[2,0] LETTRES à BRUTUS - LIVRE II. [2,1] —A BRUTUS - Rome, avril. Au moment où je vous écris, chacun croit à l'imminence d'une catastrophe. Les lettres et les courriers apportent à la fois de mauvaises nouvelles de Décimus. Cependant je n'en suis pas grandement troublé. Avec des soldats et des généraux tels que les nôtres, il m'est impossible de manquer de confiance et de m'associer aux alarmes du plus grand nombre des citoyens. Je sais qu'on suspecte la fidélité des consuls, mais moi je ne la révoque pas en doute : je voudrais seulement leur voir un peu plus de prudence et de fermeté. S'ils en avaient montré, la république serait aujourd'hui rétablie. Vous n'ignorez pas quel est en politique le prix d'un moment, et quelle différence il y a du jour au lendemain pour décider une chose, pour l'entreprendre, pour l'exécuter. Si nos troubles durent encore, ce n'est pas faute de mesures vigoureuses. Que n'a-t-on su les prendre le jour même où je les avais proposées? Mais on tergiversa d'un jour à l'autre. Si du moins quand on eut commencé d'agir, on eût agi avec suite, sans rien remettre au lendemain, il n'y aurait plus de guerre aujourd'hui. J'ai fait pour la république, mon cher Brutus, tout ce que devait faire un homme aussi haut placé dans l'estime du sénat et du peuple; le dévouement, l'activité, le patriotisme, sont d'obligation pour tous les citoyens, il n'est permis à personne d'en manquer; mais je pense que pour ceux qui sont à la tête de l'État, la prudence n'est pas moins indispensable. Quand je me suis senti assez sûr de moi-même pour saisir le gouvernail, j'ai compris que toute proposition de fausses mesures me rendrait aussi coupable que des conseils infidèles. Vous êtes au courant de ce qui s'est fait et de ce qui se passe; mais je veux que vous sachiez de moi que toute ma confiance est dans une bataille. En avant donc ! et sans me ménager une retraite, à moins que l'intérêt de Rome ne me commande de faire un pas en arrière. C'est vous dire que la plupart de mes pensées s'arrêtent sur vous et sur Cassius. Tenez-vous prêt à tout événement, mon cher Brutus : en cas de succès, vous aurez à mettre la république sur un meilleur pied; en cas de revers , vous la ferez recouvrer. [2,2] — A BRUTUS - Rome, avril. La lettre de Plancus, dont on vous a communiqué sans doute une copie, vous a fait connaître ses nobles sentiments pour la république, ainsi que l'état de ses légions, de ses auxiliaires et de toutes ses ressources. Votre famille ne vous a pas laissé ignorer non plus la légèreté et l'inconstance de Lépide, dont l'esprit est toujours hostile à la république, et qui, après son frère, ne hait rien tant que tous ses proches. — Nous sommes dans une anxiété bien vive; car le moment de ta crise est arrivé. Tout notre espoir est dans la délivrance de Décimus, pour qui nous sommes dans des transes continuelles. J'ai ici sur les bras ce furieux de Servilius; je l'ai souffert plus longtemps qu'il ne convenait à ma dignité; mais je m'y suis résigné dans l'intérêt de l'État. Je ne voulais pas donner à une foule d'hommes perdus qui l'entourent un meneur d'une bien pauvre tète, il est vrai, mais d'un nom illustre. Quoique les brouillons trouvent déjà en lui un point de ralliement, je ne voulais pas le jeter dans les rangs des ennemis de la république. Mais enfin il m'a excédé par ses insolences, en s'oubliant jusqu'à nous traiter en esclaves. L'affaire de Plancus l'enflamma de dépit et de rage; il tenta pendant deux jours de l'emporter sur moi de haute lutte, mais il est sorti tout broyé de mes mains avec une leçon de modestie qui jamais, je crois, ne sortira de sa mémoire. C'est le 5 des ides d'avril, au fort de ce débat si animé, que je reçus au sénat une lettre de Lentulus remplie de détails sur la situation de Cassius, des légions et de la Syrie. La lecture que j'en fis aussitôt confondit Servilius et bien d'autres; car il règne un mauvais esprit chez beaucoup de nos plus illustres sénateurs. Servilius fut piqué au vif de voir, dans l'affaire de Plancus, le sénat passer à mon avis. N'est-ce pas une monstruosité dans une république que ... (Le reste manque). [2,3] — BRUTUS A CICÉRON - Dyrrachium, avril. J'attends avec bien de l'impatience votre réponse aux nouvelles que je vous ai envoyées au sujet de mes affaires et de l'assassinat de Trébonius. Point de doute que vous ne me fassiez connaître votre avis. Nous avons perdu par un forfait atroce un excellent citoyen et la possession d'une grande province qu'il nous serait facile de reprendre, et qu'il serait honteux, criminel même de ne pas reprendre, si on le peut. Caïus est toujours sous ma main; mais, je vous le jure, il m'attendrit par ses prières. D'un autre côté, j'ai à craindre qu'il ne trouve de l'appui dans quelques furieux. J'en ai vraiment le cerveau échauffé.Un avis de vous pourrait seul me tranquilliser, car je suis sûr que ce serait le meilleur. Hâtez-vous donc de me dire ce qui vous en plaît. —Notre cher Cassius est maître de la Syrie et des légions qui s'y trouvent; Murcus et Marcius l'ont appelé eux-mêmes, d'accord avec leur armée. J'ai écrit à Tertia, ma soeur, et à ma mère d'attendre vos réflexions et votre avis avant d'ébruiter les succès de l'habile et heureux Cassius. J'ai lu deux de vos discours, dont l'un remonte aux kalendes de janvier, et dont l'autre est une sortie contre Calénus au sujet de ma lettre. Vous comptez sans doute sur mes compliments. Eh bien! mon cher Cicéron, je ne sais ce qu'il faut louer le plus en vous, de votre courage ou de votre éloquence; et j'approuve fort ce nom de "Philippiques" que, dans une de vos lettres, vous donniez en riant à ces discours ... –Nous manquons à la fois d'argent et d'hommes. Quant aux hommes, vous pourrez nous en envoyer en détachant une partie de vos troupes, soit à l'insu de Pansa qui s'y opposerait, soit en vertu d'un sénatus-consulte : mais l'argent nous est encore plus nécessaire; je sens toutefois qu'il ne l'est pas moins aux autres armées qu'à la mienne. Le plus cruel de mes tourments est de voir qu'en Asie ... [lacune] C'est en Asie, croyez-moi, qu'il faut pousser la guerre. Rien de mieux à faire , quant à présent ... [lacune] En Asie, la conduite de Dolabella est tellement tyrannique, que l'assassinat de Trébonius ne peut plus passer pour le plus atroce de ses attentats. Vétus Antistius m'a procuré quelque secours d'argent. Votre fils, mon cher Cicéron, me révèle chaque jour plus d'habileté, de constance, de zèle, de magnanimité. Par ce développement progressif de toutes les vertus, il fait bien voir que le nom qu'il porte est sans cesse présent à sa pensée. S'il n'est pas en mon pouvoir de vous le faire aimer davantage, croyez du moins que je l'ai assez étudié pour me porter garant de son avenir, et soyez persuadé que, pour arriver aux honneurs paternels, votre fils n'aura pas besoin de se faire un manteau de votre gloire. [2,4] — A BRUTUS - Rome, 13 avril. J'avais remis hier, 6 des ides d'avril, dans la matinée, une lettre pour vous à Scaptius; le même jour, je reçus votre lettre, datée de Dyrrachium, le soir des kalendes d'avril. Ce matin, Scaptius m'informe que ma dépêche d'hier n'est pas en route, mais qu'elle va partir à l'instant. Je me hâte d'y joindre un mot, que je vous écris au milieu de ma nombreuse réception du matin. Les succès de Cassius me charment; je m'en réjouis pour la république et pour moi-même, qui, malgré l'opposition et le dépit furieux de Pansa, ai fait confier à Cassius la conduite de cette guerre. Je déclarai hardiment que déjà, sans attendre le sénatus-consulte, Cassius l'avait commencée. Je dis aussi de vous tout ce que je crus en devoir dire; et puisque vous prenez goût à mes Philippiques, je vous enverrai mon nouveau discours. — Vous me consultez sur ce que vous devez faire de Caius. Je suis d'avis qu'il reste votre prisonnier, tant que nous ne serons pas hors d'incertitude sur Décimus. Votre correspondance m'apprend que Dolabella commet toutes sortes d'excès en Asie, et qu'il s'y conduit abominablement. Vous avez écrit à diverses personnes que Rhodes lui avait fermé ses portes. Mais s'il s'approche de Rhodes, il abandonne donc l'Asie? Dans ce cas-là, je crois que vous devez rester en position où vous êtes : mais s'il s'est rendu maître de l'Asie, croyez-moi, mettez-vous en mouvement. [2,5] — A BRUTUS - Rome, avril. Vous avez besoin de deux choses indispensables, de renforts et d'argent. Que faire? je ne vous vois d'autre ressource pécuniaire que des emprunts forcés aux villes, moyen mis à votre disposition par le décret du sénat. Quant aux renforts , je ne sais où donner de la tête. Il est impossible de rien détacher de l'armée de Pansa, ni même des nouvelles levées. Il a déjà un dépit extrême de voir tant de volontaires courir vous rejoindre. Il pense, sans doute, que, dans les grandes affaires qui se débattent en Italie, il ne saurait y avoir ici trop de forces : peut-être aussi n'est-il pas faché de vous laisser un peu faible; c'est un soupçon assez général, mais que je ne partage point. Vous avez mandé à Tertia, votre soeur, de ne publier qu'avec mon agrément les nouvelles de Cassius; vous redoutiez avec raison de choquer le parti de César, puisque le parti de César subsiste toujours; mais, avant l'arrivée de vos dépêches, les nouvelles étaient déjà connues et publiques. Beaucoup de vos amis les avaient lues dans des lettres portées par vos propre messagers. Le secret n'était donc plus possible; l'eût-il été, j'aurais préféré encore la publicité au mystère. -- Si mon fils est tel que vos lettres le dépeignent, j'en éprouve une satisfaction bien naturelle; mais si le portrait est flatté, il ne peut l'être que par un ami, et cette affection que vous portez à Cicéron me comble de joie plus que je ne puis le dire. [2,6] — A BRUTUS - Rome, 19 avril. Votre famille, à qui vous n'êtes pas plus cher qu'à moi, vous aura sans doute écrit au sujet de lettres qu'on a lues dans le sénat aux ides d'avril; sous votre nom et sous celui de Caïus. II n'était pas nécessaire que tout le monde vous écrivît les mêmes choses; il l'est que je m'explique avec vous sur la nature de cette guerre, ainsi que sur la manière dont je l'envisage et la juge. — En politique générale, Brutus, nos vues ont été constamment les mêmes; mais quelquefois, je ne dis pas toujours, j'aurais voulu plus de vigueur dans les mesures. Vous savez comme je comprenais le salut de la république : guerre à mort, non pas seulement au tyran, mais à la tyrannie. Vous fûtes plus modéré, à votre gloire immortelle. Mais il y avait mieux à faire. C'est ce que me disait alors un pressentiment douloureux; c'est ce que nos périls ne confirment que trop aujourd'hui. La paix, la paix! disiez-vous, aux premiers jours; comme si on l'obtenait avec des paroles. Moi je rapportais tout à la liberté, qui n'est rien sans la paix, j'en conviens; mais cette paix , il fallait, selon moi, l'arracher à la pointe de l'épée. Ni les sympathies, ni les bras ne manquaient; mais nous avons retenu l'élan, étouffé l'enthousiasme. Enfin, nous nous sommes fait une position si fausse, que, sans l'intervention d'Octave, inspiré par le ciel même, il nous fallait subir le joug d'Antoine, le plus vil et le plus dégradé de tous les hommes. Au moment où j'écris, quelle lutte n'avons-nous pas encore à soutenir contre lui ! Tout était fait si on ne l'eût pas épargné. Mais passons : un acte mémorable, un effort divin, doit vous placer au-dessus du blâme comme il est au-dessus de l'éloge. Depuis peu, votre front s'est rembruni. Vous avez pris sur vous de recruter, d'armer, d'improviser des légions. Quelle nouvelle, grands Dieux ! quel accueil à vôtre message! que de joie au sénat! quels transports dans le peuple ! Jamais applaudissements plus unanimes. Il restait à en finir avec Caïus, à qui vous veniez d'enlever sa cavalerie et la meilleure partie de ses légions. Nouveau succès qui a comblé les espérances. Le sénat put apprécier par votre rapport tout ce que le général avait montré de talent, le soldat de courage, vos officiers, et mon fils avec eux, de conduite et d'habileté. On était au fort de l'agitation qui a suivi le départ de Pansa, et vos parents ne voulurent pas qu'il fût ouvert de proposition. Autrement des actions de grâces eussent été rendues, par décret, aux Dieux immortels avec un éclat proportionné à de tels services. Mais ne voilà-t-il pas que, le matin des ides d'avril, arrive en diligence Pilus chargé d'un double message ! Quel homme grands Dieux ! quelle noblesse ! quel dévouement à la bonne cause ! Il apporte deux lettres : l'une de vous, l'autre de Caïus. Il les remet à Servilius, tribun du peuple; celui-ci, à Cornutus. On les lit au sénat. "Antoine, proconsul." Étonnement général ! Les mots, Dolabella, imperator, n'auraient pas produit plus de sensation, car Dolabella aussi venait d'écrire. Mais lui n'avait pas trouvé de Pilus pour se charger de son épître et pour oser la remettre aux magistrats. On arrive à votre lettre, qui était courte et singulièrement indulgente pour Caïus. La stupeur redouble. Je ne savais quel parti prendre. Déclarer la lettre supposée ? mais si vous veniez à l'avouer plus tard ! la reconnaître comme de vous? c'était vous compromettre : je gardai le silence. Le lendemain, affaire ébruitée. Pilus était vu du plus mauvais oeil. Je me décidai à entamer le débat, et je me donnai carrière sur le proconsul Caïus : Sextius m'appuya fortement. Nous causâmes plus tard, et je le vis très préoccupé de l'hypothèse fâcheuse où son fils et le mien auraient effectivement pris les armes contre un proconsul. Vous le connaissez; jugez s'il me seconda franchement. D'autres prirent aussi la parole. Notre Labéon remarqua que la lettre ne portait pas votre cachet; qu'elle était sans date; et que, contrairement à votre usage, vous ne l'aviez accompagnée d'aucune lettre particulière. Il en voulait induire que la dépêche était fausse; et s'il faut vous le dire, c'est la conclusion que tout le monde a tirée. — Maintenant, mon cher Brutus, c'est vous qui déciderez du caractère à donner à toute cette guerre. La douceur, je le vois, a de l'attrait pour vous, et vous la considérez comme un moyen fécond en politique. Cette disposition vous honore. Mais la clémence, croyez-en l'histoire et la raison, veut, pour se déployer, de tout autres conjonctures; car enfin, quelle est la position? Une tourbe de misérables, de gens perdus menace jusqu'aux temples des Dieux immortels. Il ne s'agit pour nous de rien moins que d'être. De la clémence ? et pour qui? quel intérêt nous préoccupe? Celui de gens qui, vainqueurs, anéantiraient jusqu'à notre souvenir. Quelle différence, je vous prie, entre Dolabella et celui qu'on voudra des trois Antoines? Indulgents pour un de ceux-ci, nous aurons été cruels pour Dolabella. Telle est l'opinion que j'ai puissamment contribué à enraciner dans l'esprit du sénat et du peuple; opinion que, à défaut de mes conseils et de mon influence, la force des choses eût invinciblement établie. Si vous persistez à suivre un plan de conduite opposé, je vous seconderai encore de tout mon pouvoir; mais je garderai mon opinion. On n'attend de vous ni faiblesse ni cruauté. Entre ces deux extrêmes, il est un terme moyen facile à saisir; et le voici : Sévérité pour les chefs, indulgence pour les soldats. — Mon cher Brutus, rapprochez de vous mon fils le plus possible. Il n'est pas de meilleure école pour lui que vos exemples et le spectacle de vos vertus.