[60,0] LX. Les Obsèques séraphiques. THÉOTIME, PHILÉCOUS. [60,1] (PHILÉCOUS) D'où vient Théotime avec cet air nouveau de dévotion! [60,2] (THÉOTIME) Pourquoi cela? [60,3] (PHILÉCOUS) Parce que vous avez le front sévère, les yeux baissés vers la terre, la tète légèrement penchée sur l'épaule gauche, et que vous tenez un rosaire en mains. [60,4] (THÉOTIME) Si vous voulez savoir, ami, ce qui ne vous regarde pas, je viens du spectacle. [60,5] (PHILÉCOUS) Avez-vous vu un danseur de corde, un joueur de gobelets ou quelque chose de semblable? [60,6] (THÉOTIME) Peut-être quelque chose d'approchant. [60,7] (PHILÉCOUS) En vérité, je n'ai jamais vu quelqu'un revenir du spectacle avec un air comme le vôtre. [60,8] (THÉOTIME) C'est un spectacle d'un tel genre que, si vous y aviez assisté, vous en sortiriez peut-être plus triste que moi. [60,9] (PHILÉCOUS) Racontez-moi donc ce qui vous a rendu si dévot. [60,10] (THÉOTIME) Je viens d'un enterrement séraphique. [60,11] (PHILÉCOUS) Qu'entends-je ? Les anges meurent-ils aussi? [60,12] (THÉOTIME) Non, mais leurs compagnons. Pour ne pas vous tenir plus longtemps en suspens, vous connaissez sans doute ici, à Péluse, Eusèbe, homme distingué et savant? [60,13] (PHILÉCOUS) Celui qui de prince est devenu particulier, de particulier exilé, d'exilé presque médecin, j'allais dire sycophante? [60,14] (THÉOTIME) Vous devinez parfaitement qui je veux dire. [60,15] (PHILÉCOUS) Que lui est-il arrivé? [60,16] (THÉOTIME) On l'a enterré aujourd'hui; je reviens de la pompe funèbre. [60,17] (PHILÉCOUS) Il faut qu'elle ait été bien lugubre pour vous renvoyer si triste. [60,18] (THÉOTIME) Je crains de ae pouvoirvous raconter sans larmes ce que j'ai vu. [60,19] (PHILÉCOUS) Et moi je crains de ne pouvoir l'entendre sans rire. Mais parlez, je vous prie. [60,20] (THÉOTIME) Vous savez qu'Eusèbe avait depuis longtemps une mauvaise santé. [60,21] (PHILÉCOUS) Je sais qu'il y a quelques. années son corps était énervé. [60,22] (THÉOTIME) Dans ces sortes de maladies qui tuent lentement, les médecins, à l'aide de pronostics certains, prédisent ordinairement le jour de la mort. [60,23] (PHILÉCOUS) Oui. [60,24] (THÉOTIME) Ils l'avertirent qu'ils lui avaient donné tous les soins que l'art de la médecine peut fournir; que Dieu, à la vérité, était plus puissant que tous les secours des médecins, mais que, d'après les conjectures humaines, il ne lui restait pas trois jours de vie. [60,25] (PHILÉCOUS) Ensuite? [60,26] (THÉOTIME) Aussitôt l'illustre Eusèbe, tout affaibli qu'il était, revêt le costume complet du grand saint François; il se fait raser, met un capuchon gris, une robe de même couleur, une corde à noeuds et des souliers déchiquetés. [60,27] (PHILÉCOUS) Pour mourir? [60,28] (THÉOTIME) Oui. Il s'engagea même d'une voix presque mourante à combattre pour le Christ suivant la règle de saint François, si Dieu lui accordait ce que les médecins n'espéraient plus. Cet engagement eut pour témoins des hommes célèbres par leur sainteté. L'illustre sire meurt sous cet habit au moment prédit par les médecins. Une foule de gens de la même confrérie arrivent pour célébrer sa pompe funèbre. [60,29] (PHILÉCOUS) Plût à Dieu que j'eusse assisté à ce spectacle ! [60,30] (THÉOTIME) Vous auriez pleuré si vous aviez vu avec quelle charité les frères séraphiques lavèrent le cadavre, lui ajustèrent le très saint habit, disposèrent les mains en forme de croix, découvrirent les pieds, les baisèrent à nu, et même rafraîchirent le visage avec un parfum, suivant le précepte de l'Évangile. [60,31] (PHILÉCOUS) Quelle prodigieuse humilité pour des hommes séraphiques de se faire ensevelisseurs et croque-morts ! [60,32] (THÉOTIME) Après cela, on le mit dans le cercueil; puis, suivant la doctrine de saint Paul aux Galates, VI : Portez les fardeaux l'un de l'autre, la frères portèrent leur frère sur leurs propres épaules le long de la grand'-rue jusqu'au monastère. Là, on lui fit un service solennel. Pendant que cette pompe vénérable s'avançait dans la rue, plusieurs personnes ne pouvaient s'empêcher de verser des larmes en voyant un tel homme, vêtu naguère de pourpre et de lin, maintenant couvert de l'habit de saint François, ceint d'une corde de chanvre et dans une posture si dévote, car le mort avait la tète penchée sur l'épaule, et ses mains, comme je l'ai dit, étaient croisées. Tout le reste annonçait également une merveilleuse dévotion. La troupe séraphique, la tête baissée, les yeux fixés vers la terre, entonnant des chants si lugubres que je ne crois pas que les mânes eux-mêmes chantent plus tristement, arrachait des larmes et des sanglots. [60,33] (PHILÉCOUS) N'avait-il pas la cinq stigmates de saint François? [60,34] (THÉOTIME) Je n'oserais l'affirmer. On voyait aux mains et aux pieds quelques marques un peu livides, et la robe avait un trou au côté gauche. Mais je n'ai pas osé regarder avec trop d'attention, parce qu'on dit que dans ces sortes de choses la curiosité a perdu bien des gens. [60,35] (PHILÉCOUS) N'avez-vous vu rire personne à ce spectacle? [60,36] (THÉOTIME) Si fait, mais je pense que ce sont des hérétiques, dont le monde est aujourd'hui rempli. [60,37] (PHILÉCOUS) A vous parler franchement, mon cher Théotime, pour moi je n'aurais pu m'empêcher de rire si j'avais assisté à ce spectacle. [60,38] (THÉOTIME) Dieu veuille que vous ne soyez point gâté par la contagion de ce levain ! [60,39] (PHILÉCOUS) Il n'y a pas de danger, excellent Théotime. Dès l'enfance, j'ai toujours vénéré le bienheureux François, qui n'était ni savant ni sage selon le monde, mais très agréable à Dieu par la profonde mortification des passions mondaines. J'honore avec lui tous ceux qui, marchant sur ses traces, s'appliquent sincèrement à mourir au monde pour vivre au Christ. Je ne fais aucun cas de l'habit, mais j'apprendrais de vous avec plaisir en quoi un habit peut être utile à un mort. [60,40] (THÉOTIME) Vous savez que le Seigneur lui-même a défendu de jeter les perles aux pourceaux et de donner les choses saintes aux chiens. Par conséquent, si vous m'interrogez pour rire, vous ne saurez rien de moi; si au contraire vous avez un vrai désir d'apprendre, je vous communiquerai volontiers ce qu'on m'a appris. [60,41] (PHILÉCOUS) Je me déclare un disciple attentif, docile et bénévole. [60,42] (THÉOTIME) Premièrement, vous savez qu'il y a des gens si vaniteux que, non contents d'avoir vécu dans l'orgueil et l'arrogance, ils veulent encore après leur mort étre enterrés avec ostentation. Une fois morts, ils ne sentent pas; mais, pendant leur vie, la pensée de la pompe qui les attend ne laisse pas de leur procurer un certain plaisir qui a son charme. Or vous ne disconviendrez pas sans doute que renoncer à cette passion, quelle qu'elle soit, c'est faire acte de piété. [60,43] (PHILÉCOUS) Oui, s'il n'y avait pas d'autre moyen d'éviter le faste des obsèques; mais il me semble qu'il y aurait plus de modestie à ensevelir un prince mort dans une toile grossière, et à l'enterrer à l'aide de croque-morts plébéiens dans le cimetière commun, parmi les cadavres plébéiens, car ceux que l'on porte en terre à la façon d'Eusèbe me paraissent changer de faste su lieu d'y renoncer. [60,44] (THÉOTIME) Tout ce que l'on fait dans une bonne intention est agréable à Dieu. C'est à lui de juger du coeur de l'homme. Au reste, ce que je viens de dire est peu de chose; il y a des raisons plus importantes. [60,45] (PHILÉCOUS) Lesquelles? [60,46] (THÉOTIME) On embrasse avant de mourir la règle de saint François. [60,47] (PHILÉCOUS) Apparemment pour l'observer dans les Champs Élysées. [60,48] (THÉOTIME) Non, mais ici-bas, si l'on revient a la santé. Il arrive quelquefois que des malades, condamnés par les médecins, aussitôt qu'ils ont revêtu le saint habit revivent par la grâce de Dieu. [60,49] (PHILÉCOUS) Il en arrive souvent autant à ceux qui ne revêtent pas cet habit. [60,50] (THÉOTIME) II faut marcher avec simplicité dans le chemin de la foi. S'il n'y avait pas là un avantage inestimable, une foule de gens distingués par la naissance et le savoir, surtout en Italie, n'ambitionneraient point d'être ensevelis dans ce saint vêtement. Pour que vous ne rejetiez pas les exemples d'hommes inconnus, c'est ainsi qu'a été enseveli ce Rodolphe Agricola dont vous faites avec raison tant de cas; c'est ainsi que l'a été dernièrement Christophe de Longueil. [60,51] (PHILÉCOUS) Peu m'importent les extravagances des gens qui rendent l'âme. Je désire que vous m'appreniez quel grand avantage il peut y avoir à ce qu'un homme, effrayé par les craintes de la mort, et troublé par la certitude de quitter la vie, fasse profession et prenne l'habit. D'ailleurs les voeux sont nuls si on ne les fait pas, la tête saine et sobre, après de mûres réflexions, en dehors de la crainte, de la ruse et de la violence. Supposé ces conditions réunies, une telle profession n'oblige qu'après une année de noviciat, au bout de laquelle on est autorisé a porter la robe et le capuchon ("capero"), car c'est ainsi que s'exprime cet homme séraphique. Par conséquent, si l'on recouvre la santé, on n'est tenu à rien pour deux causes: la première, c'est que le voeu est nul quand il est fait par un homme frappé de la crainte de la mort et de l'espoir de la vie; la seconde, c'est que la profession n'oblige qu'après la prise du capuchon. [60,52] (THÉOTIME) Quelle que soit la valeur de l'obligation, on se considère certainement comme obligé et cet engagement de toute la volonté ne peut qu'être très agréable à Dieu. Aussi est-ce pour cela que les bonnes oeuvres des moines sont plus agréables à Dieu que celles des autres, même à titre égal, parce qu'elles partent d'une meilleure source. [60,53] (PHILÉCOUS) Je n'examinerai point ici de quelle importance il peut être qu'un homme se voue entièrement à Dieu lorsqu'il ne s'appartient déjà plus. Pour moi, je pense que tout chrétien se voue entièrement à Dieu dans le baptême, en renonçant à toutes les pompes et à tous les plaisirs de Satan, et en s'enrôlant au service du Christ, son général, pour combattre sous lui pendant toute sa vie. Saint Paul, en disant de ceux qui meurent avec le Christ qu'ils ne vivent pas pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort pour eux, ne parle pas spécialement des moines, mais de tous les chrétiens. [60,54] (THÉOTIME) Vous citez le baptême avec raison; mais autrefois l'on immergeait ou l'on aspergeait les agonisants en leur faisant espérer la vie éternelle. [60,55] (PHILÉCOUS) Ce que less évêques promettent n'est pas d'un grand poids; ce que Dieu daignera faire de nous, nous l'ignorons. S'il était certain qu'à l'aide d'une légère aspersion d'eau l'on devint tout à coup citoyen du ciel, quel champ plus vaste pouvait-on ouvrir pour que les mondains obéissent pendant toute leur vie à leurs passions déréglées, sauf à recourir finalement à une aspersion quand ils ne pourront plus pécher? Si cette profession équivaut à un pareil baptême, on a très bien pourvu au salut des impies en les empêchant de périr, c'est-à-dire de vivre pour Satan et de mourir pour le Christ. [60,56] (THÉOTIME) Bien plus, s'il est permis de révéler quelque chose des mystères séraphiques, la profession monacale a plus de vertu que le baptême. [60,57] (PHILÉCOUS) Qu'entends-je ? [60,58] (THÉOTIME) La baptême lave seulement les péchés; l'âme reste pure, mais nue; celui qui fait profession est immédiatement enrichi des mérites extraordinaires de l'ordre entier, parce qu'il est uni au corps de la très sainte congrégation. [60,59] (PHILÉCOUS) Celui qui par le baptême est uni au corps du Christ ne reçoit donc rien ni du chef ni du corps? [60,60] (THÉOTIME) Il ne reçoit rien du gâteau séraphique, à moins de s'en rendre digne par ses bienfaits ou par son appui. [60,61] (PHILÉCOUS) Quel ange leur a révélé cela? [60,62] (THÉOTIME) Ce n'est point un ange, mon bon, c'est le Christ lui-même qui de sa propre bouche a dévoilé ce secret et beaucoup d'autres au bienheureux François, en tête-à-tète. [60,63] (PHILÉCOUS) Je vous en prie, de grâce, au nom de notre amitié, ne refusez pas de me faire part de cet entretien. [60,64] (THÉOTIME) Ce sont des mystères impénétrables; il est défendu de les communiquer aux profanes. [60,65] (PHILÉCOUS) Comment ! aux profanes, ami ? Moi qui ai toujours voulu le plus grand bien à l'ordre séraphique! [60,66] (THÉOTIME) Mais parfois vous le critiquez amèrement. [60,67] (PHILÉCOUS) C'est là, Théotime, une preuve d'affection. Puisque les plus grands ennemis de cet ordre sont ceux qui vivent honteusement sous son ombre, plus on lui veut du bien, plus on doit s'élever contre ses corrupteurs. [60,68] (THÉOTIME) Mais je crains que saint François ne m'en veuille si je viens à révéler ses secrets. [60,69] (PHILÉCOUS) Quel mal craignez-vous de l'homme le plus inoffensif de la terre? [60,70] (THÉOTIME) Quel mal ? J'ai peur qu'il me rende aveugle ou qu'il m'ôte la raison, comme il a fait, dit-on, à plusieurs qui ont protesté contre ses cinq stigmates. [60,71] (PHILÉCOUS) Les saints seraient-ils donc plus méchants au ciel qu'ils ne l'ont été sur la terre? J'ai ouï dire que saint François était d'un caractère si doux que, quand les enfants, à son passage dans la rue, jetaient dans son capuchon rustique qui pendait derrière lui, du fromage, du lait, des gravois et des pierres, loin de s'en offenser, il ne faisait qu'en rire; et à présent il serait devenu irascible et vindicatif. Un autre jour, son compagnon l'ayant appelé voleur, sacrilège, homicide, incestueux, ivrogne, et lui ayant attribué tous les crimes que l'on peut accumuler sur la tête du plus grand scélérat, il le remercia d'un air contrit et lui avoua qu'il ne mentait point. Le compagnon témoignant sa surprise d'un pareil langage : "J'aurais commis tous ces crimes, lui dit-il, et de plus affreux encore, si la gràce de Dieu ne m'en avait préservé." Comment se fait-il donc qu'il soit devenu maintenant vindicatif? [60,72] (THÉOTIME) C'est la vérité : les saints qui règnent dans le ciel ne veulent pas qu'on les offense. Quoi de plus doux que saint Corneille; quoi de plus bienveillant que saint Antoine, quoi de plus patient que saint Jean-Baptiste, pendant qu'ils vivaient? Cependant, maintenant quelles horribles maladies ne suscitent-ils point quand on ne les fête pas comme il faut ! [60,73] (PHILÉCOUS) Je les croirais plutôt prêts à guérir les maladies qu'à les susciter. Mais soyez sûr que ce que vous me direz ne sera point confié à un profane et que vous me l'aurez communiqué bous le sceau du secret. [60,74] (THÉOTIME) Eh bien, comptant sur votre parole, je vais vous dire la chose. Saint François, je vous en conjure, qu'il me soit permis, avec votre bon plaisir et celui de vos confrères, de raconter ce que j'ai entendu ! Vous savez, Théotime, que saint Paul avait une sagesse cachée, qu'il n'enseignait pas ouvertement, mais qu'il révélait secrètement aux esprits parfaits. De même les franciscains ont des secrets qu'ils ne divulguent pas à tout le monde, mais dont ils font part en particulier à de riches veuves et à d'autres personnes pieuses et choisies, portant de l'intérêt au troupeau séraphique. [60,75] (PHILÉCOUS) J'attende vos révélations trois fois saintes. [60,76] (THÉOTIME) Premièrement, le Seigneur a prédit au patriarche séraphique que plus le troupeau séraphique se multiplierait, plus il lui fournirait une pâture abondante. [60,77] (PHILÉCOUS) C'est couper court aux plaintes de ceux qui prétendent que la propagation tous les jours croissante de cette espèce d'hommes est à charge au peuple. [60,78] (THÉOTIME) Ensuite il lui révéla ceci, savoir : que chaque année, au jour de sa fête, toutes les âmes non seulement des frères qui portent le très saint habit, mais encore de ceux qui veulent du bien à l'ordre et qui rendent des services à la confrérie, seraient délivrées des gammes du purgatoire. [60,79] (PHILÉCOUS) La Christ conversait si familièrement avec lui? [60,80] (THÉOTIME) Pourquoi pas? Il lui parlait comme à un ami et à un camarade, de même que Dieu le Père conversait avec Moïse. Moïse a porté au peuple la loi que Dieu lui avait remise; le Christ a promulgué la loi évangélique; saint François a donné aux frères séraphiques sa loi, écrite deux fois de la main d'un ange. [60,81] (PHILÉCOUS) J'attends la troisième révélation. [60,82] (THÉOTIME) Cet excellent patriarche craignait que l'esprit malin ne gâtât pendant la nuit la bonne semence qui avait été répandue, et qu'ainsi le bon grain ne fùt arraché avec l'ivraie. Le Seigneur leva ses scrupules en lui promettant de veiller à ce que le peuple des déchaussés et des cordeliers ne s'éteignit point jusqu'au jour du jugement dernier. [60,83] (PHILÉCOUS) O clémence du Seigneur ! Sans cela, c'en était fait de l'église de Dieu. Mais continuez. [60,84] (THÉOTIME) En quatrième lieu, il lui révéla ceci : que nul individu vivant d'une façon impie ne ponrrait rester longtemps dans cet ordre, [60,85] (PHILÉCOUS) Quiconque vit d'une façon impie ne cesse-t-il pas d'appartenir à l'ordre ? [60,86] (THÉOTIME) Non, car on ne renie pas le Christ pour vivre dans le crime, quoique ce soit en quelque sorte abjurer Dieu que de le reconnaître de bouche et de le nier par ses actes. Mais celui qui quitte le très saint habit cesse à tout jamais de faire partie de l'ordre. [60,87] (PHILÉCOUS) Que dirons-nous donc de tant de monastères de conventuels qui possèdent des fonds, qui boivent, qui jouent aux jeux de hasard, qui se livrent à la débauche et qui entretiennent publiquement chez eux des concubines, pour n'en pas dire plus? [60,88] (THÉOTIME) Saint François n'a jamais porté leur robe de couleur foncée, ni leur ceinture de lin blanc. Aussi, quand ils frapperont à la porte, on leur répondra: "Je ne vous connais point", parce qu'ils n'ont pas la robe nuptiale. [60,89] (PHILÉCOUS) Est-ce tout? [60,90] (THÉOTIME) Vous ne savez encore rien. En cinquième lieu, il lui révéla que les ennemis de l'ordre séraphique, lesquels, hélas ! sont trop nombreux, n'atteindraient jamais la moitié de l'âge fixé par Dieu s'ils n'avaient abrégé leurs jours, mais qu'ils périraient tous très promptement d'une mort affreuse. [60,91] (PHILÉCOUS) Nous en avons vu la preuve dans bien des cas, et dernièrement encore dans la personne du cardinal Mathieu de Sedan. Il pensait et disait beaucoup de mal des déchaussés; il mourut, je crois, avant d'avoir atteint sa cinquantième année. [60,92] (THÉOTIME) Votre observation est juste; mais il avait aussi offensé l'ordre chérubique, car on prétend que c'est surtout grâce à ses efforts que furent livrés aux flammes les quatre dominicains de Berne, qui, sans cela, auraient désarmé la pape avec de l'argent. [60,93] (PHILÉCOUS) Mais on dit qu'ils avaient tramé une comédie d'une impiété monstrueuse. A I'aide d'apparitions et de miracles supposés, ils cherchèrent à persuader que la Vierge-mère avait été souillée de la tache originelle; que ce n'était pas saint François qui avait eu les vraies marques des plaies du Christ, mais bien sainte Catherine de Sienne. Ils promirent la plus haute perfection à un laïque converti qu'ils avaient suborné pour jouer cette comédie, et, afin de réussir dans leur imposture, ils abusèrent du corps du Seigneur et employèrent même les coups de bâton et le poison. Enfin, on prétend que cette trame ne fut point ourdie par un seul monastère, mais par les chefs de l'ordre entier. [60,94] (THÉOTIME) Quoiqu'il en soit, et n'est pas sans raison que Dieu a dit: "Gardez-vous de toucher à mes oints". [60,95] (PHILÉCOUS) J'attends le reste. [60,96] (THÉOTIME) Reste la sixième. révélation, dans laquelle le Seigneur lui jura que les protecteurs de l'ordre séraphique, quelle que fût l'impiété de leur vie, ne laisseraient pas d'obtenir la miséricorde de Dieu et de terminer une vie criminelle par une bienheureuse fin. [60,97] (PHILÉCOUS) Même s'ils étaient tués en flagrant délit d'adultère? [60,98] (THÉOTIME) Ce que le Seigneur a promis ne peut pas ne pas être valable. [60,99] (PHILÉCOUS) Mais à quelles marques reconnaissent-ils la protection et la bienveillance? [60,100] (THÉOTIME) Oh ! vous le demandez? Celui qui donne, celui qui habille, celui qui pourvoit à la cuisine, est un ami depuis longtemps. [60,101] (PHILÉCOUS) Ceux qui donnent des conseils et des leçons ne sont pas des amis? [60,102] (THÉOTIME) Tout cela se trouve chez eux en abondance; ils ont pour habitude de distribuer aux autres ces sortes de bienfaits, et non de les recevoir. [60,103] (PHILÉCOUS) La Seigneur a donc plus promis aux disciples de saint François qu'aux siens. Il permet, il est vrai, qu'on lui applique tout le bien qui, par considération pour lui, est fait à un chrétien; mais il ne promet pas la vie éternelle à ceux qui vivent mal. [60,104] (THÉOTIME) Cela n'est pas surprenant, ami; car l'extrème puissance de l'Évangile était réservée à cet ordre. Mais écoutez maintenant la septième et dernière révélation. [60,105] (PHILÉCOUS) J'y suis. [60,106] (THÉOTIME) Le Seigneur lui jura que quiconque mourrait sous l'habit séraphique ne ferait point une mauvaise mort. [60,107] (PHILÉCOUS) Mais qu'entendez-vous par faire une mauvaise mort? [60,108] (THÉOTIME) On fait une mauvaise mort quand l'âme, au sortir du corps, s`en va tout droit en enfer, d'où il n'y a point de rédemption. [60,109] (PHILÉCOUS) Cet habit ne délivre donc pas des flammes du purgatoire? [60,110] (THÉOTIME) Non, à moins de mourir le jour même de la fête du bienbeureux François. Mais trouvez-vous que ce soit peu de chose d'être préservé de l'enfer? [60,111] (PHILÉCOUS) Assurément, je trouve que c'est beancoup; mais que faut-il penser de ceux à qui l'on met le saint habit quand ils sont morts, car ils ne meurent pas dedans? [60,112] (THÉOTIME) S'ils l'ont demandé vivants, l'intention est réputée pour le fait. [60,113] (PHILÉCOUS) Lorsque je demeurais à Anvers, j'ai assisté avec d'autres parents à la mort d'une dame; il y avait là un franciscain qui était un homme très vénérable. Celui-ci, voyant la femme près de rendre l'âme, lui passa un bras dans son habitude façon à lui couvrir une partie de l'épaule. Quelques personnes se demandèrent alors si la femme serait complétemeat à l'abri des portes de l'enter, ou seulement la partie couverte. [60,114] (THÉOTIME) Elle était complétement à l'abri, de même que dans le baptème on ne baigne qu'une partie de l'homme, et néanmoins on le rend entièrement chrétien. [60,115] (PHILÉCOUS) On ne saurait croire combien les démons redoutent cet habit. [60,116] (THÉOTIME) Ils le redoutent plus que la croix du Seigneur. Pendant l'enterrement d'Eusèbe, j'ai vu (et je ne suis pas le seul) des essaims de démons noirs qui voltigeaient comme des mouches autour du corps; mais pas un n'a osé le toucher. [60,117] (PHILÉCOUS) Cependant le visage, les mains et les pieds couraient grand risque, puisqu'ils étaient nus. [60,118] (THÉOTIME) De même que les serpents ne peuvent supporter l'ombre du frène le plus loin qu'elle s'étende, les démons sentent de loin le poison de ce saint habit. [60,119] (PHILÉCOUS) Par conséquent, je m'imagine que de tels cadavres ne pourrissent point, sans quoi les vers auraient plus de coeur que les démons. [60,120] (THÉOTIME) Ce que vous dites là est vraisemblable. [60,121] (PHILÉCOUS) Que les poux sont heureux de vivre éternellement dans un habit si divin ! Mais puisque l'habit est mis dans le sépulcre, qu'est-ce qui protège l'âme? [60,122] (THÉOTIME) L'habit porte avec soi son ombre qui protège l'âme, à tel point que pas un membre de cet ordre, dit-on, ne va dans le purgatoire. [60,123] (PHILÉCOUS) Certes, si vous dites vrai, je fais plus de cas de cette révélation que de celle de saint Jean : car elle indique, un moyen simple et facile à l'aide duquel on peut sana fatigue, sans gêne, sans pénitence, éviter la mort éternelle, après avoir passé agréablement toute sa vie dans les plaisirs. [60,124] (THÉOTIME) Je suis de votre avis. [60,125] (PHILÉCOUS) Je ne m'étonne plus maintenant que l'on témoigne tant d'estime pour les frères séraphiques; et ce qui me confond, c'est qu'il y ait encore des gens qui ne craignent point de les insulter. [60,126] (THÉOTIME) Sachez que tous ces gens-là, sans exception, sont abandonnés à leur sans réprouvé et aveuglés par leur propre malice. [60,127] (PHILÉCOUS) Dorénavant je serai plus circonspect, et j'aurai soin de mourir dans le très saint habit. Il a paru dans ce siècle des docteurs qui enseignent que l'homme est justifié par la foi seule, sans le secours des œuvres : c'est donc un privilége bien plus grand si un habit sauve sans la foi. [60,128] (THÉOTIME) Pas simplement sans la foi, ne vous y trompez pas, Philécous; il suffit de croire que ce que nous avons dit a été promis par le Christ au patriarche François. [60,129] (PHILÉCOUS) Cet habit pourrait donc sauver un Turc? [60,130] (THÉOTIME) Il sauverait Satan lui-mème, s'il se le laissait mettre et s'il avait fait foi à la révélation. [60,131] (PHILÉCOUS) Il y a longtemps que vous m'avez fait votre prosélyte; mais je désirerais que vous éclairtissiez en moi un ou deux scrupules. [60,132] (THÉOTIME) Parlez. [60,133] (PHILÉCOUS) J'ai ouï dire que saint François appelait son institut évangélique. [60,134] (THÉOTIME) C'est vrai. [60,135] (PHILÉCOUS) Mais, à mon avis, tous les chrétiens professent la règle de l'Évangile. Si l'institut des franciscains est évangélique, il faut que tous les chrétiens soient franciscains, et le premier rang dans l'ordre appartiendra au Christ, à ses apôtres et à sa très sainte mère. [60,136] (THÉOTIME) Vous me convaincriez si saint François n'avait ajouté quelque chose à l'Évangile du Christ. [60,137] (PHILÉCOUS) Quoi? [60,138] (THÉOTIME) Un habit gris; une corde de chanvre et des pieds nus. [60,139] (PHILÉCOUS) Cest donc à ces marques que l'on distingue l'évangélique du franciscain ? [60,140] (THÉOTIME) Ils diffèrent encore par le contact de l'argent. [60,141] (PHILÉCOUS) Mais, à ce que j'entends, saint François défend d'en recevoir et non d'en toucher. On reçoit de l'argent comme propriétaire, comme procurateur, comme créancier, comme héritier, comme mandataire; et, bien que l'on compte la somme avec des gants, on on n'en est pas moins censé l'avoir reçue. D'où vient donc cette nouvelle interprétation qui traduit ne point recevoir par ne point toucher? [60,142] (THÉOTIME) Le pape Benoît l'a interprété ainsi. [60,143] (PHILÉCOUS) Non comme pape, mais comme franciscain. D'ailleurs, ceux qui observent le plus étroitement la règle, quand ils sont en voyage, ne reçoivent-ils pas des pièces de monnaie dans un linge ? [60,144] (THÉOTIME) Ils ne le font que dans une pressante nécessité. [60,145] (PHILÉCOUS) Mais il vaut mieux mourir que de violer une règle plus qu'évangélique. Ensuite ne reçoivent-ils pas de tous côtes par leurs procurateurs? [60,146] (THÉOTIME) Pourquoi pas? même quand on leur donne plusieurs milliers d'écus, ce qui n'est pas rare. [60,147] (PHILÉCOUS) Mais la règle dit: "ni par eux, ni par d'autres". [60,148] (THÉOTIME) Mais ils ne touchent pas. [60,149] (PHILÉCOUS) Quelle plaisanterie ! Si ce contact est un péché, ils touchent par d'autres. [60,150] (THÉOTIME) Mais leurs procurateurs n'ont pas le droit de poursuivre en justice. [60,151] (PHILÉCOUS) Ils n'en ont pas le droit? En fasse l'expérience qui voudra. [60,152] (THÉOTIME) On ne lit nulle part que le Christ ait manié de l'argent. [60,153] (PHILÉCOUS) Soit; mais il est probable que le Christ, étant jeune, acheta souvent pour ses parents de l'huile, du vinaigre et des légumes. Il est hors de doute que saint Pierre et saint Paul ont manié de l'argent. Le mérite de la piété ne consiste pas à fuir son contact, mais à le mépriser. Le contact du vin est beaucoup plus dangereux que celui de l'argent : pourquoi en cela ne redoutent-ils pas le danger? [60,154] (THÉOTIME) Parce que saint François ne l'a pas défendu. [60,155] (PHILÉCOUS) Ne présentent-ils pas leurs mains adoucies par l'oisiveté et bien lavées aux femmes qui les saluent? Et si par hasard on leur montre une pièce de monnaie pour l'examiner, ne sautent-ils pas en arrière en se couvrant du signe de la croix? Oh ! que tout cela est évangélique ! Je suis persuadé que saint François, malgré se profonde ignorance, n'a point été assez fou pour interdire tout contact de l'argent. Si pourtant il l'a voulu, à quel danger n'a-t-il pas exposé les siens en leur commandant d'aller pieds nus, car il est presque impossible qu'ils ne marchent pas quelquefois sans le savoir sur une pièce de monnaie tombée à terre. [60,156] (THÉOTIME) Mais ils ne la touchent pas avec les mains. [60,157] (PHILÉCOUS) Le toucher n'est-il pas un sens commun à tout le corps? [60,158] (THÉOTIME) Oui, mais lorsqu'un fait semblable s'est produit, ils ne disent point la messe sans s'être confessés. [60,159] (PHILÉCOUS) C'est agir pieusement. [60,160] (THÉOTIME) Mais, plaisanterie à part, je vais vous dire la vérité: l'argent est et sera pour plusieurs la cause des plus grands maux. [60,161] (PHILÉCOUS) D'accord; mais il est aussi pour d'autres la source d'une foule de bonnes actions. Je lis que l'on condamne l'amour des richesses; je ne lis nulle part que l'on condamne l'argent. [60,162] (THÉOTIME) Vous avez raison; mais, pour mieux préserver de la passion de l'avarice, on a interdit le contact de l'argent, de même que dans l'Évangile on nous défend de jurer pour ne point tomber dans le parjure. [60,163] (PHILÉCOUS) Pourquoi n'a-t-on donc pas défendu de regarder l'agent? [60,164] (THÉOTIME) Parce qu'il est plus facile de retenir ses mains que ses yeux. [60,165] (PHILÉCOUS) C'est pourtant par ces fenêtres que la mort est entrée. [60,166] (THÉOTIME) Aussi les vrais franciscains rabattent le capuchon sur leurs sourcils et marchent les yeux couverts et fixés vers la terre pour ne voir que leur chemin, comme font les chevaux qui traînent une voiture chargée. Deux morceaux de cuir ajoutés aux brides ne leur permettent de voir que ce qui est devant leurs pieds. [60,167] (PHILÉCOUS) Mais, dites-moi, est-il vrai, comme on me l'a dit que la règle défende d'obtenir des dispenses du pape ? [60,168] (THÉOTIME) Oui. [60,169] (PHILÉCOUS) J'ai entende dire cependant qu'il n y avait point d'hommes plus munis de dispenses, au point qu'il leur est permis d'empoisonner ou d'enterrer vifs les individus condamnés par leur propre sentence, sans encourir le vice d'irrégularité. [60,170] (THÉOTIME) Ce qu'on vous a dit là n'est point un conte. Un Polonais qui ne sait pas mentir m'a raconté qu'ayant bu il s'endormit dans l'église des franciscains, dans un de ces recoins où se mettent les femmes pour se confesser à travers une planche percée. Réveillé par les chants nocturnes, il n'osa pas se montrer. L'office de nuit terminé, tout le choeur des frères descendit dam le souterrain. On y avait préparé une fosse très large et très profonde. Deux jeunes gens se tenaient debout, les mains liées derrière le dos. On leur fit un sermon sur le mérite de l'obéissance; on leur promit le pardon de tous leurs péchés devant Dieu; on leur fit même espérer que Dieu inclinerait les coeurs de leurs frères vers la miséricorde s'ils descendaient d'eux-mémes dans la fosse et s'ils s'y couchaient sur le dos. Ils le firent: on retira les échelles. et tous ensemble jetèrent de la terre. [60,171] (PHILÉCOUS) Mais pendant ce temps le spectateur garda-t-il le silence? [60,172] (THÉOTIME) Assurément, dans la crainte que, s'il venait à se montrer, on n'en mit un troisième dans la fosse. [60,173] (PHILÉCOUS) Ont-ils aussi ce droit? [60,174] (THÉOTIME)Oui, quand il y va de l'honneur de l'ordre: car, à peine évadé, le Polonais se mit à raconter partout dans les repas ce qu'il avait vu, au grand détriment de la gent séraphique. Ne valait-il pas mieux l'ensevelir vivant? [60,175] (PHILÉCOUS) Peut-être; mais, sans nous arréter à ces subtilités, comment se fait-il que, le patriarche leur ayant commandé de marcher pieds nus, ils se servent maintenant de souliers déchiquetés? [60,176] (THÉOTIME) Ce précepte a été mitigé pour deux causes: la première, pour ne point toucher l'argent par mégarde; la seconde, pour se garantir du froid, des épines, des serpents, des cailloux, etc., étant obligés de courir le monde. Du reste, pour ne pas violer l'autorité de la règle, l'ouverture du soulier montre le pied nu par synecdoque. [60,177] (PHILÉCOUS) Ils se vantent de pratiquer la perfection évangélique, qui consiste, disent-ils, dans la conseils de l'Évangile, lesquels sont l'objet d'une grande polémique entre la savants. Dans chaque condition de la vie on peut atteindre à la perfection évangélique. Mais que trouvez-vous de plus parfait parmi les préceptes de l'Évangile? [60,178] (THÉOTIME) Tout ce que saint Matthieu rapporte dans le chapitre V, dont voici la conclusion: "Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, afin que vous soyez les enfants de votre père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et qui fait pleuvoir sur les justes et sur lu injustes. Soyez donc, vous autres, parfaits comme votre Père céleste est parfait". [60,179] (PHILÉCOUS) Vous répondez à merveille; mais ce Père est riche et généreux envers tout le monde: il ne mendie à personne. [60,180] (THÉOTIME) Eux aussi sont généreux, mais de trésors spirituels, c'est-à-dire de prières et de bonnes oeuvres dont ils sont riches. [60,181] (PHILÉCOUS) Plût à Dieu que l'on vit chez eux des exemples de la charité évangélique, qui rend le bien pour le mal et qui répond à l'offense par un bienfait! Que signifie cette parole si célèbre du pape Alexandre: "Il est moins dangereux d'offenser le plus puissant des rois que le dernier de l'ordre des franciscains ou des dominicains"? [60,182] (THÉOTIME) Il est permis de venger la dignité blessée de l'ordre, et le mal fait à un seul des plus petits rejaillit sur l'ordre entier. [60,183] (PHILÉCOUS) Pourquoi ne pas dire plutôt que le bien fait à un seul rejaillit sur l'ordre entier? Pourquoi un seul chrétien offensé ne provoque-t-il pas à la vengeance toute la chrétienté? Pourquoi saint Paul, tant de fois battu et lapidé, n'a-t-il point crié au secours contre les violateurs de la dignité apostolique? Si, suivant la parole du Seigneur, "il est plus avantageux de donner que de recevoir", celui qui, prêchant de parole et d'exemple, donne de son bien aux pauvres, est sans contredit plus parfait que celui qui ne fait que recevoir. Autrement salut Paul se glorifierait en vain d'avoir prèché l'Évangile gratuitement. II me semble que la meilleure preuve de ce dévouement dont les moines se vantent serait de ne point s'irriter quand on les insulte, et d'observer la charité envers ceux qui leur font du mal. Quel mérite y a-t-il h abandonner une partie de ses revenus pour vivre grassement aux dépens d'autrui, et à garder pour soi la passion de la vengeance? Les cordeliers et les déchaussés se trouvent partout en grand nombre; mais celui qui pratique ce que le Seigneur nomme la perfection, ce dont les apôtres ont constamment donné 1'exemple, est parmi eux un oiseau infiniment rare. [60,184] (THÉOTIME) Je n'ignore point les fables que des impies répandent sur leur compte; mais j'ai tant d'inclination pour eux que toutes les fois que je verrai ce saint habit je croirai voir les anges de Dieu, et que je bénis la maison dont le seuil est souvent foulé par leurs pieds. [60,185] (PHILÉCOUS) Pour moi, je suis convaincu qu'il y a peu de femmes stériles dans les maisons qu'ils fréquentent. Mais que saint François me pardonne, Théotime, d'avoir vécu jusqu'à présent dans une si grossière erreur ! Je croyais que leur habit n'était autre chose qu'un habit, et que par lui-méme il ne valait pas mieux que l'habit d'un matelot ou d'un cordonnier, à moins d'emprunter sa vertu à la sainteté de celui qui le porte, comme la robe du Christ dont l'attouchement guérit une femme d'un flux de sang. Autrement, je me demandais si c'était le tisseur ou le tailleur qui avait communiqué ce pouvoir à l'habit. [60,186] (THÉOTIME) Assurément celui qui donne la forme donne le pouvoir. [60,187] (PHILÉCOUS) Je vivrai donc désormais agréablement, sans me tourmenter de la crainte de l'enfer, des ennuis de la confession, ni des rigueurs de la pénitence.