[36,0] COLLOQUE XXXVI. LA MENDICITÉ IRIDE, MISOPON. {IRIDE} Quel nouvel oiseau vois-je accourir ici ? Je reconnais la figure, mais l'habit n'y répond pas. Ou je rêve, ou c'est Misopon. Soyons hardi ; je vais l'aborder, malgré mes haillons. Bonjour, Misopon. {MISOPON} J'aperçois Iride. {IRIDE} Bonjour, Misopon. {MISOPON} Tais-toi, te dis-je. {IRIDE} Quoi 1 Est-ce que tu ne veux pas qu'on te salue ? {MISOPON} Pas sous ce nom. {IRIDE} Qu'est-il donc arrivé? N'es-tu plus le même qu'autrefois? As-tu changé de nom en même temps que d'habit ? {MISOPON} Non, j'al repris l'ancien. {IRIDE} Qu'étais-tu alors? {MISOPON} Apicius. {IRIDE} Ne rougis pas d'un vieux camarade, si ta fortune est devenue meilleure; il n'y pas longtemps que tu étais de notre ordre. {MISOPON} Viens ici, je te prie, et tu sauras toute la vérité. Je ne rougis point de votre ordre, mais je rougis de celui auquel j'ai appartenu d'abord. {IRIDE} Quel ordre veux-tu dire? celui des Franciscains? {MISOPON} Du tout, mon bon ami, celui des dissipateurs. {IRIDE} Certes, tu as dans cet ordre une foule de camarades. {MISOPON} J'étais riche, j'ai tout dissipé; quand j'ai été ruiné, personne n'a reconnu Apicius. Je me suis enfui de honte, et me suis dirigé vers votre collège ; j'ai mieux aimé cela que de bêcher la terre. {IRIDE} Tu as bien fait. Mais où as-tu pris tout d'un coup cette bonne mine? car je m'étonne moins de ton changement d'habit. {MISOPON} Pourquoi cela ? {IRIDE} Parce que la déesse Laverne {patronne des voleurs} enrichit soudain beaucoup de gens. {MISOPON} Penses-tu que je l'ai acquis par le vol? {IRIDE} Ce serait peut-être un peu lâche. C'est donc par la rapine? {MISOPON} Non, j'en atteste votre Pauvreté, ce n'est ni par le vol, ni par la rapine. Mais je te donnerai d'abord l'explication de ma bonne mine, qui parait t'étonner le plus. {IRIDE} En effet, tu étais chez nous tout couvert d'ulcères. {MISOPON} C'est que j'ai eu recours à un médecin plein d'amitié pour moi. {IRIDE} Auquel? {MISOPON} A pas d'autre qu'à moi, à moins que tu ne connaisses quelqu'un qui me soit plus attaché que moi. {IRIDE} Je ne savais pas que tu avais étudié la médecine auparavant. {MISOPON} J'avais composé moi-même toute cette parure avec des drogues : de l'encens, du soufre, de la résine, de la glu, des morceaux de toile et du sang. Quand cela m'a plu, j'ai arraché ma composition. {IRIDE} O l'imposteur! il n'y avait rien de plus misérable que toi. Tu aurais pu jouer dans une tragédie le rôle de Job. {MISOPON} L'indigence le voulait ainsi ; du reste, la fortune change aussi quelquefois la peau. {IRIDE} Parle-moi donc de ta fortune. As-tu trouvé un trésor? {MISOPON} Non, mais j'ai trouvé une profession un peu plus lucrative que la vôtre. {IRIDE} Comment as-tu pu gagner de l'argent, puisque tu n'avais pas de capital ? {MISOPON} Toute terre nourrit l'art. {IRIDE} Je comprends. Tu parles de l'art de couper les bourses. {MISOPON} Que dis-tu là ? Je parle de l'art de l'alchimie. {IRIDE} Il y a tout au plus quinze jours que tu nous as quittés, et tu as acquis un art que les autres ont peine à apprendre eu plusieurs années? {MISOPON} J'ai trouvé un moyen plus court. {IRIDE} Lequel, je te prie? {MISOPON} Votre industrie m'avait procuré environ quatre écus d'or. Par un heureux hasard, je rencontrai un vieux compagnon de plaisir qui n'avait pas mieux administré son bien que moi. Nous bûmes ensemble, et il se mit, selon l'usage, à me raconter ses aventures. Je convins qu'il boirait sans qu'il lui en coutât, à la condition de me communiquer son art. Il me le communiqua de bonne foi et aujourd'hui c'est mon revenu. {IRIDE} Ne puis-je l'apprendre? {MISOPON} Je t'en ferai part même gratuitement à cause de notre ancienne camaraderie. Tu sais qu'il se trouve partout une foule de gens très curieux de cet art. {IRIDE} Je l'ai entendu dire et je le crois. {MISOPON} Chaque fois que l'occasion se présente, je m'insinue dans leur amitié et je vante mon art. Sitôt que je vois la mouette ouvrir le bec, je prépare ma pâtée. {IRIDE} De quelle manière ? {MISOPON} Je les avertis d'abord de ne pas s'en rapporter follement à ceux qui professent cet art. Car la plupart sont des imposteurs qui ne cherchent par leur charlatanisme qu'à vider la bourse des imprudents. {IRIDE} Cet exorde ne s'adapte guère à ton sujet. {MISOPON} J'ajoute même qu'ils ne me croient pas, s'ils ne constatent la vérité avec les yeux et les mains. {IRIDE} Tu as donc bien confiance en ton art. {MISOPON} Je veux qu'ils soient là pendant que s'accomplit la métamorphose; je leur recommande d'être attentifs, et, pour qu'ils n'aient point de doute, je les laisse exécuter eux-mêmes de leurs propres mains toute l'opération, à laquelle j'assiste de loin et sans y mettre les doigts, Je leur dis de purifier eux-mêmes la matière fondue, ou de la faire purifier par un orfèvre; je leur déclare d'avance la quantité d'argent ou d'or qu'ils recueilleront; enfin je les invite à soumettre le produit à plusieurs orfèvres, afin de le vérifier avec la pierre de touche. Ils trouvent le poids annoncé, ils trouvent l'or ou l'argent le plus pur; toute la différence est que je risque moins de perdre quand on opère sur l'argent. {IRIDE} Ton art n'a donc point de supercherie? {MISOPON} Au contraire, c'est de la supercherie pure. {IRIDE} Je ne vois pas encore l'escamotage. {MISOPON} Je vais te le montrer. J'arrête d'abord le prix; mais je ne veux pas qu'on me paye avant que l'expérience n'ait eu lieu. Je remets aux gens une petite poudre en leur faisant croire que sa vertu consomme toute l'affaire. Je ne communique la manière de fabriquer cette poudre que moyennant un bon prix. J'exige qu'on s'engage par serment à ne point révéler ce secret de l'art avant six mois à aucun des mortels ni des immortels. {IRIDE} Je ne saisis pas encore l'artifice. {MISOPON} Tout l'artifice consiste dans un morceau de charbon préparé à dessein. Je creuse ce charbon et j'y introduis de l'argent fondu en quantité égale au produit annoncé. Après avoir versé la poudre, je dispose le vase de telle façon qu'il soit enveloppé de charbons ardents, non seulement par-dessous et par côtés, mois encore par-dessus. Je fais croire que c'est dans les conditions de l'art. Parmi les charbons placés en haut, je mêle celui qui contient l'argent ou l'or. La force de la chaleur le fait fondre avec le reste de la matière qui devient de l'étain ou du bronze; en la purifiant on trouve le mélange. {IRIDE} C'est très adroit; mais comment trompes-tu si un autre opère de ses propres mains? {MISOPON} Quand celui-ci a tout fait suivant mes prescriptions, avant qu'il n'enlève le vase alchimique, je m'approche et je regarde si par hasard il n'a rien omis. Je dis qu'il me semble que dans le haut il manque un ou deux morceaux de charbon, et je glisse secrètement le mien. Je fais semblant de le ramasser dans le tas des autres, ou bien j'ai eu soin de l'y placer auparavant de façon que personne ne le reconnaisse et qu'il trompe l'opérateur, puis je le prends. {IRIDE} Mais quand ceux qui font l'expérience sans toi ne réussissent pas, quelle raison donnes-tu ? {MISOPON} Je ne risque 'rien puisqu'on m'a payé d'avance. J'invente un prétexte : ou le creuset avait un défaut, ou le charbon était de mauvaise qualité, ou le feu avait été mal fait. Du reste un des secrets de l'art que je professe, c'est de ne pas séjourner longtemps dans le même endroit. {IRIDE} Cet art te rapporte-t-il assez pour te taire vivre? {MISOPON} Oui, et même magnifiquement. Par conséquent toi aussi, si tu es sage, tu laisseras cette misère et tu entreras dans notre ordre. {IRIDE} Je chercherai plutôt à te faire rentrer dans le nôtre. {MISOPON} Moi, que je consente à reprendre ce que j'ai fui, et que j'abandonne un bien que j'ai trouvé! {IRIDE} Notre profession a cela de bon que l'habitude lui prête des charmes. Aussi tandis qu'une foule de gens se détachent de l'institut de saint François ou de saint Benoît, en as-tu jamais vu un seul qui, après avoir vécu quelque temps dans notre ordre , l'ait abandonné? Car en si peu de mois, tu n'as pas pu goûter ce que c'était que la mendicité. {MISOPON} Ce goût m'a appris que c'était la chose du monde la plus misérable. {IRIDE} Pourquoi donc ne la quitte-t-on pas? {MISOPON} Sans doute parce qu'on y est foncièrement malheureux. {IRIDE} Pour moi, je n'échangerais pas cette misère contre la fortune des rois. Rien ne ressemble plus à un trône que la mendicité. {MISOPON} Qu'entends-je ? rien ne ressemble plus à la neige que le charbon ! {IRIDE} Dis-moi, pourquoi les rois sont-ils principalement heureux? {MISOPON} Parce qu'ils font tout ce qu'il leur plaît. {IRIDE} Cette liberté, qui est le bonheur suprême, pas un roi n'en jouit mieux que nous. Je ne doute pas qu'il n'y ait bien des rois qui nous portent envie. Soit en guerre, soit en paix, nous vivons sans crainte ; on ne nous enrôle pas pour le service militaire; on ne nous appelle pas aux emplois publics; on ne nous soumet pas à la taille; quand le peuple est dépouillé à force d'exactions, nul ne s'inquiète de notre existence. Si nous commettons un crime, qui daignerait citer en justice un mendiant? Si nous frappons quelqu'un, il a honte de se battre avec un mendiant. Les rois ne peuvent mener une vie agréable ni en paix ni en guerre, et plus ils sont puissants, plus ils ont à redouter. Nous autres, comme si nous étions voués à Dieu, le public, par une sorte de religion, craint de nous offenser. {MISOPON} Mais en attendant vous êtes couverts de sales haillons et vous logez dans des cahutes. {IRIDE} Qu'est-ce que cela fait au vrai bonheur? Ces choses-là sont en dehors de l'homme. C'est à ces haillons que nous devons notre félicité. {MISOPON} Je crains que vous ne perdiez bientôt une bonne partie de cette félicité. {IRIDE} Pourquoi cela ? {MISOPON} Parce qu'il est question actuellement dans les villes d'empêcher les mendiants de vagabonder; chaque ville nourrira ses pauvres, et ceux qui sont robustes seront forcés de travailler. {IRIDE} Pourquoi fait-on cela ? {MISOPON} Parce qu'on a reconnu qu'il se commettait de grands abus sous le couvert de la mendicité, et ensuite que votre ordre était un fléau dangereux. {IRIDE} J'ai entendu souvent débiter de pareilles fables. Cela se fera aux calendes grecques. {MISOPON} Peut-être plus tôt que tu ne voudrais.