[46,0] LE SYNODE DES GRAMMAIRIENS. ALBIN, BERTULPHE, CANTHÈLE, DIPHYLE, EUMÈNE, FABULLE, GADITAN. {ALBIN} Y a-t-il quelqu'un dans le nombre qui sache l'arithmétique? {BERTULPHE} Pourquoi cela? {ALBIN} Pour dire au juste combien nous sommes de grammairiens. {BERTULPHE} Pour cela il n'y a pas besoin de calcul, nos doigts pourront nous le dire. Je vous mets sur le pouce, moi sur l'index, Canthèle sur le médius, Diphyle sur l'annulaire, Eumène sur le petit doigt. Maintenant je passe à gauche; je mets sur le pouce Fabulle, sur l'index Gaditan. Par conséquent, si je ne me trompe, nous sommes sept. Mais dans quel but voulez-vous savoir cela? {ALBIN} Parce que j'ai ouï dire que le nombre sept rendait un concile légitime. {BERTULPHE} De quel concile me parlez-vous? {ALBIN} Il s'agit d'une chose sérieuse qui m'a longtemps et beaucoup tourmenté, et qui n'a pas tourmenté que moi, mais encore quantité de personnes qui sont loin d'être ignorantes. Je vais vous soumettre la question afin que, grâce à l'autorité de ce synode, elle soit résolue définitivement. {CANTHÈLE} Une chose que vous ignorez, Albin, ou qui a longtemps et beaucoup tourmenté votre esprit si perspicace, doit être fort extraordinaire. Aussi sommes-nous curieux de savoir de quoi il s'agit. Je réponds seul au nom de tous. {ALBIN} Ayez donc tous l'oreille attentive. Deux yeux voient mieux qu'un. Y a-t-il quelqu'un de vous qui puisse nous expliquer ce que veut dire le mot "Anticomarita" ? {BERTULPHE} Rien n'est plus facile. Il signifie une espèce de bette, que les anciens appelaient nageante, à tige entortillée et noueuse, d'un goût extrêmement fade, et d'une odeur infecte au toucher; on pourrait la comparer eu bois puant. {CANTHÈLE} Vous parlez d'une bette qui nage, ou plutôt d'une bête qui fiente. A-t-on jamais entendu dire ou lu jusqu'à présent le mot de bette nageante? {BERTULPHE} Mais oui, ce mot est expliqué très clairement dans le livre que, par corruption, on appelle communément "Mammetrectus", et dont te vrai nom est "Mammothreptus", c'est-à-dire le nourrisson de la grand'mère. {ALBIN} Pourquoi lui a-t-on donné ce titre? {BERTULPHE} Pour faire entendre que dans ce livre on ne trouve que des friandises, vu que les grand'mères ont coutume de traiter leurs petits enfants avec plus de faiblesse que les mères n'en ont pour leurs enfants. {ALBIN} Vous me parlez d'un ouvrage tout à fait ravissant. Étant tombé dernièrement sur ce volume, j'ai failli crever de rire. {CANTHÈLE} Où avez-vous trouvé ce livre qui est excessivement rare ? {BERTULPHE} L'abbé de Saint-Bavon, à Bruges, nommé Livin, me conduisit après dîner dans sa bibliothèque particulière, que ce vieillard, jaloux de laisser à la postérité un souvenir de lui, avait acquise à grands frais. Il n'y avait pas un livre qui ne fût écrit à la main, sur parchemin, pas un qui ne fût orné d'enluminures de toute sorte, et garni extérieurement d'un tissu broché d'or. De plus, la grosseur considérable des volumes offrait je ne sais quel aspect imposant. {ALBIN} Quels étaient ces livres ? {BERTULPHE} Oh! tous beaux, le Catholicon, le Brachylogus, Ovide expliqué par allégories, et une foule d'autres parmi lesquels j'ai rencontré le charmant "Mammothreptus". C'est dans ce livre délicieux que j'ai trouvé la bette nageante. {ALBIN} Pourquoi la nomme-t-on nageante? {BERTULPHE} Je vais rapporter ce que j'ai lu; j'en laisse la responsabilité à l'auteur. Parce que, dit-il, elle pousse dans les endroits humides et infects, et qu'elle ne croit nulle part mieux que dans le boue et le fumier, n'en déplaise à vos oreilles. {ALBIN} Sent-elle mauvais? {BERTULPHE} Il n'y a point d'excréments qui sentent plus mauvais. {ALBIN} Se sert-on de ce légume? {BERTULPHE} Je crois bient il est très recherché. {ALBIN} Sans doute des porcs, des ânes ou des boeufs de Cypre. {BERTULPHE} Non pas, des hommes, et des plus délicats. Les Pelins sont un peuple chez lequel on prolonge les repas à tour de rôle ; ils appellent dans leur langue le dernier service reprise, comme nous dirions confitures ou dessert. {ALBIN} Les jolies confitures! {BERTULPHE} Une des conditions de ce dessert porte qu'il est permis au maître de maison de servir tout ce qu'il voudra et qu'il est défendu aux convives de rien rejeter mais de trouver tout bon. {ALBIN} Mais si on leur servait de la ciguë ou du chou réchauffé ? {BERTULPHE} Tout ce qui est mis sur la table doit être avalé là sans mot dire. Toutefois il est permis de vomir chez soi ce qu'on a mangé. Ils servent ordinairement la bette nageante ou l' "Anticomerita", car peu importe l'un ou l'autre nom, c'est la même chose. Ils y ajoutent un peu d'écorce de chêne et beaucoup d'ail. C'est ainsi qu'ils composent leur moret. {ALBIN} Qui a fait adopter une condition aussi barbare? {BERTULPHE} L'usage, le plus puissant de tous les tyrans. {ALBIN} C'est une tragédie que vous me racontez là, puisque le dénoûment en est si triste. {BERTULPHE} J'ai parlé pour mon compte, sans préjudicier à ceux qui ont à offrir quelque chose de meilleur. {CANTHÈLE} Eh bien ! moi, j'ai découvert qu'il y avait chez les anciens un poisson du nom d' "Anticomarita". {BERTULPHE} Nommez l'auteur. {CANTHÈLE} Je puis montrer le livre; je ne puis pas dire le nom de l'auteur. Il est écrit en français, mais en caractères hébraïques. {BERTULPHE} Quelle forme a le poisson "Anticomarita"? {CANTHÈLE} Ses écailles sont noires, son ventre seul est blanc. {BERTULPHE} Vous nous faites le portrait d'un philosophe cynique en manteau au lieu d'un poisson. Quel goût a-t-il? {CANTHÈLE} Un goût détestable. De plus il est nuisible à la santé. Il naît dans des mares infectes, quelquefois même dans des cloaques; il est inerte et bourbeux; rien que d'en goûter donne une forte pituite que les vomissements ont peine â dissiper. ll abonde dans le pays qu'on nomme la Celtithrace. Il y est très recherché parce que, dans ce pays, manger de la viande passe pour un crime plus abominable que de tuer quelqu'un. {ALBIN} Je plains ce pays avec son "Anticomarita". {CANTHÈLE} C'est tout ce que j'ai à dire; je ne voudrais pas que mon sentiment portât préjudice à personne. {DIPHYLE} A quoi bon chercher l'explication de ce terme dans les Mammothreptas ou les livres hébraïques, puisque l'étymologie même du mot indique que par Anticomaritae on entend les jeunes filles mal mariées, c'est-à-dire qui ont de vieux maris; car ce n'est pas la première fois que les copistes ont changé "quo" en "co", à cause de l'affinité de lettres c, q et k. {EUMÈNE} Ce que dit Diphyle aurait quelque portée s'il était prouvé que le mot fût latin. Pour moi, je le crois grec, composé des trois mots : g-anti, qui veut dire contre; g-kohmeh village, et g-okrizein, causer familièrement; d'où, en élidant o par contraction, on a appelé Anticomarita celui qui fatigue tout le monde par un bavardage rustique. {FABULLE} Mon cher Eumène, je l'avoue, a parlé avec talent. Mais il me semble que cette locution est composée d'autant de mots que de syllabes. Car g-an signifie g-anous, g-ti g-tillohn, g-xo g-xohdix, g-ma g-mala, g-ru g-ruparx (car c'est à tort qu'on l'écrit par un g-i, g-ta g-talas), ce qui constitue cette phrase: "insensé et malheureux, arrachant le poil des cuirs pourris". {ALBIN} A qui est chargé d'une telle besogne convient pour nourriture la bette nageante dont Bertulphe a parlé tout à l'heure. {BERTULPHE} Oui, l'Anticomarita à l'Anticomarita. {GADITAN} Vous avez tous parlé avec beaucoup de talent; mais il me semble que la femme qui n'est point soumise àson mari est dite Anticomarita, par syncope, pour Antidicomarita, parce qu'elle contredit toujours son mari. {ALBIN} Si nous admettons de pareils tropes, de foria on fera aisément fora, et cuniculus deviendra cuculus. {BERTULPHE} Au reste, Albin, qui est consul dans ce sénat, n'a pas encore exprimé son avis. {ALBIN} En vérité, je n'ai rien à offrir de mon cru; toutefois je ne crains pas de rapporter ce que j'ai appris dernièrement de mon hôte, qui est un homme très versé dans les langues. Il variait son langage dans la conversation plus souvent que le rossignol varie son chant. Il prétendit que c'était un terme chaldaique composé de trois mots. Chez les Chaldéens, disait-il, anti signifie : qui est à l'envers et dont le cerveau se trouble; coma, pierre; ita, de cordonnier. {BERTULPHE} A-t-on jamais attribué un cerveau à la pierre ? {ALBIN} Il n'y a rien d'absurde si l'on change le genre. {CANTHÈLE} En résumé, il est arrivé dans ce synode ce qu'on dit communément : Autant de têtes, autant d'avis. Qu'a-t-on donc fait? On peut compter les avis, on ne peut pas les diviser, pour que ls majorité l'emporte sur la minorité. {ALBIN} Alors le meilleur l'emportera sur le mauvais. {GADITAN} Mais pour cela il faudrait un autre synode, car chacun trouve sa fiancée la plus belle. {ALBIN} Si cela était vrai, il y aurait moins d'adultères. Mais j'ai un expédient tout prêt : tirons au sort, avec des fèves, lequel de nous aura le droit d'approuver celui de tous les suffrages qu'il voudra. {CANTHÈLE} C'est sur vous que cela retombera. N'ai-je pas dit vrai? {ALBIN} Le premier et le dernier avis sont ceux qui me plaisent le plus. {CANTHÈLE} Nous sommes tous unanimes, pour répondre seul au nom de tous. {ALBIN} Eh bien, que cette décision soit rangée parmi celles dont il est défendu de douter. {CANTHÈLE} Parfaitement. {ALBIN} Si quelqu'un est d'un avis différent, quelle sera la peine ? {CANTHÈLE} Il portera cette inscription en grosses lettres : hérétique en grammaire. {ALBIN} J'ajouterai sous de bons auspices une chose qui, selon moi, n'est point à négliger, C'est une recette que m'a indiquée un médecin de Syrie et que je veux communiquer à mes amis. {BERTULPHE} Quelle est cette recette ? {ALBIN} Si vous pilez dans un mortier de la bette nageante, de la noix de galle et du noir de cordonnier, en y ajoutant six onces de fumier, pour faire un emplâtre, vous aurez un remède infaillible contre la rogne des chiens et la ladrerie des porcs. {BERTULPHE} Mais, dites-moi, Albin, vous qui nous créez à tous des difficultés au sujet de l'Anticomarita, dans quel auteur avez-vous donc lu ce mot? {ALBIN} Je vous le dirai, mais à l'oreille et à vous seul. {BERTULPHE} J'accepte, à la condition qu'à mon tour je le dirai à l'oreille et à un seul. {ALBIN} Mais l'unité répétée devient un mille. {BERTULPHE} Vous avez raison : dès que vous avez fait de l'unité une dyade, il ne dépend plus de vous d'arrêter le cours de la dyade. {ALBIN} Ce que peu de gens savent peut être caché; ce que beaucoup connaissent ne peut pas l'être; or la triade constitue le grand nombre. {BERTULPHE} D'un homme qui aurait trois femmes à la fois on dirait fort bien qu'il en a beaucoup; mais de celui qui aurait trois cheveux sur la tête ou trois dents dans la bouche, dirait-on qu'il en a beaucoup ou peu? {ALBIN} Sophiste, approchez votre oreille.... {BERTULPHE} Qu'entends-je? Ce n'est pas moins absurde que si les Grecs n'avaient pu nommer par son nom la ville où ils conduisaient tant de flottes pour la prendre d'assaut, et si, au lieu de Troie, ils avaient dit Sutrium. {ALBIN} Voilà pourtant le rabbin qui dernièrement est tombé des nues. Sous l'influence de pareils êtres, si la Providence divine ne venait en aide au genre humain, on se demanderait depuis longtemps ce que sont devenues l'humanité, la piété, la philosophie et les lettres. {BERTULPHE} Assurément cet être mérite d'occuper le premier rang parmi les princes de la Folie, et c'est avec raison que désormais on l'appellera Archimorite avec ses Anticomarites.