[2,0] LIVRE DEUX. [2,1] A QUINTUS. Rome, décembre. Ce matin, je vous avais écrit : mais ce soir, après la séance du sénat, je reçois la visite de Licinius, et je profite de l'occasion qu'il m'offre obligeamment, pour vous rendre compte de ce qui s'est passé. L'assemblée était plus nombreuse que je ne m'y serais attendu au mois de décembre et après les fêtes. En consulaires présents, il y avait avec moi, outre les deux désignés, P. Servilius, Lucullus, Lépidus, Volcatius et Glabrion, préteurs. En tout, nous n'étions pas moins de deux cents. L'attention générale était vivement excitée par ce que devait dire Lupus. Il a parlé du partage des terres de Campanie, et fort bien traité la question. On l'a écouté dans le plus grand silence. Vous connaissez cette affaire. Rien de ce que j'ai fait n'a été omis dans son discours. Lupus a été assez piquant pour César, outrageant pour Gellius, et s'est répandu en plaintes sur l'absence de Pompée. Il n'a conclu que fort tard, déclarant qu'il ne recueillerait pas les voix, pour que je n'eusse pas à souffrir de l'aigreur de la discussion. Il suffisait, dit-il, de rapprocher le silence présent de la violence des débats antérieurs, pour voir clairement dans quel sentiment était le sénat. Là-dessus, il allait congédier l'assemblée, quand Marcellinus lui dit : "Lupus, il ne faut interpréter le silence que nous gardons aujourd'hui ni dans un sens, ni dans un autre. Si je me tais, moi (et je crois pouvoir en dire autant de tous), c'est que je ne crois pas qu'il y ait convenance à traiter l'affaire de Campanie en l'absence de Pompée." Là-dessus, Lupus a répété qu'il ne retenait plus le sénat. — Mais Racillius s'est levé, et a commencé son rapport sur l'affaire des jugements. Il a été aux voix en commençant par Marcellinus. Celui-ci a dit d'abord qu'il était déplorable que l'on fût exposé à être incendié, égorgé, lapidé par un Clodius; puis il a proposé de faire tirer au sort les juges par le prêteur de la ville, de n'ouvrir les comices qu'après le tirage, et de déclarer ennemi public quiconque entraverait le cours delà justice. Cette opinion, fort bien accueillie, eut pour adversaires C. Caton et aussi Cassius, qui s'attira une explosion de murmures en voulant faire passer les comices avant la formation des tribunaux. Philippe fut de l'avis de Marcellinus. — Arrivant aux dispositions qui concernent les simples citoyens, Racillius m'interpella le premier. Je parlai longtemps des fureurs et du brigandage de l'armée de Clodius; je l'ai mis sur la sellette, lançant contre lui une accusation en forme au milieu des murmures approbateurs du sénat tout entier. Vétus Antistius, qui prit ensuite la parole, a rendu largement hommage à mon discours, et, je vous l'assure, en homme de talent. Il a appuyé la priorité pour un tribunal qu'il tient par-dessus tout à voir constitué. La mesure allait être adoptée. Mais le tour de Clodius est venu, et il nous a tenus le reste du jour. Il fallait voir sa rage contre Racillius, qui s'était moqué de lui impitoyablement, et le plus finement du monde. Tout a coup, du portique et des degrés, une clameur s'élève. C'était la bande de Clodius, qui en voulait, je crois, à Q. Sextilius et aux amis de Milon. On prend l'alarme ; on s'indigne, mais on se sépare. Tout cela s'est passé dans une séance. La suite de la délibération ne viendra, je pense, qu'au mois de janvier. Il n'y a pas un tribun du peuple qui approche de Racillius. Antistius aussi se prononce pour moi. Quant à Plancius, il est tout à nous. Songez que vous vous embarquez en décembre ; et, si vous m'aimez, prenez bien vos précautions. [2,2] A QUINTUS. Rome, 19 janvier. Je dicte aujourd'hui au lieu d'écrire moi-même, selon mon habitude. Ce ne sont pas mes occupations, fort pressantes toutefois, c'est un petit mal d'yeux qui m'y force. Je commencerai par me justifier d'un tort dont je vous accuse : je vous dirai que personne ne m'a encore demandé mes commissions pour la Sardaigne; tandis que, si je ne me trompe, vous ne manquez pas de gens qui vous demandent les vôtres pour Rome. D'après ce que vous m'avez écrit, j'ai causé avec Cincius de votre créance sur Lentulus et Sextius. L'affaire, qu'on la prenne comme on voudra, n'est pas des plus faciles. Il faut, en vérité, que le sol de Sardaigne ait une vertu remémorative. Gracchus ne se ressouvint qu'après son arrivée dans cette province de la faute qu'il avait faite comme augure, lorsqu'il tenait les comices consulaires au Champ de Mars. C'est en Sardaigne aussi que, n'ayant rien à faire, vous vous rappelez tout à coup le plan de Minucius et les comptes de Pomponius. Je n'ai encore rien acheté. La vente de Culléon est faite. Point d'offre pour Tusculum. S'il s'en présentait de très avantageuses, je crois que je me déciderais. — Je ne cesse de presser Cyrus pour vos constructions. J'espère qu'il tiendra parole. Mais rien ne marche, tant on craint d'avoir un furieux pour édile. Il paraît que les comices vont s'ouvrir. Ils sont fixés au 11 des kalendes de février. Ne vous en inquiétez pas, mes précautions sont prises. — Le sénat a décrété que le roi d'Égypte serait rétabli, mais en exprimant qu'une intervention armée serait un danger pour la république. Restait à désigner le chef de l'entreprise; on hésitait entre Pompée et Lentulus; et Lentulus paraissait l'emporter. J'ai fait à merveille, dans ce débat, la part de ce que je dois à Lentulus, sans contrarier ouvertement Pompée. Mais les chicanes des ennemis de Lentulus ont fait traîner la décision en longueur. Puis sont venues les journées comitiales et plus d'assemblée du sénat. A quoi aboutira le brigandage des tribuns, je ne suis pas devin pour le prédire; mais je soupçonne que Caninius emportera la résolution de vive force. Le but de Pompée m'échappe, je l'avoue. Quant à ce que veulent ses amis, cela saute aux yeux. Les créanciers du roi répandent ouvertement l'argent contre Lentulus ; et il a perdu de ses chances, c'est incontestable ; j'en suis très affligé, malgré plus d'un motif que j'aurais de lui en vouloir, si je le pouvais. — Terminez vos affaires; prenez bien votre temps et vos sûretés pour le départ, et venez me joindre le plus tôt possible. Je ne saurais dire à quel point vous me faites faute de toutes manières et à chaque instant. Tout va bien chez vous et chez moi. [2,3] A QUINTUS. Rome, 15 février. Vous avez reçu par moi le commencement des nouvelles. En voici la suite. Le jour des calendes de février, on a ajourné aux ides l'affaire des légations, qui n'est pas encore terminée. Le 4 des nones, Milon s'est présenté, et, avec lui, Pompée. Marcellus prit la parole, sur mon invitation. Tout se passa bien pour nous. L'affaire fut remise au huitième jour avant les ides. Celle des légations ayant été également renvoyée au même jour, on s'est occupé des provinces pour les questeurs et du règlement d'état des préteurs. Mais à chaque instant les doléances politiques se mettaient de la partie, et l'on n'a rien fini. C. Caton a proposé une loi pour ôter le commandement à Lentulus. Le fils de Lentulus a pris le deuil. — Le 8 avant les ides, Milon comparut. Pompée parla, ou plutôt voulut parler; car dès qu'il se leva, la bande de Clodius fit tapage; et durant tout son discours, ce fut un concert de vociférations et d'injures. Après qu'il eut conclu (car il faut le dire à sa louange, il a tenu bon jusqu'à la fin, dit tout ce qu'il avait à dire, commandant parfois le silence avec autorité), après donc qu'il eut conclu, Clodius se leva à son tour. Mais alors les nôtres firent un tel bruit, par représailles, que notre homme en perdit les idées, la voix, la couleur. Cette scène a duré, depuis la sixième heure que Pompée cessa de parler, jusqu'à la huitième. Les injures et les vers obscènes sur Clodius et Clodia ne furent pas épargnés. Hors de lui et tout pâle, il lançait aux siens ces apostrophes au milieu du tumulte : Qui est-ce qui affame le peuple? Et ces honnêtes gens de répondre : Pompée. Qui est-ce qui veut se faire envoyer à Alexandrie? Pompée. Qui faut-il y envoyer? Crassus. Crassus était la, rien moins qu'amicalement disposé pour Milon. Vers la neuvième heure, et comme à un signal donné, voilà les Clodiens qui se mettent à cracher sur les nôtres. Nous perdons patience. Ils font un mouvement pour nous expulser; mais les nôtres les chargent et les mettent en fuite. Clodius est précipité de la tribune. Moi, je m'esquive, de crainte d'accident. Le sénat se rend à la curie. Mais Pompée resta chez lui. Je ne crus pas non plus devoir paraître à la réunion, pour ne pas me trouver dans l'alternative, ou de rester muet en présence de tels désordres, ou, comme Pompée avait contre lui Bibulus, Curion, Favonius et Servilius le fils, de m'exposer à l'animadversion des gens de bien en prenant sur moi de le défendre. La délibération fut remise d'abord au jour suivant. Mais Clodius l'a fait renvoyer aux quirinales. — Le 6 avant les ides, le sénat s'assembla dans le temple d'Apollon, afin que Pompée pût y assister. Il parla avec dignité. Mais il n'y eut rien de fait. Le lendemain, le sénat, réuni dans le même temple, déclara que ce qui s'était passé le 8 était un attentat contre la république. Ce jour-là, Caton fit contre Pompée une sortie véhémente, une sorte d'accusation formelle d'un bout à l'autre. Quant a moi, il me loua beaucoup, bien contre mon gré. Dans un moment où il taxait Pompée de perfidie à mon égard, il se fit un silence très malveillant. Pompée répliqua avec énergie, fit le portrait de Crassus, et dit tout haut qu'il se garderait, lui, mieux que n'avait fait Scipion l'Africain, qui s'était laissé assassiner par Carbon.— De grands événements, je crois, se préparent. Pompée se persuade, il me l'a dit lui-même, que l'on en veut à sa vie ; que c'est Crassus qui pousse C. Caton et qui fournit de l'argent à Clodius; qu'il s'entend, pour les soutenir tous deux, avec Curion, Bibulus et ses autres ennemis; qu'enfin il est temps d'aviser sérieusement à sa propre sûreté, en présence de la population du forum qui lui échappe, de la noblesse qui lui tourne le dos, d'un sénat prévenu, et d'une jeunesse ardente à mal faire. Aussi prend-il ses mesures, appelant à lui les gens de la campagne. De son côté, Clodius rallie sa troupe et finit ses dispositions pour les quirinales. Jusqu'à présent, nous avons de beaucoup l'avantage du nombre. Nous attendons encore de la Gaule et du Picénum des recrues considérables; et nous serons en force, quand les projets de loi de Caton contre Milon et Lentulus seront portées devant le peuple. — Le quatrième jour avant les ides de février, Sextius fut accusé de brigue par Cn. Nérius de la tribu Pupinia, et simultanément de violence par un certain M. Tullius. Il était malade. Aussitôt, comme je le devais, j'allai le voir, et me mis a sa disposition. On ne s'attendait pas à cette démarche de ma part. On me croyait des griefs contre lui : si bien que je passe aujourd'hui à ses yeux et aux yeux de tous, pour le meilleur et le plus généreux des hommes. Je ne reculerai pas. Marius a fait sa déposition devant Cn. Lentulus Vatia et C. Cornélius, désignés d'office. Un décret du sénat du même jour porte que toutes les associations et tous les rassemblements aient à se dissoudre; et qu'il sera pourvu par une loi, à l'égard des réfractaires, à l'application des peines, comme pour fait de violence. — Le troisième jour avant les ides de février, je plaidai pour Bestia dans une accusation de brigue, devant le préteur Cn. Domitius; c'était en plein forum, et l'assemblée était nombreuse. Je trouvai l'occasion de placer un mot pour Sextius dans mon discours : je rappelai que, couvert de blessures dans le temple de Castor, il n'avait dû la vie qu'au secours de Bestia. C'était prévenir d'avance favorablement les esprits pour Sextius; et mes justes éloges ont été accueillis par d'unanimes applaudissements. Sextius a été très sensible à ce procédé. Je vous rapporte ces détails, parce que vous m'avez souvent recommandé de conserver de bons rapports avec lui. — Je vous écris la veille des ides de février, avant le jour. Ce soir, je suis du festin de noces de Pomponius. Ma position est, du reste, comme je n'osais m'en flatter, malgré vos assurances, tout à fait digne et satisfaisante. C'est, mon cher frère, grâce à votre prudence, à votre longanimité, a votre courage, à votre tendresse pour moi, à la séduction de vos manières, que nous avons tous deux repris cette attitude. On a loué pour vous la maison de Lucinius, prés des bosquets de Pison. Mais dans les premiers jours de juillet, vous pourrez, je pense, vous installer dans la vôtre. Les Lamia, qui ont loué votre maison des Carènes, sont de très commodes locataires. Je n'ai reçu aucune lettre de vous depuis celle d'Orbie. Que faites-vous? comment passez-vous le temps? mais surtout quand vous reverrai-je? Soignez-vous, mon cher frère ; et quoique nous soyons en hiver, n'oubliez pas que vous êtes dans cette vilaine Sardaigne. [2,4] A QUlNTUS. Rome, mars. Notre Sextius a été absous le cinquième jour des ides de Mars, et, chose importante pour la république, dans une pareille cause, absous sans division. Vous aviez craint de voir les malveillants me taxer d'ingratitude, si je n'avais pas pour cet esprit de travers toute la condescendance possible. Eh bien! sachez que j'ai maintenant la réputation de l'homme le plus reconnaissant qu'il y ait au monde. En défendant un homme de ce caractère, j'ai, certes, bien mérité de lui. Mais ce qui a porté sa satisfaction au comble, c'est que j'ai mis sous mes pieds son adversaire Vatinius, avec l'applaudissement des dieux et des hommes. Bien plus, notre ami Paulus, qui était venu comme témoin à charge, s'est proposé résolument pour accuser Vatinius, au cas ou Licinius Macer hésiterait à se présenter. Et Macer, se levant du banc de Sextius, a protesté qu'il ne manquerait pas à l'appel. Que vous dirai-je? L'insolent, l'effronté Vatinius s'est retiré confondu et humilié. — Votre cher petit Quintus est un charmant garçon ; ses études vont à merveille. Je vois ses progrès, maintenant que Tyrannion lui donne leçon chez moi. Nos constructions se poursuivent rapidement. J'ai fait payer moitié à votre entrepreneur. Avant l'hiver, nous serons, j'espère, sous le même toit. Je suis enfin d'accord du moins je m'en flatte, avec Crassipès, pour le mariage de ma chère Tullie qui vous aime de tout son coeur. Il y a, après les fêtes latines, deux jours qu'on regarde comme sacrés; tout a été convenu, comme le dernier jour de ces fêtes expirait. [2,5] L'avantage dont vous parlez ne m'émeut que très modérément. Il sera bien venu s'il se présente; mais je ne me remuerai certes pas pour le faire naître. Je bâtis dans trois endroits différents, et je remets à neuf tout ce que j'ai ailleurs. J'ai un peu augmenté mon train de vie. Je voudrais vous avoir ici, pour cesser de m'occuper d'ouvriers. Mais nous pourrons bientôt, j'espère, raisonner de tout cela ensemble. — Voici la situation à Rome. Lentulus est un consul excellent ; son collègue le laisse faire; il est si bon, dis-je, que je n'en ai jamais vu de meilleur; il a retranché les jours préparatoires des comices. Il fait recommencer les fériés latines, et cependant les supplications ne manquent pas. C'est un moyen de parer à des lois détestables, celles de Caton notamment. A propos de Caton, notre Milon vient de lui jouer un bon tour. Ce grand protecteur des gladiateurs et des bestiaires avait acheté de Cosconius et de Pomponius un certain nombre de ces derniers, qui l'escortaient en public tout armés. Mais il n'avait pas de quoi les nourrir; aussi n'en était-il maître qu'à peine. Milon s'en douta. Il s'adresse à un étranger, comme moins suspect d'intelligence avec lui, et lui donne mission d'acheter à Caton toute sa séquelle. La marchandise livrée, Rucilius, le seul tribun du peuple qui soit des noires, livre l'affaire en public, déclarant, comme on en était convenu, que l'achat a été fait pour son compte; et il fait afficher qu'il va remettre en vente toute la maison de Caton. Cette affiche a fait bien rire. Lentulus a donc coupé court à cette fabrication de lois de Caton, et à toutes ces propositions monstrueuses sur César, auxquelles personne ne disait mot. Caninius est bien refroidi pour Pompée. Il a trouvé trop peu de faveur. On blâme même Pompée de sa conduite avec Lentulus, son ami. Et certes, ce n'est plus le même homme. L'affaire de Milon l'a mis assez mal avec la canaille; et les honnêtes gens lui donnent tort de ce qu'il fait et de ce qu'il ne fait pas. J'en veux cependant à Marcellinus de le traiter si rudement. Le sénat n'en est pas fâché; raison de plus pour moi de me tenir éloigné du sénat et du gouvernement. Dans les causes privées, je suis toujours ce que j'étais. Ma maison n'a jamais été plus fréquentée. Je n'ai eu qu'un désagrement dans l'affaire de Clodius, et cela par l'étourderie de Milon. J'aurais voulu qu'on choisît pour l'accusation un autre moment, et des hommes plus forts pour porter la parole. Trois voix infâme sont fait manquer la condamnation. Mais la vindicte publique la réclame ; on y reviendra. L'opinion est par trop révoltée. Son arrêt a tenu à si peu, même avec des juges a lui, que d'avance on peut être sur qu'il n'échappera point. Le discrédit de Pompée nous a nui dans cette circonstance. Au .sénat, il y avait majorité pour l'acquittement; les chevaliers étaient partagés ; les tribuns du trésor voulaient punir. Ce qui me console, c'est que je vois chaque jour condamner quelqu'un de mes ennemis. Servius, par exemple, vient d'avoir un rude échec, à ma grande satisfaction. On tombe également sur les autres. C. Caton a menacé à la tribune d'empêcher la tenue des comices, si l'on retranchait les jours où il peut parler au peuple, Appius n'est pas encore revenu d'auprès de César. — J'attends une lettre de vous avec impatience. La mer, je le sais, est encore fermée. Plusieurs voyageurs sont cependant, dit-on, arrivés d'Olbie, ne tarissant pas sur votre éloge et sur la réputation que vous vous êtes faite dans la province. Ils annoncent votre arrivée par le premier navire. Puissent-ils dire vrai! On ne peut vous désirer plus vivement que je ne vous désire. Mais auparavant je veux avoir de vos lettres. Adieu mon cher frère. [2,6] A QUINTUS. Rome, avril. Je vous ai écrit dernièrement que notre chère Tullie avait été fiancée à Crassipès la veille des nones d'avril. Ma lettre contenait aussi quelques détails d'affaires publiques et privées. Voici les nouvelles postérieures. Le sénat a décrété, le jour des nones d'avril, qu'une somme de cent mille sesterces serait mise à la disposition de Pompée pour acheter des blés. Le même jour, il y eut au sénat un débat violent sur les terres de Campanie. On y cria presque autant qu'au forum. Ce qui aigrissait les esprits, était la rareté de l'argent et la cherté des subsistances. — Il y a encore (je ne vous fais grâce de rien) l'aventure de Furius Flaccus, chevalier romain, très mauvais sujet que les corporations Capitoline et Mercuriale ont toutes deux évincé de leur collège, lui présent, et malgré toutes ses génuflexions. Les des ides d'avril, j'ai donné à Crassipès le souper des fiançailles. Votre bon petit Quintus, qui est mon enfant aussi, avait éprouvé un léger malaise ; il n'a point été de la fête. J'allai le voir le surlendemain, et le trouvai tout a fait remis. Il a beaucoup causé, et de la manière la plus aimable, des querelles de nos femmes. Il faut le dire : c'est le plus charmant enfant, Pomponia, se plaint encore de vous. Je vous en parlerai a notre première rencontre. — Je suis allé, en quittant votre fils, visiter le terrain de vos constructions. Il y avait beaucoup de monde à l'ouvrage. J'ai pressé Longilius, votre entrepreneur, qui m'a juré que nous aurions lieu d'être contents de lui. La maison sera fort belle. On peut mieux en juger aujourd'hui que sur le plan. La mienne aussi avance beaucoup. Je soupai ce jour-là chez Crassipès. En sortant de table, j'allai en litière rendre visite à Pompée dans ses jardins. Je n'ai pu rejoindre Luccéius, qui était absent. Je tenais à le voir, parce que le lendemain je devais quitter Rome, et qu'il allait partir pour la Sardaigne. Enfin, je le rencontrai, et je lui demandai en grâce de vous rendre promptement à nous. « Sur-le-champ, « m'a-t-il répondu. Il partira, dit-il, le troisième des ides d'avril, et s'embarquera à Labron ou à Pise. Vous, mon cher frère, aussitôt après son arrivée, tenez-vous prêt à vous mettre en mer ; mais choisissez un temps propice. [2,7] A QUINTUS. Antium, avril. Aujourd'hui, troisième des ides d'avril, je vous écris avant le jour et déjà en chemin : car je veux arriver dans la journée à Anagni chez T. Titus, ou je m'arrêterai. Je coucherai demain à Latérium. De là j'irai à Arpinum, ou je passerai cinq jours ; puis à Pompéi. A mon retour, je ne ferai que donner en passant un coup d'oeil à ma maison de Cumes; car je veux être à Rome la veille des nones; l'audience de Milon devant s'ouvrir le lendemain. J'espère bien, mon cher et très aimable frère, vous voir aussi ce jour-là. J'ai cru devoir suspendre les travaux d'Arcanum jusqu'à votre arrivée. Portez-vous bien, mon cher frère, et venez au plus vite. [2,8] A QUINTUS. Rome, juin. Lettre charmante! Comme elle s'est fait attendre ! quelle impatience d'abord, puis quelles transes elle m'a causées ! Savez-vous bien que c'est la première que je reçois depuis celle qu'un matelot m'a remise, datée d'Ostie? Oui, il faut remettre à causer de tout, quand nous nous verrons. Voici cependant ce que je ne veux pas différer de vous dire. Le jour des ides de mai, le sénat a été divin. Il a refusé les supplications à Gabinius. L'assemblée était nombreuse. Procilius proteste que cela ne s'est jamais fait. Au dehors, grands applaudissements. Quant à moi, j'en suis charmé, d'autant plus que la résolution, qui est unanime, a été prise en mon absence, sans que j'aie eu à exprimer un avis pour ou contre,. J'étais à Antium. — L'affaire des terres de Campanie, qui devait être finie le jour des ides et le suivant, ne l'est pas encore, J'ai bien de la peine à avoir un avis a moi sur cette question. Allons, en voilà plus que je ne voulais. Au revoir donc, mon cher et excellent frère; santé et prompt retour. Savez-vous ce que demandent nos enfants? Si on soupera à votre arrivée. [2,9] A QUINTUS. Rome, mai. Cet ouvrage vous a plu, je m'en doutais un peu. Mais qu'il vous ait plu au point que vous le dites, c'est un vrai bonheur pour moi. Pensez à Uranie, dites-vous; n'oubliez pas le discours de Jupiter à la lin du livre. Non, je ne l'oublie pas. En écrivant ces vers, c'est moi que j'avais en vue avant tout autre. — Le lendemain de votre départ, je suis allé chez Pompée avec Vibullius. La soirée était très avancée. Je lui a parlé de ces ouvrages et de ces inscriptions. Sa réponse a été très obligeante, et me donne grand espoir. Il me dit qu'il en parlerait à Crassus, et m'engagea à en faire autant de mon côté. Je me suis donc mis du cortège de Crassus, à la sortie du sénat, et je l'ai reconduit jusque chez lui. Il prend en main l'affaire. Il y a, dit-il, une chose que Clodius veut obtenir par son canal et celui de Pompée. Et probablement, si je veux n'y pas faire obstacle, j'aurai bon marché de ce que je désire. J'ai donné les mains à tout, et je m'en suis remis à lui. Le jeune Crassus était là. Vous savez qu'il est fort mon ami. Ce que veut Clodius, c'est une légation quelconque. S'il ne peut en obtenir une officielle du sénat ou du peuple, il veut une légation libre, soit pour Byzance, soit près de Brogitarus, ou bien les deux ensemble. Ce serait une véritable mine d'or pour lui. Je m'en embarrasse assez peu, dût mon affaire n'en pas mieux aller. Pompée cependant a parlé à Crassus. Ils paraissent tout disposés. Si je réussis, tant mieux ; sinon, j'en reviens à mon Jupiter. — Le 3 des ides de mai, on a adopté un sénatus-consulte contre la brigue, sur la proposition d'Afranius. C'est le même que j'avais mis en avant quand vous étiez ici. Mais les consuls ont fait grandement gémir le sénat en refusant de mettre aux voix un article additionnel proposé en haine d'Afranius, et d'après lequel la franchise des préteurs n'aurait commencé que soixante jours après l'élection. Le même jour, Caton a été repoussé, complètement repoussé (pour Vatinius). Que vous dirai-je? Ils sont les maîtres, et ils veulent qu'on le sache. [2,10] A QUINTUS. Pouzzol, mai. Vous, craindre de m'importuner ! D'abord, puisque nous en sommes sur ce point, qu'appelez-vous importuner? Est-ce qu'Atéius vous importune? Vraiment, je suis tenté de croire que vous me donnez là une leçon, parce que je n'ai pas, moi, cette espèce de discrétion à votre égard. Eh! interpellez, interrompez, apostrophez, controversez; je le demande. C'est tout plaisir pour moi. Que je meure, si jamais cerveau touché par les Muses fut plus empressé de lire ses vers nouveaux-nés, que je ne le suis de jouir de votre conversation sur quelque sujet que ce soit, affaires d'État, affaires domestiques, nouvelles de ville ou de campagne : j'aurais dû, en partant, vous enlever de vive force; une sotte réserve m'a retenu : vous objectiez des raisons auxquelles il n'y avait pas à répondre. La santé de notre Cicéron d'abord. Je me suis tu; puis celle de mes deux Cicérons. Je ne pouvais rien dire. — Et voilà que votre lettre, si aimable d'ailleurs, me donne un regret mortel : elle m'apprend que vous n'avez craint qu'une chose, de me gêner, et que vous le craignez encore. Je ne veux pas engager une querelle : je me borne à vous dire ce qui arrivera de vos scrupules : c'est que je ne me trouverai plus avec vous sans craindre de vous être incommode à mon tour. Mais je vous chagrine. Ainsi va le monde. " Tu as vécu parmi les hommes," etc. Ne craignez pas que j'ajoute : « Ils sont tous, etc. Quant à l'ami Marius, Je l'eusse campé dans une bonne litière qui n'aurait pas été la litière donnée par le roi Ptolémée à Anicius. L'aventure me revient ; j'en ai ri de bon cœur. Je conduisais Anicius de Naples à Baies dans cette fameuse litière à huit porteurs. J'avais une suite de cent hommes armés. Mon homme, qui ne se doutait pas d'une pareille escorte, ouvre tout à coup la portière. Nous faillîmes mourir tous deux, lui de peur, moi de rire. Comme je vous le disais, j'aurais enlevé Marius, rien que pour me frotter un peu à cette aimable urbanité, à ce charmant langage d'autrefois. Mais faire venir un valétudinaire dans une maison ouverte, et qui n'offre pas même un commencement d'habitation ! Je n'ai pu m'y résoudre. —Au surplus, j'ai du bonheur. Je n'y perdrai rien. Car vous saurez que j'ai Marius pour voisin, et que les rayons de cet astre viennent briller jusque sur ma demeure. Nous ferons en sorte que tout soit prêt chez Anicius pour le recevoir. Je suis assez philosophe, moi, pour habiter au milieu des ouvriers. C'est une philosophie que j'ai rapportée, non de l'Hymette, mais de l'atelier de Syrus ; elle ne va pas aussi bien à la santé de Marius ni à ses goûts. — Tout le temps que vos importunités me laisseront de reste, je l'emploierai à écrire. Et puissent-elles ne m'en pas laisser du tout ! Du moins, si je n'écris pas, on pourra s'en prendre à vous, et non à ma paresse. C'est avec peine que je vous vois vous affecter de l'état des affaires, et vouloir être meilleur citoyen que Philoctète, dont le cœur ulcéré cherchait des consolations là où vous ne trouvez que des douleurs. Accourez vers moi. Je vous consolerai, je dissiperai vos chagrins ; surtout si vous m'aimez, amenez Marius hâtez-vous tous deux. J'ai ici un jardin. [2,11] A QUINTUS. Janvier. Vous ne devrez certainement cette lettre qu'aux gronderies de votre dernier billet. Il n'y a rien que j'aie à vous écrire, surtout quand c'est aujourd'hui que vous m'avez quitté. Mais comme nous ne restons jamais à court quand nous sommes ensemble, nous pouvons bien de même, en nous écrivant, divaguer quelquefois. La liberté des Ténédiens a donc été tranchée à la Ténédienne, par la hache ! Excepté Bibulus et moi, Calidius et Favonius, personne n'a dit un mot pour eux. Les Magnetes du mont Sipyle chantent bien haut vos louanges. Votre opposition seule, disent-ils, a arrêté la prétention de L. Sextius Pansa. A compter d'aujourd'hui, je vous écris tous les jours, qu'il y ait ou non quelque chose d'intéressant. Vous pouvez compter sur moi, vous et Pomponius, pour la veille des ides. — Le poète de Lucrèce est bien tel que vous le dites. Peu de génie, beaucoup d'art. Mais j'attends votre retour ; si alors vous lisez les Empédoclées de Salluste, vous êtes un héros et non plus un homme, je le proclame. [2,12] A QUINTUS. Rome, février. Tant mieux, si mes lettres vous plaisent. Je n'aurais su que vous dire aujourd'hui si je n'avais reçu la vôtre. Appius avait bien convoqué le sénat la veille des Ides ; mais il y vint peu de monde, et il fit si froid que les cris du peuple le forcèrent de lever la séance. — La manière dont j'ai discuté l'affaire du roi de Commagène a rendu Appius singulièrement doucereux soit dans ce qu'il m'a dit soit dans ce qu'il m'a fait dire par Atticus. C'est qu'il voit que le mois de février n'amènera rien, pour peu que je serve les autres du même style. Je me suis bien moqué du pauvre prince. Non content de lui escamoter sa petite ville sur l'Euphrate, avec ses annexes, je l'ai encore entrepris sur cette robe prétexte obtenue sous le consulat de César. On riait aux éclats. » Il vous demande, ai-je dit, de lui renouveler cet honneur. Je suis d'avis de n'en rien faire pour lui épargner d'avoir à renouveler sa robe prétexte tous les ans. ? vous, nobles Romains, qui n'avez pu tolérer cet insigne sur les épaules de Bostrénus, souffrirez-vous qu'un Commagénien s'en affuble? » Tout a été de ce ton et dans ce goût. J'en ai dit de toutes manières sur ce roi de bas étage ; c'est un homme abîmé. Appius en est tant soit peu étourdi. Aussi, comme il me cajole ! Rien ne me serait plus facile que de pousser jusqu'au bout cette tactique. Mais je n'en ferai rien. Il faut ménager Appius. Je ne veux pas qu'il atteste Jupiter Hospitalier, ni qu'il appelle à lui tout le ban des Grecs auteurs de notre réconciliation.— Théopompe sera satisfait. César m'était sorti de la tête quand je vous ai écrit; car je vois bien quelles lettres vous attendiez. Mais il vient d'écrire à Balbus que le paquet où se trouvait sa lettre et la mienne lui est parvenu mouillé, au point qu'il ne sait pas s'il y en avait une de moi. Seulement il a pu déchiffrer quelques mots de celle de Balbus; et voici ce qu'il lui a répondu : « Vous m'avez écrit concernant Cicéron quelque chose que je n'ai pu lire ; mais c'est, autant que j'en puis juger, de ces choses qu'on désire plus qu'on ne les espère. » D'après cela, je me suis empressé d'adresser à César une copie de ma lettre. N'est-ce pas une bonne plaisanterie que ce qu'il dit de sa pauvreté? Je lui ai répondu que ma bourse n'étant guère mieux garnie que la sienne, je ne l'engageais pas à dormir tranquille. Je me suis laissé aller sur ce ton à une gaieté d'assez bon goût. Il a pour moi, d'après ce qu'on me rapporte de divers côtés, une affection particulière. La lettre relative à ce que vous attendez n'arrivera guère avant votre retour. Ne me laissez pas manquer d'exprès, et je vous écrirai chaque jour les nouvelles. Avec le froid dont nous sommes menacés, gare que le feu ne prenne à la maison d'Appius ! [2,13] A QUINTUS. Rome, février. J'ai bien ri de votre neige noire. Que j'aime à vous voir cette gaieté d'esprit, et cette belle humeur! Je suis de votre avis sur Pompée; ou plutôt, vous êtes du mien. Car ce n'est pas d'aujourd'hui, vous le savez, que votre César est mon héros. Croyez que je le porte dans mon cœur, et qu'il y restera. — Voici ce qui s'est passé aux ides. Célius était assigné pour le dixième jour. Mais Domitius ne put réunir les juges en nombre. Servius Pola est un caractère sombre et dur; je crains qu'il n'en vienne à l'accusation. Car toute cette race Clodienne est déchainée contre notre Célius. Rien n'éclate encore ; mais je crains. Ce même jour, le sénat a donné audience aux Tyriens. L'assemblée était nombreuse. De leur côté, les fermiers de Syrie sont venus en masse. Grandes récriminations contre Gabinius. Domitius a tancé les fermiers sur ce qu'ils étaient montés à cheval pour le reconduire. Notre ami Lamia a un peu plus férocement relevé pour certaine apostrophe. « C'est votre faute, chevaliers, avait dit Domitius ; vous jugez trop mollement. » — « Nous jugeons du moins, et vous vous excusez », a reparti Lamia. La nuit vint, et l'affaire en resta là. — Appius prétend que la loi Puppia ne s'oppose point a ce qu'il convoque le sénat dans les jours de comices qui suivent les Quirinales ; et de plus, que, d'après un article de la loi Gabinia, le sénat doit accorder expressément aux députés une audience chaque jour, depuis les kalendes de février jusqu'à celles de mars. II est donc probable qu'on poussera jusqu'au mois de mars pour la tenue des comices. Mais les tribuns n'en annoncent pas moins leur action contre Gabinius pour cette époque. Je ramasse tout pour vous dire du nouveau. Mais, vous le voyez, la matière manque. —Je reviens donc à Callisthène et à Philiste, dans lesquels je vous vois plongé jusqu'au cou. Callisthène est de ces esprits communs, comme on en voit partout. C'est du moins ce que je tiens de plusieurs Grecs. Le Sicilien, au contraire, est un écrivain de première ligne, fécond, pénétrant, concis ; c'est presque un petit Thucydide. Mais laquelle avez-vous de ses histoires? car il y en a deux. Avez-vous le tout? Je préfère, moi, celle de Denys, maître fourbe que Philiste avait bien connu. Réellement, allez-vous essayer l'histoire? vous le pouvez en toute sûreté, je vous jure. Puisque vous êtes si exact à me fournir des messagers, vous aurez les nouvelles d'aujourd'hui aux Lupercales. Amusez-vous bien, vous et notre Cicéron. [2,14] A QUINTUS. Cumes, mai. J'ai reçu deux lettres de vous, l'une presque en vous quittant, l'autre écrite d'Ariminum. Vous dites m'en avoir adressé d'autres ; je ne les ai pas reçues. Je suis à Cumes et à Pompéi sans vous ; mais à cela près, le mieux du monde. Je ne quitterai pas ces lieux avant les kalendes de juin. J'y travaille à ce livre de politique dont je vous ai parlé, œuvre serrée et de longue haleine. Mais qu'elle marche à mon gré, et ma peine n'aura pas été perdue. S'il en est autrement, je jette le tout dans la mer, que j'ai là sous mes yeux ; puis je choisirai quelque autre sujet; car ne rien faire est pour moi chose impossible. — Je suivrai vos idées de point en point, tant sur les liaisons nouvelles que nous devons contracter, que sur celles qu'il faut empêcher de se rompre. Votre Cicéron, qui est aussi le mien, sera mon premier soin, mon soin de tous les jours. Je le surveillerai dans ses études, et même, sous son bon plaisir, je m'offrirai pour être son maître. Je me suis habitué à ce rôle en exerçant son jeune cousin dans ces jours de loisir. — De mon côté, j'attends de vous l'exécution réfléchie, active, complète de mes recommandations. Vos lettres m'en donnent l'assurance, et ne le feraient pas, que je n'y compterais pas moins. Quand je serai à Rome, je ne laisserai pas partir un courrier de César sans lui donner une lettre pour vous. Depuis quelques jours (il faut que vous me le pardonniez), je n'ai trouvé d'occasion que celle de M. Orflus, chevalier romain, l'un de mes meilleurs amis. Il est de la ville municipale d'Atella, qui est, comme vous le savez, sous mon patronage. Aussi je vous le recommande d'une façon toute particulière. Prépondérance locale, considération au dehors, cet homme a ce qu'il faut pour que vous cherchiez à vous l'attacher par des bienfaits. Il est tribun militaire dans notre armée. Vous le trouverez en tout reconnaissant et fidèle. Je vous demande aussi de bien aimer Trébatius. Adieu. [2,15] A Quintus. Rome, juin. (1re partie ) J'ai reçu, le 4 des nones de juin, jour de mon arrivée à Rome, votre lettre datée de Plaisance. Celle du lendemain, datée de Lodi, m'est parvenue le jour même des nones, en même temps qu'une lettre de César, affectueuse, obligeante et gracieuse au dernier point. Voilà des ouvertures brillantes, magnifiques; une perspective assurée de gloire et d'honneurs. Mais (vous me croirez aisément, vous qui me connaissez) de tous ces avantages, ce que j'estime le plus, je le possède déjà, puisque j'ai un frère tout dévoué aux intérêts de notre commune gloire ; et puisque César m'honore d'une amitié que je mets au-dessus de tout ce qu'il offre d'appât à mon ambition. Deux passages notamment ont été lus par moi avec un plaisir indicible. Dans le premier (c'est le début de sa lettre), il exprime à quel point il a été joyeux de votre arrivée et de ce renouvellement de notre ancienne amitié. Dans le second, il fera, dit-il, en sorte qu'au milieu de l'amertume d'une séparation et des chagrins de l'absence, - je me félicite du moins de vous savoir près de lui. — de m'inviter à concentrer sur lui toutes mes affections, c'est un conseil de frère; mais le coursier que vous piquez est déjà au galop. Je ferai, dans mon ardeur, comme le voyageur pressé qui s'est levé trop tard ; il double le pas, et arrive au but plus tôt même que s'il eût devancé le jour. Vous aviez beau me pousser, je m'étais un peu endormi sur ce qu'il fallait faire pour cultiver l'amitié d'un tel homme. Mais je regagnerai le temps perdu. Déjà je presse le pas, ou plutôt (mon poème lui plaît, dites-vous) je vole sur le quadrige poétique. Que je puisse donc avoir cette Bretagne à peindre ! Prêtez vos couleurs à mon pinceau. Mais que dis-je? Où trouver du temps, à Rome surtout, s'il faut m'y fixer, comme il m'en prie? Mais cette fois encore, ma tendresse pour vous viendra peut-être à bout de tous les obstacles.— César me remercie, très spirituellement, et d'une manière tout aimable, de lui avoir donné Trébatius. Entre tant de gens qui l'entourent, pas un, dit-il, ne serait capable de dresser une assignation. Je lui ai demandé le tribunat pour M. Curtius. Si je me fusse adressé à Domitius, il aurait cru que je me moquais de lui ; car il dit tout haut qu'il ne pourrait nommer même un tribun militaire. Il allait l'autre jour jusqu'à plaisanter en plein sénat son collègueAppius, qui s'est, dit-il, rendu près de César pour lui arracher quelque nomination de tribun. Au surplus, je ne demande que pour l'année prochaine, et Curtius ne l'entend pas autrement.—Je suis et je continuerai d'être dans mes relations politiques, et même à l'égard de mes ennemis, ce que vous jugez bon que je sois ; c'est-à-dire, souple comme un cheveu.—A Rome, voici où l'on en est. On espère les comices, mais faiblement. On appréhende une dictature, mais sans y croire tout à fait. Au forum, inaction complète, symptôme de décrépitude plutôt que de tranquillité. Quant à ma position dans le sénat, on m'y écoute avec complaisance. Mais je ne suis pas content de moi. « Voilà le fruit de cette guerre fatale. » (2e partie.) Allons, je prendrai une plume mieux taillée, de l'encre plus claire, un papier plus lisse, puisque vous n'avez pu lire, dites-vous, ma dernière lettre; mais n'en cherchez pas si loin la cause. Il n'y avait chez moi préoccupation, perturbation, ni colère contre qui que ce fût. C'est tout simplement que j'écris avec la première plume venue, bonne ou mauvaise.—Attention, maintenant ; je vais répondre à tout ce que vous avez su, en véritable homme d'affaires, resserrer dans si peu de mots. Vous voulez que, sans déguisement, sans réticence, sans ménagements, mais avec franchise et comme il convient à un frère, je vous dise si vous devez, le cas se présentant, accourir au premier mot ; ou attendre tranquillement sur les lieux jusqu'à votre libération. Si la question était de peu d'importance, mon cher Quintus, je vous laisserais libre, tout en vous donnant mon avis. Mais ici il est évident qu'au fond vous voulez savoir sous quel aspect se présente pour moi l'année qui arrive. Eh bien ! de deux choses l'une, ou elle sera paisible, ou elle me trouvera vigoureusement entouré et soutenu. Chez moi, au forum, au théâtre, je reçois les témoignages les moins équivoques. Je crois pouvoir compter sur mes propres ressources, et je suis bien avec César et Pompée. Ce sont là des gages de sécurité. Qu'il éclate, au surplus, quelque agression insensée, mes précautions sont prises. Voilà ma pensée, ma manière de voir; j'y ai bien réfléchi, et je vous la dis tout entière. C'est avec l'autorité d'un frère et non par complaisance pour vous que je vous défends d'en douter. Certainement si je ne consultais que notre commun plaisir, je voudrais vous voir arriver à l'époque que vous aviez fixée. Mais je pense comme vous (vos intérêts avant tout) qu'il vaut mieux attendre cette éventualité, et ne pas aller au-devant de vos créanciers. Une fois hors de cet embarras, si nous avons la santé, nul ne sera plus heureux que nous. Avec des goûts comme les nôtres, ce qui nous manque est peu de chose, et il est facile d'y pourvoir. Mais il faut se bien porter. — La brigue recommence plus effrénée que jamais. On ne vit jamais rien de pareil. Aux ides de juin, l'intérêt de l'argent est monté au double; c'est l'effet de la coalition de Memmius et de Domitius contre Scaurus. Messalla mollit. Je n'exagère point en disant qu'ils iront jusqu'à dépenser dix millions de sesterces. L'indignation est au comble. Les prétendants au tribunat ont déposé chacun cinq cent mille sesterces entre les mains de Caton, s'engageant à tenir pour coupables ceux qu'il condamnera. Si, comme on l'espère, la corruption n'atteint pas les comices, Caton seul y aura plus fait que toutes les lois et que tous les juges ensemble. [2,16] A QUINTUS. Rome, août. Quand mes lettres sont de la main d'un secrétaire, croyez que mes occupations sont grandes. Quand j'écris moi-même, c'est que j'ai un peu moins à faire. Jamais, par exemple, les travaux judiciaires ne m'ont serré de si près : et cela, dans une saison accablante, par une chaleur excessive. Mais puisque vous le voulez, je me résigne à tout, et l'on ne me reprochera point de trahir votre confiance ou votre pensée. Si d'ailleurs ma tâche est pénible, il y a de l'honneur et de la considération à la poursuivre. Ainsi, pour entrer dans vos vues, non seulement j'ai soin de n'indisposer personne, mais je m'attache encore à me concilier ceux mêmes pour qui c'est un chagrin de me voir en si bonne harmonie avec César. Quant à ceux qui n'ont point pris de parti, ou qui penchent vers le nôtre, je veux tout à fait gagner leur cœur. Le sénat, durant plusieurs jours, a retenti des plus violentes sorties contre la brigue. Elles s'adressaient aux candidats consulaires qui sont allés en ce genre à des excès vraiment intolérables. Je me suis absenté, bien décidé à ne me mêler qu'à bonnes enseignes du soin de guérir la république. Aujourd'hui même, Drusus, accusé de prévarication, vient d'être absous, à quatre voix de majorité, par les tribuns du trésor. Le sénat et les chevaliers l'avaient condamné. Je plaiderai cet après-midi pour Vatinius. La cause n'est pas difficile. Les comices sont rejetés au mois de septembre. Le procès de Scaurus va s'ouvrir. Je ne lui ferai pas défaut. Je vois bien que vous avez fort gaiement joué votre rôle dans cette scène de parasites à la Sophocle : mais ne comptez pas sur mon suffrage. — Je finis par où j'aurais dû commencer. Quel plaisir m'ont fait vos lettres sur la Bretagne ! J'avais peur de cet Océan ; j'avais peur de ces côtes. Ce n'est pas que tout soit dit encore ; mais il me reste maintenant plus à espérer qu'à craindre, et, pour être souvent impatient, mon cœur du moins ne sera plus rempli d'alarmes. Le beau sujet que vous avez là à traiter ! Cet aspect de la contrée, cette condition des lieux et des choses! ces mœurs locales! ces peuplades! ces faits d'armes ! et ce général par-dessus tout! Je vous promets volontiers mon aide tant qu'il vous plaira. Vous aurez aussi les vers que vous me demandez, puisque vous voulez que je porte des chouettes à Athènes. — Mais à propos, je crois que vous me cachez quelque chose. Que pense César de mon poème, je vous prie? Il m'a déjà écrit qu'il avait lu le premier livre et qu'il n'avait rien vu même en grec qui lui plût davantage. Le reste, jusqu'à certain passage, est plus négligé : c'est son expression. Dites-moi ce qui lui déplaît, le fonds ou la forme, et ne craignez rien de la franchise. Mon affection pour vous n'en diminuera point de l'épaisseur d'un cheveu. Allons, parlez en ami du vrai et en frère.