pourquoi, lorsqu'ils avouent qu'ils seraient incapables de prendre part aux affaires publiques dans les temps ordinaires, et sans comparaison plus faciles? Mais entrons dans leurs vues; admettons que le sage ne descendra pas volontairement à s'occuper des intérêts de 1'Etat, mais que si les circonstances l'y obligent jamais, il ne reculera point devant le fardeau qu'elles lui imposeront : je dis qu'alors même le sage ne doit point négliger l'étude de la politique, car il est de son devoir de se préparer à toutes les ressources dont il ignore s'il ne sera pas un jour obligé de faire usage. [1,7] VII. Si je me suis étendu sur ce sujet, c'est que me proposant de traiter de la République dans cet ouvrage, et ne voulant pas faire un livre inutile, je devais avant tout lever tous les doutes sur l'excellence de la vie publique. S'il est des esprits qui aient besoin pour se rendre de l'autorité des philosophes, qu'ils jettent les yeux sur les écrits de ceux qui tiennent la première place dans l'estime des meilleurs juges, et dont la gloire est incomparable; ils verront ce que pensent ces grands maîtres, qui tous n'ont pas eu des Etats à gouverner, mais qui, méditant et écrivant avec tant d'ardeur sur les sociétés humaines, me semblent avoir exercé par là quelque importante magistrature. Quant aux sept sages dont la Grèce s'honore, je les vois presque tous engagés dans les affaires publiques. C'est qu'en effet l'homme ne se rapproche jamais plus de la Divinité que lorsqu'il fonde des sociétés nouvelles, ou conduit heureusement celles qui déjà sont établies. [1,8] VIII. Pour nous, nous avons peut-être plus d'un titre à entreprendre cet ouvrage; car nous réunissons le double avantage d'avoir signalé notre carrière politique par quelque fait digne de mémoire, et acquis par l'expérience, par l'étude et l'usage constant de communiquer nos connaissances, une certaine facilité à traiter ces matières délicates; tandis que ceux qui nous ont ouvert la carrière ont tous été ou d'élégants écrivains, dont on ne pourrait citer aucune action mémorable, ou des politiques habiles, mais étrangers à l'art d'écrire. D'ailleurs mon intention n'est pas de développer ici un nouveau système politique éclos de mon imagination, mais de rapporter en narrateur fidèle , et tel que nous l'avons entendu de la bouche de P. Rutilius Rufus, lorsque nous passâmes, vous et moi, vous bien jeune alors, plusieurs jours à Smyrne, l'entretien de quelques anciens Romains, les plus illustres de leur temps et les plus sages de notre république. Dans cet entretien se trouve rassemblé, à ce que je crois, tout ce qui a un rapport essentiel aux intérêts et au gouvernement des Etats. [1,9] IX. On était alors sous le consulat de Tuditanus et d'Aquillius; Publius l'Africain, le fils de Paul Émile, avait décidé qu'il passerait les féries Latines dans ses jardins, et ses plus intimes amis lui avaient promis de venir le voir souvent pendant ces jours de fêtes. Le premier luisait à peine, que Q. Tubéron, son neveu, devançant tous les autres, se présente. Scipion, charmé de le voir et lui faisant un aimable accueil : Eh quoi ! mon cher Tubéron, lui dit-il, vous si matin chez moi ! ces jours de repos vous offraient cependant une belle occasion de vous livrer à vos études favorites. — J'ai tout le temps d'être avec mes livres, répondit Tubéron, car personne ne me les dispute; mais c'est une bonne fortune que de vous trouver de loisir, surtout à une époque orageuse comme celle-ci. — De loisir, je le veux bien; mais je vous avoue que vous me trouvez plus libre de corps que d'esprit. — Cependant, reprit Tubéron, il faudra bien que vous donniez aussi quelque relâche à votre esprit; car nous sommes plusieurs qui avons formé le dessein, si notre empressement ne vous est pas importun, de venir goûter dans votre société le repos que les féries nous donnent. — Ce me serà une distraction fort agréable, et j'espère qu'elle nous rendra pour un temps aux douces préoccupations de la science. [1,10] X. — Voulez- vous donc, Scipion, puisque vous m'encouragez et me donnez l'espoir de vous entendre, que nous examinions ensemble, avant l'arrivée de nos amis, ce que ce peut être que ce second soleil dont on a annoncé l'apparition au sénat? Ceux qui déclarent avoir vu deux soleils sont nombreux et méritent confiance; il ne peut être question de contester ce prodige; le mieux, selon moi, est de chercher à l'expliquer. — Que n'avons-nous ici, dit alors Scipion, notre ami Panétius, qui étudie avec tant d'ardeur tous les secrets de la nature, et surtout ces phénomènes célestes! Mais, à vrai dire, Tubéron, car je veux vous déclarer franchement ce que je pense, pour toutes ces questions mystérieuses je ne m'en rapporte pas aveuglément à notre confiant ami; bien des choses qu'il est déjà très hardi de conjecturer, Panétius les affirme avec tant d'assurance qu'il semble les voir de ses yeux ou les toucher de ses mains. Cette témérité me fait mieux apprécier toute la sagesse de Socrate, qui s'était interdit ces recherches curieuses, et avait pour maxime que la découverte des secrets de la nature excède la portée de notre esprit, et n'est absolument d'aucun intérêt pour la vie humaine. — Je ne sais, reprit Tubéron, pourquoi l'opinion s'est répandue que Socrate proscrivait toutes les recherches physiques et ne s'occupait que de morale. Qui peut nous faire connaître Socrate avec autant d'autorité que Platon? et ne voyons-nous pas dans les dialogues du disciple le maître parler en plus de vingt endroits non pas seulement des moeurs, des vertus, de la république, mais des nombres de la géométrie divine, de l'harmonie des sphères, à l'exemple de Pythagore? — Je suis loin de contester ce que vous dites, Tubéron ; mais vous devez savoir qu'après la mort de Socrate, Platon, emporté par l'amour de la science, alla d'abord en Égypte, et vint plus tard en Italie et en Sicile pour s'instruire dans la doctrine de Pythagore; vous savez qu'il eut de fréquents entretiens avec Archytas de Tarente et Timée de Locres, qu'il recueillit tous les ouvrages de Philolaüs, et que dans ces contrées, que remplissait à cette époque la renommée de Pythagore, il se livra aux hommes de cette école et à leurs études favorites. Mais comme il avait voué un culte exclusif à Socrate et qu'il voulait lui faire honneur de toutes les richesses de son esprit, il unit avec art la grâce Socratique et son habile dialectique aux dogmes obscurs et aux graves enseignements de Pythagore. [1,11] XI. A peine Scipion avait-il prononcé ces derniers mots, qu'il vit entrer L. Furius; il le salua, le prit amicalement par la main, et le fit asseoir près de lui. P. Rutilius, celui qui nous a rapporté cet entretien, arrivait en même temps. Scipion, après les premiers compliments, lui fit prendre place près de Tubéron. De quoi parliez-vous? dit alors Furius; est-ce que notre brusque arrivée aurait mis fin à votre conversation? — NulIement,: répondit Scipion; car la question que Tubéron avait soulevée entre nous est de celles qui ont d'ordinaire le privilège de vous intéresser vivement. Et quant à Rutilius, je me souviens que sous les remparts mêmes de Numance il proposait parfois des sujets semblables à nos entretiens. — Mais enfin, de quoi était-il question? demanda Philus. —De ces deux soleils dont tout le monde parle, dit Scipion; et j'aurais grande envie de savoir ce que vous-même pensez de ce prodige. [1,12] XII. A cet instant, un esclave vint annoncer que Lélius sortait de chez lui et se dirigeait vers les jardins de Scipion. Celui-ci se lève, met à la hâte sa chaussure et une toge, et sort de son appartement; après avoir fait quelques pas sous le portique, il rencontre et reçoit Lélius, et avec lui Spurius Mummius, pour qui il avait une tendresse particulière; C. Fannius et Q. Scévola, tous deux gendres de Lélius, jeunes gens d'un esprit fort cultivé, et qui déjà avaient atteint l'âge de la questure. Scipion fait accueil à chacun, puis il se retourne pour les conduire, en ayant soin de laisser la place du milieu à Lélius. C'était en effet comme une convention sacrée de leur amitié, que dans les camps Lélius honorât Scipion comme un dieu, à cause de sa grande gloire militaire, et qu'une fois les armes déposées, Scipion à son tour témoignât le respect d'un fils à Lélius, qui avait plus d'âge que lui. Toute la société fit d'abord un ou deux tours sous le portique, en échangeant quelques paroles de bienvenue. Bientôt Scipion, qui était heureux et charmé de l'arrivée de ces hôtes, leur offrit de venir se reposer à l'endroit de la prairie le plus exposé au soleil, car on était alors en hiver. Ils se rendaient à son invitation, lorsque survint un habile jurisconsulte, M. Manilius, qui leur était cher et agréable à tous; Scipion et la société le reçurent avec un empressement affectueux, et il alla prendre place auprès de Lélius. [1,13] XIII. Je ne crois pas, dit alors Philus, que l'arrivée de nos amis doive nous faire changer d'entretien ; la seule obligation qu'elle nous impose, c'est de traiter le sujet avec le plus grand soin, et de nous montrer dignes d'un tel auditoire. — Quel est donc ce sujet, demanda Lélius, et quelle conversation avons-nous interrompue ? — Scipion me demandait, dit Philus, ce que je pensais de l'apparition incontestable d'un second soleil. — Lélius. Eh quoi! Philus, sommes-nous assez édifiés sur ce qui se passe chez nous ou dans la république, pour nous mettre ainsi en quête des phénomènes célestes? — Philus. Croyez-vous donc, Lélius, que nos intérêts les plus chers ne demandent pas que nous sachions ce qui se passe dans notre propre demeure? Mais la demeure de l'homme n'est pas renfermée dans l'étroite enceinte d'une maison; elle est aussi vaste que le monde, cette patrie que les Dieux ont voulu partager avec nous. Et d'ailleurs, si nous ignorons ce qui se passe dans les cieux , combien de vérités, que de choses importantes nous seront éternellement cachées! Pour moi du moins, et je puis dire hardiment pour vous aussi, Lélius, et pour tous les vrais amis de la sagesse, étudier la nature, approfondir ses mystères, est une source de plaisirs inexprimables. — Lélius. Je ne m'oppose pas à ces belles spéculations, surtout un jour de fête; mais pouvons-nous encore vous entendre, ou sommes-nous arrivés trop tard? — Philus. Nous n'avions pas même commencé; le champ est entièrement libre, et je suis tout prêt, Lélius, à vous céder la parole. — Lélius. Il vaut bien mieux vous entendre; à moins toutefois que Manilius ne veuille, en jurisconsulte consommé, régler le litige entre les deux soleils, et assigner à chacun la possession définitive d'une partie du ciel. — Manilius. Vous ne cesserez donc pas, Lélius, de tourner en raillerie un art dans lequel vous excellez vous-même, et dont les lumières sont indispensables à l'homme pour qu'il sache quel est son droit, quel est le droit d'autrui? Tout n'est pas dit là-dessus entre nous; mais pour le moment écoutons Philus, que l'on consulte, à ce que je vois, sur des matières plus graves que celles qui nous exercent d'ordinaire, Mucius et moi. [1,14] XIV. Ce que je vous dirai, reprit Philus, n'est pas nouveau; je n'en suis pas l'inventeur et ma mémoire seule en fera les frais. Je me souviens que C. Sulpicius Gallus, un des plus savants hommes de notre puys, comme vous ne l'ignorez pas, s'étant rencontré par hasard chez M. Marcellus, qui naguère avait été consul avec lui, la conversation tomba sur un prodige exactement semblable; et que Gallus fit apporter cette fameuse sphère, seule dépouille dont l'aïeul de Marcellus voulut orner sa maison après la prise de Syracuse, ville si pleine de trésors et de merveilles. J'avais souvent entendu parler de cette sphère qui passait pour le chef-d'œuvre d'Archimède, et j'avoue qu'au premier coup d'oeil elle ne me parut pas fort extraordinaire. Marcellus avait déposé dans le temple de la Vertu une autre sphère d'Archimède, plus connue du peuple et qui avait beaucoup plus d'apparence. Mais lorsque Gallus eut commencé à nous expliquer, avec une science infinie, tout le système de ce bel ouvrage, je ne pus m'empêcher de juger qu'il y avait eu dans ce Sicilien un génie d'une portée à laquelle la nature humaine ne me paraissait pas capable d'atteindre. Gallus nous disait que l'invention de cette autre sphère solide et pleine remontait assez haut, et que Thalès de Milet en avait exécuté le premier modèle; que dans la suite Eudoxe de Cnide, disciple de Platon, avait représenté à sa surface les diverses constellations attachées à la voûte du ciel ; et que, longues années après, Aratus, qui n'était pas astronome, mais qui avait un certain talent poétique, décrivit en vers tout le ciel d'Eudoxe. Il ajoutait que, pour figurer les mouvements du soleil, de la lune et des cinq étoiles que nous appelons errantes, il avait fallu renoncer à la sphère solide, incapable de les reproduire, et en imaginer une toute différente; que la merveille de l'invention d'Archimède était l'art avec lequel il avait su combiner dans un seul système et effectuer par la seule rotation tous les mouvements dissemblables et les révolutions inégales des différents astres. Lorsque Gallus mettait la sphère en mouvement, on voyait à chaque tour la lune succéder au soleil dans l'horizon terrestre, comme elle lui succède tous les jours dans le ciel ; on voyait par conséquent, le soleil disparaître comme dans le ciel, et peu à peu la lune venir se plonger dans l'ombre de la terre, au moment même où le soleil du côté opposé ... (lacune). [1,15] XV Scipion ... J'étais moi-même fort attaché à Gallus, et je savais que Paul-Émile, mon père, l'avait singulièrement apprécié et beaucoup aimé. Je me souviens que dans ma première jeunesse, lorsque mon père commandait les armées romaines en Macédoine, une nuit que nous étions dans les camps, toutes nos légions furent frappées d'une terreur religieuse, parce que la lune, alors dans tout son éclat, s'était soudainement obscurcie. Gallus, qui dans cette campagne était le lieutenant de mon père, une année environ avant son consulat, n'hésita pas à déclarer le lendemain aux légions qu'il n'y avait eu aucun prodige, que ce phénomène était dans l'ordre de la nature et se reproduirait à des époques réglées, toutes les fois que le soleil se trouverait situé de manière à ne pouvoir éclairer la lune de ses rayons. — Mais c'est une vraie merveille, dit Tubéron; comment Gallus a-t-il pu faire comprendre cette explication à des hommes grossiers? comment a-t-il osé braver la superstition de ces soldats ignorants? Il l'a fait, reprit Scipion, et avec une grande.... (lacune). .... Point de vaine ostentation, point de langage indigne d'un homme grave; et ce n'était pas un médiocre succès que d'affranchir ces esprits troublés et superstitieux de leur folle terreur. [1,16] XVI. Il arriva quelque chose d'assez semblable pendant la longue guerre que se firent les Athéniens et les Lacédémoniens avec un si terrible acharnement. On nous rapporte que Périclès, qui par son crédit, son éloquence et son habile politique, était devenu le chef d'Athènes, voyant ses concitoyens consternés d'une éclipse de soleil qui les avait plongés dans des ténèbres subites, leur expliqua ce qu'il avait appris lui-même de son maître Anaxagore, qu'un pareil phénomène est dans l'ordre de la nature et se reproduit à des époques déterminées, lorsque le disque de la lune s'interpose tout entier entre le soleil et nous; et que s'il n'est pas amené à chaque renouvellement de la lune, il ne peut toutefois avoir lieu qu'à l'époque précise où la lune se renouvelle. Périclès décrivit aux Athéniens tous ces mouvements astronomiques; il leur en fit comprendre la raison, et dissipa leur terreur ; l'explication des éclipses de soleil par l'interposition de la lune était alors assez nouvelle et peu répandue. Thalès de Milet est, dit-on, le premier qui la proposa. Plus tard elle ne fut pas inconnue à notre poète Ennius, puisqu'il dit que vers l'an 350 de la fondation de Rome, aux nones de juin, le soleil fut dérobé aux hommes par la lune et les ténèbres. Aujourd'hui l'habileté des astronomes et la justesse de leurs calculs vont si loin, qu'à partir de ce jour, indiqué par Ennius et consigné dans les Grandes Annales, ils ont supputé toutes les éclipses de soleil antérieures jusqu'à celle des nones de juillet, arrivée dans le règne de Romulus, et qui répandit sur la terre cette nuit soudaine pendant laquelle le fondateur de Rome, enlevé au monde, subit probablement la loi commune, mais put aux yeux du vulgaire passer pour avoir été ravi au ciel par sa vertu surhumaine. [1,17] XVII. Tubéron l'interrompit : Ne voyez-vous pas, Scipion, que malgré le sentiment que vous exprimiez tout à l'heure ... (lacune) Scipion. ... Mais qu'est-ce que tout l'éclat des choses humaines, comparé aux magnificences de ce royaume des Dieux ? qu'est-ce que leur durée au prix de l'éternité? Et la gloire, qu'est-elle pour celui qui a vu combien la terre est petite, et encore quelle faible portion de sa surface est habitée par les hommes; qui a su comprendre la vanité de ces pauvres humains, perdus dans un imperceptible canton du monde, à tout jamais inconnus à des peuples entiers, et qui croient que l'univers va retentir du bruit de leur nom? Qu'est-ce que tous les biens de cette vie, pour celui qui ne consent pas même à regarder comme biens, ni champs, ni maisons, ni troupeaux, ni trésors, parce qu'il en trouve la jouissance médiocre, l'usage fort restreint, la possession incertaine, et que souvent les derniers hommes ont toutes ces richesses à profusion? Qui peut se dire véritablement heureux en ce monde? n'est-ce pas celui qui seul peut se reconnaître le maître souverain de toutes choses, non pas en vertu du droit civil, mais au nom du beau privilége des sages; non par un contrat tout couvert de formules, mais par la loi de nature, qui n'admet pour possesseurs des choses que ceux qui savent s'en servir? celui qui voit dans le commandement des armées, dans le consulat lui-même, des charges à accepter par patriotisme, et non des titres à ambitionner, de graves obligations à remplir, et non des honneurs ou de brillants avantages à poursuivre; qui peut enfin comme Scipion mon aïeul, au rapport de Caton, se rendre ce témoignage, qu'il n'est jamais plus actif que lorsqu'il ne fait rien, et jamais moins seul que dans la solitude? Qui pourrait croire en effet que Denys, détruisant par ses menées infatigables la liberté de sa patrie, accomplissait une plus grande oeuvre qu'Archimède son concitoyen, inventant dans son apparente inaction cette sphère dont nous parlions tout à l'heure? L'homme qui, au milieu de la foule, et en plein forum, ne trouve personne avec qui il lui soit agréable d'échanger ses pensées, n'est-il pas plus seul que celui qui, sans témoin, s'entretient avec lui-même, ou, se transportant dans la société des sages, converse avec eux, étudie avec délices leurs découvertes et leurs écrits? Pouvez-vous imaginer un mortel plus riche que celui à qui rien ne manque de ce que la nature réclame; plus puissant que celui qui vient à bout de tout ce qu'il désire; plus heureux que celui dont l'âme n'est agitée par aucun trouble; ou possédant une fortune plus solide que celui qui pourrait, suivant le proverbe, retirer avec lui tous ses trésors du naufrage? Est-il un commandement, une magistrature, une couronne comparable à la grandeur de l'homme qui regardant de haut toutes les choses humaines, et n'accordant de prix qu'à la sagesse, n'entretient sa pensée que d'objets éternels et divins? Il sait de science certaine que si rien n'est plus commun que le nom d'homme, ceux-là seuls devraient le porter qui ont reçu cette culture sans laquelle il n'est point d'homme. Et, à ce propos, il me revient un mot fort heureux de Platon, ou peut-être de quelque autre philosophe. La tempête l'avait jeté sur une plage inconnue et déserte; tandis que ses compagnons d'infortune étaient effrayés de ne pas savoir en quel lieu ils se trouvaient, il aperçut, dit-on, des figures de géométrie tracées sur le sable : "Bon courage, s'écria-t-il, je vois ici des vestiges humains!» Et à quoi les reconnaissait-il? Ce n'était certainement pas à la culture de la terre, mais aux traces d'une meilleure culture, celle de l'esprit. Voilà pourquoi , Tubéron, j'ai toujours eu tant de goût pour la science et les savants, et en particulier pour vos études favorites. [1,18] XVIII. Lélius adressant alors la parole à Scipion : Je n'oserais rien objecter à ce que vous venez de dire; et c'est beaucoup moins vous, ou Philus, ou Manilius ... (lacune) Nous avons eu dans la famille de Tubéron un ami bien digne de lui servir de modèle, «Elius Sextus, cet homme de tant de sens et de finesse» ; fin et sensé vraiment, et bien nommé par Ennius, non qu'il se creusât l'esprit à chercher ce qu'on ne peut découvrir, mais parce qu'il donnait à ceux qui l'interrogeaient des réponses qui leur soulageaient l'esprit et les tiraient d'affaire. Il livrait à l'astronomie de Gallus de rudes combats, et il avait toujours à la bouche ces vers d'Achille dans Iphigénie : «Tous ces astronomes étudient les mouvements de leurs constellations; c'est Jupiter, c'est la Chèvre, c'est le Scorpion et je ne sais quelle autre bête dont ils veulent voir surgir les cornes; ils ne voient point ce qui est à leurs pieds, et ils veulent lire dans les cieux.» Élius, que j'écoutais souvent et avec grand plaisir, disait encore que le Zéthus de Pacuvius lui paraissait trop ennemi de la science ; il goûtait davantage le Néoptolème d'Ennius, qui veut bien philosopher, mais doucement, car trop ne lui saurait plaire. Si cependant les études des Grecs ont tant de charmes pour vous, il en est de moins abstraites qui conviennent à un plus grand nombre d'esprits, et qui ont au moins une utilité pratique, soit pour notre conduite morale, soit pour le gouvernement des États. Quant aux sciences dont nous parlions, si elles sont bonnes à quelque chose, ce ne peut être qu'à exercer et aiguiser un peu l'esprit des jeunes gens, pour les rendre capables de travaux plus sérieux. [1,19] XIX. Tubéron. Je partage votre sentiment, Lélius; mais ces études plus sérieuses, quelles sont-elles dans votre pensée? — LÉL. Je vais vous le dire; mais je crains fort de m'exposer à vos dédains, car c'est vous, je me le rappelle, qui avez proposé à Scipion cette question sur un phénomène céleste, tandis que dans mon opinion il est bien plus important de nous occuper de ce qui est devant nos yeux. Eh quoi! le petit-fils de Paul-Émile, le neveu de Scipion l'Africain, le membre d'une si noble famille, le citoyen d'une si grande république, demande pourquoi l'on a vu deux soleils, et ne demande pas pourquoi nous voyons aujourd'hui dans un seul État deux sénats et presque deux peuples? Vous en êtes témoins comme moi, la mort de Tibérius Gracchus, et auparavant tous les actes de son tribunat, ont divisé le peuple romain en deux camps : les détracteurs et les envieux de Scipion , enrôlés d'abord sous la bannière de P. Crassus et d'Appius Claudius, n'en continuent pas moins, après la mort de ces deux chefs, à entretenir l'hostilité d'une partie du sénat contre nous, Metellus et Mucius en tête; les alliés se remuent, les Latins se soulèvent; on viole les traités; des triumvirs séditieux nous font voir chaque jour des nouveautés étranges; les gens de bien sont menacés dans leurs fortunes, de toutes parts il n'y a que périls : un homme, un homme seul pourrait les conjurer, mais on ne veut pas qu'il sauve son pays. Ainsi donc, jeunes gens, si vous m'en croyez, ne vous mettez pas en peine de ce second soleil : ou c'est une apparition trompeuse, ou c'est un prodige dont nous n'avons rien à redouter; n'espérez pas qu'il nous soit jamais donné de découvrir ces mystères, ou que leur découverte puisse nous rendre meilleurs ni plus heureux: mais l'unité du sénat, la concorde dans le peuple, voilà ce qui est possible, voilà ce dont la perte est une calamité publique; nous savons, nous voyons que cette calamité afflige Rome, et qu'en réunissant nos efforts, nous pouvons renaître à la vertu et au bonheur. [1,20] XX. Mucius. Que devons-nous donc apprendre, Lélius,pour être capables de faire ce que vous demandez? — LÉL. L'art de la politique, qui nous rend utiles à notre pays; car c'est là, selon moi, le plus magnifique emploi de la sagesse, la plus grande marque de la vertu, et le premier devoir de la vie. Ainsi, pour consacrer ces jours de fêtes aux entretiens qui peuvent être le plus profitables à notre chère patrie, prions Scipion de nous expliquer quelle est, à ses yeux, la meilleure forme de gouvernement. Nous examinerons ensuite d'autres questions, et lorsqu'elles seront suffisamment éclaircies, nous reviendrons, j'espère, par une voie naturelle, au grave sujet qui nous préoccupait à l'instant, et nous pourrons porter un jugement certain sur l'état critique où Rome est tombée. [1,21] XXI. Philus, Manilius et Mummius se joignirent avec empressement à Lélius. (lacune). ... comme si un autre ne pouvait tracer ici le modèle d'une autre république. LÉL. Si je me suis adressé à vous, c'est d'abord parce qu'il appartient naturellement au premier citoyen de l'État de parler de la république, en second lieu parce que je me souvenais que vous aviez eu de fréquents entretiens sur cette matière avec Panétius et devant Polybe, deux des plus profonds politiques de toute la Grèce; et qu'après maintes observations et réflexions, vous en étiez venu à conclure que de toutes les formes de gouvernement, celle que nous ont laissée nos ancêtres est incomparablement la meilleure. Préparé comme vous l'êtes sur cet important sujet, vous nous ferez à tous, car je puis répondre pour nos amis, un vrai plaisir en nous expliquant ce que vous pensez de la constitution et de la conduite des États. [1,22] XXII. Je dois avouer, Lélius, qu'aucun sujet de méditation n'a plus assidûment et plus vivement exercé mon esprit que celui même qui m'est aujourd'hui proposé par vous. Aussi bien, quand je vois dans toutes les carrières ceux qui sortent de la foule n'avoir d'autre pensée, d'autre soin, d'autre rêve que d'exceller dans leur genre, ne serais-je pas convaincu d'une inertie coupable, moi dont l'unique carrière, toute tracée par l'exemple de mon père et de mes aïeux, est de veiller aux intérêts publics et de conduire les affaires de l'État, si je consacrais au premier de tous les arts moins de veilles et de soins que le plus humble des artisans n'en donne à son métier? Mais je ne suis point satisfait des ouvrages politiques que nous ont laissés les plus grands philosophes et les plus beaux génies de la Grèce; et, d'un autre côté, je n'ose préférer mes propres idées à leurs systèmes. Écoutez-moi donc, je vous prie, non comme un homme à qui les livres des Grecs seraient entièrement inconnus, ou comme un esprit entêté de leurs théories, et commettant la faute, surtout en politique, de les préférer à nos antiques maximes, mais comme un Romain, qui doit à la sollicitude de son père une éducation libérale, qui est enflammé depuis son enfance du désir d'apprendre, et que l'expérience et les enseignements domestiques ont formé bien plus que les livres. [1,23] XXIII. Philus. Je suis convaincu, Scipion, qu'il est impossible d'avoir un génie plus heureux que le vôtre, et que pour l'expérience des grandes affaires politiques personne ne vous égale; nous savons d'ailleurs quelle a toujours été votre ardeur pour l'étude. Aussi dès que vous nous donnez l'assurance que vos méditations se sont portées sur l'art difficile et sur les théories dont nous parlons, je ne puis que remercier Lélius du fond de mon coeur ; car j'ai l'espérance que votre entretien nous instruira plus que ne feraient jamais tous les livres des Grecs. — Scipion. Vous promettez à l'avance des merveilles de mon discours. Savez-vous bien que c'est là mettre dans une position difficile celui qui doit parler de grandes choses? — PHIL. Quelle que soit notre attente vous la surpasserez, comme c'est votre usage; et il n'est pas à craindre que vous, Scipion, en parlant de la république sentiez tarir vos idées. [1,24] XXIV. SCIP. J'essaierai donc de répondre à vos désirs dans la mesure de mes forces ; et, pour débuter, je suivrai une règle à laquelle je crois qu'il faut se conformer dans toutes les discussions, si l'on veut éviter l'erreur. Cette règle consiste, quand le nom de l'objet en question est parfaitement arrêté, à expliquer nettement ce qu'il signifie. Ce n'est qu'après être tombé d'accord sur cette définition que l'on doit entrer en matière; car avant de découvrir quelles qualités une chose doit avoir, il faut d'abord comprendre ce qu'elle est. Ainsi donc, puisque nous voulons parler de la république, voyons d'abord ce qu'il faut entendre par république. — Lélius fit un signe d'approbation, et Scipion poursuivit : Mon intention n'est pas, en nous entretenant d'une chose si manifeste et si connue, de remonter aux premiers principes, comme font d'ordinaire les philosophes, d'aller prendre mon point de départ à la première union de l'homme et de la femme, aux premiers liens du sang et aux différents noeuds de parenté qui se formèrent bientôt après ; je ne veux pas non plus définir chacun des termes, ni en marquer minutieusement toutes les diverses acceptions : je sais que je parle à des hommes éclairés, et qui se sont montrés, dans la première république du monde, à la fois de grands citoyens et de grands guerriers, et je ne veux pas m'exposer à leur donner des explications plus obscures que la chose même que je prétends éclaircir. Je ne m'engage pas à vous faire, comme un maître de gymnase, une leçon où rien ne soit omis; je ne vous promets pas de tout dire sans négliger le moindre détail. — LÉL. Voilà bien la méthode que j'attendais de vous, Scipion. [1,25] XXV. SCIP. La chose publique, comme nous l'appelons, est la chose du peuple; un peuple n'est pas toute réunion d'hommes assemblés au hazard , mais seulement une société formée sous la sauvegarde des lois et dans un but d'utilité commune. Ce qui pousse surtout les hommes à se réunir, c'est moins leur faiblesse que le besoin impérieux de se trouver dans la société de leurs semblables. L'homme n'est pas fait pour vivre isolé, errant dans la solitude; mais sa nature le porte, lors même qu'il serait dans l'affluence de tous les biens ... (lacune). [1,26] XXVI. Toutes les choses excellentes ont des semences naturelles; ni les vertus, ni la société, ne reposent sur de simples conventions. Les diverses sociétés, formées en vertu de la loi naturelle que j'ai exposée, fixèrent d'abord leur séjour en un lieu déterminé et y établirent leurs demeures; ce lieu fortifié à la fois par la nature et par la main des hommes, et renfermant toutes ces demeures, entre lesquelles s'étendaient les places publiques et s'élevaient les temples, fut appelé forteresse ou ville. Or, tout peuple, c'est-à-dire toute société établie sur les principes que j'ai posés; toute cité, c'est-à-dire toute constitution d'un peuple, toute chose publique, qui est la chose du peuple, comme je l'ai dit déjà, a besoin, pour ne pas périr, d'être gouvernée par intelligence et conseil; et ce conseil doit se rapporter sans cesse et avant tout au principe même qui a produit la société. Il peut être exercé ou par un seul, ou par quelques hommes choisis, ou par la multitude entière. Lorsque le souverain pouvoir est dans les mains d'un seul, ce maître unique prend le nom de roi, et cette forme de gouvernement s'appelle royauté. Lorsqu'il est dans les mains de quelques hommes choisis, c'est le gouvernement aristocratique. Quand le peuple dispose de tout dans l'État, c'est le gouvernement populaire. Chacun de ces trois gouvernements peut, à la condition de maintenir dans toute sa force le lien qui a formé les sociétés humaines, devenir, je ne dirai pas parfait ni excellent, mais tolérable; et suivant les temps l'une ou l'autre de ces constitutions méritera la préférence. Un roi équitable et sage, une aristocratie digne de son nom, le peuple lui-même (quoique l'état populaire soit le moins bon de tous), s'il n'est aveuglé ni par l'iniquité ni par les passions, tous, en un mot, peuvent donner à la société une assiette assez régulière. [1,27] XXVII. Mais dans les monarchies la nation entière, à l'exception d'un seul, a trop peu de droits et de part aux affaires; sous le gouvernement des nobles, le peuple connaît à peine la liberté, puisqu'il ne participe pas aux conseils et n'exerce aucun pouvoir; et dans l'état populaire, quand même on y rencontrerait toute la justice et la modération possibles, l'égalité absolue n'en est pas moins de sa nature une iniquité permanente, puisqu'elle n'admet aucune distinction pour le mérite. Ainsi, que Cyrus, roi de Perse, ait montré une justice et une sagesse admirables, je ne puis cependant me persuader que son peuple se soit trouvé dans l'état le plus parfait sous la conduite et l'empire absolu d'un seul homme. Si l'on peut me montrer les Marseillais, nos clients, gouvernés avec la plus grande équité par quelques citoyens choisis et tout-puissants, je n'en trouve pas moins dans l'état du peuple, soumis à de tels maîtres, une image assez frappante de la servitude. Enfin lorsque les Athéniens, à une certaine époque, supprimèrent l'Aréopage, et ne voulurent plus reconnaître d'autre autorité que celle du peuple et de ses décrets, au milieu de cette égalité injurieuse au mérite, Athènes n'avait-elle pas perdu son plus bel ornement? [1,28] XXVIII. Et quand je parle ainsi de ces trois formes de gouvernement, ce ne sont pas les États bouleversés et déchirés que je juge, mais les sociétés florissantes. Dans la monarchie comme dans les deux autres, nous trouvons d'abord les inconvénients nécessaires dont j'ai parlé; mais bientôt on y peut découvrir d'autres germes plus graves d'imperfection et de ruine, car chacune de ces constitutions est toujours près de dégénérer en un fléau insupportable. A l'image de Cyrus, que je devrais appeler, pour bien dire, un roi supportable, mais que je nommerai, si vous le voulez, un monarque digne d'amour, succède en mon esprit le souvenir de Phalaris, ce monstre de cruauté; et je comprends que la domination absolue d'un seul est entraînée par une pente bien glissante vers cette odieuse tyrannie. A côté de cette aristocratie de Marseille, Athènes nous montre la faction des Trente. Enfin, dans cette même Athènes, pour ne pas citer d'autres peuples, la démocratie sans frein nous donne le triste spectacle d'une multitude qui s'emporte aux derniers excès de la fureur, et dont l'aveuglement ... (lacune). [1,29] XXIX. De l'anarchie sort le pouvoir des grands, ou une olygarchie factieuse, ou la royauté, ou très souvent même un état populaire; celui-ci, à son tour, donne naissance à quelques-uns de ceux que j'ai déjà nommés; et c'est ainsi que les sociétés semblent tourner dans un cercle fatal de changements et de vicissitudes. Le sage médite sur ces révolutions; mais l'homme qui a le don de prévoir les orages dont est menacé son pays, la force de lutter contre le torrent qui entraîne chefs et peuples, la puissance de l'arrêter ou d'en modérer le cours, celui-là est un grand citoyen, et j'oserais presque dire un demi-dieu. C'est ce qui me porte à regarder comme la meilleure forme de gouvernement cette forme mixte qui est composée des trois premières, se tempérant l'une l'autre. [1,30] XXX. Lélius. Je sais que c'est là votre sentiment arrêté, Scipion, car je vous l'ai entendu exprimer plus d'une fois; mais cependant, si ce n'est pas trop exiger, je voudrais apprendre de vous auquel de ces trois modes de gouvernement vous donnez la préférence. Je crois qu'il ne serait pas sans utilité ... (lacune). [1,31] XXXI. Scipion. ... telle est la nature et la volonté du souverain, telle est invariablement la société qu'il régit. Aussi n'y a-t-il que les États où le peuple a le pouvoir suprême qui puissent admettre la liberté; la liberté, le plus doux de tous les biens, et qui n'existe pas sans une égalité parfaite. Et comment serait-il possible de trouver cette égalité, je ne dis pas dans une monarchie où la servitude est manifeste et avouée, mais dans ces États où les citoyens ont toutes les apparences de la liberté? Ils donnent leurs suffrages, ils font des généraux, des magistrats; on les sollicite, on brigue leurs faveurs; mais ces faveurs, il faut bien qu'ils les accordent, bon gré mal gré; ce qu'ils prodiguent ainsi ne leur appartient jamais; car ils sont exclus du commandement des armées, des conseils de l'État, du jugement de toutes les causes importantes, et les hautes fonctions sont le privilége exclusif de la noblesse ou de la fortune. Chez un peuple libre, au contraire, comme à Rhodes, à Athènes, il n'est pas un seul citoyen qui ... (lacune). [1,32] XXXII. Qu'au milieu d'une nation il s'élève un ou plusieurs hommes riches et opulents, bientôt, disent les partisans de la démocratie, leur orgueil et leur dédain font naître des priviléges que reconnaît la foule des taches et des faibles, pliant sous l'arrogance des riches. Les mêmes politiques ajoutent qu'on ne peut rien imaginer de plus libre, de plus heureux, de plus excellent qu'un État où le peuple a conservé tous ses droits, parce qu'alors il est l'arbitre souverain des lois, des jugements, de la paix, de la guerre, des alliances, de la vie et de la fortune de chacun; voilà, disent-ils, le seul gouvernement qui mérite le nom de république, c'est-à-dire de chose du peuple. Aussi voit-on d'ordinaire le peuple chercher à s'affranchir du pouvoir des rois ou des patriciens, tandis qu'il est sans exemple qu'un peuple libre ait recouru à la royauté ou à la domination protectrice des grands. Ils prétendent que l'on serait fort injuste de condamner sans retour la cause poputaire qui a en haine des déréglements d'un peuple; qu'il n'y a rien de plus fort et de plus inébranlable qu'une république où règne la concorde, et où l'on ne connaît d'autre ambition que de maintenir la liberté de l'Etat, et de veiller à son salut; qu'enfin la concorde est très facile dans une société dont tous les membres ont le même intérêt, tandis que c'est la diversité d'intérêts qui partout donne naissance à la discorde. Aussi, à les entendre, jamais gouvernement aristocratique n'a offert de stabilité; encore bien moins en trouverait-on dans l'état monarchique, qui ne connaît ni foi ni loi, comme le dit Ennius. Puisque la loi est le lien de la société civile, et que le droit donné par la loi est le même pour tous, il n'y a plus de droits ni de règles dans une société dont les membres ne sont pas égaux. Si l'on ne veut point admettre l'égalité des fortunes, s'il faut avouer que celle des esprits est impossible, au moins doit-on établir l'égalité des droits entre tous les citoyens d'une même république. Qu'est-ce en effet qu'une société, si ce n'est la participation à de certains droits communs? (lacune). [1,33] XXXIII. Ces politiques vont jusqu'à refuser aux autres formes de gouvernement le nom dont elles veulent être appelées. Pourquoi donner le titre de roi, ce beau nom du monarque des cieux, à un homme avide de dominer et de commander seul à un peuple qu'il opprime? Le nom de tyran ne lui convient-il pas mieux? La tyrannie peut être douce, et la royauté insupportable; ce qui importe à des sujets, c'est de porter un joug commode, et non pas cruel : mais qu'ils ne soient pas sous le joug, c'est là ce qui ne se peut faire. Comment Lacédémone, à l'époque même où sa constitution politique passait pour uù chef-d'oeuvre, pouvait-elle avoir la certitude d'être gouvernée toujours par des rois bons et justes, quand il fallait qu'elle reçût invariablement pour maître le rejeton d'une souche royale? Quant à l'aristocratie, comment souffrir ces princes de l'Etat, qui ne tiennent pas du suffrage public, mais qui se décernent à eux-mêmes ce titre magnifique? Où ont-ils fait leurs preuves ces hommes qui s'arrogent la suprématie de la science, du talent, de la vertu? (lacune) [1,34] XXXIV. Si une société choisit au hasard ceux qui la doivent conduire, elle périra aussi promptement qu'un vaisseau dirigé par un des passagers que le sort aurait appelé au gouvernail. Un peuple libre choisira ceux à qui il veut se confier, et s'il pense à ses vrais intérêts, il fera choix des meilleurs citoyens; car c'est de leurs conseils, on n'en peut douter, que dépend le salut des États ; et la nature, tout en destinant les hommes qui ont le plus de caractère et de noblesse à conduire les faibles, a inspiré en même temps à la foule le besoin de voir à sa tête les hommes supérieurs. Mais on prétend que cette forme excellente de gouvernement est décréditée par les faux jugements du vulgaire, qui ne sachant discerner le vrai mérite, aussi rare peut-être à découvrir qu'à posséder, prend pour les premiers des hommes ceux qui ont de la fortune, de la puissance, ou qui portent un nom illustre. Une fois que cette erreur du peuple a donné à la puissance le rang que devait seule avoir la vertu, ces chefs de faux aloi gardent obstinément le nom d'aristocrates, qui ne leur convient en aucune façon. Car les richesses, l'éclat du nom, la puissance, sans la sagesse qui apprend à se gouverner soi-même et à conduire les autres, ne sont plus qu'une honteuse et insolente vanité; et il n'est pas au monde de plus triste spectacle que celui d'une société où l'on estime les hommes en proportion de leur fortune. Mais aussi que peut-on comparer à une république gouvernée par la vertu, alors que celui qui commande aux autres n'obéit lui-même à aucune passion ; alors qu'il ne donne à ses concitoyens aucun précepte dont l'exemple ne reluise en sa personne; qu'il n'impose au peuple aucune loi dont il ne soit l'observateur le plus fidèle; et que sa conduite entière peut être proposée comme une loi vivante à la société qu'il dirige? Si un seul homme pouvait satisfaire à tout à la fois, le concours de plusieurs deviendrait inutile; si tout un peuple pouvait voir le bien et le poursuivre d'un commun accord, on n'aurait pas besoin de faire choix de quelques chefs. La difficulté de former un sage conseil a fait passer le pouvoir du roi aux grands; les errements et la témérité des peuples l'ont transporté des mains de la foule dans celles du petit nombre. Ainsi, entre l'impuissance d'un seul et l'aveuglement de la multitude, l'aristocratie tient le milieu, et présente par sa position même les garanties de la plus parfaite modération. Sous son gouvernement tutélaire les peuples doivent être le plus heureux possible, vivre sans inquiétude ni tourments, puisqu'ils ont confié leur repos à des protecteurs dont le premier devoir est la vigilance, et dont la préoccupation constante est de ne point donner au peuple l'idée que les grands négligent ses intérêts. Quant à l'égalité absolue des droits, que poursuivent les peuples libres, elle n'est jamais qu'une utopie ; les nations les plus jalouses de leur liberté et les plus impatientes de tout frein accordent cependant une foule de distinctions, et savent parfaitement classer les hommes et faire acception du mérite. D'ailleurs cette égalité absolue serait le comble de l'iniquité. Essayez de mettre sur la même ligne les grands hommes et cette lie du peuple qui se trouve nécessairement partout, et vous reconnaîtrez que c'est par esprit d'équité commettre l'iniquité la plus révoltante. Dans les gouvernements aristocratiques, une pareille absurdité ne sera jamais à craindre. Voilà, Lélius, à peu près du moins, ce que disent les partisans et les admirateurs de l'aristocratie. [1,35] XXXV. LEL. Mais vous, Scipion, lequel de ces trois gouvernements préférez-vous? — Scipion. Vous avez raison de me demander lequel je préfère, car je n'approuve aucun des trois séparément, et je mets fort au-dessus de chacun d'eux celui qui les réunit tous. Mais s'il fallait en choisir un exclusivement, je me prononcerais pour le gouvernement royal. Il semble que le titre de roi a quelque chose de paternel; il nous montre un chef de famille qui veille sur ses sujets comme sur ses propres enfants, qui protège son peuple avec amour, bien loin de le réduire en esclavage ; c'est un homme excellent et tout-puissant qui soutient et guide les petits et les faibles : est-il rien de plus raisonnable? Mais voici les grands qui réclament pour eux l'honneur de mieux accomplir cet ouvrage, et qui nous disent qu'il y a plus de lumières dans une assemblée que dans un seul homme, et tout autant d'équité et de bonne foi. Enfin voici le peuple qui nous crie, de toutes ses forces, qu'il ne veut obéir ni à un seul ni à plusieurs; que pour les animaux eux-mêmes rien n'est plus doux que la liberté, et qu'elle périt sous l'empire d'un roi comme sous la domination des grands. Ainsi un roi nous offre la tendresse d'un père, les grands leur sage conseil, le peuple la liberté; entre les trois le choix est difficile. — LEL. Je le crois comme vous; mais cependant, si cette difficulté n'est résolue, je ne vois pas comment nous pourrons aborder toutes celles qui suivent. [1,36] XXXVI. Scipion. J'imiterai donc Aratus, qui, au début de son grand ouvrage, commence par invoquer Jupiter. — Lélius. Pourquoi Jupiter? et quelle ressemblance y a-t-il entre le poème d'Aratus et notre entretien politique? — Scip. Il n'y en a qu'une : c'est que nous devons, nous aussi, au début de nos recherches, élever notre pensée à celui que le monde entier, d'un commun accord, savants et ignorants, regarde comme le roi des Dieux et des hommes. — Pourquoi donc? dit Lélius. — Pourquoi? repartit Scipion ; vous pouvez en juger vous-même. En effet, ou les chefs des nations ont répandu parmi le peuple, pour l'intérêt des sociétés, cette croyance qu'il y a dans le ciel un maître souverain, qui d'un froncement de sourcil, comme dit Homère, ébranle l'Olympe, et que l'on adore comme le roi et le père de tous les êtres; et s'il en est ainsi, nous voyons que la plupart des nations, pour ne pas dire toutes, entrant dans l'esprit de leurs chefs, ont reconnu par un éclatant témoignage l'excellence de la royauté, puisqu'elles s'accordent à penser que tous les Dieux sont gouvernés par un seul monarque tout-puissant : ou si l'on prétend que ce sont là des fables accréditées par la superstition des peuples, consultons ces maîtres révérés de tous les gens instruits, ces hommes supérieurs qui ont vu de leurs yeux en quelque façon ce qu'à peine nos oreilles peuvent entendre. — De quels hommes voulez-vous parler? demanda Lélius. — Scip. De ceux qui, en approfondissant tous les secrets de la nature, comprirent que le monde entier est gouverné par une intelligence ... (lacune). [1,37] XXXVII. ... Mais si vous voulez, Lélius, je vous produirai des témoins qui ne sont ni trop anciens ni barbares. - LÉL. Des témoins de cette sorte me conviendraient fort. — SCIP. Et d'abord, vous savez qu'il n'y a pas encore quatre cents ans que Rome n'est plus gouvernée par des rois. — LÉL. Je le sais, sans doute. — Scip. Mais, selon vous, quatre cents ans d'âge est-ce beaucoup pour une ville ou pour un État? — LÉL. C'est à peine l'âge adulte. — Scip. Ainsi donc, il y a quatre cents ans, Rome avait un roi? — LÉL. Et même un roi superbe. — Scip. Mais avant celui-là?— LÉL. Un roi très juste, et ainsi des autres en remontant jusqu'à Romulus, qui régnait il y a six siècles. — Scip. Romulus lui-même est-il bien ancien? — LÉL. Nullement; car à son époque la Grèce était déjà bien près de vieillir. — Scip. Romulus, dites-moi, régnait-il sur des barbares? — LÉL. S'il faut écouter les Grecs, pour qui tous les hommes sont ou des Grecs ou des barbares, je crains bien que Romulus n'ait été un roi de barbares; mais s'il faut juger un peuple par ses moeurs et non par sa langue, je ne crois pas les Romains plus barbares que les Grecs. D'ailleurs, reprit Scipion, pour le point qui nous occupe, c'est moins le témoignage d'une nation entière que celui des hommes éclairés que nous voulons consulter. Si donc il est constant qu'à une époque peu reculée, des hommes sages ont voulu être gouvernés par des rois, voilà bien, comme je vous le promettais, des témoins qui ne sont ni trop anciens ni barbares. [1,38] XXXVIII. LÉL. Je vois bien, Scipion, que vous ne manquez pas de témoins ; mais auprès de moi comme auprès de tous les juges, les preuves bien raisonnées valent mieux que les témoins. Scip. Vous voulez des preuves, Lélius : eh bien ! votre propre expérience va vous en fournir. — LÉL. Quelle expérience? — Scip. Dites-moi, vous êtes- vous jamais senti en colère? — LÉL. Plus souvent que je n'eusse voulu. — Scip. Et lorsque vous êtes en colère, permettez-vous à cette passion de dominer votre âme? — LÉL. Non, par Hercule; mais j'imite alors cet Archytas de Tarente, qui arrivant à sa campagne et trouvant qu'en tout on y avait pris justement le contrepied de ses ordres : Malheureux, dit-il à son fermier, je t'aurais déjà roué de coups, si je n'étais en colère. — Parfaitement, dit Scipion. Archytas regardait donc la colère, celle du moins que la raison désarme, comme une certaine sédition de l'âme; et il voulait l'apaiser par la réflexion. Mettez-vous maintenant devant les yeux l'avarice, l'ambition, la vanité, toutes les passions, et vous comprendrez que si l'âme est gouvernée royalement, tout en elle sera soumis à l'empire de la raison (puisque la raison est la partie la plus excellente de l'âme ), et que, sous cet empire, il n'y a plus de place pour les passions, plus de place pour la colère et l'aveuglement. — LÉL. Rien n'est plus vrai. — Scip. Approuvez-vous une âme ainsi réglée? — LÉL. On ne peut davantage. — Scip. Vous ne pourriez donc souffrir que, méconnaissant la raison, l'âme s'abandonnât à ses passions qui sont sans nombre, ou se laissât emporter â la colère? — LÉL. A mon avis, rien de plus misérable qu'une telle âme et qu'un homme en proie à ses passions. — Scip. Vous voulez donc qu'une royauté s'établisse dans l'âme humaine, et que la raison y règle tout souverainement? — LÉL. Sans nul doute. — Scip. Comment donc pouvez-vous hésiter sur le gouvernement qui convient aux États? Ne voyez-vous pas que, dans une nation, si le pouvoir est partagé, il n'y a plus d'autorité souveraine? car la souveraineté, si on la divise, est anéantie. [1,39] XXXIX. LÉL. Mais, je vous prie, qu'importe le gouvernement d'un seul ou de plusieurs, si ce dernier est juste? — Scip. Je vois que mes autorités n'ont pas produit grande impression sur vous : aussi suis-je bien résolu à ne plus invoquer, à l'appui de mon sentiment, que votre propre témoignage. — LÉL. Quel témoignage tirerez-vous de moi? — Scip. J'ai remarqué dernièrement, lorsque nous étions ensemble à Formies, que vous enjoigniez formellement à vos esclaves de ne prendre les ordres que d'un seul chef. — LÉL. Oui sans doute, de mon fermier. — Scip. Et à Rome, vos affaires sont-elles dans les mains de plusieurs intendants? — LÉL. Non, certes; je n'en ai qu'un seul. — Scip. Enfin le gouvernement général de toute votre maison, le partagez-vous avec quelqu'un? — LÉL. Pas le moins du monde, j'espère. — Scip. Que n'accordez-vous donc également que pour les sociétés l'empire d'un seul, lorsqu'il est équitable, est de tous le meilleur? — LÉL. Je me sens entraîné, et je me rends presque à votre avis. [1,40] XL. Scip. Vous vous y rendrez bien mieux encore, Lélius, si laissant de côté la comparaison du vaisseau, du malade, qu'il vaut mieux confier à un seul pilote ou à un seul médecin expérimenté, que de le remettre à la direction de plusieurs, j'arrive à des considérations d'un ordre plus relevé. -- Là. Quelles considérations? — Scip. Vous savez que c'est la cruauté et la domination superbe du seul Tarquin, qui a fait détester au peuple romain jusqu'au nom de roi? — Là. Je le sais. — Scip. Vous n'ignorez pas non plus qu'après avoir chassé Tarquin, le peuple, enivré de sa liberté nouvelle, s'emporta à des excès dont bientôt j'aurai à vous entretenir longuement. On vit alors des innocents exilés, un grand nombre de citoyens dépouillés, des magistrats annuels, les faisceaux inclinés devant le peuple, la multitude jugeant en dernier ressort, la fameuse retraite au mont Aventin ; enfin une longue suite de mouvements et d'actes qui devaient aboutir à la souveraineté absolue du peuple. — LÉL. C'est la vérité. — Scip. Mais tout cela se passait en temps de paix et de sécurité. Lorsqu'on n'a rien à craindre, un peu de licence est bien permise, témoin les malades attaqués légèrement, et les passagers d'un vaisseau qui ne court point de danger; mais quand la mer devient houleuse, quand la fièvre redouble, passagers et malades s'abandonnent à une main exercée. Ainsi le peuple de Rome, en paix et dans ses foyers, commande, menace ses magistrats, désobéit à leurs ordres, appelle de leur décision, les traduit devant son tribunal; en temps de guerre, on pourrait croire qu'il obéit à un roi; car l'intérêt du salut parle plus haut que la passion de l'indépendance. Bien mieux, dans les guerres importantes, nos ancêtres ont voulu que toute l'autorité fût réunie dans les mains d'un seul homme, dont le titre même indique l'extrême puissance. On le nomme dictateur, parce qu'un consul le proclame ("quia dicitur"); mais dans nos livres vous voyez, Lélius, qu'il est appelé le maître du peuple. —Là. C'est très-vrai. — Scip. Reconnaissons la sagesse de ces anciens ... (lacune). [1,41] XLI Lorsqu'un peuple a perdu un bon roi, alors, comme le dit Ennius en parlant de la mort d'un prince excellent, «les coeurs de fer sont émus jusqu'aux larmes; de tous côtés on entend ces cris de deuil : O Romulus, divin Romulus, père de la patrie, que le ciel nous avait donné! ô notre ami, notre dieu tutélaire, digne fils des immortels!›. Ils n'appellent ni maître ni seigneur celui qui leur a commandé avec tant de justice; ils ne lui donnent pas même le nom de roi; c'est la providence de la patrie, c'est un père, c'est un dieu. Et ces titres sont fondés; écoutez ce que le peuple ajoute : «C'est à toi que nous devons la vie. Ils pensaient donc, ces anciens Romains, que la vie, l'honneur et la gloire sont donnés au peuple par la justice du roi. Leur postérité aurait conservé les mêmes sentiments, si ce caractère sacré s'était toujours maintenu dans la personne des rois; mais vous voyez que l'injuste domination d'un seul entraîna pour toujours la chute de la royauté. — Lélius. Je le vois, et il me tarde de connaître le cours de ces vicissitudes politiques, non seulement dans notre pays, mais dans toutes les sociétés possibles. [1,42] XLII. SCIP. Lorsque je vous aurai exposé mon sentiment sur la forme de gouvernement qui, de toutes, me paraît la meilleure, j'aurai à vous entretenir avec soin de ces grandes révolutions politiques; quoique je pense qu'elles doivent difficilement se produire dans un État gouverné comme je l'entends. Quant au pouvoir royal, en voici la première et la plus infaillible altération : dès qu'un roi devient injuste, la royauté disparaît, et fait place à la tyrannie, le pire des gouvernements et qui tient de si près au meilleur. Lorsque la tyrannie est abattue par les grands, ce qui est assez l'usage, l'Etat prend alors la seconde des trois formes générales ; c'est un conseil aristocratique qui veille aux intérêts du peuple avec une sollicitude paternelle, et qui a par cet endroit quelque chose de royal. Si c'est le peuple lui-même qui a tué ou chassé un tyran, il garde assez de modération, tant que le bon sens l'inspire; et comme il s'applaudit de ce qu'il a fait, il veut donner à l'Etat restauré par lui une certaine consistance. Mais si le peuple a porté une main violente sur un bon roi, ou, ce que l'on voit plus souvent, s'il a versé le sang des nobles, et soumis tout l'Etat à ses fureurs, il n'est point de tempête, point d'incendie, qui ne soient plus faciles à calmer que les emportements d'une multitude effrénée. [1,43] XLIII. Il arrive alors ce que Platon décrit avec des couleurs si vives, et que je voudrais exprimer d'après lui; je ne sais si notre langue s'y prêtera; du moins c'est un effort à tenter. "Lorsque, dit-il, le peuple est dévoré d'une soif intarissable d'indépendance, et que, servi par de perfides échansons, il a vidé jusqu'à la lie la coupe enivrante d'une liberté sans mélange; alors ses magistrats et ses chefs, s'ils ne sont relàchés et débonnaires, deviennent l'objet d'attaques, de poursuites, d'accusations terribles; il les appelle dominateurs, rois, tyrans." Je pense que vous connaissez ce passage. — LÉL. Je le savais par coeur. — Scip. Voyons la suite : «Ceux qui obéissent aux magistrats sont insultés par le peuple, qui les nomme des esclaves volontaires; les magistrats, au contraire, qui affectent de descendre au niveau des simples citoyens, et les citoyens qui s'étudient à effacer toute différence entre eux et les magistrats, sont couverts de louanges et surchargés d'honneurs. Il faut nécessairement que dans une telle société la liberté afflue partout; qu'au sein des familles toute autorité disparaisse, et que les animaux eux-mêmes soient atteints de cette contagion. Le père craint son fils, le fils ne connaît plus son père; toute pudeur est proscrite, pour que la liberté soit entière; il n'y a plus de différence entre le citoyen et l'étranger ; le maître redoute ses élèves et les flatte, les élèves prennent leur maître en dédain; les jeunes gens s'arrogent l'autorité des vieillards; les vieillards prennent part aux amusements de la jeunesse, pour ne pas lui être odieux et à charge. Bientôt l'esclave se donne tous les airs d'un homme libre, la femme se croit l'égale de son mari ; et au milieu de cette indépendance universelle, il n'est pas jusqu'aux chiens, aux chevaux et aux ânes qui ne se trémoussent de liberté, et qui ne courent en bêtes libres sur la voie publique, forçant les hommes à leur laisser le passage. De cette licence illimitée il résulte enfin que les esprits deviennent si ombrageux et si délicats, qu'au moindre signe d'autorité ils s'irritent et regimbent, et que de proche en proche ils vont jusqu'au mépris des lois, afin d'être plus complétement libres de sujétion." [1,44] XLIV. Lélius. Vous avez, ce me semble, rendu avec une fidélité parfaite ce qu'a dit Platon. — Scip. Pour reprendre maintenant la suite de nos idées, nous voyons (c'est Platon qui nous l'enseigne) que de cette extrême licence, réputée pour l'unique liberté, sort la tyrannie comme de sa souche naturelle. Le pouvoir excessif des grands amène la chute de l'aristocratie; tout pareillement l'excès de la liberté conduit un peuple à la servitude. Ne voyons-nous pas constamment pour l'état du ciel, pour les biens de la terre, pour la santé, qu'un extrême se tourne subitement en l'extrême contraire? c'est là surtout la destinée des États; l'extrême liberté pour les particuliers et pour les peuples se change bientôt en une extrême servitude. De la licence naît la tyrannie, et avec elle le plus injuste et le plus dur esclavage. Ce peuple indompté, cette hydre aux cent têtes se choisit bientôt contre les grands, dont le pouvoir est déjà abattu et les dignités abolies, un chef audacieux, impur, persécuteur impudent des hommes qui souvent ont le mieux mérité de leur patrie, prodiguant à la populace la fortune d'autrui et la sienne. Comme dans la vie privée il pourrait craindre pour sa tête, on lui donne des commandements, on les lui continue; bientôt sa personne est protégée par une garde, témoin Pisistrate à Athènes; enfin il devient le tyran de ceux mêmes qui l'ont élevé. S'il tombe sous les coups des bons citoyens, comme on l'a vu souvent, alors l'État est régénéré; s'il périt victime de quelques audacieux, la société est en proie à une faction, autre espèce de tyrannie qui succède encore parfois à ce beau gouvernement des nobles, lorsque l'aristocratie se corrompt et s'oublie. Ainsi le pouvoir est comme une balle que se renvoient tour à tour les rois aux tyrans, les tyrans aux grands ou au peuple, ceux-ci aux factions ou à de nouveaux tyrans; et jamais une forme politique n'est de bien longue durée dans un État. [1,45] XLV. Pour toutes ces raisons, je tiens donc que la royauté est de beaucoup préférable au gouvernement des grands ou du peuple; mais la royauté elle-même le cède dans mon esprit à une constitution politique qui réunirait ce que les trois premières ont de meilleur, et allierait dans une juste mesure les trois pouvoirs. J'aime que dans un État il y ait quelque chose de majestueux et de royal; qu'une part soit faite à l'influence des nobles, et que certaines choses soient réservées au jugement et à l'autorité du peuple. Cette forme de gouvernement a d'abord l'avantage de maintenir une grande égalité, bienfait dont un peuple libre ne peut être privé longtemps; elle a ensuite beaucoup de stabilité, tandis que les autres sont toujours près de s'altérer, la royauté inclinant vers la tyrannie, le pouvoir des grands vers l'oligarchie factieuse, et celui du peuple vers l'anarchie. Tandis que les autres constitutions se renversent et se succèdent sans fin, celle-ci, fondée sur un sage équilibre et qui n'exclut aucun pouvoir légitime, ne peut guère être sujette à toutes ces vicissitudes sans que les chefs de l'État n'aient commis de grandes fautes. On ne peut trouver de germe de révolution dans une société où chacun tient son rang naturel , y est solidement établi, et ne voit point au-dessous de place libre où il puisse tomber. [1,46] XLVI. Mais je crains, Lélius, et vous, mes sages amis, que si je m'arrête trop longtemps à ces questions générales, mon discours ne ressemble plutôt à la leçon d'un maître qu'au libre entretien d'un ami qui cherche la vérité avec vous. C'est pourquoi je vais vous parler de choses qui sont connues de tous, et qui ont été depuis longtemps l'objet de nos réflexions. Je le reconnais donc, je le sens, je le déclare, il n'est aucune forme de gouvernement qui, par sa constitution, son organisation, ses règles, puisse être comparée à celle que nos pères nous ont transmise et que nos ancêtres ont établie. Et puisque vous voulez entendre de ma bouche ce que vous savez si bien vous-mêmes, j'exposerai d'abord le système de la constitution romaine, je montrerai que de tous il est le plus excellent; et, proposant ainsi notre république pour modèle, j'essaierai de rapporter à cet exemple tout ce que j'ai à dire sur la meilleure forme de gouvernement. Si j'en viens à bout, si je puis toucher le but, je crois que j'aurai surabondamment rempli la tâche que Lélius m'a imposée. [1,47] XLVII. LÉL. Imposée, dites-vous! Mais s'il en est une qui vous convienne, c'est bien celle-là. Qui pouvait parler des institutions de nos ancêtres mieux que Scipion, issu d'un sang si glorieux? Qui aurait mieux que vous le droit de nous entretenir de la meilleure forme de gouvernement, de cet état prospère qui n'est pas le nôtre aujourd'hui, mais qui ne le pourrait devenir sans vous rendre aux premiers honneurs? A qui appartient-il enfin de nous parler d'avenir et de prévoyante sagesse, si ce n'est au héros qui a renversé deux puissantes rivales, la terreur de Rome, et garanti par là nos futures destinées?