[1,0] LIVRE PREMIER [1,1] I. - Bien qu'après avoir, pendant un an, suivi l'enseignement donné par Cratippe, tu doives, mon cher fils Marcus, sous un maître d'une si grande autorité et dans une ville très riche en exemples, t'être abondamment pourvu de préceptes et de doctrine, je juge, moi qui, non seulement en philosophie mais aussi dans l'apprentissage de l'art oratoire, me suis très bien trouvé de m'exercer en latin comme en grec, qu'il te faut, toi aussi, faire en sorte d'avoir une égale maîtrise des deux langages. Pour ce qui est du latin, je pense avoir rendu un service très réel et à ceux de nos compatriotes qui sont ignorants des lettres grecques et même à ceux qui, ayant de la culture, se considèrent comme possédant l'art de dire et un bon jugement. Tu continueras donc à étudier sous un philosophe, qui est le premier de notre siècle, aussi longtemps que tu le voudras, et tu dois le vouloir tant que tu auras la satisfaction de voir que sa direction t'est profitable, mais en même temps, par la lecture de mes écrits, qui s'écartent peu quant à la doctrine de ceux des Péripatéticiens, puisque nous voulons, eux et moi, nous inspirer de Socrate et de Platon, jugeant aussi par toi-même, je suis loin de vouloir t'en empêcher, tu acquerras en latin une facilité plus grande à t'exprimer. Je ne voudrais pas, en disant cela, avoir l'air de me vanter. S'agit-il de savante philosophie, je reconnais que beaucoup me sont supérieurs, mais, pour ce qui est de la composition d'un discours, de la propriété du langage, du talent de faire valoir les idées par la façon dont on les exprime, ayant employé ma vie à l'acquisition de ces mérites, je crois avoir le droit d'y prétendre. Je t'engage donc, mon cher Cicéron, à lire assidûment non seulement mes discours, mais aussi mes ouvrages de philosophie, déjà presque aussi nombreux. Il y a dans les premiers plus de passion, mais on doit aussi cultiver une manière de dire égale et tempérée. J'ajoute qu'aucun Grec à ma connaissance n'a jusqu'ici réussi à posséder à la fois ces deux aptitudes : l'éloquence du forum et l'art de disserter paisiblement, si ce n'est peut-être à la rigueur Démétrius de Phalère, argumentateur subtil et orateur sans beaucoup de flamme mais agréable, digne disciple de Théophraste. Quant à moi, je laisse à d'autres le soin de dire dans quelle mesure j'y ai réussi, mais il est certain que j'ai nourri cette double ambition. Au reste, je crois que Platon, s'il avait voulu aborder la tribune aux harangues, eût parlé avec force et abondance et que Démosthène, s'il avait retenu les enseignements reçus par lui de Platon et s'il lui avait plu de les reproduire, l'eût fait avec talent et clarté. Je porte un jugement semblable sur Aristote.et Isocrate : l'un et l'autre, satisfaits du choix qu'ils avaient fait, dédaignèrent un genre qui n'était pas le leur. [1,2] II. - Ayant donc résolu d'écrire à ton intention sur de nombreux sujets, j'ai voulu commencer par en traiter un qui fût le mieux approprié à ton âge et convînt le mieux à ma qualité de père. S'il est vrai, en effet, qu'il y a dans la philosophie un grand nombre de questions importantes et difficiles que les philosophes ont traitées abondamment et avec soin, les théories qui paraissent avoir le plus d'application sont celles qu'ils nous ont transmises et enseignées sur la façon dont il faut conduire sa vie. A aucun moment, en effet, dans la vie publique et aussi dans la vie privée, qu'il s'agisse des affaires de la nation ou d'affaires domestiques, de nos rapports avec d'autres hommes ou de choses purement personnelles, il ne peut manquer d'y avoir un office à remplir, et c'est à s'en bien acquitter que consiste la beauté de la vie, à le négliger la laideur. Et j'ajoute que la recherche de ce qui convient le mieux est commune à tous les philosophes : qui donc oserait se dire philosophe sans donner de préceptes relatifs à la façon dont il faut agir? Il y a toutefois des doctrines qui, par leur définition du souverain bien et de son contraire, le mal, renversent la notion même de la moralité. Si tu poses en effet que le souverain bien n'est en rien lié à la vertu, qu'il se mesure à l'agrément de la vie, non à sa beauté, tu ne peux, si tu veux être conséquent et si ton bon naturel ne triomphe pas des principes que tu professes, ni cultiver l'amitié, ni pratiquer la justice et la libéralité. Il est impossible qu'un homme ait du courage s'il considère la douleur comme le plus grand des maux, impossible qu'il soit tempérant s'il fait du plaisir le souverain bien. Ce sont là des points sur lesquels il est vrai qu'on peut longuement discuter, mais je l'ai fait ailleurs. Reconnaissons donc que ces doctrines, si elles veulent rester d'accord avec leur principe, ne peuvent rien dire de ce qui convient à l'homme soucieux de vivre droitement et que seuls peuvent donner à cet égard des enseignements fermes, invariables, conformes à la nature, ceux qui disent que la beauté de la vie est la seule chose qu'il faille chercher ou du moins qu'elle est ce qui importe le plus. C'est ce qu'ont bien compris les Stoïciens, les Académiciens, les Péripatéticiens, car, pour ce qui est d'Ariston, de Pyrrhon, d'Erillus, leur doctrine s'est effondrée et cependant ils eussent eu le droit de traiter de la vie droite s'ils avaient laissé subsister la possibilité d'un choix parmi les objets, de façon qu'on pût donner un contenu à l'idée du bien. C'est mon but en ce moment et, dans cette recherche, je suivrai de préférence les Stoïciens, non que je veuille me faire leur interprète mais pour puiser chez eux, selon ma coutume, tout autant que je le croirai bon et user d'eux judicieusement. Il convient, puisque tout notre discours doit avoir trait à l'action moralement bonne, de la définir au préalable, ce que Panétius a négligé de faire. Toutes les fois en effet qu'on entreprend de traiter un sujet méthodiquement, on doit prendre comme point de départ une définition, afin d'avoir une idée claire de ce sujet. [1,3] III. - Toute recherche relative au bien moral comprend deux parties : il y a, d'une part, celle qui se rapporte au souverain bien, d'autre part, celle qui énonce les règles auxquelles on doit à chaque instant se conformer. Rentrent dans la première partie des questions telles que celles-ci : ce qui donne à l'action morale son prix est-il toujours contenu dans l'acte lui-même? ; y a-t-il parmi les prescriptions de la morale un ordre d'importance tel que l'une doive être tenue comme primant l'autre, et quelles sont celles qu'on doit considérer comme égales entre elles? Les préceptes relatifs à la conduite ont, eux aussi, rapport au souverain bien, mais cela est moins apparent, parce qu'ils semblent avoir trait davantage au règlement de la vie ordinaire. Ce sont ces préceptes que je veux exposer dans le présent ouvrage. Il y a encore une autre division. On distingue en effet l'acte moral moyen de celui qui est parfait. Appelons parfaite l'action droite, tel est mon avis, puisque les Grecs la nomment g-katorthohma, tandis qu'à l'action morale ordinaire, que nous considérons ici, ils réservent le nom de g-kathehkon. Voici comment ils les définissent : où il y a rectitude absolue on peut parler d'acte moralement parfait; l'action morale moyenne est celle qu'on peut justifier par une raison méritant l'approbation. Il y a donc, selon Panétius, trois questions à se poser dans la délibération qui précède la détermination. On doute si l'acte auquel on pense est moral ou non et souvent, dans cet examen, il y a partage de l'âme entre avis opposés. On cherche ensuite, on se demande, s'il ajoutera quelque chose à l'agrément, à la douceur de la vie, s'il augmentera les ressources, les biens matériels dont on dispose, si notre pouvoir, notre influence en seront accrus de façon que nous soyons mieux en mesure de nous protéger nous-mêmes et de protéger les nôtres ou s'il aura un effet tout contraire; toute cette partie de la délibération est dominée par la préoccupation de l'utile. Viennent ensuite de nouvelles raisons d'hésiter: ce qui paraît utile semble s'opposer à ce qu'on reconnaît qui est moral. D'un côté nous nous sentons entraînés vers l'utile, mais de l'autre il y a l'appel du beau. Ainsi arrive-t-il que l'âme soit divisée dans la délibération, notre pensée soucieuse et pleine d'incertitude. Cette division présente le plus grave défaut qui se puisse elle est incomplète; elle omet deux termes. La délibération, en effet, ne porte pas seulement sur le point de savoir si un acte est moral ou non, nous nous demandons encore lequel de deux partis possibles est le plus moral et aussi lequel est le plus utile. Au lieu d'une division tripartite il en faut donc une en cinq parties. Tout d'abord c'est bien une question de moralité qui se pose, mais elle est double et de même quand il s'agit de l'utilité, après quoi il faut mettre en balance la moralité de l'acte et son utilité. [1,4] IV. - Pour commencer, il faut savoir qu'à tout genre d'êtres vivants la nature a donné un instinct qui le porte à veiller sur sa vie et sur son propre corps, à écarter ce qui paraît devoir nuire, à rechercher et à se procurer tous les objets nécessaires à l'entretien de la vie, nourriture, logement et autres semblables. C'est aussi un trait commun à tous les animaux que le désir de se conjoindre pour procréer et de prendre soin ensuite des petits qu'on a engendrés. Mais entre l'homme et la bête il y a cette différence capitale que la bête, capable seulement de sentir, ne règle ses mouvements que sur les objets actuellement donnés et présents, n'a qu'à un très faible degré le sentiment du passé et celui du futur. L'homme en revanche, ayant part à la raison, peut prévoir les suites des événements, il en voit les causes et n'ignore pas comment elles se déterminent et s'enchaînent; il établit des rapports de ressemblance et au présent joint, rattache le futur, il voit sans peine tout le cours de la vie et se préoccupe d'avoir tout ce qui est nécessaire pour la conduire à son terme. La nature par le moyen de la raison attache l'homme à l'homme, à une communauté de vie et de langage, elle lui inspire avant tout de l'amour pour ceux qui sont nés de lui, le pousse à vouloir qu'il y ait des réunions, des assemblées d'hommes et à les fréquenter, à s'efforcer en conséquence de réunir tout ce qui est propre à l'alimentation et à l'entretien, non seulement pour lui-même mais pour sa compagne, ses enfants et les autres êtres qu'il aime et sur lesquels il veille. Un tel souci est pour l'âme un stimulant, son activité s'en trouve agrandie. C'est aussi un des traits essentiels de l'homme que la recherche, la poursuite du vrai. Quand donc nous sommes de loisir, nous avons le désir de voir, d'entendre quelque chose, nous pensons que la connaissance des choses cachées ou dignes d'admiration est indispensable à la vie bienheureuse. Par où l'on connaît que la vérité, la simplicité, la sincérité conviennent à la nature humaine. A ce désir de voir le vrai se joint une appétition du premier rang : un coeur naturellement bien situé ne consentira jamais à obéir à qui que ce soit, si ce n'est à celui dont il reçoit l'enseignement ou à celui qui, dans l'intérêt commun, exerce un commandement juste et légitime; de là proviennent la grandeur d'âme et le dédain des biens extérieurs. Ce n'est pas là un médiocre privilège de sa nature raisonnable que l'homme soit le seul être ayant le sentiment de l'ordre, de la mesure de la convenance dans les actes et les paroles. C'est ainsi que nul autre animal n'est sensible à la beauté des choses visibles, à leur grâce, à la justesse de leurs proportions et, transportant des yeux dans l'âme ce besoin d'harmonie, une nature raisonnable pense qu'il faut s'attacher bien plus encore à maintenir la beauté, la constance, l'ordre dans les desseins et les actes. Ce souci de préserver l'homme de tout manquement aux convenances morales et de toute défaillance exige que, ni dans sa conduite, ni dans ses opinions, il ne s'abandonne même en pensée à l'appétit sensuel. C'est de ces éléments que se compose et résulte cette beauté morale que nous avons ici en vue; qu'elle ait ou non l'approbation de la multitude, elle n'en est pas moins belle et le vrai bien, ne fût-il loué par personne, n'en est pas moins par nature digne d'éloge. [1,5] V. - Tu vois ainsi, mon fils, la forme extérieure et en quelque sorte la surface de la moralité, qui, si elle était sensible aux yeux, exciterait, comme le dit Platon, un amour incomparable. Sache que la moralité ne comprend pas moins de quatre domaines. Elle consiste ou bien dans l'habile perception du vrai ou dans le maintien du lien social, le respect du droit de chacun et des engagements pris, soit encore dans la grandeur et la force d'une âme haute et indomptée, soit enfin dans l'ordre et la mesure qu'on observe dans ses actes et ses paroles : c'est à cette dernière vertu qu'on donne le nom de tempérance. Toutes les parties de la vie morale sont bien liées les unes aux autres et inséparables, toutefois chacune d'elles donne naissance à des fonctions particulières dont on doit s'acquitter, et c'est ainsi que cette première forme de la moralité, dont il a été question ci-dessus et qui est la sagesse et la science de la conduite, comprend la recherche et la découverte de la vérité, objet propre de cette vertu. Qui en effet, en tout problème, perçoit le mieux la solution la meilleure, qui du coup d'oeil le plus pénétrant et le plus prompt en voit la raison d'être et la justesse, on a coutume de le tenir pour l'homme le plus sage et sachant le mieux se conduire. C'est donc à la vérité qu'il s'applique, elle est pour lui une matière sur laquelle il s'exerce. Pour les trois autres vertus, leur tâche est la recherche et le maintien des conditions nécessaires à la vie active : telles la préservation du lien social et de l'union avec les autres hommes, la grandeur d'âme qui fait que, montrant sa maîtrise par l'acquisition pour soi-même et pour les siens de tous les biens matériels indispensables, on la fait briller d'un éclat encore bien plus vif par le mépris dans lequel on les tient. Quant à l'ordre et à tout ce qui semblablement concerne la régularité de la vie, ces qualités sont de celles qui impliquent, non un effort de l'esprit seulement, mais une mise effective en pratique : c'est ainsi qu'observant une juste mesure et une règle dans les affaires de la vie, nous resterons dans la limite des convenances morales et sociales. [1,6] VI. - Des quatre parties que nous avons distinguées dans la vie morale considérée en sa forme propre et son essence, la première, celle qui a trait à la connaissance du vrai, est celle qui est la plus proprement humaine. Pour nous tous le savoir et la connaissance sont l'objet d'un désir et ont un attrait invincible; nous pensons que c'est une belle chose de les posséder, tandis que les défaillances, les erreurs, l'ignorance, l'illusion sont un mal et une laideur. Il y a, dans cette partie de la tâche à laquelle nous invite la nature, deux défauts à éviter; en premier lieu il faut se garder de croire qu'on sait quand on ne sait pas et de juger avec précipitation. Qui veut ne pas tomber dans ce défaut, et tous nous devons le vouloir, s'appliquera à l'examen des objets avec une attention sérieuse et soutenue. L'autre défaut consiste à s'adonner avec un très grand zèle, avec une ardeur excessive, à des recherches difficiles et qui n'ont rien de nécessaire, sur des points obscurs. Ces deux travers mis à part, on ne peut que louer le mal que se donnent volontairement certains hommes pour acquérir des connaissances capables d'embellir l'esprit : l'astronomie, ainsi que nous avons entendu dire que l'a fait C. Sulpicius, la géométrie qu'a, nous le savons directement, cultivée Sextus Pompée, la dialectique chère à beaucoup, le droit civil qui a encore plus d'adeptes. Dans toutes ces sciences on s'applique à la recherche de la vérité, mais il ne faut pas que cette poursuite nous détourne de notre besogne, cela serait contraire aux exigences de la morale. Tout le prix de la vertu en effet est dans l'action. Toutefois souvent nos affaires nous laissent du répit et il y a des occasions nombreuses de revenir aux études; alors l'inquiétude de l'esprit, qui ne connaît pas de repos, peut, même sans application de notre part, faire que nous continuions à être travaillés par le besoin de connaître. Or tout mouvement de l'esprit, toute pensée active se rapporte soit à quelque problème de conduite dont la solution importe à la rectitude et au bonheur de la vie, soit à une question scientifique et à la connaissance du vrai. Voilà ce que nous avions à dire sur cette première source de la vie morale. [1,7] VII. - Des trois autres formes qu'elle revêt, celle qui a le domaine le plus étendu a pour objet le maintien du lien social et d'une vie commune en quelque sorte entre les hommes. Elle comprend deux parties : la justice, la vertu claire entre toutes qui vaut à ceux qui la pratiquent le nom de gens honnêtes, et la bienfaisance qui ne s'en sépare pas; on peut l'appeler ou bien bonté ou bien libéralité. Le premier office de la justice consiste à ne faire de tort à personne, sauf quand on y est contraint par l'injustice, et ensuite à user des biens communs en leur conservant le caractère de biens communs et de son bien propre comme d'une chose dont on peut disposer pour soi-même. Il n'y a d'ailleurs point de biens propres par nature, il y en a dont on devient propriétaire par une occupation ancienne, par la victoire, quand une guerre nous en rend maîtres, ou en vertu d'une loi, d'un contrat, d'une stipulation, d'une désignation par le sort. C'est ainsi que le territoire d'Arpinum est la chose des Arpinates, celui de Tusculum celle des Tusculans, et de même les particuliers donnent leur nom à ce qui est leur propriété. De là cette conséquence que, lorsque des richesses naturellement communes quelqu'une est l'objet d'une appropriation, c'est à son propriétaire qu'elle doit continuer d'appartenir : si quelque autre veut s'en emparer, c'est en violation du droit social. Mais, comme l'a très bien dit Platon, nous n'existons pas seulement pour nous-mêmes, notre patrie réclame sa part de notre être, nos amis ont droit à la leur et, les Stoïciens l'ont compris, si tous les produits de la terre existent en vue de l'homme, c'est pour les hommes que naissent les hommes, de sorte que nous devons, nous conformant à la nature, servir l'intérêt commun, nous rendre les uns aux autres des services mutuels, donner et recevoir, employer nos talents, nos facultés, toutes nos ressources, à resserrer le lien social. Mais, qu'on l'observe, le principe fondamental de la justice est la loyauté, c'est-à-dire la sincérité du langage et le maintien des engagements pris. Cela nous porte, imitant les Stoïciens qui remontent avec soin à l'origine du mot, à oser croire, en dépit des critiques possibles, que "fides" - loyauté - vient de "fiat" - que soit fait ce qui a été dit. Il y a deux sortes d'injustice, celle qui consiste à commettre soi-même une action injuste, et celle qui consiste à ne pas s'opposer, quand on le peut, à l'injustice commise par d'autres. Qui, mû par la colère ou quelque autre passion, s'attaque à autrui, c'est comme s'il portait la main sur la société humaine; qui reste passif en présence de l'injustice et n'y fait pas obstacle, le pouvant, se rend coupable de la même faute que s'il abandonnait ses parents, ses amis ou sa patrie. Les injustices commises avec préméditation dans l'intention expresse de nuire à autrui ont souvent pour origine la crainte de subir soi-même un dommage si l'on ne prend pas les devants. Mais, la plupart du temps, on recourt à l'injustice pour s'emparer d'un objet convoité; c'est la passion du lucre qui est la cause la plus ordinaire de ce genre de manquement. [1,8] VIII. - On veut être riche pour se procurer les nécessités de la vie et pour en goûter les plaisirs. Parmi ceux qui ont cet amour de l'argent, il en est qui, ayant aussi quelque grandeur d'âme, veulent être riches pour pouvoir se montrer larges : il n'y a pas encore si longtemps M. Crassus ne déclarait-il pas que l'on ne pouvait attribuer une grande fortune à un homme désireux d'occuper le premier rang dans l'Etat, s'il n'avait de quoi nourrir une armée de ses seules récoltes. On se plaît à mener un train magnifique, à vivre dans l'abondance et le luxe : tout cela fait que le désir d'être riche ne connaît pas de limites. Il n'y a pas à blâmer les gens qui, sans nuire à personne, augmentent leur avoir, mais il faut toujours fuir l'injustice. Or, la plupart des hommes sont conduits à méconnaître ce principe par la soif qu'ils ont du commandement, des honneurs, de la gloire. Ce mot d'Ennius : "nulle société n'est sacrée, nulle bonne foi ne se trouve où il y a ambition de régner", a une grande portée. Toute situation élevée qui de sa nature est telle qu'elle ne peut être occupée par plusieurs est généralement l'objet d'une compétition si ardente que le maintien d'un lien sacré en devient difficile. César l'a récemment bien fait voir par son audace coupable : il a violé tous les droits divins et humains pour parvenir à ce qu'il croyait faussement être le principat. Ce qu'il y a de plus grave, c'est que, dans les plus grandes âmes et les plus clairs génies, existe trop souvent l'appétit des honneurs, du commandement, de la puissance, de la gloire. D'autant plus faut-il se garder de tomber dans cet excès. En toute injustice, il y a grand intérêt à savoir si elle est l'effet de quelque trouble de l'âme, parce qu'alors elle est généralement de courte durée, occasionnelle, ou si elle est commise après réflexion et de propos délibéré. Les violations accidentelles du droit, dont on se rend coupable dans un mouvement de passion, ont moins de gravité que celles qui sont méditées et calculées. Mais voilà qui suffit pour l'injustice par commission. [1,9] IX. - Les raisons pour lesquelles, manquant à une règle morale, on néglige de s'opposer à l'injustice sont diverses. On ne veut pas se faire des ennemis, on craint la peine ou la dépense, ou encore c'est la négligence, la paresse, l'apathie, la préoccupation exclusive qu'on a de ses études ou de ses affaires, qui empêchent qu'on ne défende ceux qu'on devrait défendre et qui font qu'on les laisse dans l'abandon. Il faut donc craindre de mériter le reproche adressé par Platon aux philosophes : ils s'appliquent à la recherche de la vérité et, parce qu'ils méprisent et tiennent pour un pur néant les avantages que la plupart des hommes poursuivent avec ardeur et se disputent âprement, ils croient être justes. Ils le sont en ce sens qu'ils s'abstiennent de cette sorte d'injustice qui consiste à nuire aux autres, mais ils tombent dans l'autre sorte puisque, dans leur ardeur d'étudier, ils abandonnent ceux qu'ils devraient protéger. C'est pourquoi Platon pense qu'ils ne consentiront pas à s'occuper de la chose publique s'ils n'y sont pas obligés. Il serait plus conforme à la justice qu'ils le fissent volontairement : la bonne action elle-même, pour mériter le nom de juste, doit être accomplie volontairement. Il y a des gens qui, soit par souci de leur propre avoir, soit par malveillance pour les hommes, déclarent qu'ils s'occupent de leurs affaires et semblent ne faire de tort à personne; ils sont exempts de l'une des deux sortes d'injustice mais non de l'autre. Ils se retranchent en effet de la vie sociale, n'y collaborent pas, ne mettent à son service ni leur activité, ni aucune de leurs facultés. Après avoir ainsi montré par quelles causes s'expliquent les deux formes de l'injustice par nous distinguées, nous pourrons aisément, ayant au préalable défini la justice, discerner dans chaque cas particulier en quoi la moralité consiste, pourvu que l'égoïsme ne nous aveugle pas. C'est lui en effet qui fait que nous prenons difficilement souci de l'intérêt d'autrui, même quand nous croyons comme le Chrémès de Térence que "rien d'humain ne nous est étranger". Nous percevons et ressentons ce qui peut nous arriver à nous-mêmes d'heureux ou de malheureux plus fortement que ce qui arrive aux autres: cela, nous le voyons comme un événement lointain et nous ne jugeons pas de même quand c'est nous qui sommes en cause et quand ce sont nos semblables. On a donc raison de prescrire l'abstention toutes les fois qu'on peut se demander si l'acte dont on a l'idée est juste ou injuste : quand il est juste, cela se voit du premier coup d'oeil, s'il y a doute, c'est qu'on se proposait un acte injuste. [1,10] X. - Il y a toutefois des cas où les façons d'agir les plus dignes d'un homme juste, de celui que nous disons être un honnête homme, changent de caractère et en prennent un contraire, par exemple la remise d'un dépôt, l'exécution d'une promesse : les circonstances peuvent être telles que la justice consiste à ne pas tenir sa parole et à ne pas se croire engagé. Il faut en effet se reporter au principe fondamental que nous avons posé : la justice consiste à ne nuire à personne et à servir l'intérêt commun. Quand les conditions viennent à se modifier, la conduite, pour rester morale, doit elle aussi se modifier et non demeurer la même. Il peut y avoir des promesses, des contrats, dont la mise à exécution soit nuisible à celui qui a reçu la promesse et à celui qui l'a faite. Si, par exemple, Neptune, dans la tragédie, n'avait pas tenu la promesse faite à Thésée, Thésée n'aurait pas perdu son fils Hippolyte. Des trois souhaits qu'il pouvait faire, le troisième, effet de la colère, était qu'Hippolyte pérît. Quand il eut satisfaction, ce fut pour lui très grand deuil. Il ne faut donc pas tenir les promesses dont l'exécution peut nuire à celui envers qui l'on s'est engagé. De même si, en tenant sa promesse, on devait se faire à soi-même un tort dépassant en grandeur le service rendu, il serait contraire à la morale de donner la préférence au moins sur le plus : si, par exemple, alors que tu as accepté d'être l'avocat d'un plaideur, au moment d'engager le débat, ton fils vient à tomber malade gravement, il n'y a pas injustice à ne pas faire ce que tu as dit que tu ferais, et c'est plutôt le client qui est dans son tort s'il se plaint d'avoir été abandonné. Et qui ne voit qu'il ne faut pas tenir une promesse arrachée par la crainte ou par des manoeuvres dolosives ? L'édit du préteur souvent, la loi parfois, te libèrent de cette obligation. Il y a fréquemment des injustices consistant à chercher chicane aux gens et à interpréter subtilement le droit. De là, cette maxime devenue proverbe : "summum ius, summa injuria". Beaucoup d'actes immoraux de cette sorte se commettent au nom de l'intérêt public : on cite un chef d'armée qui, après être convenu avec l'ennemi d'une trêve de trente jours, ravageait de nuit son territoire parce que, disait-il, le pacte conclu s'appliquait aux jours, non aux nuits. On ne peut pas approuver non plus notre Quintus Fabius Labéon, si c'est bien lui (c'est une histoire que je ne connais que pour l'avoir entendu raconter) qui, désigné par le sénat comme arbitre entre les habitants de Noles et les Napolitains en conflit au sujet d'un territoire, les prit d'abord à part et leur remontra qu'il ne fallait pas se montrer cupides, qu'il ne fallait pas être de ceux qui réclament toujours et qu'il valait mieux rabattre un peu de leurs prétentions. On le fit de part et d'autre et il y eut ainsi un territoire non réclamé. Labéon attribua aux deux parties les limites qu'elles demandaient et donna le reste au peuple romain. C'est là une tromperie, non un jugement. Pareille habileté est à éviter en toute matière. [1,11] XI. - Il y a certaines règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort : il y a une mesure à garder dans la vengeance et le châtiment et je ne sais s'il ne suffit pas d'amener le coupable à regretter l'injustice qu'il a commise de telle façon qu'il n'y retombe pas et que les autres y soient moins enclins. Quand il s'agit des affaires de l'Etat, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. Il y a en effet deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l'on use de la force; l'un de ces moyens est propre à l'homme, l'autre aux bêtes et l'on y a recours quand on ne peut employer le premier. C'est donc pour vivre en paix sans injustice qu'il faut entreprendre une guerre et, la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n'ont pas montré de cruauté, pas offensé l'humanité. C'est ainsi qu'en ont usé nos ancêtres : ils ont même admis dans la cité les Tusculans, les Eques, les Volsques, les Sabins, les Herniques, mais ont entièrement rasé Carthage et Numance. Je voudrais qu'ils n'en eussent pas fait autant à Corinthe, mais ils ont eu, je crois, quelque motif particulier de détruire cette ville : ils craignaient que sa situation naturellement trop forte n'incitât quelque jour les habitants à recommencer la guerre. Mon sentiment est qu'on doit toujours avoir en vue une paix qui n'expose aucun des adversaires à tomber dans un piège. Si l'on m'avait écouté, nous aurions présentement sinon la meilleure des républiques, au moins une république et nous n'avons rien de pareil. Il faut penser aussi au salut de ceux qu'on a vaincus, recevoir en grâce tous ceux qui s'en remettent à la loyauté du général victorieux, même si le bélier a battu les murs de leur cité. Cette forme de la justice a été en si grand honneur parmi nos ancêtres que des cités, des nations vaincues sont devenues les clientes de leurs propres vainqueurs. Et les lois de la guerre ont trouvé dans le code fécial une consécration religieuse. Tout cela doit nous faire connaître qu'une guerre ne peut être juste si elle n'a pas été précédée d'une réclamation en forme ou d'une dénonciation et d'une déclaration. [Popilius commandait en chef dans une province et le fils de Caton était parmi les combattants. Ayant congédié la légion où servait ce jeune homme, Popilius le renvoya aussi, mais il avait le désir de se battre et était demeuré à l'armée. Caton, considérant que son fils était relevé de son serment et n'avait plus le droit de combattre, écrivit à Popilius de lui faire prêter un nouveau serment s'il l'autorisait à rester. Voilà jusqu'où allait la rigueur dans l'observation des règles du droit en temps de guerre.] Il y a une lettre de Marcus Caton devenu vieux à son fils Marcus : ayant appris que ce fils, qui servait en Macédoine dans la guerre contre Persée, avait été congédié, il lui recommanda de se garder de prendre part au combat parce que, n'étant plus soldat, il n'en avait plus le droit. [1,12] XII. - J'observe encore qu'on a donné le nom de « hostis » à celui qui précédemment s'appelait « perduellis », comme pour atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d'ennemi a d'affreux. Ce mot de « hostis » en effet s'appliquait au temps de nos ancêtres à ceux que nous appelons « étrangers ». Les douze Tables disent : "Aut status dies cum hoste" (quand on a pris jour avec un étranger) et aussi : "adversus hostem aeterna auctoritas" (à l'égard de l'étranger on ne peut jamais être déchu de son droit). Quel adoucissement ajouter à celui dont témoigne le fait de donner pareille appellation à ceux qui sont nos adversaires dans une guerre? Il est vrai que par l'usage ce mot a acquis un sens plus fort : il a cessé de s'appliquer à l'étranger et s'emploie pour désigner celui qui porte les armes contre la cité. Quand on fait la guerre pour l'empire et pour la gloire, il faut en règle générale avoir les justes motifs que j'ai indiqués ci-dessus. Mais les guerres où il s'agit d'assurer son prestige doivent être conduites avec moins de rudesse que les autres. Tout de même que, dans une lutte soutenue contre un concitoyen, nous n'usons pas des mêmes procédés envers un ennemi et envers un compétiteur (dans le premier cas c'est notre vie, c'est notre bon renom qui est en jeu, dans le second c'est une charge honorifique, une dignité), de même, dans la guerre avec les Celtibères et les Cimbres, il s'agissait de savoir, non qui commanderait, mais qui d'eux ou de nous continuerait d'exister, tandis que dans la guerre avec les Latins, les Sabins, les Samnites, les Carthaginois, avec Pyrrhus, l'enjeu était l'empire. Les Carthaginois déloyaux avaient violé les traités. Hannibal était cruel, les autres adversaires valaient mieux moralement. On connaît les belles paroles de Pyrrhus rendant les prisonniers : "Ce n'est pas de l'or que je réclame et vous n'aurez pas à me payer rançon! Nous ne sommes pas, vous et moi, des trafiqueurs de la guerre, mais des guerriers; dans la lutte vitale que nous soutenons, c'est le fer et non l'or qui doit décider. A qui le destin, notre maître, donnera-t-il de régner ? Que le meilleur emporte le prix de cette épreuve. Et toi, Fabricius, écoute ce que je vais te dire : que ceux de vos valeureux guerriers qu'aura épargnés la fortune des combats en soient certains : je ne leur ravirai pas la liberté. Bien plutôt, les dieux le voulant, la recevront-ils en présent de moi." Langage royal certes et digne d'un Eacide. [1,13] XIII. - Si, en raison de circonstances particulières, quelqu'un a fait à l'ennemi une promesse, il doit la tenir loyalement : c'est ainsi que, dans la première guerre punique, Régulus, prisonnier des Carthaginois, envoyé à Rome pour traiter de l'échange des captifs, émit d'abord au sénat l'avis qu'il ne fallait pas consentir à l'échange, puis, malgré ses proches et ses amis qui voulaient le retenir, aima mieux retourner à Carthage pour y subir un supplice que manquer à la foi jurée à l'ennemi. {Dans la deuxième guerre punique, après la bataille de Cannes, Hannibal envoya à Rome pour traiter du rachat des captifs dix prisonniers qui avaient prêté serment de revenir s'ils échouaient et les censeurs les retinrent tous en prison leur vie entière, sans excepter celui d'entre eux qui avait usé d'un moyen malhonnête pour se délier de son serment : sorti du camp avec la permission d'Hannibal, il y était rentré un instant après, disant qu'il avait oublié quelque chose. En étant ressorti ensuite il pensait n'être plus tenu par son serment; au sens littéral il ne l'était plus, en réalité il l'était encore, car c'est la signification, non les mots d'une formule qu'il faut toujours avoir dans l'esprit. Nos ancêtres ont donné un très bel exemple de justice envers l'ennemi quand un transfuge de l'armée de Pyrrhus promit au sénat qu'il donnerait du poison au roi et le ferait périr. Le sénat et C. Fabricius envoyèrent le transfuge à Pyrrhus : ils se refusaient à sanctionner un attentat criminel contre la vie d'un roi puissant qui leur faisait la guerre.} Mais en voilà assez sur la morale de la guerre. Nous rappellerons maintenant qu'il faut être juste même envers les plus petits. La condition et le destin des esclaves sont ce qu'il y a de plus bas et l'on prescrit avec raison au maître d'en user avec eux comme avec des artisans qu'il aurait à ses gages : c'est-à-dire exiger du travail, le rétribuer justement. Puisque d'ailleurs il y a deux façons de commettre une action injuste, la force et la ruse, et qu'on peut être lion ou renard, ajoutons que ces deux façons sont l'une et l'autre très contraires à la nature humaine mais que l'action frauduleuse est la plus haïssable. De toutes les formes de l'injustice il n'en est pas de plus grave que celle qui permet à certains hommes d'avoir l'air d'agir honnêtement au moment même où ils sont le plus trompeurs. Voilà pour la justice. [1,14] XIV. - Parlons maintenant de la bienfaisance et de la libéralité : rien ne s'accorde mieux avec la nature humaine, mais il y faut des précautions. Il faut veiller d'abord à ce que notre bienfaisance ne nuise pas à ceux même qui en sont l'objet, non plus qu'aux tiers et, en second lieu, il ne faut pas, par bonté, aller au-delà de ses ressources, enfin il faut donner à chacun selon ce qu'il mérite; car c'est là le principe de justice auquel il faut toujours revenir. Ceux qui font des largesses nuisibles à la personne qu'ils semblent vouloir servir ne sont ni bienfaisants ni libéraux, on doit les tenir pour des complaisants dangereux. Ceux qui font tort aux uns pour se montrer généreux envers les autres sont aussi coupables d'injustice que s'ils s'appropriaient le bien d'autrui. Il y a en effet beaucoup de gens qui, avides d'éclat et de gloriole, prennent aux uns pour faire largesse aux autres; ils se figurent qu'ils feront du bien à leurs amis en les enrichissant par n'importe quelle méthode. Mais cela est tellement contraire à la saine morale que rien ne peut lui être plus opposé. Nous devons donc veiller à ce que notre libéralité, utile à nos amis, ne nuise à personne. Nous n'appellerons pas libérales les mesures par lesquelles Sylla et César ont dépouillé de leurs biens ceux qui en étaient légitimes propriétaires pour les transférer à d'autres. Il n'y a pas de libéralité où il n'y a pas de justice. Une autre précaution est de ne pas vouloir être bon au-delà des moyens dont on dispose; ceux qui dépassent les limites que leur impose leur fortune sont, en premier lieu, coupables envers leurs proches, car ils font passer dans des mains étrangères des richesses dont il serait plus juste de réserver la jouissance à leurs héritiers. Une libéralité de cette sorte s'allie au désir de s'emparer de beaucoup de richesses, de les ravir pour avoir en abondance de quoi pourvoir à ses largesses, et l'on peut voir aussi bien des gens qui ne sont pas tant libéraux qu'épris de gloriole et qui, pour paraître généreux, font bien des choses par ostentation plutôt que par obligeance véritable. C'est là une simulation, une façon de tromper le monde, non une marque de libéralité ou de haute moralité. La troisième condition est que, dans la libéralité, on sache discerner le mérite de chacun. Il faut tenir compte du caractère de la personne à qui l'on veut faire du bien, de ses dispositions à notre égard, des services qu'elle a pu nous rendre précédemment, des liens qu'a pu créer la vie entre nous. On doit souhaiter que toutes ces conditions soient réunies, mais si tel n'est pas le cas, les plus nombreuses et les plus importantes sont celles qui auront le plus de poids. [1,15] XV. - Nous ne vivons pas avec des hommes d'une sagesse parfaite; si ceux qui nous entourent possèdent une ombre de vertu, c'est déjà beau. C'est pourquoi il faut, je crois, comprendre que l'on ne doit négliger aucune personne que signale un mérite et qu'il faut cultiver surtout ceux qui possèdent des qualités propres à rendre la vie douce : la mesure, la tempérance, cette justice dont nous venons de parler assez longuement. Le courage, la grandeur d'âme dans un homme imparfait, manquant de sagesse, s'emportent souvent à des excès, les vertus que je viens d'indiquer semblent appartenir par définition à l'homme de bien. Je passe à la bienveillance qu'on nous témoigne : nous devons en premier lieu faire le plus pour ceux qui nous marquent le plus d'affection, mais il ne faut pas mesurer la bienveillance, comme le font les très jeunes gens, à l'ardeur du sentiment, c'est plutôt à sa solidité, à sa constance, qu'il convient d'avoir égard. Si l'on nous a rendu service et qu'il s'agisse de faire preuve, non de générosité gratuite, mais de reconnaissance, encore plus de soin est nécessaire, car la morale ne prescrit rien plus impérieusement que la reconnaissance. Si, comme le dit Hésiode, nous devons, sitôt que cela nous est possible, rendre au-delà de ce qui nous a été prêté, que ne devons-nous pas faire si c'est un bienfait que nous avons reçu ? Ne faut-il pas imiter les terres fertiles qui produisent beaucoup plus de grain qu'on ne leur en a confié ? Et certes, si nous n'hésitons pas à nous employer pour ceux que nous espérons qui nous seront utiles, quels ne devrons-nous pas être pour ceux dont nous avons déjà eu à nous louer ? Il y a, peut-on dire en effet, deux genres de libéralité : l'un consiste à faire du bien à quelqu'un à qui l'on ne doit rien, l'autre à rendre le bien qu'on nous a fait, mais entre ces deux genres il y a cette différence que, dans le premier, on est libre de donner ou de ne pas donner, tandis qu'il n'est pas permis à un honnête homme de ne pas rendre quand il le peut sans injustice. Il y a, d'autre part, des distinctions à faire entre les bienfaits qu'on a reçus et il n'est pas douteux que ce ne soient les plus grands qui obligent le plus, mais il faut examiner avant tout de quel coeur ont agi nos bienfaiteurs, de quel zèle, de quel bon vouloir ils ont donné la preuve. Bien des gens multiplient leurs libéralités à l'aveuglette, sans discernement : tantôt c'est chez eux une maladie qui les pousse à vouloir donner à tous, tantôt c'est un brusque élan vers quelqu'un, une inspiration soudaine. De tels bienfaits n'ont pas la même valeur que ceux qui attestent du jugement, de la réflexion, de la continuité. Dans tous les cas, qu'il s'agisse d'obliger quelqu'un ou de reconnaître un service rendu, il importe fort, toutes choses égales, de venir en aide à celui qui a le plus grand besoin de secours. La plupart des hommes font le contraire : ils se montrent serviables envers celui dont ils attendent le plus, même s'il n'a aucun besoin d'eux. [1,16] XVI. - Dans l'intérêt du lien social et de l'union entre les hommes, il faut marquer le plus de bonté à ceux qui sont le plus près de nous. Mais, pour savoir quels sont les principes naturels de la communauté et de la société humaine, il semble qu'on doive remonter un peu haut: il en est un qui s'observe dans l'espèce de société que forme le genre humain entier. Le lien en est la parole et la raison : par l'étude et l'enseignement, parce qu'elles permettent de communiquer et de motiver son jugement, elles rapprochent les hommes les uns des autres; une alliance naturelle s'établit entre eux. Il n'est rien par quoi nous nous distinguions davantage des bêtes: nous disons souvent qu'un cheval, qu'un lion a du courage, jamais nous ne disons que ces animaux sont justes, nous ne parlons jamais de leur équité ni de leur bonté: la parole et la raison leur font défaut. La société la plus étendue, celle qui peut rattacher tous les hommes entre eux, est celle où l'on observe cette règle : les biens créés par la nature pour l'usage commun restent dans le domaine commun, à l'égard de ceux dont les lois et le droit civil règlent la répartition, la loi est respectée et l'on use des premiers conformément au proverbe grec : entre amis tout est commun. Or ces biens communs sont du genre qu'a indiqué Ennius par un exemple dont on peut multiplier les applications : "Qui montre gracieusement son chemin à un voyageur errant, c'est comme s'il allumait pour un autre un flambeau à son propre flambeau, qui n'en donne pas moins de lumière". Par ce seul précepte on voit qu'il faut faire pour un inconnu tout ce qui se peut sans dommage. De là ces formules souvent répétées : ne pas interdire de puiser à l'eau courante, laisser prendre du feu à son feu, conseiller de bonne foi celui qui délibère, toutes manières de rendre service sans frais. Il faut donc mettre ces maximes en pratique et toujours apporter son tribut au bien commun. Mais, comme les ressources de chacun sont petites, tandis que le nombre des indigents est infini, la libéralité qui s'adresse à tous doit s'inspirer de la règle d'Ennius : que ton flambeau n'en reste pas moins allumé. De la sorte nous aurons de quoi nous montrer généreux envers nos proches. [1,17] XVII. - Il y a plusieurs degrés parmi les sociétés humaines. Partant de celle qui s'étend sans limites, nous en trouvons une dont les membres sont plus proches les uns des autres parce qu'ils sont de même race, de même nationalité, parlent, ce qui est un lien très puissant, le même langage. Le fait d'appartenir à la même cité augmente encore leur intimité. Il y a beaucoup de choses qui sont communes entre les hommes d'une même cité : la place où se traitent les affaires publiques, les temples, les portiques, les rues, les lois, les règles du droit, les tribunaux, les élections et, outre les coutumes, les amitiés particulières et les nombreuses relations d'affaires. Plus étroite encore est la société familiale : le petit cercle qu'elle forme est juste à l'opposé de la société sans bornes que forme le genre humain. Le désir de procréer en effet, qui est un trait commun à tous les vivants, fait du ménage de l'homme et de la femme la première société; nos enfants sont ensuite pour nous les êtres les plus proches, nous avons même demeure, eux et nous, et tout nous est commun avec eux. C'est là le commencement de la cité, le lieu de naissance de la république. Viennent ensuite les frères, leurs enfants, les enfants de leurs enfants; une demeure unique ne peut plus contenir tout ce monde, ils essaiment vers d'autres maisons qui sont à la première comme des colonies à la mère-patrie. De là des mariages, des parentés, un élargissement de la famille. Cette multiplication, cette prolifération sont l'origine des Etats. Les liens du sang unissent les hommes par le bien qu'ils se veulent et l'affection qu'ils ont les uns pour les autres. Car c'est un grand point de posséder des monuments rappelant les noms des ancêtres, d'offrir les mêmes sacrifices aux dieux, d'avoir des sépultures communes. Mais, de toutes les sociétés, nulle ne l'emporte en solidité, en excellence sur celle des hommes de bien se ressemblant moralement et liés d'amitié. C'est vraiment, il nous arrive souvent de le dire, une chose belle à voir même en un étranger, qu'une âme capable d'amitié; un tel spectacle nous émeut et nous incline à devenir les amis de ceux qui donnent cet exemple. Et s'il est vrai que toute vertu a de l'attrait, nous porte à aimer ceux en qui elle paraît exister, encore la justice et la libéralité ont-elles ce pouvoir au plus haut degré. Or rien n'est plus aimable et n'attache plus étroitement des êtres distincts que la ressemblance morale. Ils ont mêmes soucis, même volonté, chacun d'eux aime son ami plus que soi-même et ainsi arrive-t-il que, selon le voeu de Pythagore, il y ait fusion de plusieurs en un seul. C'est une grande chose que cette étroite communion faite d'un échange de bons offices : aussi longtemps qu'ils sont à la fois mutuels et agréables, ils créent des liens étroits entre ceux qui en sont les auteurs et les bénéficiaires. Si toutefois l'on passe méthodiquement en revue toutes les sortes de lien social, celui qui attache à la république chacun de nous, paraîtra le plus fort et aussi le plus aimé. Nos parents, nos enfants, nos proches, nos amis nous sont chers, mais notre patrie embrasse dans son unité toutes nos affections à tous. Quel homme de bien hésiterait à chercher la mort, si cela devait être utile à la patrie ? Il n'en faut que plus détester la perversité monstrueuse de ces hommes qui l'ont criminellement déchirée, n'ont eu, n'ont encore d'autre souci que de la détruire de fond en comble. Si cependant l'on veut dresser une échelle des obligations sociales, on devra mettre au premier rang celles que nous avons envers notre patrie et ceux de qui nous sommes nés : c'est à eux que nous devons le plus; ensuite viendront nos enfants et toute notre maisonnée qui n'attend que de nous aide et protection, puis ceux de nos parents plus éloignés avec lesquels nous nous entendons bien : souvent nous partageons le même destin. Donc et avant tout, ceux que je viens de nommer doivent pouvoir compter sur nous pour les aider à vivre, mais nous partagerons la vie de nos amis, c'est avec eux principalement que nous échangerons, outre le pain et le sel, des conseils, des propos, des exhortations, des consolations, parfois aussi des reproches. Il n'est rien de plus doux qu'une amitié qui se fonde sur des ressemblances morales. [1,18] XVIII. - Quand il s'agit de rendre service, il faut toujours avoir égard en premier lieu au besoin qu'on a de nous et voir ce que pourrait faire, même sans nous, la personne à qui nous voulons du bien, de quoi, au contraire, elle serait incapable. L'ordre dans lequel se rangent les besoins est d'ailleurs troublé par les circonstances extérieures et il y a en conséquence des services qu'on doit rendre aux uns plus qu'aux autres par exemple, on aidera un voisin plus même qu'un frère ou un ami à faire sa récolte, en revanche on assistera dans un procès un proche parent ou un intime plutôt qu'un voisin. Il faut considérer tout cela dans la pratique et tenir un compte exact des services rendus ou demandés, ajouter les uns, retrancher les autres et voir enfin quel solde laisse le bilan; c'est ainsi que l'on reconnaîtra ce que l'on doit à chacun. Mais de même que ni les médecins, ni les chefs d'armée, ni les orateurs, malgré leur connaissance des règles, ne peuvent briller d'un grand éclat dans leur art sans la pratique et l'exercice, on peut bien donner, comme je le fais ici, des préceptes sur la façon dont il convient de se comporter, mais une affaire de cette importance exige, elle aussi, de la pratique et de l'exercice. Nous avons maintenant assez montré, en prenant comme point de départ les sociétés humaines et les relations de droit qu'elles impliquent, quelles sont les exigences auxquelles doit se plier notre conduite si nous voulons qu'elle soit morale. Il faut savoir toutefois que des quatre sources de la moralité précédemment indiquées et d'où découle tout ce qui fait la valeur de la conduite, la plus claire est la grandeur d'âme qui regarde de haut les choses humaines. C'est pourquoi parmi les accusations injurieuses il n'en est pas dont on use plus volontiers que de celle qu'exprime ce vers : "vous, jeunes hommes, avez un coeur de femme, cette vierge en a un tout viril", ou encore cet autre : "va, être efféminé, remporte des dépouilles sans verser ta sueur ni ton sang". Au contraire, pour célébrer les exploits brillants d'un héros au grand coeur, notre voix, je ne sais comment, s'enfle naturellement. C'est ainsi que, pour l'éloquence, Marathon et Salamine, Platée, les Thermopyles, Leuctres, sont des thèmes tout indiqués; c'est ainsi que chez nous, un Coclès, des Decius, un Cneius et un Publius Scipion, un Marcellus, d'autres guerriers sans nombre, et par-dessus tout le peuple même de Rome, sont célébrés pour leur grandeur d'âme incomparable. L'attrait qu'exerce la gloire des armes se marque au costume presque toujours militaire dont nous revêtons nos statues. [1,19] XIX. - Mais cette fierté d'âme qui éclate dans les périls et les fatigues, si elle ne s'allie pas à la justice, si ce n'est pas pour le salut commun mais pour la défense d'intérêts particuliers qu'elle se dépense en combats, devient condamnable. Il ne s'agit plus alors d'actes de courage, mais d'attentats monstrueux à l'humanité. Les Stoïciens ont donc raison de définir le courage comme la force d'âme au service de l'équité. C'est pourquoi nul n'a mérité d'éloges qui, dans son avidité de gloire, a eu recours à des moyens déloyaux et nuisibles à autrui. Platon l'a très bien dit : « Non seulement la science, quand elle se sépare de la justice, doit être appelée adresse et non sagesse, mais un coeur toujours prêt à affronter le danger, s'il agit sous la poussée du désir égoïste et non pour le salut commun, sera dit audacieux plutôt que brave.» Nous voulons donc que les hommes courageux et d'âme grande soient aussi de bons citoyens, des êtres de probité candide, aimant la vérité, incapables de tromperie toutes ces qualités sont au cœur même de la justice. Pour notre malheur une ambition excessive du premier rang se développe aisément dans les âmes fières et hautes. Tout ainsi que, d'après Platon, le génie national des Lacédémoniens était enflammé du désir de vaincre, les créatures les plus superbes veulent dominer ou plutôt occuper une position unique. Cette ambition de l'emporter sur tous se concilie mal avec l'esprit d'équité qui est essentiel à la justice. De là vient que ces êtres n'acceptent jamais d'être vaincus dans une discussion, ne s'arrêtent devant aucun droit, aucun statut; leur rôle dans la république est d'ordinaire celui de factieux se répandant en largesses pour augmenter toujours leur pouvoir : ils veulent être les plus forts et ne souffrent point d'égaux. Mais plus il est difficile de rester dans les limites de la justice, plus cela est méritoire, et il n'y a point de circonstances qui permettent de les outrepasser. Le courage donc, la magnanimité, consistent à combattre, non à commettre, l'injustice. La vraie grandeur d'âme, inséparable de la sagesse, juge donc que la beauté de la vie, objet propre de la nature humaine, loin de se confondre avec le renom bruyant, dépend de la façon dont on agit et qu'il vaut mieux être le premier d'entre les citoyens, que de le paraître. Qui s'attache à l'opinion flottante de la multitude mal éclairée ne peut être mis au nombre des grands hommes. Très facilement le désir de la gloire, propre aux âmes les plus hautes, porte à commettre des injustices; c'est là, il est vrai, un point très délicat car on trouvera malaisément un homme qui, après des travaux pénibles et des périls affrontés, ne désire pas que la gloire récompense en quelque manière ses actes méritoires. [1,20] XX. - Un grand et vaillant coeur se connaît surtout à deux caractères : l'un est le mépris des choses extérieures, la persuasion qu'à part une vie droite et belle, rien n'est pour l'homme digne d'être admiré ou souhaité, que rien ne mérite son effort, et aussi qu'il ne doit se laisser dominer ni par un autre homme, ni par un trouble quelconque de l'âme, et rester toujours supérieur à la fortune. L'autre caractère est de s'attacher, comme je l'ai indiqué plus haut, à des entreprises grandes et utiles autant que possible et aussi très rudes, pleines de fatigues, où l'on risque sa vie et tous les biens nécessaires à la vie. De ces deux caractères le second a l'éclat, la grandeur visible et je dirai aussi l'utilité pour autrui, mais la cause de cette grandeur, sa raison déterminante est le premier : c'est lui qui donne aux âmes leur excellence et fait qu'elles s'élèvent au-dessus de l'humanité. Ce caractère lui-même a deux traits : ne juger bon que le beau et s'affranchir de toute passion. Faire peu de cas des avantages que la plupart mettent au-dessus de tout et croient très précieux, avoir pour eux un solide et constant mépris, c'est là, il faut le croire, le propre d'un grand et vaillant coeur. Supporter les nombreuses amertumes de la vie, les vicissitudes du sort, sans que la santé morale en souffre, sans se départir de la dignité qui convient au sage, c'est le fait d'une âme vigoureuse toujours égale à elle-même. Etre dominé par l'appétit, quand on ne l'est point par la crainte, se laisser vaincre par le plaisir quand on résiste victorieusement à la peine, c'est se démentir soi-même. Donc sachons nous refuser au plaisir et préservons-nous de la cupidité. Nulle marque plus certaine d'un coeur étroit que l'amour des richesses, nulle petitesse comparable à celle d'une âme où il règne, rien de plus beau, de plus magnifique en revanche que le mépris de l'argent quand on est dépourvu, l'emploi libéral, généreux, qu'on peut en faire quand on en a. Contre le désir même de la gloire il faut se tenir en garde, comme je l'ai dit, car il nous ravit la liberté, objet de tout l'effort d'un homme à l'âme haute. Il ne faut pas non plus rechercher le pouvoir, mieux vaut parfois ne pas l'accepter et parfois s'en démettre. Mais il faut s'affranchir de tout mouvement passionné, de l'appétit et de la crainte, de la tristesse aussi, du plaisir et de la colère, afin de posséder la paix sûre d'elle-même et de vivre dignement sans défaillance. Il y a eu, et il y a encore beaucoup d'hommes qui, cherchant cette paix dont je viens de parler, se sont éloignés des affaires publiques et ont voulu vivre dans une tranquille retraite; parmi eux les plus considérables de beaucoup sont des philosophes très connus et aussi quelques hommes d'esprit sérieux et austère; certains, ne pouvant supporter les façons d'être du peuple et des princes, ont vécu dans leurs terres et se sont plu à gérer leurs biens. Ils ont eu le même programme que les rois : ne manquer de rien, n'obéir à personne, jouir de la liberté; au total vivre à sa guise. [1,21] XXI. - Ceux qui cherchent le repos, ressemblent à cet égard à ceux qui sont avides de pouvoir, mais les uns croient trouver l'indépendance dans une situation qui leur procure d'amples ressources, tandis que les autres se contentent d'une petite fortune qui soit bien à eux. Ni l'une ni l'autre méthode n'est du tout méprisable, mais la vie tranquille et à l'écart est plus facile, plus sûre, elle pèse d'un poids moindre sur les autres et ne les menace pas des mêmes dangers. En revanche celle des hommes qui se dévouent à la chose publique et aux grandes affaires a pour le genre humain plus de fruit, elle est plus large et permet même de s'illustrer. C'est pourquoi, aux hommes d'un génie supérieur, qui se sont adonnés à l'étude, et à ceux aussi que retient leur faible santé ou quelque cause plus grave, on pardonnera peut-être de ne s'occuper point des affaires de l'Etat, tout comme ils abandonnent eux-mêmes à d'autres le souci et l'honneur de les diriger. Mais à défaut de telles raisons, quand on prétend mépriser les magistratures et les postes de commandement qui, d'ordinaire, excitent l'admiration, non seulement il n'y a rien là qui mérite louange, mais je pense qu'il faut blâmer cette attitude. Il est difficile à la vérité de désapprouver des hommes qui déclarent qu'ils méprisent la gloire et n'en font aucun cas, mais ils paraissent redouter des fatigues accablantes, plus encore les insultes, les attaques ignominieuses comme si elles devaient les flétrir. Il y a des gens en effet qui devant toute adversité tombent au-dessous d'eux-mêmes; ils ont pour le plaisir des paroles de dédain sévère, mais ne résistent guère à la souffrance, ils n'ont cure de la gloire, mais le mal qu'on dit d'eux les abat et en cela ils se montrent peu conséquents. Quand on en a les moyens, on doit s'occuper des affaires publiques et ne pas hésiter à se donner le mal nécessaire pour parvenir à quelque magistrature, sans quoi ni la cité ne peut être bien gouvernée, ni la grandeur d'âme manifestée. Et aux hommes qui s'appliquent aux affaires publiques tout autant qu'aux philosophes, je suis même tenté de dire davantage, la noblesse morale est nécessaire, de même que ce mépris des choses humaines dont j'ai parlé, et aussi l'assurance tranquille, si, comme il convient, ils doivent ne pas se soucier de l'avenir qui les attend et vivre en plein accord avec eux-mêmes. Cela est plus facile aux philosophes : ils offrent moins de prise aux coups du sort et sont moins dépendants des circonstances et, si quelque malheur leur arrive, ils ne tombent pas d'une chute aussi lourde. Ce n'est donc pas sans raison que les hommes qui administrent la chose publique éprouvent des émotions plus fortes que ceux qui vivent dans une retraite paisible et que le succès de leurs efforts leur donne plus de souci; par cela même la grandeur d'âme leur est plus nécessaire et aussi la force de ne pas s'abandonner au chagrin. Mais on ne doit entreprendre aucune affaire à la légère, il faut avoir grand soin de s'assurer non seulement qu'elle est moralement louable mais qu'on est capable de la mener à bien et, dans cet examen même, il faut se garder et de se décourager trop vite par crainte de l'effort et d'avoir en soi-même, par ambition, une confiance excessive. Quoi qu'on veuille faire il faut au préalable s'y préparer avec soin. [1,22] XXII. - On croit généralement que les actions de guerre l'emportent en grandeur sur celles qui s'accomplissent à l'intérieur de la cité. Cette opinion est discutable. Beaucoup de gens ont cherché et fréquemment causé la guerre par amour de la gloire; c'est le fait des âmes hautes et des natures les plus richement douées, surtout si elles ont des capacités militaires et l'humeur belliqueuse. Mais, si nous voulons nous en tenir à la vérité, dans bien des cas la politique intérieure dépasse en importance et en éclat les faits de guerre. Thémistocle est certes justement honoré et son nom est plus célèbre que celui de Solon, la victoire de Salamine a eu plus de retentissement que la décision due à Solon de constituer l'Aréopage; cependant, cette fondation ne doit pas être jugée moins belle que cette victoire. Salamine a été le salut d'Athènes à un certain moment, l'Aréopage a assuré la durée des lois et des institutions anciennes. Thémistocle n'a jamais pu se flatter d'avoir apporté le moindre secours à l'Aréopage, mais l'Aréopage a pu dire justement que Thémistocle lui devait quelque chose. Dans la conduite de la guerre ce sénat institué par Solon eut son rôle. On peut dire aussi de Pausanias et de Lysandre que leurs guerres ont étendu à la vérité l'empire de Lacédémone, mais leurs services ne peuvent en aucune façon être mis en balance avec la législation et la discipline de Lycurgue, et c'est au contraire à ces institutions qu'ils durent d'avoir des armées obéissantes et courageuses. A mes yeux, quand j'étais encore enfant, M. Scaurus ne paraissait en rien inférieur à C. Marius et, plus tard, quand je me suis occupé de politique, Catulus à Cn. Pompée. Les armes comptent peu au dehors quand il n'y a pas à l'intérieur une direction sage. L'Africain, grand homme et chef d'armée d'un si rare mérite, n'a pas rendu à l'Etat plus de services en détruisant Numance, que ne le faisait à la même époque P. Nasica en mettant Tib. Gracchus à mort. Cet acte à la vérité n'eut pas uniquement le caractère d'un fait politique intérieur puisqu'il exigea l'emploi de la force pour son accomplissement, du moins la décision en fut-elle prise dans la cité en l'absence de toute armée. Il n'est rien de plus beau que l'idée exprimée dans ce vers qui a donné prise à tant d'attaques des mauvais citoyens et des envieux : "que les armes le cèdent à la toge, les lauriers du soldat vainqueur à la louange du courage civique". Pour ne pas citer d'autres exemples, n'est-il pas vrai qu'au temps où je gouvernais la république les armes l'ont cédé à la toge ? Jamais la république ne courut plus grand danger et jamais la paix ne fut plus profonde : par ma décision, par mon activité, les armes sont d'elles-mêmes tombées des mains des citoyens les plus audacieux. Quel fait de guerre eut jamais tant de grandeur, quel triomphe est comparable ? Il m'est permis, mon cher Marcus, d'évoquer ce souvenir glorieux quand je m'adresse à toi qui en hériteras et suivras l'exemple qu'il donne. Un homme qui s'illustra, certes, en bien des guerres, Cn. Pompée, reconnut devant un grand nombre d'assistants qu'il lui aurait fallu sans moi renoncer à son troisième triomphe, parce qu'il n'y aurait plus eu de ville où triompher si je n'avais sauvé l'État. Les actes de courage civique ne sont donc pas inférieurs aux militaires et ils requièrent encore plus de zèle et d'activité. [1,23] XXIII. - Toutes les belles actions, dont nous avons parlé plus haut et qui ont leur origine dans l'élévation et la noblesse du coeur, exigent des forces morales et non corporelles. Il faut cependant exercer le corps de telle sorte qu'il puisse obéir aux décisions raisonnées, être un agent d'exécution et soit capable d'endurance. Les belles actions dont il s'agit maintenant sont entièrement l'oeuvre de l'attention et de la réflexion et, à cet égard, les magistrats qui, revêtus de la toge, président aux affaires de l'État ne sont pas moins utiles que les chefs d'armée qui conduisent les opérations de guerre. C'est ainsi que, sur leur avis, on a renoncé à entreprendre certaines guerres, qu'on en a poussé d'autres jusqu'au bout et même qu'on en a déclaré: par exemple, dans la troisième guerre punique, . c'est le conseil de Caton qui, même après sa mort, prévalut. En pareille affaire, la raison qui dicte l'avis a plus de prix que le courage qui dresse le combattant. Il ne faut pas toutefois qu'au lieu de chercher le parti le plus utile, nous nous laissions déterminer par le désir d'échapper à la bataille. Pour en revenir à la guerre, elle doit être entreprise dans des conditions telles qu'on voie que c'est la paix et la paix seulement qui en est le but. Un homme dont le courage est sans défaillance ne se trouble pas dans une situation difficile, il ne perd pas la tête, comme on dit, il garde sa présence d'esprit, sa faculté de raisonner et de décider. Et si c'est là le fait d'une âme forte, c'est une marque de supériorité intellectuelle de prévoir l'avenir, d'arrêter par avance ce que l'on fera suivant que les choses prendront telle tournure ou telle autre, et de ne jamais se trouver dans le cas de s'excuser en disant : je n'avais pas pensé que cela pût arriver. C'est ainsi qu'agit un homme au coeur ferme, conscient de sa dignité, confiant en lui-même, en sa raison avisée. Aller de l'avant à la légère, se jeter sur l'ennemi en aveugle, c'est se comporter non en homme mais en bête sauvage. En revanche, quand les circonstances l'exigent, il faut savoir combattre et préférer la mort à la servitude. [1,24] XXIV. - Dans la prise et la destruction d'une ville, on doit se garder de rien faire avec précipitation et de commettre aucun acte de cruauté. Un grand homme, après le tumulte, punit les coupables, épargne la foule et, quoi qu'il arrive, sa conduite reste droite et noble. Tout de même, en effet, qu'il y en a, nous l'avons vu plus haut, qui mettent les actions de guerre au-dessus de celles qui ont la ville pour théâtre, on trouve bien des gens pour juger que des emportements périlleux ont sur des décisions calmement réfléchies l'avantage de la grandeur et de l'éclat. Certes, il ne faut jamais en fuyant le danger agir de façon à passer pour des poltrons ou des lâches, mais il convient aussi de ne pas nous exposer au danger sans raison, rien n'est plus insensé. Dans une situation qui présente du risque, imitons donc les médecins : quand la maladie est légère, ils la traitent avec douceur, dans les cas graves ils sont obligés d'avoir recours à des remèdes périlleux et d'un succès incertain. Souhaiter l'orage quand le temps est beau est d'un dément, user de tout moyen pour faire face à la tempête d'un sage, surtout si le bien que promet la victoire l'emporte sur le mal lié à l'hésitation. Ajoutons que les actions entreprises sont dangereuses tantôt pour nous-mêmes, tantôt pour la chose publique; c'est donc ou bien notre vie ou bien notre honneur et notre civisme qui sont enjeu. Soyons prêts à risquer plutôt ce qui est proprement nôtre que le bien commun et combattons plus volontiers pour l'honneur et la gloire que pour d'autres intérêts. Il s'est trouvé bien des hommes prêts à prodiguer non seulement leur argent mais leur vie pour la patrie et ne consentant pas au moindre sacrifice d'amour-propre même pour le salut public, tel Callistrate, chef des Lacédémoniens pendant la guerre du Péloponnèse, après s'être distingué en mainte rencontre, il compromit tout en refusant de suivre l'avis de ceux qui voulaient éloigner la flotte des îles Arginuses pour ne pas livrer bataille aux Athéniens : « Si cette flotte est perdue, répondit-il, Sparte peut en équiper une autre », mais il ne pouvait, lui, fuir sans honte. Le coup, il est vrai, ne fut pas très dur pour les Lacédémoniens; en revanche, ils en reçurent un mortel quand Cléombrote, craignant les détracteurs, engagea témérairement le combat avec Epaminondas : ce fut l'effondrement de Sparte. Quelle autre conduite fut celle de F. Maximus dont Ennius a pu dire : « Un seul homme sachant temporiser rétablit nos affaires; son renom lui importait moins que le salut commun et c'est pourquoi maintenant sa gloire brille d'un si vif éclat. » La même faute doit être évitée aussi dans les affaires intérieures de la cité. Il y a des gens qui, bien qu'ayant des idées très justes, n'osent point parler, par crainte d'exciter la haine. [1,25] XXV. - D'une manière générale, que ceux qui dirigent les affaires de l'Etat aient présents à l'esprit deux préceptes de Platon : l'un leur prescrit de veiller au bien des citoyens et, en toute affaire, de n'avoir, oublieux de leur intérêt propre, que lui en vue, l'autre de chercher à maintenir en bonne santé le corps social tout entier et, quelque soin qu'ils aient à prendre d'une de ses parties, de ne pas négliger les autres. De la chose publique on doit dire comme d'une tutelle : il faut avoir souci, quand on la gère, de ceux dont on a la charge, non de l'intérêt du gérant. Défendre la cause d'une classe de la population sans se préoccuper des autres classes, c'est introduire dans la cité le pire des maux : la discorde, la sédition. C'est ainsi que les uns font paraître un grand zèle pour le populaire, d'autres pour l'élite, bien peu pour l'Etat entier. De là, dans Athènes, de grands conflits, dans notre république non seulement des séditions mais des guerres civiles mortelles. Un citoyen courageux et voulant exercer une action profonde, digne en un mot du principat, aura des pratiques de cette sorte en horreur, il se donnera tout entier à la chose publique sans poursuivre la richesse ni la puissance, il veillera sur tout l'Etat, travaillera au bien de tous. Loin de chercher à faire de qui que ce soit un objet de haine ou de jalousie, il s'attachera en tout à la justice et à la droiture, il observera constamment les règles de conduite que j'ai posées, si choquant que cela puisse paraître, et aimera mieux mourir que s'en départir. C'est une chose très misérable que l'ambition des honneurs qui dresse les compétiteurs les uns contre les autres et Platon a eu raison de le dire: «Des rivaux qui luttent à qui gouvernera l'Etat sont comme des matelots qui se disputeraient la conduite du bateau ». Le même Platon veut que nous considérions comme des adversaires ceux qui portent les armes contre la cité, non ceux qui ont leur opinion à eux sur la meilleure façon de la servir. Scipion et Metellus pensaient différemment sur ce point, mais leur désaccord était sans amertume. N'écoutons pas qui croit que la colère est de droit contre des adversaires et prétend que cet emportement atteste de la grandeur d'âme et du courage. Rien au contraire ne mérite plus l'éloge et n'est plus digne d'un homme supérieur qu'une humeur accommodante et clémente. Chez les peuples libres et où règne l'égalité il faut savoir être conciliant et maître de soi, de façon que, si certains événements, certaines impudences nous irritent, nous ne nous abandonnions pas du moins à une amertume inutile, propre à nous rendre odieux. La mansuétude et la clémence méritent toutefois qu'on les approuve à condition qu'on sache se montrer sévère quand l'intérêt public l'exige, car cela est nécessaire au gouvernement de la cité. Le blâme, le châtiment ne doivent jamais prendre un caractère outrageant; une peine infligée, un reproche formulé, doivent servir uniquement l'intérêt public, non celui du justicier. Il faut prendre garde aussi que la peine ne dépasse la faute en grandeur et que d'autres que le coupable n'aient à en souffrir ou ne soient mis en cause. Pardessus tout qu'on s'interdise la colère quand on punit. Jamais un homme en colère n'observe dans l'application de la peine cette juste mesure entre le trop et le trop peu que goûtent les Péripatéticiens, encore qu'ils aient fait l'éloge de la colère et l'aient considérée comme un don utile de la nature. En toute affaire il faut s'en garder; ceux qui sont à la tête de l'Etat devraient être semblables aux lois qu'inspire l'équité, non la colère, quand elles châtient. [1,26] XXVI. - Dans la prospérité, quand tout va selon notre désir, évitons avec soin l'orgueil, le faste, l'insolence. Qui manque de mesure quand il est heureux fait preuve de faiblesse, tout comme celui qui se laisse accabler par le malheur; ce qui est beau, c'est une âme qui reste égale à elle-même dans tous les accidents de la vie, qui leur oppose un visage, un front toujours pareil : tel fut Socrate, tel aussi Lélius. Le roi Philippe de Macédoine fut surpassé par son fils en exploits et en gloire, mais il l'emporte, à ce que je vois, par son humeur accommodante et en savoir-vivre, c'est pourquoi il ne s'est jamais diminué, tandis que son fils s'est souvent conduit indignement et, on a eu raison de le dire, plus nous nous élevons au-dessus des autres hommes, plus nous devons leur marquer de la déférence. Panétius rapporte que Scipion l'Africain, son disciple et ami, avait accoutumé de dire: « De même que l'on confie à des dresseurs, pour les rendre plus maniables, les chevaux qu'on n'arrive pas à tenir parce que de nombreux combats les ont rendus farouches, de même il faut plier en quelque sorte sous le joug de la raison et de la philosophie les hommes enivrés de leurs succès et trop confiants en eux-mêmes, afin qu'ils comprennent la fragilité des choses humaines et l'inconstance de la fortune.» Et c'est dans les moments de plus grande prospérité qu'il est le plus nécessaire de prendre conseil de ses amis et de tenir compte de leurs avis. C'est dans ces moments-là que nous devons redouter de prêter l'oreille aux flatteurs et ne pas leur permettre de nous encenser; règle dont l'observation est difficile, car nous croyons aisément mériter les louanges qu'on nous adresse et c'est là l'origine de bien des fautes. Les hommes pleins d'illusions sur eux-mêmes se rendent ridicules et tombent dans les pires erreurs. Mais en voilà assez sur ce point. Il reste à marquer cependant que, si les magistrats exerçant des fonctions publiques ont à remplir, avec des qualités éminentes de coeur et d'esprit, les plus lourdes charges, à cause tant de l'ampleur des affaires qu'ils gèrent que du grand nombre des intéressés, il y a eu et il y a encore, menant une vie éloignée des affaires de l'Etat, beaucoup d'hommes ayant, eux aussi, des qualités éminentes qui se sont appliqués à des recherches importantes ou l'ont tenté; sans franchir le cercle des intérêts privés, ils occupent une situation intermédiaire entre les philosophes et les hommes publics : ils jouissent de leur fortune propre, ne cherchent pas à l'augmenter par tous les moyens, en font bénéficier leurs proches et savent en réserver une part à leurs amis et à l'Etat quand il est utile. Que dans l'acquisition de cette fortune ils n'aient eu à se reprocher aucune vilenie, aucun procédé odieux, qu'ils l'accroissent par leur économie et leur activité intelligente, qu'ils la mettent au service d'un grand nombre de personnes pourvu qu'elles le méritent, qu'au lieu de l'employer à la satisfaction de leurs appétits ou en dépenses inutilement fastueuses ils en fassent un usage libéral et bienfaisant, il leur est permis de mener une vie large, ardente et magnifique en même temps que droite, loyale et vraiment utile aux hommes. [1,27] XXVII. - Il nous faut parler maintenant d'une dernière forme de la moralité qui comprend le respect des convenances, la tempérance et la pondération, parure de la vie, l'apaisement de tous les troubles moraux et la mesure en toutes choses. Ce sont ces qualités que résume en latin le mot de "decorum", l'harmonie dans la conduite; les Grecs disent g-prepon. Tel est le caractère de cette vertu qu'on ne peut la séparer de la moralité : toute façon d'agir harmonieuse est morale, toute vie morale a son harmonie. Quant à la différence qui existe entre ces deux notions, on la conçoit plus aisément qu'on ne l'explique. L'harmonie apparaît à la suite de la moralité qui en est la condition; c'est pourquoi elle n'est pas l'apanage exclusif de cette forme de la moralité dont nous avons à parler ici : user sagement du raisonnement et du discours, agir avec réflexion en toute affaire, voir où est la vérité et y demeurer attaché, c'est là se montrer soucieux de l'harmonie et, au contraire, se laisser abuser ou s'égarer, faillir ou suivre un conseil pernicieux, c'est chose aussi contraire à l'harmonie que le délire ou la perte de la raison. Et de même que la justice est une sorte d'harmonie, l'injustice a la laideur d'une dissonance. La même observation s'applique au courage : une action virile et où se marque de la force d'âme est digne d'un homme et contribue à la belle ordonnance de la vie, une lâcheté la dépare et la détruit. Je le répète donc, l'harmonie est liée à toutes les formes de la moralité et il ne faut aucun effort d'abstraction pour le comprendre, cela se voit d'abord. Il y a en effet, en toute vertu, on le conçoit, une certaine harmonie bien déterminée; on peut isoler cet élément par la pensée, en fait il est inséparable de la vertu elle-même. De même que la grâce et la beauté du corps ne sauraient exister sans la santé, toute cette harmonie dont nous parlons ici se confond dans la réalité avec la vertu, bien que l'on puisse, en théorie, les distinguer. On peut, il faut l'observer, la concevoir de deux façons : d'une part il y a une certaine sorte d'harmonie contenue dans toutes les formes de la moralité, de l'autre il y a cette harmonie particulière qui se rapporte aux qualités comprises dans la quatrième forme. La première sorte se définit par la conformité de la conduite à la dignité suprême de l'homme, au rang qu'il occupe au-dessus des autres vivants. Quant à l'autre sorte, qui est une espèce de la première, on la définit en disant : est harmonieuse une conformité à la nature qui se traduit par une pondération et une tempérance non exemptes de bonne grâce. [1,28] XXVIII. - Nous pouvons comprendre tout cela en partant de cette sorte d'harmonie que cherchent les poètes et dont parlent longuement d'autres ouvrages. Nous disons qu'un poète observe l'harmonie quand il fait parler et agir ses personnages comme il convient. Si, par exemple, Eaque ou Minos disaient : « Qu'importe leur haine pourvu qu'ils me redoutent » ou encore : « Celui qui les a engendrés est le tombeau de ces enfants » il y aurait désaccord, car il est admis que ces personnages furent justes. Mais, quand c'est Atrée qui parle ainsi, les applaudissements éclatent, car ce langage est conforme à son rôle. Il faut observer toutefois que les poètes jugent de ce qui convient à chacun d'après le rôle qu'il doit jouer, tandis qu'à nous la nature elle-même, en nous conférant une dignité qui nous place au-dessus des autres êtres vivants, nous a imposé le personnage que nous devons être. Les poètes, en conséquence, qui mettent en scène les personnages les plus divers, auront aussi à voir ce qui sied et convient à des êtres pervers, tandis que notre rôle naturel à nous comprend, comme caractères, la fermeté dans la conduite, la pondération, la tempérance, le respect des convenances et la nature nous prescrit aussi de ne pas manquer à nos obligations envers les autres hommes; il s'ensuit que l'harmonie s'étend très loin, aussi bien celle qui est liée à toutes les formes de la moralité que celle qui appartient en propre à une vertu particulière. De même, en effet, que la beauté du corps, effet d'une exacte proportion, attire les regards et charme par l'heureux concours que se prêtent toutes les parties, de même l'harmonie, qui répand sa douceur sur la vie, gagne l'assentiment des gens qui nous entourent et apprécient l'ordre, la régularité, la mesure dans les actes et les paroles. Il faut donc avoir des égards pour les hommes, pour les meilleurs d'abord et aussi pour les autres : ne tenir aucun compte de l'opinion qu'on a de nous, ce n'est pas seulement de l'arrogance, c'est une menace contre le lien social. Il y a, en ce qui concerne nos rapports avec les autres hommes, cette différence entre la justice et le respect des convenances, que la justice consiste à ne pas les léser, le respect des convenances, à ne les point choquer, et c'est précisément en cela que triomphe l'harmonie. Après ces considérations, je pense avoir fait comprendre ce que c'est que le décorum. Quant aux conséquences qui se déduisent de là en morale, la première tend à nous maintenir dans une exacte conformité à la nature. En la prenant comme guide, nous ne nous égarerons jamais : intelligence pénétrante, qualités nécessaires à la vie sociale, force d'âme, courage, toutes ces vertus seront l'objet de notre effort. Mais le domaine par excellence de l'harmonie, c'est cette partie de la morale que nous exposons en ce moment, car ce ne sont pas seulement les mouvements du corps qui charment quand ils sont ordonnés selon la nature, ce sont aussi, et encore bien davantage, les mouvements de l'âme. Il faut considérer que la nature et l'essence de l'âme sont doubles; elles comprennent l'appétit, g-hormeh en grec, qui entraîne l'homme tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et la raison qui enseigne et explique ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter de faire; à la raison donc de commander, à l'appétit d'obéir. [1,29] XXIX. - Il ne faut jamais agir à la légère, s'abandonner à une impulsion irraisonnée, ne jamais rien faire que l'on ne puisse justifier par une raison acceptable. Tel est à peu près le principe sur lequel on devrait régler sa conduite. L'appétit doit donc être soumis à la raison, il ne faut pas lui permettre d'aller précipitamment de l'avant, ni, par paresse ou lâcheté, le laisser s'écarter, il faut le maintenir tranquille, exempt de trouble; c'est ainsi que la fermeté, la pondération paraîtront dans la conduite. Quand les appétits s'émancipent, que le désir et l'aversion ne sont plus tenus en bride par la raison, ils passent inévitablement toute borne, toute mesure, c'en est fait de la soumission, de l'obéissance prescrite par la nature, ils ne troublent pas seulement l'âme, mais l'organisme. Que l'on regarde le visage d'un homme en colère, de quelqu'un que tourmente une passion sensuelle, qu'ébranle la crainte ou qui pantelle de plaisir, son visage, sa voix, ses mouvements, son attitude, tout est changé. On connaît par là, pour en revenir à la notion de moralité, que tous les appétits doivent être refoulés, maintenus, qu'il faut exercer une surveillance active pour ne pas agir à la légère, au hasard, sans modération ni contrôle. La nature, en effet, ne nous a pas créés pour le jeu et l'amusement; elle veut plutôt de nous un certain sérieux, de la gravité, des ambitions plus hautes. Il est certes permis de prendre du bon temps, mais il en est de cette récréation comme du sommeil et du repos en général, il faut d'abord avoir suffisamment donné de soi au travail sérieux. Les amusements mêmes ne devront rien avoir de trop relâché, d'immodeste, ils devront conserver un caractère aimable et une certaine retenue. Nous ne laissons pas à nos enfants pleine licence dans leurs jeux, nous leur laissons une liberté qui n'exclut pas l'observation des règles morales, de même il convient que nos récréations même s'éclairent d'un peu de lumière honnête. Il y a, en effet, deux façons de se divertir, l'une grossière, effrontée, obscène, visant au scandale, l'autre élégante, courtoise, fine et spirituelle. Plaute chez nous et la comédie ancienne des Athéniens, et aussi les écrits des philosophes socratiques, sont remplis d'exemples de cette façon de plaisanter, et il y a quantité de gens, quantité de mots spirituels dont Caton, dans sa vieillesse, a fait un recueil, les g-apophthegmata. Il est donc facile de distinguer la plaisanterie fine de la grossière. L'une, quand elle vient au moment où l'esprit peut se détendre, est digne d'un homme bien élevé, l'autre ne l'est même pas d'un homme libre, quand à la laideur du sujet s'ajoute l'obscénité du langage. Dans le jeu même il y a une mesure à garder : il y a des choses que nous ne devons pas exposer au ridicule et il ne faut pas qu'enivrés de plaisir, nous nous laissions glisser à quelque acte contraire à notre dignité. Notre champ de Mars et la chasse nous fournissent bien des possibilités de nous divertir honnêtement. [1,30] XXX. - Dans toute recherche relative à la morale, il importe d'avoir présente à l'esprit la différence si profonde qui existe entre la nature humaine et celle des animaux domestiques et autres. Les bêtes ne connaissent par la conscience que le plaisir, et tous leurs instincts les y portent, tandis que l'étude et la méditation nourrissent l'âme humaine, qu'elle ne cesse de s'enquérir et d'agir, goûte et recherche les perceptions de la vue et de l'ouïe. Bien mieux, s'il arrive qu'on soit trop adonné aux plaisirs des sens, pour peu qu'on ne soit pas une brute - il y a des gens qui ne sont hommes que de nom -, pour peu qu'on ait quelques aspirations plus nobles, tout prisonnier qu'on est du plaisir, on dissimule par pudeur cet appétit de volupté. Par là se connaît que le plaisir physique n'est pas digne du niveau supérieur auquel se place l'homme, qu'il faut le mépriser et s'en détourner. Si l'on veut lui faire sa part, qu'on la mesure avec soin. L'alimentation, le soin qu'on prend du corps importent au maintien des forces et de la santé, le plaisir n'en est pas le but. Et si nous voulons considérer le rang qu'occupe l'homme dans la nature et sa dignité, nous comprendrons combien peu il convient de se laisser corrompre par un luxe raffiné et de vivre dans la mollesse, combien au contraire sont conformes à la saine morale la simplicité, la continence, l'austérité des mœurs, la sobriété. Il faut savoir qu'il y a en nous naturellement deux caractères en quelque sorte, l'un commun à toute l'humanité : il tire son origine de la raison à laquelle tous nous avons part et qui fait notre supériorité sur les bêtes; c'est de là que se déduit tout ce qui a trait à la moralité, à la belle ordonnance de la vie; nous partons de ce principe dans la recherche des règles de conduite. L'autre est notre caractère propre et individuel. Tout de même qu'entre les corps il y a de grandes dissemblances, puisque les uns semblent faits pour la course, les autres pour la lutte où triomphe la vigueur, qu'il y a, dans le port, tantôt plus de majesté, tantôt plus de grâce, de même il y a entre les âmes des différences et il y a même une variété plus grande. L. Crassus et Philippe avaient un esprit charmant ; Jules César Strabon, en s'exerçant, avait réussi à les dépasser en cela. A la même époque, Scaurus et Drusus, un tout jeune homme, se faisaient remarquer par leur sévérité. Lélius était très gai, son ami Scipion, plus ménager de l'opinion, avait plus de sérieux. Pour ce qui est des Grecs, nous savons que Socrate répandait dans ses causeries de l'agrément, de fines plaisanteries, qu'il avait constamment recours à cette façon de faire semblant que les Grecs appellent ironie. Au contraire, Pythagore et Périclès avaient conquis la plus grande autorité sans jamais se dérider. Hannibal parmi les chefs carthaginois, Q. Maximus parmi les nôtres, étaient, d'après ce que nous savons, pleins de ruse : ils s'entendaient à cacher, à taire leurs desseins, à dissimuler, à tendre des pièges, à surprendre l'ennemi. Ce même génie distinguait, selon les Grecs, Thémistocle et Jason de Phères. Que d'habileté, que de ruse déploya Solon quand, pour sa sécurité propre et plus encore dans l'intérêt de l'Etat, il simula la folie. Bien différents de ces hommes sont ceux qui, francs et ouverts, pensent qu'il ne faut rien faire en cachette, ne jamais tendre un piège : ils ont le culte de la vérité, sont ennemis de la fraude. D'autres encore se prêtent à tout ce qu'on veut, sont les serviteurs de n'importe qui, pour arriver à leurs fins; tels furent Sylla et M. Crassus. Le même caractère se retrouvait, nous dit-on, dans le très astucieux et très patient Lysandre; Callicratidas, qui commanda la flotte après lui, était tout le contraire. De même, dans la conversation, il y en a qui, bien que très puissants, semblent vouloir se mettre tout à fait au même niveau que les autres. C'était le cas pour les deux Catulus, le père et le fils, et il en est de même, nous le voyons, pour A. Mucius et Marcio. J'ai entendu dire par mes aînés que tel était Publius Scipion Nasica et qu'en revanche son père, celui qui réprima les tentatives ruineuses de Tib. Gracchus, n'avait aucune affabilité et dut à ce manque de bonne grâce dans les entretiens sa grandeur et son éclat. Il y a entre les caractères et les natures d'innombrables autres différences qui ne doivent nullement être blâmées. [1,31] XXXI. - Chacun doit conserver diligemment non sans doute ses inclinations vicieuses, mais les traits de nature qui lui sont propres, afin de maintenir plus aisément cette harmonie que nous réclamons. Il faudra donc, tout en ne nous efforçant à rien qui soit contraire au caractère universel de l'homme, faire en sorte de garder notre individualité; alors même que des manières d'être différentes vaudraient mieux en soi et nous conféreraient plus d'importance, c'est sur elle que nous devons régler nos ambitions. Il ne convient pas, en effet, de répudier sa propre nature et de vouloir être ce que nous ne pouvons pas être. On voit mieux par là en quoi consiste cette ordonnance harmonieuse dont il s'agit : rien ne peut s'y conformer de ce qu'on voudrait faire "inuita Minerua", comme on dit, c'est-à-dire contrairement à nos dispositions naturelles et en dépit d'elles. D'une manière générale, si l'harmonie existe en quelque endroit, elle ne peut être nulle part plus complète qu'en une vie qui, dans son ensemble et dans le détail des actes, reste égale à elle-même, et cela n'est pas possible si l'on veut substituer à sa nature propre celle d'autres personnes que l'on imite. Usons en conversant de notre langue maternelle, que d'autres se rendent ridicules en farcissant leurs discours de mots grecs et, de même, arrangeons-nous pour que, dans nos actes et dans toute notre vie, il n'y ait pas de disparate. Tel est le poids de ces diversités d'homme à homme qu'il peut se faire que, dans des conditions identiques, l'un doive se donner la mort et l'autre non. Les conditions extérieures étaient-elles différentes pour M. Caton et pour les autres qui ont fait leur soumission à César? Et cependant le suicide eût peut-être été de leur part tenu pour une faute, parce que leur mode de vie avait plus de douceur et que leur caractère était plus accommodant; tandis que la nature avait doté Caton d'une inflexibilité inimaginable et qu'il s'était encore raidi par une constante application, que jamais il ne renonçait à un dessein qu'il avait conçu; il lui fallait donc mourir plutôt que de se trouver en face du tyran. A combien de situations différentes Ulysse n'a-t-il pas dû se prêter pendant les années qu'il a passées à errer sur la mer; et quand il lui fallait se plier à des volontés féminines, si l'on peut donner le nom de femmes à des créatures telles que Calypso et Circé, et faire l'aimable pour leur plaire! Chez lui il endura même les outrages des esclaves et des servantes pour en venir à ses fins. Ajax au contraire, avec le cœur que lui prête la tradition, eût souffert mille morts plutôt que de subir pareil traitement. Il convient d'avoir égard à tout cela, d'examiner de quoi l'on est capable et de discipliner ses inclinations, non de tenter de faire ce qui n'appartient qu'à d'autres : la manière qui convient le mieux à chacun, c'est celle qui est proprement la sienne. Que chacun donc connaisse ses aptitudes naturelles, qu'il juge sans complaisance ce qu'il peut avoir de bon et ce qu'il a de mauvais; ne nous laissons pas dépasser en clairvoyance par les acteurs. Ils ne choisissent pas les pièces les meilleures, mais celles qui sont le plus dans leurs moyens : ont-ils une voix très forte, ils joueront les Epigones et Médus, s'ils triomphent par le geste, Mélanippe, Clytemnestre; Rupilius, il m'en souvient, jouait toujours Antiope, AEsopus joue souvent Ajax. Mais quoi? ce qu'un acteur comprend sur la scène, un homme sage ne le comprendrait pas dans la vie ? Appliquons-nous donc de tout notre pouvoir au travail pour lequel nous avons le plus d'aptitudes. S'il arrive que la nécessité nous oblige à faire des besognes auxquelles nous sommes naturellement peu propres, nous devons mettre tous nos soins, tous nos efforts, toute notre industrie, à les faire, sinon harmonieusement, du moins de façon aussi peu discordante que possible. Le point où nous devons tendre n'est pas d'acquérir des mérites pour lesquels la nature ne nous a pas doués, mais d'éviter les fautes. [1,32] XXXII. - Aux deux caractères que nous avons distingués précédemment s'en joint un troisième, que le hasard ou les circonstances nous imposent, et même un quatrième qui dépend de notre choix. La royauté, le pouvoir, la haute condition sociale, les honneurs, la richesse, l'influence et leurs contraires, tout cela nous échoit par chance et varie d'un moment à l'autre; c'est par une décision volontaire que nous adoptons le rôle que nous prétendons jouer. L'un s'adonne à la philosophie, l'autre au droit civil ou à l'éloquence et, parmi les vertus elles-mêmes, il y a des gens qui en préfèrent une aux autres. C'est ainsi que ceux dont les pères ou les ancêtres se sont illustrés par un certain genre de mérite, chercheront souvent à se distinguer à leur tour par un mérite du même genre : tel Mucius Scévola dans le droit civil, Scipion l'Africain, fils de Paul Emile, dans la conduite des armées. Parfois, ils ajoutent à l'héritage glorieux qui leur vient de leurs pères une nouvelle sorte de gloire : par exemple, ce même Scipion joignit l'éloquence à l'éclat guerrier de son nom. Timothée, fils de Conon, qui ne resta pas au-dessous de son père en renom militaire, eut en outre le mérite d'être bien doué pour les travaux de l'esprit. Il arrive parfois aussi qu'on se décide à suivre une carrière sans se préoccuper de l'exemple donné par les ancêtres : ainsi font ceux qui, nés, dans une famille obscure, nourrissent une haute ambition et ont à fournir en conséquence une somme considérable de travail. Quand nous nous demandons quelle voie nous convient le mieux, il faut considérer tout cela et y réfléchir. En premier lieu il s'agit de déterminer ce que nous voulons être, quel office et quel genre de vie sera le nôtre. Il n'est pas de délibération plus difficile. Au moment où l'on sort de l'enfance et où l'on est le moins capable d'un choix judicieux, c'est alors que chacun, suivant son goût, décide quel emploi il fera de sa vie. Il se trouve donc engagé dans une carrière avant de pouvoir juger quelle sera pour lui la meilleure. Pour ce que Prodicus raconte d'Hercule dans Xénophon, que, au moment de la puberté, c'est-à-dire à l'heure où la nature invite chacun de nous à choisir sa voie, sorti de chez lui il demeura longtemps solitaire à se demander quelle route il suivrait, celle du plaisir ou celle de la vertu, les voyant toutes deux s'ouvrir devant lui, il se peut que pareille faveur soit échue au rejeton de Jupiter; mais il n'en est pas ainsi de nous qui nous réglons sur les exemples que nous avons sous les yeux et sommes naturellement poussés à partager les goûts et à trouver bonnes les décisions de ceux qui nous entourent. Le plus souvent, imbus que nous sommes des préceptes donnés par nos parents, nous faisons un choix conforme à leurs habitudes et à leur manière de vivre; d'autres se laissent guider par l'opinion régnante et le métier qui paraît le plus beau à la majorité des gens est pour eux le plus souhaitable. Quelques-uns cependant, par quelque heureuse fortune ou par un don de nature où l'éducation reçue n'est pour rien, suivent la bonne voie. [1,33] XXXIII. - Extrêmement rare est l'espèce de ceux qui, grâce à une grande supériorité naturelle ou parce qu'ils ont beaucoup de savoir et une forte culture ou pour les deux raisons à la fois, ont pris le temps de s'interroger sérieusement sur la carrière qu'ils voulaient suivre de préférence. Quand on délibère sur un pareil sujet, tout l'effort de la réflexion doit tendre à bien accorder sa vie avec ses dispositions naturelles. Si, en effet, en toute action nous devons chercher ce qui convient le mieux en ayant égard aux particularités de notre nature, quand il s'agit de la vie entière, une bien plus grande attention est nécessaire pour nous permettre de marcher d'un pas égal et de ne boiter en aucune des fonctions que nous remplirons. A cet égard et parce que cela dépend du caractère avant tout, et en second lieu de la fortune, il faudra tenir compte de l'un et de l'autre dans le choix d'une profession, mais principalement du caractère, car c'est un fondement ferme et invariable en comparaison de la fortune mouvante et leurs rapports font penser aux combats que se livrent notre nature mortelle et l'immortelle. Qui aura donc ajusté sa vie à celles de ses inclinations naturelles qui ne sont pas vicieuses devra s'en tenir à la décision prise - rien ne vaut mieux que cet accord avec soi-même - à moins qu'il ne reconnaisse qu'il s'est trompé dans son choix. Si pareil accident vient à se produire - et la chose est possible - il faudra changer sa vie et prendre une décision nouvelle. Ce changement sera plus aisé si les circonstances s'y prêtent. Dans le cas contraire, il faudra procéder avec mesure, aller doucement, comme on doit faire quand une amitié devient moins précieuse et paraît moins digne d'être recherchée : les sages pensent qu'un relâchement graduel vaut mieux qu'une rupture brusque. Une fois notre genre de vie modifié, nous devons tout faire pour que le nouveau choix paraisse mûrement réfléchi. Nous avons dit un peu plus haut qu'il convient de marcher sur les traces de nos parents, il faut bien entendu excepter leurs mauvais côtés. De plus, il se peut que notre nature ne nous permette pas de nous régler sur eux; tel fut le cas pour le fils du premier Africain, celui qui adopta le fils de Paul Emile : la faiblesse de sa santé lui interdisait de ressembler à son père comme ce père lui-même ressemblait à son propre père. Si donc on n'est apte ni à défendre un client devant les tribunaux ni à haranguer le peuple dans les assemblées, ni à faire la guerre, du moins devra-t-on montrer qu'on possède des qualités morales : justice, loyauté, libéralité, modestie, tempérance; cela on le peut et cela fera quelque peu oublier ce qui manque. Le plus bel héritage qu'un père transmet à son fils, et qui vaut mieux qu'un patrimoine quel qu'il soit, c'est le souvenir glorieux de sa vertu et de ses belles actions, une mémoire dont il y aurait crime et impiété à se montrer indigne. [1,34] XXXIV. - Comme à des âges différents correspondent des fonctions différentes, que le jeune homme a d'autres tâches que le vieillard, il convient de parler ici des distinctions à établir. Il appartient à un jeune homme de respecter ses aînés, de choisir les meilleurs parmi eux, les plus dignes d'éloge, de suivre leurs avis et de les prendre pour guides; la génération montante, encore sans expérience, a besoin pour s'affermir et se gouverner du savoir acquis par les gens d'âge. Mais surtout, il faut la détourner des passions sensuelles, l'astreindre au travail, lui donner de l'endurance physique et morale, pour qu'elle soit capable de bien servir à la guerre et dans la vie civile. Même quand ils veulent se récréer et se donner de l'agrément, que les jeunes gens se gardent de l'intempérance, qu'ils aient le respect des convenances; c'est à quoi ils parviendront mieux si, même dans ces amusements, ils admettent la présence de leurs aînés. Quant aux vieillards, ils fatigueront moins leurs corps mais feront davantage travailler leur esprit; tout leur soin devra tendre à rendre service à leurs amis, à la jeunesse et surtout à l'État, par leur clairvoyance et leur expérience pratique. Rien n'est plus à éviter pour un vieillard qu'une languissante oisiveté à laquelle il se laisserait aller. Pour ce qui est d'une vie luxueuse, messéante à tout âge, elle est avilissante quand c'est un vieillard qui s'y complaît. S'il s'y ajoute un goût immodéré des plaisirs des sens, le mal est double; le vieillard y perd sa dignité, le dérèglement du jeune homme en devient plus audacieux. Il n'est pas étranger non plus à mon sujet de dire un mot des règles morales applicables aux magistrats, aux simples citoyens et aux étrangers. Le premier point pour un magistrat est de savoir qu'il représente la cité, qu'il doit veiller à ce qu'elle ne subisse aucune atteinte à sa dignité, qu'il est le gardien de la constitution, qu'on attend de lui le triomphe du droit; c'est à lui, à sa loyauté que ces soins. sont confiés, qu'il s'en souvienne. Le particulier doit vivre avec ses concitoyens sur un pied d'égalité, respecter le droit et l'équité, sans excès d'humilité ni bassesse, sans prétention insolente, et ne souhaiter rien dans l'Etat que le maintien du calme et de l'ordre public; c'est ainsi qu'il répondra vraiment à l'idée que nous nous faisons du bon citoyen et méritera de porter ce nom. Les étrangers de passage ou établis à demeure doivent s'imposer pour règle de s'en tenir strictement au souci de leurs affaires, de ne pas se mêler de celles des autres et d'observer une discrétion parfaite à l'égard de celles de l'Etat. Telles sont à peu près les conclusions auxquelles on parvient quand on cherche à quelles convenances morales particulières le caractère, les circonstances, l'âge nous prescrivent d'avoir égard. Il n'est rien d'ailleurs en toute affaire et en toute décision à prendre qui convienne mieux que la fermeté de la conduite. [1,35] XXXV. - Puisque l'harmonie apparaît dans les actes, les paroles, les mouvements du corps et son attitude et qu'elle implique trois conditions: la beauté en général, l'accord des parties entre elles, une parure en rapport avec l'action qu'on a en vue, toutes choses difficiles à définir mais qu'il suffit qui soient comprises, puisque, d'autre part, nous devons mettre tous nos soins à réunir ces trois conditions afin de mériter l'approbation des personnes avec qui nous avons commerce et de la population qui nous entoure, il y a lieu d'en parler aussi. Pour commencer, la nature elle-même paraît avoir attaché une grande importance au corps puisqu'elle a mis en évidence notre physionomie, notre structure, ce qui en nous est d'un bel aspect, alors qu'au contraire elle a recouvert, caché, les parties de notre corps qui, bien qu'indispensables à la vie, sont laides et repoussantes. La pudeur humaine s'est laissé diriger par les dispositions qu'a prises la nature. Quiconque a l'esprit sain dissimule tout ce que la nature a voulu qui fût caché et n'obéit à certaines nécessités que loin de tout regard. Les parties du corps qui sont chargées des fonctions utiles mais basses, ces fonctions elles-mêmes, on ne les désigne pas par leurs noms. Il n'y a rien de contraire à la décence à s'en acquitter, pourvu que ce soit à l'écart, il y a grossièreté à en parler. Certains actes donc deviennent impudents quand ils sont publics et la grossièreté du langage est également choquante. N'écoutons pas les Cyniques et pas davantage les Stoïciens qui se rapprochent des Cyniques : ils blâment et tournent en ridicule la condamnation prononcée contre des mots alors que les choses ainsi désignées n'ont rien de contraire à la morale, tandis qu'on appelle par leurs noms des actes immoraux. Le vol, la fraude, l'adultère, sont moralement très dignes de réprobation et il n'y a aucune grossièreté à en parler. L'acte nécessaire à la procréation des enfants n'a rien d'immoral en soi, mais il y a indécence à le désigner par son nom; dans bien d'autres cas le respect des convenances, suivant les Cyniques, prête aux mêmes objections. Pour nous, nous suivrons la nature et nous éviterons tout ce qui blesse les yeux et les oreilles. Dans notre façon de nous tenir, dans notre démarche, assis ou couchés, nous viserons toujours à l'harmonie et l'étendrons aux traits du visage, aux regards, aux mouvements des mains. Il y a en cette matière deux défauts dont il faut se garder avec le plus grand soin : la mollesse et une apparence efféminée ou, au contraire, la roideur et la lourdeur. Ne laissons pas aux acteurs et aux orateurs le mérite d'une tenue correcte contraire à notre propre laisser-aller. Suivant une coutume traditionnelle, la décence interdit aux acteurs de se produire sur la scène sans un vêtement spécial couvrant le bas du corps; à défaut de cette précaution un accident pourrait faire que le public vît ce qu'il est inconvenant de montrer. L'usage est chez nous que les garçons sortis de l'enfance ne se baignent pas avec leurs pères, ni les gendres avec leurs beaux-pères. [1,36] XXXVI. - Il y a deux genres de beauté : l'une est surtout gracieuse, l'autre plus majestueuse; nous devons considérer la première comme convenant aux femmes, la seconde aux hommes. Donc bannissons de notre tenue tout apprêt peu viril et gardons-nous du même défaut dans l'attitude et le geste. Les mouvements appris ont souvent quelque chose de trop appliqué et il y a de la sottise dans certains gestes des acteurs; la simplicité, la rectitude sont au théâtre et dans la vie ce qui vaut le mieux. Pour conserver au corps un aspect viril, il faut que le teint ait la coloration qui convient et cette coloration est elle-même un effet de l'exercice. Quant aux soins de propreté, sans aller jusqu'à un excès ridicule de raffinement, il faut se garder d'une négligence qui ferait douter de notre éducation. La même règle s'applique à l'habillement : comme en bien d'autres cas la vérité est dans la mesure. Gardons-nous dans notre démarche d'affecter une lenteur paresseuse qui nous ferait ressembler à des porteurs d'objets sacrés dans les cortèges, et évitons aussi dans notre hâte une excessive célérité qui rend haletant, change le visage, décompose les traits; l'importance de ces règles vient de ce que pareilles allures dénotent l'inconstance du caractère. Mais il faut encore bien plus veiller à ce que les mouvements de l'âme ne s'écartent pas de l'ordre voulu par la nature; nous y arriverons si nous savons nous préserver de l'agitation et du découragement, si nous nous appliquons à maintenir l'harmonie de notre vie morale. L'âme, observons-le, a deux sortes d'activité, l'une est la pensée, l'autre le désir. La pensée a pour fonction essentielle la recherche de la vérité, le désir porte à l'action extérieure. Il faut donc orienter la pensée vers les objets les meilleurs et dresser le désir à obéir à la raison. [1,37] XXXVII - La parole, dont l'importance est capitale, a deux emplois : elle sert aux luttes oratoires et aux entretiens : il y a lutte oratoire quand on défend une cause devant les tribunaux, dans les assemblées populaires, au sénat; on use de la parole pour s'entretenir dans les réunions, les discussions, les rencontres et aussi pendant les repas. Les règles de l'art oratoire s'appliquent au premier usage de la parole, il n'y en a point pour la conversation familière et cependant je ne sais s'il ne pourrait y en avoir. On trouve toujours des maîtres quand il y a des élèves à instruire, mais on ne trouve personne qui veuille apprendre à causer, tandis qu'il y a foule chez les professeurs d'éloquence. Au reste, ceux de leurs préceptes qui concernent les idées et les mots trouvent leur application dans la conversation. Si maintenant nous considérons l'organe même du discours, qui est la voix, nous voyons qu'il y a deux qualités souhaitables : la netteté de l'élocution et son agrément. L'une et l'autre viennent de la nature, mais l'exercice développe l'une et l'autre se fortifie par l'imitation des gens qui parlent distinctement et ont un débit plaisant. Rien ne marquait dans les deux Catulus qu'ils eussent un goût particulièrement délicat en matière littéraire; ils étaient lettrés, c'est vrai, mais d'autres qu'eux l'étaient aussi et on leur attribuait à eux une connaissance du latin passant la mesure commune. Ils avaient un timbre de voix agréable, leur articulation n'était ni trop marquée ni confuse, également exempte d'obscurité et d'affectation, leur débit n'avait rien de forcé, rien non plus de traînant ni de trop savamment modulé. L. Crassus était un orateur plus abondant et avait tout autant d'esprit, mais cela ne diminuait pas l'idée qu'on se faisait des Catulus. Pour ce qui est du sel et des bonnes plaisanteries, César, le frère de Catulus le père, l'emportait sur tous et, devant les tribunaux même, sans quitter le ton de la conversation, il éclipsait des orateurs plus tendus. En toute occasion, il faut s'appliquer à trouver le ton qui convient. Dans les entretiens, que notre manière soit celle dont les Socratiques ont donné de si beaux exemples : de la douceur, rien de tranchant, une humeur aimable. Qu'on n'ait pas l'air de vouloir seul tenir le dé, les autres ne comptant pas, qu'on sache que, dans les entretiens comme en toutes choses, il est juste que chacun ait son tour. Avant tout que l'on sache de quoi il s'agit : si l'objet de l'entretien est sérieux, on le traitera sérieusement, si c'est un badinage, gaiement. Et aussi qu'on se garde de laisser paraître par son langage un mauvais caractère, comme il arrive quand on fait ce qu'on peut pour déprécier les absents, qu'on les tourne en ridicule, qu'on les juge sévèrement, qu'on parle d'eux d'une façon malveillante et injurieuse. Le sujet des entretiens peut être une affaire privée ou la chose publique, ce peut être aussi un sujet littéraire ou scientifique. On fera en sorte, si les interlocuteurs s'en éloignent, de les y rappeler, mais avec les ménagements dus à chacun. Ce ne sont pas les mêmes thèmes qui plaisent à tout le monde, en tout temps et semblablement. Il faut savoir aussi juger jusqu'à quel moment l'entretien est agréable et, comme il y a eu quelque motif de l'engager, il y a une mesure à garder dans sa durée. [1,38] XXXVIII. - Tout comme dans la vie on prescrit avec grande raison d'éviter l'agitation, c'est-à-dire les mouvements de l'âme non soumis à la raison, il faut que les entretiens restent exempts de passions troublantes, qu'il n'y paraisse ni colère, ni violent désir, ni paresse, ni lâcheté ni rien de tel et nous devons faire en sorte que les interlocuteurs puissent croire à notre respect et à notre affection. Il est quelquefois nécessaire de leur faire des remontrances et alors peut-être le ton se haussera, on usera d'un langage plus fort et plus vif, il pourra même arriver qu'on joue la colère. C'est une leçon qu'on inflige mais on ne le fera que rarement, seulement en cas de nécessité et à regret, de même qu'on n'use du fer et du feu dans les maladies que lorsque aucun autre traitement n'est applicable. Quand on fera semblant de se fâcher, on se gardera de la colère véritable : il est impossible de rien faire droitement et judicieusement quand on est en colère. Dans la plupart des cas il est permis de donner aux gens des leçons, encore faut-il y mettre le sérieux convenable et se garder de rien dire d'offensant. La vivacité même du reproche. il faut faire comprendre qu'elle a pour raison d'être l'intérêt qu'on porte à l'interlocuteur. Il est bon que, même dans les luttes soutenues contre nos plus grands adversaires, même quand nous entendons des paroles indignes, nous restions calmes et ne nous irritions pas, car, si l'on se laisse troubler, on perd tout contrôle sur soi-même et l'on ne peut-plus obtenir l'approbation des personnes présentes. Il est, ajouterons-nous, tout à fait choquant de parler de soi, surtout de s'attribuer des mérites qu'on n'a pas et de prêter à rire comme le bravache du théâtre comique. [1,39] XXXIX. - Puisque nous passons toute la vie en revue, que telle est du moins mon intention, il nous faut dire aussi quelle demeure convient à un homme considéré et d'un rang élevé : le plan doit en être tracé en vue de l'usage et il faut veiller à ce qu'elle soit commode et en rapport avec l'importance de celui qui l'habitera. Il nous est revenu que Cn. Octavius, le premier de sa famille qui fut consul, accrut son prestige quand il fit construire sur le mont Palatin une belle maison d'apparence majestueuse; pour le vulgaire qui venait la voir, cette demeure votait en quelque sorte en faveur de son propriétaire, homme nouveau et candidat au consulat. Scaurus la démolit pour la reconstruire plus vaste. Or, tandis qu'Octavius fut le premier de sa race à introduire dans sa maison la dignité consulaire, avec Scaurus, fils d'un père illustre et d'un rang très élevé, ce ne fut pas seulement l'humiliation d'un échec, mais la honte et le malheur qui entrèrent dans cette maison agrandie. La maison ajoute quelque chose à la considération dont jouit son propriétaire, mais il ne faut pas qu'il tire d'elle toute son importance, ce n'est pas à la demeure à honorer le propriétaire, c'est au propriétaire à honorer la demeure. De même que, dans tous nos calculs, nous ne devons pas penser à nous seulement mais aussi aux autres, de même, dans la maison d'un homme d'un certain rang, il y aura des hôtes nombreux à recevoir, on y laissera pénétrer une foule de gens de toute sorte et il faudra veiller en conséquence à ce que la place ne manque pas. Si la maison reste vide, ses grandes dimensions feront plutôt du tort à son propriétaire, surtout si, alors qu'elle appartenait à un autre, on y recevait beaucoup de monde. Il est très fâcheux que les passants puissent dire : O demeure antique, quelle inégalité entre ton ancien maître et le présent! Il n'arrive que trop souvent aujourd'hui qu'on ait le droit de le dire. Il faut se garder, surtout quand on bâtit soimême, de dépasser la mesure en dépense et en magnificence. Les exemples de ce genre de faute sont nombreux. Tout particulièrement quand il s'agit de construction, on veut imiter le faste des plus grands personnages; de Lucullus, par exemple, qui fut un très grand homme, qui donc imite les vertus ? mais beaucoup ont imité la somptuosité de ses maisons de campagne, alors qu'il y a une mesure à garder et qu'on devrait s'y tenir. Il en est d'ailleurs de même en toutes choses et dans tout notre train de vie. Mais en voilà assez sur ce point. En toute entreprise il y a trois règles à observer d'abord que le désir soit soumis à la raison, nulle condition n'importe davantage à la moralité de l'action. En second lieu il faut considérer l'importance de l'affaire, de façon à n'y mettre ni plus ni moins de soin qu'elle n'en exige. Troisièmement enfin il faut avoir la précaution, quand l'entreprise tend à nous faire paraître larges et à augmenter notre prestige, de rester dans une juste mesure. La mesure d'ailleurs consiste à maintenir cette harmonie dont nous avons parlé et à ne s'en point écarter. [1,40] XL. - Il y a quelque chose à dire maintenant de l'ordre dans lequel nos actes doivent se succéder et des conditions d'opportunité qu'ils doivent remplir. C'est l'objet de la science appelée g-eutaxia par les Grecs, non celle qu'on nomme en latin "modestia", mesure gardée comme l'indique le mot de "modus" d'où vient "modestia", mais cette autre g-eutaxia par où l'on entend le maintien de l'ordre. Si nous l'appelons également "modestia", nous dirons, reproduisant la définition des Stoïciens, que cette vertu consiste dans la connaissance grâce à laquelle les choses que l'on fait et dit viennent toujours au moment le plus convenable. On voit par là que la science de l'opportunité et la recherche de l'ordre juste tendent au même but: on dit en effet qu'on établit l'ordre juste quand on assigne aux choses la place la plus convenable et la mieux appropriée. Or c'est précisément ce qui, pour les actes, constitue l'opportunité. Les Grecs donnaient à cette opportunité le nom de g-eukairia; en latin nous disons "occasio", le bon moment. Donc la "modestia" ainsi entendue va, comme je l'ai dit, devenir la science qui adapte les actions aux circonstances. Mais ce peut être aussi la définition de la science de la conduite dont nous parlions au commencement, dans ce passage où il s'agissait de la pondération, de la tempérance et des autres vertus. Ce que nous avions à établir concernant proprement cette science de la conduite, nous l'avons dit en cet endroit; quant aux rapports de ces vertus, dont nous parlons depuis longtemps, avec le respect des convenances et l'opinion de notre entourage, nous allons nous en occuper. Il faut mettre, disons-nous, dans nos actes un ordre tel que, tout comme dans un discours bien composé, toutes les parties de notre vie se tiennent et s'accordent entre elles. Il y a par exemple inconvenance et offense au bon goût à dire dans une occasion sérieuse des plaisanteries comme on en fait à table ou à engager une conversation légère. Un jour que Périclès et Sophocle, désignés comme stratèges, étaient réunis pour affaires de service, un jeune garçon d'une grande beauté vint à passer et Sophocle s'écria « Oh! le bel enfant, Périclès. » - « Dans l'exercice des fonctions de stratège il ne suffit pas que les mains restent chastes, il faut que les regards le soient aussi. » Telle fut la réponse de Périclès et il avait raison. Si Sophocle avait tenu le même propos dans une revue d'athlètes, cette juste réprimande n'eût plus eu de raison d'être. Voilà qui montre l'importance du moment et des circonstances. De même il n'y a rien à redire à ce qu'ayant à plaider une cause on réfléchisse en marchant ou en se promenant ou, plus généralement, à ce que l'on médite profondément, mais si, dans un festin, on s'absorbe ainsi, il y a manque de savoir-vivre parce qu'on méconnaît les exigences du moment. Observons d'ailleurs que les fautes grossières contre les convenances, comme de chanter au prétoire ou telle autre grave incorrection, sautent aux yeux et ne donnent guère lieu à préceptes ni admonestation; ce sont les infractions qui nous paraissent petites et que beaucoup n'aperçoivent même pas qu'il faut signaler diligemment. Quand un joueur de flûte ou d'instrument à cordes fait entendre une note légèrement fausse, les connaisseurs s'en aperçoivent et de même il faut veiller à ce que, dans la vie, il n'y ait aucune dissonance; cela est même bien plus important, car la concordance des sons est bien peu de chose comparée à celle des actes. [1,41] XLI. - Donc tout comme les oreilles des musiciens sentent les moindres écarts du flûtiste, nous voudrons être des observateurs attentifs et impitoyables des fautes commises et souvent de légers indices nous en feront connaître de grandes. Des yeux qui cillent, un sourcil qui se fronce ou se relâche, un air de tristesse, un accès de gaieté, un rire, un mot que l'on dit ou que l'on tait, une voix dont le ton s'élève ou s'abaisse, toutes ces manifestations et d'autres semblables font bien voir si quelqu'un agit droitement ou s'écarte de la voie que tracent la morale et la nature. Dans cet ordre d'idées il est assez expédient d'examiner les autres et de les juger, afin de ne pas tomber soi-même dans les défauts qu'on remarque en eux. Je ne sais comment il se fait que nous apercevons ce qui cloche bien mieux en autrui qu'en nous-mêmes. C'est pourquoi, pour corriger certains défauts de leurs élèves, les maîtres les imitent. Il n'est pas déraisonnable, pour distinguer les cas sur lesquels il y a doute, de faire appel à des hommes instruits ou expérimentés et de leur demander leur avis sur chaque problème moral. La masse des hommes, en effet, se laisse porter sans réflexion où elle devrait aller par raison. En ce qui la concerne, il ne suffit pas d'écouter le langage que tient l'un ou l'autre, il faut aussi voir ce qu'il pense et pourquoi il le pense. Tout de même, en effet, que les peintres et les statuaires et aussi les poètes veulent soumettre leurs ouvrages à l'examen du vulgaire afin de corriger ce que la majorité juge défectueux, que, non contents de s'interroger eux-mêmes, ils s'enquièrent auprès d'autrui des fautes qu'ils ont pu commettre, de même, suivant les indications que nous recueillons, nous modifierons et rectifierons notre jugement sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Quand on agit selon la coutume ou conformément aux prescriptions des lois, il n'y a pas à se mettre en peine d'un précepte - la coutume et les lois ont force de précepte - et il ne faut pas tomber dans l'erreur consistant à croire que, si Socrate et Aristippe ont agi ou parlé contrairement à la coutume et aux usages de la cité, il soit permis au premier venu d'en faire autant; ces hommes-là pouvaient prendre pareille liberté parce qu'ils avaient des mérites extraordinaires, tels des dieux. Quant à la doctrine des Cyniques, il faut la condamner entièrement, car elle s'oppose à la pudeur, sans laquelle il n'y a dans la conduite ni rectitude ni moralité. Pour les hommes dont la vie est belle et grande, qui sentent en bons citoyens, qui ont bien servi et si bien mérité qu'on les honore et leur confie un poste de commandement, nous devons les cultiver et nous régler sur eux, de même qu'il faut marquer beaucoup de déférence à la vieillesse, réserver aux citoyens un traitement différent de celui des étrangers et, parmi les étrangers même, distinguer ceux qui sont de simples particuliers de ceux qui sont revêtus d'un caractère public. En résumé, pour ne pas me perdre dans le détail, nous devons aimer, maintenir, fortifier les liens moraux et sociaux existant entre les hommes. [1,42] XLII. - Nous sommes assez renseignés sur les occupations et les façons de s'enrichir qu'on peut considérer comme libérales et celles qui sont avilissantes. On condamne en premier lieu celles qui exposent à se rendre odieux à ses semblables, comme c'est le cas pour les percepteurs d'impôts et les usuriers. Ne sont pas libéraux et ont quelque chose de dégradant les métiers dans lesquels on se fait payer, non son talent, mais sa peine, parce qu'alors le salaire est la consécration d'une servitude. Doivent être également réputés vils les trafics des détaillants qui achètent pour revendre aussitôt; ils ne peuvent donner de profit sans beaucoup de tromperie, et rien n'est plus bas que la fausseté. Tous les artisans exercent aussi un métier sans dignité : il ne peut y avoir dans un atelier rien qui convienne à un homme né libre. Très peu estimables sont les professions servantes de nos plaisirs, comme celles « des engraisseurs de poissons, des bouchers, des cuisiniers, des charcutiers, des pêcheurs », ainsi qu'il est dit dans un vers de Térence. On peut leur adjoindre les parfumeurs, les danseurs, les baladins. Les arts dont l'exercice exige plus de savoir ou dont l'utilité est grande, tels que la médecine, l'architecture, l'enseignement, n'ont rien que d'honorable pour ceux dont le rang social s'en accommode. Quant au commerce, il faut distinguer : le petit commerce doit être réputé avilissant, le grand commerce, qui opère sur des masses de marchandises qu'il importe de tous les pays et distribue sans tromperie à un grand nombre de personnes, n'a rien de très blâmable ; si le négociant n'est pas insatiable ou plutôt sait se contenter du gain qu'il a réalisé, et si, comme il arrive souvent, après avoir navigué, il s'installe dans un port, puis acquiert une terre où il s'établit, il mérite même des éloges. De toutes les façons de s'enrichir nulle ne vaut mieux que l'agriculture, nulle ne l'égale en fécondité, en douceur, en dignité, ne convient mieux à un homme libre; j'en ai parlé suffisamment dans le dialogue sur la vieillesse et je t'y renvoie. [1,43] XLIII. - Il me semble que j'en ai dit assez sur les applications qu'on doit faire des principes moraux. Entre deux façons d'agir qui se déduisent l'une et l'autre de ces principes, il peut arriver, dirai-je maintenant, qu'on ait à se demander laquelle doit être tenue la meilleure, c'est là une question qu'a négligée Panétius. Or, puisque le bien moral a quatre aspects, la connaissance, le maintien du lien social, la grandeur d'âme et la mesure dans la conduite, il est souvent nécessaire de les comparer entre eux quand on se demande ce qu'on doit faire. Il paraît juste de dire que les obligations sociales répondent mieux à une exigence de la nature que les démarches de l'esprit ayant pour objet la connaissance et l'on peut, pour le montrer, user de l'argument que voici : supposons qu'il soit donné à un sage, abondamment pourvu de tout ce qui est nécessaire à la vie, de pouvoir se livrer dans un complet loisir à la considération et à la contemplation de tous les objets qui méritent d'être connus; si, en même temps, sa solitude est telle qu'il ne voie personne, il voudra renoncer à la vie. La plus haute des vertus, cette sagesse appelée g-sophia par les Grecs (la science de la conduite, de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, que les Grecs appellent g-phronehsis, est quelque chose de différent), la plus haute des vertus, je le répète, est la science des choses divines et humaines, elle a pour objet les relations qui existent entre les dieux et les hommes et les liens qui s'établissent entre eux. Si donc cette vertu prime tout, ainsi qu'il appert, il est certainement nécessaire que l'obligation qui en découle soit la plus importante. La connaissance et la contemplation de la nature serait manchote en quelque sorte, non achevée, s'il n'en découlait quelque conséquence pratique. Et cette conséquence pratique, c'est dans le maintien de conditions favorables aux hommes qu'on l'aperçoit le mieux; elle se rapporte donc aux liens sociaux qui unissent les hommes et doit être mise conséquemment au-dessus de la connaissance. Cela, les meilleurs le montrent par leur façon d'être et de juger. Si avide en effet qu'on puisse être de savoir, quelque curiosité qu'on ait de la nature, si, alors qu'on s'adonne tout entier aux spéculations les plus élevées, il arrive que la patrie traverse une crise et soit en péril et qu'on puisse la servir, lui être de quelque secours, qui donc ne laisserait pas tout pour elle, fût-il en droit de croire qu'il va dénombrer les étoiles et appliquer la mesure au monde ? Et l'on agirait de même si le danger menaçait un père ou un ami. Par où l'on connaît qu'une conduite conforme à la justice importe plus qu'un dévouement studieux à la science, parce que la justice est ce dont l'humanité a besoin et que rien ne doit passer avant elle aux yeux d'un homme. [1,44] XLIV. - Ceux qui ont employé leur vie à des recherches scientifiques n'ont pas pour cela négligé l'intérêt commun et le bien de l'humanité : ils ont formé de nombreux disciples et ont fait d'eux de meilleurs citoyens, capables de rendre à la république plus de services; ainsi le Pythagoricien Lysis a instruit le Thébain Epaminondas, Platon le Syracusain Dion, et bien d'autres ont fait de même. Moi-même, si j'ai pu me rendre utile à l'État, c'est parce qu'avant de m'occuper des affaires publiques j'avais reçu de mes maîtres, acquis par l'étude, la préparation nécessaire. Et il faut ajouter qu'après avoir exercé une action personnelle pendant leur vie, les philosophes forment et instruisent encore après leur mort des disciples désireux d'apprendre, par les monuments littéraires qu'ils laissent derrière eux. Il n'est question intéressant les lois, les coutumes, l'organisation de l'État, qu'ils aient négligée et ainsi notre activité laborieuse doit quelque chose à leurs loisirs. Ces hommes donc qui s'adonnent à l'étude et aux recherches philosophiques usent de leur savoir, de leur intelligence, de préférence pour le bien de l'humanité et, pour cette raison, une parole aisée, pourvu qu'elle soit sage, vaut mieux qu'une pensée très pénétrante sans la faculté de s'exprimer, parce que la pensée est enfermée en elle-même, tandis que l'éloquence se répand sur tous ceux avec qui nous sommes unis par une communauté d'intérêts. Tout de même que les abeilles ne se réunissent pas en essaims pour fabriquer des rayons de miel, mais en fabriquent parce qu'elles sont de nature sociable, les hommes font preuve d'habileté dans l'action et dans la pensée parce qu'ils sont par nature portés à se grouper, et cela est encore plus vrai des hommes que des abeilles. C'est pourquoi, à moins que la vertu consistant à veiller au bien des hommes, c'est-à-dire au maintien des liens sociaux, ne la pénètre, la connaissance réduite à elle-même ne peut remplir la vie; de même, si elle ne s'allie pas aux vertus sociales, la hauteur d'âme devient quelque chose de farouche et de monstrueux. Donc la société et les liens qu'elle crée passent avant l'ardeur de connaître. Et il ne faut pas croire ceux qui disent que c'est en raison d'une nécessité matérielle et parce que, sans les autres, nous ne pouvons pas arriver à satisflaire nos besoins, que les hommes se sont réunis et ont formé des sociétés. A supposer que, pour pourvoir à notre alimentation et à tout notre entretien, nous eussions une baguette magique, pense-t-on que négligeant toute autre affaire, les mieux doués d'entre nous s'adonneraient sans réserve à la science et n'auraient d'autre souci que d'étendre leur connaissance? Non certes. On voudrait échapper à la solitude, avoir un compagnon d'études, donner et recevoir des enseignements, tantôt écouter et tantôt parler soi-même. Concluons donc que l'acte moral tendant au rapprochement des hommes et au maintien du lien social vaut plus que le louable effort pour augmenter son savoir. [1,45] XLV. - Il y aurait peut-être ici à rechercher si la vertu sociale, la plus conforme à la nature, doit être toujours mise au-dessus de la mesure et du contrôle sur soi. Je ne le crois pas. Il y a des bassesses, des ignominies, auxquelles, même pour le salut de la patrie, le sage se refusera. Posidonius a réuni de nombreux exemples, et il en est d'une immoralité, d'une inconvenance telle, qu'il y aurait impudeur même à en parler. A de tels actes on ne se résoudra pas pour le bien de la république, qui, elle-même, ne voudra pas qu'on les accomplisse. Mais, par bonheur, il ne peut arriver que l'État ait intérêt à ce que le sage fasse rien de tel. Qu'il soit donc entendu que, dans le choix des actes moraux, il faut mettre au-dessus de tout ceux dont dépend l'existence de la société. Voilà qui suffit. Il ne sera pas difficile, ce point tenu pour acquis, de voir, quand on cherchera ce qu'on doit faire, ce qui pour chacun est le meilleur. Parmi les obligations sociales elles-mêmes il y a une hiérarchie et chacun comprendra qu'en premier lieu on doive servir les dieux immortels, puis la patrie, troisièmement ses parents et enfin descendre par degrés aux autres hommes. Cette courte discussion permet de comprendre non seulement qu'on ait à se prononcer sur le caractère moral ou immoral d'un acte, mais aussi, quand on se trouve en présence de deux façons d'agir moralement justifiables, sur la préférence à donner à l'une ou à l'autre. Comme je l'ai dit plus haut, Panétius a omis cette question. Mais il est temps de passer à d'autres considérations.