Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Plutarque de Chéronée


 

Alfred CROISET, Histoire de la littérature grecque
tome V : Période alexandrine.
Paris, Boccard, 1928, pp. 484-538

 

I. Sa VIE.

Immédiatement au dessous des hommes de génie, Plutarque, presque aussi populaire que les plus célèbres d'entre eux, est supérieur aux simples écrivains de talent par quelque chose qui vient de l'âme. Grâce à un ensemble de qualités que nous devons essayer d'analyser, il a, pour ainsi dire, résumé dans son oeuvre l'image complète de l'antiquité hellénique, au moment où celle-ci touchait à sa fin; et il lui a prêté une forme simple, attrayante, éminemment propre à la faire connaître et aimer. II est donc, pour la postérité, un des représentants accrédités de l'hellénisme, d'un hellénisme un peu dilué peut-être, mais élargi, vraiment universel et humain; et voilä pourquoi il convient de le mettre ici au centre de ce chapitre, où nous étudions justement cet épanouissement final des vieilles traditions grecques dans la grande lumière de l'empire romain.

Né au coeur de la Grèce propre, à Chéronée en Béotie, entre les années 43 et 50 de notre ère, Plutarque grandit au milieu des souvenirs nationaux, près de Delphes, près des champs de bataille les plus célèbres dans les annales de son pays (Platées, Chéronée, Haliarte; Coronée, les Thermopyles, etc.) ; près de Thèbes, alors ruinée, mais qui lui rappelait toujours Pindare et Épaminondas; non loin de Thespies, où l'on adorait Éros, d'Orchomène où avaient régné les Charites, et d'Ascra où avait chanté Hésiode.

Il appartenait à une ancienne famille de pure race hellénique, qui semble avoir été établie sur ce sol béotien de temps immémorial. Vieille famille et vieux domaine, foyer tout entouré de traditions, maison de forte et intelligente bourgeoisie, de moeurs simples et antiques, pleine de religion et de patriotisme, et, malgré cela, nullement fermée aux idées du jour. Les vieillards y étaient réfléchis et conteurs, à la vieille manière grecque. Plutarque entendit longtemps les récits de son grand-père Lamprias, qui vécut assez pour voir ses petits-fils déjà parvenus à l'âge d'homme ; et il recueillit de sa bouche des anecdotes historiques qui remontaient à son arrière-grand-père, Nicarque, contemporain du triumvir Antoine, de l'égyptienne Cléopâtre et du vainqueur d'Actium. Le temps de son enfance fut celui où la Grèce se relevait lentement de ses misères. Cette aimable demeure de Chéronée, au milieu de ses prairies et de ses vergers, retrouvait alors sa large aisance, moitié urbaine, moitié rustique, et sa bonne humeur traditionnelle. Le grand-père animait les réunions de sa gaieté malicieuse et de ses récits. Le père, homme droit et sensé, y parlait affaires, culture, élevage, intérêts domestiques, sans dédaigner de prêter l'oreille aux discussions philosophiques de ses hôtes : car il était hospitalier, en Hellène de bonne race, toujours prêt à écouter et à s'ouvrir aux choses du dehors. Sous ces influences réunies, et tout simplement en se laissant vivre, Plutarque et ses frères, Lamprias et Timon, s'imprégnaient de tout ce que la Grèce, en sa longue tradition, avait amassé peu à peu de plus excellent.

Quand il approcha de sa vingtième année, déjà tout nourri des poètes nationaux, dont les vers devaient habiter son âme jusqu'au dernier jour, il vint passer plusieurs années à Athènes, au milieu de ces maîtres et de ces étudiants qui y formaient comme une sorte d'université, active et bruyante, au milieu aussi des monuments qui rappelaient tant de grandeurs, au milieu des hôtes de tous pays, Grecs d'Europe et Grecs d'Asie, patriciens romains, sophistes voyageurs, qui s'y pressaient incessamment. Curieux de tout, il y toucha à toutes les sciences : à la rhétorique, qui n'eut que peu de prise sur lui, aux mathématiques, qui le passionnèrent un instant, aux sciences naturelles, à la médecine; mais il ne se donna qu'à la philosophie. Ce fut elle qui le prit tout entier, autant du moins que sa libre nature, avide de savoir, pouvait être prise tout entière. Sous la direction du platonicien Ammonios, qu'il a mis en scène plusieurs fois dans ses dialogues, il étudia à fond la doctrine de Platon jusqu'en ses parties les plus abstraites, sans négliger d'ailleurs de s'initier aux enseignements des autres sectes.

En dehors des études proprement dites, ces années d'Athènes furent pour lui des années charmantes et fécondes par tout ce qu'elles lui firent voir et entendre. Revivant en imagination dans l'ancienne cité de Périclès, ce fut alors qu'il eut la vision directe et vivante de ces scènes de l'histoire nationale, qu'il devait retracer, bien plus tard, dans quelques-unes de ses Vies. En même temps, par les conversations quotidiennes dont il a gardé le souvenir dans ses Propos de table, il recevait l'impression de mille idées passagères, et son esprit s'habituait à ce genre de causerie, à la fois amusante et érudite, qui était alors à la mode. Ajoutons que tout cela ne détournait pas son attention des événements contemporains. Il dut entendre parler plus d'une fois de ces nobles exilés que la tyrannie de Néron reléguait dans les îles grecques ; et il était justement à Athènes, en 66, quand le maître du monde vint se faire couronner aux jeux pythiques, comme chanteur et comme tragédien. Chose curieuse : malgré le mépris secret que le jeune philosophe ressentit pour cet empereur cruel et à demi fou, il lui garda toujrours, involontairement, une certaine indulgence qu'excusait la naïveté de son patriotisme, parce qu'il avait honoré la Grèce et qu'il avait fait semblant de lui rendre la liberté.

Les années qui suivirent sont celles de la vie de Plutarque qui nous sont le moins connues. Il voyagea, quelquefois pour affaires, quelquefois pour le simple plaisir de voir le monde. Nous savons par son témoignage qu'il se rendit en Égypte, du vivant de son grand-père. Il nous apprend aussi qu'il fut député, jeune encore, par ses concitoyens de Chéronée, auprès du proconsul d'Achaïe, à Corinthe, pour y traiter de leurs intérêts. Enfin, il alla à plusieurs reprises à Rome, et y fit même, une fois au moins, sous Vespasien, un séjour qui semble avoir eu quelque durée. Il y vécut en philosophe, donnant des conférences en grec, que d'illustres personnages, notamment Arulenus Rusticus, ne dédaignaient pas de venir entendre. Mais Rome ne le retenait pas si étroitement qu'il ne trouvât le temps d'explorer certaines parties au moins de l'Italie. Lui-même nous raconte qu'il alla visiter, en compagnie de Mestrius Florus, le champ de bataille de Bédriac, dans la région du Pô. Ses séjours en Italie furent ainsi pour lui autant d'occasions de s'instruire, de compléter ses notes en vue de ses travaux futurs d'historien, et en même temps de nouer des relations avec quelques Romains de grandes familles.

Quel qu'ait pu être le nombre de ces allées et venues, Plutarque semble être rentré d'assez bonne heure à Chéronée et y avoir passé toute la fin de sa vie, qui fut longue. Il aimait son pays et sa maison; d'ailleurs, comme il l'a dit, non sans grâce, quand il eut acquis quelque gloire, il lui parut qu'étant né dans une petite ville, il la rendrait plus petite encore, s'il la quittait. Il demeura donc là, paisiblement, au milieu de sa famille, au milieu des amis qui venaient le voir, au milieu de ses livres. Ses absences étaient assez fréquentes, mais courtes. Il se rendait quelquefois à Athènes ; souvent à Delphes, où l'appelaient ses fonctions sacerdotales ; de temps en temps aussi, en été, aux eaux chaudes des Thermopyles ou d'Adepsos en Eubée, fréquentées par une société brillante. Ainsi, sa vie, toute retirée qu'elle fut, n'était nullement celle d'un homme qui fuit le monde. Personne au contraire n'aimait plus que lui la société : et, tout le temps qu'il ne passait pas à lire ou à écrire, il le donnait, autant que possible, à la conversation, comme l'avaient fait autrefois Socrate et Platon. Ses Propos de table sont des notes de causeries quotidiennes, qu'il a prises toute sa vie. L'échange des idées et des impressions a été un des besoins les plus vifs et les plus constants de sa nature. Il semble même qu'il eût communiqué ce goût aux siens, comme il l'avait reçu lui-même de ses prédécesseurs dans la vie. Sa femme, Timoxéna, n'était pas étrangère à la philosophie, et ses fils tels qu'il nous les a montrés dans les oeuvres de sa vieillesse, ressemblaient en cela à leur père.

Grâce à cette sagesse aimable, sa vie, malgré les épreuves qui l'affligèrent, demeura sereine jusqu'à la fin. Il perdit plusieurs enfants, dont une fille tendrement aimée. Il en souffrit, sans se laisser abattre. Volontairement étranger à la- vie publique, il n'accepta de l'estime de ses concitoyens que les modestes fonctions d'agoranome et d'archonte éponyme de Chéronée. En revanche, il fit partie, pendant de longues années, du collège sacerdotal de Delphes ; heureux évidemment de se rattacher ainsi, d'une manière étroite, à un culte qui rappelait toute l'histoire de la Grèce. Ses rapports avec les empereurs restent enveloppés de quelque obscurité. Il est possible que Trajan lui ait conféré, à titre honorifique, la dignité consulaire; et il est possible aussi que le même empereur et son successeur, Adrien, aient recommandé aux gouverneurs d'Achaïe de prendre ses conseils, quand ils en auraient l'occasion; mais les témoignages sur ces deux points n'ont rien de certain. Ce qui n'est pas douteux, c'est que la vieillesse de Plutarque fut entourée d'une grande et légitime considération Lorsqu'il mourut, probablement sous le règne d'Adrien, vers l'an 125, il aurait pu se rendre à lui-même ce témoignage, qu'il avait grandement honoré la Grèce par sa vie et par ses écrits, et cela, parce qu'il avait été naturellement fidèle à l'idéal national, fait de mesure, de beauté et d'harmonie.

Son rôle, comme écrivain, ne peut être bien apprécié qu'à la condition de se le représenter au milieu de tous ceux qu'il a connus, et dont il a été l'ami, le conseiller, ou le maître. Si on relevait tous les noms qui figurent dans ses écrits, cette liste, bien qu'incomplète, puisque nous ne possédons pas toutes ses oeuvres, donnerait à elle seule une idée nette de l'influence qu'il a exercée. Dans cette société, mélangée et dispersée, qui n'avait plus de centre intellectuel et moral, un homme tel que lui rendait un service constant à l'humanité intelligente, par sa seule présence. Il était pour un grand nombre de ses contemporains, grecs ou romains hellénisants, l'interprète autorisé du passé hellénique, de son histoire, de sa religion, de sa morale, de sa science. Et ce passé, il ne l'interprétait pas comme une chose morte. Son rôle, fondé sur une conviction profonde, était au contraire d'en faire sentir la permanence, en l'adaptant au présent. Il en dégageait un idéal, qui était le meilleur qu'il y eut alors dans le monde, à en juger par les preuves qu'il avait données de son excellence.

II. Ses écrits.

Dans ces conditions, il était naturel que Plutarque écrivît beaucoup, et qu'il ne composât jamais un grand ouvrage. La collection de ses écrits, touchant à la morale, aux sciences, à la philosophie, à la littérature, à l'histoire, était si ample et si variée, qu'elle fut particulièrement exposée à tous les risques d'altération. Nous ne pouvons que très imparfaitement en suivre l'histoire, faute de témoignages précis. Beaucoup de ces écrits ont été perdus, d'autres ont été mutilés ou abrégés, ou ne nous sont parvenus que sous forme d'extraits; enfin, des ouvrages étrangers y ont été mêlés. La collection que nous possédons semble avoir été constituée au Xe siècle, lorsque déjà l'oeuvre de Plutarque avait beaucoup souffert; elle a été établie d'après des manuscrits très défectueux, où se trouvait plus d'une lacune; et celui qui l'a formée y a reçu sans critique un grand nombre d'écrits de diverses provenances. Un peu auparavant, un autre savant byzantin avait composé, sous le nom d'un prétendu Lamprias, fils de Plutarque, un catalogue, dont nous possédons encore la plus grande partie (210 numéros) : les oeuvres alors attribuées au philosophe y sont énumérées, et nous y voyons figurer, à côté de celles que nous possédons, une foule d'écrits qui ont disparu. Cetix qui subsistent sont ordinairement divisés en deux groupes : les Vies d'une part, et de l'autre ce qu'on appelle d'un nom collectif fort impropre, les Oeuvres morales (g-Ehthika, Moralia) ; en réalité, ce second groupe comprend des oeuvres de toute sorte, dont un grand nombre n'ont aucun rapport avec la morale. Ni dans l'un ni dans l'autre de ces groupes, les écrits ne sont classés suivant l'ordre chronologique de leur composition, ni même suivant un ordre quelconque, vraiment méthodique. De là toute une série de questions critiques, dont beaucoup sont loin d'être encore résolues. Bien loin de pouvoir ici les aborder, nous ne devons pas même songer à étudier de près tous ceux des écrits de Plutarque qui semblent authentiques. Ce que nous avons à nous proposer, c'est seulement de faire voir, d'après quelques-uns des principaux, les deux ou trois grands aspects de son activité littéraire.

Une remarque générale doit être faite tout d'abord. Le nombre même de ces productions montre assez que leur auteur n'a jamais eu grand souci d'en mûrir aucune. Évidemment, il écrivait vite, et le soin de la composition le préoccupait médiocrement. Seulement, ces défauts étaient compensés chez lui, autant qu'ils peuvent l'être, de plusieurs façons. D'abord, il prenait des notes sur tout, lisait et réfléchissait constamment; de telle sorte qu'arrivé à un certain âge, il avait sur chaque sujet une provision toute prête de faits et d'idées. Ensuite, grâce aux qualités de son esprit, grâce aussi à une éducation très soignée, il lui était plus facile qu'à personne de classer rapidement ses pensées et de les exprimer sous une forme correcte, souvent même personnelle. Sans être un grand écrivain, il avait le goût de bien dire; et, s'il dédaignait la rhétorique à la mode, s'il était étranger aux scrupules des atticistes contemporains, il s'en fallait pourtant de beaucoup qu'il fùt négligé de parti pris. C'est pourquoi, sous le bénéfice de l'observation générale qui vient d'être faite, nous devons chercher à reconnaître et à définir, en chaque genre, son originalité littéraire, qui est incontestable. Un petit nombre de ses écrits sont de simples recueils; quelques-uns sont des conférences littéraires ou philosophiques; d'autres, des dissertations ou des traités; d'autres encore, des consultations épistolaires qui ressemblent fort à des dissertations ; beaucoup sont des dialogues; enfin, il faut mettre à part les Vies, qui constituent un genre tout à fait distinct.

A la catégorie des recueils appartiennent des ouvrages tels que les Questions romaines, les Questions grecques, les Questions platoniciennes, les Vertus romaines. Simples collections de brèves dissertations ou de petits récits, juxtaposés et à peine unis entre eux soit par la relation très générale qu'indique le titre, soit par quelques réflexions énoncées en forme de préface. L'absence de composition en est justifiée dans une certaine mesure par la nature des sujets ; et toute une littérature de ce genre existait en Grèce depuis bien longtemps. Toutefois, quand on les rapproche des autres ouvrages de Plutarque, on ne peut nier qu'ils ne soient un indice instructif du procédé naturel de son esprit. Nous le surprenons là en train de, collectionner et de juxtaposer, et nous allons voir que, pour composer, il a presque toujours collectionné et juxtaposé.

C'est là, en effet, le caractère frappant de toutes ses conférences ou dissertations et de tous ses traités. Jamais, la disposition des parties ne résulte chez lui du développement organique d'une idée. Non pas qu'il aille au hasard en dissertant. Il semble qu'en général le sujet à traiter devait lui apparaître d'abord sous la forme d'une provision d'anecdotes, de traits historiques, d'apophtegmes, d'où se dégageaient immédiatement un certain nombre de réflexions. Le travail de composition consistait à répartir rapidement ces éléments dramatiques sous un certain nombre de chefs, qu'il rangeait ensuite eux-mêmes suivant un plan propre à les faire valoir. Ordonnance le plus souvent superficielle, mais agréable et claire. Ainsi disposées, les idées sans doute ne nous mènent pas, par une progression constante, à une connaissance de plus en plus profonde de la vérité; mais elles s'éclairent peu à peu, et elles se lient avec souplesse, avec aisance, sans confusion et sans effort. On se promène, pour ainsi dire, à travers le champ à explorer ; à chaque pas, on y découvre quelque aspect intéressant. Ce qui charme le lecteur qui n'est pas un philosophe de profession, c'est la variété, la quantité de choses concrètes qui s'offrent à lui. Non seulement l'auteur, avant d'écrire, a dû avoir en vue certains traits narratifs, mais en outre, à mesure qu'il écrit, son imagination lui fournit, chemin faisant, d'ingénieuses comparaisons; sa mémoire lui rappelle des mots célèbres, des passages d'auteurs, des vers surtout, — car il en sait par coeur plus que personne; — son esprit lui suggère de piquantes réflexions. Tout cela forme un tissu brillant, aux couleurs mélangées, qui amuse les yeux. Examinez l'assemblage de près; l'art se réduit à peu de chose, la pensée directrice est faible et peu personnelle. Ce maître de philosophie est surtout un causeur et un conteur. Seulement, il n'est pas de ceux qui causent à l'aventure, ni qui racontent tout ce qui leur passe par la tête. Il a du sens, de la tenue, une certaine méthode même, qui suffit à la plupart des lecteurs; et, ainsi, sa causerie est vraiment une dissertation, qui se propose d'instruire, et qui instruit en effet.

Beaucoup de ses écrits sont en forme de dialogues Cette forme, la philosophie l'avait créée à son usage au IVe siècle avant notre ère, et on sait ce qu'en avaient fait Platon, Eschine, Aristote, et beaucoup d'autres. Depuis, elle l'avait, semble-t-il, à peu près abandonnée; sans doute parce que le dialogue exige un art très délicat, et que ni les Stoïciens ni les Épicuriens ne se souciaient d'art littéraire.

Plutarque la reprit, certainement sous l'influence de Platon, et parce que le sens de l'art se ravivait alors dans le monde hellénique. En le faisant, il se proposa d'abord de plaire à ses lecteurs : il lui sembla, non sans raison, que cette forme rendrait plus intéressants les sujets qui s'y prêtaient, qu'elle donnerait à la philosophie quelque chose de vivant et de dramatique, qu'elle aiderait par conséquent à faire valoir certains exposés d'idées par l'agrément extérieur. Et peut-être obéit-il aussi à une autre raison. Aimant, comme nous l'avons vu, la société et les entretiens, ce fut un plaisir pour lui que de chercher à en reproduire l'image. Puis, en s'attachant à cette imitation de la réalité, il s'aperut vite, s'il ne l'avait pas deviné tout d'abord, qu'elle pouvait avoir une valeur philosophique. Elle se prêtait mieux à mettre en relief les rapports des idées avec les hommes, à faire comprendre et à étudier les sentiments qu'elles excitent; il y avait profit pour un lecteur intelligent à voir en action comment elles s'appellent les unes les autres, par quelles rencontres elles naissent ou se développent, quels scrupules elles suscitent parfois, comment et pourquoi certains esprits,ou plutôt certaines âmes, hésitent devant les exigences de la logique, et enfin comment l'homme, être complexe, se comporte dans la recherche de la vérité. Ce spectacle, si instructif et si suggestif, c'était celui que Plutarque préférait dans la vie quotidienne : il eut plaisir à le transporter dans la fiction.

Les Propos de table, qui sont de simples conversations, notées au jour le jour, et transcrites en abrégé, nous montrent bien ce qu'il y a de réalité solide dans ses dialogues. Il eut rarement la mauvaise idée de vouloir s'en passer. Le dialogue Sur le démon de Socrate est le seul où il ait tenté de mettre en scène fictivement des personnages historiques et un grand événement, qui est ici la reprise de la Cadmée par Pélopidas. Cela fait une composition qui est franchement mauvaise. Plutarque n'était pas assez grand artiste pour conduire une action aussi compliquée, pour donner de la vie à de tels hommes, et pour associer une discussion théorique à un drame. Son Gryllos, où l'entretien a lieu entre Ulysse et un de ses compagnons transformés par Circé, n'est qu'une ébauche inachevée, sur laquelle il est difficile de se prononcer. Laissons de côté ces exceptions. Le vrai type du dialogue de Plutarque, c'est celui où il se met en scène lui-même, soit sous son nom, soit sous un nom fictif, avec ses frères, ses amis, avec des personnages, réels ou imaginaires, mais pris dans la société contemporaine. Il y en a six ou sept de ce genre qui comptent entre les meilleures de ses oeuvres subsistantes : ce sont les seuls dont nous ayons à parler.

A coup sûr, il n'est pas permis de les comparer, même de loin, aux dialogues de Platon, ni pour l'intérêt des idées et des sentiments, ni pour la conduite de l'action, ni pour la peinture des personnages. Ce que nous venons de dire de l'ordonnance des dissertations s'applique nécessairement aussi à celle des dialogues; l'esprit de l'auteur ne change pas avec la forme de son oeuvre. Mais, d'autre part, on ne peut nier que cette forme, dans plusieurs au moins de ces entretiens, n'ajoute au mérite des idées un charme qui lui est propre. Quelques-uns sont censés être tenus à Delphes; et, bien que Plutarque ne profite pas, autant qu'il l'aurait pu, des ressources que lui offrait le décor, il y a comme une harmonie secrète entre les souvenirs du lieu et les sentiments des personnages, qui donne à ceux-ci plus de valeur. La peinture des caractères, sans avoir beaucoup de relief, n'y est pas non plus insignifiante. La plupart des interlocuteurs étant réels, Plutarque n'a eu qu'à se souvenir pour laisser à chacun d'eux les traits essentiels de sa physionomie. Ils diffèrent agréablement par la nature des idées, par le tour d'esprit, par l'humeur, par le plus ou moins de vivacité. Lamprias, le frère de l'auteur, aime les paradoxes, il discute pour discuter, il intervient vivement, et presque toujours par saillies; Plutarque, lui-même, est indulgent, grave avec bonne grâce, il se prête aux objections, sans oublier jamais qu'il cherche le vrai. A côté d'eux, on voit figurer des croyants inquiets, des sophistes voyageurs qui apportent des récits de pays lointains, d'honnêtes curieux dont la bonne foi se prend aux difficultés soulevées. En somme, nous avons là sous les yeux, bien mieux que dans de simples traités, le spectacle de la société contemporaine.

A côté de la dissertation et du dialogue, la troisième grande forme littéraire dont Plutarque fait usage est celle de la biographie, et il n'en est aucune qu'il se soit rendue plus personnelle. Mais le mérite littéraire des Vies tient trop étroitement à la matière même dont elles sont faites pour qu'il soit possible de l'étudier ici séparément; nous y reviendrons un peu plus loin. Contentons-nous de dire, dès à présent, que le talent de raconter est un de ceux que Plutarque possède à un degré remarquable, et qu'il le manifeste dans tous ses écrits, quelle qu'en soit la forme. Car, dans tous, on trouve, presque à chaque page, des narrations variées, depuis la simple anecdote jusqu'au récit historique proprement dit. Il y excelle par une manière naturelle, aisée, qui devine les sentiments, qui les explique et les peint à la fois, sans affectation de vivacité ni de concision, mais sans longueur, surtout par sa sympathie pour tout ce qui est humain et par l'absence complète de rhétorique. Il décrit peu. L'extérieur des choses ou l'allure des personnages n'est pas ce ce qui le frappe; son imagination est médiocre. Mais, au lieu du dehors, il voit le dedans, ce qui vaut mieux. Il est moraliste, partout et toujours, sans prétention, et peut-être sans beaucoup de profondeur, mais avec sens et finesse, avec grâce, aimablement.

Qu'il ait cherché à plaire, cela ne peut être mis en doute. Et toutefois, dans ce siècle de sophistique, il faut le louer de sa simplicité. Nul n'a été plus ingénument préoccupé de la vérité. Ce qu'il peut avoir parfois de bel esprit, de légère affectation, ne vient jamais de la recherche; c'était le ton de la société où il vivait, il n'a pu s'en débarrasser entièrement. Au fond, il aime les idées justes pour elles-mêmes, et le bon goût est à ses yeux une des formes de l'honnêteté. Essayons de montrer tout ce qu'il y a de sincérité dans ses écrits, et corn- bien la nature qui s'y révèle est humaine, généreuse, libérale, digne d'être aimée.

III. Sa doctrine fondamentale.

Avant tout, il importe, au milieu de la variété de ses oeuvres, de déterminer la direction générale et les habitudes essentielles de sa pensée. Plutarque est un Platonicien décidé. Dès le temps de sa jeunesse, lorsqu'il étudiait à Athènes sous Ammonios, c'est à Platon qu'il s'est attaché. Et, toute sa vie, sans jamais dévier, il lui est resté profondément fidèle, non par tradition ni convenance, mais par la plus constante et la plus sincère adhésion de l'esprit et du coeur. Cet attachement est né d'une étude approfondie, que les points les plus obscurs du système platonicien n'ont pas rebutée. Nous pouvons en juger encore par le traité Sur la naissance de l'âme d'après le Timée (g-Peri g-tehs g-en g-Timaioh g-psuchogonias) où les questions les plus subtiles de la métaphysique de Platon sont élucidées avec une remarquable pénétration'; par les Questions platoniciennes (g-Platohnika zehtehmata), au nombre de dix; enfin, par plusieurs entretiens qui figurent dans les Propos de table, et par un grand nombre de passages dispersés dans d'autres oeuvres.

D'ailleurs, cette foi platonicienne, si éclairée, ne s'est pas enfermée en elle-même ni complue dans son assurance. Plutarque a voulu connaître à fond les autres doctrines, et il les a examinées jusque dans le détail. Cet examen a fait de lui un adversaire décidé des Stoïciens et des Épicuriens. Contre les premiers, il a composé le traité Sur les contradictions des Stoïciens (g-Peri -g-stohikohn g-enantiohmatohn) et celui où il prétendait démontrer "Que les paradoxes des Stoïciens dépassent ceux des poètes" ("g-Hoti g-paradoxotera g-hoi g-stohikoi g-tohn g-poiehtohn g-legousin) . Contre les seconds, il a écrit la Réfutation de Colotès (g-Pros g-Kolohtehn), le dialogue intitulé Qu'il n'y a pas même de plaisir à vivre selon Épicure (g-Hoti g-oude g-zehn g-estin g-hehdeohs g-kat' g-Epikouron), enfin les quelques pages Contre la maxime « qu'il faut cacher sa vie » (g-Ei g-kalohs g-eirehtai g-to g-lathe g-biohsas). Tous ces traités quelle qu'en soit la forme et la valeur, nous le montrent très au courant de la littérature des Stoïciens et des Épicuriens. Il ne les connaît pas seulement par les réfutations de ses maîtres; il les a lus lui-même et annotés, et, s'il se sépare d'eux si résolument, c'est bien en connaissance de cause.

Ces sentiments tenaient en réalité à ce qu'il y avait de plus intime chez Plutarque. La philosophie de Platon convenait merveilleusement à la tendance religieuse, idéale et modérée de sa nature. Il ne pouvait souffrir ni le panthéisme des Stoïciens, qui confondait Dieu avec le monde, ni leur déterminisme, qui lui paraissait contredire la conscience humaine et diminuer la bonté divine, ni leur morale outrée, qui méconnaissait l'homme. Il avait en horreur le relâchement des Épicuriens, leur insouciante incrédulité, déguisée sous une vaine apparence de religion, et surtout leur prétendue sagesse pratique, dénuée de bonté et de beauté. Au contraire, Platon lui offrait une théologie à son goût, un dieu personnel et vivant, qui était le Bien, et qui avait créé le monde selon les lois mêmes de la beauté; une cosmogonie pleine de grandeur et de poésie, propre à charmer l'imagination tout en satisfaisant la raison; une morale large et haute, qui appelait les facultés de l'homme et ses plus nobles sentiments à s'épanouir harmonieusement dans l'individu et dans la cité. Tout cela, pour Plutarque, c'était l'hellénisme même, c'est-à-dire, sous une forme admirable, ce qu'il aimait par dessus tout dans la tradition de son pays depuis Homère, et ce qui constituait comme le fond de son âme. En outre, ces belles doctrines, qui l'enchantaient, n'étaient pas emprisonnées dans un dogmatisme étroit. Nul n'avait su autant que Platon mélanger le doute à la croyance, et réserver, jusque dans les plus beaux rêves, la part secrète des interrogations. Or cela encore était grec, et Plutarque en jouissait délicieusement. Bien qu'il remontât par sa doctrine générale au delà de l'Académie probabiliste, il n'entendait pas cependant la renier, et il inclinait à penser qu'elle n'avait pas rompu violemment l'unité de la tradition. S'il aimait à croire, c'était donc en homme d'esprit, et il ne goûtait pas les affirmations tranchantes.

Mais de ce que Plutarque n'a voulu être que Platonicien et l'a été avec tant de naturel et de sincérité, il ne s'ensuit pas qu'il n'ait subi à son insu l'influence des autres doctrines, de celles même qu'il écartait, et des idées qui peu à peu s'étaient répandues dans le monde depuis Platon.

Si c'était ici le lieu d'étudier en détail sa philosophie, il serait intéressant de montrer ce qu'il doit au néopythagorisme, soit dans certaines spéculations sur la vertu des nombres, soit dans le tour de ses préceptes moraux. Il faudrait montrer aussi comment les livres de morale pratique des Stoïciens lui ont apporté quantité d'observations, de conseils, de méthodes, dont il a fait son bien, sans parler des sentiments qu'il leur a dus. Sa religion, qui est platonicienne en son essence, nous laisserait voir, elle aussi, quantité d'éléments nouveaux, venus de tous côtés. Nous y noterions la grande importance donnée aux génies ou démons, intermédiaires entre Dieu et l'homme, la tendance à confondre les diverses croyances par un ingénieux système d'interprétation, le besoin d'expliquer l'origine du mal, etc. Sur plusieurs de ces choses nous aurons à revenir tout à l'heure. Il suffit ici d'avertir immédiatement le lecteur, pour qu'il ne se représente pas le platonisme de Plutarque comme une sorte de docilité absolue et exclusive.

Rien n'est plus instructif à cet égard que ses rapports avec l'école péripatéticienne. On a très bien établi que Plutarque, bien loin de fondre dans une doctrine unique les idées de Platon et celles d'Aristote, a toujours témoigné un goût médiocre pour ce dernier et qu'il semble même avoir peu lu ses ouvrages proprement philosophiques. Mais, si cela est vrai, il l'est aussi qu'Aristote et ses disciples ont exercé la plus forte influence sur son esprit par l'exemple qu'ils ont donné de collectionner des faits à titre de documents. Il suffit de voir combien d'informations de détail Plutarque emprunte à Aristote lui-même, à Théophraste, à Straton, pour se rendre compte de ce qu'il leur a dû. Il appelle quelque part Théophraste «celui de tous les philosophes qui a le plus aimé à écouter et à se renseigner ». Cette qualité, dont il était ravi, il la possédait lui-même au plus haut degré, jusqu'au point où elle confine à un défaut. Elle était naturelle en lui, cela n'est pas douteux ; mais il est certain aussi qu'elle se sentit autorisée, encouragée, aidée par les illustres exemples de ces maîtres de la pensée: Or cette vive curiosité du fait particulier, du détail précis, des choses rares, manquait à peu près complètement à Platon. On ne saurait donc trop remarquer combien; à cet égard, Plutarque est peu platonicien, L'érudition curieuse, infinie, jamais lasse, le goût des problèmes, la poursuite des faits historiques ou des phénomènes naturels, et le besoin de les expliquer, voilà ce qui le fait péripatéticien, quoi qu'il en ait.

Comme on le voit, les dispositions fondamentales de Plutarque sont complexes. Pourtant elles sont liées les unes aux autres très intimement, et forment ainsi un tout, quise retrouve à peu près identique dans ses productions les plus variées. C'est ce que nous allons montrer en parcourant les principaux groupes de ses oeuvres.

«Les hommes qui voient juste, ô Cléa, prient les dieux de leur donner tout ce qui est bon; mais c'est surtout la science des choses divines que nous cherchons à atteindre, autant que cela est possible à l'homme; et nous leur demandons de nous l'accorder.» Ces paroles expriment un des sentiments les plus profonds et les plus constants de Plutarque. Il a eu l'âme religieuse, et le souci de connaître Dieu a été capital dans sa vie. Sa doctrine fondamentale en théologie est celle de Platon ; et si on lui eût demandé de dire ce qu'est Dieu, quelles sont ses oeuvres et ses relations avec l'homme, il est certain qu'il eût renvoyé le questionneur au Timée, dont il acceptait les idées. Seulement, il ne faut pas conclure de là que sa religion, quand il l'exprime, s'offre sous le même aspect que celle de son maître. Les mêmes doctrines essentielles peuvent, en des temps différents, provoquer des façons de sentir fort différentes, et par suite inspirer diversement les écrivains qui les créent ou qui les acceptent. Ce que nous avons à rechercher ici, ce ne sont pas les formules abstraites de la religion de Plutarque, c'est bien plutôt ce qu'elle nous révèle de l'homme dans l'écrivain.

Platon, né en un temps où la vieille mythologie poétique était encore très puissante sur le peuple, où elle dominait la vie publique, devait s'efforcer de dégager l'idée de Dieu du polythéisme confus qui la compromettait aux yeux des penseurs; et il pouvait le faire avec joie, heureux de voir apparaître peu à peu devant sa raison un ensemble d'idées qui lui semblaient à la fois pures et solides. La situation de Plutarque était tout autre. De son temps, la vieille religion hellénique avait perdu sa puissance sur un grand nombre d'esprits ; elle s'était comme refroidie et désenchantée pour beaucoup de ceux même qui lui restaient fidèles. De grandes sectes philosophiques, qui faisaient profession de la respecter, la dépouillaient en réalité de tout ce qui avait fait sa force et sa beauté. Les Stoïciens, si puissants sur les meilleurs esprits, réduisaient les anciennes divinités helléniques à l'état d'allégories, et confondaient Dieu lui même avec son oeuvre. Les Épicuriens, qui attiraient la foule des esprits moyens et vite satisfaits, leur montraient des dieux lointains, ignorant l'homme, ignorés de lui, des dieux qui ne l'aimaient pas et qu'il ne pouvait aimer. D'autre part, les religions étrangères envahissaient de tout côté le domaine de la croyance grecque; et, avec elles, s'insinuait tout un cortège de superstitions. Le polythéisme hellénique, c'est-à-dire en somme l'hellénisme lui-même, était menacé.

Comment, dans ces conditions, un croyant intelligent, fût-il d'ailleurs optimiste par nature, comme Plutarque, n'aurait-il pas ressenti quelque inquiétude ? Le temps n'était plus des belles et libres recherches, des rêves désintéressés, où l'imagination devançait la raison. Il fallait, bon gré mal gré, répondre aux objections, défendre les dogmes attaqués, au besoin les modifier ou les développer pour les accommoder aux temps nouveaux, en un mot faire oeuvre d'apologiste. C'est pour cette raison que les écrits religieux de Plutarque appartiennent tous à la littérature militante, autant du moins que leur auteur, avec sa nature sage et modérée, éprise de paix et de conciliation, pouvait être militant.

Celui où il a mis le plus de passion, et probablement un des plus anciens, est le traité de la Superstition. Si l'antithèse qu'il y poursuit entre l'athéisme et la superstition, deux excès également condamnables à ses yeux, a quelque chose d'un peu artificiel, si la dialectique y fait tort parfois à l'observation, qu'on voudrait plus libre et plus complète, du moins le point de vue hellénique s'y manifeste avec éclat. L'auteur déteste le fanatisme, les pratiques violentes inspirées par la peur, sentiment qui outrage Dieu et qui dégrade l'homme, tout ce qui compromet la famille et la cité. Une allusion à la prise de Jérusalem en 70 nous laisse voir le mépris naturel de ce fils de Platon pour les sombres sectateurs de la Thora; leur héroïsme ne l'a pas touché; avec le Socrate du Protagoras, il ne comprend le courage que comme une des formes de la raison. La religion qu'il aime est douce et humaine ; elle ne veut pas se prêter à concevoir un Dieu jaloux, cruel, semblable à un maître inintelligent et méchant. Bien loin de comprimer l'âme, elle la dilate. En l'emplissant de piété, elle entend surtout l'emplir de joie, de confiance, de raison et de liberté.

Les trois dialogues pythiques (Sur l'E de Delphes, Sur les oracles de la Pythie, Sur la cessation des oracles), sans doute postérieurs de quelques années, nous montrent, sous une forme plus douce et plus naturelle, le développement du même état d'esprit. Ils ont en commun, ce caractère très intéressant que la religion de l'auteur s'y attache au temple d'Apollon Delphien, comme à son centre naturel. Cela seul la distingue de celle de Platon, qui ne tient nulle part à la terre, aimant mieux suivre, dans l'espace céleste qu'elle imagine, la course du char de Zeus et son cortège de dieux. Plutarque n'a pas cet essor de poésie ; et, de plus, il tient à son sanctuaire, il l'aime comme l'âme de la Grèce antique, il est heureux d'en dire les mystères et d'en défendre la renommée. Dans l'E de Delphes, il s'amuse à faire passer en revue par ses personnages les interprétations, possibles ou non, de cet E mystérieux qui figurait au dessus de la porte du temple; son dessein est d'aboutir à une dernière explication, pleine de haute philosophie, qu'il met dans la bouche de son maître Ammonios. Cette lettre énigmatique, c'est le salut que le dieu veut se faire adresser par ses fidèles, lorsqu'ils entrent dans sa demeure : «g-Ei, tu es»; c'est l'affirmation de la divinité, qui a en propre la plénitude de l'être, tandis que nous n'en avons, nous, en participation que des parcelles. Ainsi, tout en se jouant d'abord dans son érudition, la pensée de l'auteur monte peu à peu plus haut; elle finit par découvrir, dans le dieu hellénique par excellence, le dieu universel en ce qu'il a de plus pur. Tout grand qu'il est par la raison qui devient son essence même, ce dieu reste ainsi bien humain et national par les traditions évoquées, par ce temple où il a mis son verbe, par cette discussion même, savante et libre en sa piété, dont il a été l'inspirateur et le sujet.

Il y a plus de curiosité inquiète, tout au moins plus de préoccupation des doutes contemporains, dans la discussion sur les Oracles de la Pythie. Pourquoi le dieu, qui parlait en vers, lorsque la Grèce était grande, parle-t-il en prose aux contemporains de l'auteur ? A cette question embarrassante et qui pourrait aller loin, les réponses sont nombreuses et variées. Tous ces Grecs de Plutarque sont ingénieux et inventifs. D'ailleurs, les solutions importent moins pour nous que le ton même du dialogue et sa direction générale. Du point qui nous semble essentiel, il n'est pas même question. Aucun des personnages ne met en doute la réalité des oracles. Que cette antique révélation divine ait pu n'être qu'une longue fourberie, ou tout au moins une illusion puérile, voilà ce qu'ils ne veulent pas même énoncer. Ces propos d'impies sont ignorés de parti pris; nulle part, on ne les discute directement. Tout au plus, peut-on dire qu'on les prévient par les raisons qu'on imagine. Pour nous, cela donne à tout l'entretien quelque chose d'enfantin, si nous le lisons tant soit peu en philosophes. Mais peut-être n'est-ce pas le vrai moyen de le comprendre : il faut y assister en spectateurs sympathiques, en amis des vieilles choses grecques : alors, on sera charmé de voir avec combien d'esprit ces honnêtes gens s'entretenaient eux-mêmes dans des illusions aimées, qui tenaient à l'âme de la patrie.

Le dialogue Sur la cessation des oracles, auquel s'appliquent en partie les mêmes réflexions, doit son intérêt particulier au grand rôle qu'y jouent les génies ou démons. Il y a là de curieuses explications, accompagnées de récits merveilleux, sur ces êtres intermédiaires entre Dieu et l'homme, bons ou mauvais, sujets aux passions, aux maladies, à la mort, auxquels on impute tout ce qui dans les vieilles légendes (qu'on ne veut pas rejeter) est en désaccord avec l'idée de Dieu. Un grand nombre d'oracles relèvent d'eux et disparaissent avec eux. Toutefois, cette explication n'est pas complète aux yeux de l'auteur; c'est surtout par les rapports de Dieu avec la matière qu'il cherche à se rendre compte du fait qui est le sujet du débat. Quoi qu'on pense de sa théorie, les historiettes que les personnages du dialogue se racontent les uns aux autres sur la mort de Pan, sur les génies des îles de la Bretagne, sur le vieux prophète de la mer Érythrée, sont attachantes par leur merveilleux simple et naïf; même aujourd'hui, elles ne nous laissent pas indifférents. Non seulement elles plaisent par leur tour dramatique, par un piquant mélange de mystère et de précision, par le frisson d'inconnu dont elles sont pleines, mais de plus elles nous mettent sous les yeux bien vivement l'état d'esprit des hommes instruits de ce temps, leurs étranges crédulités, leur goût du surnaturel et leur manque total de sens critique. A cet égard, la valeur documentaire du dialogue est d'autant plus grande, qu'il nous fait entendre avec plus de vérité, grâce au talent de l'auteur, l'accent même des personnages.

A ces trois dialogues pythiques, il faut joindre l'entretien Sur les délais de la vengeance divine, qui ne se rapporte, il est vrai, ni au sanctuaire de Delphes ni à l'oracle, mais qui est censé tenu, lui aussi, à Delphes, dans le portique du temple. Plutarque y défend la doctrine de la providence, non pas contre toutes les objections des Épicuriens et des incrédules, mais contre certaines de ces objections, celles qui se rapportent à l'exercice de la justice divine. La plupart de ses arguments, il les emprunte à ses devanciers : beaucoup se trouvaient déjà dans le De Providentia de Senèque, les deux écrivains ayant puisé aux mêmes sources. Toutefois, si le fond est ancien et commun, la dialectique de Plutarque a su se l'approprier. Ces vieux arguments sont rajeunis par l'ampleur qu'il leur donne, par la variété des réflexions accessoires, par l'abondance et la précision des exemples; il est possible même que d'autres arguments, en petit nombre, lui appartiennent en propre. La thèse en elle-même n'en est peut-être pas très sensiblement fortifiée ; mais ce qu'on ne peut nier, c'est que Plutarque, avec sa modération, avec son optimisme, avec sa douceur insinuante, ne réussisse à en atténuer certaines conséquences paradoxales. Il est humain, même quand il se trouve en opposition momentanée avec la conscience humaine. Bien loin de la froisser, il n'a rien plus à coeur que de la mettre de son côté. Dans l'injustice apparente, il trouve, avec une pénétration vive, des compensations réelles, qu'il fait valoir sans rhétorique, par un sens juste de la vérité. Il en trouve surtout dans sa croyance à une justice au delà de la mort : idée qu'il développe sous forme narrative, avec son talent ordinaire de conteur, dans le récit relatif à un certain Thespesios de Soli, qui mourut d'une chute et ressuscita trois jours après, non sans rapporter de son séjour chez les morts de notables révélations.

Il n'y a pas lieu d'insister ici sur l'entretien intitulé Du Démon de Socrate ; oeuvre médiocre, qui ne pourrait, il est vrai, être négligée dans une étude complète sur la démonologie de Plutarque, mais qui n'ajouterait rien à l'idée que nous cherchons à nous former de lui en tant qu'écrivain religieux. Nous ne ferons aussi que noter en passant le récit mythique du grammairien Sylla à la fin du dialogue Sur le visage qu'on voit dans la lune. L'imagination de l'auteur s'y déploie en une sorte de rêve mystique, sur l'existence des âmes après la mort et sur l'origine des génies, et il y mêle aux spéculations les plus aventureuses une incontestable poésie.

Le dernier des ouvrages théologiques de Plutarque doit nous ayons à parler est l'écrit Sur Isis. C'est une sorte de consultation, donnée à une Grecque instruite et pieuse, du nom de Cléa, qui était affiliée à la religion isiaque, alors si répandue dans le monde gréco-romain. Le dessein manifeste de l'auteur, c'est de dégager de cette croyance étrangère tout ce qu'elle contient de vraiment religieux, au point de vue hellénique et rationnel qui est le sien. Tâche délicate, qui révèle à la fois sa largeur d'esprit, son goût naturel pour toutes les formes sincères de religion, son immense érudition, et les ressources de son interprétation. Infiniment curieux pour l'historien et pour le philosophe par tous les renseignements qu'il contient, ce traité n'a pas pour le simple lecteur l'attrait des dialogues dont nous venons de parler; il est trop chargé de détails, sous lesquels les idées générales ne se laissent pas toujours apercevoir assez clairement. Si, toutefois, on s'y attache malgré la première impression, il est difficile de ne pas s'intéresser à la tentative de l'auteur. en mesurant les difficultés dont il essaye de sortir. Car, d'une part, il est trop respectueux des traditions, trop porté à croire, pour nier purement et simplement le mythe d'Isis, et il lui parait qu'il doit y avoir un fond de réalité dans des récits aussi antiques et vénérables. Historiquement, ces récits, en ce qu'ils ont de vrai, lui semblent devoir être rapportés à des démons, dont les meilleurs sont devenus des dieux. Mais, d'autre part, ces faits, en eux-mêmes, sont trop pauvres, trop incertains, pour alimenter une religion digne de ce nom; ils ne prennent leur valeur véritable que par les interprétations qu'on en donne. Parmi ces interprétations, il faut selon lui, rejeter celles qui, sous couleur d'expliquer les faits traditionnels, leur ôtent tout caractère divin. Au contraire, il convient d'accepter et de synthétiser toutes celles qui, derrière des récits antiques, découvrent la puissance divine en action. Ainsi le mythe, pour Plutarque, semble être à la fois réel et symbolique : réel dans une mesure vague, que nul ne peut déterminer exactement; symbolique, suivant les forces de l'esprit qui l'interprète et qui, en s'aidant des traditions, des rites, des étymologies, et aussi de la libre spéculation, en dégage de hautes significations philosophiques. Pour sa part, il retrouve dans le mythe d'Isis la conception dualistique de Platon, où Dieu s'oppose à la matière. Méthode applicable, suivant lui, à toutes les reliions; car toutes, en ce qu'elles ont de sain, ne sont que des formes locales, héréditaires, d'une même croyance universelle, des manières, diverses de proclamer les mêmes vérités. Et la sagesse est pour chacun de rester fidèle aux pratiques de ses pères, en remontant par la raison jusqu'aux idées simples qu'elles impliquent et que la philosophie met en lumière. Voilà comment, sans sortir de l'hellénisme, ou plutôt grâce aux ressources que l'hellénisme lui offrait, il s'élève à l'idée d'une religion universelle, qui rapprocherait tous les hommes, sans les arracher à leurs cultes particuliers.

Si nous embrassons maintenant d'un seul regard toute cette philosophie religieuse, il est difficile de nier qu'elle n'enferme bien des contradictions. Elle tend manifestement à épurer le polythéisme traditionnel, à le mettre de plus en plus d'accord avec la science et la conscience. Mais, en même temps, elle veut en conserver tout l'essentiel, la divination, la pluralité et la hiérarchie des dieux, leur intervention surnaturelle dans les choses humaines. Crédulité et rationalisme s'y mélangent donc étrangement. D'ailleurs, elle ne forme pas un système arrêté, complet, bien lié dans ses parties : c'est plutôt un assemblage d'idées réellement divergentes, qui s'unissent malgré elles dans un dessein général de progrès sage et de conciliation. Une telle doctrine dépassait évidemment la portée de la foule; elle ne pouvait convenir ni aux ignorants, ni aux impatients; elle était surtout trop prudente et trop réfléchie pour le nombre toujours croissant de ceux qui couraient au mysticisme. Aussi ne marque-t-elle dans le paganisme qu'une étape, avant l'avénement du néoplatonisme. Ce qu'on doit dire à sa louange, c'est qu'aux esprits modérés qui l'ont reçue et goûtée, elle a dû donner une satisfaction intime, en leur laissant croire que l'hellénisme était encore capable de s'élargir, sans se détruire lui-même, et de suffire par conséquent aux besoins de l'humanité.

On pourrait joindre à ces ouvrages de théologie un certain nombre d'écrits relatifs aux sciences naturelles; car la nature, pour Plutarque, étant l'ouvre de Dieu, est à la fois la manifestation de sa puissance et celle de sa pensée. Mais ces traités n'ont pas un rapport assez direct à l'histoire littéraire, pour qu'il soit à propos de les étudier ici. Passons donc directement aux oeuvres proprement morales.

IV. Ses oeuvres morales.

Personne n'a plus écrit que Plutarque sur des sujets de morale. Moraliste, il l'est partout et toujours, dans tous les sens du mot. Tantôt, il définit le bien, tantôt il l'enseigne, tantôt il le raconte sous forme d'exemples. Nous avons un certain nombre d'écrits où il explique sa théorie de la vertu (De la vertu morale, Que la vertu peut étre enseignée, De la vertu et du vice). Nous en avons d'autres, où il se montre, comme on l'a dit «médecin de l'âme», signalant les défauts, indiquant les remèdes, avertissant ceux qui ne voient pas leur mal, encourageant les faibles, consolant les malheureux et apaisant les coeurs troublés (Sur la guérison de la colère, Sur le bavardage, Sur l'indiscrétion, Sur la mauvaise honte, Sur l'envie, Sur le désir des richesses, Sur la manière de se louer soi-même sans offenser les autres, Sur les progrès dans la vertu, Sur la paix de l'âme, Sur l'exil, Consolation à sa femme). Enfin un dernier groupe nous laisse voir ses vues sur la famille et la société (Dialogue sur l'amour, Préceptes sur le mariage, Vertus des femmes, Sur l'affection des frères, Sur le grand nombre des amis, Sur le profit qu'on peut tirer de ses ennemis, Sur les moyens de distinguer le flatteur de l'ami ; Si les vieillards doivent prendre part aux affaires publiques, Préceptes politiques, Que le philosophe doit s'adresser surtout à ceux qui ont le pouvoir, A un prince ignorant. Si nous avions le dessein de faire connaître en détail les idées morales de Plutarque, il serait indispensable d'étudier chacun de ces écrits successivement. Mais cette étude a été fort bien faite ailleurs et ne pourrait en aucun cas trouver sa place ici. Dire en quelques mots ce qu'a été Plutarque dans chacun des offices principaux du moraliste, voilà tout ce que nous devons nous proposer.

Le premier sans doute, à considérer les choses abstraitement, c'est de définir la vertu. Ce n'était pourtant pas le plus important au temps de Plutarque, et c'est celui où il se montre le moins original. Sa théorie morale est platonicienne et aristotélique. Avec Platon, il tient fermement à cette idée capitale, que le vice est ignorance, que la vertu peut et doit être enseignée : ce qui est d'ailleurs bien conforme à la tendance didactique de sa propre nature. Avec Aristote, il la fait consister en un juste milieu, obéissant encore en cela à ses instincts personnels de modération. Toutefois, cet aristotélisme est plus extérieur que profond; il sert à établir la définition générale de la vertu, plutôt qu'il ne détermine dans le détail les conseils du moraliste. La tendance dominante de Plutarque sera d'affranchir l'esprit de la matière, de l'élever du monde sensible au monde des idées, ce qui est proprement platonicien. Quant au stoïcisme, il ne pouvait pas ne pas lui faire des emprunts de détail, puisqu'il n'y avait alors aucun point de la morale sur lequel quelqu'un des grands Stoïciens n'eùt dit des choses excellentes; mais le principe même de la secte Plutarque le rejette formellement, toutes les fois qu'il en a l'occasion. Les Stoïciens visaient à supprimer les passions; il déclare, lui, que cela est impossible, et que ce serait d'ailleurs un grand mal. Les passions sont des forces; qu'elles viennent à s'éteindre, l'âme sera inerte et comme morte; bien loin de les détruire, l'homme éclairé doit uniquement viser à les mettre au service de la raison. Dans un temps où les meilleures natures inclinaient à l'ascétisme, entre Épictète et Marc-Aurèle, on remarquera combien cette vieille morale hellénique si résolument reprise par Plutarque, était humaine, en même temps que conforme à toute la tradition nationale.

Cette modération indulgente, nous la retrouvons chez lui dans la critique des vices et des défauts. Jamais il ne s'est attaqué à aucune des passions qu'on peut appeler viles ou furieuses, à l'amour sensuel, à l'ambition ardente, à la haine. Il est vrai qu'il n'en a guère eu l'occasion : ses écrits sont en général des consultations; ceux qui sont en proie à de telles passions n'ont pas coutume de consulter les moralistes. C'est à des défauts moyens, à des vices ou à des passions presque honorables, qu'il a seulement affaire. Mais sous ces défauts de société, d'autres que lui n'ont pas manqué de retrouver des violences sourdes et des germes redoutables, l'éternel égoïsme, la fureur des sens, la soif de jouir, en un mot l'arrière-fond de la bestialité humaine. Il y a des moralistes qui vont à cela tout droit, parce qu'il leur semble, non sans raison peut-être, que tout vient de là. Plutarque, lui, n'a pas cette clairvoyance aiguë et impitoyable, non plus que ce besoin opiniâtre de descendre au plus bas. Ce n'est pas un scrutateur de consciences troubles. D'ordinaire, il s'en tient à ce qu'on voit, à ce qui se manifeste par la parole ou par l'action. Tout au plus pénètre-t-il jusqu'à ce qu'on pourrait appeler les premiers dessous de l'âme. Là est le lieu de ses observations ; il y a de l'optimisme et de la bonté dans sa critique, toute sincère qu'elle est d'ailleurs.

Dans ces limites, ses qualités d'observateur sont remarquables. Son expérience de l'homme est grande : il a vécu plus que personne dans le présent et dans le passé, dans la société de son temps et dans l'histoire; tout ce qu'il a vu est éclairé par tout ce qu'il a lu, et réciproquement ; d'ailleurs, il ne cesse de comparer et de classer, et il retient tout. Il en résulte que chaque cas particulier entre pour lui dans une certaine catégorie déjà notée et comme illustrée; et ce groupement spontané, immédiat, accuse les caractères communs, révèle les rapports, fait ressortir les conséquences. Ses anecdotes, ses exemples, ses citations n'ont pas seulement une valeur littéraire. Tout cela fait partie de sa méthodé morale. L'observation chez lui est plutôt historique que psychologique, en ce sens qu'au lieu de rattacher le défaut étudié à ses causes intimes, et celles-ci à d'autres, il est enclin à le rapporter d'abord aux faits analogues qu'il a pu voir ou qu'il a entendu raconter, aux passages d'auteurs qui en ont traité. Ainsi sa critique ne descend pas fort avant dans les choses, mais elle les voit sous une forme très concrète, qui la préserve des subtilités.

A défaut de perspicacité supérieure, il a du moins un bon sens vif et sûr, qui ne se trompe guère et qui juge nettement. Il voit clair et il réfléchit. Ces petits vices qu'il veut corriger, bavardage, indiscrétion, fausse honte, penchant à la colère, il les connaît dans leurs habitudes, il en sait les occasions ordinaires, qu'il détaille une par une très clairement. On est mis en garde et pratiquement instruit. Point de portraits satiriques: les portraits font valoir le talent de l'auteur, mais ne corrigent guère le lecteur; un portrait est une conception originale, une synthèse personnelle, qui ne ressemble complètement à aucun de ceux auxquels l'auteur a pu songer, et où par conséquent chacun d'eux a toujours le droit de ne pas se reconnaître. D'ailleurs Plutarque n'a pas le genre d'imagination créatrice qui est nécessaire au portrait. Il analyse et raisonne, il détache chaque trait, chaque idée, il procède didactiquement, il ne concentre pas ses effets. Sa manière est plutôt, si l'on peut ainsi parler, « indicative » que descriptive. Il note ce qu'il veut faire remarquer, mais il ne le met pas en relief. Cette notation analytique, claire, réfléchie, quelquefois fine, ne vise pas à faire penser au delà de ce qu'elle dit; elle se contente de dire tout ce qui est utile au lecteur de bonne volonté, disposé à en faire son profit.

Au reste, décrire le mal n'est pas la chose à quoi Plutarque s'applique le plus. Comme il s'en tient à ce qui est bien visible, il a le droit en général de le supposer connu, et dès lors la description chez lui peut n'être qu'incidente et secondaire. Sa tâche propre, c'est de guérir; et rien ne caractérise mieux en lui le moraliste, que l'art très délicat d'organiser une cure morale. Son grand principe, c'est que les guérisons ne peuvent s'obtenir que lentement. Il n'est pas de ceux qui brusquent les choses, ni qui prétendent faire violence à la nature. Le vice est une habitude mauvaise, qui ne peut être déracinée que par une autre habitude contraire. C'est celle-ci qu'il s'agit de faire naître. Il va de soi que la première de toutes les conditions est la bonne volonté du malade; mais il faut en outre de l'adresse, de la prévoyance, tout un plan de réformes, et c'est là ce qui appartient au médecin.

Le moraliste s'applique d'abord à faire trouver à celui qu'il conseille une occasion prochaine et facile de prendre l'avantage sur le défaut qu'il veut corriger. Une bonne action est le commencement d'une bonne habitude, et rien ne donne plus de courage qu'un premier succès. Dès que cette habitude tend à naître, il faut la développer. Au bon conseiller d'inventer toute une série d'exercices moraux, variés et gradués, qui auront justement cet effet. Cette invention, Plutarque y excelle. Le bavard s'imposera d'abord, dans une réunion, de ne parler qu'après tous les autres; surtout, il s'interdira absolument à lui-même de répondre à la place d'un autre qu'on interroge. Voilà des occasions précises, bien définies, fréquentes. Ensuite, déjà un peu plus habitué à s'observer, il devra surveiller ses réponses, ne dire que ce qu'il faut, élaguer les digressions. II se défiera de certains sujets favoris, qui l'attirent : un bavard, ami de Plutarque, ne pouvait s'empêcher de raconter à tout propos la bataille de Leuctres, qu'il avait lue dans Ephore ; chacun a sa bataille de Leuctres, qu'il doit éviter par dessus tout. Enfin, si le bavard ne vient pas ainsi à bout de son vice, il lui reste un dernier moyen, qui est de répandre. son trop-plein sur le papier : il se soulagera en écrivant, et ce sera une véritable purgation morale. Comme on le voit, le traitement est méthodique et complet. Pour l'appliquer à la colère, à l'indiscrétion, à la mauvaise honte, Plutarque n'a qu'à modifier la nature des exercices ; le plan et le genre des inventions restent les mêmes. Il y a, dans une telle méthode, de l'esprit, de l'ingéniosité, du sens pratique, et aussi de la bonté, c'est-à-dire quelques-unes de ses meilleures qualités.

Une dernière partie de la tâche du moraliste, c'est de tracer les routes à suivre, c'est d'éclairer les obscurités ou les difficultés de la vie par des préceptes, des conseils, des réflexions, c'est de pourvoir les hommes d'une provision de bonnes idées, dont ils feront usage selon leurs besoins. La plus grande partie des ouvrages moraux de Plutarque n'est remplie que de cela.

Nature éminemment sociable, ce qu'il a en vue par dessus tout, qu'il le dise ou non, c'est le développement de la sociabilité. Il est bien moins tourné que les Stoïciens vers le perfectionnement de l'individu, bien moins exclusivement préoccupé de son indépendance. Les conseils qu'il donne, loin de tendre à détacher l'homme de ses affections naturelles, visent au contraire à les lui rendre plus chères, en y mettant toujours plus d'intelligence, plus de sagesse, plus d'idéal. C'est dans cet esprit qu'il disserte sur la famille, sur l'amitié, sur la vie civile et publique.

Ce que Plutarque disait et pensait de la famille, nous pouvons en juger encore par ses Préceptes sur le mariage, par son écrit Sur l'affection fraternelle, et par la plus grande partie de la Consolation à sa femme. Sans apporter à proprement parler des vues nouvelles sur des sujets si anciens, il a su rassembler dans ces écrits, avec grâce et délicatesse, toute la substance et en quelque sorte toute la fleur de la sagesse antique, en y mêlant quelque chose de bon et d'aimant qui lui est propre. Mais surtout, pénétré, comme il l'est, du sentiment que la nature humaine a besoin de se communiquer, il fait sentir excellemment, non seulement le charme des affections intimes, mais ce qu'elles peuvent avoir de bienfaisant, lorsqu'elles sont éclairées, lorsqu'elles élèvent ceux qu'elles unissent vers un idéal commun, lorsqu'elles deviennent un moyen de développer la vie morale. Nulle part peut-être on ne comprend mieux que chez lui pourquoi et comment la famille, quand elle donne à l'homme tout ce qu'elle peut donner, lui élargit le coeur et le rend vraiment apte à la société.

Son écrit principal sur l'amitié est perdu. Il nous reste une courte esquisse de dissertation Sur le grand nombre des amis (g-Peri g-pluphilias), où il montre pourquoi la nature même de l'amitié répugne à la pluralité des amis, et un traité plus développé Sur les moyens de distinguer l'ami du flatteur. Tout en avouant qu'il y est trop ingénieux, trop occupé à combiner de petits stratagèmes pour dépister les fausses complaisances, qu'il ne voit pas les choses d'assez haut ni assez simplement, il faut reconnaître que de ces deux ouvrages ressort une conception très pure et très noble de la valeur de l'amitié. Ce qu'on aimerait à savoir, c'est si l'auteur, à côté de l'amitié proprement dite, depuis longtemps définie, étudiée, prônée par ses prédécesseurs en philosophie, et toujours rare en somme, n'avait pas fait aussi une place dans sa morale à ces formes de camaraderie, de sociabilité, de bienveillance mondaine par lesquelles les hommes se rapprochent les uns des autres. Dans un écrit de nature différente, il a de justes et délicates paroles sur les égards qu'un collègue doit à son collègue, et l'on voit, par les Propos de table et par plusieurs de ses dialogues, combien il a goûté le charme et senti le profit des entretiens. Il eût été digne de lui de tirer de là une théorie, afin d'élargir la notion un peu étroite que la philosophie, trop préoccupée d'idéal, avait donnée de l'amitié. S'il ne l'a pas fait explicitement dans des pages que nous n'avons plus, on peut dire du moins qu'il y tend, d'une manière plus ou moins consciente, par l'ensemble de ses écrits.

Développant ainsi ses facultés de coeur et d'esprit dans la famille et dans la société, comment l'homme, tel que le veut Plutarque, se refuserait-il à la cité ? Sur ce point, il n'a jamais eu d'hésitation. Sans la moindre ambition personnelle et très heureux dans sa petite ville, il n'admet pas qu'on fasse de la philosophie pour soi et qu'on se désintéresse des choses publiques. Il enseigne que le philosophe doit être libéral de ses conseils et s'attacher, s'il en a l'occasion, à ceux qui ont le pouvoir. Et, d'autre part, il n'hésite pas à dire aux princes et aux hommes puissants, qu'ils doivent appeler à eux les philosophes, car ils ne peuvent se passer de philosophie. Lorsqu'un jeune homme qui se destine à la vie publique le consulte, il le pourvoit de bons conseils (g-Politika g-paraggelmata) ; et lorsqu'un vieillard de ses amis songe à quitter ses charges, il lui montre amicalement que l'âge n'empêche pas de rendre bien des services (g-Ei g-presbuteroh g-politeuteon).

Dans ces ouvrages, Plutarque ne fait pas de politique théorique, et, en les écrivant, il n'a rien apporté de neuf à la science sociale. Ce qui est intéressant, c'est de voir comment ce moraliste, si plein de sens, exerce, dans un ordre d'idées qui semble étranger à sa vie ordinaire, ses qualités de tact, de clairvoyance pratique, de modération active. Il a une intuition très juste des difficultés de la vie publique, à la fois de celles qui sont de tous les temps, et de celles qui étaient spéciales aux Grecs de son siècle ; ses Préceptes politiques sont pleins de prévision, d'avertissements utiles, d'expérience réfléchie, et on y sent, dans les passages qui s'y prêtent, un patriotisme quelque peu désabusé, mais profond. Dans le secret de son coeur, Plutarque aime la vie publique, ou il croit l'aimer. Il ne peut s'empêcher d'y voir un beau déploiement de facultés diverses, des services à rendre, de la renommée à gagner. Et puis, cela est conforme à la tradition grecque. Nul. sujet ne lui fournit plus d'occasions d'appuyer ses conseils d'exemples et de souvenirs, nul n'évoque plus naturellement et à tout propos ce passé qu'il aime, ces hommes d'autrefois qu'il admire, toute cette vivante matière historique qu'il porte en lui-même, dans sa mémoire et dans son coeur. Et il se peut bien que, malgré son sens juste, il voie quelquefois les choses du présent à travers l'illusion de ce passé, qu'il les grossisse et les embellisse ; mais qu'importe ? le mérite de ses conseils à nos yeux n'est-il pas surtout de nous représenter un curieux état d'esprit, qui le caractérise et qui nous touche?

On peut associer à ces traités de morale les quelques ouvrages de critique littéraire que Plutarque a composés. Car si plusieurs d'entre eux sont surtout des livres d'érudition, on ne peut méconnaître cependant que l'esthétique de Plutarque, en général, est étroitement dominée par des vues morales. Il avait commenté plusieurs poètes : Homère d'abord, dans ses `g-Homehrikai g-meletai, en plusieurs livres, dont il nous reste seulement quelques fragments; puis les Travaux et les Jours d'Hésiode, en mêlant les notes du curieux aux observations du moraliste, comme on peut en juger par les citations qu'en font Tzetzès et Proclos. Il annota aussi, mais surtout à un point de vue scientifique, les Pronostics d'Aratos et les Thériaques de Nicandre ; quelques débris de ces commentaires sont encore mêlés aux scolies de ces deux poèmes. Mais ses principales oeuvres de critique littéraire étaient la Comparaison entre Aristophane et Ménandre dont il nous reste un abrégé, l'écrit Sur la malignité d'Hérodote, que nous possédons en entier, et le traité Sur la manière de faire lire les poètes aux jeunes gens, également conservé.

La Comparaison entre Aristophane et Ménandre révèle un sentiment juste des mérites de Ménandre, mais une complète inintelligence du théâtre d'Aristophane. Non seulement la moralité délicate de Plutarque est choquée de la licence grossière de l'ancienne comédie, mais en outre la critique qu'il en fait au point de vue littéraire montre que la nature propre de cette forme dramatique lui échappait entièrement. L'hellénisme de Plutarque, comme celui de ses contemporains, laissait tomber peu à peu tout ce qui dans les oeuvres nationales était trop particulier, trop spécial à un et à un temps, pour n'en garder que ce qui était universel et humain.

Il n'est pas fort surprenant qu'un homme d'esprit et de coeur, mais si peu capable de sortir de lui-même pour juger les choses d'autrefois, ait écrit la dissertation Sur la malignité d'Hérodote. Le grand historien, très avisé et très clairvoyant, avait vu les hommes des guerres médiques tels qu'ils étaient, avec leur grandeur et leurs petitesses ; il avait noté, en narrateur sincère, bien des intrigues mesquines, bien des jalousies, bien des calculs égoïstes, et il avait par là servi admirablement la vérité. Au temps de Plutarque, ces hauts faits nationaux étaient depuis longtemps idéalisés; toute une série d'historiens et d'orateurs y avaient travaillé pendant des siècles, et nul n'était plus attaché que notre moraliste à cette gloire de la patrie. Les doutes d'Hérodote lui ont paru injurieux, ses remarques sincères lui ont fait l'effet de calomnies. Étant ce qu'il était, il devait penser ainsi.

C'est bien le même homme que nous retrouvons dans le traité Sur la manière de faire lire les poètes aux jeunes gens. Attaché par une admiration pieuse à tous les grands poètes de la Grèce, il ne peut pourtant se dissimuler que bien des choses qu'ils ont dites sont de nature à blesser le sens moral des jeunes gens de son temps. S'il avait l'esprit historique, cette contradiction ne l'arrêterait pas un instant. Il sentirait et il dirait tout simplement, qu'au temps d'Homère les idées morales et religieuses étaient encore dans l'enfance, et qu'il faut par conséquent faire bien comprendre aux jeunes gens que ses peintures se rapportent à une humanité primitive, sur laquelle les hommes du temps de Trajan n'avaient plus à se régler. Mais, comme cette idée lui est entièrement étrangère, comme il persiste à vouloir chercher dans les vieux poètes des exemples de conduite et des préceptes d'une valeur absolue, il est en présence de difficultés inextricables; et il n'en sort pas, car cela est impossible ; mais il se donne à lui-même l'illusion d'en sortir, au moyen d'interprétations, de palliatifs, de faux-fuyants, qui paraissent quelque peu puérils à un moderne.

Plutarque a donc porté dans la critique littéraire, il faut le reconnaître, des vues qui sont non seulement étrangères, mais contraires, à la nature de ce genre. Sa vraie vocation était de moraliser, et nous allons voir qu'il moralise encore, même lorsqu'il écrit l'histoire.

V. Les Vies parallèles.

Toute l'oeuvre de Plutarque, comme historien, consiste dans ses Vies parallèles, les quelques recueils de notes érudites dont nous avons parlé plus haut n'étant réellement que des matériaux, non mis en valeur. Ces biographies ont une renommée ancienne et solide. Et pourtant il ne semble point, à les examiner en critique, qu'elles s'imposent à l'admiration par des mérites tout-à-fait supérieurs. Les qualités qui en ont fait et qui en assurent le succès sont des qualités moyennes, mélangées d'ailleurs d'assez graves défauts. Mais ces qualités sont de celles qui séduisent, qui se font aimer, qui empêchent de remarquer ce qui manque. Il vaut la peine de s'y arrêter ici quelques instants.

La biographie était un genre anciennement cultivé en Grèce; on a pu en noter plusieurs espèces au cours de cette histoire. On avait écrit des vies de poètes, d'orateurs, de musiciens, de philosôphes, des vies de capitaines illustres et d'hommes d'État; tantôt brièvement sous forme de notices, en vue de conserver le souvenir des faits essentiels qui concernaient ces personnages ; tantôt avec plus d'ampleur et d'un ton plus oratoire, en jugeant les actions, en développant les desseins, à la manière des historiens de profession. Lorsque Plutarque entreprit d'écrire lui aussi des biographies, il ne lui vint donc pas à l'esprit qu'il eût à créer quelque chose de nouveau. L'histoire l'attirait, parce qu'il était curieux, parce qu'il se plaisait à raconter; d'autre part, les oeuvres de peu d'étendue convenaient mieux à son humeur que les longues compositions; il choisit probablement la biographie comme la forme la plus courte de l'histoire. Mais, comme il arrive aux hommes de mérite, en s'appropriant cette forme, il la marqua de sa personnalité; et, bientôt, il acquit le sentiment de ce qu'elle avait pris d'original entre ses mains. Ce lui fui une raison de plus de s'y attacher. Elle le charmait par elle-même, et elle lui procurait le plaisir de se sentir en quelque mesure créateur.

Nous possédons encore cinquante des biographies qu'il composa ainsi ; et nous savons qu'il en avait écrit d'autres. Quarante-six sont accouplées deux à deux et forment la collection des Vies parallèles; les quatre autres, à savoir celles d'Aratos, d'Artaxerxès, d'Othon et de Galba, sont isolées. D'une manière générale, les Vies parallèles, dédiées toutes à Sossius Sénécion, semblent avoir été rédigées par Plutarque sans interruption notable, dans la dernière partie de sa vie. Elles appartiennent par conséquent à la même période que la plupart de ses oeuvres morales, et elles dénotent en effet les mêmes préoccupations. Il parait probable à priori que les vies isolées ont dû précéder les vies accouplées : une fois que Plutarque eût établi sa méthode, il semble s'y être complu sans réserve; on comprendrait mal pourquoi il l'aurait alors abandonnée. D'ailleurs, les vies de Galba et d'Othon, où le parallélisme n'existe pas encore, sont moins des biographies véritables que des chapitres d'histoire; l'auteur raconte les règnes de ces empereurs plutôt que leurs vies, et une bonne partie de ce qui concerne Othon se trouve dans le récit relatif à Galba. Il y a donc lieu de croire qu'elles ont été écrites avant que Plutarque eût conçu la méthode qu'il appliqua un peu plus tard aux Vies parallèles. Celles d'Aratos et d'Artaxerxès, bien qu'isolées, sont au contraire de véritables biographies, où se révèle déjà la manière définitive de l'auteur. Peut-être marquent-elles ses débuts dans le genre biographique proprement dit.

Dans quel ordre les Vies parallèles ont-elles été composées et publiées ? Plutarque nous fournit lui-même quelques renseignements à ce sujet; et ces renseignements, quoique très insuffisants, permettent d'abord d'établir que cet ordre n'est aucunement conforme à celui des manuscrits. Ils nous donnent ensuite une idée générale des sentiments qui l'ont guidé dans son entreprise. «Il m'est arrivé, dit-il, de me mettre à écrire des biographies pour complaire à d'autres; puis je me suis attaché à ce genre, et j'y ai pris demeure pour mon propre plaisir, l'histoire étant pour moi comme un miroir, devant lequel je m'essayais à embellir ma vie en la conformant aux grands exemples.» Ainsi Plutarque, au début, n'écrit que sur les instances de ses amis, suivant une habitude qui lui était familière et qu'attestent presque toutes ses oeuvres morales. Puis, il se complaît à ce qu'il fait, il sent qu'il en tire profit, et il continue alors pour sa propre satisfaction, avec une intention de moraliste, qui devient prédominante. Il travaille dans cet esprit plus ou moins longtemps, s'attachant à choisir les biographies qui offraient de grands exemples. Plus tard, il s'avise qu'on peut profiter aussi du spectacle des grandes fautes; et il se décide à écrire les vies de quelques hommes qui ont été insignes dans le mal : il commence par Démétrius Poliorcète et Antoine. Enfin, quand il a épuisé tout le domaine de l'histoire proprement dite, il ne craint pas de remonter jusqu'aux temps mythologiques, et il compose quelques biographies à demi fabuleuses.

Voilà ce qu'il nous apprend de plus important sur l'or- dre général qu'il suivit dans l'exécution de son dessein : en outre, il nous donne, çà et là, des indications de détail, d'où il résulte que toutes ses Vies parallèles furent publiées par couple, chaque couple formant un tout avec la comparaison (g-sugkrisis) qui y était jointe. Il nous fait même connaître le rang de quelques-uns de ces couples dans la série. C'est d'après ces indications, et en s'aidant aussi de tout ce que suggère l'étude comparative des divers récits, qu'on a pu tenter de dresser une liste des Vies parallèles selon l'ordre chronologique de leur composition. Celle qu'a proposée Michaelis mérite d'être considérée, à tout le moins, comme le point de départ nécessaire de toutes les recherches futures : la voici :

-- PREMIÈRE SÉRIE : 1 (manque), 2 Sertorius et Eumène, 3 Cimon et Lucullus, 4 Lysandre et Sylla, 5 Démosthène et Cicéron, 6 Agis et Cléomène, Tib. et C. Gracchus, 7 Pélopidas et Marcellus, 8 Phocion et Caton d'Utique, 9 Aristide et Caton le censeur;

— DEUXIÈME SÉRIE : 10 Périclès et Fabius Maximus, 11 Nicias et Crassus, 12 Dion et Brutus, 13 Timoléon et Paul Émile, 14. Philopoemen et Titus; puis, sans rang certain, Thémistocle et Camille, César et Alexandre, Agésilas et Pompée, Pyrrhus et Marius, Solon et Publicola ;

— TROISIÈME SÉRIE : 20 Démétrius Poliorcète et Antoine, 21 Alcibiade et Coriolan ;

— QUATRIÈME SÉRIE : 22 Lycurgue et Numa, 23 Thésée et Romulus.

Ces biographies, si on les rapproche les unes des autres, embrassent, comme on le voit, une bonne partie de l'histoire grecque et de l'histoire romaine. Elles complètent, sur beaucoup de points, les renseignements que nous devons aux historiens proprement dits. C'est un des plus riches répertoires de faits que nous ait légués l'antiquité : il est naturel de se demander d'abord quelle en est la valeur historique.

Ce que nous avons déjà dit de Plutarque nous dispensera d'insister ici sur l'étendue de ses lectures.. Bien qu'il ne cite pas toujours ses auteurs, et qu'il soit difficile, dans un assez grand nombre de cas, de déterminer avec précision ceux qu'il suit, on ne doit pas hésiter à dire, d'une manière générale, qu'il a eu à coeur de se bien renseigner. Aucune de ses biographies n'a été écrite sans qu'il eût pris la peine de relire les historiens de quelque renom qui avaient déjà parlé du même sujet. Aux données qu'il trouvait chez eux, il n'a pas manqué de joindre, toutes les fois qu'il a pu le faire, celles que lui fournissait sa science d'antiquaire, les témoignages des monuments, ceux de la tradition. Son information serait donc excellente, si elle était méthodique. Malheureusement, la vraie méthode, fondée sur une réflexion profonde, n'était aucunement le fait de cet esprit bien plus discursif que vraiment organisateur. Content de profiter des renseignements qui venaient à lui ou qu'il avait sous la main, jamais il n'a songé à ces recherches laborieuses, mais nécessaires, qui lui auraient permis d'apporter à l'histoire des faits nouveaux. Ses récits sont, pour le fond, ceux des autres, mélangés, rajeunis, remaniés, nullement renouvelés. En choisissant ses auteurs, il cherchait de très bonne foi la vérité. S'attacher à ce qui lui semblait vraisemblable, rapporter loyalement en cas de doute les traditions divergentes, rendre justice à chacun, en un mot se conduire en honnête homme, dans l'histoire comme dans la vie, lui était chose naturelle. Mais la justice, qui est difficile à réaliser partout, l'est particulièrement lorsqu'il s'agit du passé; car elle implique alors, à un degré supérieur, clairvoyance, sagacité, largeur d'esprit, souvent même intuition pénétrante. Ces hautes et rares qualités, Plutarque ne les possédait pas autant que cela eût été désirable. Curieux des petites choses. il aimait ceux des historiens qui satisfaisaient son goût. Les commérages d'Iphore ne lui semblaient pas à dédaigner, à côté des vues politiques de Thucydide. Il ne se résignait ni à laisser tomber les médisances ou les propos légers, ni même à les réduire à leur juste valeur. En face des témoignages divergents, son jugement, un peu candide, hésitait; et, pour être juste, il prenait de tout côté, sans s'apercevoir que les divers morceaux qu'il assemblait ainsi ne s'ajustaient pas ensemble. De là, une certaine indécision dans l'appréciation des hommes politiques, mêlés aux luttes des partis, tels que Périclès, Démosthène, Cicéron. Son esprit n'était pas assez vigoureux pour élaguer résolument tout ce qu'une crédulité bavarde avait raconté sur eux. Ainsi, l'image totale demeurait molle et confuse dans sa conception, et elle apparait de même dans son récit.

Ce défaut naturel de critique a été aggravé par une rapidité de composition trop visible. Après avoir lu ses auteurs, Plutarque, en face des témoignages amassés, ne prenait pas toujours le temps de bien établir la trame de son récit. Une fois engagé dans sa narration, il lui arrivait de se contredire sans même s'en apercevoir. Faute d'une révision attentive, il laissait ensuite subsister ces contradictions: elles ne sont pas rares dans les Vies parallèles. La chronologie surtout en offre de nombreux exemples. D'une manière générale d'ailleurs, elle est fort négligée par Plutarque ; souvent même, il la passe entièrement sous silence ; car il estime qu'elle n'importe guère à son dessein, qui est plus moral qu'historique.

La parallélisme, qui est le trait caractéristique de la méthode d'exposition de Plutarque, n'était pas non plus sans inconvénients au point de vue de la vérité du récit. Cette forme, plus oratoire que critique, semble remonter par ses. origines à la rhétorique, Souvent employée par les orateurs, auxquels elle fournissait des antithèses fortes ou brillantes, elle avait passé de chez eux à l'histoire et à la critique littéraire. La biographie avait montré une tendance particulière à s'en servir : on la trouve comme ébauchée chez Varron, chez Cornelius Nepos. Plutarque lui a donné seulement quelque chose de plus arrêté, et, surtout, il l'a popularisée, grâce au succès de son ouvrage.

Elle devait lui plaire, car elle satisfaisait en lui bien des sentiments. I1 aimait profondément la Grèce et il admirait Rome. La civilisation grecque et la civilisation romaine lui apparaissaient, ainsi qu'à ses contemporains, comme les deux formes les plus hautes de la vie humaine; et, malgré leurs différences, elles révélaient une sorte de parenté, qui autorisait et facilitait les comparaisons. Puis, dans l'état d'assujettissement auquel son pays était réduit, il était bien aise de le relever par ces glorieux rapprochements, en montrant. l'histoire en main, qu'à chacun des grands Romains la Grèce pouvait opposer un grand homme de valeur égale. On comprend donc que cette forme parallèle l'ait vivement séduit; et il n'est pas douteux non plus qu'elle n'ait été goûtée de ses lecteurs. Romains hellénisants ou Grecs plus ou moins fascinés par la grandeur romaine.

Mais, si on la considère comme une méthode d'exposition historique, on voit immédiatemem combien elle offrait de dangers pour bien peu d'avantages. A supposer qu'elle eût quelque intérêt propre lorsqu'il s'agissait de personnages entre lesquels existaient vraiment des ressemblances naturelles, soit de caractère, soit de destinée, elle ne pouvait manquer de devenir tout artificielle dans la plupart des cas. Elle devait conduire le biographe à mettre ensemble des personnages qui ne se ressemblaient en rien, et cela est arrivé en effet à Plutarque bon nombre de fois. Si même ce biographe eût été un esprit plus vigoureux, habitué à suivre logiquement ses idées, la préoccupation du parallélisme n'aurait-elle pas nécessairement déformé pour lui la réalité? En s'attachant à chercher des ressemblances, il devait forcer certains traits et, par contre, en négliger d'autres, en somme faire ses personnages autres qu'ils n'étaient. Ce qui a préservé Plutarque de cet inconvénient, c'est qu'en fait il n'a pratiqué sa méthode que superficiellement. Le parallélisme, pour lui, ne consiste guère que dans le simple fait d'accoupler deux biographies. Quelquefois, il indique, au début de la première, les raisons de cet accouplement; raisons presque toujours vagues et de peu de valeur. Dans le cours même du récit, la méthode de rapprochement est tout à fait oubliée. Elle reparaît à la fin dans les comparaisons (g-sugkriseis), qui terminaient chaque volume. C'est là évidemment qu'elle aurait pu être utile ; or l'auteur n'en tire qu'un mince profit : ses comparaisons restent à la surface des choses, elles ne dégagent presque jamais les grands traits caractéristiques des personnages mis en parallèle. De telle sorte que, si sa méthode n'a pas chez lui tous les inconvénients qu'elle aurait pu avoir, en revanche elle n'a guère d'avantages sensibles.

Au fond, le plus grave défaut de Plutarque, en tant qu'historien, c'est qu'il rapporte toujours l'histoire à la morale, et que sa morale n'est pas appropriée à l'histoire. Celle qu'il enseigne, et en laquelle il a foi, est une morale excellente de vie privée, faite pour la famille, pour les relations sociales, morale très saine, très généreuse, mais trop simple pour la vie publique. L'homme politique est sans cesse en présence d'intérêts en lutte, et parfois tous ces intérêts contraires sont respectables, tous ont des droits, tous peuvent s'autoriser de certains principes. Il faut pourtant bien qu'il agisse, c'est-à-dire qu'il sacrifie les uns aux autres, qu'il subordonne les choses secondaires au but principal qu'il a en vue. Le choix à faire est délicat, les erreurs sont faciles. Il est impossible qu'il ne se trompe pas plus d'une fois. Mais si l'histoire note ses fautes une à une, sans tenir compte des intentions générales et des circonstances, si elle lui applique une sorte de décalogue inflexible, elle se trompe plus encore. C'est ce qui arrive à Plutarque. Dans l'homme public, il cherche toujours par habitude l'homme privé. Son intelligence politique n'a pas assez de force ni de pénétration pour dégager les vues supérieures. Il en résulte que ses mesures sont souvent trop étroites pour ses personnages. En voulant être juste, il devient en réalité injuste : car sa justice ne s'adapte pas à ceux qu'elle condamne.

Donc, comme oeuvre historique, les Vies parallèles sont sujettes à de sérieuses critiques. Mais, cela dit et reconnu, il n'en reste pas moins qu'elles ont charmé, et qu'elles charmeront encore, quantité de lecteurs; ce qui implique qu'elles ont en elles-mêmes une incontestable valeur, littéraire et morale.

C'est d'abord une sorte de galerie, où toute l'humanité antique se montre à nous, sous des aspects infiniment variés, dans ses représentants les plus éminents. Chez les historiens proprement dits, les hommes sont trop mêlés aux événements; on a quelque peine à les distinguer au milieu de la confusion des choses; l'attention, appelée sur les destinées des États et sur le conflit des grands intérêts, ne peut se donner qu'imparfaitement aux individus; et pourtant, c'est dans les individus qu'est la partie vraiment humaine du spectacle.

Chez Plutarque, on ne voit qu'eux. Ils sont là, devant nous, avec leurs qualités et leurs défauts, avec leurs affections et leurs haines, avec leurs petitesses et leurs grandeurs; nous les regardons vivre; nous assistons à leurs actes; nous prenons part à leurs sentiments. C'est un plaisir pour quiconque est curieux des choses humaines. L'histoire générale sert de fond à ces biographies; elle leur donne en quelque sorte de la profondeur ; car elle nous laisse entrevoir, derrière les grands hommes, des peuples qui s'agitent, des multitudes qui se passionnent, des États qui grandissent ou qui déclinent. Mais les grands hommes restent au premier plan. L'histoire se condense en eux; elle vit en eux; elle est la matière où s'exercent leurs forces et où se déploient leurs passions.

Et celui qui nous les présente, un par un, est un moraliste d'instinct et de profession. Il a le goût du détail caractéristique, qui découvre l'âme; et il le recherche avec une application parfaitement consciente d'elle-même. Nul ne sait mieux que lui en quoi la biographie diffère de l'histoire. S'il raconte, après Thucydide et Philistos, les actions de Nicias, voici comment il marque la différence des méthodes :

Les actions que Thucydide et Philistos ont rapportées, je ne pouvais les passer sous silence, car elles révèlent le caractère de mon personnage, ses dispositions intimes, mises au jour par de terribles souffrances. Je les ai donc indiquées rapidement, en m'en tenant aux choses essentielles, pour n'être pas accusé de manquer â ma tâche. Mais ce que je me suis surtout efforcé de réunir, ce sont les traits qu'on ignore communément, soit qu'ils aient été rapportés çâ et lâ par d'autres historiens, soit qu'on les trouve attestés par des monuments et des décrets anciens ; dédaignant d'amasser ce qui ne dit rien, j'ai recueilli ce qui est propre ä faire connaitre les moeurs et la nature de l'âme.

La méthode qu'il formule si bien dans ce passage, il l'a pratiquée constamment. Écrit-il la vie d'un homme d'État ou d'un homme de guerre, d'un Périclès ou d'un Alexandre ; c'est moins le politique ou le conquérant qui l'intéresse que l'homme lui-même; et, par suite, dans le politique meure et dans le conquérant, c'est toujours l'homme qu'il cherche. Il nous parlera sommairement de leurs grands desseins, qu'il considérera surtout comme une manifestation de leur personnalité. En revanche, il insistera sur une foule de menues choses, qui lui semblent, avec raison, expressives et révélatrices. Anecdotes, bons mots, habitudes familières, manières de vivre et de parler, tour d'esprit, humeur ordinaire, physionomie et attitude, tout cela aura sa place dans un récit qui veut être avant tout une description morale. Nous ne connaissons pas assez la littérature biographique de l'antiquité pour apprécier très exactement ce qu'il y avait de nouveau dans cette manière de faire. Il est probable, après tout, qu'avant Plutarque, on avait déjà composé dans cet esprit des vies isolées. Mais il est bien certain aussi qu'en appliquant cette méthode à un si grand nombre de biographies, avec tant d'aisance et de bon goût, il en a fait vraiment la forme constitutive d'un genre littéraire.

Déjà, plus haut, nous avons signalé le talent de conteur qui est propre à Plutarque. Ce talent vient singulièrement en aide au moraliste dans ces descriptions de moeurs et de caractères. Il lui fournit le moyen de mettre en œuvre vivement, avec à propos et sans embarras, les éléments de notation morale qui en valent la peine. Ces petites choses entrent dans son récit tout naturellement; elles ne l'encombrent ni ne l'alourdissent jamais; tout au contraire. Ce sont des traits rapides, qui piquent l'attention. Celle-ci en est excitée, non distraite. L'auteur sait mêler agréablement les anecdotes aux grandes scènes, insérer en passant le mot ou le détail qu'il lui convient de rappeler. Il semble, à le lire, que ce soient là des éléments nécessaires de sa composition ; tant sa main est habile à tresser ensemble ces fils de nature diverse et à en fondre les nuances dans la couleur générale du tissu. Mais qu'on y prenne garde : au milieu de ces petites choses, certains traits de grandeur morale éclatent d'autant plus qu'ils sont moins préparés. Dans un mot, dans une attitude, se révèlent tout à coup ce qu'il y a de plus noble dans la nature humaine. L'âme généreuse de Plutarque a le goût et l'instinct du sublime : elle excelle à le saisir et à le dégager. Il est certain que les Vies ont mis en lumière, ou, pour mieux dire, ont défini par des exemples, un certain genre de grandeur morale, qui, à cause d'elles, semble propre à l'antiquité.

Lorsqu'on dit «un grand homme de Plutarque», on a dans l'esprit un type particulier, plus idéal peut-être que réel, mais vraiment admirable : la simplicité des moeurs, la droiture presque naïve, une certaine candeur même s'y allient aux plus hautes qualités, à l'héroïsme, à l'abnégation, au patriotisme exalté. Et si on y réfléchit, on s'aperçoit que cette notion est liée en nous au souvenir de quelques scènes très simples, de quelques traits de moeurs que Plutarque a su graver profondénrent dans nos mémoires. Sans nous en douter, quand nous prononcions ces mots, nous songions, en une vague réminiscence, à Aristide écrivant lui-même son nom sur le tesson du paysan athénien, à Paul Émile se consolant de la mort de ses enfants par le triomphe de sa patrie, à Philopoemen fendant le bois de sa pauvre hôtesse.

D'ailleurs, s'il est conteur excellent, il n'est pas moins narrateur au sens le plus élevé du mot. Ses grands tableaux historiques se font admirer, chaque fois qu'on les relit. Sans doute, il leur manque une certaine perfection de détail, pour être comptés au nombre des chefs-d'oeuvre. La langue n'est pas assez simple, assez forte, assez étudiée ; sa composition est toujours un peu molle : il n'a ni la hardiesse, ni la sûreté de touche des grands écrivains. Mais, si l'on passe condamnation sur ces défauts, que de qualités vraiment supérieures! Une imagination naïve, amoureuse des grands spectacles, sensible à l'éclat, à la grandeur, à la beauté, à l'effroi ; une âme facilement émue, très humaine, mobile malgré sa gravité philosophique; un sens naturel du pathétique, qui fait de lui l'un des meilleurs interprètes des tragédies de l'histoire. Sa narration prend sans effort, dès qu'il le faut, l'allure dramatique. Elle marque les phases, prépare et suspend l'émotion, ménage les péripéties, fait éclater les coups de théâtre. Comme l'auteur vit avec ses personnages, il nous met aussi à leur place; nous passons par leurs émotions, nous sommes, avec eux, surpris, exaltés, frappés. Qu'on relise, soit dans son Brutus, soit dans son César, le récit de la conjuration qui aboutit au meurtre du dictateur. Chaque moment essentiel en est marqué si justement qu'on est en suspens jusqu'au dénouement. Ce sont des scènes de tragédie, sinon faites, du moins indiquées, autant que le genre le comporte ; tragédie tantôt familière, tantôt terrible, et toujours singulièrement vraie. Et, dans les instants décisifs, dans les catastrophes surtout, cette vérité du récit s'empreint d'une gravité triste, d'une sorte de solennité sans emphase, qui saisit le lecteur. La mort de César, celle de Brutus, celle de Caton sont autant de tableaux qui font impression et qu'on n'oublie pas.

Toutes ces qualités ont assuré aux Vies parallèles une popularité légitime. Elles ont charmé, instruit, inspiré des esprits très divers. Les uns y ont cherché et trouvé, comme dans un immense répertoire, mille faits importants ou curieux, la plus riche matière historique.

D'autres, tels que notre Montaigne, en ont goûté délicieusement les descriptions morales, les réflexions, le nombre infini des détails caractéristiques ; ils y ont recueilli à foison les éléments dispersés d'une enquête sur l'homme.

D'autres enfin, tels que Shakespeare ou Corneille, y ont senti s'agiter des drames qui ne demandaient qu'à être portés sur la scène. Aucun ouvrage n'a été plus lu, plus mis à contribution que celui-là. Les peintres et les sculpteurs y ont puisé comme les poètes et les philosophes.

Cet attrait universel qu'il a exercé jusqu'à nos jours, cette force suggestive dont il a fait preuve sans cesse, il les doit à un mérite éminent, dans lequel se confondent toutes ses qualités. La vie y abonde. Il n'y a pas de livre plus peuplé d'hommes. Il est naturel que l'humanité s'y soit attachée par tous ses instincts, par toutes ses curiosités, par toutes ses sympathies, puisqu'elle y trouvait la matière humaine dans son infinie variété.


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 257-273

 

La sagesse bourgeoise: Plutarque

Toute différente est l'image laissée à la postérité par Plutarque de qui on loue surtout la sagesse, les dons de moraliste. Et pourtant que de liens qui devraient nous mettre en garde contre une vision simplificatrice! Favorinus, qui est un élève et un ami de Plutarque, est classé par Philostrate parmi les sophistes. Et les discours sur la Fortune d'Alexandre du philosophe de Chéronée ne sont-ils pas un assez brillant spécimen de l'art rhétorique avant d'être une réflexion philosophique? Et les conférences faites par Plutarque, par exemple à Rome, étaient-elles à ce point éloignées des «epideixeis» de Dion? A l'examen la marge risque d'être faible : les goûts, les curiosités, les objectifs poursuivis semblent faire la différence, la nature des moyens empruntés aussi; mais il serait erroné et dangereux de trop marquer ce qui les sépare; ils se sont appliqués aux mêmes problèmes, réagissent de manière souvent analogue et, si les Allemands ont créé le terme de «halbphilosoph» ou «demi-philosophe», c'est sans doute pour pouvoir les ranger dans la même catégorie, la moitié non définie servant à abriter l'originalité de chacun.

Plutarque est né en 46 ap. J.-C. à Chéronée, gros bourg de Béotie, peu éloigné de la Phocide et du Parnasse; il n'est pas en retrait des grandes routes : tout au contraire le nombre des batailles qui s'y sont livrées de tous temps le désigne comme un point de passage commode sinon obligé. La famille de Plutarque est de longtemps enracinée là, puisque notre auteur rapporte les propos de son bisaïeul sur les événements locaux : c'est une famille aisée; en témoignent ses alliances, le mode de vie de Plutarque lui-même (encore qu'il soit limité par son horreur per- sonnelle du luxe) et surtout la charge qui lui fut confiée, très jeune, de conduire une ambassade auprès des autorités romaines de Corinthe et qui ne peut s'expliquer seulement par de précoces mérites. Plutarque poursuit ses études à Athènes; nous savons essentiellement qu'il suivit les leçons du platonicien Ammonios auquel il demeurera très attaché; il poussa, semble-t-il, assez loin ses études mathématiques et probablement médicales. En revanche des leçons de rhétorique il ne nous parle pratiquement point, mais il serait bien surprenant qu'il ne les ait pas suivies dans une cité qui gardait dans ce domaine sa célébrité. On peut dire, en effet, que jamais Plutarque ne se détachera d'Athènes où il ne cessera de se rendre pour étudier ou se distraire et dont il recevra plus tard la citoyenneté.

Pour compléter sa formation, suivant une tradition ancienne, il fit le voyage d'Alexandrie; on ne sait s'il put à un moment donné faire celui, également rituel, des villes d'Ionie. Pour l'Italie et Rome, nous ne savons pas à quel titre ni à quelle date il s'y rendit pour la première fois. Ce qui est sûr, c'est qu'il y séjourna au moins deux fois vers la fin du règne de Vespasien et sous Domitien. Ces séjours sont assez longs pour qu'il y donne un enseignement de philosophie et qu'il s'occupe de « politique » : il y noue des relations étroites dans les milieux intellectuels comme dans les milieux dirigeants et il demeura toute son existence en rapport avec ses amis.

On a l'habitude de rappeler à ce moment de son existence la confidence que nous fait Plutarque dans la Vie de Démosthène 2,2: «J'habite une petite ville et je me plais à y demeurer pour qu'elle ne devienne pas plus petite», et de l'interpréter comme si Plutarque s'était, après avoir vécu à l'étranger, « retiré » à Chéronée vers la fin du règne de Domitien. Rien ne serait plus faux que cette image. Plutarque n'a probablement jamais quitté Chéronée comme on émigre; il n'a jamais cessé d'y résider sauf pour ses voyages et séjours à l'étranger et, inversement, il n'a jamais cessé de se déplacer, même après son fameux retour. De Chéronée il passe son temps à se rendre à Athènes, à Aesopos en Eubée et dans les villes avoisinantes où il a beaucoup d'amis.

On ne doit pas se représenter Plutarque dans une retraite méditative. C'est un homme actif qui reçoit des amis, des voyageurs de passage, tient cénacle à Chéronée où il crée même une université en miniature, entretient une correspondance avec ses amis de Rome et d'ailleurs, fréquente la société athénienne lors de ses séjours en Attique, rencontre politiques, intellectuels et artistes dans la ville d'eaux d'Aesopos, sans négliger pour autant la politique à tous ses niveaux puisqu'il participe à l'administration de sa propre cité et assume des responsabilités intéressant la Boétie et même l'Achaïe entière. A quoi s'ajoute, probablement à partir des années 100, la charge de prêtre d'Apollon à Delphes qu'il exerça jusqu'à sa mort. Rien n'est donc plus éloigné de la vérité que l'image d'une sorte de sage retraité et villageois que la postérité se plaira à donner de lui. Si l'on essaie de réunir les informations éparses dans ses oeuvres, dans ses dédicaces, ses préambules et ses propos de table, on a plutôt le portrait de ce que nous appelons un intellectuel, en contact avec l'Empire entier ou presque, attentif aux problèmes que se pose la société d'alors, aux informations qui circulent, aux courants contemporains dans la plupart des domaines de la connaissance; il est plus semblable que l'on ne pense à Dion, Favorinos et autres maîtres à l'activité débordante. Ce qui le distingue, c'est d'avoir choisi de lier très fortement cette activité à un terroir et d'avoir choisi, d'une manière non exclusive mais probablement privilégiée, de s'exprimer par des écrits plus que par les discours. Cette activité, mieux sentie par ses contemporains que par la postérité, explique peut-être que la tradition ait pu attribuer, très tôt et sans invraisemblance, à notre philosophe dans ses dernière années un rôle de premier plan, qu'il n'a peut-être pas eu, auprès des empereurs Trajan et Hadrien.

Quand il meurt vers 126 il laisse une oeuvre considérable : encore n'en a-t-on probablement que la moitié. Elle est difficile à dater; sans être le moins du monde intemporelle, elle ne s'accorde pas à des événements particuliers. Il a écrit durant toute sa vie et des observations stylistiques (les hiatus, les images, etc.) semblent permettre de trouver quelques repères. A sa jeunesse on attribue des oeuvres qui sentent parfois la rhétorique comme les discours Sur la fortune d'Alexandre ou qui paraissent assez dogmatiques comme le De la superstition; à partir de 90 se succèdent des traités de morale. C'est sans doute vers la fin du siècle qu'il s'attaque aux Vies dont il continuera la publication méthodique durant tout le premier quart du second siècle en l'entremêlant d'ouvrages de morale ou de théologie qui comptent parmi les plus beaux et qui revêtent souvent la forme de dialogues. Les efforts déployés pour obtenir des datations relatives fondées sur le retour des citations et des anecdotes ne sont guère probants. Il faut admettre qu'il a mené de front durant vingt-cinq ans des Vies et des Traités entre lesquels la matière de ses réflexions pouvait se répartir à égalité selon l'occasion. Cette période est un moment de grande maîtrise intellectuelle et artistique.

Cette oeuvre est traditionnellement divisée en deux parties : les Vies parallèles, une entreprise homogène systématiquement menée, et d'autre part ce que l'on appelle abusivement les Moralia du nom donné à un groupe d'ouvrages : les traités moraux. En réalité ces Moralia ne constituent pas une catégorie; ils sont extrêmement composites eux-mêmes : ils comprennent effectivement des traités moraux : Comment discerner le flatteur de l'ami, Comment contenir sa colère, Comment lire des poètes, De l'utilité des ennemis, Sur la curiosité, Sur la tranquillité de l'âme, Sur la mauvaise honte, Sur la vertu morale, etc. Ce sont ces traités qui ont permis à C. Martha de désigner Plutarque comme un directeur de conscience, ce sont eux qui le rattachent à la riche tradition des moralistes comme Sénèque, c'est-à-dire à cette veine philosophique qui mêle l'analyse psychologique et la parénétique. Plutarque y excelle : il analyse avec finesse et profondeur les comportements; il décrit des personnages, évoque des scènes de comédie ou de tragédie, cite aphorismes ou anecdotes. Ce qui est particulièrement admirable dans ces ouvrages c'est à la fois la vérité criante du trait, la délicatesse du conseil qui semble s'imposer de lui-même et non être inspiré par l'auteur et enfin l'habileté de la démarche qui nulle part ne s'attarde, ne se réfère trop précisément à aucun système, mais apparaît toujours comme vive et franche et donne le sentiment du dialogue, alors qu'elle n'a été qu'un soliloque animé et chaleureux. C'est vraiment toute l'expérience de la culture antique, philosophie et littérature mêlées, qui est exposée là d'une manière à la fois sobre et colorée et qui, des siècles plus tard, semble n'avoir pas pris une ride'. A ces traités qui le plus souvent ont un destinataire précis et qui peut-être visent un cas défini ou répondent à une consultation, on peut ajouter les Consolations à Apollonios ou à sa femme et différentes sortes de préceptes.

Traités rhétoriques

Assez différents sont quelques textes pourtant proches par le sujet, mais traités dans un autre esprit. Ce sont des sortes d'exposés sur un problème controversé : Sur la fortune des Romains, Sur la fortune ou la vertu d'Alexandre, Si les Athéniens ont plus brillé par la guerre, etc. Nous sommes là aux confins de la sophistique; dans ces exercices il s'agit plutôt de confronter des argumentations que d'atteindre une vérité morale ; ces ouvrages ont un parfum de rhétorique. On aimerait penser qu'il s'agit là d'oeuvres de jeunesse. Il n'est pas sûr qu'il n'en soit pas resté chez Plutarque quelque durable attirance : les parallèles qui assortissent chaque couple des Vies pourraient bien n'en être que l'expression dominée et bien intégrée à son génie de moraliste. Les Propos de table qu'on classe volontiers parmi les productions de la vieillesse en sont tout pleins. On ne doit pas sous-estimer le goût secret qu'avait conservé Plutarque pour ces controverses à succès. Disons seulement qu'il s'y est adonné avec une modération louable, comme un bourgeois soucieux de n'être pas confondu avec un artiste ambulant ou comme un sage préoccupé de ne pas s'asservir au simple cliquetis verbal.

Traités techniques

L'oeuvre de Plutarque est également constituée, encombrée diront certains, de recueils ou de traités que l'on pourrait qualifier de tech- niques, qui rassemblent une foule d'informations et se présentent comme des notes de l'auteur réunies autour d'un thème. Ce qui les met à part, c'est que leur rédacteur paraît n'y point intervenir. Tel est le florilège des Apophtegmes lacédémoniens, ou des Histoires d'amour ou des Préceptes de santé. Mais ce peut-être une documentation philosophique, comme les Opinions des philosophes ou les Contradictions des stoïciens. Tout ce matériel est livré à différents degrés d'élaboration depuis le pur catalogue jusqu'à l'ébauche d'un traité, pas encore personnalisé. Certains commentateurs ont tendance à mettre en doute l'authenticité de quelques-uns de ces recueils. Il serait peut-être plus utile de les soumettre à une étude plus attentive qui nous en apprendrait beaucoup sur les objectifs et les méthodes de la documentation érudite à cette époque. Car, et c'est là le point important, Plutarque n'est à aucun degré un improvisateur. Il vit dans les livres, ceux qu'il possède et ceux qu'il consulte. Il nous rappelle dans la Vie de Démosthène (2,2) quel serait l'avantage pour l'historien d'habiter une grande ville où il disposerait de livres en abondance. Cette remarque n'est pas propre aux Vies. La réflexion de Plutarque, son imagination même prennent appui sur les réflexions ou les informations venues d'autrui. Tout ce matériel resté confusément mêlé à son oeuvre est le plus clair indice de sa démarche : il ne cesse de le rebrasser et de le réutiliser. Est-ce la marque de son activité première de professeur et de conférencier? Ou seulement l'empreinte de l'époque? Pour qui a pour Plutarque quelque sympathie, cette documentation souvent négligée a le charme des bibliothèques d'écrivains où demeurent encore les témoignages de leur culture et les traces de leur inspiration.

Les dialogues

Le talent de Plutarque s'est essayé à des genres très divers : c'est cependant dans le dialogue qu'il s'est tout particulièrement épanoui. Certes, l'exemple de son maître Platon n'est pas étranger à cette prédilection, mais il existe peut-être un lien plus étroit entre les possibilités qu'offrait cette forme et le tour d'esprit de notre auteur. Platonicien convaincu mais dénué de dogmatisme au point de se voir accuser d'éclectisme, grand causeur, homme de commerce et d'échanges, curieux et toujours intéressé par l'opinion d'autrui, Plutarque aime pouvoir exposer les différents points de vue qui se font jour sur un problème; le dialogue lui offre cette possibilité à condition de ne pas l'utiliser comme Platon pour terrasser ou dépasser les opinions qui diffèrent de la sienne, mais comme un moyen de présenter en corbeille toutes les thèses, quitte à faire ressortir adroitement celle qu'il préfère en montrant comment elle explique aussi les autres. Le dialogue se prête admirablement à cette ambition ; chez Plutarque il reste vif mais sans aucune agressivité et de « bonne compagnie » à quelques exceptions près ; s'il n'ouvre pas les perspectives fulgurantes de la dialectique platonicienne, il aborde plus sûrement, plus confortablement à une vérité mesurée et cohérente.

À dire vrai, tous les dialogues de Plutarque n'ont pas cette valeur; certains même paraissent peu dignes d'une telle mise en scène et, ne trouvant ni couleur ni animation, semblent n'avoir emprunté cette forme que par une sorte de facilité ou pour s'exercer ; en revanche, et particulièrement durant le dernier tiers de sa vie, on doit à ce genre quelques chefs-d'oeuvre. C'est d'abord la série des dialogues dits pythiques, qui ont pour cadre le sanctuaire d'Apollon : Sur le E de Delphes, Sur les oracles de la Pythie, Sur la disparition des oracles. Le premier est un essai d'interprétation du fameux epsilon de bois qui trônait dans le pronaos d'Apollon Pythien. Sept explications nous sont données qui culminent avec celle que présente Ammonios, le maître de Plutarque ; le second part d'une question relative à la forme des oracles pour étudier la valeur de prophéties et exposer la théorie de l'inspiration delphique; le troisième enfin examine le problème posé par la diminution du nombre des oracles; elle peut avoir pour cause la perversion croissante des hommes qui décourage les dieux, la dépopulation de la Grèce et la diminution des consultants, ou la mort ou l'exode des démons qui président aux oracles, enfin le tarissement du pneuma inspirateur. Les dialogues contiennent l'essentiel des idées de Plutarque sur la divination et plus généralement sur sa conception du divin. L'admirable mise en scène qui place le dialogue dans le site de Delphes et incorpore constamment les éléments du décor à la discussion elle-même, la qualité des personnages qui sont choisis avec un sens très vif de la diversité et qui représentent de manière très expressive à la fois ce qu'ils sont et l'ensemble d'un courant dont ils sont les porte-parole qualifiés, tout donne à ces dialogues une élévation et une noblesse qui n'excluent nullement la vivacité, témoin ce récit qui est sans doute un des plus beaux et des plus mystérieux et que l'auteur met en valeur comme s'il contenait une des clés de sa conception du divin et son testament spirituel.

« Le rhéteur Émilien, se rendant en Italie par mer, s'était embarqué sur un navire qui transportait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Échinades, le vent soudain tomba et le navire fut entraîné par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et une voix se fit entendre qui, de l'île de Paxos, annelait à grands cris Thamous. On s'étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s'entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l'appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : "Quand tu seras à la hauteur de Palodès, annonce que le grand Pan est mort." En entendant cela, continuait Épithersès, tous furent glacés d'effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s'il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas s'en inquiéter et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s'il n'y avait pas de vent et si le calme régnait à l'endroit indiqué, il répéterait ce qu'il avait entendu. Or, lorsqu'on arriva à la hauteur de Palodès, il n'y avait pas un souffle d'air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : " Le grand Pan est mort. " A peine avait-il fini qu'un grand sanglot s'éleva, poussé non pas par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise. Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s'en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s'informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d'Hermès et de Pénélope. » (Sur la disparition des oracles, 17).

D'autres dialogues ont le même renom et d'abord celui qui porte sur Les Délais de la justice divine et qui se déroule lui aussi sous un portique de Delphes; la question avait déjà été posée à diverses reprises par Platon notamment dans la République et les Lois mais la foi dans la Providence qui est un des aspects les plus caractéristiques de l'époque de Plutarque rendait ce débat plus aigu. S'il n'atteint pas à la profondeur de son maître, Plutarque nous donne dans ces pages un témoignage plus direct, plus vécu, pourrait-on dire, sur les croyances de ses contemporains. Le mythe de Thespésios (qui est le pendant exact du mythe d'Er le Pamphylien au livre X de la République) termine l'ouvrage en évoquant la destinée cyclique des âmes. Le succès de ce dialogue a été exceptionnel : tout le néoplatonisme ultérieur s'en inspire à commencer par Saloustios et Proclos; en outre, à toutes les époques tumultueuses où des esprits religieux croiront avoir à douter de la Providence, ce traité sera repris, et en particulier Joseph de Maistre, dans la France de la Restauration, le fera pénétrer pour longtemps dans notre tradition théologico-politique.

On peut compléter cette série par le Démon de Socrate, et Le visage qu'on voit dans la lune, car l'un et l'autre évoquent la démonologie de Plutarque, l'un et l'autre contiennent le récit ample d'un mythe d'inspiration platonicienne : le mythe de Timarque dans le premier, le mythe de Sylla dans le second. Plutarque y expose les éléments de sa démonologie et d'une sorte de cosmologie qui complètent parfaitement les autres ouvrages. Avec Le visage qu'on voit dans la lune, on mesure les risques que court un dialogue insuffisamment aéré et resté proche, malgré les ornements du mythe, de l'exposé de doctrine; en revanche, le curieux d'histoire des croyances y trouvera une masse d'informations, passionnantes en elles-mêmes, passionnantes aussi pour la connaissance de Plutarque, car elles révèlent la documentation dont l'auteur disposait dans cette matière et en outre elles font apprécier l'importance du travail d'élaboration que l'écrivain leur fait subir pour produire une oeuvre d'art. A l'opposé le Démon de Socrate est une véritable gageure où, par un tour de force qu'il se plaît à souligner, Plutarque a réussi à insérer une discussion philosophique et religieuse complète dans la relation d'un événement historique : la libération de Thèbes. On dirait que par moments Plutarque est saisi par une sorte de coquetterie d'homme de lettres dont on dis- tingue mal les raisons particulières.

Du même ordre est le dialogue Sur l'Amour où Plutarque se met en scène lui-même, jeune, récemment marié, discutant sur l'amour au sanctuaire des Muses de l'Hélicon. Le dialogue qui ne manque ni de grâce ni de chaleur est d'un ton très platonicien et évoque plus d'une fois le Phèdre, mais il aboutit, ce qui suffirait à marquer la différence qui sépare Plutarque de son maître, à exalter l'amour conjugal. Il est resté célèbre et demeure un des témoignages les plus touchants d'une certaine spiritualité bourgeoise caractéristique de l'époque. L'auteur a encadré les conversations elles-mêmes par une aventure amoureuse, celle de Bacchon et Isménidore, comme on entoure un thème central de motifs décoratifs. C'est un procédé qui s'apparente à celui du Démon de Socrate mais dans le style gracieux du roman et non dans celui du récit historique.

L'inspiration politique

Une proportion non négligeable des traités de Plutarque concernent les problèmes politiques. Rien de surprenant à cela pour un platonicien. Le maître avait suffisamment enseigné que l'on ne pouvait pas se dispenser de participer à la vie de la cité : le philosophe lui-même doit certes chercher à atteindre la vie contemplative, mais ce n'est pas aux dépens de la vie politique qui est pour lui une obligation. Plutarque ne pense pas autrement et l'exprime avec force. Dans le traité Si un vieillard doit prendre part au gouvernement, il affirme que la politique est une liturgie qui ne doit cesser qu'avec la mort, et ses conseils vont tous dans le même sens : assumer tous ses devoirs, accepter toutes les charges municipales, même les plus modestes. On doit oeuvrer pour la cité selon son âge, ses moyens et son rang. Il ne s'aveugle pas sur les réalités : il sait parfaitement que les Romains sont les vrais maîtres et qu'on aperçoit toujours les brodequins des légionnaires non loin de la tribune, mais cette situation n'empêche pas que la vertu trouve à s'employer. Il a sur ce point une théorie commode selon laquelle la vertu s'exerce dans le détail alors que la nécessité ou le hasard régissent les ensembles. Il élabore avec soin comme tous ses prédécesseurs une théorie des constitutions dans le De la monarchie, la démocratie et l'oligarchie. On constatera sans étonnement qu'il rend un double avis : d'une part il affirme la supériorité de la monarchie, d'autre part il rappelle que, comme pour un bon musicien, il y a un bon usage de chacun des régimes. Cette prudente conciliation entre une possibilité de choix philosophique et le fait incontournable de l'Empire est tout à fait dans la manière de Plutarque, qui réprouve les contraintes de la force et apprécie les adaptations du droit.

D'une manière générale, avec Plutarque, nous tenons un exemple particulièrement éclairant des accommodements idéologiques que trouvaient les notables provinciaux entre leurs sentiments helléniques et le fait impérial. Pour lui l'Empire c'est la paix rétablie et maintenue et il est devenu l'ordre des choses sur lequel il n'est même plus question de revenir sauf pour en souligner des conséquences notables. Si Plutarque est sur ce point avare de jugements, ce n'est donc pas de la prudence mais parce que le problème n'est plus de juger l'Empire, mais éventuellement de juger le comportement des princes. C'est pourquoi il parle souvent de la tyrannie.

Les Vies parallèles

Plus que les Moralia ce sont les Vies parallèles qui ont contribué à l'immense renommée de Plutarque. C'est une entreprise de longue haleine dont tout — style, documentation, recoupements — laisse penser qu'elle a occupé le dernier tiers de la vie de Plutarque, c'est-à-dire le premier quart du lie siècle. Nous avons conservé quarante-huit Vies dont quarante-quatre disposées en couples. A l'exception de quelques certitudes nous ne connaissons pas la chronologie de ces oeuvres. On a beaucoup discuté sur le genre auquel ressortissent ces Vies. Il faut d'abord noter qu'il s'agit là d'une entreprise cohérente et méthodique, commencée à la demande d'un ami, continuée par plaisir personnel (Vies de Timoléon et Paul Émile, I, 1). D'autre part, il ne faut pas l'opposer aux Moralia comme un ouvrage à un autre. Les Moralia n'ont en eux-mêmes aucune unité; ils procèdent d'initiatives diverses, de genres, de sujets et de finalités très différentes. Les Vies sont une tentative entre d'autres comme les dialogues, les traités, etc. Plutarque est loin de créer un genre; la biographie était pratiquée depuis longtemps, au moins depuis Isocrate et Xénophon et c'est Aristote et son école qui en stimulèrent l'essor. Ses héros en étaient aussi bien des souverains, de grands capitaines, des philosophes, des orateurs. L'originalité de Plutarque est plutôt dans la manière dont il conçoit son travail.

Il ne nous expose pas ses idées dans un préambule général, ou bien alors nous l'avons perdu. C'est plutôt la succession des préfaces restantes qui permet de voir qu'à mesure que se développait son oeuvre, il prenait une conscience plus précise de ses mobiles et de son objectif, peut-être sous l'effet d'une maturation intérieure, peut-être en réponse à des objections amicales ou critiques, dont il nous reste quelques traces. On a un peu le même sentiment qu'en face de la Comédie humaine de Balzac, une oeuvre qui développe ses virtualités en se poursuivant.

Il faut sans doute évoquer d'abord le faux problème posé, même du temps de Plutarque, par les historiens. On a depuis toujours reproché à Plutarque de ne pas être historien. Mais loin de prétendre l'être, il a toujours affirmé qu'il n'écrivait pas une histoire mais des biographies en formulant soigneusement la spécificité de ce genre dans la préface de la Vie d'Alexandre. «Écrivant dans ce livre la vie du roi Alexandre et celle de César, qui abattit Pompée, nous ne ferons d'autre préambule, en raison du grand nombre de faits que comporte le sujet, que d'adresser une prière à nos lecteurs : nous leur demandons de ne pas nous chercher chicane si, loin de rapporter en détail et minutieusement toutes les actions célèbres de ces deux hommes, nous abrégeons le récit de la plupart d'entre elles. En effet nous n'écrivons pas des Histoires, mais des Vies.»

Paradoxalement, on l'a chicané sur ce qui est le plus louable chez lui, c'est-à-dire le rappel de ses sources. Plutarque justement fournit les références aux informations qu'il donne mais il choisit sa version en fonction de critères qui ne sont pas ceux des historiens actuels : il retient ce qui lui paraît s'intégrer à la cohérence du personnage qu'il construit, illustrer le plus clairement le caractère qu'il lui prête. Il dédaigne la chronologie, voire ne la respecte pas, parce que ce n'est pas là son but. En revanche, il porte en lui une idée assez claire des époques et des sociétés dans lesquelles se meuvent ses héros : le cinquième siècle athénien, la Rome républicaine, l'ère d'Alexandre et des Épigones, la période des guerres civiles, l'Orient et ses mirages. On a trop peu remarqué combien son imagination historique était à la fois nourrie et conséquente. Mais quelqu'un dont on ne saurait nier la vocation d'historien l'avait senti, c'est Michelet, qui choisit Plutarque comme sujet de thèse.

Au milieu de toutes ces qualités, de ces prédispositions et de ces influences, le projet de Plutarque est d'un autre ordre. Après avoir exposé qu'il écrit des Vies, il précise : «Nous n'écrivons pas des Histoires mais des Vies et ce n'est pas surtout dans les actions les plus éclatantes que se manifeste la vertu ou le vice. Souvent au contraire un petit fait, un mot, une plaisanterie montrent mieux le caractère que des combats qui font des millions de morts, que les batailles rangées et les sièges les plus importants » (Vie d'Alexandre, I, 2). Le mot « vie » ne doit pas nous abuser; il n'est pas l'équivalent de notre mot « biographie ». Pas plus qu'il ne fait de l'histoire, Plutarque ne fait de biographie historique et il le prouve assez par son dédain de la chronologie. En effet, tous les termes qu'il emploie le confirment. Bios c'est plutôt le « mode de vie », caractère et conduite; nous sommes plutôt dans le portrait, comme le démontre la comparaison qui suit : «Aussi, comme les peintres saisissent la ressemblance à partir du visage et des traits de la physionomie, qui révèlent le caractère, et se préoccupent fort peu des autres parties du corps, de même il faut nous permettre de pénétrer de préférence dans les signes distinctifs de l'âme et de représenter à l'aide de ces signes la vie de chaque homme, en laissant à d'autres l'aspect grandiose des événements et des guerres» (Vie dAlexandre, I, 3).

Cette évocation de l'homme plutôt que de la biographie proprement dite, elle est plus précise encore dans les Vies de Paul Emile et Timoléon, I, où Plutarque souligne le lien personnel qui l'attache à son entreprise :

« Il est arrivé que j'ai commencé à écrire ces Vies pour faire plaisir à des amis, mais c'est maintenant pour moi-même que je persévère dans ce dessein et m'y complais. L'histoire est pour moi comme un miroir fidèle dans lequel j'observe ces grands hommes pour tâcher de régler ma vie et de la former sur le modèle de leurs vertus. M'occuper d'eux, c'est, ce me semble, comme si j'habitais et vivais avec eux, lorsque grâce à l'histoire recevant pour ainsi dire sous mon toit chacun d'eux tour à tour et le gardant chez moi, je considère comme il fut grand et beau, et lorsque je choisis parmi ses actions les plus importantes et les plus belles à connaître. »

Rien ne tourne peut-être plus délibérément le dos à l'histoire, même à l'histoire telle que la concevaient les anciens, que cette manière de voir. En effet, c'est pour lui-même, c'est sur son théâtre intérieur qu'il convoque les hommes illustres et l'histoire n'y joue que le rôle d'un instrument. Plutarque agrandit le cercle déjà large de ses amis et connaissances en recourant au passé : on a relevé à juste titre que Plutarque emploie le mot philochorein pour qualifier la manière dont il s'installe dans son entreprise, le même mot qu'il emploie pour indiquer comment il s'est installé à Chéronée (Vie de Démosthène, 1). C'est en effet une des modalités de son existence, la manière dont il en a reculé les limites. C'est une appropriation avouée et non une exploration ou une enquête.

Sans doute faudrait-il également relever tout ce que contient le mot « miroir ». Il semble qu'ici nous passions carrément de l'histoire à la morale. Il faut s'entendre : l'image du miroir, qui n'est pas isolée, pourrait nous éclairer. Le miroir est ici à la fois le lieu de l'évocation historique et celui où l'on se mire pour s'apprêter : les personnages y sont reflétés grâce à l'histoire et ils y figurent sinon comme des modèles, tout au moins comme des points de repère pour qui veut régler sa vie. On distingue parfaitement ici le lien fort qui réunit en une seule les intentions apparemment différentes de Plutarque. Car les personnages de Plutarque ne sont pas des modèles. Rien n'est plus faux que l'expression « un personnage à la Plutarque » ou un personnage de Plutarque ». Ils ne répondent pas à une norme morale. Plutarque leur demande seulement d'avoir incarné fortement un type humain. Il ne leur demande pas des leçons mais leur vie doit être telle qu'on puisse en tirer des leçons. C'est pourquoi il recueille dans une vie les traits qui font comprendre un caractère et une conduite (Vie de Nicias, I, 5). On distingue le dessein sous-jacent qui unit les Vies aux Moralia. Il reprend souvent les mêmes anecdotes mais dans les traités elles viennent à l'appui d'une remarque psychologique ou morale; dans les Vies les personnages sont présentés au lecteur qui les « effeuille » en tirant les leçons de cette expérience.

Il en découle plusieurs conséquences. La première c'est que rien ne lui interdisait d'inverser l'éclairage et d'accepter dans sa galerie des « méchants » pourvu qu'ils fussent « démonstratifs ». Dans la Vie de Démétrios, Plutarque assure qu'ils seront comme les hilotes ivres de la tradition spartiate, chargés de détourner les lecteurs du vice. Il y a peut-être un peu d'artifice dans cette argumentation et une logique que Plutarque n'avoue pas : la séduction que pouvaient exercer sur le conteur, sur l'amateur de curiosités psychologiques, des « cas ». En effet ils ne sauraient être admis dans son intimité mais ils sont assez intéressants pour qu'on les côtoie et qu'on les comprenne.

Une deuxième conséquence, troublante pour l'historien mais très révélatrice à la fois de la philosophie et du sens artistique de Plutarque, c'est sa manière de décrire son personnage, son caractère et sa conduite. Dans la Vie de Cicéron (V, 3), il nous confie sa préoccupation de ne pas laisser prévaloir les défauts dans les portraits qu'il trace. Il accepte délibérément l'idée que sa mission n'est pas de présenter une vérité toute crue mais de porter sur ces vies un éclairage dans lequel les vices ne soient que des défaillances de la vertu. Tendresse, idéalisme, hypocrisie? L'échappatoire est admirablement présentée à la faveur d'une image : celle du portrait où l'on ne cache pas les défauts, mais où l'on ne les fait pas ressortir. Ce n'est cependant qu'une échappatoire mais on doit savoir gré à Plutarque de ne pas nous avoir dissimulé son parti pris édifiant : il avoue que sa vérité n'est pas celle de la réalité saisie sans précaution : elle est une vérité utile au sein de laquelle, sans être dupe, on cherche des significations plus hautes.

Le néoplatonisme dont Plutarque est imprégné se manifeste peut-être ici : fabriquer une idée du personnage débarrassée des scories de l'existence. Peut-être aussi l'influence de l'esthétique contemporaine du portrait qui réside dans une conciliation entre la tradition du portrait idéalisé hellénistique et de la tradition réaliste romaine, entre lesquelles oscillaient les artistes selon l'occasion ou selon la finalité. Dans cet art comme chez Plutarque les traits véritables sont reproduits mais avec retenue, et surtout avec la volonté de leur donner une expression qui dépasse l'individu, de prolonger en quelque sorte ce qu'ils ont de particulier.

Ces Vies, à l'exception de quatre, sont composées par couples, la vie d'un Grec et la vie d'un Romain réunies par une comparaison qui est systématique. C'est peut-être par cette approche comparative qu'il s'est intéressé à la biographie; en tous cas elle s'est prolongée avec persévérance, ce qui semble prouver qu'elle était un des éléments essentiels du projet et peut-être, au départ, une partie intégrante de la sollicitation que lui avaient adressée « les autres » et qu'il évoque dans la Vie de Timoléon. Mais remarquons immédiatement que la comparaison, pour systématique qu'elle soit, porte sur les individus plus que sur les peuples qu'ils représentent, autrement dit elle n'offre qu'assez rarement un caractère d'ethnographie comparée. Certes, on y découvre des jugements de l'auteur sur les Grecs et les Romains aussi bien que des jugements de Grecs sur des Romains ou l'inverse; ils restent occasionnels et ne deviennent jamais le fil conducteur du récit. On retire de l'ensemble l'impression que Plutarque n'a pas voulu véritablement comparer, dans un esprit de compétition, les Grecs aux Romains, mais plutôt montrer en deux galeries parallèles que les uns comme les autres avaient des grands hommes assez semblables. Ce qui ressort plutôt de l'ouvrage c'est l'idée que les deux civilisations ont en commun les mêmes valeurs et les mêmes vertus à quelques nuances près. Il suffit, comme épreuve contraire, de lire la Vie dArtaxerxès pour voir comment Plutarque imagine, par opposition aux Gréco-Romains, un Barbare. La constatation n'est pas sans importance. Plutarque donne, sans excès de nationalisme grec, à l'Empire auquel il participe, sa double mais unitaire légende dorée.

Cette relative unité du propos met en valeur l'extrême diversité de l'étude des caractères. Plutarque réussit à brosser une série de portraits biographiques qui, peut-être parce qu'ils évitent les couleurs criardes et contrastées, sont éclatants de vie. Toutes ses Vies sont construites autour d'un trait dominant que chaque acte vient illustrer, la ruse chez Thémistocle, la fougue chez Alexandre. Ce trait dominant peut du reste se modifier, devenir chez Alexandre la colère et même le délire furieux, chez Thémistocle frôler la fourberie. Mais ses personnages sont loin d'être unilinéaires. L'amitié embellit la vie d'Alexandre comme la superstition en assombrira la fin. Périclès est tout entier noblesse et douceur mais Plutarque n'est pas certain qu'il n'y entre pas un peu d'affectation comme il entre peut-être du calcul dans la philosophie dont il a été nourri. Même les incertitudes de Plutarque contribuent à rendre les portraits plus vivants, d'autant plus que le psychologue qu'il est sait que les hommes changent et que ce n'est pas toujours en bien. Lucullus, Alexandre, Crassus et bien d'autres en sont les témoins.

Plutarque fait revivre une existence presque sans recourir à des analyses psychologiques, uniquement à l'aide d'anecdotes, de croquis et de mots accumulés, avec un sens exceptionnel de l'humain. La vie d'Antoine dans son dérèglement naïf, opposée à la fois aux calculs d'Octave et aux caprices de Cléopâtre, en est un extraordinaire exemple qui n'a pas manqué de frapper ses lecteurs, à commencer par un dramaturge nommé Shakespeare. C'est que Plutarque lui-même est doué d'un instinct dramaturgique qu'il n'a cessé d'exprimer. En effet, à côté de la patiente minutie des détails accumulés, l'amateur de théâtre qu'il était se complaît aux grandes scènes. Il suffit de citer le meurtre de Clitos le Noir, la mort d'Antoine ou les escapades avec Cléopâtre, l'épisode de Bucéphale.

Mais on n'insistera jamais suffisamment sur le talent de conteur de Plutarque. On dirait qu'à partir de sa maturité il s'est laissé entraîner vers le récit. Déjà dans certains de ses dialogues la part de la mise en scène, voire du drame psychologique s'accroît. Les Dialogues pythiques et le Génie de Socrate en sont les illustrations. Mais c'est plus vrai encore des Vies. Nous ne connaissons pas leur chronologie relative. Nous savons cependant qu'elles sont très probablement postérieures à 100 ap. J.-C. C'est précisément la période des Dialogues pythiques et du Génie de Socrate. On dirait que Plutarque a pris goût au récit pour lui-même. Avec la Vie d'Antoine et celle d'Alexandre ou plus encore celle d'Artaxerxès, il frôle le roman et tous ses ingrédients d'exotisme, de sentiment, de pathétique. C'est précisément vers ces années-là que l'on situe Chaeréas et Callirroé et l'Euboïque, c'est-à-dire le développement d'une littérature de narration en prose. Les Vies sont peut-être la contribution prudente et moralisée de Plutarque à cette mode grandissante.

L'ensemble de l'oeuvre de Plutarque est d'une grande diversité de matière et de forme. Il s'est essayé dans tous les genres, a abordé tous les sujets. C'est la raison pour laquelle il est classé sous l'étiquette lâche et un peu infamante de «polygraphe». C'est pourquoi aussi il occupe une place tout à fait particulière dans notre propre littérature. A lui tout seul il est la somme de la culture antique et il est bien plus fréquemment cité depuis la Renaissance que dans l'Antiquité. C'est pourquoi enfin le «gros Plutarque» que toute famille cultivée possédait ne servait pas qu'« à mettre les rabats ». Il a inspiré les méditations de Montaigne comme les anathèmes de Joseph de Maistre, aidé Mme Rolland à vivre et à mourir. On n'en finirait pas de déceler les effets de son influence. Il ne faudrait pas cependant que son personnage soit totalement absorbé dans l'image d'un encyclopédiste avant la lettre. Il ne faudrait pas non plus le voir sous les traits du vieillard Céphale de la République, instruit de tout et donc un peu revenu de tout, désireux seulement au bout du compte d'élucider les mystères de la Providence et pour le reste égrenant ses souvenirs comme son savoir.

La réalité, par-delà ces images, est probablement plus simple. Plutarque a choisi la philosophie, c'est-à-dire dans son cas une réflexion sur le monde et sur la vie. Il est platonicien, tout plein des oeuvres de Platon et cependant aux antipodes de Platon. En effet, quand son maître cherche l'absolu, il recherche seulement des savoirs habitables; quand Platon veut construire un système où tout découle de vérités premières, Plutarque aborde chaque sujet séparément avec des minuties de greffier; quand Platon définit, comme Le Verrier sa planète, la place où doit se situer Dieu, Plutarque s'efforce de recenser les voies par lesquelles les humains ont choisi de l'honorer et de le consulter. Cette comparaison implicite porte préjudice à l'image qu'il nous laisse.

Platon dédaigne le quotidien, méprise l'accidentel; Plutarque est à l'écoute du monde. Il faut qu'il soit sollicité par les hommes ou les choses pour que son esprit se mette en mouvement. Il y a du journaliste avant la lettre en lui, attaché à vivre tous les problèmes de son temps et à les comprendre en consultant sa mémoire, ses livres, ses amis, ses proches, le présent comme le passé. Il ne faut pas se laisser prendre à ce que nous croyons être de la bonhomie; il ne veut pas être juge ni se montrer doctrinaire, mais il ne veut pas non plus être dupe.

Ce qui trompe c'est sa manière. Dans sa quête d'honnête homme cultivé, il a rencontré ce que nous appelons la littérature. C'est de la rhétorique certes mais qui a renoncé à tout sacrifier aux effets oratoires. Il en a gardé le goût des images, l'amour de la forme, l'art des oppositions, l'ambition de faire revivre; mais il la met au service d'une cause qui la dépasse et qui est de retracer son chemin personnel vers la vérité, sa vérité. On dirait que c'est pour se divertir lui-même qu'il écrit; tout se passe comme s'il convoquait la rhétorique chez lui, comme il fait de ses personnages, et qu'elle y devenait simplement l'art de dire.


 

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Dernière mise à jour : 19/09/2005