[10,0] LETTRES A ATTICUS - LIVRE X. [10,1] A ATTICUS. Latérium, près d'Arplnum, avril. J'ai reçu votre lettre, le 3 des nones, à mon arrivée chez mon frère à Latérium. J'ai respiré en la lisant; c'est la première fois depuis nos désastres. Je mets à haut prix l'approbation que vous donnez à la fermeté de mon âme et de ma conduite. Sextus m'en loue aussi, m’écrivez-vous. J'en suis heureux : son approbation vaut pour moi celle de son père qui était l'homme que j'estimais le plus. Il me fit un jour une réponse qui me revient souvent à la mémoire : c'était aux fameuses nones de décembre. Eh bien! Sextus, lui disais-je, que faut-il faire? « Je ne veux pas mourir, me dit-il, lâchement et sans gloire, mais en me signalant par quelque grand exploit qui retentisse dans la postérité. » L'autorité de sa parole est toujours vivante pour moi, et je ne fais pas moins de cas de l'opinion d'un fils si semblable à son père. Offrez-lui , je vous prie, mes plus affectueuses salutations. Vous ne pouvez guère tarder à me donner votre avis; déjà le pacificateur à gages aura, je pense, fait sa motion, et quelque décision aura été prise dans cette réunion de sénateurs que je ne veux pas appeler sénat. Vous ne m'en tenez pas moins dans une sorte d'incertitude; quoique d'ailleurs je ne puisse douter du parti que vous me proposerez. Ne m'annoncez-vous pas qu'on envoie Flavius en Sicile avec une légion, et qu'il est déjà parti? Que d'attentats se préparent, dites-vous, les uns près d'éclore, les autres en travail dans de coupables pensées, sans compter ce que nous réserve l'avenir! J'en demande pardon à Solon votre compatriote, et, je pense, aussi le mien; mais je repousse sa loi de mort contre ceux qui ne prennent pas parti dans les guerres civiles, et, à moins d'arrêt contraire de votre bouche, je m'en vais avec mes enfants. Quant à ma neutralité, nulle incertitude. Toutefois, je ne précipiterai rien ; j’attends votre avis et la lettre que je vous ai prié de remettre à Céphalion, a moins que déjà vous ne l'ayez expédiée par une autre voie. Vous pensez, mais on n'en dit rien encore, que, s'il est question de paix, on m'appellera à Rome. Je n'imagine pas qu'il puisse être question de paix avec le projet arrêté de prendre a Pompée son armée et sa province? Il se peut, il est vrai, que cet orateur vendu persuade à notre homme de ne point agir pendant que les négociateurs iront et viendront. Mais, pour moi, je n'espère rien. Je ne vois rien de possible. C'est d'ailleurs une grande question en politique de savoir si un homme de bien peut entrer dans le conseil d'un tyran, même pour y délibérer d'une affaire qui importe à la chose publique. Mais enfin s'il arrivait qu'on m'appelât, je ne m'en préoccupe guère, je vous assure. Qu'aurais-je a dire pour la paix que je n'aie déjà dit, et fait à son grand déplaisir? Le cas supposé pourtant, que devrais-je faire? je vous le demande : jamais je ne me serais trouvé dans une position plus délicate. — Je suis charmé que vous ayez été content du langage de Trébatius ; c'est un homme excellent et un bon citoyen. Depuis longtemps rien ne m'avait été au coeur comme vos très-bien! très-bien! si souvent répétés. Ah! que j'attends avec impatience votre lettre! Elle est déjà partie, j'espère. Je n'ai en fait de dignité qu'à suivre votre exemple et celui de Sextus. Votre Céler a plus d'esprit que de bon sens. Ce que Tullie vous dit de nos jeunes gens est vrai. Le mot que vous me rapportez de M. Antoine me paraît moins fâcheux au fond que blessant dans la forme. Je vis dans une incertitude qui est pour moi pire que la mort; il me fallait rester libre au milieu des méchants ou m'exposer avec les bons à tous les périls; suivre ceux-ci en aveugle ou braver ceux-là en face. L'alternative était périlleuse. Le parti que je veux prendre n'est pas moins honteux et n'est pas plus sur. On députera, je pense, pour traiter, celui qui a envoyé son fils à Brindes. (Serv. Sulpicius) Mais ce sera pure feinte; au fond on se préparera avec acharnement à la guerre, j'en suis convaincu comme vous; et l'on ne songera guère à me prendre pour négociateur. D'ailleurs mon nom n'a pas même encore été prononcé, et c'est tout ce que je souhaite. Il est donc bien inutile que je vous demande ce que je devrais faire dans une hypothèse qui ne se présentera point, inutile que je m'en occupe moi-même. [10,2] A ATTICUS. Arcanum, avril. Céphalion m'a remis votre lettre des nones d'avril. Mon parti était pris : je comptais coucher le lendemain à Minturnes, et je me mettais immédiatement en route. D'après ce que vous me dites, je reste provisoirement à Arcanum, chez mon frère. C'est un lieu retiré : j'y attendrai des nouvelles plus positives, et l'on n'en mettra pas moins ordre à tout ce qui peut se faire sans moi. J'entends l'hirondelle qui chante et je brûle de partir, quoique je ne sache encore où aller, ni par quel chemin. Je verrai, je consulterai. En attendant, et tant qu'il y a possibilité, ne cessez pas de m'aider de vos conseils. Nous sommes dans un dédale ; il faut s'en remettre à la fortune. Je m'agite sans espérance, et ce serait merveille si les choses ne tournaient pas au pis. Je serais fâché que Dyonisius fût parti, comme Tullie me le mande; ce n'est pas le moment. Je ne me soucie pas, dans le trouble où je me sens, de me donner en spectacle à un homme qui n'est pas mon ami. Je ne prétends pas toutefois vous empêcher d'être le sien. [10,3] A ATTICUS. Arcanum, avril. 1ere partie. Je n'ai rien à vous dire, sinon que je voudrais bien savoir quelques nouvelles. Est-il parti (César)? Dans quel état a-t-il laissé Rome? A qui a-t-il attribué les districts d'Italie et délégué le pouvoir? Qui a-t-on nommé pour porter à Pompée et aux consuls des propositions du paix? Voilà seulement pourquoi je vous écris. Vous serez bien aimable et vous me ferez un plaisir extrême de me mettre au courant, et de me dire tout ce qui peut m'intéresser. En attendant, je me tiens coi à Arcanum. A ATTICUS. Arcanum, avril. 2e partie. Voilà la seconde lettre que je vous écris aujourd'hui, 7 des ides d'avril. Hier je vous en écrivis une plus longue et toute de ma main. On vous a vu, me dit-on, dans la maison des pontifes. Je ne prétends pas vous en faire un reproche, car je n'y échapperais pas moi-même. J'attends de vos lettres avec impatience. Que peuvent-elles m'apprendre? je ne sais, n'importe, ecrivez-moi toujours. César m'a écrit; il ne me sait pas mauvais gré de n'être pas venu à Rome; il prend, au contraire, cette résolution en bonne part. Mais je le trouve excellent quand il me dit que Tullius et Servius se sont plaints à lui de ce qu'il ne leur avait pas montre la même condescendance. Les plaisantes gens ! Ils ont envoyé leur fils assiéger Pompée, et ils se font scrupule de venir en personne au sénat! Je vous envoie toutefois copie de la lettre de César. [10,4] A ATTICUS. Cumes, 14 avril. Je viens de recevoir à la fois plusieurs lettres de vous, toutes remarquables, surtout celle qui ressemble à un volume. Je la relirai plus d'une fois, elle le mérite. Ne regrettez pas votre peine, je vous prie; vous me faites un trop grand plaisir. Aussi, tant que vous le pourrez, c'est-à-dire tant que vous saurez où m'adresser vos lettres, ne vous épargnez pas, je vous en conjure ; mais mettons, dès aujourd'hui, un terme à nos éternelles lamentations, s'il est possible; si non mettons-y du moins quelque mesure : car j'ai dit adieu pour jamais à tout ce que j'ai perdu, en position, en honneurs, en prépondérance. Je ne veux plus me rappeler que la manière dont j'y étais parvenu, comment je m'y suis montré, quelle gloire j'y ai acquise, tout ce qu'il reste enfin de distance, jusque dans mon abaissement même, entre moi et ceux par qui tout cela m'est enlevé. Je parle de ces deux hommes qui ont cru ne pouvoir lâcher la bride à leurs passions qu'a la condition de m'expulser de Rome. Vous voyez les fruits de ce bel accord, de cette alliance criminelle. L'un, dans le délire d'une coupable ambition, ne respecte rien, et chaque jour accroît sa rage, il vient de chasser son rival de l'Italie. Il veut le poursuivre plus loin encore et le dépouiller de sa province. Déjà le nom de tyran ne lui fait plus peur; on dirait même qu'ayant la chose, il ne serait pas fâché d'avoir le nom. Et cet autre qui ne daignait pas même me tendre la main, lorsque je me jetais à ses pieds, qui ne pouvait, disait-il, rien faire que du consentement d'une autre volonté, le voilà qui, à peine échappé au glaive de son beau-père, va porter la guerre et sur terre et sur mer; guerre juste, guerre sainte, indispensable même, mais qui n'en sera pas moins l'anéantissement de Rome, s'il est vaincu et, s'il est vainqueur, une source de calamités sans fin. Ainsi, bien loin de mettre les actions de ces grands généraux au-dessus de ma gloire, je préfère même à tout l'éclat de leur fortune les dures vicissitudes de la mienne. Est-ce être heureux, en effet, que de déserter sa patrie ou de s'en rendre l’oppresseur? Et si, comme vous me le rappelez, j’ai dit avec raison dans mes ouvrages qu'il n'y a de bonheur que dans la vertu et de honte que dans le mal, ne doit-on pas les regarder tous deux comme les plus malheureux des hommes, eux qui ont toujours fait passer leur ambition et leur intérêt avant le salut et la gloire de la patrie? Oui, ma conscience me rend ce beau témoignage que j'ai toujours bien servi la république, que j'ai du moins toujours tout prévu ; et si le tourbillon l'emporte, il y a quatorze ans que je l'annonce. Je pars soutenu par cette idée, avec le cœur navré, non pour moi ou pour mon frère, notre carrière est finie; mais pour nos enfants, à qui nous aurions dû laisser une patrie. L’un d'eux surtout me met la mort dans l'amé ; sa tendresse est si touchante. L'autre, ô douleur! c'est le plus amer de ma coupe ; l'autre, gâté par notre indulgence, en est venu à des excès que je n'ose dire. J'attends d'ailleurs ce que vous m'écrirez sur son compte comme vous avez promis de le faire en détail, aussitôt que vous l'aurez vu. J'ai usé à la fois de douceur et de sévérité, je l'ai préservé, non pas une fois, mais mille, de fautes tantôt graves et tantôt légères. Mais l'extrême bonté de son père méritait un redoublement de tendresse au lieu d'un si cruel retour. Sa lettre à César nous a chagrinés au point de vous en faire mystère ; son père en était inconsolable. Je n'ose dire ce que je pense de ce voyage et du motif de tendresse filiale dont il a voulu le colorer. Ce que je sais, c'est qu'après une entrevue avec Hirtius, César le fit appeler; il paraît qu'il lui parla de moi comme de l'homme le plus en opposition à ses vues et me dénonça comme ayant formé le projet de sortir d'Italie. Je ne vous dis cela qu'avec peine. Au reste, nous n'aurions là-dessus rien à nous reprocher ; il faudrait n'accuser que sa nature qui est mauvaise. Il en est ainsi du fils de Curion et du fils d'Hortensius. Les deux pères ne sont pour rien dans la conduite de leurs enfants. Mon pauvre frère est dans un état d'abattement cruel. Il craint pour moi le contre-coup de cette démarche, et non pour lui-même. A lui, à lui vos consolations, si vous en avez à offrir. La meilleure pour moi serait d'apprendre que tous ces rapports sont faux ou du moins exagères. S'ils sont vrais, je ne sais vraiment ce que nous ne devons pas craindre d'une conduite pareille et d'une telle escapade. Si nous avions encore une république, je saurais bien à la fois et déployer une juste rigueur et la tempérer ensuite par l'indulgence. Mais peut-être que mon irritation, mon chagrin ou mes alarmes m'aveuglent, et que j'en dis plus qu'il ne convient à mes sentiments comme aux vôtres. Si les faits sont vrais, il faut me pardonner ces épanchements; s'ils manquent d'exactitude, avec quelle joie je les verrai par vous rectifiés ! Quoi qu'il en soit et en aucun cas, ne vous en prenez, je vous en conjure, ni à son oncle, ni à son père. — Tout cela était écrit lorsque Curion m'a fait annoncer sa visite. Il était à Cumes depuis hier au soir, qui était le jour des ides. Je ne fermerai pas ma lettre, sans y ajouter tout ce qu'il me dira de notable. — Curion a passé devant ma maison sans s'arrêter, en me faisant annoncer son prompt retour. Il allait en toute hâte à Pouzzol pour haranguer le peuple. Sa harangue faite, il revint chez moi et y resta assez longtemps. Que d'abominations il m'a dites! Vous connaissez l’homme : il n'a rien eu de caché pour moi. D'abord il m'a donné comme positif le rappel de tous les bannis de la loi Pompéia. Il compte lui-même employer en Sicile ceux qu'il y trouvera. Il regarde César comme déjà maître de l'Espagne. De là César doit se mettre, avec toutes ses forces, à la poursuite de Pompée, en quelque lieu qu'il soit, la guerre ne devant finir que par la mort de ce dernier. César s'est emporté contre Métellus, tribun du peuple, et a failli le faire tuer, exécution qui eût été le prélude d'un massacre, car il se trouvait bien des gens pour y pousser. César n'est pas clément par goût ou par nature; mais il sait que c'est un moyen de popularité. L'affection du peuple une fois perdue, sa cruauté prendrait le dessus. L'affaire du Trésor avait excité les murmures de la populace, et, quand le grand homme l'a su à n'en pas douter, il n'a point osé haranguer le peuple avant de partir, et s'en est allé dans un trouble extrême. J'ai demandé à Curion ce qu'il voyait dans l'avenir, ce qu'il pensait d'une hardiesse sans exemple : dans le passé, ce qu'il augurait de la forme de république que nous devions avoir. Il me répondit nettement qu'aucune république n'était possible. Il craint que Pompée n'ait une flotte, auquel cas, il évacuerait, lui, la Sicile. — « Que signifient, lui ai -je dit, ces six faisceaux? Si c'est le sénat qui vous les donne, pourquoi les lauriers? Si c'est César, pourquoi n'en avez-vous que six? » J'aurais voulu, dit-il, supposer un sénatus-consulte, car c'est la seule voie. Mais César a plus que jamais le sénat en aversion. « Dorénavant, m'a-t-il dit, tout émanera de moi. » Mais pourquoi rien que six? parce que je n'en ai pas voulu douze. Je n'avais qu'a dire. « Je voudrais bien, ai-je alors repris, avoir demandé à César ce qu'il a accordé à Philippe ; mais j'ai craint un refus n'ayant rien fait pour lui moi-même. — Il y aurait consenti de grand coeur, reprit Curion; mais supposez la chose faite. Je vais lui écrire que nous avons arrangé cette affaire ensemble. Des que vous ne venez pas au sénat, que lui importe où vous soyez! Il y a mieux ; je suis sûr qu'il n'eût point trouvé mauvais que vous eussiez d'abord quitté l'Italie. » Je lui dis que c'était surtout mon cortège de licteurs qui me faisait souhaiter la retraite et la solitude. Et il m'a approuvé en cela. — « Mais, ai-je encore dit, je ne puis gagner la Grèce qu'en passant par votre province, car la côte de l'Adriatique est toute garnie de troupes. — Tant mieux, a-t-il répondu, rien ne me charmera davantage ; » et mille autres choses très-aimables. Ainsi ma traversée s'opérera en sûreté et même sans mystère. Curion a remis à demain ce qu'il lui reste à me dire. Je vous écrirai tout ce qui en vaudra la peine. J'ai oublié de l'interroger sur bien des choses. Y aura-t-il interrègne? Dans quel sens entend-il que César lui a offert le consulat, mais qu'il n'en a pas voulu pour l'année prochaine? Et mille autres questions encore. Il me jurait à tout bout de champ, vous savez que les serments ne lui coûtent guère, il me jurait que César était très certainement au mieux pour moi. « Car enfin, disait-il, qu'est-ce que m'écrit Dolabella ? — Que vous écrit-il donc? — Qu'il a dit à César son désir de vous voir à Rome; que César lui a répondu par de grands remerciements et l'assurance de son approbation et même de sa vive satisfaction, si vous y veniez. » Que vous dirai-je? Je suis plus tranquille ; mon coeur se trouve du moins ainsi déchargé du poids de cette trahison domestique, et de ce pourparler avec Hirtius. Combien je souhaite que notre neveu soit digne de nous, et combien je combats pour écarter de ma pensée tout soupçon contre lui ! Mais pourquoi cette démarche près d'Hirtius? II y a quelque chose là-dessous. Espérons que ce ne sera rien ; mais il est singulier qu'il ne soit pas encore de retour. Nous verrons. Vous remettrez à Térentia les fonds que j'avais chez les Oppius; car il ne faut pas s'exposer à être sans argent dans Rome. Conseillez-moi : faut-il m'en aller par terre à Rhégium ou m'embarquer ici? et puisque je reste encore, donnez-moi vos avis sur tout. Je vous écrirai, des que j'aurai revu Curion. Continuez, je vous prie, à me donner des nouvelles de la santé de Tiron. [10,5] A ATTICUS. Cumes, 17 avril. Je vous ai précédemment rendu compte de mes déterminations d'une manière assez complète, ce me semble. Quant au jour fixé, je ne saurais rien vous en dire encore, si non que ce ne sera point avant la nouvelle lune. Curion n'a guère fait que répéter le lendemain sa conversation de la veille; seulement il dit positivement qu'il ne voit aucune fin à tout ceci. Oui, je vois bien ce que vous entendez pour le jeune Quintus; mais c'est vraiment l'Arcadie à gouverner qu'une pareille tête : n'importe; vous m'en priez; j'y mettrai tous mes soins. Pourquoi faut-il que vous-même?.... enfin je ne serai pas si méchant. J'ai fait passer immédiatement la lettre pour Vestorius; il envoyait sans cesse s'en enquérir. Vectiénus est bien mieux quand il vous parle que quand il m'a écrit; mais je ne puis assez admirer sa négligence. Philotime m'avait mandé qu'il pourrait avoir le pied-à-terre de Canuléius pour cinquante mille sesterces, et même à moins, si je m'adressais à Vectiénus. Je le priai en effet de faire rabattre quelque chose sur le prix. Il m'en donna sa parole. Ce n'est que d'hier qu'il m'annonce avoir traité à trente mille sesterces. Il me demande quel nom mettre dans le contrat, et me prévient que l'argent doit être prêt pour les ides de Novembre. Je lui ai répondu d'une manière assez verte, en plaisantant toutefois comme entre amis. Puisqu'il se décide à se bien conduire, je ne lui en veux plus. Je lui ai dit que j'avais reçu de vous tous les détails. Où en êtes-vous de vos projets de départ? Quel jour avez- vous fixé? Veuillez me le dire. Le 15 des kalendes de Mai. [10,6] A ATTICUS. Cumes, avril. Rien ne me retient plus aujourd'hui que le vent. Je n'y mets pas de finesse : arrive que pourra en Espagne... Toutefois n'en dites rien, s'il vous plaît. Je vous ai déroulé mon plan dans mes précédentes lettres. Aussi je serai court. Le temps presse d'ailleurs, et j'ai beaucoup à faire. Quant à Quintus, « j'en fais le premier de mes soucis. » Vous savez le reste. Je reconnais votre amitié et votre sagesse dans les bons conseils. Je vois qu'en me gardant d'un seul écueil tout peut devenir facile; c'est toutefois une bien grande affaire; le caractère est insaisissable, nulle simplicité, nulle franchise. Que ne l'avez-vous pris sous votre tutelle! Le père est trop indulgent. Il est toujours là pour mollir quand je tiens ferme. Sans lui j'en viendrais à bout. Il vous en aurait coûté si peu à vous! mais je ne veux pas vous chercher querelle. Seulement, je vous le répète, c'est une grande affaire. On regarde comme certain que Pompée se rend dans les Gaules par l’Illyrie. Ainsi donc nécessité d'un autre plan pour moi et d'un autre itinéraire. [10,7] A ATTICUS. Cumes, avril, Sans contredit, j'approuve le détour que vous faites par l'Apulie et Siponte. Votre position est toute différente de la mienne. Ce n'est pas que nous ne soyons tenus tous deux à de semblables devoirs envers la république; mais il s'agit bien de la république. Qui sera le maître? Voilà la question. Le roi qui fuit a plus de modération et de probité; il est moins engagé, et s'il n'est vainqueur, c'en est fait du nom romain. Mais si la victoire lui reste, ce sera une victoire à la Sylla. Au milieu du débat, vous n'avez, vous, à prendre ouvertement parti pour personne, et vous êtes libre d'agir suivant les circonstances. Ma position à moi est tout autre. Je suis lié par des bienfaits et je ne puis être ingrat. Je ne veux pourtant pas aller sur les champs de bataille. Je veux me retirer à Malte ou dans quelque autre petit coin. Mais me direz-vous, tout en voulant n'être pas ingrat, c'est ne rien faire pour la reconnaissance. Lui-même peut-être eût-il encore exigé moins. Au surplus j'ai le temps d'y réfléchir. L'essentiel est de partir. Grâce à Dolabella et à Curion qui sont maîtres, l'un de l'Adriatique, l'autre du détroit, je puis attendre que la saison soit meilleure. - Il m'est venu je ne sais quelle espérance que Ser. Sulpicius désirait me voir. Je lui écris par Philotime mon affranchi. S'il tient bon, je ne puis avoir meilleure compagnie ; s'il recule, je n'en serai pas moins fidèle à mes résolutions. Curion a été avec moi ces jours-ci. Il prétend que César est un peu découragé de la désaffection du peuple et qu'il craint pour la Sicile, si Pompée est déjà en mer. J'ai vigoureusement tancé le jeune Quintus. Je vois dans son fait de la cupidité. Il espérait obtenir une grosse somme. C'est déjà fort mal sans doute, mais je veux le croire innocent du crime dont nous l'avions soupçonné. La cupidité, vous le concevez bien, n'est pas le fruit de mon indulgence, c'est un penchant de sa nature. Vous réglerez comme vous l'entendrez avec Philotime l'affaire des Oppius de Véîe. Je serais comme chez moi en Épire. Je le sais bien; mais c'est probablement ailleurs que je me dirigerai. [10,8] A ATTICUS. Cumes, 2 mai. Vos avis s'accordent avec mes propres observations, et la chose parle assez d'elle-même. Il est temps de cesser une correspondance qu'on peut saisir, et qu'il y aurait dès lors péril à continuer. Mais ma Tullie m'a écrit plusieurs fois pour me supplier de ne pas prendre un parti avant de savoir comment les choses se passeraient en Espagne. Elle ajoute que c'est votre avis, et je le vois bien par vos lettres. A cela j'ai plusieurs choses à dire. Le conseil me paraîtrait bon, si j'avais a régler ma conduite sur les événements d'Espagne. Ou César sera chassé du pays, ce que je souhaite fort; ou la guerre traînera en longueur, ou enfin il s'en rendra maître, comme il semble n'en pas douter. S'il est chassé, n'aurais-je pas bonne grâce alors à aller trouver Pompée? et quel gré m'en saurait-il, lorsque Curion lui-même pourrait bien aussi, je le suppose, en faire alors autant? Si la guerre traîne en longueur, combien de temps faudra-t-il attendre? Enfin si nous sommes vaincus, il est clair que je ne bouge pas. Voici comme je raisonne. J'aime mieux le quitter vainqueur que vaincu, et quand il doute encore du triomphe que lorsqu'il s'en croirait assuré. S'il est vainqueur, je prévois des massacres, des confiscations, le rappel des bannis, la banqueroute, les honneurs accordés aux plus infâmes; enfin une tyrannie qui serait insupportable même à un Perse, bien plus à un Romain. Mon indignation pourrait-elle rester silencieuse? Il me faudrait voter avec Gabinius, après lui peut-être! Avoir à mes côtés votre client Clélius, le client de C. Atéius, Plaguléius, mille autres encore! Je cite des ennemis. N'éprouverais-je pas déjà assez de dépit à la vue de mes plus intimes, de gens que j'ai défendus, et au milieu desquels il faudrait, non sans mourir de honte, me trouver au sénat? Que sais-je? On m'interdirait peut-être l'entrée de la curie : ses amis me mandent qu'il a été fort mécontent de ne pas m'y voir en dernier lieu. Je n'ai pas voulu de son alliance, quand elle m'offrait des avantages; dois-je me vendre à lui, quand il n'y a que péril à le faire? Considérez enfin que tout ne sera pas décidé avec la question d'Espagne, à moins qu'en perdant cette province. Pompée ne mette bas les armes : mais il n'a que Thémistocle en tête, et il se persuade que quand on est maître de la mer on est maître de tout. Aussi remarquez qu'il n'est pas de sa personne en Espagne, et qu'il ne met d'intérêt qu'à se rendre formidable sur mer. On le verra, lorsqu'il en sera temps, réunir une puissante flotte, mettre à la voile et débarquer en Italie. Nous qui sommes restés, que deviendrons-nous alors? Plus de neutralité possible. Nous opposerons-nous à sa descente? quelle extrémité et quel opprobre ! Nous fera-t-il un crime de notre absence et de notre sécurité? irons-nous partager avec Pompée et ses lieutenants les inimitiés et les vengeances de l'autre? Laissons un moment de côté le devoir, et ne faisons acception que du danger. Là, il y a péril en faisant mal; ici, péril en faisant bien. Péril partout. Point de doute alors : ne faisons pas en nous exposant ce que nous ne voudrions pas faire pour nous sauver. Mais pourquoi n'avoir pas passé la mer avec Pompée? La chose était matériellement impossible. Qu'on rapproche les époques, et je l'avoue quand je pouvais garder cela pour moi, j'ai cru, je n'aurai pas du croire peut-être, mais enfin j'ai cru à la paix, et je n'ai pas voulu avoir pour ennemi César redevenu l'ami de Pompée : je les connais, ce sont toujours les mêmes hommes. Voilà le mot de mes retardements. Aujourd'hui l'occasion est à moi, si je me hâte ; elle est perdue, si j'hésite. C'est ce que me disent aussi, mon cher Atticus, certains augures en qui j'ai toute confiance; non les augures de notre collège que consulte Appius, mais ceux de Platon sur les tyrans. Je mets hors de doute que notre homme (César) ne peut pas se soutenir, et que, dût notre résistance être languissante, il ne tombe de lui même, lui a qui, dans ses plus beaux moments et dans toute sa nouveauté, il n'a pas fallu plus de six ou sept jours pour se faire exécrer de cette populace avide et affamée ; et qui a si vite abandonné le double mensonge de sa douceur et de sa richesse, en traitant comme il l'a fait Métellus et le trésor public. Voyez quels seront ses ministres et ses seconds pour conduire les provinces et la république ! Il n'y en a pas un qui ait su gouverner son patrimoine pendant deux mois. Inutile de remarquer ici tout ce qu'il y a à en dire, vous le savez aussi bien que moi ; mais réfléchissez-y un moment, et vous verrez qu'un tel règne n'en aurait pas pour six mois a durer. Me trompé-je? Eh bien. Je prendrai mon parti comme tant d'hommes illustres et de grands citoyens, à moins pourtant que vous ne préfériez pour moi le lit de mort de Sardanapale à l'exil de Thémistocle, l'homme, au dire de Thucydide, qui jugeait le mieux le présent et appréciait le mieux l'avenir, et qui néanmoins tomba dans des malheurs qu'il eût évités s'il avait su tout prévoir. Quoique, toujours suivant Thucydide, personne ne fût plus habile à reconnaître le bon et le mauvais côté des choses, il ne sut se mettre à couvert, ni contre la jalousie des Spartiates, ni contre la jalousie de ses concitoyens, et il ne vit pas où le menaient ses engagements avec Artaxerce. Si on ne se trompait jamais, notre Africain, le plus sage des hommes, n'aurait pas vu cette nuit cruelle qui fut pour lui sans lendemain ; et C Marius, le plus rusé des hommes, n'aurait pas eu les durs moments que Sylla lui a fait subir. Mais l'augure dont je parle ne me trompe point, il est Infaillible, l'événement le prouvera. Il faut que cet homme tombe ou sous les coups de ses adversaires, ou par ses propres mains, car il n'a pas de plus dangereux ennemis que lui-même. Nous vivrons assez pour le voir, j'espère. Apres tout, il est temps que je songe a la vie dont la durée est sans fin de préférence à cette misérable vie d'un jour. Que si quelque incident en avance le terme, il m'est aussi indiffèrent de toucher déjà au moment suprême, que de l'avoir longtemps en expectative. Avec de tels sentiments, irai-je faire ma soumission à ceux contre qui le sénat m'a arme d'un décret de salut public? Je vous ai donne mes instructions sur tout, et votre amitié rend mes recommandations superflues. Je n'ai donc plus rien à vous dire, sinon que j'attends le premier vent favorable pour m'embarquer. Que dis-je? il est une chose qu'il importe par-dessus tout que je vous écrive; c'est que de toutes vos bontés, si nombreuses pour moi, aucune ne m'est plus douce et plus sensible que vos aimables attentions et vos tendres soins pour ma chère Tullie. Elle en a été enchantée, et je n'y suis pas moins sensible qu'elle. Avec quelle résignation elle supporte les calamités publiques et les chagrins d'intérieur! Quel courage dans notre séparation ! Sa tendresse est infinie. Son âme ne fait qu'une avec la mienne. Eh bien! elle ne voit que ce que le devoir et l'honneur me prescrivent. Je m'arrête, je crains ma propre émotion. Ne manquez pas, je vous prie, de me tenir au courant des nouvelles d'Espagne, et de tout ce qui pourrait survenir pendant que je suis encore ici. Peut-être vous écrirai-je moi-même un mot avant mon départ, surtout s'il est vrai, comme Tullie me l'assure, que vous n'aurez point quitté l'Italie. J'ai maintenant à recommencer avec Antoine les mêmes manoeuvres qu'avec Curion, pour qu'on me laisse à Malte sous ma promesse d'être neutre. Puissé-je trouver l'un aussi accommodant et aussi facile que l'autre! On annonce son arrivée à Misène pour le 6 des nones, c'est-à-dire, pour aujourd'hui. Il s'est fait précéder de l'odieuse lettre dont je vous envoie copie. ANTOINE,TRIBUN DU PEUPLE ET PROPRÉTEUR, A CICÉBON, IMPÉRATOR, SALUT. « Sans l'amitié que j'ai pour vous, et qui est plus forte que vous ne pensez, je ne m'inquiéterais pas d'un bruit qui court à votre sujet, d'autant plus que je le crois sans le moindre fondement. Mais je vous aime trop pour ne pas m'affecter même de rumeurs vaines. Non, je ne puis croire que vous vouliez passer la mer, vous à qui Dolabella et votre charmante Tullie sont si chers, vous qui nous êtes si cher à tous, vous enfin qui ne pouvez, je le jure, prendre plus à coeur que nous ce qui touche à votre honneur et à votre considération. Il n'y aurait pas, selon moi, d'amitié à rester insensible à de méchants propos ; et je m'en suis d'autant plus préoccupé que je sens toute la délicatesse de ma position envers vous, par suite de ces démêles où je m'accuse de plus de vivacité que je ne saurais vous reprocher de torts. Je tiens à vous convaincre que, César excepté, il n'est personne pour qui j'aie plus d'affection que pour vous, et qu'il n'est personne à ma connaissance sur le dévouement de qui César compte davantage. Je vous en supplie donc, mon cher Cicéron, abstenez-vous de toute démarche qui vous engage; gardez-vous de qui a voulu vous faire payer son appui par un injurieux abandon, et n'allez pas fuir comme un ennemi un homme qui, lors même qu'il ne vous aimerait pas, chose impossible, voudrait encore vous voir puissant et honoré. Je vous envoie cette lettre par Calpurnius, mon ami particulier, afin que vous sachiez à quel point j'ai à coeur tout ce qui se rapporte à votre salut et à votre gloire. » Le même jour, Philotime m'a apporté de la part de César une autre lettre dont voici la copie : CÉSAR, IMPERATOR, A CICÉRON, IMPERATOR SALUT. 17 avril. « Je vous crois tout à fait incapable d'agir imprudemment et à la légère. Cependant il court des bruits qui m'inquiètent, et je me décide à vous écrire. N'allez pas, je vous en supplie, au nom de nos bons rapports, n'allez pas vous rallier à une cause aujourd'hui compromise, quand vous n'en avez pas voulu alors que les chances étaient entières. Voulez-vous vous soustraire à l'arrêt de la fortune ? Ce serait outrager l'amitié, ce serait vous faire gratuitement tort à vous-même. Tout ne nous a-t-il pas réussi? tout ne leur a-t-il pas été contraire? Non, vous ne cédez point à des affections de parti : leur cause était la même, quand vous refusâtes d'aller prendre place dans leurs conseils. Il faut donc que j'aie fait quelque action bien condamnable; car jamais démarche de votre part n'aura pour moi une signification plus grave. Gardez -vous de la faire. Je le demande à votre amitié. J'en ai le droit; et dites-moi d'ailleurs si la neutralité n'est pas le rôle qui convient le mieux à un homme de bien et de paix, à un bon citoyen. Quelques hommes, qui au fond pensaient ainsi, ont été jetés hors de la voie par un sentiment de crainte. Mais pour vous qui savez ma vie entière qui pouvez en interroger tous les témoignages, et qui connaissez mon amitié, quoi de mieux et de plus honorable que de vous abstenir? En marche, le 16 des kalendes de mai. » [10,9] A ATTICUS. Cumes, mai. Philotime est arrivé : vous savez quelle tête folle, et quel magasin de fausses nouvelles favorables à Pompée. Il a mis la mort dans l'âme à mes commensaux. Moi, je suis de marbre. Nous pensions tous que César avait suspendu sa marche : c'est le contraire, dit Philotime; César vole. On avait annoncé la jonction de Pétréius avec Afranius. Philotime prétend que la nouvelle ne s'est pas confirmée. Que voulez- vous? On assure que Pompée, à la tête de forces considérables, se dirige par l’Illyrie vers la Germanie. Cela est donné comme positif. Eh bien ! partons vite pour Malte. Allons-y attendre les événements d'Espagne, j'entre un peu par là dans les idées de César, puisqu'il me dit dans une de ses lettres que la neutralité est pour moi le parti le plus honorable et le plus sûr. Qu'est donc devenu, allez-vous me dire, l'homme résolu de ma dernière lettre? Cet homme n'a point changé : je suis toujours le même. Hélas! s'il ne s'agissait que de ma tête mais j'ai les miens autour de moi qui pleurent, qui me supplient d'attendre ce que deviendront les affaires d'Espagne : mon coeur n'y tient pas toujours. Célius aussi m'écrit dans les termes les plus attendrissants; il me conjure de ne pas brusquer ma résolution, de ne pas compromettre ma position, mon fils, ma famille, par un coup de tête Nos enfants n'ont pu lire sa lettre sans des torrents de larmes. Cicéron toutefois montre une fermeté qui ne fait que rendre ma sensibilité plus vive. Il ne songe qu'aux exigences de l'honneur. A Malte donc ! on verra ensuite. — Écrivez-moi un mot encore, je vous prie, surtout si vous savez quelque chose d'Afranius. En cas d'entrevue avec Antoine, je vous dirai comment les choses se seront passées : mais je ne me fierai qu'à bon escient à ses paroles, soyez tranquille. Je ne pense plus à me cacher : c'est trop difficile et trop dangereux. J'attendrai Servius jusqu'aux nones. Postumius et le jeune Servius m'en ont prié. Enfin votre fièvre quarte commence a tomber. Tant mieux ! Je vous envoie une copie de la lettre de Célius. [10,10] A ATTICUS. Cumes, 3 mai. Aveugle que j'étais ! Comment n'ai-je pas vu ce qui arrive ! Lisez cette lettre d'Antoine; je lui avais écrit mille fois que je n'avais aucune pensée hostile à César, que je n'oubliais pas mon gendre, que je n'oubliais pas l'amitié que, si je l'avais voulu, je serais avec Pompée; seulement que j'avais l'intention de quitter l'Italie, parce qu'il ne me convenait pas de courir sans cesse à droite et à gauche avec mes licteurs; mais que ce n'était pas même encore une idée arrêtée. Voyez ce que l'ivrogne me répond : « Comme votre conduite est franche ! quand on veut rester neutre, on demeure chez soi. Qui émigre se prononce. Au surplus, ce n'est pas à moi de juger si l'on a ou non des raisons légitimes de partir. J'ai l'ordre positif de César de ne laisser sortir d'Italie qui que ce soit. Ainsi, il importe peu que j'approuve votre intention, puisque je n'y puis rien. Envoyez un exprès à César, et présentez-lui votre demande ; il l'accueillera, je n'en doute pas, surtout si vous y joignez la promesse de ne point faillir a notre amitié. » Voilà bien la scytale lacédémonienne. Il faut absolument que je lui donne le change. Il doit arriver le 5 des nones au soir, c'est-à-dire, aujourd'hui; peut-être viendra-t-il me voir demain. J'userai de ruse, je lui dirai avec assurance que rien ne me presse, je lui cornerai aux oreilles que je vais envoyer un exprès à César; puis je me tiendrai coi quelque part avec un très-petit nombre de mes gens, et je parviendrai bien à m'échapper en dépit de tout. Puissé-je seulement rejoindre Curion ! les dieux me protègent ! je suis piqué au vif, on verra quelque trait de ma façon. Votre indisposition m'afflige; vous m'obligerez beaucoup de ne pas la négliger, surtout dans le principe. Que j'aime vos nouvelles de Marseille ! Tenez-moi, je vous prie, au courant de tout ce que vous apprendrez. J'irais rejoindre Ocella si je le pouvais ouvertement, comme j'en étais convenu avec Curion; j'attends ici Servius; sa femme et son fils m'en ont prié. Il le faut, je crois. Antoine traîne à sa suite Cythéris dans une litière découverte ; sa femme est dans la seconde. Il en a de plus sept autres de suite, toutes remplies ou de maîtresses ou de mignons. Voilà par quelles honteuses mains il nous faut périr ; et doutez après cela, si vous le pouvez, du sang qui coulera au retour de César ou vainqueur ou vaincu! Pour moi, je prendrai plutôt une nacelle, à défaut de vaisseau, pour me sauver de leurs mains parricides. Je vous en dirai plus quand j'aurai vu Antoine. Je ne puis me défendre d'aimer notre jeune homme, mais je vois clairement qu'il ne nous aime point. Je n'ai jamais vu d'esprit plus de travers, le contre-pied de tous les siens une tête qui bouillonne sans cesse. Quelle source d'afflictions! je fais de mon mieux pour rectifier cette nature étrange. Il faut le veiller de près. [10,11] A ATTICUS. Cumes, mai. Après avoir fermé ma dernière lettre, l'idée me vint de ne plus la confier à la personne qui devait s'en charger, et qui n'est pas des nôtres. Aussi ne fut-elle pas expédiée à sa date. Dans l'intervalle est arrivé Philotime, qui m'a remis celle ou vous vous plaignez de mon frère. Oui, c'est un caractère faible, mais sans fard, sans détours, facile à ramener au bien, et dont vous ferez d'un mot tout ce que vous voudrez. Sans aller plus loin, il ne cesse de s'emporter contre les siens, et pourtant il les aime tendrement, moi en particulier plus que lui-même. Touchant son fils, il écrit à vous d'une façon, et à la mère d'une autre. Je n'y vois pas grand mal. Ce que je trouve fâcheux, c'est ce que vous me dites de votre soeur, et a propos de ce voyage; d'autant plus que je n'y puis que faire, placé comme je le suis. Dans une autre situation, je trouverais remède au mal ; mais voyez où nous en sommes réduits. Quant à la somme qu'il vous doit, ce n'est rien moins que mauvaise volonté de sa part, je l'ai vu cent fois, s'il tarde à vous payer. Il y fait tous ses efforts. Mais quand je ne puis, moi, à la veille d'un départ, rentrer dans les treize mille sesterces que j'ai prêtés au fils de Q. Axius; quand je vois le père s'excuser sur le malheur des temps; quand Lepta et autres font de même, en vérité je m'étonne de vous voir tourmenter mon frère pour ces vingt milles sesterces, vous qui connaissez son embarras. Au surplus, ses ordres sont donnés pour vous satisfaire. Ne le croyez pas serré et mauvais payeur; jamais homme ne le fut moins. Passons au fils. Il est vrai que son père ne l'a jamais assez tenu; mais l'indulgence ne rend pas un enfant menteur, intéressé, et sans amitié pour les siens : elle peut seulement le rendre fier, hautain, turbulent. Il a les défauts qu'engendre une éducation trop molle, mais ce sont des défauts qui se tolèrent. Et puis, il faut le dire, il est si jeune ! mais il en a d'autres qui deviennent bien graves par les circonstances fatales où nous sommes. Je ne me dissimule malheureusement pas, moi qui l'aime, que ceux-là ne procèdent pas de notre indulgence. Non, la cause en est radicale. Je viendrais bien à bout de les déraciner, si j'en avais le loisir : mais au temps où nous vivons, il faut tout supporter. Quant à mon fils, j'en fais ce que je veux. C'est le caractère le plus maniable. Mon coeur se brise pour cet enfant; voilà ce qui m'ôte l'énergie. Plus il me veut ferme, et plus je crains à son égard de me montrer cruel. — Antoine est arrivé hier au soir. J'aurai sans doute sa visite, à moins qu'il ne veuille en rester sur la lettre où il me notifie sa volonté. Quoi qu'il advienne, je vous écrirai. Je ne puis plus partir que secrètement. Mais que faire de nos jeunes gens? Irai-je les exposer sur une nacelle? Jugez ce que j'aurai à souffrir dans cette traversée. Je me rappelle encore les alarmes de cette navigation en vaisseau plat de Rhodes, et c'était en été. Que sera-ce quand je les verrai sur une frêle barque, dans la saison de l'année la plus cruelle? De tous côtés des angoisses ! J'ai ici Trébatius, homme excellent et bon citoyen. Que d'horreurs il entrevoit, grands dieux? Balbus prétendre au sénat? mais vous entendrez Trébatius lui-même. Je lui donnerai demain une lettre pour vous. Je crois à l'amitié de Vectiénus sur votre parole. Il m'avait réclamé son argent d'un ton un peu incisif. Je me suis piqué, et peut-être ai- je poussé avec lui la plaisanterie un peu loin. S'il a pris la chose trop au sérieux, faites ma paix. Je l'ai appelé Monétalis en tête de ma lettre. Il m'avait donné du proconsul tout court. Mais s'il entend raison et n'en est pas moins mon ami, je reste le sien. [10,12] A ATTICUS. Cumes, mai. Que devenir? Je suis le plus malheureux des hommes et en même temps le plus déshonoré. Antoine prétend avoir injonction spéciale de me retenir. Je ne l'ai pas vu lui-même, mais il l'a déclaré à Trébatius. Quel parti prendre, quand rien ne me réussit, et que mes plus sûres combinaisons sont précisément celles qui me tournent le plus mal? Je regardais comme une bonne fortune d'avoir trouvé là Curion, et je me croyais au bout de mes peines. Il avait écrit pour moi à Hortensius. Réginus était tout à moi. Mais je ne me doutais pas qu'Antoine eût rien à voir sur cette côte. Où fuir maintenant? me voilà gardé à vue. Toutefois trêve de gémissements. Il ne me reste plus qu'à gagner furtivement quelque barque, et à voguer malgré vents et marée. Risquons tout, plutôt que de laisser croire que les obstacles qui me retiennent ne sont qu'un jeu joué. Gagnons d'abord la Sicile. Une fois là, j'aurai de l'espace devant moi. Pourvu que les choses tournent bien en Espagne! pourvu même que ce qu'on dit de la Sicile soit vrai, si peu que ce soit ! On dit que la population en masse est venue au devant de Caton, qu'elle l'a supplié de se mettre à sa tête, en lui offrant toutes les ressources de l'île ; qu'il s'est rendu à leurs voeux et a commencé des levées. La nouvelle m'est suspecte; mon auteur voit tout en beau. Ce qui est incontestable , c'est qu'on pourrait se maintenir en Sicile. Au surplus, on saura bientôt quelque chose d'Espagne. Marcellus est ici, ayant le même dessein que moi, du moins en faisant semblant à merveille. Nous ne nous sommes pas vus, mais j'ai causé avec un de ses intimes. Faites-moi part de vos nouvelles. De mon côté, je ne vous laisserai rien ignorer de mes démarches. Je tiens de près le fils de Quintus. Puissé-je réformer son caractère! Déchirez, je vous prie, les lettres où je parle de lui trop en mal. Ces choses-là doivent rester entre nous. J'en ferai autant des vôtres. Servius va venir; mais je n'attends de lui rien de bon. Je vous en écrirai dans tous les cas. Je me suis trompé, il faut que j'en convienne. Trompé une fois? sur un seul point? Allons! je me suis trompé d'un bout à l'autre, et ce sont toutes mes précautions qui m'ont perdu. « Mais laissons le passé et ses regrets, » et tâchons de sauver ce qui peut rester encore de l'avenir. Vous me dites de tout prévoir pour ma fuite. Prévoir quoi ? Tout n'est que trop prévu; il n'y a guère à délibérer. Rester ici avec ma honte et mes remords, ou m'échapper, au risque de tomber aux mains de ces bandits. Mais voyez à quelle extrémité je me trouve réduit! J'en suis à désirer parfois un mauvais traitement, afin qu'il soit notoire que je suis mal avec le tyran. Ah! si le moyen d'évasion que j'espérais pouvait se retrouver, je saurais bien répondre à vos voeux et justifier mes retards. Mais l'on fuit autour de moi si bonne garde, et je ne me fie pas trop même à Curion. Reste à me faire jour par la force, ou à tromper la surveillance par un déguisement. J'aurai, dans un cas, affaire aux éléments; dans l'autre, à mes ennemis. Et si je suis pris sur le fait, quelle ignominie! Mais l'honneur commande et m'entraîne. Je ne reculerai devant rien. Je me propose souvent Célius pour exemple : que l'occasion de faire comme lui se présente, je n'y manquerai pas. L'Espagne tiendra bon, je l'espère. Le coup de vigueur des Marseillais est une excellente chose en soi, et j'en conclus que tout va bien en Espagne. S'ils se sont tant avancés, c'est qu'ils ont des informations sûres; ils sont à proximité et ne s'endorment point. Oui, vous avez raison, ce qui s'est passé au théâtre est un symptôme de mécontentement. C'est aussi, je le vois, dans les légions levées en Italie qu'il trouve le moins d'affection. Mais son plus grand ennemi, c'est lui-même. Vous avez bien raison de craindre qu'il ne tourne à la violence ; et il y tournera, si ses affaires vont mal. Raison de plus pour moi de me signaler par quelque entreprise à la Célius. Et puissé-je être plus heureux! Quoi que je fasse, de quelque manière que je m'y prenne, vous le saurez aussitôt. Soyez tranquille sur le jeune homme. Je suis là, et ferai face au besoin à tout le Péloponnèse. Il y a du fonds chez lui. L'éducation rectifie la nature et peut même y suppléer, à moins qu'on ne prétende que la vertu ne s'acquiert point; ce qu'on ne me persuadera jamais. [10,13] A ATTICUS. Cumes, mai. Votre lettre a enchanté ma Tullie, et moi par contre-coup : il y a toujours quelque chose à gagner dans votre correspondance. (Continuez donc à m’écrire. Si vous pouvez me donner quelque bonne nouvelle, n'y faites faute, N’allez pas avoir peur des lions d'Antoine. Jamais on ne fut plus doux et plus aimable que lui. Voulez-vous un échantillon de sa tenue comme homme public? Il avait convoqué par lettres les premiers décurions et les quatuorvirs des villes municipales. Dès le matin voilà mes gens qui arrivent. Mais Antoine est au lit, et ne bouge qu'à la troisième heure (neuf heures du matin). Plus tard on lui annonce les gens de Cumes et de Naples, à qui César garde rancune : il les remet au lendemain. Il avait à se baigner, il avait un laxatif à prendre : telle est sa journée d'hier. Il se propose aujourd'hui de passer dans l'île d'Enaria. il annonce hautement le retour des bannis. Mais assez sur son compte. Occupons-nous de ce qui nous intéresse. — J’ai reçu une lettre d'Axius. Bien obligé pour Tiron. Vectiénus est tout aimable. J'ai remboursé Vestorius. On dit que Servius a couche à Minturne la veille des nones de mai, et qu'il s'arrêtera aujourd'hui à Literne chez Marcellus. J'aurai donc sa visite demain de bonne heure, et ainsi de quoi remplir une lettre. Je commençais à ne savoir que vous écrire. Je m'étonne qu'Antoine ne m'ait pas adressé même un message. Il avait toujours montré pour moi beaucoup d'égards. Probablement il a des ordres pénibles en ce qui me concerne, et il ne veut pas avoir à me dire non en face. Mais je ne lui aurais pas demandé de grâce; et m'en eût-il accordé, je ne me serais pas lié à sa parole. Je trouverai bien quelque autre voie. — Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles d'Espagne; on doit maintenant en avoir. Elles sont attendues comme si tout devait s'y décider. Pour moi, je ne vois pas plus le succès assuré si nous conservons l'Espagne, que désespéré si nous la perdons. Peut-être s'est-il élevé des obstacles au départ de Silius, d'Ocella et des autres. Il paraît que vous en éprouvez vous-même de la part de Curtius, bien que muni d'un passe-port; je le suppose. [10,14] A ATTICUS. Cumes, mai. Quelle misérable vie! cette appréhension continuelle est un mal pire que le mal lui-même. Ainsi que je vous l'ai déjà mandé, Servius, arrivé le jour des nones de mai, est venu me voir le lendemain. Pour ne pas vous faire languir, je vous dirai que nous n'avons pu arriver à aucune conclusion. Jamais je ne vis d'homme plus terrifié ; et, par Hercule, il ne craint rien qui ne soit à craindre. L'un lui veut du mal, l'autre ne lui veut guère de bien. La victoire, quelque parti qu'elle favorise, amènera des scènes d'horreur; soif de sang d'un côté, audace effrénée de l'autre; chez tous deux : extrême pénurie d'argent, et qui ne pourra s'assouvir que par des spoliations. Ses larmes coulaient pendant ces réflexions, et avec une abondance qui depuis longtemps eût dû en tarir la source. Quant à moi, ce n'est pas à force de pleurer que mes yeux souffrent au point de m'empêcher d'écrire; c'est l'irritation produite par l'insomnie. Aussi, je vous conjure de rassembler tout ce que vous trouverez de consolations à m'offrir : non pas de celles qu'on puise dans la philosophie et dans les livres, celles-là je puis les tirer de mon propre fonds ; et toutefois je ne sais pourquoi le mal est plus fort que le remède. C'est en Espagne, à Marseille, qu'il faut aller me chercher des consolations. Servius m'en apporte d’assez bonnes de ces pays- là. Il paraît même que la nouvelle des deux légions vient de bonne source. Voilà ce qu'il me faut, ou quelque chose de semblable. On ne peut tarder à avoir des nouvelles. — Pour revenir à Servius, nous remîmes notre conversation au lendemain ; mais il ne peut se résoudre à partir; il aimerait mieux attendre les événements dans son lit. La campagne de son fils à Brindes le gène terriblement. Il m'a pourtant énergiquement déclaré que si l'on rappelait les bannis, il s'exilerait lui-même. Je lui ai dit que le rappel aurait lieu infailliblement, qu'on voyait tous les jours des choses de cette force; et j'en multipliais les preuves. Loin de s'affermir dans sa résolution, je vis ses hésitations croître au point que, n'espérant pas le déterminer, j'ai cru devoir lui l'aire mystère de mon dessein. Il n'y a pas réellement de fond à faire sur Servius. Votre avis est bon. Je songerai à l'exemple de Célîus. [10,15] A ATTICUS. Cumes, mai. Servius était encore chez moi le 6 des ides, quand Céphalion m'a remis votre lettre. La nouvelle des huit cohortes me donne bonne espérance. Les cohortes d'ici sont également, dit-on, prètes à lui échapper. Le même jour, Funisulanus m'a apporté une seconde lettre de vous qui confirmait la première. Je l'ai rendu content au dernier degré pour ce qui le concerne, et je vous en ai laissé tout l'honneur. Il est mon débiteur d'une forte somme, et ne passe pas pour être riche. Mais il sera bientôt, dit-il, en mesure de me payer au moyen d'un remboursement qu'on lui a fait un peu attendre. Vous pourriez charger un messager de cet argent dès qu'il vous sera remis. Éros, l'affranchi de Philotime, vous dira le chiffre exact. — Mais parlons de choses plus importantes : vous serez satisfait; sous peu, l'exemple de Célius portera son fruit. Seulement je suis au supplice. Dois-je ou non attendre les vents favorables? Il ne faut qu'un drapeau : tout le monde va s'y rallier. Vous me conseillez d'agir sans mystère, c'est tout à fait mon avis, et je suis décidé à partir. Écrivez-moi toujours en attendant. Servius ne se décide a rien. Il a objection a tout. Je ne connais de plus peureux que C. Marcellus, qui se repent d'avoir été consul, et qui, dit-on (le lâche!), pousse Antoine à empêcher mon départ, sans doute pour se couvrir de mon manteau, Antoine, au contraire, est parti pour Capoue le 6 des ides, et m'a fait dire que, s'il n'était pas venu me voir, c'était par discrétion, me croyant fâché contre lui. Je partirai donc, et partirai comme vous me le conseillez, à moins que d'ici là il n'y ait quelque chose de mieux à faire. Mais il n'y a pas d'apparence que l'occasion s'en présente de si tôt. Cependant l'opinion du préteur Alliénus est qu'il y a un grand rôle à jouer, et que si ce n'est moi, ce sera un de ses collègues. N'importe qui, pourvu que quelqu'un s'en charge. Je vous approuve pour votre soeur. Le jeune Quintus a tous mes soins, et j'en augure mieux, Quant à mon frère, je vous jure, il est fort tourmenté de sa dette. Mais il n'a encore rien pu tirer de L. Egnatius. Axius y va sans façon avec ses douze mille sesterces. Il m'avait écrit de donner à Gallius tout ce qu'il demanderait; quand il ne me l'eut pas écrit, aurais-je pu m'en dispenser? ne m'étais-je pas mis à sa disposition? mais trouver à l'instant pareille somme! Que je m'avise de compter sur eux, moi, dans mes embarras présents ! Les dieux le leur rendent! Mais laissons ces gens-là. Enfin vous voilà délivrés de votre fièvre quarte, vous et Pilia. J’ai bien du plaisir à vous en faire mon compliment. Pendant qu'on charge mon vaisseau de vivres et autres provisions, je vais faire une excursion à Pompéi. Remerciez, je vous prie, Vectiénus de ses bonnes dispositions; et s'il se présente une occasion de m'écrire avant mon départ, ne la laissez point échapper, je vous en conjure. [10,16] A ATTICUS. Cumes, mai. Dionysius vint chez moi l'autre jour de grand matin, comme je venais de vous écrire tranquillement sur une foule de choses. Il n'aurait pas eu de peine à me désarmer, et j'étais même disposé à tout oublier; mais il fallait au moins qu'il eût les dispositions que vous m'aviez annoncées. La lettre que j'ai reçue de vous à Arpinum portait positivement qu'il venait se mettre à ma discrétion. Ma volonté ou plutôt mon désir était de le garder. C'est précisément pour m'avoir déjà refusé net à Formies, que je m'étais expliqué sur son compte avec tant d'humeur. Il ne m'a dit que quelques mots, où en somme il me prie de ne pas lui en vouloir, et me déclare que le soin de ses affaires ne lui permet pas de rester. Ma réponse fut bientôt faite. Le trait avait porté. Je sentais le contre-coup de ma mauvaise fortune. Que voulez-vous? Vous auriez beau vous étonner, mes grands chagrins ne m'empêchent pas d'être sensible à celui-ci. Puisse Dionysius rester votre ami ! C'est vous souhaiter que la fortune vous soit fidèle. Tant qu'elle durera, comptez sur lui. — Mon plan, je pense, n'offre aucun danger. Je saurai feindre, et bien prendre mes précautions. Que j'aie seulement le vent pour moi, et, autant que la prudence peut le faire, je réponds de tout. En attendant que je parte, écrivez-moi, je vous prie, non-seulement ce que vous savez et ce qu'on dit, mais encore ce que vous prévoyez de l'avenir. Rien n'empêchait Caton de conserver la Sicile. Sa présence eût suffi pour en faire le rendez-vous de tout ce qu'il y a de gens de bien au monde. Mais Curion m'écrit qu'il a quitté Syracuse le 8 des kalendes de mai. Puisse du moins Cotta se maintenir en Sardaigne, comme on le dit ici! S'il en est ainsi, quelle honte pour Caton ! — Afin de donner le change sur mon départ et mes projets, je suis parti pour Pompéi le 4 des ides, et j'y resterai tout le temps que dureront les préparatifs de la traversée. En y arrivant, on m'annonça que les centurions des trois cohortes en garnison dans la ville devaient venir me trouver le lendemain. Mon ami Ninnius me dit en confidence que leur intention était de me livrer la place. Mais moi je vous ai laissé là Pompéi dès le lendemain avant le jour, afin d'éviter jusqu'à l'ombre d'une entrevue. Qu'est-ce que trois cohortes? et quand il y en aurait eu davantage, avec quoi les entretenir? J'ai songé au sort de Célius, et j'ai pensé tout ce que vous m'en dites dans la lettre que je viens précisément de recevoir en arrivant à Cumes. Peut-être était-ce un piège qu'on me tendait? J'ai ôté prise à tout soupçon. — Pendant que j'étais en route pour revenir, Hortensius est venu faire visite à Tèrentia : il n'a eu à mon sujet que des paroles flatteuses. Je le verrai, je pense ; car il m'a envoyé un de ses esclaves me dire qu'il reviendrait. Voilà un procédé meilleur que celui de mon collègue Antoine, qui promené une comédienne dans sa litière, au milieu de ses licteurs. Quant à vous, puisque la fièvre quarte est partie, que le dernier accès a manqué, et qu'il ne vous en reste même plus de trace, venez avec toute votre santé nous retrouver en Grèce. En attendant, quelques bonnes petites lettres, je vous prie. [10,17] A ATTICUS. Cumes, 16 mai. Hortensius est venu me voir la veille des ides, comme je venais de finir ma lettre. Puisse-t-il être toujours ainsi pour moi ! Que de protestations de dévouement ! Je compte bien le mettre a l'épreuve. Un moment après, Sérapion m'apporta votre lettre. Avant de l'ouvrir, je dis à Sérapion que vous m'aviez déjà écrit en sa faveur. Je lus ensuite votre lettre, et tout ce que j'ajoutai le combla. En effet, c'est, je crois, un excellent sujet, instruit autant qu'honnête. Je pourrai me servir de son navire, et l'engager à s'embarquer avec moi. — Mon mal d'yeux me tourmente sans cesse, non pas au point d'être insupportable, mais assez pour m'empêcher d'écrire. J'apprends avec joie que votre santé est tout à fait remise, et des atteintes de votre dernière maladie, et des ressentiments que vous aviez éprouvés. Je voudrais bien avoir Ocella : tout ici en irait mieux. Maintenant nous ne sommes plus arrêtés que par l'équinoxe, qui est fort mauvais cette année. Des que le temps se remettra, je n'aurai qu'un souhait à faire : c'est qu’Hortensius ne change point. On n'est pas meilleur que lui, jusqu'à ce jour. — Vous vous récriez sur mon mot de passe-port, comme si j'avais voulu y entendre malice et vous le reprocher comme un crime. Vous n'imaginez pas, dites-vous, d'où peut me venir une pareille idée. Mais vous m'aviez écrit que vous partiez; j'avais ouï dire qu'on ce pouvait partir sans passe-port. Je trouvais donc tout simple que vous en eussiez un, surtout en ayant pris pour vos gens. Mon observation n'a pas d'autre cause. Mandez-moi, je vous prie, à quoi vous vous déterminez, et n'oubliez pas de me donner des nouvelles. Le 17 des kalendes de juin. [10,18] A ATTICUS. Cumes, mai. Tullie est accouchée d'un fils à sept mois, le 14 des kalendes de juin. Sa délivrance a été heureuse, à ma grande joie. Mais son enfant est d'une faiblesse extrême. Les calmes qui continuent de me retenir sont incroyables, et me gênent bien plus que la surveillance dont je suis entouré. Les belles paroles d'Hortensius ont abouti à néant, chose assez ordinaire. Ce n'en est pas moins un vilain homme. Son affranchi Salvius l'a perverti. Je ne veux plus vous dire : Je ferai ceci, mais bien : J'ai fait cela; car il me semble qu'il y a des Coryciens (des espions) de tous côtés qui guettent mes paroles. Quant à vous, ne cessez, je vous prie, de m'informer de ce qui pourrait survenir en Espagne ou ailleurs, et n'attendez de lettres de moi que lorsque je serai arrivé à ma destination, à moins que je ne vous écrive un mot en route. Je ne saurais même là-dessus rien vous dire avec certitude, tant j'ai de peine à venir à bout de quelque chose. Les premières mesures ont été mal prises, et la suite s'en ressent. Je songe maintenant à Formies; peut-être y trouverai-je encore les furies ( les troupes de César) sur mon chemin. D'après votre conversation avec Balbus, je renonce à Malte. Est-ce que vous pouvez croire qu'il (César) ne me regarde pas encore son ennemi? J’ai écrit à Balbus au sujet de ce que vous me dites de sa bienveillance et de ses soupçons. Je le remercie sur le premier point; disculpez-moi sur l'autre. Y eut-il jamais, a votre avis, homme plus infortuné que moi? Mais je ne veux pas vous mettra au supplice. Ce qui me désole, c'est d'en être venu à ce point que le courage et la prudence ne peuvent rien pour moi.