[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] I. Comme j'étais à Athènes, et qu'un jour, selon ma coutume, j'avais entendu Antiochus dans le Gymnase de Ptolémée, en compagnie de M. Pison, de mon frère Quintus, de T. Pomponius, et de L. Cicéron mon cousin germain, que j'aime comme s'il eût été mon frère; nous fîmes dessein de nous aller promener ensemble l'après-midi à l'Académie, parce que dans ce temps-là, il ne s'y trouvait d'ordinaire presque personne. Nous nous rendîmes donc tous chez Pison au temps marqué; et de là, en nous entretenant de choses diverses, nous fîmes les six stades de la porte Dipyle à l'Académie. Quand nous fûmes arrivés dans un si beau lieu, et qui n'est pas célèbre sans cause, nous y trouvâmes toute la solitude que nous voulions. Alors Pison : Est-ce par un dessein de la nature, nous dit-il, ou par une erreur de notre imagination, que lorsque nous voyons des lieux où l'histoire nous apprend que de grands hommes ont passé une partie de leur vie, nous nous sentons plus émus que quand nous écoutons le récit de leurs actions ou que nous lisons quelqu'un de leurs écrits? c'est là ce que j'éprouve moi-même en ce moment. Le souvenir de Platon me vient assaillir l'esprit; c'est ici qu'il s'entretenait avec ses disciples; et ses petits jardins que vous voyez si près de nous, me rendent sa mémoire tellement présente qu'ils me le remettent presque devant les yeux. Ces lieux ont vu Speusippe, ils ont vu Xénocrate et Polémon son disciple dont voici la place favorite. Je n'aperçois même jamais le palais du sénat (j'entends la cour Hostilie, non pas ce palais nouveau, monument bien plus vaste et qui paraît plus petit à mes yeux), que je ne songe à Scipion, à Caton, à Lélius, et surtout à mon aïeul. Enfin les lieux ont si bien la vertu de nous faire ressouvenir de tout, que ce n'est pas sans raison qu'on a fondé sur eux l'art de la mémoire. - Rien n'est plus vrai, Pison, lui dit mon frère Quintus. Moi-même en venant ici, les yeux fixés sur Colone, le séjour de Sophocle, je croyais voir devant moi ce grand poète à qui j'ai voué une si profonde admiration, vous le savez, et qui fait mes délices. L'image même d'OEdipe qu'il représente venant ici, et demandant dans ces vers qui arrachent les larmes, en quels lieux il se trouve, m'a tout ému; ce n'est qu'une image vaine, et cependant elle m'a remué. - Et moi, dit Pomponius, à qui vous faites la guerre de m'être rendu à Épicure, dont nous venons de passer les jardins, je vois s'écouler dans ces jardins bien des heures en compagnie de Phèdre que j'aime plus qu'homme au monde. Il est vrai qu'averti par l'ancien proverbe, je pense toujours aux vivants; mais quand je voudrais oublier Épicure, comment le pourrais-je, lui dont nos amis ont le portrait non seulement reproduit à grands traits par la peinture, mais encore gravé sur leurs coupes et sur leurs bagues? [5,2] II. Notre ami Pomponius, dis-je alors, veut s'égayer, et il est peut-être dans son droit. Car il s'est établi de telle sorte à Athènes, que déjà on peut le prendre pour un Athénien, et que je ne serais pas surpris qu'un jour il ne portât le surnom d'Atticus. Mais je suis de votre avis, Pison; rien ne nous fait penser plus vivement et plus attentivement aux grands personnages que les lieux fréquentés par eux. Vous savez que j'allai une fois à Métaponte avec vous, et que je ne mis le pied chez mon hôte qu'après avoir vu le lieu où Pythagore rendit le dernier soupir, et le siège où il s'asseyait d'ordinaire. Tout présentement encore, quoique l'on trouve partout à Athènes les traces des grands hommes qu'elle a portés, je me suis senti ému en voyant cet hémicycle où Charmadas enseignait naguère. Il me semble que je le vois (car ses traits me sont bien connus); il me semble même que sa chaire, demeurée, pour ainsi dire, veuve d'un si grand génie, regrette à toute heure de ne plus l'entendre. - Alors Pison : Puisque tout le monde, dit-il, a été frappé de quelque souvenir, je voudrais bien savoir ce qui a fait impression sur notre jeune Lucius? Serait-ce le lieu où Démosthène et Eschine se livraient leurs grands combats? chacun en effet est surtout guidé par ses études de prédilection. - Lui en rougissant : Ne m'interrogez pas là-dessus, dit-il, moi qui suis même descendu sur la plage de Phalère, où l'on dit que Démosthène déclamait au bruit des flots, pour s'habituer à vaincre par sa voix le frémissement de la place publique. Je viens même de me détourner un peu sur la droite pour voir le tombeau de Périclès. Mais dans cette ville-ci, les souvenirs sont inépuisables; il semble à chaque pas que l'on y fait que du sol jaillisse l'histoire. - Ces recherches, lui dit Pison, quand on les fait dans la vue d'imiter un jour les grands personnages, sont d'un excellent esprit, mais quand elles n'ont pour but que de nous mettre sur les traces du passé, elles témoignent seulement d'un esprit curieux. Aussi nous vous exhortons tous, et je vois que déjà vous vous y portez de vous-même, à marcher sur les pas des grands hommes dont vous prenez plaisir à reconnaître les vestiges. - Vous savez, dis-je alors à Pison, qu'il a déjà prévenu vos conseils; mais je vous suis obligé des encouragements que vous lui donnez. - Il faut donc, reprit-il avec son extrême bienveillance, que nous tâchions tous de contribuer aux progrès de notre jeune ami; il faut avant tout qu'il tourne un peu ses études vers la philosophie, tant pour vous imiter, vous qu'il aime, que pour être en état de mieux réussir dans l'éloquence. Mais vous, Lucius, continua-t-il, est-il besoin de vous y exhorter, et ne vous y sentez-vous pas tout naturellement enclin? Au moins il me semble que vous écoutez avec beaucoup d'intérêt les leçons d'Antiochus. - J'ai grand plaisir à les suivre, répondit Lucius avec une honnête timidité ; mais vous venez l'entendre parler de Charmadas, je me sens entraîné de ce côté-là : ensuite Antiochus me rappelle, et c'est la seule école que je fréquente. [5,3] III. Quoiqu'en présence de cet homme-ci, dit Pison en me montrant, ce ne soit pas une chose aisée, j'oserai cependant entreprendre de vous faire revenir de la nouvelle Académie à l'ancienne dans laquelle on comprend non seulement ceux qu'on appelle Académiciens, Speusippe, Xénocrate, Polémon, Crantor, et les autres; mais aussi les anciens Péripatéticiens, à la tête desquels est Aristote, que l'on pourrait peut-être, si vous exceptez Platon, nommer à bon droit le prince des philosophes. Attachez-vous à eux, croyez-moi ; c'est de leurs écrits et de leurs préceptes que l'on peut tirer tout ce qu'il y a de plus considérable dans les hautes sciences, dans l'histoire et l'éloquence. Ils ont traité de tant de matières, que sans leur secours on ne peut guère parler comme il faut d'aucune chose importante. Ils ont formé des orateurs, ils ont formé des généraux d'armée, et des hommes d'État; et pour en venir à des professions moins relevées, c'est d'eux, comme du foyer commun de tous les arts, que les mathématiciens, les poètes, les musiciens, les médecins eux-mêmes sont sortis. - Vous savez, dis-je à Pison, que je pense comme vous là-dessus ; mais c'est très à propos que vous venez d'en parler. Car Lucius a une extrême envie de savoir quel est le sentiment de l'ancienne Académie, dont vous invoquez le souvenir, et de tous les Péripatéticiens, sur le souverain bien; et nous croyons que personne ne peut mieux l'en instruire que vous qui avez eu plusieurs années auprès de vous Staséas de Naples, et qui, depuis plusieurs mois que vous êtes à Athènes, vous entretenez souvent sur ces questions avec Antiochus. - Fort bien, dit-il en riant, c'est donc pour cela que vous m'avez amené ici? je veux bien pourtant, si je le puis, dire à ce jeune homme tout ce que j'en sais; le lieu et la solitude nous le permettent. Mais je n'aurais jamais pu croire, quand même quelque dieu me l'eût dit, que je dusse un jour discourir en philosophe dans l'Académie; et cependant je crains fort qu'en voulant le contenter, je vous ennuie. - Au moins ce ne serait point moi, lui dis-je, moi qui vous ai fait cette prière. Quintus et Pomponius ayant témoigné le même désir, Pison commença à parler. Je vous prie, Brutus, de voir s'il a bien rendu toute l'opinion d'Antiochus, dont il me semble que vous approuvez fort la doctrine, vous qui avez si souvent entendu son frère Aristus. [5,4] IV. Voici donc ce que dit Pison. Je viens de toucher suffisamment en peu de mots de quelle beauté est la doctrine des Péripatéticiens, qui se divise comme presque toutes les autres en trois parties. La première est l'étude de la nature, la seconde renferme la dialectique, la troisième l'art de la vie. Pour l'étude de la nature, ils l'ont poussée si loin, qu'à parler poétiquement, il n'est rien dans le ciel, rien dans la mer ou sur la terre, qui leur ait échappé. Après avoir traité des principes des choses, et de l'ensemble du monde, de telle sorte que la plupart de leurs dogmes ne reposent pas seulement sur des raisons probables, mais sur des démonstrations mathématiques, ils nous ont encore facilité par leurs recherches la connaissance des choses les plus cachées. Aristote en parlant de tous les animaux , a décrit leur naissance, leur manière de vivre, leurs figures. Théophraste dans ses écrits a traité des diverses sortes de plantes, et presque de toutes les productions de la terre; il en a examiné les causes et les lois, et par là aussi il a rendu beaucoup plus facile l'étude des choses les plus secrètes. Les Péripatéticiens nous ont donné pareillement d'excellents préceptes non seulement pour la dialectique, mais encore pour l'art oratoire; Aristote leur chef nous a enseigné à soutenir le pour et le contre sur chaque question, non pas comme Arcésilas toujours prêt à disputer contre quelque proposition que ce fût, mais en faisant ressortir tout ce qui peut se dire de part et d'autre sur toutes sortes de matières. En ce qui touche l'art de bien vivre, ils en ont donné les préceptes non seulement pour la vie privée, mais encore pour la conduite des États. Les moeurs, les coutumes, les institutions de presque toutes les villes grecques et même d'un grand nombre d'États barbares ont été décrites par Aristote; Théophraste nous en a fait connaître aussi les lois. L'un et l'autre ayant marqué quel devait être le chef d'une société, et longuement enseigné quelle est la meilleure forme possible de gouvernement ; Théophraste s'est attaché de plus à montrer quels sont dans les États les secrets entraînements des choses et la force des conjonctures, sur lesquelles il faut se régler pour savoir manier les affaires et les hommes. Le genre de vie qui leur a plu davantage a été une vie tranquille, tout écoulée dans l'étude et la méditation; celle de toutes qui approche le plus de la vie des Dieux, et qui par là est la plus digne du sage. Ils ont exprimé toute cette doctrine morale dans un langage plein de beautés et de noblesse. [5,5] V. Sur le souverain bien ils ont composé deux sortes de livres. Les uns écrits simplement et à la portée du peuple (ils les nomment exotériques), les autres plus profondément raisonnés et qui n'étaient pas destinés à voir le jour; d'où il résulte qu'ils ne paraissent pas toujours d'accord avec eux-mêmes : et toutefois, sur le fond de la doctrine, les auteurs que je viens de nommer sont du même sentiment, et ne varient jamais. Mais, comme ils cherchent quelle peut être la félicité de la vie, et agitent cette question suprême de toute philosophie: Le bonheur dépend-il du sage, ou peut-il être entamé et même ruiné par la fortune contraire? on peut dire que leur accord et la fermeté de leurs opinions semblent ici quelquefois ébranlés. Ce qui y porte surtout atteinte, c'est le livre de Théophrate, sur la félicité de la vie, où il donne beaucoup de pouvoir à la fortune; et s'il était vrai qu'elle en eût tant, certes la sagesse ne pourrait faire le bonheur. C'est une opinion qui me paraît plus molle et plus faible que la force et la gravité de la vertu ne le comportent ; et par conséquent je crois que, sur la morale, il faut s'en tenir à Aristote et à Nicomaque son fils. Je sais bien que les livres excellemment écrits que nous avons sous le nom de Nicomaque sont attribués à Aristote ; mais je ne vois pas pourquoi le fils n'aurait pu ressembler au père. Quoi qu'il en soit, nous pouvons aussi recevoir Théophraste en plusieurs choses, pourvu que nous ayons sur la vertu des sentiments plus fermes et plus virils que les siens. Mais contentons-nous de ces auteurs. Ceux qui sont venus ensuite, sont, à mon avis, préférables à tous les philosophes des autres sectes; mais ils ont tellement dégénéré de leurs maîtres, qu'ils semblent pour ainsi dire n'être nés que d'eux-mêmes. D'abord, Straton, disciple de Théophraste, s'est adonné principalement à la physique, et quoiqu'il y ait réussi, presque tous ses dogmes sont nouveaux; du reste, il a peu écrit sur les moeurs. Lycon, après lui, est fleuri et abondant en paroles, mais très maigre d'idées. Son disciple Ariston a un style agréable et élégant; mais on ne trouve pas en lui cette gravité requise dans un grand philosophe; ses livres sont nombreux et écrits avec soin, mais je ne sais pourquoi il n'a conquis aucune autorité. J'en passe beaucoup d'autres sous silence, et parmi eux un homme savant et aimable, Hiéronyme, que je mets, je ne sais trop pourquo, parmi les Péripatéticiens, lui qui fait consister le souverain bien dans la privation de la douleur; puisque c'est être d'un sentiment différent sur toute la philosophie que de l'être sur le souverain bien. Critolaüs a voulu imiter les anciens; il approche de leur gravité, quoique son style soit un peu trop abondant, mais au moins est-il fidèle aux traditions de son école. Diodore, son disciple, joint à la vertu la privation de la douleur; de sorte qu'il forme aussi un parti à lui seul, et qu'étant d'un autre sentiment que les Péripatéticiens sur le souverain bien, on ne peut le compter parmi eux. Quant à notre Antiochus, il me semble qu'il remet en honneur avec un grand zèle l'opinion des anciens, opinion qu'il montre avoir été professée également par Aristote et Polémon. [5,6] VI. Le jeune Lucius a donc raison de vouloir principalement s'instruire de ce que c'est que le souverain bien. Dès que ce point fondamental en philosophie est établi, tout le reste l'est conséquemment. Partout ailleurs, l'oubli ou l'ignorance ne peut préjudicier qu'à proportion de l'importance du sujet où l'on a failli; mais ignorer ce que c'est que le souverain bien, c'est ignorer tout ce qui regarde la conduite de la vie, et arriver par suite à cette déplorable erreur de ne plus savoir en quel port on doit se réfugier. Mais lorsqu'on connaît la fin de toutes choses, et que l'on sait quel est le souverain bien et le souverain mal, on a découvert dans quelle voie la vie doit s'engager, et comment il faut en dessiner les devoirs. Il y a donc un terme suprême auquel toutes choses se rapportent, et qui contient le secret du bonheur si ardemment désiré par tous les hommes. Et comme sur la nature de ce terme suprême les opinions sont très partagées, nous devons avoir recours à la division de Carnéade, dont Antiochus aime à se servir. Carnéade donc a recherché non seulement combien il y avait d'opinions différentes parmi les philosophes sur le souverain bien, mais combien même il pouvait y en avoir. Il commence par affirmer qu'il n'est aucun art qui se renferme en lui-même, et que tout art a son objet hors de soi. C'est là une vérité qui n'a pas besoin d'être éclaircie par des exemples. Car il est évident qu'aucun art ne trouve son objet en soi, et qu'autre chose est cet objet, autre chose l'art lui-même. Et la prudence étant l'art de la vie, comme la médecine est l'art de guérir, et le pilotage l'art de gouverner un vaisseau, il faut nécessairement que la prudence ait un point de départ et un objet hors d'elle. Et presque tout le monde est d'accord que l'objet que la prudence se propose et auquel elle veut parvenir, doit être convenable et accommodé à la nature, et tel qu'il puisse de lui-même nous inviter et exciter dans nos âmes cette impulsion que les Grecs nomment g-hormehn. Mais qu'est-ce qui a le don de nous attirer ainsi et d'être recherché par les premiers voeux de la nature, voilà ce dont les philosophes ne conviennent pas entre eux et ce qui cause tout leur dissentiment dans la recherche du souverain bien. En effet lorsqu'en parlant des vrais biens et des vrais maux, on veut savoir ce qu'il y a de principal et de suprême dans les uns et dans les autres, il faut venir à la source des premiers mouvements et des premières impressions de la nature; et quand on l'a trouvée, c'est de là que doit découler tout ce qu'on peut avoir à dire sur le souverain bien et le souverain mal. [5,7] VII. Les uns disent que les premiers mouvements de la nature en nous sont le désir de la volupté, l'aversion de la douleur; les autres, que notre premier voeu est d'être sans douleur, et notre première crainte d'éprouver la souffrance. D'autres encore prennent leur point de départ dans ce qu'ils appellent les premières convenances de la nature, parmi lesquelles ils comptent l'entière et parfaite possession de tous nos membres, la santé, l'intégrité des sens; l'absence de la douleur, les forces, la beauté et tous les autres avantages du corps ; en regard desquelles ils mettent pour l'âme ces premières impressions morales, qui sont comme des étincelles et des semences de vertu. Comme de ces trois principes d'impulsion, il en est un qui certainement a inspiré nos premiers voeux et nos premières craintes, et comme en dehors de ces trois principes, il n'en est plus, il faut nécessairement que ce soit à l'un des trois que se rapporte tout ce que nous avons à rechercher et à éviter dans la vie, et que par conséquent, la prudence, que nous avons dit être l'art de bien vivre, se règle sur l'un ou l'autre de ces mobiles, pour en faire le fondement de toute sa conduite. Après avoir bien établi quelle est véritablement en nous la première impression de la nature, elle connaîtra quelle règle de justice et d'honnêteté peut convenir tellement avec l'un de ces trois principes, qu'il soit juste et honnête de tout faire, soit en vue de la volupté, quand mëme on ne devrait jamais la goûter, soit pour s'affranchir de la douleur, quand même on n'y parviendrait pas, soit enfin pour acquérir les premiers biens conformes à la nature, dût-on ne pas les acquérir; de sorte qu'autant il y a d'opinions différentes sur les principes naturels, autant il y en a sur ce qui regarde les vrais biens et les vrais maux. D'autres philosophes encore, partant des mêmes principes, rapportent tous les devoirs de la vie ou à la volupté, ou à l'absence de la douleur, ou à l'acquisition des premiers biens de la nature. Voilà donc six opinions diverses sur le souverain bien. Les chefs des trois dernières sont : pour la volupté, Aristippe; pour l'absence de la douleur, Hiéronyme; pour les premiers biens de la nature, Carnéade, qui sans être l'auteur de ce système, l'a défendu et s'en est fait une arme de controverse. Des trois premières opinions, toutes possibles, il n'en est qu'une qui ait été soutenue, mais elle l'a été avec ardeur. Car, de vouloir que nous agissions sans cesse en vue de la volupté, quand même nous ne recueillerions aucune jouissance, de prétendre que ce but est seul désirable et honnête par lui-même, et que c'est là le bien suprême ; c'est un système que personne ne soutient. On ne trouve non plus aucun partisan de l'opinion que l'absence de la douleur doive être mise au rang des choses désirables, quand bien même on ne parviendrait pas à s'en affranchir. Mais que, de tout faire pour parvenir à ce qui est selon la nature, quand même on ne réussirait pas, ce soit une règle de conduite honnête, un but désirable, en un mot le seul bien, c'est ce que les Stoïciens prétendent. [5,8] VIII. Il y a donc six opinions simples sur le souverain bien et le souverain mal, deux qui ne sont soutenues de personne et quatre qui ont leurs défenseurs. Quant aux opinions doubles et mêlées, l'histoire nous en présente trois, et, si on examine bien la nature des choses, on verra qu'il ne peut y en avoir davantage. On peut ajouter à la vertu, ou la volupté, comme l'ont fait Calliphon et Dinomaque; ou l'absence de la douleur, comme Diodore; ou les premiers biens de la nature, comme les anciens, je veux dire, comme la double école académique et péripatéticienne. Mais, comme on ne peut pas tout dire en une fois, il suffira pour le moment de remarquer qu'il faut exclure la volupté du souverain bien, puisque nous sommes nés pour quelque chose de plus grand, comme nous le verrons bientôt. On peut porter sur l'absence de la douleur le même jugement à peu près que sur la volupté. {L'opinion qui met le souverain bien dans la volupté et celle qui le met uniquement dans la vertu ont été suffisamment examinées dans les deux discussions précédentes, l'une avec Torquatus, l'autre avec Caton; et toutes les critiques dirigées contre la volupté, tombent à peu près avec la même force sur l'absence de la douleur.} Et il n'est pas besoin de chercher d'autres arguments contre le système défendu par Carnéade. De quelque manière qu'on établisse le souverain bien, dès qu'on n'y comprend pas l'honnête, on bannit de la vie les devoirs, les vertus et l'amitié. Quant aux théories qui joignent à ce qui est honnête ou la volupté, ou l'absence de la douleur, elles déshonorent, pour ainsi dire, l'honnêteté même qu'elles veulent consacrer ; car rapporter toutes nos actions à des fins, dont l'une permet à l'homme qui ne souffre pas de dire qu'il est dans le souverain bien, dont l'autre met en jeu la partie la plus frivole de notre nature, c'est non seulement obscurcir tout l'éclat de la vertu, c'est la souiller. Restent maintenant les Stoïciens, qui, ayant pris toutes leurs opinions des Péripatéticiens et des Académiciens, ont exprimé les mêmes sentiments sous d'autres termes. Il serait peut-être à propos de réfuter en particulier chacune des opinions que j'ai marquées; mais poursuivons notre premier dessein; nous pourrons, quand nous le voudrons, essayer de la controverse. Quant à la sécurité de Démocrite, qui n'est autre que cette tranquillité d'âme que les Grecs appellent g-euthumian, il faut la mettre hors de cause dans le sujet qui nous occupe; parce que cette tranquillité de l'âme n'est rien moins que le bonheur lui-même et que nous ne cherchons pas ce que c'est que le bonheur, mais d'où il vient. En ce qui touche les opinions de Pyrrhon, d'Ariston, d'Hérille, abandonnées et mortes depuis si longtemps, comme elles ne peuvent rentrer dans le cercle que nous avons tracé, elles n'auraient jamais dû voir le jour. Car tout le système des vrais biens et des vrais maux étant fondé sur ce que nous avons dit être propre et convenable à la nature et sur ses premiers voeux, ce fondement est ruiné par ceux qui prétendent que, parmi les choses où l'on ne voit rien d'honnête ni de honteux, il n'est aucun motif de préférer les unes aux autres, et qui suppriment absolument toute distinction entre elles. Hérille aussi en soutenant qu'il n'est d'autre bien que la science, met l'homme dans l'impossibilité de s'orienter en ce monde, de comprendre et de remplir ses devoirs. Comme donc il ne peut y avoir d'autre opinion sur le souverain bien que celles que nous avons dites, il faut nécessairement que toutes les autres étant convaincues d'erreur, celle des anciens, que je propose, soit la véritable. A leur exemple, et comme ont fait depuis les Stoïciens, je vais reprendre les choses à l'origine. [5,9] IX. Tout animal s'aime naturellement lui-même, et dès qu'il est né, il tend à sa conservation, parce que le premier désir que la nature lui donne, c'est de se conserver et de se mettre dans le meilleur état où, selon sa nature, il puisse être; ce désir est d'abord obscur et confus. Il veut se conserver tel qu'il est, mais il ne sait encore ni ce qu'il est, ni ce qu'il peut, ni ce qu'est sa propre nature. Quand il est un peu plus avancé, et qu'il commence à voir comment chaque chose l'affecte et l'intéresse, il vient alors à faire insensiblement de nouveaux progrès, à se connaître lui-même et à comprendre pourquoi la nature lui a donné cette première impulsion dont nous parlions; alors enfin il se porte de lui-même à rechercher ce qu'il sent être conforme à sa nature, à fuir ce qui lui est contraire. Ainsi ce que tout animal désire, c'est précisément ce qui est en harmonie avec sa nature, et par conséquent son bien souverain doit être de vivre selon la nature, dans l'état le plus parfait où naturellement il puisse atteindre. Or comme chaque animal a sa nature qui lui est particulière, il faut nécessairement que chacun tende à la perfection de sa propre nature. Rien n'empêche cependant qu'il y ait quelques biens communs entre les diverses espèces d'animaux, d'un côté et de l'autre, entre les bêtes et l'homme. Mais le bien souverain et dernier que nous cherchons, est varié et distinct pour chacune des espèces, approprié toujours et partout aux voeux les plus importants de la nature. C'est pourquoi, quand nous disons que le souverain bien de tous les animaux est de vivre selon la nature, on ne doit pas croire que nous prétendions qu'ils ont tous un même et unique bien souverain; mais de même que l'on peut dire véritablement que tous les arts ont ce trait commun de se rapporter à quelque science, mais que chacun d'eux se rapporte à une science particulière, ainsi nulle contradiction à prétendre que le but commun de toute créature vivante est de vivre selon la nature, mais que la nature varie suivant les espèces ; le cheval n'étant pas le boeuf, la bête n'étant pas l'homme, quoique cependant le but dernier de toutes les actions soit le même non seulement pour les animaux, mais pour tous les êtres que la nature produit, développe et conserve. Nous voyons, par exemple que les plantes font en quelque sorte d'elles-mêmes tout ce qu'il faut pour vivre, pour croître, et pour parvenir, chacune dans son espèce, au meilleur état qu'elles puissent atteindre. De sorte que je ne fais point difficulté de comprendre tout sous une même proposition, et de dire que la nature tend sans cesse et partout à sa conservation; que ce qu'elle se propose comme sa fin principale, c'est de maintenir chaque espèce dans l'état le plus parfait; qu'ainsi le but de tous les êtres auxquels elle a donné quelque sorte de vie, est semblable quoiqu'il ne soit pas le même. D'où nous devons conclure que le souverain bien de l'homme est de vivre selon la nature, c'est-à-dire, si nous l'entendons bien, de donner à la nature humaine toute la perfection et la plénitude qu'elle comporte. Voilà ce que nous avons maintenant à développer; et, si j'entre dans trop de détails; vous me le pardonnerez; car il faut que je m'accommode à l'âge de Lucius, qui peut-être entend parler de tout ceci pour la première fois. - Vous avez raison, lui dis-je; quoique tout ce que nous avons entendu jusqu'ici puisse fort bien convenir à des auditeurs de tous les âges. [5,10] X. Après avoir exposé, reprit Pison, à quoi se réduisent tous les voeux de la nature, il faut maintenant faire voir d'où vient qu'ils ont tous ainsi un objet commun. Dans ce dessein, retournons d'abord à ce que nous avons posé pour premier principe, d'accord en cela avec la réalité, qui nous montre que tout animal s'aime naturellement lui-même. Quoique ce sentiment ne puisse être révoqué en doute, puisqu'il est gravé dans la nature de chacun, inévitable, manifeste, éclatant, de telle sorte que, si quelqu'un voulait le combattre ou le nier, on ne l'écouterait pas; cependant, pour ne manquer à rien, je crois qu'il est à propos de montrer sur quelles raisons cette première proposition est fondée. Peut-on comprendre, peut-on imaginer, je vous le demande, qu'un être animé se haïsse lui-même? Mais c'est une contradiction flagrante ! car, lorsque l'impulsion d'un tel être le porterait vers quelque chose de préjudiciable, parce qu'il se haïrait, comme ce serait pour lui qu'il s'y porterait, il faudrait qu'il se haït et s'aimât en même temps, ce qui est impossible. Il faudrait aussi que celui qui serait ennemi de lui-même, regardât comme mauvais ce qui est bon et comme bon ce qui est mauvais; qu'il eût soin de fuir ce qui est désirable et de rechercher ce qui est à fuir; et n'est-ce pas là un entier renversement de la vie? On trouve, il est vrai, des gens qui recourent au lacet ou à tout autre instrument de mort; on voit, dans Térence, Ménédème s'imaginer "qu'il sera un peu moins injuste envers son fils, s'il se rend malheureux", mais il ne faut pas croire que de telles gens se haïssent. Les uns se laissent aller à la douleur, les autres à une folle passion; le plus grand nombre est emporté par une colère aveugle; et, lors même qu'ils se jettent de propos délibéré dans quelque malheur extrême, ils ne laissent pas de prétendre que ce qu'ils font leur convient parfaitement, de sorte qu'ils n'hésitent point à dire : "C'est ainsi que je vis, vivez à votre mode", comme s'ils s'étaient déclaré la guerre, et qu'ils eussent décidé de passer les jours et les nuits à s'affliger, à se torturer. Mais cependant ils ne devraient pas se plaindre et s'accuser eux-mêmes de leur mauvaise fortune; car cette douleur ne convient qu'aux gens qui s'aiment et ont à coeur leurs propres intérêts. Ainsi toutes les fois qu'on dit qu'un homme se traite durement lui-même et qu'il est son propre ennem, enfin qu'il a la vie en horreur, on peut hardiment soupçonner qu'il y a en lui quelque ressort secret qui vient de l'amour de soi-même. Ce n'est pas assez de reconnaître que personne ne se hait, il faut comprendre aussi que personne ne peut être indifférent à son propre sort; car s'il était possible qu'on eût pour toutes les affections que l'on éprouve la même indifférence que l'on témoigne avec raison pour certaines choses qui ne méritent pas de nous émouvoir, tout désir alors serait éteint et anéanti dans l'homme. [5,11] XI. II n'y aurait pas moins d'absurdité à dire que l'amour que chacun a pour soi se rapporte à quelque autre objet différent de la personne qui s'aime. Lorsque l'on prétend que ce n'est pas à nous que se rapportent nos amitiés, nos devoirs, nos vertus, il n'y a là rien qu'on ne puisse comprendre; mais lorsqu'il est question de l'amour que nous nous portons à nous-mêmes, on ne peut pas même entendre comment ce ne serait pas à nous qu'il s'adresserait entièrement. Car, par exemple, ce n'est point pour l'amour de la volupté qu'on s'aime; c'est pour l'amour de soi qu'on aime la volupté. Enfin comment pourrait-on douter que tout homme ne se soit cher et extrêmement cher à lui-même? En est-il beaucoup, en est-il un seul qui, à l'approche de la mort, «ne sente refluer son sang dans les veines, et ne pâlisse de crainte?» Il est vrai que c'est une faiblesse coupable d'avoir trop d'horreur pour la dissolution de son être, comme d'avoir trop d'aversion pour la douleur; mais tout le monde ressentant à peu près le même effroi, c'est une preuve que la crainte de la mort est naturelle; et même la frayeur excessive qu'en ont quelques gens, sert à marquer que, puisqu'elle est si grande en eux, il faut du moins que la nature nous y ait disposés dans une certaine mesure. Je ne parle point ici de ceux qui craignent la mort parce qu'ils s'imaginent qu'ils seront alors privés des commodités de la vie, ou parce qu'ils redoutent quelque avenir effrayant par delà le tombeau, ou parce qu'enfin ils appréhendent de mourir avec douleur; les enfants mêmes, à qui rien de tout cela ne passe par l'esprit, lorsqu'en badinant on les menace de les jeter de haut en bas, se mettent à trembler; et les bêtes, dit Pacuvius, «qui n'ont point cette finesse d'esprit, source de la prévoyance,» la terreur de la mort les fait frémir. Peut-on même penser que le sage, quoique déterminé à mourir, ne soit pas touché de se séparer des siens et d'abandonner la lumière? Où la force de la nature se reconnaît le mieux dans cette aversion de la mort, c'est quand on voit des gens réduits à l'indigence s'attacher à la vie; des hommes cassés de vieillesse qui ont horreur des approches de la mort; d'autres qui endurent les plus terribles tourments, comme Philoctète qui, au milieu de souffrances intolérables prolongeait sa vie en perçant les oiseaux de ses flèches, ainsi que le dit Attius, «Il se traîne, il s'arrête, et les rapides habitants de l'air tombent sous ses coups.» Et il se fait un vêtement du tissu de leurs plumes. Ce que je viens de dire des hommes et des autres animaux, arrive presque de même dans les arbres et dans les plantes, soit qu'une puissance supérieure et divine, comme de très grands esprits l'ont pensé, leur aient imprimé cette tendance invincible, soit qu'il n'y ait ici en jeu d'autre puissance que le hasard. Voyez comment tous les fruits de la terre sont conservés et protégés par leurs racines et leurs écorces, tandis que les animaux trouvent les mêmes secours dans la distribution de leurs sens et dans toute l'économie de leur organisation. Et, bien que je sois de l'opinion de ceux qui pensent que tout cela est gouverné par la nature, et que sans elle et sa prévoyance, rien au monde ne pourrait subsister, je laisse pourtant à chacun la liberté d'en croire ce qu'il voudra; pourvu que l'on se souvienne que toutes les fois que je dis la nature de l'homme, j'entends toujours l'homme même, n'y ayant aucune différence à faire entre l'un et l'autre, et chacun pouvant plutôt se séparer de lui-même, que de perdre le désir des choses qui servent à sa conservation. C'est donc à bon droit que les plus grands philosophes ont cherché dans la nature le principe du souverain bien, et qu'ils ont cru que le désir des choses conformes à la nature était inné dans tous les êtres soumis à cette impulsion féconde par laquelle on s'aime naturellement soi-même. [5,12] XII. Après avoir montré avec la dernière évidence que tout être est naturellement cher à lui-même, il faut maintenant examiner quelle est la nature de l'homme; c'est là le point essentiel de nos recherches. Or il est manifeste que l'homme est composé d'âme et de corps, que l'âme est ce qu'il y a de principal en lui, et que le corps ne fait que le second personnage. Il est constant aussi que le corps de l'homme est formé de telle sorte qu'il excelle sur tous les autres, et que l'âme, outre qu'elle préside à la fonction des sens, est douée d'une intelligence qui l'ennoblit et à laquelle toute la nature de l'homme doit obéir. Dans cette intelligence brille une force et une propriété merveilleuse pour le raisonnement, pour la connaissance, la science et toutes les vertus. Comme le corps de l'homme, quoique incomparablement au-dessous de l'âme, est beaucoup plus facile à connaître, commençons par ce qui le regarde. On voit assez combien toute l'organisation en est entendue; comment tout en lui figure, conformation, stature, est en harmonie avec la nature de l'homme. Le front, les yeux, tous ces organes délicats, ne sont-ils pas visiblement appropriés à notre condition humaine? Mais ce n'est pas assez; la nature qui nous a donné tous ces membres, veut qu'ils soient conservés sains et entiers, avec le libre usage des mouvements qui leur sont propres, et qu'il n'y en-ait aucun de souffrant ni perclus. Il y a même des manières de se mouvoir et de se tenir tellement conformes à la nature, que si l'on voyait des contorsions ou des bizarreries monstrueuses, comme de marcher sur les mains, ou d'aller à reculons, il semblerait que ce serait, en quelque façon, se fuir soi-même, dépouiller l'homme de la nature humaine, et avoir cette nature en aversion : c'est pourquoi certaines contenances et certaines postures indécentes, certaines démarches nonchalantes, affectées, comme celle des effrontés ou des efféminés , sont contre la nature, qui semble par là toute changée à l'égard du corps, quoique ce soit une dépravation qui ne vienne que de l'esprit; au lieu que tout ce que l'on voit de réglé et de bienséant dans la contenance, dans la posture, le mouvement et la démarche parait convenable et selon la nature. Quant à l'âme, il ne suffit pas non plus qu'elle se conserve, il faut qu'elle vive de telle sorte que toutes ses facultés soient heureusement développées et qu'il ne lui manque aucune vertu. Les sens ont chacun leur propriété, et leur perfection consiste à n'être empêchés par aucun obstacle de remplir les fonctions qui les regardent et de percevoir nettement et promptement leurs objets. [5,13] XIII. L'âme, et surtout cette partie principale de l'âme qu'on appelle l'esprit, a plusieurs vertus qui se divisent en deux genres; les unes nous sont données par la nature, et on les nomme involontaires; les autres ont leur principe dans la volonté et sont appelées plus particulièrement vertus; c'est en elles que se trouve le plus beau titre d'excellence de l'âme humaine. Dans le premier genre, on met la facilité de concevoir, la mémoire, et l'on comprend d'ordinaire toutes les qualités naturelles sous le nom d'esprit, et celui qui les possède est appelé homme d'esprit. L'autre genre comprend les grandes et véritables vertus, filles de notre liberté, telles que la prudence, la tempérance, la force, la justice, et les autres de même nature. Voilà succinctement ce que j'avais à dire du corps et de l'âme, en quoi consiste tout ce qui appartient à la nature de l'homme. Puisqu'il est donc indubitable que nous nous aimons nous-mêmes et que nous voulons que tout ce qui est de nous soit accompli, il est impossible que tout ce qui regarde notre âme et notre corps ne nous soit cher par lui-même, et ne soit d'une extrême considération pour la félicité de la vie. Car celui qui veut se conserver, doit nécessairement vouloir aussi conserver toutes les parties dont il est composé, et il faut qu'il les aime d'autant plus ardemment qu'elles sont plus parfaites et plus estimables dans leur genre; et comme une vie accompagnée de tous les avantages de l'âme et du corps, est celle qu'on souhaite, il est infaillible que c'est en cela que consiste le souverain bien, puisque le souverain bien doit être tel, que hors de lui, il n'y ait plus rien à souhaiter. Ainsi l'homme étant naturellement cher à lui-même, on ne peut pas douter que toutes les parties de son âme et de son corps et toutes les choses qui en concernent les fonctions ne lui soient pareillement chères par elles-mêmes et à rechercher pour leur propre mérite. Ces principes établis, il est facile de concevoir, que ce qui doit surtout appeler nos soins, c'est ce qu'il y a de plus excellent en nous, et que le premier ob- jet de nos voeux, ce doit être la perfection de la plus noble partie de notre être. Par là nous préférerons les avantages de l'âme à ceux du corps, et les qualités naturelles de l'âme le cèderont aux vertus libres, qui sont proprement les véritables vertus, et qui l'emportent de beaucoup sur les autres, comme étant l'ouvrage de la raison, le plus divin attribut de l'homme. Pour toutes les espèces que la nature engendre et conserve, et qui sont sans âme, ou peu s'en faut, le souverain bien est uniquement dans le corps, de sorte qu'en parlant du pourceau, on n'a pas mal dit que la nature lui avait donné une sorte d'âme au lieu de sel, pour l'empêcher de pourrir. [5,14] XIV. Il y a pourtant des bêtes qui ont en elles quelque chose de semblable à la vertu, comme les lions, les chiens, les chevaux, dans lesquels nous ne voyons pas seulement des mouvements corporels comme chez les pourceaux, mais de certains élans qui semblent partir de l'âme. A l'égard de l'homme, ce qu'il y a de principal en lui c'est l'âme, et dans l'âme, la raison; c'est de la raison que vient la vertu, qu'on définit l'accomplissement de la raison; ce qui demande d'être amplement éclairci. Il y a aussi dans toutes les choses que la terre produit une espèce d'éducation et de perfection qui ne diffère pas beaucoup de ce que l'on voit dans les animaux. C'est ainsi qu'en parlant d'un plant de vigne, nous disons qu'il se porte bien, ou qu'il se meurt, et en parlant d'un arbre nouvellement ou anciennement planté, qu'il est dans sa force, ou qu'il vieillit. De sorte qu'il n'est pas étrange qu'on attribue aux arbres et aux plantes, ainsi qu'à tous les animaux, certaines choses comme conformes à leur nature, et d'autres comme contraires; et que, pour les élever et les faire croître, il y ait un art particulier, celui de l'agriculture, par lequel on a soin de les tailler, de les former, de les redresser, de les soutenir et les faire parvenir jusqu'où leur nature peut aller. La vigne même, si elle pouvait parler, dirait qu'il faut la soigner et la cultiver ainsi. Mais remarquons, puisque j'en suis venu à parler de la vigne, que tout ce qui sert à la conserver, lui vient du dehors; en elle-même, elle ne trouverait guère de ressources pour se développer et mûrir, si on n'avait soin de la cultiver. Mais s'il lui survenait quelque sensation, quelque désir, et qu'elle pût avoir un mouvement intérieur qui lui fût propre, que croyez-vous qu'elle fit? Vous imaginez-vous qu'elle se contenterait de se cultiver elle-même, comme le vigneron la cultivait auparavant, ou plutôt n'aurait-elle pas soin aussi des sens qui lui seraient survenus; ne veillerait-elle pas à leurs besoins, à ceux de ses membres nouveaux? Ainsi à ce qui lui a toujours appartenu, elle unira intimement ce qu'elle aura acquis de nouveau; et il ne lui suffira pas d'avoir pour elle le même but que le vigneron avait naguère ; elle voudra de plus pouvoir vivre conformément à la nature qui lui est survenue. L'objet qu'elle se proposera pour son bien sera semblable à celui qu'avait le vigneron, mais il ne sera pas le même, parce que ce ne sera plus le bien d'une plante, mais celui d'un animal qu'elle recherchera. Supposons maintenant que ce n'est pas seulement la vie animale, mais l'âme humaine qui est survenue dans cette plante, ne faudra-t-il pas qu'elle continue à prendre soin de tout ce qu'elle avait en premier lieu; qu'elle cultive bien plus soigneusement encore les nouvelles parties qu'elle a acquises; que ce qu'il y a de plus excellent dans l'âme, et surtout l'intelligence et la raison, la gloire de l'âme humaine, lui devienne plus chère que tout le reste; et qu'elle mette enfin son souverain bien dans la complète perfection de sa nature? C'est ainsi que des premières impulsions de la nature, à prendre les choses à leur source, on s'élève par degrés au désir du souverain bien, qui est à son comble par l'intégrité du corps et la parfaite raison de l'âme. [5,15] XV. Ainsi donc la nature humaine étant telle que nous l'avons exposé, si chacun, comme je l'ai dit en commençant, pouvait se connaître dès qu'il est né et remarquer en lui-même la dignité de sa nature en général, et l'importance de chacune de ses parties, il découvrirait aussitôt ce que nous cherchons maintenant, je veux dire, ce qu'il y a de plus accompli et de meilleur à se proposer, et jamais il ne ferait de faute dans sa vie. Mais la nature dans notre enfance est si prodigieusement enveloppée, qu'alors on ne la peut ni bien démêler, ni connaître. Ce n'est que peu à peu, avec le temps, et quelquefois même fort tard que nous ouvrons les yeux sur nous-mêmes. Ce premier sentiment que la nature imprime en nous est obscur et vague, et le premier désir qu'elle nous donne, ne va qu'à nous conserver tels que nous naissons. Dans la suite, quand nous venons à nous apercevoir de ce que nous sommes, et de la différence qu'il y a entre nous et le reste des animaux, nous nous attachons alors aux choses pour lesquelles nous sommes nés. Il en est à peu près de même des bêtes; d'abord elles ne bougent de l'endroit où elles naissent; et puis chacune se meut différemment selon l'instinct particulier de sa nature. Les serpents rampent, les canards nagent, les merles s'envolent, les bœufs se servent de leurs cornes, les scorpions de leur aiguillon ; enfin chaque bête suit son propre instinct, ce guide naturel de tout ce qui respire. Telle est aussi l'histoire de l'homme. On dirait des enfants gisant dans leur berceau, qu'ils n'ont point d'âme. Quand ils commencent à avoir un peu de force, ils commencent aussi à faire quelque usage de leur esprit et de leurs sens; ils tâchent de se tenir debout, ils se servent de leurs mains, et reconnaissent les personnes qui les élèvent. Plus tard ils se plaisent avec les enfants du même âge; ils s'assemblent volontiers en troupe et se prêtent de tout coeur à former des jeux; ils sont ravis d'entendre des fables, ils donnent volontiers à leurs compagnons ce qu'ils ont de trop. Ils prennent curieusement garde à tout ce qu'on fait au logis; ils commencent à inventer, et à apprendre; ils veulent savoir les noms de ceux qu'ils voient. Si dans leurs luttes avec leurs égaux ils sont victorieux, ils ne se sentent pas de joie; s'ils sont vaincus, ils sont tristes et abattus. Et ce n'est point sans fondement que tout se passe de la sorte dans ces jeunes esprits. Car dans la nature de l'homme on trouve une disposition secrète et profonde à recevoir toutes les vertus; c'est ce qui fait que les enfants, sans aucun autre enseignement que celui de la nature, se sentent excités par les apparences des vertus dont ils portent en eux les semences. Ce sont là comme les premiers éléments de la nature; ces germes se développent, et l'oeuvre de la vertu s'accomplit. Nous sommes nés et faits de telle sorte que nous avons en nous certains principes d'activité, d'amitié, de libéralité, de reconnaissance, et que notre esprit est capable de science, de prudence et de force, en même temps qu'il éprouve de l'aversion pour l'ignorance et la faiblesse C'est ce qui explique ces étincelles de vertu, que nous voyous dans les enfants, étincelles où doit s'allumer pour le philosophe le flambeau de la raison qui nous guidera comme une divinité dans toute notre vie, et nous fera parvenir à la perfection de notre nature. Or, comme je l'ai dit souvent, dans la faiblesse de l'âge et l'imbécillité de l'âme, ce n'est qu'à travers un nuage qu'on peut entrevoir le vrai génie de sa nature; mais quand l'âme se développe et se fortifie, elle arrive enfin à voir clair dans cette nature qu'elle trouve tout ébauchée, mais dont elle peut porter l'excellence beaucoup plus loin. [5,16] XVI. Il faut donc pénétrer dans les secrets de la nature et tâcher d'approfondir ce qu'elle demande; autrement nous ne pouvons nous connaître nous-mêmes, et pratiquer ce précepte qui a paru si fort au-dessus de l'esprit humain, que l'antiquité l'a attribué à un Dieu. Apollon Pythien nous ordonne donc de nous connaître nous-même. Cette connaissance consiste uniquement à bien entedre la nature de notre âme et de notre corps, afin que nous puissions suivre un genre de vie qui nous mette en possession de tous les biens faits pour nous. Or comme notre voeu le plus ardent a toujours eu pour objet la perfection accomplie de notre nature, il est certain que quand ce voeu est rempli, la nature s'arrête là comme au dernier terme de ses efforts, et que nous jouissons du souverain bien. Ce bien suprême et complet doit nécessairement être recherché pour lui-même, puisque nous avons montré que chacune des parties qui le composent mérite d'être recherchée pour sa valeur propre. Si, dans l'énumération que j'ai faite des avantages du corps, quelqu'un s'imagine que j'ai omis la volupté, c'est une question à remettre à une autre fois. Que la volupté doive en effet être ou non comptée parmi les objets des premiers voeux de la nature, c'est ce qui n'intéresse en rien la recherche qui nous occupe. Car si la volupté, comme je le crois, n'est pas un complément des biens de la nature, j'ai eu raison de n'en point parler; s'il faut voir en elle un de ces biens, comme quelques philosophes le veulent, ce que nous avons établi sur le souverain bien n'en est pas moins parfaitement vrai. Car si l'on joint la volupté aux avantages naturels que nous avons reconnus, ce sera y ajouter un simple avantage du corps, ce qui ne donne aucune atteinte à la définition du souverain bien telle que je l'ai exposée. [5,17] XVII. Jusqu'ici toute la suite de mes considérations repose sur la première impulsion que nous recevons de la nature. Je me propose maintenant de prouver par un autre ordre d'arguments, que ce n'est pas seulement parce que nous nous aimons nous-mêmes que nous nous portons avec tant de zèle à la conservation de toutes les parties de notre âme et de notre corps, mais parce que dans chacune de ces parties il y a une force et une vertu qui nous poussent. Et pour commencer par le corps, quand les hommes ont quelque vice de conformation, quand ils sont estropiés ou privés de quelques membres, remarquez-vous avec quel soin ils tâchent de cacher leur infirmité; combien ils se donnent de peine pour faire, ou qu'il n'y paraisse point ou qu'il y paraisse le moins possible, et à combien même de douleurs ils s'exposent pour y apporter quelque remède? en sorte que quand l'usage du membre affligé devrait en devenir moins libre, ils ne laissent pas autant qu'ils peuvent, de vouloir lui faire reprendre sa forme et sa situation naturelle. Car tous les hommes, par un sentiment indestructible, et seulement en pensant à eux-mêmes, voulant se conserver dans toute l'intégrité de leur nature, il faut nécessairement que chacune des parties dont ils sont composés mérite pour elle-même une partie de ce soin que l'on donne au tout. Ne semble-t-il pas même que la nature demande de nous une attention particulière à ce qui regarde l'attitude et les mouvements du corps, à notre démarche, à notre posture, au port de notre tête, à la composition de notre physionomie? En tout cela n'y a-t-il rien qui soit convenable à un honnête homme, ou indigne de lui? et ne trouvons-nous pas haïssables ceux qui dans leurs mouvements et leur contenance, semblent en quelque façon mépriser la loi de la nature? Et puisqu'on proscrit tout ce qui blesse ainsi la bienséance, pourquoi n'admettrait-on pas que l'on doive estimer la beauté pour elle-même? Si la difformité du corps et la mutilation des membres sont des objets de légitime aversion, pourquoi ne pas déclarer et à plus forte raison encore que l'élégance et la grâce sont pour l'homme d'un prix véritable? et si nous croyons que dans la contenance et les mouvements du corps, il faut éviter tout ce qui est honteux, pourquoi ne pas reconnaître qu'il faut rechercher la beauté? La santé, les forces, l'absence de la douleur méritent aussi d'être estimées non seulement pour leur utilité, mais pour elles-mêmes. Car puisque la nature veut être accomplie de tous points, il faut qu'elle aspire à la condition physique qui est le plus parfaitement dans ses convenances; et certainement notre nature éprouve une perturbation générale, lorsque le corps est débile, malade ou frappé de douleur. [5,18] XVIII. Jetons maintenant un regard sur l'âme dont les diverses parties sont beaucoup plus nobles, et nous font d'autant mieux connaître le génie de notre nature, qu'elles sont fort au-dessus de celles du corps. L'homme naît avec une si forte passion d'apprendre et de savoir, qu'on ne peut nier que sa nature ne soit entraînée vers la science, sans aucune vue d'utilité. Ne voyons-nous pas quelquefois qu'on ne peut pas même par le châtiment empêcher les enfants d'être curieux et les détourner de leurs investigations? ne voyons-nous pas comme ils reviennent à la charge quand on les a rebutés, comme ils sont ravis d'apprendre et heureux de raconter, comme ils sont attachés aux jeux, aux pompes et aux spectacles, jusques à en souffrir la faim et la soif? Quant aux hommes qui cultivent les arts et les études libérales, ne s'y plaisent-ils pas quelquefois de telle sorte qu'ils en négligent leur santé et leurs affaires; et ne les voyons-nous pas souffrir les plus dures incommodités pour se livrer à leurs travaux favoris? Labeurs, soucis, tourments, tout est pour eux compensé par le plaisir qu'ils trouvent à apprendre. Il me semble qu'Homère a feint quelque charme de cette nature dans le chant des sirènes. Car il ne paraît pas que ce fût par la douceur de leur voix, ou par la nouveauté et la variété de leurs chants qu'elles eussent le pouvoir d'attirer les navigateurs à leur écueil : mais elles se vantaient d'une science merveilleuse, et l'espoir d'y participer poussait les infortunés à leur ruine. Au moins c'est par là qu'elles invitent Ulysse dans ce passage d'Homère que j'ai traduit ainsi que plusieurs autres : «Ulysse, l'honneur de la Grèce, dirige vers nous ton vaisseau, et viens prêter l'oreille à nos chants. Jamais le nautonnier n'a fui loin de nous sur ces flots azurés, sans avoir suspendu sa course au doux bruit de nos voix qui le charmaient; l'esprit tout plein de nos doctes merveilles, enrichi du trésor des Muses, il revit enfin les rives de sa patrie. Nous savons les grands combats que les Grecs, par la volonté des Dieux, ont livrés dans les champs d'Ilion, nous en connaissons l'issue fameuse; rien ne nous échappe de tout ce qui arrive dans ce vaste univers". Homère vit bien qu'il n'y aurait aucune vraisemblance dans sa fable s'il représentait un aussi grand homme qu'Ulysse, séduit par des chansons. Elles lui promettent la science, qu'il n'était pas étonnant qu'un homme amoureux de la sagesse préférât à sa patrie. Et véritablement si l'on peut dire que l'envie déréglée de tout connaître indistinctement témoigne d'une vaine curiosité d'esprit, il faut avouer que l'amour de la science inspiré par le désir de s'élever aux vérités les plus sublimes, n'appartient en ce monde qu'aux grands hommes. [5,19] XIX. Quelle ardeur et quelle application à l'étude n'était pas celle d'Archimède, qui, traçant dés figures sur le sable, ne s'aperçoit pas même que Syracuse est prise? Aristoxène n'épuisa-t-il pas tout son grand esprit dans l'étude de la musique? Quel goût pour les lettres que celui d'Aristophane passant à les cultiver sa vie entière? Que dire de Pythagore, de Platon et de Démocrite, que le désir d'apprendre engagea dans de si lointains voyages? Ceux qui ne comprennent pas la force de cette passion, n'ont jamais rien aimé qui fût digne d'occuper nos esprits. Ceux qui disent qu'on ne s'attache à l'étude de la science qu'à cause de la volupté que l'esprit en reçoit, ne prennent pas garde que ce qui fait précisément toute l'excellence de cette étude, c'est qu'on s'y porte sans aucune vue d'utilité, et qu'on trouve son contentement dans la science, à quelque prix qu'il faille l'acheter. Mais à quoi bon s'étendre davantage sur des faits si manifestes? Demandons-nous à nous-mêmes à quel point nous sommes touchés, quand nous observons le mouvement des étoiles, quand nous contemplons toutes les révolutions célestes ou que nous pénétrons dans les mystères de la nature. Quel charme ne trouvons-nous pas dans la lecture de l'histoire? ne sont-ce pas là des livres que nous poursuivons jusqu'au bout, revenant sur nos pas, comblant les lacunes, épuisant les sujets? Il est vrai qu'il n'y a pas moins d'utilité que d'agrément dans la lecture de l'histoire; mais ne lisons-nous pas aussi avec plaisir de pures fables dont nous ne pouvons tirer aucune utilité? Et quand nous lisons la vie des grands hommes, ne nous plaisons-nous pas à nous informer de leurs noms, de leurs parents, de leur patrie, et d'une foule de détails qui ne nous importent en rien? Les gens même qui sont dans une fortune si basse qu'elle ne leur permet pas de pouvoir jamais parvenir aux affaires, tous jusqu'aux artisans ne prennent-ils pas plaisir à lire l'histoire; et ne voyons-nous pas que ce sont surtout des gens cassés de vieillesse et dont le rôle est joué, qui aiment à entendre ou à lire le récit de ce qui s'est fait autrefois? C'est pourquoi il faut absolument que, dans les choses mêmes qu'on apprend, il y ait un attrait qui nous invite à les connaître. Aussi les anciens philosophes voulant donner une idée de la vie des sages dans les îles fortunées, ont feint que, délivrés de tous soins, et sans se mettre en peine des nécessités du corps, ils ne faisaient autre chose que d'employer tout le temps à méditer, à apprendre, à pénétrer dans les secrets de la nature. Mais nous autres mortels nous voyons que cette occupation divine n'est pas seulement le charme inépuisable d'une vie de félicité, mais encore le soulagement de nos misères. Combien d'hommes, les uns tombés entre les mains de leurs ennemis, les autres au pouvoir des tyrans, ceux-ci dans les fers, ceux-là dans l'exil, n'ont trouvé d'adoucissement à leurs peines que dans l'étude? Le maitre d'Athènes, Démétrius de Phalère, banni injustement de sa patrie, se retira à Alexandrie, auprès du roi Ptolémée; et comme il avait été disciple de Théophraste, et qu'il excellait dans cette philosophie, que je vous exhorte à cultiver, Lucius, il écrivit dans le malheur de son exil un grand nombre de fort beaux ouvrages, non pour sa propre utilité, puisqu'il ne lui était plus permis d'appliquer ses préceptes, mais parce que cette culture de son esprit était en quelque sorte pour lui le pain de sa vie morale. Je me souviens d'avoir ouï dire souvent à Cn. Aufidius, très savant homme, qui avait été préteur, et qui était devenu aveugle, que ce qui le désolait surtout dans son infortune, c'était de ne pouvoir plus jouir de la lumière. Enfin si le sommeil n'était absolument nécessaire pour le repos du corps, et pour donner quelque relâche à nos peines, nous le regarderions comme contraire à la nature; car il assoupit les sens, et nous ôte toute activité. Il serait à souhaiter que la nature pût se passer de repos, ou réparer autrement ses forces; puisque souvent même nos devoirs, nos travaux, nos études, nous entraînent à des veilles qui semblent contraires à la nature. [5,20] XX. On voit dans toutes les classes d'animaux, mais surtout dans l'homme, des marques certaines, frappantes, incontestables, de ce besoin qu'éprouve la nature de toujours agir et de ne s'accommoder, à aucune condition, d'un repos perpétuel. C'est ce qu'il est facile de remarquer dans les premiers temps de l'enfance. Je crains de revenir trop souvent peut-être à ces sortes d'exemples ; cependant tous les anciens philosophes et surtout mes maîtres aiment à venir s'instruire près du berceau des enfants, parce qu'ils croient que c'est dans le premier âge qu'on peut le mieux juger des inclinations de la nature. Nous voyons qu'ordinairement les enfants ne peuvent se tenir en repos; quand ils sont plus grands, ils se plaisent à des jeux même pénibles, sans qu'on puisse les en détourner par le châtiment; et ce besoin d'agir augmente sans cesse avec l'âge. Très certainement nous ne voudrions pas du sommeil d'Endymion, même bercés continuellement par les plus agréables songes; et si le sort en était jeté, nous nous regarderions déjà comme morts. Ne voit-on pas aussi que les gens du monde les plus inutiles, et qui semblent condamnés à une déplorable impuissance, ne laissent pas d'être dans une agitation perpétuelle de corps et d'esprit, et que quand ils n'ont rien d'indispensable qui les en détourne, ils demandent les dés, les jeux de toutes sortes; ou ils vont chercher le passe-temps de la conversation, et que ne pouvant goûter le plaisir libéral d'un entretien élevé, ils couvent les cercles et les assemblées frivoles? Les bêtes mêmes que nous renfermons pour notre divertissement, quoiqu'elles soient alors beaucoup mieux nourries que si elles étaient libres, ne souffrent qu'avec peine d'être captives, et n'aspirent suivant leur instinct qu'à retrouver la liberté de leurs allures, et à reprendre leurs bonds désordonnés. Il n'est pas d'homme bien né et libéralement élevé, qui n'aimât mieux renoncer à la vie que de la passer dans une complète oisiveté, où les plaisirs viendraient d'eux-mêmes s'offrir à lui. Aussi les uns se font quelques occupations particulières, les autres, qui ont l'âme plus grande, ou se mêlent des affaires publiques et s'engagent dans la carrière du pouvoir et des honneurs, ou s'adonnent entièrement à l'étude. Et dans cette vie, bien loin d'avoir la volupté pour objet, les soins, les veilles et les fatigues sont leur partage. Toute leur ambition est de mettre en oeuvre ce divin attribut de notre nature, l'intelligence et la pensée; sans rechercher le plaisir, et sans fuir la peine, ils ne cessent d'interroger avec une curiosité intarissable les découvertes anciennes et d'en poursuivre eux-mêmes de nouvelles ; pour eux la mesure de la science n'est jamais épuisée ; oubliant tout le reste ils ne nourrissent que pensées nobles et pures; enfin la passion de l'étude a tant de puissance sur les esprits, que souvent même ceux d'entre eux qui rapportent tout à l'utilité, ou à la volupté, comme au souverain bien véritable, ne laissent pas de consumer leur vie dans une continuelle méditation de la nature. [5,21] XXI. Nous voyons donc manifestement que l'homme est né pour agir. Et comme il y a diverses sortes d'occupations à se proposer en ce monde, et que les plus considérables doivent effacer les autres, la.plus noble de toutes, à mon avis et au jugement de ceux dont je vous développe maintenant la doctrine, c'est la connaissance des choses célestes et la découverte de ce qu'il y a de plus caché et de plus secret dans la nature. Je mets ensuite l'administration des États, ou pour mieux dire, la science de les administrer; puis le développement de cette raison, mère de la prudence, de la tempérance, de la force et de la justice enfin toutes les vertus, et leurs oeuvres. C'est là ce que nous exprimons d'un seul mot, l'honnête; c'est à la connaissance et à la pratique de toutes ces grandes choses que la nature nous mène, comme un guide, lorsque l'àge nous a fortifiés. Les commencements de toutes choses sont faibles; mais peu à peu elles se développent et grandissent. Loi fort sage! Car il y a dans l'enfance je ne sais quelle tendresse et quelle mollesse qui ne permet ni les nobles connaissances ni les grandes actions. La lumière de la vertu et du bonheur, les deux choses les plus importantes de la vie, ne se découvre que tardivement à nous; et ce n'est que beaucoup plus tard encore que nous pouvons les bien comprendre. Platon a fort bien dit : «Heureux celui qui, même dans sa vieillesse, a pu parvenir à la sagesse et à la vérité !» Mais c'est assez parlé des premières impressions que la nature donne à l'homme; venons à ce qu'elle fait ensuite de plus considérable en lui. Elle a formé le corps humain de telle sorte qu'il y a des parties que d'abord elle a rendues parfaites, et d'autres qu'elle s'est réservé de perfectionner avec l'âge; et ce travail, elle l'accomplit presque entièrement sans aides ni secours étrangers. Elle a donné les mêmes soins à l'âme qui, à une seule perfection près, est son ouvrage. Elle l'a dotée de sens propres à percevoir tout ce que le monde renferme, et de ce côté-là, elle ne lui a laissé presque rien à souhaiter. Mais quant à la suprême beauté et à la véritable excellence de notre être, elle a laissé son ouvrage imparfait, quoiqu'elle ait donné à l'homme une intelligence capable de toutes les vertus; elle a gravé dans notre esprit, qui les trouve sans travail, quelques faibles notions de tout ce qui est grand; elle nous a donné les premières leçons, elle a mis en nous des semences de vertus; mais enfin, de la vertu elle-même, elle n'a fait que l'ébauche et s'est arrêtée là. C'est donc à nous (et quand je dis nous, c'est de la philosophie que je veux parler), à développer avec soin ces germes que nous avons reçus de la nature, jusqu'à ce qu'ils aient porté ce beau fruit que nous recherchons, et qui est bien plus désirable par lui-même que la conservation des sens et tous les avantages du corps, en comparaison desquels la perfection de l'esprit est quelque chose de si excellent qu'on peut à peine mesurer toute la différence qui les sépare. Aussi toute notre estime, toute notre admiration, toute notre émulation ont-elles pour objet la vertu et les oeuvres qu'elle produit; qualités et actions diverses qui sont comprises sous le nom commun de l'honnête. Quelles idées doit-on s'en former, quel sens attacher aux termes qui les expriment, quelle est la nature et le génie de chacune d'elles, c'est ce que nous verrons bientôt. [5,22] XXII. En ce moment tout ce que je me propose de montrer, c'est que les choses que j'appelle honnêtes sont à rechercher, non seulement pour l'amour que nous nous portons à nous-mêmes, mais pour leur excellence propre. C'est ce que les enfants, en qui l'on voit la nature comme dans un miroir, nous font parfaitement connaître. Avec quels soins ne se préparent-ils pas à leurs petits combats! quelle chaleur n'y font-ils point paraître! quel emportement de joie, quand ils sont victorieux! quelle honte, quand ils sont vaincus! Comme ils redoutent le blâme ! Comme ils souhaitent la louange ! Quelles peines ne se donnent-ils point pour primer leurs rivaux! Quelle vive mémoire des bienfaits qu'ils ont reçus! et quelle ardente reconnaissance! Tout ce que nous disons là se remarque principalement dans les esprits heureux où la nature s mble avoir donné une première touche des vertus et de leurs nobles inspirations. Tels sont les enfants; mais dans l'âge mûr lui-même, trouverait-on un homme qui ait assez complètement dépouillé la nature humaine, pour être devenu insensible aux crimes comme aux belles actions? Qui ne haïrait pas une jeunesse débordée et licencieuse? Qui pourrait, au contraire, ne pas aimer une jeunesse sage et réglée même sans aucun sujet particulier d'y prendre intérêt? Qui de nous ne se sent de la haine pour le traître de Frégelles, Pullus Numitorius, quoique cette trahison ait servi Rome; et ne trouve digne des plus grands éloges Codrus le sauveur d'Athènes, et les filles d'Erecthée? Qui n'a pas le nom de Tubulus en horreur, et ne rend un culte à la mémoire d'Aristide? Ne savons-nous pas combien quelquefois nous nous sentons émus au récit ou à la lecture de quelque noble trait de piété, d'amitié, de grandeur d'âme? Mais pourquoi parler de nous qui sommes nés, qui avons été nourris et élevés pour la gloire et l'honneur? Quelles ne sont point au théâtre les acclamations du peuple et des ignorants, quand ils entendent ces mots : Je suis Oreste; et cette prompte repartie Non, non, c'est moi qui suis Oreste! Lorsque ensuite ils mettent un terme aux embarras du tyran, en s'écriant : "qu'on nous donne la mort à tous deux!" représente-t-on jamais cette belle scène, sans qu'elle excite des applaudissements extraordinaires? Il n'y a donc personne qui n'approuve et ne loue ce mutuel témoignage d'amitié, qui, bien loin de cacher une vue d'intérêt, leur fait mépriser la vie, pour conserver leur foi inviolable. Mais ce n'est pas seulement dans les fables inventées à plaisir que l'on peut trouver de pareils exemples de vertus; les histoires en sont pleines, et surtout la nôtre. Nous avons choisi l'homme de bien le plus parfait pour recevoir la statue de Cybèle; nous avons envoyé des tuteurs aux rois; nos généraux se sont dévoués pour la patrie; nos consuls ont prévenu un roi, ardent ennemi de Rome, et qui déjà s'approchait de nos murs, du dessein qu'on avait de l'empoisonner. Il s'est vu dans notre république une femme qui, victime d'une infâme violence, l'expia par sa mort volontaire, et un père qui tua sa fille pour lui sauver l'honneur. Toutes ces actions-là et une infinité d'autres, quel mobile les a inspirées? Peut-on douter que ce ne fût l'amour de la vertu, le mépris de ses intérêts, l'oubli de soi-même? Et nous, quand nous les louons, quel motif nous inspire, si ce n'est leur propre beauté? [5,23] XXIII. Ces choses-là sont si claires, et parlent tellement d'elles-mêmes, que je ne les ai touchées qu'en peu de mots; et ne prouvent-elles pas suffisamment que toutes les vertus et ce noble caractère de l'honnêteté qui résulte de la vertu, et y est inséparablement attaché, doivent être recherchés pour leur propre excellence? Mais de tout ce qui est honnête, rien n'a plus d'éclat et ne s'étend plus loin que l'union des hommes avec leurs semblables; cette société et cette communauté d'intérêts, cet amour de l'humanité, amour qui naît avec la tendresse des pères pour leurs enfants, se développe dans les liens du mariage, au milieu des noeuds les plus sacrés, puis coule insensiblement au dehors, s'étend aux parents, aux alliés, aux amis, aux relations de voisinage, grandit avec le titre de citoyen, se répand sur les nations alliées et attachées à ta nôtre, enfin est consommé par l'union de tout le genre humain. Lorsque dans cette union universelle, on rend à chacun ce qui lui appartient, lorsqu'on se fait le soutien équitable et zélé de cette société générale des hommes, alors on pratique la justice, qui a pour compagnes la piété, la bonté, la libéralité, la bienveillance, la douceur, et toutes les qualités qui viennent du même esprit; mais ces qualités ne sont pas tellement attachées à la justice, qu'elles n'appartiennent également aux autres vertus. Car telle étant la nature de l'homme, que visiblement sa place est marquée dans la société, il faut que chaque vertu, dans toutes les actions qui lui sont propres, contribue à établir cette communauté et cet amour de nos semblables dont je parlais; il faut pareillement que la justice, dont la pratique a tant d'influence sur les autres vertus, les embrasse toutes; car il n'y a point de vraie justice, sans force ni sagesse. Cet accord unanime et ce mutuel concours de toutes les vertus vers une même fin est proprement ce que nous appelons l'honnête, puisque l'honnête c'est la vertu, ou les actions que la vertu inspire; et quand la vie d'un homme y est parfaitement conforme, toujours réglée et dominée par la vertu, on doit la regarder comme une vie honnête, droite, ferme et véritablement convenable à la nature. Cette union cependant, et cette connexité de toutes les vertus, n'empêchent pas que les philosophes ne les distinguent les unes des autres. Car encore qu'elles soient tellement liées ensemble, qu'elles participent toutes les unes des autres, et qu'on ne les puisse réellement séparer, chacune n'en a pas moins sa fonction particulière. Ainsi la force se reconnaît dans les travaux et les dangers; la tempérance dans le mépris des plaisirs; la prudence dans le discernement des biens et des maux ; la justice enfin, dans l'habitude constante de rendre à chacun ce qui lui appartient. Comme donc il y a en chaque vertu une espèce de regard au dehors de l'homme, un soin et une providence qui s'étend à nos semblables, il en faut conclure que nos amis, nos frères, nos proches, nos alliés, nos concitoyens, tous les hommes enfin, puisque nous n'avons fait qu'une seule société de tout le genre humain, doivent être recherchés et aimés pour eux-mêmes; quoique l'on puisse dire que rien de tout cela ne fasse partie du souverain bien. Ainsi, il y a deux sortes de choses à rechercher pour elles-mêmes, les unes, dans lesquelles réside le souverain bien, et qui regardent l'âme et le corps ; les autres qui sont hors de nous, comme les amis, les parents, les proches et la patrie, tous objets qui nous sont chers par eux-mêmes, mais non pas de la même sorte que les précédents. En effet, quelque estime que l'on doive faire des choses qui sont hors de nous, si elles étaient une condition du souverain bien, personne ne pourrait jamais parvenir à ce bien suprême. [5,24] XXIV. Comment se peut-il-donc faire, dites-vous, que tout se rapporte au souverain bien, si les liaisons d'amitié et. de parenté, et rien de ce qui est hors de nous, ne s'y trouve compris. Et moi je vous répondrai que ces diverses liaisons se rapportent au souverain bien, parce que les devoirs qui nous exhortent et nous servent à les cultiver, ont tous leur source dans quelqu'une des vertus. Ainsi, se dévouer à ses amis, s'acquitter envers ses parents, en un mot, remplir ses devoirs, ce sont là de bonnes actions; et toute bonne action a son origine dans la vertu. Telle est la conduite du sage, qui fait le bien sous la direction de la nature. Les hommes qui, sans être parfaits, ont néanmoins un grand génie, sont entraînés souvent par l'amour de la gloire, qui a l'apparence et quelques traits de la vertu. Que s'ils pouvaient voir la vertu elle-même dans sa perfection et sa toute beauté, la pure vertu enfin, cette merveille incomparable et sublime, de quelle joie ne seraient-ils point comblés, puisqu'une vaine ébauche, une ombre les charme et les enivre? Car quel homme si abandonné à la volupté, et si enflammé par les passions, a jamais éprouvé tant de plaisir à goûter les molles délices qu'il avait le plus ardemment désirées, que le premier Scipion, après avoir vaincu Annibal, et le second après avoir renversé Carthage ? Et lorsqu'il y eut, ce jour de fête solennelle, un si grand concours sur le Tibre pour voir le roi Persée que Paul-Émile amenait captif, quel autre homme eut alors une joie si pure et si véritable que ce triomphateur? Courage donc, mon cher Lucius, amassez-vous de bonne heure un précieux trésor de vertus, vous verrez qu'elles rendent toujours heureux ceux qui les possèdent et qui ont l'âme noble et élevée. De tels hommes comprennent facilement que, quels que soient les révolutions et les coups du sort, c'est toujours un vain et faible combat que celui de la fortune contre la vertu. Car les biens du corps dont j'ai parlé mettent effectivement le comble au bonheur, mais non pas de telle sorte que sans eux la vie ne puisse être heureuse; ce qu'ils ajoutent à la félicité est si peu de chose qu'au prix de la vertu ils n'ont pas plus de mérite, que les étoiles n'ont de clarté au regard du soleil. Mais comme on a raison de dire qu'ils ne sont que d'une légère considération pour le bonheur de la vie, c'est une exagération de croire qu'ils n'y contribuent absolument en rien. Ceux qui soutiennent ce sentiment-là me paraissent avoir oublié comment ils ont d'abord établi leur système sur les premiers principes de la nature. Il faut donc accorder quelque chose aux biens du corps, mais il faut comprendre aussi le peu qu'on leur doit accorder; et comme un vrai philosophe qui cherche la vérité et non le faste doit ne pas réduire au néant ce que ces orgueilleux mêmes reconnaissaient être selon la nature, il doit aussi reconnaître si bien l'excellence, et pour ainsi dire l'autorité de la vertu, que tout le reste, je ne dis pas, disparaisse à ses yeux, mais lui semble de si médiocre importance qu'il n'en tienne à peu près nul compte. Tel sera le langage d'un homme qui n'affecte point de mépriser tout ce qui dans ce monde n'est pas la vertu, et qui cependant fait de la vertu toute l'estime qu'elle mérite. Enfin, tel est le souverain bien et de tous points accompli et parfait. De tout ce qui le compose, les uns ont pris une partie, les autres une autre; chacun a visé à l'honneur d'apporter un nouveau système. [5,25] XXV. Souvent Aristote et Théophraste ont fait l'éloge de la science et de son admirable beauté. Hérille, séduit par cet unique mérite, déclare que la science est le souverain bien, et que hors d'elle, il n'y a plus rien à rechercher. Les anciens ont beaucoup parlé sur le mépris des choses humaines. Ariston, abondant exclusivement dans cette idée, soutient qu'à l'exception des vertus et des vices, il n'y a rien à rechercher ni à fuir. Nos sages ont compté parmi les choses qui sont selon la nature l'absence de la douleur. Aussitôt Hiéronyme dit que c'est là le souverain bien. Pour Calliphon et Diodore, quoique le premier soutînt le parti de la volupté, et le second celui de l'absence de la douleur, cependant ni l'un ni l'autre n'ont pu se passer de la vertu, que les nôtres ont toujours préférée à tout. Il n'y a pas jusqu'aux voluptueux qui ne cherchent des subterfuges, et qui n'aient sans cesse le nom de l'a vertu à la bouche; ils disent que c'est bien à la volupté que la nature se porte d'abord, mais que l'habitude est comme une seconde nature, par l'impulsion de laquelle on fait ensuite beaucoup de choses, sans avoir la volupté, pour objet. Quant aux Stoïciens, ce n'est pas une maxime ou deux qu'ils ont prises de nous, mais ils se sont approprié toute notre doctrine. Et comme d'ordinaire les voleurs altèrent les marques des choses qu'ils ont dérobées, les Stoïciens, pour pouvoir se servir de nos dogmes comme s'ils leur appartenaient, ont pris soin de changer les termes qui en étaient comme la marque. Il n'y a donc aucune autre philosophie que la nôtre qui soit digne des esprits voués aux études libérales, digne des savants et des grands hommes, digne des premiers citoyens et des rois. Après que Pison eut ainsi parlé et qu'il eut fait quelque pause : Eh bien, dit-il, n'ai-je pas usé largement de la permission que vous m'aviez donnée de vous fatiguer les oreilles? - Vous venez, Pison, lui dis-je, de nous faire voir que vous possédez si bien toute cette matière que, si nous pouvions vous avoir toujours, nous nous passerions aisément des Grecs; et ce que j'en estime davantage, c'est que je me souviens que Staséas de Naples, qui vous enseignait la philosophie, et qui était un excellent Péripatéticien, avait coutume de parler un peu autrement sur le même sujet et qu'il était de l'avis de ceux qui comptent pour beaucoup la prospérité et l'adversité, pour beaucoup les biens et les maux du corps. - Cela est vrai, reprit-il; mais notre ami Antiochus parle bien mieux de toutes ces choses-là et avec beaucoup plus de force que ne faisait Staséas. Au reste, ce que je voudrais savoir ce n'est pas quel est votre sentiment sur tout ce que j'ai dit, mais quel est celui de notre jeune Cicéron, que j'ai envie de vous enlever. [5,26] XXVI. Pour moi, dit Lucius, tout ce que vous avez dit me plaît fort, et je ne doute point que mon frère ne pense comme moi. - Eh bien ! reprit Pison, en m'adressant la parole, lui donnez-vous permission de me suivre? ou aimez-vous mieux qu'il étudie cette doctrine dans laquelle le comble de la perfection est de ne rien savoir? - Quant à moi, repartis-je, je lui donne toute sorte de permissions, mais ne songez-vous pas qu'il m'est permis aussi de donner mon approbation à ce que vous venez de dire? Qui peut en effet ne pas approuver ce qui lui paraît probable? - Est-ce que quelqu'un, dit-il, peut approuver ce qu'il ne voit pas clairement, ce qu'il ne comprend pas, ce qu'il ne connaît pas bien? - Sur ce point, Pison, il n'y a pas grand dissentiment entre nous; car, ce qui m'empêche de croire que l'on puisse avoir une perception claire des choses, c'est uniquement la définition que les Stoïciens donnent de la faculté de percevoir, quand ils disent qu'il n'y a de perception que de ce qui porte tellement les caractères de la vérité que l'erreur ne puisse en prendre les traits. Je n'ai donc de démêlé là-dessus qu'avec les Stoïciens; avec les Péripatéticiens, nullement. Mais laissons cela; car c'est une controverse que j'ai traitée assez longuement ailleurs et vivement agitée. Il me semble que vous avez été beaucoup trop bref sur un point de grande importance, à savoir, que tous les sages sont toujours heureux ; vous l'avez touché, et je ne sais comment vous êtes passé tout d'un coup à un autre sujet. Si pourtant on n'en donne des preuves solides, je crains fort que Théophraste n'ait dit vrai, quand il a déclaré que l'adversité, les chagrins, les grandes souffrances sont incompatibles avec le bonheur de la vie, car il y a de la contradiction à dire qu'un même homme soit heureux et soit accablé de maux, et je ne comprends pas trop comment cela peut s'accommoder. - Est-ce que vous ne voulez pas, répliqua-t-il, que la vertu puisse se suffire à elle-même pour le bonheur? ou, si vous croyez qu'elle se suffise, n'accorderez-vous pas que les hommes vraiment vertueux, quand même ils seraient affligés de quelques maux, ne puissent mener une vie heureuse? - Pour moi, répondis-je, je veux bien donner à la vertu toute la force imaginable; mais jusqu'où cette force peut aller, c'est une recherche à remettre à une autre fois; je demande seulement si, en admettant quelque autre chose que la vertu au rang des biens, il est raisonnable de lui donner autant de pouvoir. - Si vous accordez, dit-il, aux Stoïciens, que la vertu seule fasse le bonheur, il faut que vous l'accordiez aussi aux Péripatéticiens; car les mêmes choses que les Stoïciens n'osent appeler des maux, mais qu'ils conviennent être dures, fâcheuses, odieuses, contraires à la nature, nous les appelons des maux, mais des maux légers et presque de nulle importance; de sorte que, si celui qui éprouve des choses dures et odieuses, peut être heureux, celui qui n'éprouve que des maux légers, peut, je crois, l'être également. - S'il y a quelqu'un, repris-je, qui pénètre mieux qu'un autre ce dont il s'agit dans une affaire, c'est assurément vous, Pison. C'est pourquoi prêtez-moi un peu d'attention, car vous n'entendez pas bien ce que je veux dire, et c'est peut-être de ma faute. - Je vous écoute, dit-il, et j'attends ce que vous allez répondre à la question que je vous fais. [5,27] XXVII. Je vous répondrai que je ne cherche pas en ce moment quelle peut être la puissance de la vertu, mais si ce qu'on en dit est conséquent et s'il n'y a pas de contradiction dans la doctrine. - Comment donc? reprit-il. - C'est, répondis-je, que quand Zénon, comme rendant un oracle, a prononcé magnifiquement : «La vertu n'a besoin que d'elle-même pour rendre la vie heureuse;» et qu'on lui demande pourquoi, il répond que c'est parce qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête. Je ne cherche pas maintenant si ses principes sont vrais ou non; je dis seulement qu'ils sont bien liés. Épicure lui-même conviendra que le sage est toujours heureux; car il prend quelquefois le haut ton, et il va jusqu'à dire que le sage, dans les plus grandes douleurs, s'écriera : Que cela est doux! et que je m'en soucie peu! Je ne m'attacherai point à lui demander comment la nature peut avoir tant de force. J'insisterai seulement pour lui montrer qu'il ne prend pas garde au langage qu'il devrait tenir après avoir établi que la douleur est le souverain mal, et c'est précisément la même objection que j'ai à vous faire. Vous mettez au nombre des biens et des maux tout ce qu'y mettent ceux qui n'ont même jamais vu un philosophe en peinture, comme on dit; au nombre des biens, la santé, la force du corps, l'élégance de la taille, la beauté de la figure, enfin même jusqu'à l'intégrité des moindres parties du corps; et au nombre des maux, la laideur, la maladie, l'affaiblissement. Quant à tout ce qui est hors de nous, comme les amis, les enfants, les parents, les richesses, les honneurs, la puissance, vous y attachez un prix très secondaire; mais enfin puisque les biens du corps viennent en partie de là, vous êtes forcé d'y reconnaître tout autant de biens. Et remarquez que je suis loin de prétendre que vous ayez tort; mais si tous les accidents qui peuvent arriver au sage sont des maux, on doit avouer qu'il ne suffit pas d'être sage pour vivre heureux. - A la vérité, reprit-il, la sagesse seule ne nous met pas au comble du bonheur; mais, pour vivre heureux, elle suffit. - J'ai déjà remarqué tout à l'heure, lui répondis-je, que vous vous expliquiez de la sorte; et je sais que notre ami Antiochus tient pour ce sentiment. Mais qu'y a-t-il de moins soutenable que de dire qu'un homme soit heureux, et qu'en même temps il ne soit pas assez heureux? car tout ce qu'on ajoute à ce qui est assez, est trop; et personne ne peut être trop heureux; d'ailleurs je ne connais pas de degrés dans le bonheur. - Quoi donc, répliqua-t-il, Q. Métellus, que je suppose avoir été sage, qui vit trois de ses fils consuls, l'un des trois censeur et triomphateur, et le quatrième préteur; qui les laissa tous pleins de vie, et ses trois filles mariées, après avoir été lui-même consul, censeur, augure et triomphateur, n'a-t-il pas été, à votre avis, plus heureux que Régulus, que je suppose de même avoir été sage, et que les Carthaginois firent mourir de faim et de veilles? [5,28] XXVIII. Pourquoi me faites-vous cette question? lui dis-je; faites-la aux Stoïciens. - Mais que croyez-vous qu'ils répondent? continua-t-il. - Ils répondront, lui dis-je, que Métellus ne fut nullement plus heureux que Régulus.- Eh bien! qu'ils le prouvent. - Mais, repris-je, nous nous sommes écartés de notre question; car je ne cherche pas ce qu'il y a de vrai dans un dogme, mais ce qu'on doit dire pour ne pas se contredire. Plût à Dieu que les Stoïciens voulussent avouer qu'un sage est plus heureux qu'un autre sage! vous verriez tout leur système s'écrouler à l'instant; puisqu'ils mettent le souverain bien dans la vertu seule et dans l'honnête, puisqu'ils prétendent que ni l'un ni l'autre n'admettent de degrés, et que c'est là le seul bien avec lequel on est nécessairement heureux, comment se pourrait-il faire qu'un sage fût plus heureux qu'un autre, quand le bien qui seul rend heureux ne peut recevoir d'accroissement? Vous voyez comme tout cela se tient ensemble, et, par Hercule, il faut l'avouer, il y a un merveilleux enchaînement dans toutes leurs propositions. Les dernières s'accordent avec les premières; le milieu répond au commencement et à la fin; tout se lie admirablement; enfin, ils voient parfaitement bien ce qui est conséquent ou contradictoire. En géométrie, accordez une proposition, il faut que vous admettiez toutes les autres. Tout pareillement, convenez avec les Stoïciens qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête, il faudra convenir avec eux que la vertu seule peut rendre la vie heureuse. Et réciproquement, si vous tombez d'accord de ce dernier dogme, il faudra que vous accordiez le premier principe. Il n'en est pas de même de votre doctrine : vous établissez trois sortes de biens; rien de plus commode d'abord; la doctrine coule aisément, vous arrivez aux conséquences, mais vous êtes arrêtés. Vous avez fort envie de dire qu'il ne manque rien an sage pour être heureux; c'est une belle maxime, c'est celle de Socrate et de Platon; mais vos philosophes ont beau vouloir la soutenir, ils ne le peuvent, s'ils ne réforment ce qu'ils ont dit d'abord. Car si la pauvreté est un mal, un homme qui est dans l'indigence ne peut être heureux, quelque sage qu'il soit. Les Stoïciens ne prétendent pas seulement qu'il est heureux, ils soutiennent même qu'il est riche. La douleur est-elle un mal? Celui qui est mis en croix ne peut pas être heureux. Est-ce un bien que d'avoir des enfants? c'est un malheur que de les perdre. Est-ce un bien que de vivre dans sa patrie? l'exil est un malheur. La santé est-elle un bien? la maladie est un malheur. L'intégrité des membres est-elle un bien? c'est un malheur que d'être estropié. Est-ce un bien que de jouir de la vue? c'est un malheur que d'être aveugle. Que si à chacun de ces maux votre doctrine peut trouver quelque remède, comment remédiera-t-elle à toutes ces infortunes réunies? Qu'un homme sage soit en même temps aveugle, estropié, grièvement malade; qu'il soit de plus exilé, indigent, qu'il ait perdu ses enfants, et qu'on le déchire sur le chevalet, comment l'appellerez-vous, Zénon? - Je dirai que c'est un homme heureux.- Mais, très heureux, le diriez-vous? - Sans doute; car j'ai enseigné qu'il n'y a pas plus de degrés dans le véritable bonheur que dans la vertu qui le fonde. Cela vous paraît incroyable à vous qu'un homme puisse être très heureux dans cet état. Mais, vous Pison, quand vous dites qu'il est heureux, êtes-vous plus croyable? si vous en faites le peuple juge, vous ne prouverez jamais qu'un tel homme soit heureux. Si vous vous en rapportez aux gens capables, ils douteront peut-être que la vertu ait assez de force pour faire qu'un homme dans le taureau de Phalaris soit heureux; mais ils ne douteront nullement que les Stoïciens ne soient conséquents avec eux-mêmes, et que votre doctrine ne se contredise. - Vous approuverez donc, me dit Pison, le livre de Théophraste sur la félicité de la vie. Nous sortons de la question, lui dis-je, mais pour n'en pas sortir davantage, oui, je l'approuve, si vous avez raison d'appeler ces inconvénients des maux. - Vous ne croyez donc pas que ce soient des maux? reprit-il. - Vous me faites cette question? lui dis-je; mais, de quelque façon que j'y réponde, vous serez également embarrassé. - Comment cela? - Si ce sont des maux, celui qui en sera attaqué, ne pourra jamais être heureux ; si ce ne sont pas des maux, toute la doctrine des Péripatéticiens est renversée. - Je vois bien ce que c'est, dit-il en riant; vous craignez que je ne vous emmène votre disciple. - Non pas, repliquai-je, vous pouvez l'emmener, si toutefois il veut vous suivre. Être avec vous, c'est toujours être avec moi. [5,29] XXIX. Écoutez-moi donc, Lucius, reprit-il , car c'est à vous maintenant, comme le dit Théophraste, que je vais adresser la parole. Tout le prix de la philosophie, c'est qu'elle est la clef du bonheur; les hommes en effet n'aspirent tous qu'à être heureux; et sur ce point-là, nous sommes d'accord, votre frère et moi. II faut donc voir si la philosophie nous peut mener au bonheur; elle le promet du moins. S'il en était autrement, Platon aurait-il parcouru l'Égypte afin d'apprendre des prêtres barbares la science des nombres et celle des choses célestes? aurait-il ensuite été chercher Architas â Tarente, et à Locres, les autres pythagoriciens, Échécrate, Timée, Acrion, pour ajouter aux connaissances qu'il avait puisées dans l'enseignement de Socrate la doctrine des pythagoriciens, et apprendre d'eux ce que Socrate ne se souciait pas de savoir? Pourquoi Pythagore lui-même voyagea-t-il en Égypte, et alla-t-il ensuite consulter les mages de Perse? Pourquoi parcourut-il à pied tant de régions barbares et traversa-t-il tant de mers? Pourquoi Démocrite a-t-il lui aussi visité le monde? On assure qu'il s'est crevé les yeux; que ce fait soit vrai au non, il est certain que pour être moins détourné de ses profondes méditations, il négligea entièrement le soin de son patrimoine; et que poursuivait-il? un seul problème, celui du bonheur. Car encore qu'il mît le bonheur dans la connaissance des choses, il voulait par la recherche et l'étude de la nature, parvenir à cette égalité d'àme, que tantôt il appelle g-euthumian et tantôt g-athambian, qui consiste surtout à avoir l'esprit affranchi de toute terreur, et qui constitue pour lui le souverain bien. Tout ce qu'il imagina alors d'excellent, il fut loin de le porter à sa perfection; il a même dit fort peu de choses de la vertu, et qui ne sont pas assez développées. Toute cette grande question fut ensuite examinée dans Athènes par Socrate, et puis agitée dans le lieu même où nous sommes maintenant. Ici personne ne douta que toutes nos espérances non seulement de sagesse, mais de bonheur, ne dussent être fondées uniquement sur la vertu. Zénon après avoir reçu ces principes de nos maîtres, a suivi la règle des causes judiciaires; il a dit les mêmes choses en d'autres termes. Et voilà ce que vous approuvez en lui; d'avoir évité, par le changement des termes l'espèce de contrariété dont vous nous faites un crime et à laquelle nos expressions nous condamnent. Il dit que la vie de Métellus n'est pas plus heureuse que celle de Régulus, mais qu'elle est préférable; qu'elle n'est pas plus à rechercher, mais qu'il faut plutôt la prendre; et que si on avait le choix entre les deux, il faudrait choisir celle de Métellus, et rejeter celle de Régulus. Moi j'appelle plus heureuse la vie qu'il nomme préférable, et qu'il dit qu'on devrait choisir; mais je ne lui attribue pas le moindre degré de valeur de plus que les Stoïciens. La différence qu'il y a entre nous, c'est que j'appelle des choses connues par leurs noms propres, et qu'eux ils cherchent de nouveaux noms, pour ne rien dire de nouveau. Aussi, comme il y a toujours dans le sénat quelqu'un qui demande un interprète, il faudrait continuellement un interprète avec ces gens-là. J'appelle bien tout ce qui est conforme, et mal tout ce qui est contraire à la nature. Et ce n'est pas moi seulement qui parle de la sorte, c'est vous aussi, Chrysippe, quand vous êtes chez vous ou dans la place publique; dès que vous êtes dans votre école, c'est un autre langage. Quoi donc! pensez-vous qu'il faille que les philosophes parlent autrement que les autres hommes? que les savants aient un vocabulaire, et que les ignorants en aient un autre? mais puisque les gens habiles sont d'accord sur le mérite relatif des choses en ce monde, on pourrait, il est vrai, s'ils sont hommes, leur demander d'employer les expressions universellement reçues; toutefois pourvu que les principes restent les mêmes, on peut leur donner la licence d'inventer des termes à leur guise. [5,30] XXX. Mais afin que vous ne me disiez pas davantage que je sors toujours de la question, je viens au reproche de contradiction que vous me faites; vous la mettez dans les paroles; et moi je la croyais dans les choses. Si nous avons bien compris toute la force de ce principe que les Stoïciens nous aident si puissamment à établir qu'il y a un tel prix dans la vertu, que si l'on met tous les autres avantages du monde auprès d'elle, ils seront éclipsés par son éclat; peu importent les noms que je donnerai à ce que les Stoïciens appellent des choses avantageuses, qu'on peut prendre, qu'il faut choisir et dont ils disent qu'on doit faire une certaine estime. Ils multiplient les expressions, ils imaginent des termes bizarres, comme élevés en dignité ou abaissés, et parfois ils emploient des mots qui n'ont pas d'autre sens que les nôtres; car quelle différence y a-t-il entre rechercher et choisir ? Je trouve même que choisir dit quelque chose de plus, et que l'objet d'un choix a une importance toute particulière; mais quand je nomme toutes ces choses-là des biens, la question est de savoir si je les regarde comme de grands biens, et si je pense qu'on doive les poursuivre avec beaucoup d'ardeur quand je dis qu'elles sont à rechercher. Mais si en les appelant des biens, je ne les estime pas plus que vous qui les nommez des choses préférables, et je ne leur attache pas plus de prix que vous qui les déclarez élevées en dignité, il faut nécessairement qu'elles disparaissent toutes également devant l'éclat de la vertu, comme de faibles lumières devant les rayons du soleil. Mais, direz-vous, une vie affligée de quelque mal ne peut être heureuse. Quoi ! ni une moisson non plus, quelque fertile qu'elle soit, s'il s'y rencontre une seule mauvaise herbe; et un commerce, quelque brillant qu'il puisse être, ne sera plus regardé comme lucratif, si, parmi des gains magnifiques, une légère perte se fait éprouver? Mais en est-il jamais autrement dans la vie, et n'est-ce pas la pièce la plus considérable qui doit faire juger du tout? Et peut-on douter que la vertu ne soit tellement au-dessus de la plupart des choses humaines, qu'elle les efface toutes? J'aurai donc la hardiesse d'appeler bien tout ce qui est selon la nature, et je ne supprimerai point les noms reçus pour en inventer de nouveaux, mais cela ne m'empêchera pas de mettre la vertu dans une balance, et croyez-moi, si l'on mettait de l'autre côté la terre et les mers, la vertu l'emporterait. C'est toujours au nom de ce qu'il y a de principal en chaque chose et qui en embrasse la plus grande partie, que l'on caractérise la chose entière. Un homme mène d'ordinaire une vie très agréable; s'il vient une fois à être triste, dira-t-on qu'il a perdu toute la joie et tout l'agrément de sa vie? M. Crassus, pour avoir ri une fois, à ce que nous rapporte Lucilius, n'en a pas moins été appelé g-agelastos, "qui ne rit jamais". Polycrate, tyran de Samos, qui fut appelé heureux, parce qu'il ne lui était jamais rien arrivé que d'agréable, fut-il malheureux tant qu'on ne retrouva point la bague qu'il avait jetée dans la mer, et quand elle eut été retrouvée dans les entrailles d'un poisson, redevint-il heureux? Certainement, s'il n'était pas sage (et la sagesse n'est point compatible avec la tyrannie), il n'a jamais été heureux ; que s'il eût été sage, il n'aurait jamais pu devenir misérable, non pas même quand Oroès, le lieutenant de Darius, le fit mettre en croix. Mais il souffrait beaucoup; qui en disconvient? Mais s'il était sage, tout ce qu'il souffrait était comme étouffé par la force et par la grandeur de la vertu. [5,31] XXXI. Est-ce que vous ne permettez pas même aux Péripatéticiens de dire que la vie des gens de bien, des sages, qu'une vie ornée de toutes les vertus est toujours plus remplie de biens que de maux? Savez-vous qui tient ce langage? - Les Stoïciens sans doute. - Non pas; mais ces philosophes voluptueux qui rapportent tout au plaisir et à la douleur, ne disent-ils pas hautement qu'il se présente toujours au sage un plus grand nombre de choses qu'il veut que de celles qu'il ne voudrait pas? S'ils tiennent ce langage, eux qui disent qu'ils ne remueraient pas le bout du doigt pour la vertu, si elle n'était une ouvrièré de volupté, que ne devons-nous faire, nous qui soutenons que le moindre avantage de l'esprit est au-dessus de tous les biens du corps, et les efface de son éclat? Qui oserait dire qu'il pût tomber dans l'esprit d'un sage de vouloir renoncer pour toujours à la vertu, pourvu qu'il fût assuré d'être à jamais affranchi de toute douleur? Et nos philosophes, qui n'ont point honte d'appeler des maux ce que les Stoïciens appellent des choses dures et fàcheuses, ont-ils jamais dit qu'il valût mieux faire quelque chose de honteux avec plaisir, que de se conduire honnêtement, au prix de la douleur! Nous trouvons que Denys d'Héraclée a quitté fort indignement les Stoïciens, à cause de violentes douleurs d'yeux; comme si Zénon avait promis de lui apprendre à ne point souffrir quand il souffrirait! Il lui avait bien ouï dire que la douleur n'est pas un mal, parce que ce n'est pas une chose honteuse et qu'un homme de coeur doit la supporter, mais il n'avait pas profité du précepte. Si Denys avait été péripatéticien, je crois qu'il n'aurait jamais changé de sentiment; car les Péripatéticiens avouent que la douleur est un mal; mais ils enseignent aussi bien que les Stoïciens à la supporter courageusement. Et votre Arcésilas, quoiqu'il soutînt ses opinions avec ardeur, était néanmoins des nôtres , puisqu'il avait eu Polémon pour maître. Un jour qu'il était dans les douleurs de la goutte, et que Carnéade, grand ami d'Épicure, après avoir passé quelque temps avec lui, s'en allait tout triste; «Demeurez , je vous prie lui dit-il, en mettant la main sur son coeur; la douleur des pieds n'est pas encore venue jusqu'ici.» Cependant il eût beaucoup mieux aimé ne point souffrir. [5,32] XXXII. Voici donc quelle est notre doctrine qui vous paraît se contredire. Comme l'excellence presque divine de la vertu est telle, que partout où se trouve ce bien merveilleux et où il y a quelque chose de grand et de noble à faire, il peut bien se rencontrer du travail et de la peine, mais non pas de la misère ou du chagrin, je ne fais aucune difficulté de dire que tous les sages sont toujours heureux; mais je tiens aussi qu'il se peut faire que l'un soit plus heureux que l'autre. - Voilà, lui dis-je, Pison, ce que vous avez principalement à prouver; et si vous pouvez en venir à bout, non seulement je vous laisserai Lucius pour disciple, mais je me ferai moi-même le vôtre. - Pour moi, dit Quintus, cela me paraît suffisamment prouvé. Avant de vous avoir entendu, Pison, je ne doutais point que cette philosophie ne fût assez riche pour pouvoir fournir à tous mes besoins et à tous les désirs de mon esprit, et j'en estimais déjà l'accessoire plus que le fond même de toutes les autres doctrines; mais je suis ravi de voir qu'elle a encore plus de pénétration et de profondeur que ses rivales, ce que certains esprits contestaient. - Elle n'en a pas du moins plus que la nôtre, dit Pomponius en riant. Mais, je dois l'avouer, Pison, vous m'avez fait un extrême plaisir; car les idées que je ne croyais pas qu'on pût développer dans notre langue, vous les avez si bien exprimées et dans des termes si propres et si précis, que les Grecs ne s'expliquent pas mieux eux-mêmes. Mais il est temps de venir tous chez moi , si vous le trouvez bon. - Après ces mots de Pomponius, comme il nous semblait que la discussion avait assez duré, nous rentrâmes à Athènes, et l'accompagnâmes chez lui.