[20,0] COLLOQUE 20 : LA FILLE REPENTANTE. [20,1] EUBULE, CATHERINE. {EUBULE} Je voudrais toujours rencontrer de pareilles portières. {CATHERINE} Et moi toujours de pareils visiteurs. {EUBULE} Adieu, Catherine. {CATHERINE} Qu'entends-je ? Adieu, sans m'avoir dit bonjour! {EUBULE} Je ne suis pas venu ici pour vous voir pleurer. Que signifient ces larmes dont vos yeux se sont remplis sitôt que vous m'avez aperçu? {CATHERINE} Où allez-vous? Restez, restez, de grâce ; je vais changer de visage, et nous rirons à coeur joie. {EUBULE} Quels sont ces oiseaux que je vois là-bas? {CATHERINE} C'est le prieur du couvent. Ne vous en allez pas : on vide la dernière bouteille, asseyez-vous un peu; quand il sera parti, nous causerons tout à notre aise. {EUBULE} Soit, je veux vous montrer plus de déférence que vous n'en avez eu pour moi. Maintenant que nous sommes seuls, racontez-moi toute votre histoire, je tiens à la connaître de vous. {CATHERINE} Parmi tant d'amis que je regardais comme des oracles de la sagesse, je vois à présent que c'est vous, le plus jeune de tous, qui m'avez conseillée avec le plus de sens et de maturité. {EUBULE} Comment avez-vous fait pour vaincre la tendresse de vos parents? {CATHERINE} D'abord les malignes exhortations des moines et des moinesses, ensuite mes prières et mes caresses, gagnèrent ma mère; quant à mon père, on ne pouvait à aucun prix l'ébranler. A la fin on dressa toutes les batteries, et il fut vaincu et accablé plutôt qu'il ne consentit. L'affaire fut décidée au milieu des rasades ; on menaça le pauvre homme d'une mauvaise fin s'il refusait au Christ sa fiancée. {EUBULE} Sotte et méchante espèce! Ensuite? {CATHERINE} On me consigna trois jours à la maison. Durant cet intervalle, je fus constamment entourée de plusieurs femmes du couvent, nommées converses, qui m'invitaient chaudement à persévérer dans mon pieux dessein, et qui avaient soin d'écarter de moi toutes les parentes, toutes les amies qui auraient pu me faire changer de résolution. En même temps on préparait mon trousseau; on faisait tous les apprêts du festin. {EUBULE} Pendant ce temps-là, que se passait-il dans votre âme? N'éprouviez-vous pas d'hésitation? {CATHERINE} Non, mais j'ai vu quelque chose de si horrible que j'aimerais mieux mourir dix fois que de le revoir encore. {EUBULE} Et quoi, je vous prie? {CATHERINE} Je ne puis le révéler. {EUBULE} En me le disant, vous le direz à un ami. {CATHERINE} Me promettez-vous le secret? {EUBULE} Je l'aurais gardé même sans condition. Ne me connaissez-vous donc pas ? {CATHERINE} ll m'est apparu un spectre affreux. {EUBULE} C'était sans doute votre mauvais génie qui voulait vous tenter. {CATHERINE} Je crois fermement que c'était le démon. {EUBULE} Dites-moi, quelle forme avait-il? Ne ressemblait-il pas à toutes les peintures que l'on en fait : bec crochu, grandes cornes, griffes de harpie, longue queue? {CATHERINE} Vous riez. Eh bien, j'aimerais mieux que la terre s'entrouvrit sous mes pas que de revoir encore ce spectre? {EUBULE} Ces femmes qui vous conseillaient étaient-elles auprès de vous dans le moment? {CATHERINE} Non, et je n'ai rien voulu répondre à leurs pressantes questions sur la cause de mon mal, lorsqu'elles m'ont trouvée évanouie. {EUBULE} Voulez-vous que je vous dise la vérité? {CATHERINE} Oui, si vous le pouvez. {EUBULE} Ces femmes vous avaient ensorcelée, ou, pour mieux dire, elles avaient surexcité votre cerveau. Persistiez-vous toujours dans votre dessein? {CATHERINE} Plus que jamais, car cette épreuve, m'a-t-on dit, est commune à la plupart de celles qui se vouent au Christ; et si, du premier coup, le tentateur est vaincu, on jouit ensuite d'un repos complet. {EUBULE} Avez-vous été reconduite avec cérémonie? {CATHERINE} On me para de tous mes atours, mes cheveux retombaient en tresses, j'étais mise comme si j'allais me marier. {EUBULE} A un gros moine. Hum! Peste soit de la toux! {CATHERINE} On me conduisit en plein jour de la maison de mon père au couvent, à travers une foule nombreuse accourue pour me voir. {EUBULE} Les habiles histrions! Qu'ils savent bien jouer leurs farces devant la crédulité publique! Combien de jours avez-vous passés dans cette sainte communauté de vierges? {CATHERINE} Près de douze jours. {EUBULE} Et quel motif a pu changer votre résolution si ferme? {CATHERINE} Un motif que je ne veux pas dire, mais qui est extrêmement grave. Six jours après mon entrée, je fis venir ma mère; je la conjurai avec instances, si elle voulait me sauver la vie, de m'arracher de ce couvent. Ma mère s'opposa à mon désir et me prêcha la résignation. Alors je mandai mon père. Il m'adressa également des reproches; il ajouta qu'il avait eu beaucoup de peine à vaincre sa tendresse et que je devais à mon tour surmonter ma répugnance, afin de ne pas lui attirer le déshonneur d'un changement de profession. Voyant mes prières Inutiles, je déclrai à mes parents qu'ils seraient la cause de ma mort, à laquelle j'étais toute décidée, si l'on ne me faisait sortir sur-le-champ. En entendant cela, ils me ramenèrent à la maison. {EUBULE} Vous avez bien fait de vous retirer à temps avant de vous engager dans un esclavage éternel. Mais je ne vois pis encore ce qui a pu changer si brusquement vos dispositions. {CATHERINE} Jusqu'à présent je ne l'ai dit à âme qui vive, et vous ne le saurez pas non plus. {EUBULE} Si je le devinais? {CATHERINE} Vous ne le devinerez pas, j’en suis sûre, et le devineriez-vous, que je ne vous le dirai pas. {EUBULE} Je m'en doute bien. Mais, en attendant, tous les frais sont perdus. {CATHERINE} Plus de quarante écus. Eubuie. Qu'elle bombance! Toutefois, j'aime mieux que l'argent soit sacrifié et que nous vous conservions. Dorénavant, suivez de meilleurs conseils. {CATHERINE} C'est ce que je ferai, et, comme le pêcheur, la morsure me rendra prudente.