[59,0] LIX. L'OPULENCE SORDIDE. JACQUES, GILBERT. [59,1] (JACQUES) D'où venez-vous donc, si décharné qu'on dirait que pendant votre absence vous avez vécu de rosée avec les cigales? Vous avez l'air d'un squelette. [59,2] (GILBERT) Aux Enfers les ombres se repaissent de mauves et de poireaux; moi, j'ai vécu dix mois dans un endroit où je n'ai pas même eu cet avantage. [59,3] (JACQUES) En quel endroit, je vous prie? Avez-vous été emmené de force dans une galère? [59,4] (GILBERT) Non, j'étais à Synode. [59,5] (JACQUES) Dans une ville aussi opulente vous avez failli mourir de faim? [59,6] (GILBERT) Oui. [59,7] (JACQUES) Pourquoi cela ? Manquiez-vous d'argent? [59,8] (GILBERT) Je ne manquais ni d'argent ni d'amis. [59,9] (JACQUES) Quel était donc votre malheur? [59,10] (GILBERT) J'étais logé chez Antrone. [59,11] (JACQUES) Chez ce richard ? [59,12] (GILBERT) Oui, mais rès pauvre. [59,13] (JACQUES) Ce que vous dites là est incroyable. [59,14] (GILBERT) C'est ainsi que sont les riches qui sortent de la dernière misère. [59,15] (JACQUES) Quelle idée avez-vous eu de rester tant de mois chez un tel hôte? [59,16] (GILBERT) J'étais retenu par quelque lien, et je ne voulais pas m'en aller. [59,17] (JACQUES) Mais dites-moi, je vous prie; comment vivait donc ce personnage? [59,18] (GILBERT) Je vais vous le dire, d'autant plus qu'il est doux de se rappeler les maux passés. [59,19] (JACQUES) Vous me ferez assurément plaisir. [59,20] (GILBERT) Pendant que j'étais là, le ciel, par surcroît, se montra défavorable. La bise souffla pendant trois mois entiers, mais, par un phénomène que j'ignore, elle ne durait pas plus de huit jours. [59,21] (JACQUES) Comment se fait-il donc qu'elle ait soufflé pendant trois mois entiers? [59,22] (GILBERT) Vers le huitième jour le vent du nord changeait comme par une règle fixe, mais au bout de huit heures il reprenait sa première direction. [59,23] (JACQUES) Avec votre maigreur, il vous fallait un bon feu. [59,24] (GILBERT) Il y avait assez de feu si le bois n'eût pas manqué. Mais, pour épargner la dépense, notre Antrone allait arracher dans les haies des racines d'arbres oubliées par d'autres, et cela pendant la nuit. Ces racines, qui n'étaient pas bien sèches, faisaient un feu non sans fumée, mais sans flamme; il ne réchauffait pas, mais il empêchait qu'on ne dit qu'il n'y avait pas de feu. Un seul feu durait toute la journée, tant la chaleur était modérée. [59,25] (JACQUES) L'hiver était dur à passer. [59,26] (GILBERT) C'était bien pis pendant l'été. [59,27] (JACQUES) Pourquoi cela ? [59,28] (GILBERT) Parce que cette maison avait tant de puces et de punaises qu'on ne pouvait ni être tranquille le jour, ni dormir la nuit. [59,29] (JACQUES) Triste richesse ! [59,30] (GILBERT) Surtout dans ce genre de bétail. [59,31] (JACQUES) Il faut que dans ce pays-là les femmes soient fainéantes. [59,32] (GILBERT) Elles se cachent et ne vivent point avec les hommes. Il en résulte que dans cet endroit les femmes ne sont absolument que des femmes, et que les hommes manquent des services que ce sexe a coutume de rendre. [59,33] (JACQUES) Antrone n'avait-il pas honte de vous traiter ainsi ? [59,34] (GILBERT) Élevé dans cette crasse, il n'aimait que le gain. Il logeait partout ailleurs que chez lui, trafiquant de toute espèce de choses. vous savez que cette ville est principalement vouée à Mercure. Un peintre célèbre se trouvait malheureux s'il avait passé un jour sans donner un coup de pinceau; Antrone se croyait bien plus à plaindre si la journée s'était écoulée sans un gain. Quand par hasard cela lui arrivait, il cherchait chez lui Mercure. [59,35] (JACQUES) Que faisait-il? [59,36] (GILBERT) Il avait dans se maison une citerne, suivant l'usage du pays; il y puisait quelques seaux d'eau qu'il versait ensuite dans ses barriques de vin. C'était là un bénéfice certain. [59,37] (JACQUES) Le vin était peut-être trop généreux. [59,38] (GILBERT) Au contraire, il était plus qu'éventé, car Antrone n'achetait que du vin gâté, afin de le payer moins cher. Pour n'en rien perdre, il y mêlait de temps en temps des lies de dix ans, brassant et rebrassant le tout pour lui donner l'apparence d'un vin nouveau; il n'aurait pas souffert qu'on perdit la moindre parcelle de lie. [59,39] (JACQUES) Pourtant, si l'on en croit les médecins, ce vin-là donne la gravelle. [59,40] (GILBERT) Les médecins ne se trompent pas, car il ne se passait pas d'année, si prospère qu'elle fût, sans que dans cette maison une ou deux personnes ne mourussent de la pierre, et notre homme n'avait pas peur de rester dans ce logis funèbre. [59,41] (JACQUES) Vraiment ? [59,42] (GILBERT) Il rançonnait jusqu'aux morts. Il ne dédaignait pas le plus petit gain. [59,43] (JACQUES) Vous voulez dire vol. [59,44] (GILBERT) Les marchands l'appellent gain. [59,45] (JACQUES) Qua buvait donc Antrone? [59,46] (GILBERT) Un nectar à peu près semblable. [59,47] (JACQUES) Il n'a pas été incommodé? [59,48] (GILBERT) Il était si dur qu'il aurait pu manger du foin, et, comme jo vous l'ai dit, il avait été accoutumé dès l'enfance à de pareilles délicatesses. Il considérait ce vin comme son meilleur profit. [59,49] (JACQUES) Comment cela ? [59,50] (GILBERT) En comptant sa femme, ses fils, sa fille, son gendre, ses ouvriers, ses servantes, il nourrissait chez lui environ trente-trois personnes. Plus le vin était baptisé, moins on en buvait et plus il durait. En y ajoutant chaque jour un seau d'eau, calculez la jolie somme que cela produisait au bout de l'année. [59,51] (JACQUES) Quelle crasse ! [59,52] (GILBERT) Il n'économisait pas moins sur le pain. [59,53] (JACQUES) De quelle manière? [59,54] (GILBERT) Il achetait du blé gâté dont personne n'aurait voulu. C'était un bénéfice net, parce qu'il le payait moins cher. Du reste, il remédiait au mai par un expédient. [59,55] (JACQUES) Lequel donc? [59,56] (GILBERT) Il y a une espèce d'argile qui ressemble assez au froment, et dont nous voyons les chevaux se régaler soit en rongeant les murs, soit en buvant avec plaisir aux mares que cette argile a troublées. Il mêlait au pain un tiers de cette terre. [59,57] (JACQUES) Vous appelez cela remédier ? [59,58] (GILBERT) Toujours est-il que l'on sentait moins le mauvais goût du froment. Croyez-vous que ce gain-là fût à dédaigner ? Ajoutez encore un autre stratagème. Il faisait pétrir le pain chez lui, et cela jamais plus de deux fois par mois, même en été. [59,59] (JACQUES) Il vous faisait manger des pierres, et non du pain ! [59,60] (GILBERT) C'était plus dur que de la pierre. Mais ce mal trouvait aussi son remède. [59,61] (JACQUES) En quoi? [59,62] (GILBERT) Pour amollir les morceaux de pain on les trompait dans une tasse de vin. [59,63] (JACQUES) Les deux faisaient la paire. Et les ouvriers supportaient un pareil régime? [59,64] (GILBERT) Je vous raconterai d'abord le luxe des chefs de cette famille, vous comprendrez mieux comment on traitait les ouvriers. [59,65] (JACQUES) Je suis curieux de le savoir. [59,66] (GILBERT) Il n'était pas question du déjeuner. Le dîner était presque toujours remis à une heure de l'après-midi. [59,67] (JACQUES) Pourquoi cela? [59,68] (GILBERT) On attendait Antrone, le maître de la maison. On soupait quelquefois à dix heures. [59,69] (JACQUES) Mais vous deviez souffrir la faim? [59,70] (GILBERT) Aussi priais-je de temps en temps à Orthrogon, gendre d'Antrone (car nous étions dans la même chambre) : "Hé ! Orthrogon, est-ce qu'on ne soupe pas aujourd'hui à Synode? - Patience, répondait-il, Antrone arrivera bientôt." Comme je ne voyais rien préparer et que mon estomac grondait: "Hé ! disais-je, Orthrogon, faudra-t-il mourir de faim aujourd'hui?" Il me donnait pour excuse l'heure ou tout autre prétexte. Ne pouvant plus supporter les cris de mon estomac, j'interpellais de nouveau le gendre occupé : "Eh bien! lui disais-je, dois-je mourir de faim?" Quand Orthrogon avait épuisé tous les subterfuges, il allait trouver les domestiques et leur commandait de mettre la table. A la fin, comme Antrone ne revenait pas et qu'on ne faisait aucun préparatif, Orthrogon, cédant à mes récriminations, descendait auprès de sa femme, de sa belle-mère et de ses enfants, en criant de préparer le souper. [59,71] (JACQUES) Maintenant nous allons donc voir le souper. [59,72] (GILBERT) Doucement. Un valet boiteux, qui ressemblait assez à Vulcain, chargé de ce service, s'avançait et mettait la nappe. C'était un premier espoir du souper. Enfin après bien des vociférations, on apportait des carafes de verre pleines d'une eau fort limpide. [59,73] (JACQUES) Second espoir du souper. [59,74] (GILBERT) Doucement, vous dis-je. Ensuite, après des cris affreux, on apportait une carafe pleine de ce nectar de lie. [59,75] (JACQUES) O la bonne affaire ! [59,76] (GILBERT) Mais sans pain. Il n'y avait encore point de danger; une bouche affamée n'était pas tentée de boire d'un pareil vin. On criait de nouveau jusqu'à s'enrouer. Alors on apportait enfin ce pain qu'un ours broierait à peine entre ses dents. [59,77] (JACQUES) On ne risquait plus du moins de mourir de faim. [59,78] (GILBERT) Vers le milieu de la nuit, Antrone arrivait enfin, presque toujours avec ce prologue de mauvais augure qu'il avait mal à l'estomac. [59,79] (JACQUES) Qu'y avait-il de fâcheux dans ce mot? [59,80] (GILBERT) C'est qu'alors on ne donnait rien à manger. Que pouvait-on espérer quand l'hôte était souffrant? [59,81] (JACQUES) Était-il réellement malade? [59,82] (GILBERT) Si malade qu'à lui seul il aurait dévoré trois chapons si on les lui avait donnés pour rien. [59,83] (JACQUES) Voyons le repas. [59,84] (GILBERT) On servait d'abord à Antrone un plat de farine de fèves, mets qu'on vend ordinairement aux pauvres. Il disait qu'il employait ce remède contre toute sorte de maladies. [59,85] (JACQUES) Combien étiez-vous de convives? [59,86] (GILBERT) Quelquefois huit ou neuf, parmi lesquels se trouvaient Verpius le savant, que vous connaissez sans doute, et son fils aîné. [59,87] (JACQUES) Que leur servait-on? [59,88] (GILBERT) Des gens sobres ne se contentent-ils pas de ce que Melchisedech offrit à Abraham, vainqueur de cinq rois? [59,89] (JACQUES) Il n'y avait donc point de pitance? [59,90] (GILBERT) Il y en avait un peu. [59,91] (JACQUES) Qu'était-ce? [59,92] (GILBERT) Je me rappelle que nous étions neuf convives à table, et que je n'ai compté dans le plat que sept feuilles de laitue nageant dans le vinaigre, mais sans huile. [59,93] (JACQUES) Antrone mangeait donc tout seul ses fèves? [59,94] (GILBERT) Il en avait acheté à peine pour une demi-obole; toutefois il n'empêchait pas ceux qui étaient assis à côté de lui d'en goûter s'ils le voulaient; mais il eût paru inconvenant de priver un malade de son manger. [59,95] (JACQUES) On coupait dont les feuilles, comme dit le proverbe à propos du cumin? [59,96] (GILBERT) Non; mais les principaux convives ayant dévoré la laitue, les autres trempaient leur pain dans le vinaigre. [59,97] (JACQUES) Qu'y avait-il après les sept feuilles ? [59,98] (GILBERT) Il n'y avait que le fromage, qui termine tous les repas. [59,99] (JACQUES) Cet ordinaire était-il toujours le même ? [59,100] (GILBERT) Presque toujours; seulement quelquefois, lorsque Mercure lui avait été propice, Antrone se montrait un peu plus prodigue. [59,101] (JACQUES) Que faisait-il alors? [59,102] (GILBERT) Il faisait acheter pour un sou trois raisins frais. Cette libéralité mettait toute la maison en joie. [59,103] (JACQUES) Pourquoi pas? [59,104] (GILBERT) Cela n'arrivait que dans la saison où les raisins sont à très bas prix. [59,105] (JACQUES) Passé l'automne, il ne faisait donc plus de largesses? [59,106] (GILBERT) Si fait, il y a dans cet endroit des bateliers qui pèchent de petits coquillages, surtout au fond des latrines. Ils annoncent leur marchandise par un cri particulier. Antrone leur en faisait acheter quelquefois pour la moitié d'un liard, qu'on nommé un "bagattino". Alors on eût dit que dans cette maison l'on célébrait une noce, car il fallait du feu quoique ces coquillages cuisent très promptement. On les mangeait après le fromage en guise de confitures. [59,107] (JACQUES) Jolies confitures, me foi ! Mais ne servait-on jamais de viande ni de poisson? [59,108] (GILBERT) A la fin, vaincu par mes cris, il devint plus généreux. Chaque fois qu'il voulait paraître Lucullus, voici quel était à peu près le service. [59,109] (JACQUES) Je serais bien aise de le savoir. [59,110] (GILBERT) Premièrement, on servait un potage appelé, je ne sais pourquoi, "à la ministre". [59,111] (JACQUES) Excellent, sans doute. [59,112] (GILBERT) Voici de quels aromates il se compose. On met sur le feu une marmite pleine d'eau; on jette dedans quelques morceaux de fromage de buffle, dur comme de la pierre, car pour le briser il faut une bonne hache. Quand ces morceaux ont été dissous dans l'eau chaude ils la colorent, en sorte que l'on ne peut pas dire que ce soit de l'eau toute pure. Ce potage prépare l'estomac. [59,113] (JACQUES) Il est digne des cochons. [59,114] (GILBERT) Ensuite on servait un peu de viande; c'était de la fressure de vieille vache, bouillie depuis quinze jours. [59,115] (JACQUES) Elle devait puer? [59,116] (GILBERT) Oui. Mais il y avait un remède. [59,117] (JACQUES) Lequel? [59,118] (GILBERT) Je vais vous le dire, mais l'ai peur que vous en usiez. [59,119] (JACQUES) Assurément. [59,120] (GILBERT) On délaye un neuf dans de l'eau chaude, et l'on arrose la viande avec cette sauce. De cette façon les yeux sont plus trompés que le nez, car la puanteur s'exhale de toutes parts. Si c'était un jour maigre, on servait quelquefois trois petites dorades, quoiqu'il y eût sept ou huit convives. [59,121] (JACQUES) Était-ce tout? [59,122] (GILBERT) Il n'y avait plus que ce fromage dur comme de la pierre. [59,123] (JACQUES) Voilà un singulier Lucullus! Mais comment une table aussi peu garnie pouvait-elle suffire aux convives, surtout à des gens qui n'avaient pas déjeuné? [59,124] (GILBERT) De plus, à ne vous rien cacher, les restes de ce repas nourrissaient la belle-mère, la bru, le fils cadet, la serrante et quelques enfants. [59,125] (JACQUES) Vous augmentez mon étonnement au lieu de me l'ôter. [59,126] (GILBERT) Pour vous représenter la chose, il faut que je vous dépeigne d'abord l'ordre du repas. [59,127] (JACQUES) Dépeignez-le-moi donc. [59,128] (GILBERT) Antrone occupait la première place, sauf que j'étais assis à sa droite en qualité d'étranger; Orthrogon était vis-à-vis d'Antrone; près d'Orthrogon, Verpius ; et à côté de Verpius, Stratége, Grec de nation; le fils aîné d'Antrone était assis à la gauche de son père. S'il survenait un convive, on le plaçait selon son rang. D'abord le potage ne courait aucun risque, si ce n'est que les morceaux de fromage de buffle nageaient dans les assiettes des gros personnages. Ensuite, à l'aide des quatre carafes de vin et d'eau, on formait une espèce de retranchement qui, à l'exception des trois personnes devant lesquelles se tenait le plat, empêchait les autres d'y toucher, à moins d'être très impudent et de franchir la barrière. D'ailleurs ce plat ne restait pas longtemps, on l'enlevait tout de suite afin qu'il y en eût de reste pour la famille. [59,129] (JACQUES) Que mangeaient donc les autres? [59,130] (GILBERT) Ils se régalaient à leur façon. [59,131] (JACQUES) En quoi? [59,132] (GILBERT) Ils trempaient leur pain d'argile dans du vin de vieille lie. [59,133] (JACQUES) Un pareil repas devait ètre très court. [59,134] (GILBERT) Il durait souvent plus d'une heure. [59,135] (JACQUES) Comment cela? [59,136] (GILBERT) Lorsqu'on avait enlevé rapidement, comme je viens de le dire, ce qui courait quelque risque, on apportait le fromage, qui était à l'abri de tout danger, car personne n'aurait pu le racler avec un couteau de table. Ratait cette fameuse lie et à chacun son pain. Devant ce dessert on causait tout à son aise. Pendant ce temps, le sénat des femmes dînait. [59,137] (JACQUES) Et les ouvriers ? [59,138] (GILBERT) Ils n'avaient rien de commun avec nous; ils dînaient et soupaient entre eux à leurs heures. Mais dans toute la journée ils ne mettaient pas plus d'une demi-heure à manger. [59,139] (JACQUES) Que mangeaient-ils donc? [59,140] (GILBERT) Quant à cela, vous pouvez le deviner. [59,141] (JACQUES) Mais les Allemands mettent plus d'une heure à déjeuner, autant à godter, une heure et demie à dîner, deux heures à souper, et si on ne les gorge pas de vin fin, de bonne viande et de bon poisson, ils quittent leur patron et partent pour la guerre. [59,142] (GILBERT) Chaque pays a ses usages. Les Italiens sacrifient très peu à la gourmandise, ils préfèrent l'argent au plaisir, ils sont sobres par tempérament et par principe. [59,143] (JACQUES) Je ne suis plus surpris maintenant que vous nous reveniez si maigre; je m'étonne, au contraire, que vous reveniez vivant, vous surtout qui auparavant étiez accoutumé aux chapons, aux perdrix, aux tourterelles et aux faisans. [59,144] (GILBERT) Je serais mort tout à fait si je n'eusse trouvé un remède. [59,145] (JACQUES) C'est une mauvaise affaire quand il faut tant de remèdes. [59,146] (GILBERT) J'avais obtenu que, pour réparer mes forces, on me donnât à chaque repas le quart d'un poulet bouilli. [59,147] (JACQUES) Maintenant vous commencerez à vivre. [59,148] (GILBERT) Pas tout à fait. Pour ne pas trop dépenser, on achetait un petit poulet dont une demi-douzaine n'aurait pas suffi au déjeuner d'un Polonais de bon appétit. Une fois acheté, on ne lui donnait rien à manger, par économie, et quand il était consumé de maigreur et à moitié mort, on en faisait cuire une aile ; ou une cuisse. On donnait le foie au jeune fils d'Orthrogon; les femmes avalaient le bouillon une et deux fois en y remettant de l'eau. Aussi la cuisse m'arrivait-elle plus sèche que de la pierré ponce et plus insipide que du bois pourri; le bouillon n'était absolument que de l'eau. [59,149] (JACQUES) Cependant j'ai entendu dire que dans ce pays les volailles sont abondantes, excellentes et à bas prix. [59,150] (GILBERT) C'est vrai, mais ils aiment mieux l'argent. [59,151] (JACQUES) Vous avez assez fait pénitence, lors même que vous auriez tué le pontife romain ou pissé sur le tombeau de saint Pierre. [59,152] (GILBERT) Éoutez la fin de l'histoire. Vous savez qu'il y a cinq jours par semaine où l'on fait gras. [59,153] (JACQUES) Je le sais trop. [59,154] (GILBERT) Ils achetaient seulement deux poulets. Le jeudi, ils feignaient d'avoir oublié d'en acheter, soit pour ne pas servir ce jour-là un poulet entier, soit pour qu'il n'y eùt pas de restes. [59,155] (JACQUES) Certes, votre Antrone surpasse même l'Euclion de Plaute. Mais, les jours maigres, comment faisiez-vous pour ne pas mourir de faim? [59,156] (GILBERT) J'avais chargé un ami de m'acheter de mon argent, ces jours-là, trois oeufs: deux pour le dîner et un pour le souper. Mais là encore, les femmes remplaçaient ces oeufs frais, qui me coûtaient cher, par d'antres à moitié pourris, de sorte que je m'estimais heureux quand sur les trois il yen avait un mangeable. Enfin, j'avais encore acheté de ma bourse une outre d'un meilleur vin; mais les femmes, ayant brisé la serrure, le burent en quelques jours sans qu''Antrone en parût fâché. [59,157] (JACQUES) Il n'y avait donc personne là-bas qui eût pitié de vous ? [59,158] (GILBERT) Pitié? Au contraire, on me prenait pour un gourmand et un glouton en me voyant tant dévorer à moi seul. Aussi Orthrogon me recommandait de temps en temps d'avoir égard au climat et de ménager ma santé, il me citait plusieurs de mes compatriotes à qui leur voracité avait occasionné, dans ce pays, ou la mort ou une dangereuse maladie. S'étant aperçu que j'usais de ces pastilles que les apothicaires composent avec des graines de pin, de pepon et de melon, pour soutenir mon pauvre corps brisé par un travail assidu, par la diète et même par la maladie, il suborna un médecin de ses amis, et l'engagea à me prècher la sobriété. Celui-ci s'en acquitta avec zèle. Je vis bientôt qu'il avait été suborné et néanmoins je ne lui répondis pas. Comme il revenait toujours à la charge et qu'il ne cessait ces recommandations : "Dites-moi, excellent homme, lui dis-je, parlez-vous sérieusement ou pour plaisanter? - Sérieusement, fit-il. - Que me conseillez-vous donc de faire? - Abstenez-vous complètement de souper et ajoutez à votre vin au moins la moitié d'eau." Ce beau conseil me fit rire. "Si vous voulez me tuer, avec un corps aussi frêle et aussi maigre que la mien et des esprits extrêmement subtils, me passer une seule fois de souper serait pour moi la mort. Je l'ai éprouvé tant de fois que je n'ai pas envie d'en faire de nouveau l'expérience. Que pensez-vous qu'il advienne si, après avoir dîné de la sorte, je me passais de souper? Et vous voulez que j'ajoute de l'eau à un pareil vin? Comme s'il ne vaudrait pas mieux boire de l'eau pure que cette eau de lie. Je ne doute pas qu'Orthrogon ne vous ait conseillé de me tenir ce langage." Le médecin sourit et atténua son conseil. "Je ne prétends pas, me dit-il, très docte Gilbert, que vous supprimiez entièrement le souper; vous pourrez manger un oeuf et boire un coup. C'est ainsi que je vis moi-même; pour le souper, on fait cuire un oeuf, je prends la moitié du jaune et je donne le reste à mon fils; puis, quand j'ai bu un demi-verre de vin, je travaille une bonne partie de la nuit." [59,159] (JACQUES) Le médecin disait-il vrai ? [59,160] (GILBERT) Très vrai. Car un jour que je passais dans la rue en revenant de la messe, mon compagnon m'ayant fait remarquer la demeure du médecin, j'eus envie de voir son domaine. C'était un dimanche. Je frappe, on ouvre, je monte, je trouve le médecin qui dînait avec son fils et son domestique. Le service se composait de deux oeufs, rien de plus. [59,161] (JACQUES) Ces gens devaient n'avoir pas de sang dans les veines. [59,162] (GILBERT) Au contraire, ils avaient un bel embonpoint, le teint fleuri et vermeil, l'oeil gai. [59,163] (JACQUES) C'est incroyable. [59,164] (GILBERT) Je vous en parle très savamment. D'ailleurs ce médecin n'est pas le seul qui vive de la sorte; quantité de personnes distinguées par la naissance et par la fortune en font autant. Croyez-moi, la polyphagie et la polyposie sont une affaire d'habitude et non de tempérament. En s'habituant par degrés, on finira par faire comme Milon, qui a dévoré un boeuf tout entier dans un jour. [59,165] (JACQUES) Grand Dieu ! si avec si peu de nourriture on peut se bien porter, que de dépenses perdues en Allemagne, en Angleterre, en Danematk et en Pologne! [59,166] (GILBERT) Des dépenses énormes assurément, qui de plus nuisent beaucoup à la santé et à l'intelligence. [59,167] (JACQUES) Mais qu'est-ce qui vous empêchait de vous contenter de ce régime? [59,168] (GILBERT) J'avais contracté des habitudes différentes, et il était trop tard pour en changer. D'aiileuis j'étais moins incommodé de la modicité des aliments que de leur corruption. Deux oeufs pouvaient me suffire s'ils avaient été frais; j'aurais eu assez d'un verre de vin si, au lieu de vin, on ne m'avait pas donné de la mauvaise lie; la moitié moins de pain m'eût nourri si, au lieu de pain, on ne m'avait pas donné de l'argile. [59,169] (JACQUES) Est-il possible qu'Antrone fût si avare avec tant de richesses? [59,170] (GILBERT) J'estime qu'il ne possédait pas moins de quatre-vingt mille ducats. Et il ne se passait pas d'année qu'il a'ajoutât à ce capital un gain de mille ducats, sans exagérer? [59,171] (JACQUES) Mais les jeunes gens auxquels était destinée cette fortune usaient-ils de la mémé parcimonie ? [59,172] (GILBERT) Oui, mais seulement à la maison; dehors, ils faisaient bonne chère, se livraient à la débauche et au jeu, et tandis que le père craignait de dépenser un liard pour les convives les plus honorables, les fils perdaient quelquefois au jeu soixante ducats dans une seule nuit. [59,173] (JACQUES) C'est ainsi que périt ordinairement le produit de la lésine. Mais à présent que vous avez échappé à de si grands dangers, où allez-vous? [59,174] (GILBERT) Vers une très aimable société de Français, où je me dédommagerai de tout ce que j'ai perdu là-bas.