[2] {PIERRE} Bentivoglio, peut-être, l'administrait mal, et cette République dépérissait? {JULES} C'était, au contraire, une cité très-florissante; il l'avait agrandie et embellie de nombreux édifices, et c'est pourquoi je la convoitais plus ardemment. {PIERRE} Je comprends, il avait usurpé le pouvoir? {JULES} Pas du tout, il le tenait par traité. {PIERRE} Les habitants ne pouvaient donc pas souffrir ce prince ? {JULES} Ils y tenaient mordicus au contraire, c'est moi qu'ils repoussaient presque tous. {PIERRE} Alors, pour quelles raisons ? {JULES} Voici. Il administrait si bien que des immenses revenus qu'il retirait des citoyens, c'est à peine si quelques pauvres petits milliers de ducats revenaient à notre caisse. D'ailleurs, c'était dans mon plan, il fallait le renverser. C'est pourquoi, aidé par les Français et par d'autres que ma foudre avait effrayés, je chassai Bentivoglio et je livrai la ville à des Cardinaux et à des Évêques, en sorte qu'aucune parcelle de ses revenus ne pût échapper à l'Eglise Romaine. En outre, il semblait que jusque-là la dignité et le titre de l'empire lui appartenaient. Maintenant, de tous côtés, on voit nos statues, on lit nos titres, on salue nos trophées ; partout, Jules se dresse en pierre et en airain. Enfin, si tu m'avais vu faire mon entrée dans Bologne en triomphateur et en roi, tous les triomphes te feraient pitié, même ceux des Octaves et des Scipions; tu comprendrais que ce n'est pas sans raison que j'ai combattu si vaillamment pour conquérir Bologne, et c'est alors que tu aurais eu vraiment le spectacle de l'Eglise militante et triomphante. {PIERRE} Donc, si j'entends bien, ton règne a réalisé ce voeu que le Christ nous avait recommandé dans nos prières : "Adueniat regnum tuum". Et les Vénitiens, quel était leur crime ? {JULES} D'abord, ils Grécisaient, ils me prenaient presque pour un jouet, m'accablant d'injures de toute sorte. {PIERRE} Vraies ou fausses? {JULES} Qu'importe? C'est un sacrilége de parler du Pontife Romain, même entre ses dents, si ce n'est pour faire son éloge. Enfin, ils conféraient les sacerdoces de leur propre arbitre, ne laissaient porter aucun procès devant ma juridiction et n'achetaient aucune dispense. Quoi de plus? Ils causaient au Siége Romain un préjudice, intolérable. Car ils possédaient, sais-tu, une bonne partie de ton patrimoine. {PIERRE} De mon patrimoine? Qu'est-ce que tu racontes avec mon patrimoine? J'ai tout abandonné pour suivre, nu, le Christ nu. {JULES} J'entends par là quelques villes qui appartiennent au Siége de Rome, car c'est ainsi qu'il a plu aux Très-Saints Pères d'appeler une partie de leurs possessions. {PIERRE} En vérité, vous me prêtez une infamie pour bien faire vos affaires. Et c'est là ce que tu appelles un préjudice intolérable? {JULES} Pourquoi non? {PIERRE} Mais les moeurs étaient corrompues, la piété refroidie? {JULES} Tais-toi, tu dis des niaiseries; on nous faisait perdre des milliers et des millions de ducats, de quoi entretenir une armée. {PIERRE} En effet, le préjudice est grand pour un usurier. Mais enfin, le duc de Ferrare, qu'avait-il commis? {JULES} Lui? L'homme le plus ingrat du monde ! Le Vicaire du Christ, Alexandre, lui avait fait l'honneur de lui donner pour femme sa seconde fille, avec une dot des plus considérables : malgré cela, cet homme sans coeur, oublieux d'une telle générosité, aboyait sans cesse après moi, me traitant de Simoniaque, de pédéraste, d'idiot, et me soutirait en outre des revenus, assez modiques sans doute, mais non à dédaigner pour un pasteur économe. {LE GÉNIE} Dis mieux, trafiquant ! {JULES} Au reste, la raison la plus vraie de mes manoeuvres pour arriver à la possession de ce pays, c'est l'opportunité de sa situation. Aussi, après avoir renversé ce prince, me suis-je efforcé de conférer cet État à un de mes parents, homme énergique, capable de tout oser pour la dignité de l'Eglise, à ce point que dernièrement il a, pour me faire plaisir, poignardé de sa main le Cardinal de Pavie ; c'est le mari de ma fille et il est content de son sort. {PIERRE} Qu'entends-je? Les Souverains Pontifes ont des femmes et des enfants? {JULES} Des femmes à eux? oh non ! Mais quoi d'étonnant qu'ils aient des enfants? ce sont des hommes et non pas des eunuques. {PIERRE} Mais enfin, quel motif avait provoqué ce conciliabule schismatique ? {JULES} Il serait fort long de prendre la chose à sa première origine ; je vais te la dire sommairement. Déjà bon nombre de gens commençaient à être fatigués de la cour de Rome, disant qu'on n'y voyait plus de toutes parts qu'usure honteuse, débauches prodigieuses et sans nom, empoisonnements, sacriléges, meurtres, Simonie, trafic de toute sorte. Moi-même, on disait que j'étais un Simoniaque, un ivrogne, un être immonde, gonflé d'appétits matériels, indigne en tous points d'occuper cette place, et la plus grande peste de la République Chrétienne : c'est pourquoi il fallait remédier par un Concile général à cet affligeant état de choses. Ils ajoutaient que j'avais juré de convoquer un Concile général dans les deux ans qui suivraient mon acceptation du pouvoir, et que c'est à cette condition que j'avais été créé Pontife. {PIERRE} Était-ce vrai ? {JULES} Oui, c'était un fait. Seulement, je me suis dégagé moi-même de mon serment, quand il m'a semblé bon. Qui reculerait devant n'importe quel parjure, quand il s'agit d'un royaume? Le scrupule est bon pour autre chose, comme disait élégamment Jules, un autre moi-même. Mais vois l'audace des hommes, vois jusqu'où ils s'aventurent. Neuf Cardinaux se séparent de moi : ils me signifient le Concile, m'invitent à le présider, m'en supplient, et ne pouvant m'y décider, ils répandent le bruit que c'est l'empereur Maximilien qui en est le promoteur (car l'histoire atteste que la convocation d'un Concile était le privilége ordinaire des empereurs Romains) ; ils vont jusqu'à désigner le roi de France, Louis, douzième du nom, horresco referens ! enfin, ils s'efforcent de déchirer cette robe sans couture du Christ, que ceux-là mêmes avaient laissée intacte qui ont crucifié le Christ. {PIERRE} Mais étais-tu tel qu'ils le prétendaient? {JULES} Qu'importe? J'étais Souverain Pontife; suppose-moi plus scélérat que les Cercopes, plus fou que Morychus, plus ignorant qu'une souche, plus immonde que le marais de Lerne : il faut que celui qui possède cette clef du pouvoir, quel qu'il soit, soit vénéré comme le Vicaire du Christ et considéré comme très saint. {PIERRE} Même si c'est un franc coquin ? {JULES} Oui, tout ce qu'il y a de plus coquin. Aussi ne doit-on pas souffrir que celui qui joue le rôle de Dieu sur la terre, qui représente complétement un Dieu parmi les hommes, soit réprimandé par le premier avorton venu, ou sali par des injures. {PIERRE} Mais, cependant, le sens commun s'oppose à ce que nous estimions un effronté scélérat, ou que nous disions du bien de celui dont nous pensons du mal. {JULES} Que chacun pense ce qu'il veut, pourvu qu'il parle bien, ou qu'il se taise. Car le Pontife Romain ne peut être réprimandé, même par un Concile général. {PIERRE} Je sais une chose : c'est que celui qui, sur la terre, est le représentant du Christ doit, autant que possible, lui ressembler en tout, et se conduire toute sa vie de telle sorte qu'il n'y ait rien à lui reprocher et que personne ne puisse, à bon droit, mal parler de lui. Les Pontifes agissent mal, qui extorquent la bonne opinion des hommes par des menaces plutôt que de la gagner par de bonnes actions ; et l'on ne saurait sans mentir louer ces gens dont la gloire suprême est de réduire au silence quiconque pense mal d'eux. Mais réponds-moi, n'y a-t-il aucun moyen de destituer un Pontife scélérat et pestilentiel ? {JULES} Question ridicule! qui pourrait destituer celui qui est souverain ? {PIERRE} Mais c'est précisément parce qu'il est souverain, qu'il faudrait le destituer : car plus il est grand, plus il est pernicieux. Si, en vertu des lois humaines, un chef qui administre mal une République se voit non seulement renversé, mais encore, puni de la peine capitale, la condition de l'Église est donc bien misérable qu'elle en soit réduite à tolérer un Pontife Romain qui bouleverse tout? Et n'a-t-elle aucun moyen pour supprimer cette peste publique? {JULES} Mais si un Pontife Romain doit être corrigé, il faut que ce soit un Concile qui le corrige. Or, aucun Concile ne peut être convoqué contre le gré du Pontife : autrement ce serait un conciliabule, et non un Concile. Et même convoqué, il ne peut statuer sur rien, si le Pontife s'y oppose. Enfin, la suprématie du Pontife reste entière, son pouvoir absolu, et à lui seul il est bien supérieur au Concile tout entier. Du reste, il ne peut être dépossédé du Sacerdoce pour quelque crime que ce soit. {PIERRE} Pas même pour homicide? , {JULES} Pas même pour parricide. {PIERRE} Pas même pour fornication? {JULES} Vétille que cela ! pas même pour inceste. {PIERRE} Pas même pour crime de Simonie ? {JULES} Non, quand même il en eût commis par centaines. {PIERRE} Pas même pour empoisonnement? {JULES} Ni même pour sacrilége. {PIERRE} Pas même pour blasphème ? {JULES} Non, te dis-je. {PIERRE} Pas même pour tous ces crimes à la fois? {JULES} Ajoute, s'il te plaît, six cents noms d'infamies encore plus hideuses : ce ne serait pas suffisant pour destituer un Pontife Romain. {PIERRE} Vraiment, tu me présentes sous un jour nouveau la dignité du Pontife Romain, si à lui seul il est permis d'être, impunément, le pire des hommes. Et voilà pour l'Église un bien autre malheur, si elle n'a aucun moyen de se débarrasser d'un tel fléau, et si elle est forcée d'adorer un Pontife dont personne ne voudrait pour garçon d'écurie. {JULES} Il y a pourtant, au dire d'aucuns, un motif de destitution, un seul. {PIERRE} Pour quelle bonne action, je te prie, puisque les mauvaises n'y peuvent rien? car je te les ai toutes citées. {JULES} Pour le crime d'hérésie : et encore faut-il qu'il en soit publiquement convaincu. Mais ce n'est encore qu'un frivole grief et qui porte un bien mince préjudice à la majesté pontificale. D'abord il est en son pouvoir d'abroger la loi elle-même, si elle cesse de lui plaire. Ensuite, qui oserait mettre en accusation le Souverain Pontife, armé, surtout, de tant de moyens de défense? Mais si, d'aventure, c'est un Concile qui le poursuit, la palinodie lui est facile du moment qu'il ne peut nier. Enfin il a mille échappatoires pour se dérober, à moins que ce ne soit une souche et non un homme. {PIERRE} Mais au nom de la dignité pontificale, dis-moi qui a établi de si belles lois? {JULES} Et quel autre si ce n'est le Pontife Romain, source de toutes les lois? A lui encore de les abroger, interpréter, étendre, restreindre, comme bon lui semble, au mieux de ses intérêts. {PIERRE} Heureux, en effet, le Pontife, s'il peut fabriquer une loi par laquelle il se moque du Christ même, et à plus forte raison d'un Concile. Cependant, contre un Pontife de cette espèce, de celle que tu viens de me dépeindre, ouvertement scélérat, ivrogne, homicide, Simoniaque, empoisonneur, parjure, voleur, souillé des pieds à la tête par toutes sortes de monstrueuses débauches, et tout cela sans vergogne, ce n'est pas à un Concile qu'il faut recourir : c'est à la plèbe armée de pierres qu'il appartient de retrancher cette peste publique du sein de la société. Mais poursuis, dis-moi, pourquoi donc le Pontife Romain a-t-il si grande horreur d'un Concile général? {JULES} Que ne demandes-tu aux monarques eux-mêmes pourquoi ils détestent un Sénat et de grandes Assemblées? Assurément, c'est que la dignité royale serait éclipsée par la réunion de tant d'hommes supérieurs. Les savants puisent dans la science une confiance plus grande; ceux qui sont forts de leur conscience, parlent plus librement qu'il ne nous convient ; les hauts dignitaires usent de leur autorité. Et à eux s'en joignent d'autres, envieux de notre gloire et qui nourrissent l'idée d'amoindrir nos richesses et notre puissance. Enfin, il n'est pas un des membres de ces assemblées qui, sous prétexte de Concile, ne se croie permis d'attaquer le Pontife, d'ailleurs invulnérable. Et de fait, jamais Concile n'a si bien tourné qu'il n'en soit résulté quelque atteinte à la majesté du Pontife, quelque amoindrissement de sa souveraineté. C'est de quoi tu peux toi-même témoigner, à moins que tu n'aies perdu la mémoire. En effet, bien qu'il ne s'agît que de questions futiles, et non pas d'empires et de revenus royaux, cependant Jacques osa ajouter quelque chose du sien à ta doctrine. Ainsi, tu avais déchargé totalement les Gentils du fardeau de la loi de Moïse : Jacques, après toi, défendit la fornication, l'effusion du sang, les sacrifices aux idoles, corrigeant ainsi ta sentence ; de sorte qu'aujourd'hui certains veulent voir dans ce fait la preuve que ce n'était pas toi, mais Jacques, qui possédait l'autorité de Souverain Pontife. {PIERRE} Donc, selon toi, le point essentiel, c'est que la majesté royale du Souverain Pontife soit sauvegardée, et qu'elle passe avant l'intérêt public de la Chrétienté? {JULES} A chacun ses affaires : nous réglons les nôtres comme nous l'entendons. {PIERRE} Cependant, si le Christ eût fait de même, elle ne serait déjà plus, cette Eglise dont tu te vantes d'être le monarque; et je trouve inconvenant que celui qui se flatte d'être appelé le Vicaire du Christ, suive une voie différente de la voie du Christ. Mais explique-moi de quelle manière tu t'y es pris pour éviter ce Concile schismatique, comme tu l'appelles. {JULES} Je veux bien te le dire, suis-moi si tu peux. D'abord, lorsque l'Empereur Maximilien, par de solennels messages, eut convoqué le Concile, j'employai, pour le détourner de son dessein, des moyens que je dois taire. En outre, à l'aide d'un artifice analogue, je persuadai à quelques Cardinaux de rétracter, en présence de notaires et de témoins, les résolutions qu'ils avaient antérieurement prises et publiées. {PIERRE} Cela est-il licite ? {JULES} Tout est licite avec l'approbation du Souverain Pontife. {PIERRE} Ainsi donc, s'il le veut, un serment n'est plus un serment, et il en délie qui bon lui semble ? {JULES} C'était, avouons-le, quelque peu impudent, mais il n'y avait pas de procédé plus commode. Ensuite, devinant que j'allais exciter l'envie de quelques membres du Concile, précisément parce qu'il avait été convoqué de telle sorte que je n'en étais pas exclu, mais que j'y étais appelé avec instance et qu'on me suppliait de le présider, vois un peu quelle ruse j'ai employée, à l'exemple de mes prédécesseurs. A mon tour je les appelai en concile, à Pise, alléguant que ni l'époque ni le lieu du leur n'avaient été convenablement choisis, et vivement je convoquai à Rome un autre Concile, àu sein duquel je pensais ne devoir se rendre que des amis de Jules, ou du moins de ses complaisants ; car j'avais eu soin de les styler par de nombreuses recommandations. Et, incontinent, je créai dans ce but plusieurs Cardinaux tout à ma dévotion. {LE GÉNIE} C'est-à-dire les plus criminels. {JULES} Si je n'avais pas convoqué le nouveau Concile, il n'y eût pas eu de Concile ; cependant il était de mon intérêt de restreindre l'affluence des Évêques et des Abbés, car c'était chose impossible que dans le nombre il ne s'en trouvât quelques-uns d'honnêtes et de pieux. C'est pourquoi je les avertis de ne pas se mettre en frais, et recommandai que chaque région n'envoyât qu'un ou deux délégués; puis, comme cette précaution ne me paraissait pas encore assez sûre, attendu que les petits contingents envoyés par tant de provinces devaient former un total considérable, je leur signifiai, à l'instant même où ils étaient prêts à partir, de suspendre leur voyage, le Concile étant ajourné pour des raisons plus ou moins plausibles. Quand je les eus tous évincés par cet artifice, je réunis le Concile à Rome, en avançant de nouveau le jour que j'avais désigné, et le composai des membres seuls auxquels j'avais appris leur rôle. Peut-être, parmi eux, s'en trouvait-il d'un avis contraire au mien, mais il y avait une chose dont ils étaient bien convaincus : c'est que personne ne devait contredire Jules, entouré comme ils le voyaient de tant d'armes et de satellites. En même temps, je jetai un grand discrédit sur le Concile Gallican, au moyen de lettres répandues de tous côtés, et dans lesquelles j'exaltais notre Concile sacrosaint, tandis que je vouais le leur à l'exécration, le traitant de conventicule de Satan, de conciliabule du Diable et enfin de conspiration schismatique. {PIERRE} C'étaient donc de fieffés scélérats que les Cardinaux qui avaient organisé ce Concile? {JULES} Je n'ai rien à dire de leur moralité; mais le chef, en cette affaire, fut le Cardinal d'Amboise, qui, je ne sais par quelle manie de piété, s'attacha toujours à réformer l'Église, et qui même y réussit sur certains points. La mort l'enleva : elle ne pouvait me faire de plus grand plaisir. Son successeur fut le Cardinal de Sainte-Croix, un Espagnol, d'une vie irréprochable , mais vieux et théologien rigide. Les hommes de cette trempe sont d'ordinaire les ennemis acharnés du Pontife Romain. {PIERRE} Ce théologien n'avait donc rien à invoquer pour colorer sa conduite? {JULES} Beaucoup de choses : il disait que jamais époque n'avait été si corrompue que celle d'alors, que jamais les maux de l'Église n'avaient été plus intolérables, qu'il fallait par conséquent y remédier par un Concile général. Lorsqu'on m'avait élu Souverain Pontife, j'avais dû faire le serment de convoquer un Concile deux ans après mon avénement au Pontificat, et je ne saurais être délié de ce serment même du consentement des Cardinaux; maintes fois j'avais été admonesté et prié par les Cardinaux mes frères, interpellé par les Princes, mais j'avais prêté l'oreille à toute autre chose, et il était manifeste que, Jules vivant, aucun Concile ne serait tenu. Ils citaient les exemples des Conciles précédents, ils invoquaient des brefs pontificaux pour prouver que moi et les miens nous refusions le Concile, et que c'était à eux de le convoquer. Enfin, ils prétendaient que, de l'avis des autres Princes, ce droit appartenait à l'Empereur Romain, qui anciennement convoquait seul, et au Roi de France qui occupait parmi eux le premier rang. {PIERRE} Et pendant ce temps-là, ne publiaient-ils pas sur ton compte des écrits abominables ? {JULES} Au contraire, ces coquins étaient plus avisés que je ne voulais. Ils ourdissaient la plus odieuse des trames avec une remarquable modération, et non seulement ils se gardaient des méchants propos, mais ils ne parlaient de moi qu'en termes respectueux, me priant, me suppliant par tout ce qu'il y a de saint et de sacré : c'était de ma dignité, je l'avais promis par serment, je devais présider le Concile convoqué et travailler avec eux à la guérison des maux de l'Église. Je ne saurais te dire quelle haine cette modération souleva contre moi, d'autant plus qu'ils appuyaient tout leur dire sur les Saintes Ecritures, car plusieurs étaient, en vérité, très érudits et très versés dans cette matière. Ils pratiquaient en même temps les jeûnes, les prières, menaient une vie d'une sobriété admirable, si bien que leur renommée de sainteté éclipsait la mienne. {PIERRE} Mais toi, sous quel prétexte avais-tu convoqué un Concile ? {JULES} Sous un prétexte des plus spécieux : j'affichais l'intention de corriger d'abord la tête de l'Église, c'est-à-dire moi-même, après moi les princes de la Chrétienté et enfin tout le monde. {PIERRE} Charmante comédie, en effet, mais j'attends le dénouement. Je me réjouis d'apprendre les résolutions de ces Théologiens dans leur Satané conciliabule. {JULES} Indignes, abominables; je répugne à les rapporter. {PIERRE} Je t'en prie, sont-elles donc horribles ? {JULES} Impies, te dis-je, sacriléges, plus qu'hérétiques, et si je ne m'y étais opposé des pieds et des mains, par les armes même et par mon génie, c'en était fait de la dignité de l'Église Chrétienne. {PIERRE} Je n'en suis que plus impatient de les connaître. {JULES} Ah ! je frémis de les dire. Leur but, à ces scélérats {cardinaux schismatiques au concile de Latran V en 1512}, était de ramener l'Église, si florissante par ses immenses richesses et par sa puissance souveraine, à l'état sordide et à la misérable sobriété des temps anciens. Ils voulaient que les cardinaux, dont le train de vie surpasse en éclat celui de n'importe quel tyran, fussent ramenés à la pauvreté. Ils voulaient voir les évêques vivre plus économiquement, et entretenir moins de satellites et moins de chevaux. Ils avaient décrété que les cardinaux n'absorberaient plus de tous côtés les évêchés, les abbayes et les sacerdoces. Ils voulaient empêcher un seul homme de posséder plusieurs épiscopats ; mettre à la raison ces gens qui par tous les moyens, per fas et nefas, comme ils disaient, cumulent, s'ils le peuvent, les sacerdoces par centaines, et les contraindre à se contenter des revenus qui suffisent à un prêtre sobre. Selon eux, Souverain Pontife, évêque, prêtre, ne devraient plus leur élévation ni à l'usage des pots-de-vin, ni à la considération de la faveur, ni à une complaisance honteuse, mais aux seuls mérites de leur vie. Quiconque en serait convaincu serait destitué illico. Tout Pontife Romain reconnu criminel serait déchu de sa dignité ; les évêques paillards et ivrognes seraient privés de leur charge ; les prêtres convaincus de crimes seraient non seulement dépossédés de leur sacerdoce, mais mutilés d'un membre de leur corps ; et beaucoup d'autres réformes de ce genre, car j'aurais trop à faire de les rapporter toutes, tendant à nous imposer le fardeau de la piété et à nous dépouiller de nos richesses et de notre puissance. {PIERRE} Or donc, pour remédier à cela, que décidait ton sacrosaint Concile de Rome ? {JULES} Il parait que tu as oublié déjà ce que je t'ai dit : je n'avais pas voulu, sous prétexte de Concile, faire autre chose que chasser le clou avec le clou. La première séance fut consacrée à l'accomplissement de certaines cérémonies solennelles qui nous viennent de l'antiquité et qu'il nous plaît de garder, ne serait-ce que pour leur ancienneté, bien qu'elles ne servent à rien, puis à la célébration de deux messes, l'une en l'honneur de la Sainte Croix et l'autre du Saint-Esprit, comme si l'on agissait sous son inspiration. Ensuite fut prononcée une harangue pleine de mes louanges. Dans la séance.suivante, je fulminai aussi fort que je pus contre ces cardinaux schismatiques, déclarant toutes leurs résolutions archi-impies, archi-sacriléges, archi-hérétiques, aussi bien celles qu'ils avaient déjà prises que celles qu'ils pouvaient s'apprêter à prendre. Dans la troisième séance, je fulminai de même contre la France, déplaçant de Lyon le siége de ses foires, et prenant soin d'excepter nominativement certaines provinces, afin d'aliéner au Roi l'esprit du peuple et de semer un peu de discorde entre eux. Et ces actes aussitôt accomplis, pour leur donner plus d'autorité, je les consignai dans des bulles que j'envoyai à tous les princes et surtout à ceux que je voyais plus favorables à notre parti. {PIERRE} Et rien de plus n'a été fait ? {JULES} Tout ce que je voulais a été fait. J'ai triomphé, pourvu que mes décrets conservent leur valeur. Trois cardinaux persistaient dans leurs entreprises : je les ai, en séance publique, dépouillés de la dignité de cardinal ; j'ai conféré à d'autres les revenus de leurs sacerdoces, afin que ces biens ne pussent leur être facilement restitués ; eux-mêmes, je les ai livrés à Satan ; je les eusse plus volontiers livrés au feu, s'ils me fussent tombés dans les mains. {PIERRE} Pourtant, si tu me dis la vérité, je trouve les décrets de ce conciliabule schismatique bien plus saints que ceux de ton concile sacrosaint, duquel il me paraît n'être rien sorti que des menaces tyranniques, des malédictions et un mélange d'astuce et de cruauté. Si Satan fut l'instigateur de ce conciliabule, il se rapproche certes plus du Christ que cet Esprit, je ne sais lequel, qui a guidé votre concile. {JULES} Mesure donc un peu tes paroles, car, dans toutes mes bulles, j'ai maudit tous ceux qui avaient favorisé ce conciliabule en quoi que ce fût. {PIERRE} Le misérable ! comme il respire encore ce vieux Jules ! Mais enfin quelle fut l'issue de cette affaire ? {JULES} Je l'ai laissée là : le hasard fera le reste. {PIERRE} Et alors le schisme persiste ? {JULES} Il persiste, et des plus dangereux. PIERRE, Et toi, Vicaire du Christ, tu as mieux aimé le schisme qu'un véritable concile ? {JULES} Trois cents schismes plutôt que de me soumettre à un ordre, plutôt que de rendre des comptes sur tous les actes de ma vie !