[8,183] Cependant Dédale, las de la Crète et d'un long exil, sentait renaître en lui l'amour du pays natal; [8,185] mais la mer le retenait captif : " Minos, dit-il, peut bien me fermer la terre et les eaux; le ciel au moins m'est ouvert. C'est par là que je passerai ; quand Minos serait le maître de toutes choses, il n'est pas le maître de l'air". Ayant ainsi parlé, il s'applique à un art jusqu'alors inconnu et soumet la nature à de nouvelles lois. [8,190] Il dispose des plumes à la file en commençant par la plus petite; chacune est suivie d'une autre moins longue, de sorte qu'elles semblent s'élever en pente ; c'est ainsi qu'à l'ordinaire vont grandissant les tuyaux inégaux de la flûte champêtre. Puis il attache ces plumes au milieu avec du lin, en bas avec de la cire et, après les avoir ainsi assemblées, il leur imprime une légère courbure [8,195] pour imiter les oiseaux véritables. Le jeune Icare se tenait à ses côtés ; ignorant qu'il maniait les instruments de sa perte, le visage souriant, tantôt il sais4ssait au vol les plumes qu'emportait la brise vagabonde, tantôt il amollissait sous son pouce la cire blonde et par ses jeux [8,200] il retardait le travail merveilleux de son père. Quand l'artisan a mis la dernière main à son ouvrage, il cherche à équilibrer de lui-même son corps sur ses deux ailes et il se balance au milieu des airs qu'il agite. Il donne aussi ses` instructions à son fils : " Icare, lui dit-il, tiens-toi à mi-hauteur dans ton essor, je te le conseille : si tu descends trop bas, [8,205] l'eau alourdira tes ailes ; si tu montes trop haut, l'ardeur du soleil les brûlera. Vole entre les deux. Je t'engage à ne pas fixer tes regards sur le Bouvier, sur Hélice et sur l'épée nue d'Orion : prends-moi pour seul guide de ta direction ". En même temps il lui enseigne l'art de voler et il adapte à ses épaules des ailes jusqu'alors inconnues. [8,210] Au milieu de ce travail et de ces recommandations, les joues du vieillard se mouillent de larmes; un tremblement agite ses mains paternelles. Il donne à son fils des baisers qu'il ne devait pas renouveler et, s'enlevant d'un coup d'aile, i1 prend son vol en avant, inquiet pour son compagnon, comme l'oiseau qui des hauteurs de son nid a emmené à travers les airs sa jeune couvée; [8,215] il l'encourage à le suivre, il lui enseigne son art funeste et, tout en agitant ses propres ailes, il regarde derrière lui celles de son fils. Un pécheur occupé à tendre des pièges aux poissons au bout de son roseau tremblant, un berger appuyé sur son bâton, un laboureur sur le manche de sa charrue les ont aperçus et sont restés saisis ; à la vue de ces hommes capables de traverser les airs, [8,220] ils les ont pris pour des dieux. Déjà sur leur gauche était Samos, chérie de Junon (ils avaient dépassé Délos et Paros); sur leur droite étaient Lébinthos et Calymné fertile en miel, lorsque l'enfant, tout entier au plaisir de son vol audacieux, abandonna son guide; cédant à l'attrait du ciel, [8,225] il se dirigea vers des régions plus élevées. Alors le voisinage du soleil rapide amollit la cire odorante qui fixait ses plumes ; et voilà la cire fondue; il agite ses bras dépouillés; privé des ailes qui lui servaient à ramer dans l'espace, il n'a plus de prise sur l'air; sa bouche, qui criait le nom de son père, [8,230] est engloutie dans l'onde azurée à laquelle il a donné son nom. Mais son malheureux père, un père qui ne l'est plus, va criant : « Icare, Icare, od es-tu? en quel endroit dois-je te chercher? » Il criait encore- « Icare ! » quand il aperçut des plumes sur les eaux; alors il maudit son art et il enferma dans un tombeau le corps de son fils; [8,235] la terre où celui-ci fut enseveli en a gardé le nom.