[7,0] LA CONFESSION DU SOLDAT HANNON, THRASYMAQUE. [7,1] {HANNON} Comment se fait-il que vous reveniez Vulcain, vous qui étiez parti d'ici Mercure? {THRASYMAQUE} Qu'entendez-vous par vos Vulcains et par vos Mercures? {HANNON} Parce qu'au moment de partir vous sembliez avoir des ailes et que maintenant vous boitez. {THRASYMAQUE} C'est ordinairement comme cela qu'on revient de la guerre. {HANNON} Qa'avez vous de commun avec la guerre, vous qui êtes plus fuyard qu'un daim? {THRASYMAQUE} L'espoir du butin m'avait rendu courageux. {HANNON} Voua rapportez donc un gros magot ? {THRASYMAQUE} Non, ma ceinture est vide. {HANNON} C'est autant de moins pour votre bagage. {THRASYMAQUE} Mais je reviens chargé de crimes. {HANNON} Voilà un lourd fardeau, si le Prophète dit vrai en appelant le péché du plomb! {THRASYMAQUE} J'ai vu et j'ai commis là plus de crimes qu'auparavant dans toute ma vie. {HANNON} Qu'a donc d'attrayant la vie militaire? {THRASYMAQUE} Il n'y a rien de plus criminel et de plus funeste. {HANNON} A quoi songent donc ceux qui, s'engageant pour un écu et souvent même pour rien, courent à la guerre comme à un festin ? {THRASYMAQUE} Je ne puis que penser qu'ils sont tourmentés par les Furies, qu'ils se sont voués à un mauvais démon et à la misère, et qu'ils cherchent uniquement par là à accélérer leur mort. {HANNON} Je le crois aussi : car ils ne peuvent à aucun prix s'adonner à des occupations honnêtes. Mais dites-moi comment s'est passée la bataille et de quel côté a penché la victoire. {THRASYMAQUE} Le bruit des trompettes, le tonnerre des clairons, les hennissements des chevaux, les cris des hommes, faisaient un tel vacarme que, loin de voir ce qui se passait, je ne savais même pas où j'étais. {HANNON} D'où vient donc que la plupart de ceux qui arrivent de la guerre racontent en détail ce que chacun a dit ou fait, comme s'ils avaient assisté à tout en spectateurs oisifs? {THRASYMAQUE} A mon avis, ce sont de fameux menteurs. Ce qui a eu lieu dans ma tente, je le sais; ce qui s'est passé sur le champ de bataille, je l'ignore complétement. {HANNON} Ne savez-vous même pas ce qui vous a rendu boiteux? {THRASYMAQUE} Tout au plus, que Mars me soit toujours défavorable! je crois que j'ai été blessé au genou par une pierre ou par un coup de pied de cheval. {HANNON} Eh bien! moi, je le sais. {THRASYMAQUE} Vous le savez! Est-ce que quelqu'un vous l'a dit? {HANNON} Non, mais je le devine. {THRASYMAQUE} Dites-le donc. {HANNON} En fuyant de peur, vous êtes tombé par terre et vous vous êtes heurté coutre une pierre. {THRASYMAQUE} Quo je meure si vous n'avez pas mis le doigt dessus! Vous avez deviné la vérité. {HANNON} Rentrez chez vous et racontez vos victoires à votre femme. {THRASYMAQUE} Elle me chantera des louanges peu agréables, en me voyant rrevenir tout nu. {HANNON} Comment ferez-vous pour restituer vos rapines? {THRASYMAQUE} Je les ai restituées depuis longtemps. {HANNON} A qui? {THRASYMAQUE} Aux femmes de mauvaise vie, aux marchands de vin et à ceux qui m'ont gagné au jeu. {HANNON} C'est agir militairement. II est juste que l'argent mal acquis se dissipe encore plus mal. Mais, je suppose, on n'a point commis de sacritéges. {THRASYMAQUE} Si fait, il n'y avait rien de sacré. On n'a respecté ni le profane ni le divin. {HANNON} Comment réparerez-vous le dommage? {THRASYMAQUE} On prétend que les dommages commis à la guerre n'exigent pas de réparation. Tout ce qui s'y fait s'y fait de plein droit. {HANNON} Du droit de la guerre, sans doute. {THRASYMAQUE} Précisément. {HANNON} Mais ce droit est une injustice souveraine. Ce n'est point l'amour de la patrie, c'est l'espoir du butin qui vous a conduit à la guerre. {THRASYMAQUE} Je l'avoue, et je crois que bien peu y vont pour un plus saint motif. {HANNON} Il est beau de partager la folie de plusieurs. {THRASYMAQUE} Le prédicateur a dit en chaire que la guerre était juste. {HANNON} Cette chaire n'a point l'habitude de mentir. Mais parce que la guerre est juste pour le prince, il ne s'ensuit pas qu'elle soit juste pour vous. {THRASYMAQUE} J'ai entendu dire par des rabbins qu'il est permis à chacun de vivre de son métier. {HANNON} Joli métier de brûler les maisons, de piller les temples, de violer les religieuses, de dépouiller les malheureux, de tuer des gens inoffensifs! {THRASYMAQUE} Les bouchers sont payés pour immoler des boeufs : pourquoi blâmer notre métier, parce que nous sommes payés pour immoler des hommes? {HANNON} N'êtes-vous pas inquiet sur le sort de votre âme, s'il vous arrivait de succomber à la guerre? {THRASYMAQUE} Pas le moins du monde. J'étais très rassuré, car je m'étais recommandé une fois à sainte Barbe. {HANNON} Vous avait-elle pris sous sa protection ? {THRASYMAQUE} Oui, j'ai cru la voir me faire un petit signe de tête. {HANNON} Quand avez-vous vu cela ? le matin? {THRASYMAQUE} Non, après dîner. {HANNON} Mais à ce moment-là, j'imagine, les arbres même vous ont paru marcher. {THRASYMAQUE} Comme il devine tout! Mais je comptais principalement sur saint Christophe, dont je contemplais tous les jours l'image. {HANNON} Dans les tentes? Qu'est-ce que les saints ont à faire là ? {THRASYMAQUE} Nous l'avions dessiné au charbon sur un drapeau. {HANNON} Certes, ce saint Christophe de charbon n'est pas, comme l'on dit, un protecteur en bois de figuier. Mais, plaisanterie à part, je ne vois pas comment vous pourrez vous purifier de tant de crimes, à moins d'aller à Rome. {THRASYMAQUE} Je connais un chemin bien plus court. {HANNON} Lequel? {THRASYMAQUE} J'irai vers les Dominicains; là, je transigerai un peu avec les commissaires. {HANNON} Même pour des sacriléges? {THRASYMAQUE} Quand j'aurais dépouillé le Christ en personne et que je lui aurais même coupé le cou, ils ont des indulgences suffisantes et le pouvoir d'accommoder. {HANNON} Tant mieux, si Dieu ratifie votre accommodement. {THRASYMAQUE} Je crains plutôt que le diable ne le ratifie pas, car Dieu est essentiellement miséricordieux. {HANNON} Quel prêtre choisirez-vous? {THRASYMAQUE} Celui en qui je reconnaîtrai le moins de gravité et de bon sens. {HANNON} Pour que les deux fassent le paire. Purifié par lui, vous irez communier? {THRASYMAQUE} Pourquoi pas? Une fois que j'aurai versé ma sentine deus son capuchon, je me serai déchargé de mon fardeau. C'est à celui qui absout de voir. {HANNON} Comment savez-vous s'il vous absout? Thrasymaquc. Je le sais. {HANNON} A quelle marque? {THRASYMAQUE} Parce qu'il me met la main sur la tête, en marmottent je ne sais quoi. {HANNON} Et si, lorsqu'il vous met la main sur la tête, il vous rendait tous vos péchés, en vous disant tout bas : "Je t'absous de toutes les bonnes actions, n'en ayant rencontré aucune en toi; je te rends à tes moeurs, et je te renvoie tel que je t'ai reçu ! » Thrarymaque. C'est à lui de savoir ce qu'il dit. Il suffit pour moi de me croire absous. {HANNON} Mais vous croyez cela à vos risques et périls. Dieu, à qui vous êtes redevable, ne s'en contentera peut-être pas. {THRASYMAQUE} Pourquoi vous ai-je rencontré, vous qui jetez le trouble dans la sérénité de ma conscience? {HANNON} Félicitez-vous de m'avoir trouvé. La rencontre d'un ami qui donne de sages conseils est d'un bon augure. {THRASYMAQUE} Je ne sais pas jusqu'à quel point il est bon, mais à coup sûr il est peu agréable.