[22,0] XXII. LE SOLDAT ET LE CHARTREUX. [22,1] (Le Soldat) Bonjour, mon frère. [22,2] (Le Chartreux) Bonjour, mon très cher frère. [22,3] (Le Soldat) J'ai peine à vous reconnaître. [22,4] (Le Chartreux) Ai-je donc bien vieilli depuis deux ans? [22,5] (Le Soldat) Non; mais cette tête rasée, ce nouvel habit, font que vous me paraissez un autre animal. [22,6] (Le Chartreux) Vous ne reconnaîtriez donc pas votre femme si vous la rencontriez vêtue d'une nouvelle robe? [22,7] (Le Soldat) Non, si cette robe ressemblait à la vôtre. [22,8] (Le Chartreux) Je vous reconnais pourtant bien, moi, quoique vous ayez changé, non seulement d'habit, mais de visage et d'extérieur. De combien de couleurs vous voilà peint! Il n'y a point d'oiseau dont le plumage soit aussi bigarré. Ensuite, comme tout est tailladé, comme rien n'est conforme à la nature ni aux usages ordinaires! Ajoutez ces cheveux ras, cette barbe à demi coupée, cette moustache ébouriffée qui s'avance en pointe des deux côtés comme celle d'un chat. Plus d'une cicatrice a défiguré votre visage, en sorte que l'on pourrait vous prendre pour un Samien stigmatisé, suivant un proverbe badin. [22,9] (Le Soldat) C'est ainsi que l'on doit revenir de la guerre. Mais, dites-moi, les bons médecins sont donc bien rares ici? [22,10] (Le Chartreux) Pourquoi cela? [22,11] (Le Soldat) Parce que vous n'avez pas fait guérir votre cervelle avant de vous précipiter dans cet esclavage. [22,12] (Le Chartreux) Vous me prenez donc pour un fou? [22,13] (Le Soldat) Très certainement. Quelle nécessité de vous enterrer ici avant le temps, quand vous aviez de quoi vivre à l'aise dans le monde? [22,14] (Le Chartreux) Vous ne croyez donc pas que je vive dans le monde? [22,15] (Le Soldat) Non; morbleu! [22,16] (Le Chartreux) Et pourquoi? [22,17] (Le Soldat) Parce qu'il ne vous est pas permis d'aller où vous voulez. Vous êtes enfermé ici comme dans une cage. Ajoutez la tonsure, un habit étrange, la solitude, l'usage perpétuel du poisson; en, sorte que je m'étonne que vous ne soyez pas changé en poisson. [22,18] (Le Chartreux) Si les hommes se changeaient en tout ce qu'ils mangent, il y a longtemps que vous seriez porc, car vous faites votre régal de la viande de cochon. [22,19] (Le Soldat) Je suis sûr que vous regrettez depuis longtemps votre résolution, car je connais peu de gens qui ne s'en repentent. [22,20] (Le Chartreux) Cela arrive à ceux qui se jettent dans ce genre de vie comme dans un puits: Pour moi, j'y suis descendu pas à pas et de propos délibéré, après m'être éprouvé moi-même et avoir examiné mûrement cette profession; j'avais vingt-huit ans, et à cet âge chacun peut se connaître. Quant à la question du lieu, vous aussi êtes renfermé dans un étroit espace, si vous considérez l'immensité du monde. Qu'importe qu'un lieu ait plus ou moins d'étendue, pourvu que rien n'y manque pour la commodité de la vie ! Beaucoup de gens ne sortent jamais ou sortent rarement de la ville où ils sont nés, qui, si on leur défendait d'en sortir, s'ennuieraient fort et mourraient d'envie de la quitter; c'est un sentiment vulgaire dont je suis exempt. Je m'imagine que le monde entier est ici; cette carte me représente tout l'univers, et je le parcours en imagination plus agréablement et plus sûrement que celui qui a navigué jusqu'aux nouvelles îles. [22,21] (Le Soldat) En cela vous dites à peu près la vérité. [22,22] (Le Chartreux) Vous ne pouvez pas me blâmer d'avoir la tête rasée, vous qui vous êtes fait tondre librement, sans doute par commodité. Ma tonsure a du moins l'avantage de me rendre la tête plus nette et plus saine. Â Venise, la plupart des patriciens ont la tête entièrement rasée. Qu'y a-t-il d'extraordinaire dans mon habit? Ne me couvre-t-il pas le corps? Un habit sert à deux usages : il doit garantir des injures de l'air et cacher ce que la pudeur exige qu'on voile; cet habit ne remplit-il pas ce double office? La couleur vous déplaît : est-il une couleur qui convienne mieux aux chrétiens que celle qui leur a été donnée à tous au baptême? On vous a dit aussi à vous: "Reçois la robe blaache"! Cette robe me rappelle donc la promesse que j'ai faite au baptême de vivre toujours dans l'innocence. Si vous appelez solitude l'éloignement de la foule, cet exemple ne vient pas de nous : il a été donné par les anciens prophètes, par les philosophes païens, par tous ceux qui ont pris souci de la sagesse. Les poètes, les astrologues et autres artistes, quand ils méditent quelque chose de grand et au-dessus du vulgaire, cherchent ordinairement la retraite. Pourquoi, d'ailleurs, appeler cela une solitude? La conversation d'un seul ami dissipe l'ennui de la solitude. Il y a ici plus de seize personnes avec lesquelles je vis en commun. En outre, je reçois des amis plus souvent que je ne voudrais ou qu'il ne faut, et vous trouvez que je vis dans la solitude ! [22,23] (Le Soldat) Mais vous ne pouvez pas toujours leur parler. [22,24] (Le Chartreux) Cela n'est pas toujours utile. La conversation est bien plus agréable quand la privation en augmente le charme. [22,25] (Le Soldat) Vous ne raisonnez pas trop mal. Moi aussi je trouve la viande bien meilleure quand Pâques revient après le carême: . [22,26] (Le Chartreux) Et même, lorsqu'on me croit le plus seul, je jouis d'une société beaucoup plus attrayante et plus agréable que vos vulgaires compagnons de plaisir. [22,27] (Le Soldat) Où est-elle? [22,28] (Le Chartreux) Vous voyez ici le livre de l'Évangile. Dans ce livre converse avec moi cet éloquent voyageur qui jadis, accompagnent les deux disciples qui allaient à Emmaüs, fit qu'ils ne s'aperçurent pas des fatigues de la route, mais qu'ils éprouvèrent une émotion délicieuse en écoutant ses discours ravissants. Dans ce livre-ci, saint Paul me parle; dans celui-là, Isaïe et les autres prophètes. Là, cause avec moi le très doux saint Chrysostôme; là, saint Basile; là, saint Augustin; là, saint Jérôme; là, saint Cyprien, et d'autres docteurs non moins érudits qu'éloquents. Connaissez-vous des causeurs assez agréables pour leur être comparés? Croyez-vous qu'au milieu d'une telle société, qui ne me fait jamais défaut, puisse se glisser l'ennui de la solitude? [22,29] (Le Soldat) Ils auraient beau me parler, je ne les comprendrais pas. [22,30] (Le Chartreux) Ensuite, qu'importe de quels aliments se nourrit notre corps? Peu lui suffit, si nous vivons conformément à la nature. Qui de nous deusx est le mieux portant? Est-ce vous, qui mangez des perdrix, des faisans et des chapons; ou moi, qui vis de poisson ? [22,31] (Le Soldat) Si, comme moi, vous aviez une femme, vous ne seriez pas si dodu. [22,32] (Le Chartreux) Toute espèce de nourriture est donc suffisante, même prise en petite quantité. [22,33] (Le Soldat) Mais, en attendant, vous menez une vie judaïque. [22,34] (Le Chartreux) Que dites-vous là? Nous tâchons du moins, si nous n'y parvenons pas, de mener une vie chrétienne. [22,35] (Le Soldat) Vous mettez votre confiance dans l'habit, la nourriture, les prières, les cérémonies, et vous négligez le soin de la piété évangélique. [22,36] (Le Chartreux) Il ne m'appartient pas de juger ce que font les autres. Pour moi, je ne compte pas sur ces choses-là et j'en fais peu de cas; c'est dans la pureté de l'âme et dans le Christ que je mets ma confiance. [22,37] (Le Soldat) Pourquoi les observez-vous donc? [22,38] (Le Chartreux) Pour vivre en paix avec mes frères et ne les scandaliser en aucune façon. Je ne voudrais scandaliser personne pour de pareilles bagatelles, qu'il coûte si peu de respecter. Bien que nous soyons hommes, quel que soit l'habit qni nous couvre, la ressemblance ou la différence des plus petites choses entretient ou détruit la concorde. Ma tête rasée, la couleur de mon habit, ne sauraient par elles-mêmes me recommander à Dieu; mais que dirait le public si je laissais croître mes cheveux ou si j'endossais votre habit? Je vous ai rendu comptede ma résolution; je vous prie maintenant, à votre tour, de me rendre compte de la vôtre et de me dire s'il n'y avait plus de bons médecins lorsque, laissant à la maison votre jeune femme et vos enfants, vous êtes parti à la guerre, pris à louage moyennant un vil salaire, pour égorger des hommes, et cela au péril de votre vie, car vous n'aviez point affaire à des champignons ni à des pavots, mais à des hommes armés. Lequel des deux vous semble le plus malheureux, de tuer, pour un chétif salaire, un chrétien qui ne vous a jamais fait de mal, ou de vous précipiter vous-même corps et âme dans la perdition éternelle? [22,39] (Le Soldat) Il est permis de tuer l'ennemi: [22,40] (Le Chartreux) Oui, sans doute, lorsqu'il 'attaque votre patrie. C'est même un devoir de combattre pour ses enfants et sa femme, pour ses parents et ses amis, pour ses autels et ses foyers, pour la tranquillité publique. Quel rapport y a-t-il entre ces choses-là et votre service mercenaire? Pour moi, si vous étiez.mort dans cette guerre, je n'aurais pas donné de votre âme une noix creuse. [22,41] (Le Soldat) Non? [22,42] (Le Chartreux) Non, vraiment ! Maintenant, lequel des deux vous semble le plus dur, d'obéir à un homme bon, que nous nommons le "prieur", qui nous appelle pour la prière, pour de saintes lectures, pour de salutaires instructions, pour chanter les louanges de Dieu, ou d'obéir à un centurion barbare, qui souvent par de grandes marches de nuit, vous fait aller et revenir à son gré, qui vous expose aux coups des bombardes, qui vous commande de rester en position pour tuer ou être tué? [22,43] (Le Soldat) Ce sont là les moindres inconvénients du métier. [22,44] (Le Chartreux) Si je m'écarte un peu de la règle de cet institut, on m'inflige un avertissement ou autre punition légère; vous, si vous commettez quelque infraction aux lois de l'empereur, ou vous serez pendu, ou il vous faudra vous présenter nu aux fers des lances dirigés contre vous, car avoir la tête tranchée est une grâce. [22,45] (Le Soldat) Je ne puis nier la vérité. [22,46] (Le Chartreux) Votre mise indique assez que vous ne rapportez pas beaucoup d'écus à la maison. [22,47] (Le Soldat) Il y a longtemps que je n'ai pas vu la couleur des écus, mais j'ai contracté beaucoup de dettes. Aussi ai-je passé par ci afin que vous me munissiez d'un viatique. [22,48] (Le Chartreux) Plût au ciel que vous eussiez passé par ici quand vous coursiez à cette guerre scélérate! Mais d'où provient un pareil dénûment? [22,49] (Le Soldat) Vous me demandez d'où il provient? Tout ce que j'ai pu acquérir par mon salaire, mes pillages, mes sacrilèges et mes rapines, a été dissipé complètement dans le vin; la débauche et le jeu. [22,50] (Le Chartreux) Malheureux que vous êtes ! Et pendant ce temps-là votre jeune femme, pour laquelle Dieu a voulu que vous quittassiez votre père et votre mère, pleurait à la maison, délaissée avec ses petits enfants ! Et vous trouviez bon de vivre au milieu de tant d'horreurs, au milieu de tant de crimes? [22,51] (Le Soldat) Ce qui m'empêchait de sentir mes fautes, c'est que j'avais d'innombrables complices. [22,52] (Le Chartreux) J'ai bien peur que votre femme ne vous reconnaisse pas. [22,53] (Le Soldat) Pourquoi donc? [22,54] (Le Chartreux) Parce que les cicatrices vous ont peint un nouveau visage. Quel trou avez-vous au front? On dirait que l'on vous a coupé une corne. [22,55] (Le Soldat) Ah! si vous saviez ce que c'est, vous me féliciteriez de cette cicatrice. [22,56] (Le Chartreux) Pourquoi? [22,57] (Le Soldat) Il s'en est fallu de bien peu que je ne périsse. . [22,58] (Le Chartreux) De quel malheur s'agit il? [22,59] (Le Soldat) Quelqu'un faisait partir son mousquet, lorsqu'il creva: un éclat de cette arme m'a sauté au front. [22,60] (Le Chartreux) Et sur la joue, vous avez une cicatrace plus longue qu'un palme. . [22,61] (Le Soldat) J'ai reçu cette blessure en me battant. [22,62] (Le Chartreux) A la guerre? [22,63] (Le Soldat) Non : dans une dispute au jeu. [22,64] (Le Chartreux) J'aperçois aussi à votre menton je ne sais quels rubis. [22,65] (Le Soldat) Ce n'est rien. [22,66] (Le Chartreux) Je soupçonne que vous avez attrapé le mal dit espagnol. [22,67] (Le Soldat) Vous devinez juste, mon frère : j'en ai été atteint pour la troisième fois, au point que ma vie a été en danger. [22,68] (Le Chartreux) D'où vient-il que vous marchez courbé comme un homme de quatre-vingt-dix ans, comme un moissonneur, ou comme si l'on vous avait cassé les reins à coups de bâton? [22,69] (Le Soldat) La maladie m'a ainsi contracté les nerfs. [22,70] (Le Chartreux) Certes, vous avez subi là une belle métamorphose. Auparavant vous étiez cavalier; de centaure vous voilà devenu un animal à demi rampant. [22,71] (Le Soldat) Ce sont là les hasards de la guerre. [22,72] (Le Chartreux) Dites plutôt que ce sont là les folies de votre esprit; Quel butin rapporterez-vous à la maison, à votre femme et à vos enfants? La lèpre. Car ce mal n'est autre chose qu'une espèce de lèpre, avec cette différence qu'on ne l'évite pas, parce qu'il est commun à beaucoup de gens, surtout aux nobles; ce qui devrait être une raison de plus pour l'éviter. Maintenant vous allez communiquer ce mal aux êtres qui doivent vous être les plus chers; et toute votre vie vous promènerez en vous un cadavre infect. [22,73] (Le Soldat) De grâce, mon frère; finissez; j'ai assez de maux sans y ajouter encore l'ennui des reproches. [22,74] (Le Chartreux) Je n'ai mentionné qu'une faible partie de vos maux : ceux du corps seulement. Mais l'âme que vous rapportez, de quelle lèpre elle est infectée! de combien de blessures elle est criblée ! [22,75] (Le Soldat) Je rapporte une âme aussi pure que le cloaque de la rue Maubert, à Paris, ou que des latrines publiques. [22,76] (Le Chartreux) Je crains qu'elle ne sente beaucoup plus mauvais devant Dieu et ses anges. [22,77] (Le Soldat) C'est assez querellé; parlons un peu de réparer mon viatique. [22,78] (Le Chartreux) Moi, je n'ai rien à donner; je prendrai les ordres du prieur. [22,79] (Le Soldat) S'il s'agissait de recevoir, vos mains seraient prêtes; mais il se présente mille obstacles quand il s'agit de débourser. [22,80] (Le Chartreux) Ce que font les autres les regarde; moi, je n'ai point de mains pour recevoir ni pour donner. Nous nous occuperons de cela après dîner, voici l'heure de nous mettre à table.