Tandis que la loi du destin s'accomplissait de la sorte sur terre Et que le berceau du petit Bacchus, né deux fois, était en sûreté, Jupiter que le nectar, nous dit-on, avait un jour détendu, Mit de côté les occupations sérieuses pour se distraire Avec Junon et badiner en toute quiétude: «Je parie Que votre plaisir est plus grand que celui qu'éprouvent Les mâles », affirma-t-il. Elle n'était pas d'accord. Ils résolurent De demander l'avis du sage Tirésias. Celui-ci connaissait le plaisir Des deux sexes car après avoir profané d'un coup de bâton, Dans une forêt verdoyante, le coït de deux grands serpents, Il avait été changé (stupeur!) d'homme en femme Durant sept automnes; au huitième, les ayant revus, Il avait dit: « Puisqu'un coup reçu vous donne le pouvoir De changer le sexe de son auteur, je vais vous frapper A nouveau. » Les deux serpents frappés, il avait repris Sa forme première et son aspect naturel. Donc, choisi comme arbitre dans cette querelle pour rire, Il donna raison à Jupiter. La fille de Saturne, dit-on, Le prit beaucoup plus mal que la chose n'en valait la peine Et condamna les yeux de son juge à la nuit éternelle . Mais le père tout-puissant (aucun dieu n'a le droit, en effet, d'annuler Les décisions d'un autre dieu) lui donna, pour pallier sa cécité, la prescience De l'avenir et adoucit sa peine en lui témoignant son estime. Partout célébré dans les villes de l'Aonie, Tirésias donnait à ses visiteurs d'infaillibles réponses. La première à le consulter et à vérifier la justesse De sa parole fut Liriopé l'Azuréenne que jadis le Céphise Avait enveloppée dans ses méandres et emprisonnée dans ses eaux Puis violée. Enceinte, cette beauté avait donné naissance A un enfant qui ne pouvait que susciter l'amour des nymphes, Et l'avait appelé Narcisse. Interrogé sur l'espérance qu'il avait D'une longue vieillesse, le devin répondit: « S'il ne se connaît pas. » Longtemps, cette parole prophétique parut sans fondement; Ce qui atteste sa véracité, ce sont les circonstances De la fin de Narcisse, la nature de sa mort, l'étrangeté de sa folie. A l'âge de seize ans, en effet, le fils du Céphise Pouvait être pris à la fois pour un enfant et un jeune homme; Beaucoup de jeunes gens, beaucoup de jeunes filles le désiraient. Mais sa beauté naissante s'accompagnait d'une fierté cruelle: Ni jeunes gens ni jeunes filles ne pouvaient l'approcher. Celle qui l'aperçut, poussant vers ses filets des cerfs affolés, Fut la nymphe loquace, qui ne sait ni se taire quand on parle Ni parler la première: Echo qui répète les sons. Echo avait un corps à l'époque - n'était pas qu'une voix - Mais n'avait déjà plus, la bavarde, l'usage de sa bouche, Et ne pouvait que répéter les tout derniers mots d'une phrase, Comme aujourd'hui. Junon en avait ainsi décidé car, voulant surprendre, Dans la montagne, les nymphes couchées avec son Jupiter, La déesse était retenue par les histoires interminables de la maligne Qui aidait les nymphes à fuir. S'en étant aperçue, la fille de Saturne Lui avait dit: « Le pouvoir de cette langue qui m'a abusée Sera diminué et ta parole réduite à sa plus simple expression. » Aussitôt dit, aussitôt fait: Echo répète désormais Les dernières syllabes des mots qu'elle entend prononcer. Donc, à peine a-t-elle vu Narcisse, circulant seul dans la campagne, Qu'elle s'enflamme et suit ses pas à la dérobée. Plus elle le suit, plus son ardeur se fait pressante: Le soufre dont on enduit le bout des torches N'est pas plus prompt à prendre feu. Oh! Que de fois a-t-elle voulu l'aborder avec des mots d'amour, User de tendres prières! Sa nature s'y oppose Et l'empêche de commencer; mais elle est prête - et cela est permis - A attendre les sons auxquels elle renverra ses paroles. Le jeune homme, s'étant par inadvertance séparé du groupe De ses fidèles amis, s'est écrié: « Y a-t-il quelqu'un? » « Quelqu'un », répond Echo. Stupéfait,jetant les yeux de tous côtés, Il crie d'une voix forte: « Viens! » Elle lui renvoie son appel. Il se retourne et, ne voyant arriver personne, reprend: « Pourquoi Me fuis-tu ? », et les mots qu'il a prononcés lui reviennent. Il insiste et, trompé par cette voix qui imite la sienne, dit: "Par ici, rejoignons-nous ", et aucun son ne saurait être repris Avec plus de plaisir: "Joignons-nous!" répète Echo Et, ravie de ses propres paroles, elle est sortie de la forêt, Pensant jeter les bras autour de ce cou tant espéré. Il prend la fuite et, en fuyant, lui crie: « Cesse de m'enlacer! Plutôt mourir que te laisser disposer de moi! » Elle ne peut répondre que: « Te laisser disposer de moi!" Repoussée, elle se cache dans les forêts, abrite sous le feuillage Son visage couvert de honte et vit depuis dans la solitude des grottes. Mais, délaissée, son amour s'obstine et la douleur l'accroît Et son pauvre corps s'épuise en tourments sans trêve; Sa maigreur lui ride la peau; toute la sève de son corps s'évapore; Ne restent que la voix et les os: la voix est intacte ; les os Ont pris, dit-on, l'aspect de la pierre. Elle est, depuis, cachée Dans les forêts et on ne la voit plus dans la montagne; Mais tout le monde l'entend: un son est là, qui vit en elle. Comme de celle-ci, Narcisse s'était auparavant joué d'autres nymphes Issues des eaux ou des montagnes, ainsi que de garçons. L'un de ces méprisés, tendant ses mains vers le ciel, Avait dit: « Puisse-t-il aimer lui aussi et ne pas posséder L'objet de son amour! » La déesse de Rhamnonte agréa cette juste prière. Il était une source limpide, source d'argent aux eaux miroitantes, Que ni pâtres ni chevrettes paissant dans la montagne Ni aucun autre bétail n'avaient approchée; que nul oiseau, Nulle bête sauvage, nulle branche tombée d'un arbre n'avait troublée. Autour d'elle, de l'herbe, nourrie par l'humidité toute proche, Et un bosquet pour empêcher les rayons du soleil d'attiédir ce point d'eau. Le jeune homme, épuisé de chaleur et d'ardeur à la chasse, Fut séduit par la source, son cadre, et s'y pencha; Tandis qu'il essayait d'étancher sa soif, une autre soif grandit en lui. Pendant qu'il boit, fasciné par le reflet de sa propre beauté, Il s'éprend de cet être sans corps, confond le corps avec son ombre. Ebloui, paralysé devant ce visage si semblable au sien, il reste Pétrifié, une statue sculptée dans le marbre de Paros. Rivé au sol, il contemple son double, ses yeux, son éclat, Et ses cheveux dignes de ceux de Bacchus, ou encore d'Apollon, Et ses pommettes juvéniles, son cou d'ivoire, le dessin parfait De sa bouche, cette blancheur de neige et ce rouge mêlés, Et il admire tout ce qui en lui est admirable. Inconsciemment, il se désire, est à la fois sujet et objet de sa quête, Le chasseur et la proie, l'incendiaire et le feu. Que de baisers sans réponse a-t-il donnés à la source trompeuse Que de fois a-t-il plongé les bras au milieu des eaux Pour y saisir le reflet de son cou sans parvenir à l'atteindre 1 Que voit-il ? Il ne sait; mais ce qu'il voit le brûle, Et l'erreur qui abuse ses yeux les excite pareillement. Naïf, pourquoi chercher en vain à saisir une image fugace ? Ce que tu cherches n'existe pas; ce que tu aimes, tourne-toi, tu le perds. L'ombre que tu distingues est celle d'un pur reflet. Elle est sans consistance, est apparue avec toi et demeure de même; Elle s'éloignera avec toi - s'il t'est possible de t'éloigner. Ni les exigences de la faim ni celles du sommeil ne peuvent Le tirer de là; couché dans l'herbe épaisse, il fixe d'un regard Insatiable ce leurre, et son regard le tue; se soulevant un peu, Tendant les bras vers les bois qui l'entourent, il leur dit: « Quelqu'un a-t-il souffert, ô forêts, plus que moi en amour? Vous le savez, bien sûr, et vous avez été pour beaucoup Un abri opportun. Vous dont la vie compte tant de siècles, Vous souvenez-vous de quelqu'un qui, durant tout ce temps, Se soit consumé à ce point? Il me plaît et je le vois, Mais ce que je vois, qui me plaît, je ne peux le rejoindre; Dans quel égarement est maintenu un amoureux ! Et, comble de douleur, il n'y a pour nous séparer ni mer immense, Ni route, ni montagnes, ni murailles aux portes fermées: L'obstacle n'est qu'un peu d'eau. Il me désire lui aussi Car chaque fois que je tends mes lèvres vers l'eau claire Sa bouche offerte s'efforce de m'atteindre. Nous devons pouvoir nous toucher: rien n'arrête ceux qui s'aiment. Qui que tu sois, sors de ce lieu; pourquoi me décevoir, ô merveille ? je viens vers toi, où t'en vas-tu ? Ni mon aspect ni mon âge Ne sauraient, certes, te faire fuir: même des nymphes m'ont aimé. Quel espoir me promet ton visage ami, je l'ignore, Et quand je tends les bras vers toi, tu tends les tiens, Et quand je souris, tu souris et lorsque j'ai pleuré j'ai souvent remarqué Que tu pleurais; tu réponds à mes signes d'un mouvement de tête Et, si j'en juge par les frémissements de ta bouche si belle, Tu me renvoies des mots qui ne par-viennent pas à mes oreilles. C'est moi qui suis toi, je le devine; et mon image ne me leurre point. je brûle de l'amour de moi, déclencheur de ce feu et foyer à la fois. Que faire ? Attendre les questions, les formuler? Et qu'ajouter de plus ? Ce que je désire est inséparable de moi, une richesse qui crée le manque. Ah ! si je pouvais me séparer de mon corps! Vouloir l'absence de ce qu'on aime, voeu étrange pour un amant! La douleur m'ôte déjà des forces, et il me reste peu de temps A vivre; je m'éteins dans la fleur de l'âge. La mort m'est légère qui me délivrera de mes souffrances. Celui que j'aime, j'eusse voulu qu'il vécût plus longtemps; Mais nous allons mourir, deux coeurs dans un même souffle. Sur ces mots, ce fou revint vers son image, Troubla l'eau de ses larmes et l'agitation du bassin En rendit les traits incertains ; la voyant disparaître: « Où fuis-tu ? Reste, cruel, n'abandonne pas Ton amant, cria-t-il, que je puisse au moins regarder Ce que je ne puis toucher, et nourrir ma passion malheureuse. » Tout en pleurant, il tira sur l'extrémité de sa tunique Et de ses mains marmoréennes frappa sa poitrine nue. Sa poitrine frappée se colora d'une rougeur vermeille Tout comme les arbres fruitiers à demi blancs que l'on voit Devenir rouges, ou le raisin à demi mûr dont les grappes Aux tons changeants prennent une teinte pourpre. Lorsqu'il la vit ainsi dans la limpidité de l'eau retrouvée, Il ne peut en supporter davantage : comme fondent la cire blonde Sous la flamme légère ainsi que les gelées matinales Aux tièdes rayons du soleil, lui, exténué d'amour, Se dilue, un feu secret lentement le consume. Il n'a déjà plus ce teint où blancheur et rougeur se mêlaient, Ni éclat, ni force, ni cet aspect qui naguère plaisait, Et il ne reste rien du corps jadis aimé par Echo. Lorsqu'elle le revit, malgré le souvenir et la colère Elle fut affligée et à chaque " Hélas! » du malheureux enfant Sa voix vibrante lui répondait: « Hélas! », Et, chaque fois qu'il se meurtrissait les bras, Elle reproduisait le bruit des coups. Sa dernière parole, les yeux fixés sur l'onde familière, Fut: « Hélas! Enfant que j'aime vainement! », et le lieu La reprit mot pour mot; à son " Adieu! », Echo redit: « Adieu! » Epuisé, il laissa tomber sa tête sur l'herbe verte; La mort ferma ses yeux éblouis par l'éclat de leur maître. Et même après qu'il eut été reçu au séjour des Enfers, Il se contemplait dans l'eau du Styx. Ses soeurs les Naïades Pleurèrent et offrirent leurs cheveux coupés à leur frère; Pleurèrent les Dryades; Echo se joignit à leurs lamentations. Déjà, on préparait le bûcher, le lit et les torches funèbres: Le corps n'était plus là. A la place du corps on trouva Une fleur au coeur jaune safran entouré de pétales blancs.