[1,0] LIVRE PREMIER DES VRAIS BIENS ET DES VRAIS MAUX. [1,1] CHAPITRE PREMIER. Préambule. Cicéron se propose de traiter en latin les sujets déjà traités par les philosophes grecs. Réponse à diverses objections contre la philosophie. Je n'ignorais pas, Brutus, en confiant à la langue latine des sujets déjà traités en grec par des philosophes d'un grand génie et d'un profond savoir, que mon travail allait encourir des reproches divers. Les uns, sans être absolument dépourvus d'instruction, ne peuvent souffrir qu'on s'applique à la philosophie. Les autres ne la désapprouvent pas à ce point, pourvu qu'on s'en occupe avec modération ; mais ils voudraient qu'on y consacrât un peu moins d'étude et de peine. Il y en aura d'autres qui, sachant le grec et méprisant leur propre langue, diront qu'ils aiment mieux prendre la peine de lire les grecs. Enfin, je n'en doute point, quelques-uns me rappelleront à d'autres études : ce genre d'écrire, diront-ils, quel qu'en soit le charme, ne convient pas assez à la dignité de mon rang et à la gravité de mon caractère. Il ne sera pas inutile, je crois, de répondre à chacun d'eux en particulier. Il est vrai que j'ai déjà suffisamment répondu aux ennemis de la philosophie dans ce livre où je l'ai défendue hautement contre les reproches et les accusations d'Hortensius. Mon livre ayant eu votre approbation et celle des personnes que j'ai crues pouvoir en juger, j'ai entrepris de continuer, de peur de paraître exciter seulement la curiosité des hommes, sans être capable de la retenir. Quant à ceux qui permettent de s'adonner à la philosophie, mais sobrement, ils demandent une modération très difficile dans une étude qui, une fois entreprise, ne peut plus être retenue ni réprimée. Ainsi, ceux même qui veulent nous éloigner tout à fait de la philosophie sont, jusqu'à un certain point, plus équitables que ceux qui veulent donner des limites à une matière infinie, et qui exigent une ardeur médiocre dans une étude dont on ne connaît jamais mieux le prix que quand on la pousse le plus loin possible. En effet, si l'on peut parvenir à la véritable sagesse, il ne suffit pas de l'avoir acquise, il faut en jouir. Si l'acquisition en est longue et pénible, on ne doit pas cesser de chercher le vrai, qu'on ne l'ait trouvé ; et il serait honteux de manquer de persévérance et de courage dans ses poursuites, quand on a pour but la suprême beauté. Si la philosophie est un sujet sur lequel je prenne plaisir à écrire, pourquoi m'envier un plaisir honnête ? Et si c'est une tâche que je me suis faite, pourquoi m'empêcher de m'exercer l'esprit ? On peut pardonner aux intentions bienveillantes du Chrémès de Térence, qui ne veut pas que son nouveau voisin "Fouille le sol, laboure et porte des fardeaux" ; il ne veut que lui épargner un travail fatigant et pénible ; mais il n'en est pas ainsi de ces amis indiscrets, qui prétendent me détourner d'un travail plein de charmes pour moi. [1,2] CHAPITRE II. Préambule (suite). Réponse à ceux qui aiment mieux lire les mêmes choses écrites en grec que traduites en latin. Il n'est pas peut-être si aisé de bien répondre à ceux qui ne font nul cas de ce qu'on traduit dans notre langue, quoiqu'on ait sujet de s'étonner que des gens qui ne laissent pas de prendre plaisir à des tragédies latines, traduites du grec mot pour mot, ne puissent pas souffrir la langue de la patrie dans le développement des sujets les plus graves. Est-il, en effet, un homme assez ennemi du nom romain, pour refuser de lire ou la Médée d'Ennius, ou l'Antiope de Pacuvius, et pour oser dire qu'il se plaît à lire les mêmes pièces dans Euripide, mais sans pouvoir en supporter les traductions ? Il faudra donc, dira-t-il, se résoudre à lire les Synéphèbes de Cécilius, ou l'Andrienne de Térence, plutôt que l'une et l'autre dans Ménandre ? Pourquoi pas ! Bien plus, quoique l'Electre soit admirable dans Sophocle, et que la traduction d'Atilius soit fort mal écrite, je ne laisse pas pourtant de la lire dans Atilius. Licinius dit de lui : "C'est un écrivain de fer, Mais c'est un écrivain, et l'on devra le lire." Ce serait avoir, en vérité, ou trop de nonchalance, ou trop de délicatesse, que de ne pas vouloir jeter les yeux sur nos poètes. Pour moi, je ne saurais regarder comme instruit un homme qui ignore notre littérature. Quoi ! ces vers : "Plût au ciel que les bois ---" ne nous plaisent pas moins dans Ennius que dans Euripide et nous ne voudrions pas voir enrichir notre langue des idées de Platon sur le bonheur et la vertu ? Que dis-je ? si je n'écris point en simple traducteur, mais qu'en exposant ce que les Grecs ont avancé, je marque ce que j'en pense, et que je donne un autre tour, un autre ordre à ce qu'ils ont dit, pourquoi préférera-t-on ce que les Grecs ont écrit à ce qui ne manquera dans notre langue ni d'éclat ni de nouveauté ? Si l'on prétend que toutes les matières ont été épuisées par les Grecs, pourquoi donc ceux-là même qui parlent de cette sorte, lisent-ils tant de différents auteurs grecs sur une même matière ? Chrysippe, par exemple, n'a rien oublié de ce qui se pouvait dire en faveur des stoïciens : cependant on lit là-dessus le stoïcien Diogène, Antipater , Mnésarque, Panétius, plusieurs autres, et surtout notre ami Posidonius. Quoi ! Théophraste, traitant les mêmes matières dont Aristote avait parlé avant lui, ne fait-il pas encore plaisir à lire ? Et les épicuriens n'écrivent-ils pas tous les jours autant qu'ils veulent sur des sujets déjà traités par Épicure et par les anciens ? Si les Grecs sont lus par les Grecs sur les mêmes choses traitées d'une manière différente, pourquoi les Latins, qui les ont aussi traitées avec la meure diversité, ne seront-ils pas lus par les Latins ? [1,3] CHAPITRE III Préambule (suite). Cicéron écrit en latin afin d'écrire pour tout le monde. Éloge de la langue latine. Et quand même je ne ferais que traduire Platon ou Aristote, comme nos poètes ont traduit les tragédies grecques, mes concitoyens me sauraient-ils peu de gré de leur faire connaître de la sorte des esprits sublimes et presque divins ? Mais c'est ce que je n'ai point encore fait : et toutefois, quand l'occasion s'offrira de traduire quelques endroits des deux grands hommes que je viens de nommer, de même qu’Ennius a traduit quelques endroits d'Homère, et Afranius de Ménandre, je ne m’interdis pas cette liberté. Je ne veux point ressembler à notre Lucilius, qui n’écrit pas, dit-il, pour tout le monde. Eh ! que ne puis-je avoir pour lecteurs Persius, Scipion l’Africain, et Rutilius, dont il craignait tant le jugement, qu’il disait que ce n’était que pour les Tarentins, pour les habitants de Consente et pour les Siciliens qu'il écrivait ! C'est une de ses ingénieuses plaisanteries : mais il n'y avait pas alors beaucoup de savants personnages, de l'approbation desquels il dût se mettre fort en peine ; et dans tout ce qu'il a écrit, il y a plus d'agrément que de savoir. Pour moi, quel lecteur aurais-je à redouter, puisque c'est à vous, qui ne le cédez pas aux Grecs mêmes, que j'adresse mon ouvrage, en retour de votre excellent livre sur la Vertu ? Mais je crois que, s'il en est qui n'aiment pas ces ouvrages en langue vulgaire, c'est qu'ils sont tombés sur des livres mal écrits en grec, et encore plus mal traduits. Alors, je suis de leur avis, pourvu qu'ils pensent de même des originaux. Quant aux ouvrages remarquables par l'excellence de la pensée, la gravité et l'ornement de la diction, qui pourra refuser de les lire, à moins de vouloir passer tout à fait pour Grec, comme Albucius, que Mucius Scévola, préteur, salua en grec à Athènes ? Lucilius, qui a ici beaucoup de grâce et d'esprit, fait dire à Mucius : "Albucius, vous comptez donc pour rien Que dans ses murs Rome vous ait vu naître ? Mais, puisque c'est d'Athènes citoyen Que vous voulez dans Athènes paraître Pour vous traiter comme vous voulez l'être, Je vous reçois en vous disant : g-Chaire ! " Au même instant toute la compagnie, Jusqu'aux licteurs, lui crie aussi : g-chaire ! Et de là vint qu'il fut toute en vie De Mucius ennemi déclaré. Mucius avait sans doute raison ; et je ne saurais assez m'étonner de voir le peu de cas que certaines personnes font de notre langue. Ce n'est pas ici le lieu de traiter un pareil sujet ; mais j'ai toujours cru, et je m'en suis souvent expliqué, que la langue latine non seulement n'est point pauvre, comme ils se l'imaginent, mais qu'elle est même plus riche que la langue grecque. A-t-on jamais vu, par exemple, sans prétendre me citer moi-même, nos bons orateurs ou nos bons poètes, depuis qu'ils ont eu des modèles à imiter, manquer de termes pour exprimer élégamment tout ce qu'ils ont voulu dire ? [1,4] CHAPITRE IV. Préambule (suite). Cicéron veut être utile à sa patrie par ses études et par ses écrits comme il lui a été utile par sa parole et par ses actions. - Utilité de la philosophie et surtout de la morale. Quant à moi, qui, au milieu des fatigues, des travaux et des périls du forum, n'ai jamais abandonné le poste où le peuple romain m'avait placé, je dois sans doute, autant qu'il est en moi, travailler aussi à éclairer mes concitoyens par mes études et mes veilles. Sans vouloir m'opposer au goût de ceux qui aiment mieux lire les Grecs, pourvu qu'effectivement ils les lisent et ne se contentent pas de le faire croire, je serai du moins utile et à ceux qui voudront cultiver les deux langues, et à ceux qui pourront s'en tenir maintenant à la langue de leur patrie. Pour ceux qui voudraient que j'écrivisse sur toute autre chose que sur la philosophie, ils devraient être plus équitables, et songer que j'ai déjà beaucoup écrit sur divers sujets, et plus qu'aucun autre Romain, sans compter ce que je puis écrire encore ; et cependant quiconque voudra s'appliquer à lire mes ouvrages sur la philosophie, trouvera qu'il n'y a point de matière dont on puisse retirer plus d'avantage. Mais, entre les recherches précieuses de la philosophie, en est-il de préférable à celle qui fait en particulier le sujet de ces livres, savoir quelle est la fin principale à laquelle il faut tout rapporter, et ce que la nature doit ou rechercher comme le plus grand des biens, ou éviter comme le plus grand des maux ? Les sentiments des plus savants hommes étant partagés sur cette question, puis-je regarder la recherche de la vérité la plus importante pour la conduite de toute la vie, comme une occupation qui ne réponde pas à l'opinion qu'on veut bien avoir de moi ? Quoi ! deux grands personnages de la république, P. Scévola et M. Manilius, auront consulté ensemble si l'enfant d’une esclave doit être regardé comme un fruit qui appartient au maître de l'esclave? M. Brutus aura été là dessus d'un avis différent du leur : et comme c'est une question de droit assez subtile, et qui est de quelque usage dans la société, on lira volontiers et leurs dissertations et d'autres du même genre ; et on négligera ce qui embrasse le cours entier de la vie ? Leurs études, si l'on veut, ont plus d'intérêt pour le vulgaire ; les nôtres sont plus fécondes. Il est vrai que c’est aux lecteurs à juger ; mais je puis toujours dire que je crois avoir développé ici toute la question sur les suprêmes biens et les suprêmes maux, et que, non content d'avoir exprimé mon opinion, j'ai rassemblé dans ce traité tout ce qu'ont dit sur ce point les différentes sectes philosophiques. [1,5] CHAPITRE V. DÉBUT DU DIALOGUE. Pourquoi Cicéron n'approuve pas Épicure. Pour commencer par le plus aisé, je vais examiner l'opinion d'Épicure, si connue de tout le monde; et je l'exposerai avec autant de soin et d'impartialité que pourraient le faire ceux qui la soutiennent ; car je ne songe qu'à chercher la vérité, et nullement à combattre ni à vaincre un adversaire. Le système d'Épicure sur la volupté fut un jour défendu soigneusement devant moi par L. Torquatus, homme d'une instruction profonde ; et je lui répondis en présence de C. Triarius, jeune homme sage et de beaucoup d'esprit. L'un et l'autre m'étant venus voir dans ma maison auprès de Cûmes, la conversation tomba d'abord sur les lettres, qu'ils aimaient passionnément tous deux. Torquatus me dit ensuite : - Puisque nous vous trouvons ici de loisir, il faut que je sache de vous, non pas pourquoi vous haïssez Épicure, comme font ordinairement ses antagonistes, mais pourquoi vous n'approuvez pas un homme que je crois être le seul qui ait vu la vérité, un philosophe qui a affranchi l’esprit des hommes des plus grandes erreurs, et qui leur a donné tous les préceptes nécessaires pour vivre dans la sagesse et le bonheur. Pour moi, je m’imagine que, s’il n’est pas de votre goût, c’est qu’il a plus négligé les ornements du discours que Platon, Aristote et Théophraste ; car d’ailleurs je ne saurais me persuader que vous ne soyez pas de son sentiment. - Voyez, Torquatus, combien vous vous trompez, lui répondis-je. Le style d’Épicure ne me choque point ; il dit ce qu’il veut dire, et il le fait fort bien entendre. Je ne suis pas fâché de trouver de l’éloquence chez un philosophe ; mais ce n’est pas tout ce que j’y cherche. C’est uniquement sur les choses mêmes qu’Épicure ne me satisfait pas en plusieurs endroits. Cependant autant de têtes, autant d’opinions, et je puis bien me tromper. - En quoi donc ne vous satisfait-il pas ? Reprit-il. Car, pourvu que vous ayez bien compris ce qu’il dit, je ne doute point que vous ne soyez un juge très équitable. - J’ai entendu Phèdre et Zénon, lui répondis-je, et à moins que vous ne les soupçonniez de m'avoir trompé, vous devez croire que je possède parfaitement la doctrine d'Épicure. Leur zèle est tout ce qui m'a plu. Je les ai même entendus souvent avec Atticus, qui les admirait tous deux, et qui aimait particulièrement Phèdre. Quelquefois nous nous entretenions sur ce qu'ils avaient dit, et jamais nous n'avions de dispute sur le sens des paroles, mais seulement sur les opinions. [1,6] PREMIÈRE PARTIE. Exposition et critique provisoires du système d'Épicure CHAPITRE VI. CRITIQUE DE LA PHYSIQUE D'ÉPICURE. Emprunts d'Épicure à Démocrite. - L'atomisme, la déclinaison des atomes. Encore une fois, reprit-il, sur quoi Épicure ne vous contente-t-il pas ? - D'abord, dis-je, sa physique, dont il est le plus fier, est toute d'emprunt. Il répète ce que dit Démocrite, et quand il change quelque chose, il me semble que c'est toujours en mal. Les atomes, selon Démocrite, (car c'est ainsi qu'il appelle de petits corpuscules qui sont indivisibles à cause de leur solidité) sont incessamment portés de telle sorte dans le vide infini, où il ne peut y avoir ni haut ni bas ni milieu, que, venant à s'attacher ensemble dans leurs tourbillons continuels, ils forment tout ce que nous voyons. Il veut aussi que ce mouvement ne provienne d'aucun principe, mais qu'il ait existé de toute éternité. Épicure, là où il suit Démocrite, ne se trompe presque point. Mais, outre que je ne suis guère du sentiment de l'un ni de l'autre sur plusieurs questions, j'en suis moins encore dans la manière dont ils envisagent la nature. Quoiqu'il y ait dans la nature deux principes, la matière dont tout est fait, et ce qui donne la forme à chaque chose, ils n'ont parlé que de la matière, et ils n'ont pas dit un mot de la cause efficiente de tout. Voilà en quoi ils ont manqué l'un et l'autre : mais voici les erreurs propres d'Épicure. Il prétend que les atomes se portent d'eux-mêmes directement en bas, et que c'est là le mouvement de tous les corps ; ensuite l'habile philosophe venant à songer que, si tous les atomes se portaient toujours en bas par une ligne directe, il n'arriverait jamais qu'un atome pût toucher l'autre, il a subtilement imaginé un mouvement imperceptible de déclinaison, par le moyen duquel les atomes venant à se rencontrer s'embrassent, s'accouplent, adhèrent l'un à l'autre. Je vois ici une fiction puérile, et je vois en même temps qu'elle ne peut même être favorable à son système. En effet, c'est par une pure fiction qu'il donne aux atomes un léger mouvement de déclinaison, dont il n'allègue aucune cause, ce qui est honteux à un physicien, et qu'il leur ôte en même temps, sans aucune cause, le mouvement direct de haut en bas qu'il avait établi dans tous les corps. Et cependant, avec toutes les suppositions qu'il invente, il ne peut venir à bout de ce qu'il prétend. Car, si tous les atomes ont également un mouvement de déclinaison, jamais ils ne s'attacheront ensemble. Que si les uns l'ont, les autres point : premièrement, c'est leur assigner gratuitement différents emplois que de donner un mouvement direct aux uns, et un mouvement oblique aux autres ; et avec tout cela, (c'est un reproche qu'on peut faire également à Démocrite), il n'en sera pas moins impossible que cette rencontre fortuite d'atomes produise jamais l'ordre et la beauté de l'univers. Il n'est pas même d'un physicien de croire des corps si petits qu'ils soient indivisibles : jamais il ne l'aurait cru s'il eût mieux aimé apprendre la géométrie de Polyène son ami, que de la lui faire désapprendre. Démocrite, qui était habile en géométrie, croit que le soleil est d'une grandeur immense ; Épicure lui donne environ deux pieds, et il le suppose à peu près tel que nous le voyons, un peu plus ou un peu moins grand ; de sorte qu'il dénature tout ce qu'il change. Du reste, c'est de Démocrite qu'il a pris les atomes, le vide, et les images qu'il appelle g-eidôla, par la rencontre desquelles non seulement nous voyons, mais aussi nous pensons : c'est aussi de lui qu'il a pris cette étendue à l'infini qu'il nomme g-apeirian, et cette multitude innombrable de mondes qui naissent et qui périssent à toute heure : et quoique je n'approuve nullement ces imaginations-là dans Démocrite, je ne puis souffrir qu'un homme qui les a toutes prises de lui s'attache, comme il fait, à le blâmer, lorsque bien d'autres le louent. [1,7] CHAPITRE VII. CRITIQUE DE LA LOGIQUE d'ÉPICURE. CRITIQUE PROVISOIRE DE SA MORALE. Faiblesse d'Épicure dans la logique. Il supprime les définitions. Il n'enseigne ni à faire des analyses ni à tirer des conclusions. Il fait les sens juges de toute vérité. - Dans la morale, il répète Aristippe. Exemples de Manlius et de Torquatus invoqués contre la morale d'Épicure. Quant à la logique, qui est la seconde partie de la philosophie destinée à former le raisonnement et à lui servir de guide, votre Épicure est entièrement dépourvu et dénué de tout ce qui peut y servir : il ôte toutes les définitions ; il n'enseigne ni à distinguer, ni à diviser, ni à tirer une conclusion, ni à résoudre un argument captieux, ni à développer ce qu'il peut y avoir d'ambigu dans un raisonnement ; et enfin il fait les sens tellement juges de tout, qu'il pense que, si une fois ils ont pris une chose fausse pour une vraie, on ne peut plus s'assurer de pouvoir juger sainement de rien. Le point sur lequel Épicure insiste le plus, c'est cette question où la nature elle-même, comme il dit, apporte la solution et la preuve, je veux parler de la volupté et de la douleur : c'est à ces deux choses qu'il rapporte tout ce que nous recherchons ou évitons. Cette doctrine est d'Aristippe, et elle a été mieux et plus librement soutenue par les philosophes de sa secte que par Épicure. Cependant rien ne paraît plus indigne d'un homme qu'une pareille opinion ; et il me semble que la nature nous a faits pour quelque chose de plus grand. Peut-être suis-je dans l'erreur ; mais je ne puis croire cependant que celui qui eut le premier le nom de Torquatus à cause du collier qu'il arracha à l'ennemi, le lui ait arraché par un sentiment de volupté ; ni que par même sentiment il ait combattu contre les Latins près du Vésère, dans son troisième consulat. Et quand il fit trancher la tête à son fils, ne se priva-t-il pas d'un plaisir bien doux et bien sensible, puisque par là il préféra aux sentiments de la nature les plus vifs ce qu'il croyait devoir à la majesté de l'autorité consulaire ? Quoi ! lorsque T. Torquatus, celui qui fut consul avec Cn. Octavius, voulut que son fils, qu'il avait émancipé pour être adopté par Décius Silanus, plaidât soi-même sa cause devant lui pour se défendre contre les députés des Macédoniens, qui l'accusaient de concussion, et qu'après avoir entendu les deux parties, il prononça qu'il ne lui paraissait pas que son fils se fût comporté dans le commandement comme ses ancêtres, et qu'il lui défendit de se présenter davantage devant lui : croyez-vous que ce fût alors un sentiment de volupté qui le fit agir ? Mais, laissant à part ce que tout bon citoyen est obligé de faire pour sa patrie, et non seulement les plaisirs dont il se prive, mais encore les périls où il s'expose, les fatigues et même les maux qu'il endure, en aimant mieux tout souffrir que de manquer jamais à son devoir, je viens à ce qui est moins considérable, mais qui ne prouve pas moins. Quel plaisir trouvez-vous, vous Torquatus, et quel plaisir Triarius trouve-t-il dans l'étude continuelle des lettres, dans les recherches de l'histoire, à feuilleter sans cesse les poètes et à retenir tant de vers ? Et n'allez pas me répondre que c'est là une volupté pour vous, et que les belles actions des Torquatus en étaient une pour eux. Ce n'est pas ce qu'Épicure répond à une semblable objection ; ce n'est pas non plus ce que vous y devez répondre, ni vous, ni tout homme de bon sens qui sera un peu instruit de ces matières ; et enfin ce n'est pas là ce qui fait qu'il y a tant d'épicuriens. Non, ce qui attira d'abord la multitude, c'est qu'elle s'imagine qu'Épicure prétend qu'une chose juste et honnête cause par elle-même du plaisir et de la volupté. Mais on n'y prend pas garde ; tout son système serait renversé s'il en était ainsi. Car, s'il convenait que les choses louables et honnêtes fussent agréables par elles-mêmes, sans aucun rapport au corps, il s'ensuivrait que la vertu et les connaissances de l'esprit seraient désirables pour elles-mêmes ; ce dont Épicure est loin de tomber d'accord. Je ne puis donc pas approuver Épicure dans tout ce que je viens de vous dire. D'ailleurs je voudrais, ou qu'il eût été plus profond dans les sciences, car vous serez forcé d'avouer qu'il ne l'est guère dans ce qui fait que les hommes sont appelés savants ; ou qu'il n'eût pas essayé de détourner les autres de le devenir, quoiqu'il me semble que pour vous deux il a fort mal réussi. [1,8] CHAPITRE VIII. RÉPONSE AUX CRITIQUES ADRESSÉES A ÉPICURE. Cicéron est trop sévère à l'égard d'Épicure. Une exposition de tout le système d'Épicure serait la meilleure réponse à ses critiques. Torquatus se charge d'exposer du moins la partie de ce système qui concerne la morale. Après que j'eus parlé de la sorte, plutôt encore pour provoquer Torquatus que pour exprimer mon opinion, Triarius me dit en souriant : "Il ne s'en faut guère que vous n'ayez effacé Épicure du rang des philosophes ; car tout le mérite que vous lui laissez, c'est d'être intelligible pour vous, de quelque façon qu'il s'énonce. Sur la physique, il a pris des autres tout ce qu'il a dit ; encore ce qu'il en a dit n'est-il pas trop à votre goût ; et ce qu'il a voulu corriger de lui-même, il l'a toujours fait très mal à propos. Il n'a ou aucune connaissance de la dialectique ; et, en mettant le souverain bien dans la volupté, premièrement il s'est fort trompé ; en second lieu il n'a rien dit qui vint de lui, et il a tout emprunté d'Aristippe, qui l'avait mieux exprimé. Enfin, dites-vous, c'était un ignorant". - Il est impossible, repris-je, ô Triarius, que, quand on diffère d'opinion avec un autre, on n'assigne pas le motif de cette différence ; car qui m'empêcherait d'être épicurien, si j'approuvais les opinions d'Épicure, qu'on peut apprendre en se jouant ? il ne faut donc pas trouver mauvais que ceux qui disputent ensemble parlent l'un contre l'autre pour se réfuter. Mais on doit bannir de la discussion l'aigreur, la colère, l'emportement, l'opiniâtreté, qui sont en effet indignes de la philosophie. - Vous avez raison, dit Torquatus ; il est impossible de disputer sans blâmer le sentiment de son adversaire. Mais ce qui n'est pas permis, c'est la chaleur et l'entêtement. Au reste, si vous le trouvez bon, j'aurais quelque chose à répondre à ce que vous avez dit. - Croyez-vous donc, lui répliquai-je, que j'aurais tenu ce langage, si je n'avais eu envie de vous entendre ? - Eh bien ! reprit-il, aimez-vous mieux parcourir ensemble toute la doctrine d'Épicure, ou ne parler que de la seule volupté dont il est maintenant question ? - A votre choix, lui répondis-je. - Alors, dit-il, je m'arrêterai à ce seul objet, qui est de la plus haute importance ; nous remettrons à une autre fois ce qui regarde la physique ; je vous prouverai alors la déclinaison des atomes, et la grandeur du soleil telle qu'Épicure la suppose, et je vous ferai voir qu'il a repris et réformé très sagement beaucoup de choses dans le système de Démocrite. Quant à présent, je ne parlerai que de la volupté, et je ne dirai rien de nouveau ; mais je ne laisse pas d'espérer de vous convaincre. - Je ne suis point opiniâtre, lui répondis-je ; je vous promets de vous donner mon assentiment, si vous pouvez me prouver ce que vous avancez. - Je le ferai, ajouta-t-il, si vous demeurez dans la même disposition que vous témoignez. Mais j'aimerais mieux parler de suite, que d'interroger ou d'être interrogé. - Comme il vous plaira, lui dis-je. Voici son discours. [1,9] SECONDE PARTIE. Exposition de la morale d'Épicure. CHAPITRE IX. LE SOUVERAIN BIEN EST LE PLAISIR. MORALE DU PLAISIR. 1° La tendance primitive et instinctive de tous les êtres, c'est de rechercher le plaisir : le plaisir est donc la fin naturelle des êtres. 2° Il est rationnel de rechercher le plaisir, et on ne peut concevoir une autre fin désirable pour elle-même. "Je commencerai d'abord, dit-il, par garder la méthode d'Épicure, dont nous examinons la doctrine ; et j'établirai ce que c'est que le sujet de notre dispute, non pas que je croie que vous l'ignoriez, mais afin de procéder avec ordre. Nous cherchons donc quel est le plus grand des biens et du consentement de tous les philosophes, ce doit être celui auquel tous les autres biens doivent se rapporter, et qui ne se rapporte à aucun autre. Ce bien-là, selon Épicure, est la volupté, qu'il prétend être le souverain bien ; il regarde aussi la douleur comme le plus grand des maux et voici sa manière de le prouver. Tout animal, dès qu'il est né, aime la volupté, et la recherche comme un très grand bien ; il hait la douleur, et l'évite autant qu'il peut, comme un très grand mal ; et tout cela, il le fait lorsque la nature n'a point encore été corrompue en lui, et qu'il peut juger le plus sainement. On n'a donc pas besoin de raisonnement ni de preuves pour démontrer que la volupté est à rechercher, et que la douleur est à craindre. Cela se sent, comme on sent que le feu est chaud, que la neige est blanche, et que le miel est doux ; et il est inutile d'appuyer par des raisonnements ce qui se fait sentir suffisamment de soi-même. Car il y a différence, dit Épicure, entre ce qu'on ne peut prouver qu'à force de raisons, et ce qui ne demande qu'un simple avertissement. Les choses abstraites et comme enveloppées ont besoin d'étude pour être bien démêlées et éclaircies ; les autres, il suffit de les indiquer. Comme donc, en ôtant de l'homme les sens, il ne reste plus rien, il est nécessaire que sa nature même juge de ce qui est conforme ou contraire à la nature : que peut-elle donc percevoir ou juger qui la porte à rechercher autre chose que la volupté, et à fuir autre chose que la douleur ? Il y a des gens parmi nous qui poussent l'argument encore plus loin : ce n'est pas seulement par les sens, disent-ils, qu'on juge de ce qui est bon, et de ce qui est mauvais ; mais on peut connaître aussi, par l'esprit et par la raison, que la volupté est d'elle-même à rechercher et que la douleur est d'elle-même à craindre : ainsi donc la recherche de l'une et la fuite de l'autre sont naturelles et comme innées à nos âmes. Il en est d'autres enfin, et je pense comme eux, qui, voyant un si grand nombre de philosophes soutenir qu'il ne faut mettre ni la volupté au rang des biens, ni la douleur au rang des maux, disent que, loin de nous reposer sur la bonté de notre cause, il faut examiner avec soin tout ce qui se peut dire sur la volupté et sur la douleur. [1,10] CHAPITRE X. LA PEINE PEUT ÊTRE UN MOYEN POUR OBTENIR LE PLAISIR. MORALE DE L'UTILITÉ. Épicure complète la doctrine du plaisir, à laquelle s'était arrêté Aristippe, par la doctrine de l'utilité durable ou du bonheur. L'homme ne recherche pas seulement tel ou tel plaisir, mais la plus grande somme de plaisirs, constituant le plus grand bonheur. De là vient que l'homme peut et doit éviter tel plaisir particulier, si ce plaisir a pour conséquence la peine, et au contraire rechercher telle douleur particulière, si cette douleur a pour conséquence le plaisir. - Essai d'explication psychologique, par l'idée d'intérêt, des notions de Manlius et de Torquatus citées plus haut par Cicéron. Pour vous faire mieux connaître d'où vient l'erreur de ceux qui blâment la volupté, et qui louent en quelque sorte la douleur, je vais entrer dans une explication plus étendue, et vous faire voir tout ce qui a été dit là dessus par l'inventeur de la vérité, et, pour ainsi dire, par l'architecte de la vie heureuse. Personne, dit Épicure, ne craint ni ne fuit la volupté en tant que volupté, mais en tant qu'elle attire de grandes douleurs à ceux qui ne savent pas en faire un usage modéré et raisonnable ; et personne n'aime ni ne recherche la douleur comme douleur, mais parce qu'il arrive quelquefois que, par le travail et par la peine, on parvient à jouir d'une grande volupté. En effet, pour descendre jusqu'aux petites choses, qui de vous ne fait point quelque exercice pénible pour en retirer quelque sorte d'utilité ? Et qui pourrait justement blâmer, ou celui qui rechercherait une volupté qui ne pourrait être suivie de rien de fâcheux, ou celui qui éviterait une douleur dont il ne pourrait espérer aucun plaisir. Au contraire, nous blâmons avec raison et nous croyons dignes de mépris et de haine ceux qui, se laissant corrompre par les attraits d'une volupté présente, ne prévoient pas à combien de maux et de chagrins une passion aveugle les peut exposer. J'en dis autant de ceux qui, par mollesse d'esprit, c'est-à-dire par la crainte de la peine et de la douleur, manquent aux devoirs de la vie. Et il est très facile de rendre raison de ce que j'avance. Car, lorsque nous sommes tout à fait libres, et que rien ne nous empêche de faire ce qui peut nous donner le plus de plaisir, nous pouvons nous livrer entièrement à la volupté et chasser toute sorte de douleur ; mais, dans les temps destinés aux devoirs de la société ou à la nécessité des affaires, souvent il faut faire divorce avec la volupté, et ne se point refuser à la peine. La règle que suit en cela un homme sage, c'est de renoncer à de légères voluptés pour en avoir de plus grandes, et de savoir supporter des douleurs légères pour en éviter de plus fâcheuses. Qui m'empêchera, moi dont c'est là le système, de rapporter à ces principes tout ce que vous avez dit des Torquatus, mes ancêtres ? Et ne croyez pas qu'en les louant comme vous avez fait, avec tant de marques d'amitié pour moi, vous m'ayez séduit, ni que vous m'ayez rendu moins disposé à vous réfuter. Comment, je vous prie, interprétez-vous ce qu'ils ont fait ? Quoi ! vous êtes persuadé que, sans songer à l'utilité et à l'avantage qui pourrait leur en revenir, ils se soient jetés au travers des ennemis, et qu'ils aient sévi contre leur propre sang ! Les bêtes même, dans leur plus grande impétuosité, ne font rien sans qu'on puisse connaître pourquoi elles le font, et vous croirez que de si grands hommes ont fait de si grandes choses sans motif ! Nous examinerons bientôt quelle peut en avoir été la cause : en attendant, je croirai que, s'ils ont eu en cela quelque objet, la vertu seule n'est point ce qui les a portés à ces actions vraiment éclatantes. Le premier Torquatus alla hardiment arracher le collier à l'ennemi ; mais il se couvrit en même temps de son bouclier, pour n'être pas tué : il s'exposa à un grand péril, mais à la vue de toute l'armée. Et quel a été le prix de cette action ? La gloire, l'amour de ses concitoyens, gages les plus assurés d'une vie calme et tranquille. Il condamna son fils à la mort : si ce fut sans motif, je voudrais n'être pas descendu d'un homme si dur et si cruel ; si ce fut pour établir la discipline militaire aux dépens des sentiments de la nature, et pour contenir les troupes, par cet exemple, dans une guerre dangereuse, il pourvut par là au salut de ses concitoyens, d'où il savait que le sien devait dépendre. Le même raisonnement s'étend bien loin ; car ce qui donne ordinairement un beau champ à l'éloquence, et principalement à la vôtre, lorsqu'en rapportant les grandes actions des hommes célèbres vous faites entendre qu'ils n'y ont été excités par aucun intérêt particulier, mais par le seul amour de la vertu et de la gloire, se trouve entièrement renversé par l'alternative que je viens de poser, ou qu'on ne se dérobe à aucune volupté que dans la vue d'une volupté plus grande, ou qu'on ne s'expose à aucune douleur que pour éviter une douleur plus cruelle. [1,11] CHAPITRE XI. QU'EST-CE QUE LE PLAISIR? Il n'y a pas de milieu entre le plaisir et la douleur ; du moment où la douleur cesse, le plaisir naît. Privation de la douleur, telle est l'essence du plaisir. Mais c'est assez parler, en ce moment, des glorieuses actions des grands personnages : ce sera bientôt le lieu de faire voir que toutes les vertus en général tendent à la volupté. Il faut maintenant définir la volupté, pour ôter aux ignorants tout sujet de se tromper, et pour montrer combien une secte qui passe pour être toute voluptueuse et toute sensuelle, est réellement grave, sévère et retenue. Nous ne cherchons pas, en effet, la seule volupté qui chatouille la nature par je ne sais quelle douceur secrète, et qui excite des sensations agréables ; mais nous regardons comme une très grande volupté la privation de la douleur. Or comme, du moment que nous ne sentons aucune douleur, nous avons de la joie, et comme tout ce qui donne de la joie est volupté, ainsi que tout ce qui blesse est douleur, c'est avec raison que la privation de toute sorte de douleur est appelée volupté. Si, lorsqu'on a chassé la soif et la faim par le boire et le manger, c'est une volupté de ne plus sentir de besoin, c'en est une aussi dans toutes les autres choses que de n'avoir aucune douleur. C'est pourquoi Épicure n'a voulu admettre aucun milieu entre la douleur et la volupté ; et ce que quelques-uns ont regardé comme un milieu entre l'une et l'autre, je veux dire la privation de toute douleur, il l'a regardé, lui, non seulement comme une volupté, mais comme une extrême volupté, soutenant que la privation de toute douleur est le dernier terme où puisse aller la volupté, qui peut bien être diversifiée en plusieurs manières, mais qui ne peut jamais être augmentée et agrandie. Je me souviens d'avoir ouï dire à mon père, qui se moquait agréablement des stoïciens, qu'à Athènes, dans le Céramique il y a une statue de Chrysippe assis, qui avance la main, parce qu'il avait coutume de l'avancer quand il voulait faire quelque question. Votre main, dans l'attitude où elle est, disait un stoïcien, désire-t-elle quelque chose ? Non, sans doute. Mais, si la volupté était un bien, ne la désirerait-elle pas ? Je le crois. La volupté n'est donc pas un bien. La statue, disait mon père, si elle avait pu parler, n'aurait pas parlé de la sorte ; et cette conclusion ne porte que contre Aristippe et contre les cyrénaïques, nullement contre Épicure. Car, s'il n'y avait de volupté que celle qui chatouille les sens et qui excite une titillation agréable, la main ne se contenterait pas de ne point sentir de douleur, à moins qu'elle n'eut aussi quelque mouvement de volupté. Que si n'avoir nulle douleur est une très grande volupté, comme Épicure le soutient : en premier lieu, Chrysippe, on a eu raison de dire que votre main, en la situation où elle est, ne désire rien ; mais ensuite on a eu tort de prétendre que, si la volupté était un bien, elle la désirerait ; car comment pourrait-elle désirer ce qu'elle a, puisque, se trouvant sans douleur, elle est dans la volupté ? [1,12] CHAPITRE XII. NOUVEL ESSAI POUR DÉMONTRER RATIONNELLEMENT QUE LE PLAISIR EST LE SOUVERAIN BIEN. Le plaisir tel que l'entend Épicure une fois défini, Torquatus s'efforce encore de prouver que c'est là la bien suprême. En effet, on ne peut concevoir et désirer un état supérieur à celui d'un homme qui n'aurait aucune douleur, n'éprouverait aucune crainte, jouirait à la fois du plaisir présent, passé, à venir. Au contraire, on ne peut concevoir et craindre un sort plus malheureux que celui d'un homme affligé à la fois de toutes les douleurs du corps et de toutes les peines de l'âme. Que la volupté soit le suprême bien, on peut aisément le démontrer. Supposons, par exemple, qu'un homme jouît continuellement de toutes sortes de voluptés, tant du corps que de l'esprit, sans qu'aucune douleur ni aucune crainte le troublât le moins du monde, pourrait-on s'imaginer un état plus heureux et plus désirable ? car il faudrait qu'un tel homme eût l'âme ferme, et qu'il ne craignit ni la mort ni la douleur : qu'il ne craignit point la mort, parce que c'est la privation de toute sensibilité ; qu'il ne craignît point la douleur, parce que, si elle dure longtemps, elle est légère, et que, si elle est grande, elle dure peu ; et qu'ainsi l'excès en est contre-balancé par le peu de durée, et la longueur par le peu de souffrance. A cela, si vous joignez que l'homme dont nous parlons ne se laisse point inquiéter par la crainte des dieux, et que même il sache jouir des voluptés passées en les rappelant sans cesse dans son souvenir, encore une fois, que pourrait-il y avoir à ajouter à un état si heureux ? Supposons, au contraire, un homme accablé de toutes sortes de douleurs d'esprit et de corps, sans espérer qu'elles puissent jamais diminuer, sans avoir jamais goûté aucun plaisir, et sans s'attendre à en avoir jamais aucun : pourra-ton jamais se figurer un état plus misérable ? Que si une vie remplie de douleurs est ce qu'il y a de plus à craindre, sans doute le plus grand des maux est de passer sa vie dans la douleur ; et, par là même raison, le plus grand des biens est de vivre dans la volupté. Notre esprit n'a rien autre chose ou il puisse s'arrêter comme à sa fin, que la volupté ; et toutes nos craintes, tous nos chagrins se rapportent à la douleur, sans que naturellement nous puissions être, ni sollicités à rien que par la volupté, ni détournés de rien que par la douleur. Enfin, la source de nos désirs et de nos craintes est dans la volupté ou dans la douleur ; et, d'après ce principe, il est clair que tout ce qu'on fait de plus louable et de plus honnête, se fait par rapport à la volupté. Comme donc, selon tous les philosophes, le plus grand des biens est ce qui ne se rapporte à aucune autre chose, et à quoi toutes choses se rapportent comme à leur fin, il faut nécessairement avouer que le souverain bien est de vivre avec volupté. [1,13] CHAPITRE XIII.LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. PREMIÈRE VERTU : LA SAGESSE Comme la médecine et tous les autres arts, l'art de la vie ou la sagesse a pour unique but de procurer à l'homme le plaisir. - Tandis que l'ignorance est une cause de trouble et de peine, la sagesse modère les passions et les fait servir au plus grand plaisir : de là son utilité, - Division des désirs en désirs naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires, ni naturels ni nécessaires. Ceux qui font consister le souverain bien dans la vertu, et qui, séduits par le seul éclat du nom, ne comprennent pas ce que la nature demande, se trouveraient délivrés d'une grande erreur s'ils voulaient croire Épicure. Pour vos vertus, qui sont si excellentes et si belles, qui pourrait les trouver belles et les désirer si elles ne produisaient pas la volupté ? Ce n'est point à cause de la médecine même qu'on estime la science de la médecine, mais à cause de la santé qu'elle procure ; et, dans un pilote, ce n'est point l'art de naviguer dont on fait cas, mais l'utilité qu'on en retire : il en est de même de la sagesse, qui est l'art de la vie ; si elle n'était bonne à rien, on n'en voudrait point ; on n'en veut que parce qu'elle nous procure l'acquisition et la jouissance de la volupté. Vous voyez de quelle nature est la volupté dont j'entends ici parler, afin qu'un mot qu'on prend souvent en mauvaise part ne discrédite point mes discours. L’ignorance de ce qui est bon ou mauvais est le principal inconvénient de la vie; et comme l'erreur où l'on est là-dessus prive souvent les hommes des plaisirs les plus sensibles, et les livre souvent aussi à des peines inconcevables, il n'y a que la sagesse qui, nous dépouillant de toutes sortes de mauvaises craintes et de mauvais désirs, et nous arrachant le bandeau des fausses opinions, puisse nous conduire sûrement à la volupté. Il n'y a que la sagesse qui bannisse le chagrin de notre esprit, qui nous empêche de nous abandonner à de mauvaises frayeurs, et qui, éteignant en nous par ses préceptes l'ardeur des désirs, puisse nous faire mener une vie tranquille : car les désirs sont insatiables, et non seulement ils perdent les particuliers, mais souvent ils ruinent les familles entières, et même les républiques. De là viennent les haines, les dissensions, les discordes, les séditions, les guerres. Et ce n'est point seulement au dehors que les cupidités agissent avec une impétuosité aveugle ; elles combattent les unes contre les autres au dedans de nous-mêmes, et elles ne sont jamais d'accord. Comme il serait donc impossible que la vie ne devint par là très amère, le sage seul, en retranchant en lui toute sorte de crainte frivole et d'erreur ; et en se renfermant dans les bornes de la nature, peut mener une vie exempte de crainte et de chagrin. En effet, quoi de plus utile et de plus propre à contribuer à la félicité de la vie, que la division qu'Épicure a faite des désirs : les uns naturels et nécessaires, les autres naturels, mais non nécessaires, et les autres ni naturels ni nécessaires ? On satisfait les nécessaires sans beaucoup de peine et sans beaucoup de dépense ; les naturels n'en demandent pas même beaucoup, parce que les choses dont la nature se contente sont aisées à acquérir, et ont leurs bornes, mais les cupidités inutiles n'en ont point. [1,14] CHAPITRE XIV. LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. SECONDE VERTU : LA TEMPÉRANCE. La tempérance, vertu essentielle dans la doctrine épicurienne, n'est pas l'ennemie du plaisir. Elle ne le modère parfois qu'afin de l'accroître. Si donc toute la vie des hommes est troublée par l'erreur et par l'ignorance, et si la sagesse seule peut nous exempter de la guerre des passions, nous délivrer de toute sorte de terreur, nous apprendre à supporter les injures de la fortune, et nous enseigner tous les chemins qui vont au repos et à la tranquillité, pourquoi ferons-nous difficulté de dire qu'il faut rechercher la sagesse à cause de la volupté, et qu'il faut éviter l'ignorance et la folie à cause des maux qu'elles entraînent avec elles ? Je dirai par la même raison qu'il ne faut point rechercher la tempérance pour elle-même, mais pour le calme qu'elle apporte dans les esprits, en les mettant dans une assiette douce et tranquille : car j'appelle tempérance cette vertu qui nous avertit qu'il faut suivre la raison dans les choses qui sont à rechercher ou à fuir. Et ce n'est pas assez qu'elle nous fasse juger ce qu'on doit faire ou ne pas faire ; il faut de plus savoir s'en tenir à ce qu'on a jugé. Mais combien y a-t-il de gens qui, ne pouvant demeurer fermes dans aucune résolution, et séduits par quelque apparence de volupté, se livrent de telle sorte à leurs passions, qu'ils s'y laissent emporter sans prendre garde à ce qui leur en peut arriver ! Et de là vient que, pour une volupté médiocre, peu nécessaire, et dont ils auraient pu se passer facilement, non seulement ils tombent dans de grandes maladies, dans l'infortune et dans l'opprobre, mais souvent même ils en sont punis par les lois. Mais ceux qui ne veulent de la volupté qu'autant qu'elle ne peut avoir de suites funestes, et qui sont assez fermes dans leur sentiment pour ne point se laisser emporter au plaisir dans les choses dont ils ont une fois jugé devoir s'abstenir, ceux-là trouvent une grande volupté en méprisant la volupté même. Ils savent aussi quelquefois souffrir une douleur médiocre, pour en éviter une plus grande ; d'où l'on voit que l'intempérance n'est point par elle-même à fuir et qu'aussi, lorsqu'on embrasse la tempérance, ce n'est point comme étant ennemie des voluptés, mais comme en promettant de plus grandes que celles dont elle prive. [1,15] CHAPITRE XV. LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. TROISIÈME VERTU : LE COURAGE Le courage ne peut avoir sa raison on lui-même : il consiste à ne laisser troubler son plaisir intérieur par nulle inquiétude et nulle crainte. Je dis à peu près la même chose de la force d'âme ; car ni l'exercice du travail ni la souffrance des douleurs ne sont à rechercher pour eux-mêmes, non plus que la patience, ni les soins ni les veilles, ni même la vertu active, objet des louanges, ni enfin le courage ; mais il n'est rien qu'on ne brave pour vivre ensuite sans inquiétude et sans crainte, et pour se délivrer, autant qu'il est possible, le corps et l'esprit de tout ce qui peut faire de la peine. Et comme la crainte de la mort trouble la tranquillité de la vie ; comme c'est un misérable état de succomber à la douleur, ou de la supporter avec faiblesse ; comme, par une semblable lâcheté, plusieurs ont abandonné leurs parents, leurs amis, leur patrie, et se sont enfin perdus eux-mêmes : ainsi, tout au contraire, un esprit ferme et élevé s'affranchit de toute idée pénible lorsqu'il méprise la mort qui remet tous les hommes dans l'état où ils étaient avant de naître ; lorsqu'il est préparé à la douleur, sachant que les extrêmes douleurs finissent bientôt par la mort, que si elles sont légères, elles comportent plusieurs intervalles de relâche, et que, pour les autres, selon que nous les trouvons tolérables ou non, nous sommes maîtres, ou de les supporter, ou de nous en délivrer en sortant de la vie comme d'un théâtre. Nous ne croyons donc point que ce soit pour elles-mêmes qu'on blâme la timidité et la faiblesse, ou qu'on loue l'intrépidité et la force ; mais on rejette les unes parce que la douleur en est inséparable, on estime les autres parce que la volupté les suit. [1,16] CHAPITRE XVI. LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. QUATRIÈME VERTU : LA JUSTICE, Les hommes justes ne sont tels que par intérêt : 1° parce qu'ils ne veulent pas encourir les châtiments sociaux; 2° parce qu'ils veulent obtenir l'estime et les honneurs. - Trouble de l'homme injuste. Bonheur du juste. - Union de toutes les vertus dans le plaisir, fin suprême. Il reste à parler de la justice, et nous aurons parlé de toutes les vertus. Mais ce qui a été dit des trois autres convient encore à celle-ci; et ce que j'ai déjà montré de la sagesse, de la tempérance et de la force d'âme, qu'elles étaient tellement jointes avec la volupté, qu'on ne les en pouvait séparer, il faut l'appliquer à la justice, qui non seulement ne nuit à personne, mais qui toujours donne confiance et calme les esprits, et par elle-même, et par cette espérance qu'on ne manquera d'aucune des choses qu'une nature non corrompue peut désirer. De même que l'imprudence, le désir passionné et la lâcheté sans cesse tourmentent l'âme, sans cesse l'agitent et y apportent le trouble; ainsi l'injustice, dès qu'elle réside dans l'esprit, par sa seule présence y met le trouble; et si, de plus, elle a formé quelque entreprise, l'eût-elle accomplie secrètement, elle ne peut prendre confiance et croire que la chose restera toujours secrète. Le méchant ne peut cacher ses actions : le soupçon, l'opinion publique, la renommée les poursuit; vient ensuite l'accusateur, le juge; plusieurs enfin, comme sous votre consulat, se dénoncent eux-mêmes. S'il y a des hommes assez puissants pour être en état de ne point craindre le châtiment des lois, ils ne laissent pas pour cela d'avoir peur des dieux ; et les soins qui les dévorent, les inquiétudes qui les déchirent nuit et jour, ils les regardent comme un supplice que les dieux immortels leur envoient. Ce qu'on pourrait donc retirer d'utilité ou de plaisir d'une mauvaise action, peut-il diminuer autant les maux et les peines de la vie, que la mauvaise action les augmente, soit par les reproches qu'on s'en fait, soit par la punition des lois qu'on appréhende, soit par la haine publique qu'on s'attire? Il est vrai qu'il y a des gens qui, au comble des biens, des honneurs et des dignités, environnés de plaisirs, loin de pouvoir assouvir leurs cupidités par une voie injuste, les sentent au contraire s'allumer davantage tous les jours ; mais ces gens-là ont plus besoin d'être enchaînés que d'être instruits. La véritable raison invite donc à la justice, à l'équité et à la fidélité tous les hommes d'un esprit sain. Et que ceux qui n'ont ni esprit ni ressources ne croient pas trouver leur intérêt dans l'injustice; il ne peut y avoir pour eux de succès, ou au moins de succès durables. Quant à ceux qui ont du génie ou de la fortune, leur intérêt est de faire le bien : de là naît l'estime publique, et, ce qui contribue le plus au repos de la vie, l'amour de nos semblables. Quelle raison de tels hommes auraient-ils donc d'être injustes ? Les désirs naturels sont faciles à contenter, sans faire tort à personne, et il ne faut pas se laisser aller aux autres, qui ne portent à rien de vraiment désirable; car on ne saurait faire d'injustice qu'on n'y perde plus qu'on n'y gagne. La justice n'est donc pas à rechercher pour elle-même, mais seulement pour l'avantage qu'on en retire. Il est agréable d'être aimé et estimé; de tout le monde, parce qu'alors la vie est plus sûre et plus douce. Ce n'est donc pas seulement pour éviter les inconvénients du dehors que nous croyons qu'il faut s'interdire l'injustice, mais principalement parce qu'elle ne laisse jamais respirer en paix ceux qui lui donnent entrée. Si les vertus mêmes, dont les autres philosophes ont l'habitude de faire sonner la louange si haut, ne peuvent avoir pour dernière fin que la volupté, et si la volupté est la seule qui nous appelle et qui nous attire naturellement à elle, il n'y a point de doute que la volupté ne soit le plus grand de tous les biens, et que par conséquent ce ne soit vivre heureux que de vivre dans la volupté. [1,17] CHAPITRE XVII. PLAISIRS DE L'ESPRIT ET PLAISIRS DU CORPS. Les plaisirs de l'esprit proviennent de ceux du corps ; mais ils sont plus grands et doivent être recherchés de préférence. - Les plaisirs du corps sont bornés au présent ; ceux de l'âme embrassent la passé et l'avenir. - Par les peines de l'âme, l'insensé ne peut pas ne pas être malheureux ; par les plaisirs de l’âme, le sage ne peut pas ne pas être heureux. J'expliquerai en peu de mots ce qui est inséparable de cette doctrine si juste et si vraie. Ce n'est point en établissant la volupté pour le plus grand des biens, et la douleur pour le plus grand des maux, qu'on se trompe ; c'est en ignorant quelles sont les choses qui peuvent véritablement procurer de la volupté, ou causer de la douleur. J'avoue cependant que les plaisirs et les peines de l'esprit viennent des plaisirs et des peines du corps, et je conviens de ce que vous disiez tantôt, que ceux d'entre nous qui pensent autrement, et qui sont en assez grand nombre, ne peuvent jamais soutenir leur opinion. Il est vrai que la volupté de l'esprit donne de la joie, et que la tristesse de l'esprit cause de la douleur ; mais elles viennent du corps, et c'est au corps qu'elles se rapportent : ce qui ne m'empêche pas de reconnaître que les voluptés et les peines de l'esprit sont plus grandes que celles du corps. Par le corps, en effet, nous ne pouvons avoir de sensation que des choses présentes ; par l'esprit nous sentons celles qui ne sont plus et celles qui seront. Quoique nous souffrions également de l'âme quand nous souffrons du corps, cependant ce peut être un grand surcroît de douleur si nous nous figurons, par exemple, qu'un mal éternel et infini nous menace. Et ce que je dis de la douleur, on peut l'appliquer à la volupté ; elle a bien plus de charmes quand l'esprit ne craint point qu'elle finisse. C'est là une preuve évidente qu'une extrême volupté ou une extrême douleur d'esprit contribue encore plus à rendre la vie heureuse ou misérable, que les mêmes impressions, si elles n'étaient que corporelles. Nous ne prétendons pas, au reste que, dès qu'on n'a plus de volupté, vient aussitôt le chagrin, à moins que par hasard la volupté ne cède la place à la douleur ; au contraire, nous regardons comme un motif de joie l'absence de la douleur, quand même cette absence ne serait suivie d'aucune volupté sensible ; et par là on peut juger quelle grande volupté c'est que de ne sentir aucune douleur. Mais, comme l'attente des biens que nous espérons nous donne de la joie, le souvenir de ceux dont nous avons joui ne nous rend pas moins heureux. Les fous se font un tourment des maux qui ne sont plus ; les sages, grâce à leur mémoire, se font un plaisir nouveau de leurs plaisirs passés. Or, il ne dépend que de nous d'ensevelir en quelque sorte dans un perpétuel oubli les choses fâcheuses, et de renouveler sans cesse les souvenirs agréables. Notre esprit, fixé attentivement sur le passé, peut faire renaître pour nous la douleur ou la joie. [1,18] CHAPITRE XVIII. ÉLOGE D’ÉPICURE Épicure a ouvert à tous une route facile et droite vers le bonheur - Tableau des misères de l'humanité avant la venue d'Épicure. O route du bonheur facile, directe, ouverte à tous ! Si le sort le plus désirable est de vivre sans douleur et sans chagrin, et de jouir des plus grands plaisirs du corps et de l'esprit, peut-on dire que nous ayons rien oublié ici de tout ce qui peut rendre la vie agréable et conduire au souverain bien que nous cherchons ? Cet homme que vous dites esclave de la volupté, Épicure vous crie qu'il n'est point de bonheur sans sagesse, honnêteté, vertu ; ni de sagesse, d'honnêteté, de vertu, sans bonheur. En effet, puisqu'il ne peut y avoir de calme dans une ville où il y a sédition, ni dans une maison dont les maîtres sont divisés, comment un esprit qui n'est pas d'accord avec lui-même peut-il jouir de quelque volupté qui soit pure ? Tant qu'il se trouvera agité de divers sentiments, il est impossible qu'il goûte le calme et le repos. Si les maladies du corps sont un obstacle à l'agrément de la vie, à combien plus forte raison les maladies de l'esprit seront-elles un tourment ? J'entends par là ces désirs effrénés et insatiables des richesses, de la domination et des voluptés sensuelles ; ajoutez-y les chagrins et les ennuis dont se laissent continuellement ronger ceux qui ne veulent pas concevoir qu'il ne faut jamais se tourmenter de ce qui n'est point une douleur du corps actuelle, ou de ce qui ne traîne point infailliblement une douleur à sa suite : et comptez le petit nombre de ceux que n'attaque pas quelqu'une de ces maladies, et qu'elle ne rend pas nécessairement malheureux. Vient ensuite la mort, que ces hommes voient, comme le rocher de Tantale, toujours pendre sur eux. Puis la superstition, qui ne laisse jamais en repos ceux qui en sont imbus. Ils ne savent ni se ressouvenir avec plaisir des biens qu'ils ont eus, ni jouir comme il faut de ceux qu'ils ont ; et ils tremblent à toute heure dans la crainte d'un avenir dont l'incertitude les tient dans de continuelles angoisses. Surtout quand ils viennent à s'apercevoir qu'ils ont travaillé inutilement pour acquérir des richesses, du pouvoir, de l'autorité et de la gloire, et que tous les plaisirs dont ils se proposaient de jouir, et qui leur ont coûté tant de peines, leur échappent sans retour, ils s'abandonnent alors à une entière désolation. On en voit d'autres d'un esprit pusillanime et étroit, qui toujours désespèrent de tout, ou qui sont méchants, envieux, difficiles à vivre, médisants, difformes ; d'autres, toujours en proie à des amours frivoles ; d'autres, turbulents, audacieux, injustes, emportés, et en même temps légers et intempérants, et dont l'esprit n'est jamais dans une même situation. De tels hommes ne cessent point de souffrir. Comme, parmi tant de fous, il n'y en a pas un qui connaisse le bonheur, il n'y a aussi aucun sage qui ne soit vraiment heureux. Et nous sommes mieux fondés que les stoïciens à le soutenir ; car il n'y a, disent-ils, de vrai bien que je ne sais quelle ombre qu'ils appellent l'honnête, nom plus beau que solide ; et ils prétendent que la vertu, avec cet appui, ne cherche aucun autre bien, et qu'elle se suffit à elle-même pour être heureuse. [1,19] CHAPITRE XIX. LE SAGE STOÏCIEN ET LE SAGE ÉPICURIEN. INUTILITÉ DE LA LOGIQUE STOÏCIENNE ET NÉCESSITÉ DE LA PHYSIQUE ÉPICURIENNE. Les épicuriens ne sont pas si éloignés qu'il le semble du stoïcisme. Points d'accord des deux doctrines. - Si Épicure a négligé la dialectique, à laquelle s'attachent les épicuriens et les académiciens, c'est qu'il l’a jugée peu utile au bonheur de la vie. - S'il accorde tant d'importance à la physique, c'est qu'elle fonde sa morale, en supprimant à la fois la crainte du caprice des dieux et de la nécessité des choses. Ce n'est pas que les stoïciens ne puissent avancer une pareille doctrine, non seulement sans que nous nous y opposions, mais même avec approbation de notre part : car voici quel est le sage, suivant Épicure. Le sage est borné dans ses désirs ; il méprise la mort ; il pense des dieux immortels ce qu'il en faut croire, mais sans aucune mauvaise frayeur ; et s'il faut sortir de la vie, il n'hésite pas. C'est'ainsi qu'il est toujours dans la volupté, parce qu'il n'y a aucun temps où il n'ait plus de voluptés que de douleurs. Il se souvient agréablement des choses passées ; il jouit des plaisirs présents, et mesure par la réflexion leur quantité et leur qualité ; il n'est pas comme suspendu aux futurs événements : il les attend avec calme ; comme il est très éloigné de tous les défauts et de toutes les erreurs dont nous venons de parler, il sent une volupté inconcevable quand il compare sa vie avec celle des fous ; et lorsqu'il lui survient des douleurs, il sait en faire la compensation, et il trouve qu'elles ne sont jamais si grandes qu'il n'ait toujours plus à jouir qu'à souffrir. Épicure dit encore très bien que la fortune a peu d'empire sur la vie du sage, qu'il n'y a point d'affaires si importantes qu'il ne puisse conduire par la raison et la réflexion, et qu'on ne peut éprouver une volupté plus grande dans toute l'infinité des temps que le sage dans le temps borné de sa vie. Quant à votre dialectique, il l'a regarde comme ne servant ni à vivre plus heureusement ni à mieux raisonner ; mais il a donné beaucoup d'importance à la physique. Par cette science, en effet, nous pouvons connaître le sens des mots, la nature du discours, les conséquences vraies ou fausses ; et d'autre part, instruits de la nature de toutes choses, nous sommes débarrassés de toute superstition, nous sommes délivrés de la crainte de la mort, nous ne sommes plus troublés par cette ignorance d'où naissent souvent d'horribles terreurs. La morale même ne peut que gagner à la connaissance de ce que demande la nature. Alors, dirigés par cette règle qui semble descendue du ciel et y rapportant tous nos jugements, aucun autre langage ne pourra nous convaincre. Au contraire, si nous n'avons pas la connaissance de la nature, nous ne pourrons jamais défendre les jugements des sens. Or, tout ce que nous apercevons par l'âme tire son origine des sens. Si leur rapport est fidèle, comme Épicure l'enseigne, on peut avoir une véritable perception de quelque chose ; au lieu que ceux qui disent que, par les sens, on ne peut avoir de véritable perception, et qui les récusent pour juges, sont incapables, une fois les sens mis à part, d'expliquer même ce qu'ils veulent dire. Enfin, sans l'étude et la science des choses de la nature, il n'y aurait rien sur quoi on pût fonder la conduite de la vie. C'est de là qu'on tire la fermeté d'esprit contre la peur de la mort et contre la superstition : en pénétrant dans les secrets de la nature, ou parvient à avoir l'esprit tranquille ; en approfondissant bien ce que c'est que les passions, on devient modéré : enfin, comme je l'ai démontré naguère, on arrive à posséder la règle de la connaissance qui donne la rectitude au jugement et apprend à distinguer le vrai du faux. [1,20] CHAPITRE XX. THÉORIES ÉPICURIENNES DE L'AMITIÉ. Importance de l'amitié dans la doctrine épicurienne. 1° THÉORIE D'ÉPICURE. L'amitié est intéressée, et on n'aime que soi en autrui. 2° THÉORIE DES ÉPICURIENS RÉCENTS. L’amitié devient à la longue désintéressée, et on finit par aimer son ami pour lui-même. 3° THÉORIE D'AUTRES ÉPICURIENS. Il se forme entre les amis une sorte de pacte tacite par lequel ils s'engagent à s'aimer l'un l'autre non moins que chacun d'eux s'aime lui-même. Il me reste maintenant à parler d'une chose qui appartient nécessairement à la question que nous traitons ; c'est l'amitié, qui, selon vous, est anéantie, s'il est vrai que la volupté soit le plus grand des biens. Mais, loin qu'Épicure donne aucune atteinte à l'amitié, il a dit au contraire que, "de tout ce que la sagesse peut acquérir pour rendre la vie heureuse, l'amitié est ce qu'il y a de plus excellent, de plus fécond, de plus avantageux." Ce qu'il a enseigné par ses discours, il l'a confirmé par sa vie et par ses moeurs et on appréciera mieux ce mérite, si l'on se souvient des anciennes fables, où, en remontant d'Oreste jusqu'à Thésée, on trouve à peine trois couples d'amis. Quelle nombreuse troupe d'amis, étroitement liés l'un à l'autre, Épicure n'avait-il point rassemblés dans une seule maison de peu d'étendue ! Tous les épicuriens ne suivent-ils pas encore son exemple ? Mais revenons à notre sujet ; ce ne sont point les hommes dont nous avons à parler. Dans la discussion sur l'amitié, je trouve parmi les nôtres trois opinions différentes. Quelques-uns nient que les voluptés qui regardent nos amis soient pour nous à rechercher par elles-mêmes, comme celles qui nous regardent. L'amitié semble un peu ébranlée par ce système ; mais on peut soutenir cette opinion, et, suivant moi, la réponse est facile. L'amitié, disent-ils, aussi bien que les vertus, est inséparable de la volupté. La vie d'un homme seul et sans amis étant exposée à des dangers, à des alarmes continuelles, la raison même nous porte à nous faire des amis ; et dès qu'on est parvenu à se les procurer, l'esprit tranquille et rassuré ne peut plus renoncer à l'espoir d'en retirer quelque volupté. Or, de même que les marques de mépris sont entièrement contraires à la volupté, de même rien n'est plus propre à procurer la volupté et à l'entretenir qu'une amitié réciproque, qui non seulement est d'un commerce délicieux dans le présent même, mais qui nous donne lieu aussi de nous en promettre de grands secours dans la suite. Comme il est donc impossible de mener une vie véritablement heureuse sans l'amitié, et d'entretenir longtemps l'amitié si nous n'aimons nos amis comme nous-mêmes, alors il arrive qu'on aime ses amis de cette sorte, et que l'amitié se joignant ainsi à la volupté, on ne sent pas moins de joie ou de peine que son ami de tout ce qui lui arrive d'agréable ou de fâcheux. Ainsi un homme sage aura toujours les mêmes sentiments pour les intérêts de ses amis que pour les siens propres ; et tout ce qu'il ferait pour se procurer à lui-même du plaisir, il le fera avec joie pour en procurer à son ami. Voilà comment ce que nous avons dit, que la volupté est inséparable de la vertu, doit s'entendre aussi de l'amitié ; et "la même connaissance, dit Épicure, qui nous a rendus fermes contre l'appréhension d'un mal perpétuel ou de longue durée, nous a fait voir que, dans ce temps borné de la vie, l'amitié est la secours le plus sûr qu'on puisse posséder." Il y a d'autres épicuriens qui, craignant trop vos reproches, et appréhendant que ce ne soit porter atteinte à l'amitié, de dire qu'elle n'est à rechercher qu'à cause de la volupté, font une distinction ingénieuse. Ils demeurent bien d'accord que c'est la volupté qui fait les premières liaisons de l'amitié : mais, disent-ils, quand l'usage les a rendues plus étroites et plus intimes, l'amitié seule agit et se fait sentir ; alors, indépendamment de toute sorte d'utilité, l’on chérit ses amis uniquement pour eux-mêmes. En effet, si les maisons, les temples, les villes, les lieux d'exercices, la campagne, les chiens, les chevaux, les divertissements, vous deviennent chers par l'habitude qu'on prend de s'exercer ou de chasser, combien plus facilement et plus justement l'habitude produira-t-elle le même effet à l'égard des hommes ! Enfin, le troisième sentiment de quelques-uns des nôtres sur l'amitié, est qu'il se forme entre les sages une sorte de pacte qui les engage à n'aimer pas moins leurs amis qu'eux-mêmes ; ce que nous comprenons aisément, puisqu'il est facile de se convaincre, par de nombreux exemples, qu'au fond rien n'est plus propre à rendre la vie agréable qu'une parfaite liaison d'amitié. Par tant de raisons. On peut juger que, bien loin de détruire l'amitié en mettant le souverain bien dans la volupté, il serait même impossible, sans cela d'établir aucune liaison d'amitié entre les hommes. [1,21] CHAPITRE XXI. Conclusion. Clarté de la doctrine d'Épicure. - Si Épicure paraît peu savant à Cicéron, il possédait du moins la seule science vraiment utile, la science du bonheur. Si les principes que je viens de développer sont plus clairs et plus lumineux que le soleil même ; s'ils sont puisés à la source de la nature ; s'ils sont confirmés par le témoignage infaillible des sens ; si les enfants, si les bêtes mêmes, dont le jugement ne peut être corrompu ni altéré, nous crient, par la voix de la nature, que rien ne peut rendre heureux que la volupté, et que rien ne peut rendre malheureux que la douleur, quelles actions de grâces ne devons-nous pas à celui qui, sensible à cette voix, a si bien entendu et pénétré tout ce qu'elle veut dire, qu'il a mis tous les sages dans le chemin d'une vie heureuse et tranquille ? Si même Épicure vous paraît peu savant, c'est qu'il a cru qu'il n'y avait de science utile que celle qui apprend à pouvoir vivre heureusement. Aurait-il voulu employer le temps comme nous avons fait, Triarius et moi, par votre conseil, et feuilleter les poètes, dans lesquels on ne trouve que des amusements d'enfant et rien de solide ? ou se serait-il épuisé, comme Platon, à étudier la musique, la géométrie, les nombres, et le cours des astres ; sciences qui, étant toutes fondées sur des principes faux, ne peuvent jamais nous conduire à la vérité, et qui, nous y conduiraient-elles, ne pourraient rendre la vie ni meilleure ni plus agréable ? Se serait-il attaché à tous ces arts, pour délaisser l'art de vivre, art si grand, si laborieux, si fructueux ? Non, Épicure n'était point ignorant, mais ceux-là le sont qui croient devoir apprendre jusqu'en leur vieillesse des choses qu'il est honteux aux enfants de ne pas avoir apprises. Je viens, dit Torquatus en finissant, d'exposer mon opinion, et je n'ai eu d’autre intention que de provoquer votre jugement. Jamais, jusqu'à présent, je n'avais trouvé l'occasion de parler sur ce point avec autant de liberté.