A Marbella (Espagne), les commerçants respirent: « Midas » est de retour. Sur la croisette de Puerto Banus, l'enclave la plus chic de la luxueuse station balnéaire de Marbella, sur la Costa del Sol, ils ne se promènent pas en tunique blanche et keffieh à damier rouge et blanc, réservant la tenue traditionnelle pour la prière du vendredi à la mosquée Abdul Aziz Al-Saoud. Pourtant, ceux que les commerçants locaux appellent indistinctement « les princes » sont bien là. Un signe ne trompe pas chez le marchand de journaux, trois présentoirs sont désormais réservés aux quotidiens AI-Hayat, Al-Qods Al Arabi et AI-Watan International. Autre- indice: ces femmes couvertes de la tête aux pieds, qui arpentent les boutiques de luxe ou sirotent des cocktails sans alcool aux terrasses. Dernière preuve, de taille : Al-Diriyah, le yacht de 70 m du roi Fahd, a été rejoint, depuis quelques jours, le long des quais de la station andalouse, par quatre autres navires appartenant tous à la famille royale saoudienne. Aucun-doute : « Midas » est de retour. Ainsi surnommé par les habitants du lieu, le roi Fahd d'Arablé saoudite est bien arrivé, le 14 août, pour un séjour de vacances dans sa résidence de Marbella. « Bienvenido, M. Fahd », a titré la presse locale lorsqu'il a atterri à Malaga, avec 400 personnes de sa cour, en provenance de Genève, où il venait de passer trois mois après une opération de la cataracte. Pour Marbella, le souverain n'est pas un hôte de marque de plus. A lui seul, le royal vacancier pourrait sauver une saison touristique rendue morose par les retombées négatives des attentats du 11 septembre 2001 contre New York et Washington. Son dernier séjour, du 17 juillet au 28 septembre 1999, avait laissé l'équivalent de 72,1 millions d'euros dans l'économie locale, selon la chambre de commerce. « 100 % POSITIF » De ce précédent passage, restent des anecdotes, comme ce pourboire de 1 500 euros ou la location, pour la journée, de tous les jet-skis de la baie. Le transfert depuis l'aéroport dit toute la démesure de cette cour en goguette, arrivée à bord de trois Boeing 747 : une cohorte de 50 limousines, d'autocars, mais aussi de camions pour les 2 000 valises. Affaibli par la maladie, le vieux souverain de 82 ans ne sortira sans doute pas de sa propriété, où le roi Juan Carlos et Colin Powell sont attendus ces prochaines semaines. Ce domaine de 20 hectares comprend, outre le palais, plusieurs villas de luxe. Rebaptisé "El-Rocio", le palais (naguère Mar-Mar) vient de subir un important lifting : 13 millions d'euros ont été dépensés pour moderniser son centre de télécommunications et l'hôpital qui occupe l'une des ailes. Utilisée quatre fois seulement par son propriétaire depuis 1976, la résidence ne permet pas de loger tous les invités (au total, 3 000 personnes). Alors, la cour a réservé « pour une durée indéterminèe » quelque 300 suites et chambres dans les meilleurs hôtels de la côte, de Marbella à Estepona. Une agence de télécoms a reçu commande de 500 téléphones portables. Un fleuriste doit livrer chaque jour au palais pour 1 500 euros de fleurs. La flotte automobile serait de 600 véhicules, essentiellement des Mercedes immatriculées en Allemagne et en Suisse. Globalement, les dépenses quotidiennes s'établiraient à 5 millions d'euros et, selon le maire de Marbella, Julian Munoz, 4 000 emplois pourraient être créés pendant la durée du séjour royal, qualifié de « 100 % positif». Les « princes » semblent bien les seuls à ne pas compter. Pendant la journée , le shopping constitue leur activité principale. Pour ces clients privilégiés, les boutiques n'hésitent pas à fermer leurs portes aux autres chalands. « Cela peut durer cinq minutes comme deux heures », glisse une vendéuse de chez Versace. Lunettes, sacs, ceintures, etc., l'achat moyen se monterait à 12 000 euros, payés cash. Les responsables d'El Corte inglès, le grand magasin de Puerto Banus, se refusent à fermer «par respect pour [leurs] 35 000 clients quotidiens ». Mais si le roi souhaitait que le centre commercial ouvre spécialement ses portes après 22h 30, l'heure habituelle de fermeture, alors... « oui, peut-être ». SALONS PRIVÉS La vie sociale de la communauté commence tard, autour de minuit. Ce soir-là, à Puerto Banus, on dînait en petit comité sur le Lady-Hayat: à peine une centaine de convives. Une camionnette avait apporté des dizaines de fait-tout en argent, déchargés par des maîtres d'hôtel en smoking sous le regard d'un sbire à oreillette. La veille, c'était le Tueq, l'énorme yacht du prince Salman, frère du roi, qui accueillait toute une jeunesse dorée pour une fête bon chic bon genre. Les soirées alcoolisées et dévergondées qui alimentaient la rumeur dans les années 1980 n'auraient plus cours depuis la guerre du Golfe. Désormais, la croisière s'amuse en toute transparence, sous le regard des touristes qui se font photographier au pied des passerelles. Vers 2 heures ou 3 heures, il est temps de mettre le cap sur l'Hôtel Plaza-Andalucia, qui abrite le casino de Marbella. Les « princes » ne font que traverser la grande salle, bondée de clients, avant de disparaître dans des salons privés. Là, on joue gros, très gros. « La mise minimum, à la roulette, est de 1 000 ou 2 000 euros », lâche le cerbère qui en interdit l'entrée. C'est ici que sont utilisées les rarissimes plaques de 25 000 euros. A la fermeture, vers 6 heures, les joueurs auront laissé sur les tables entre 120 000 et 150 000 euros, selon un habitué. De retour à El-Rocio, distinguent-ils, à travers les vitres teintées de leurs limousines, les hommes et les femmes qui attendent sur le trottoir ? Certains ont couché ici, sous les eucalyptus. D'autres arriveront dans la matinée, avec l'espoir que, cette fois, la grille s'ouvrira pour eux. Huit jours après l'arrivée de la famille royale, ils ne sont plus qu'une cinquantaine à attendre. Plus de 200 ont déjà été embauchés :100 euros la journée pour un jardinier ou un aide-cuisinier, 150 pour un chauffeur. «Il vaut mieux être marocain ou soudanais, dit Ahmedou. Moi, je n'ai pas de piston. » Ce Mauritanien de 30 ans, venu tout exprès de Séville, où il est chômeur, a donné la photocopie de son permis de résidence et les trois photos réglementaires à un chauffeur, comme on jette une bouteille à la mer. Depuis, il attend, sans se préoccuper des rumeurs : les Saoudiens sont généreux, mais traiteraient leurs employés « comme des chiens ». Pour lui, seul compte « l'argent ». La dernière fois, lui a-t-on dit, le roi avait fini par faire entrer tout le monde. « Les gens touchaient 30 euros par jour pour ne rien faire du tout, sourit-il. C'est un peu comme de la charité, quoi. »