[41,0] XLI. L'ENTERREMENT. MARCOLPHE, PHÈDRE. [41,1] (MARCOLPHE) D'où vient Phèdre? Sort-il de l'antre de Trophonius? [41,2] (PHÈDRE) Pourquoi me demandez-vous cela? [41,3] (MARCOLPHE) Parce que, contre votre ordinaire, vous êtes triste, négligé, malpropre, sombre; en un mot, parce que vous démentez complétement votre nom. [41,4] (PHÈDRE) Si ceux qui passent quelque temps dans des ateliers de forgerons prennent un peu de noir, est-il étonnant que moi, qui ai passé tant de jours auprès de deux malades qui sont morts et enterrés, je sois plus triste que d'habitude, surtout quand tous deux étaient mes meilleurs amis? [41,5] (MARCOLPHE) De quels morts parlez-vous? [41,6] (PHÈDRE) Connaissiez-vous Georges de Baléar ? [41,7] (MARCOLPHE) Je le connais de nom seulement, mais pas de vue. [41,8] (PHÈDRE) Je sais que l'autre vous est tout à fait inconnu. Il se sommait Corneille Dumont; nous étions liés depuis plusieurs années. [41,9] (MARCOLPHE) Il ne m'est jamais arrivé de voir mourir quelqu'un. [41,10] (PHÈDRE) Cela m'est arrivé plus souvent que je n'aurais voulu. [41,11] (MARCOLPHE) La mort est-elle aussi horrible qu'on le dit communément? [41,12] (PHÈDRE) Le chemin de la mort est plus pénible que la mort elle-même. Si l'on chassa de son esprit l'horreur et l'image de la mort, on supprime une grande partie du mal. D'ailleurs, toutes les souffrances qu'entraîne soit la maladie, soit la mort, deviennent bien plus supportables si l'on s'abandonne entièrement à la volonté de Dieu. Quant au sentiment de la mort au moment où l'âme se sépare du corps, je crois qu'il est nul ou peu s'en faut, parce que la nature, avant d'en venu là, assoupit et éteint toutes les parties sensibles. [41,13] (MARCOLPHE) Nous naissons sans nous en apercevoir. [41,14] (PHÈDRE) Mais non sans que la mère s'en aperçoive. [41,15] (MARCOLPHE) Pourquoi ne mourons-nous pas de même? Pourquoi Dieu a-t-il voulu que la mort fût si cruelle ? [41,16] (PHÈDRE) Il a voulu que la naissance fût douloureuse et dangereuse pour la mère, afin qu'elle aimât plus tendrement son fruit; et il a voulu que la mort fût pour chacun un objet d'effroi; afin d'empêcher les hommes d'abréger leurs jours. En effet, quand on voit aujourd'hui encore tant de gens qui se suicident, imaginez-vous ce que ce serait si la mort n'avait rien d'horrible? Chaque fois qu'un valet ou même un fils adolescent aurait été battu, qu'une femme serait en colère contre son mari, qu'on aurait perdu sa fortune ou éprouvé quelque accident fâcheux, on courrait aussitôt à la corde, au poignard, à la rivière, au précipice, au poison. Les souffrances de la mort nous rendent la vie plus chère, surtout que les médecins ne peuvent pas guérir un mort. Mais comme tous ne viennent pas au monde de la mème façon, tous ne meurent pas de la même manière. Les uns sont délivrés par une mort subite, les autres languissent dans une lente agonie. Les léthargiques et ceux qui ont été piqués par un aspic, plongés dans un profond sommeil, meurent sans s'en apercevoir. J'ai remarqué qu'il n'y a point de mort si cruelle qu'on ne puisse supporter en s'armant d'une ferme résolution. [41,17] (MARCOLPHE) Laquelle des deux morts vous a paru la plus chrétienne ? [41,18] (PHÈDRE) Celle de Georges m'a paru la plus pompeuse. [41,19] (MARCOLPHE) La mort a donc aussi sa pompe? [41,20] (PHÈDRE) Je n'ai jamais vu deux morts plus opposées. Si vous avez le temps de m'écouter, je vous dépeindrai la fin de l'un et de l'autre; vous pourrez juger laquelle des deux morts est la plus enviable pour un chrétien. [41,21] (MARCOLPHE) C'est moi, au contraire, qui vous prie de me faire ce récit; je l'écouterai avec le plus grand plaisir. [41,22] (PHÈDRE) Écoutez donc d'abord la fin de Georges. Quand la mort eut donné des signes certains de son approche, les médecins réunis qui avaient soigné longtemps le malade, sans dire qu'ils avaient perdu tout espoir, commencèrent par demander leurs honoraires. [41,23] (MARCOLPHE) Combien y avait-il de médecins? [41,24] (PHÈDRE) Tantôt dix, tantôt douze, pour le moins six. [41,25] (MARCOLPHE) C'était assez pour tuer un homme bien portant. [41,26] (PHÈDRE) L'argent compté, ils avertirent secrètement les proches que la mort s'était pas loin, qu'ils devaient s'occuper du salut de l'âme, car il n'y avait plus à espérer de sauver le corps. Des amis intimes engagèrent doucement le malade à confier à Dieu le soin de sa santé, et à ne songer qu'aux moyens d'opérer son salut. A ces mots, Georges lança sur ses médecins des regards farouches, comme pour leur reprocher de l'abandonner. Ils lui répondirent qu'ils étaient des médecins et non des dieux; qu'ils avaient prodigué tous les secours de leur art, mais qu'il n'y avait point de remède contre une fatale nécessité. Ils passèrent ensuite dans la chambre voisine. [41,27] (MARCOLPHE) Comment! ils restèrent encore après avoir reçu leurs honoraires ? [41,28] (PHÈDRE) Ils n'étaient pas d'accord sur la nature de la maladie. L'un disait que c'était une hydropisie, l'autre une tympanite, celui-ci un abcès dans les intestins, les autres d'autres maladies; et pendant tout le temps qu'ils avaient traité le malade, ils avaient discuté avec chaleur sur le genre de la maladie. [41,29] (MARCOLPHE) L'heureux malade ! [41,30] (PHÈDRE) Pour terminer enfin ce débat, ils firent demander au mourant par la femme la permission d'ouvair son cadavre. Ils lui représentèrent que c'était une marque d'honneur, et qu'ordinairement on agissait ainsi envers les grands par considération; ensuite que cela contribuerait à sauver beaucoup de gens, ce qui mettrait le comble ses mérites; enfin ils lui promirent d'acheter à leurs frais trente messes pour le repos de son âme. Le mourant refusa d'abord, mais il finit par céder aux caresses de sa femme et de ses proches. Ceci fait, la cohorte des médecins se retira : car ils prétendent que ceux qui ont pour mission de guérir ne doivent pas être témoins de la mort, ni assister aux funérailles. On fit venir aussitôt le révérend père Bernardin, gardien des cordeliers, comme vous le savez, pour confesser le mourant. La confession était à peine terminée que déjà la maison émit pleine d'une foule de gens des quatre ordres qu'on nomme vulgairement mendiants. [41,31] (MARCOLPHE) Tant de vautours vers un seul cadavre ! [41,32] (PHÈDRE) On manda ensuite le curé pour donner au mourant l'extrême onction et la communion. [41,33] (MARCOLPHE) C'était agir pieusement. [41,34] (PHÈDRE) Mais peu s'en fallut qu'une bataille sanglante ne s'engageât entre le curé et les moines. [41,35] (MARCOLPHE) Devant le lit du malade? [41,36] (PHÈDRE) Et même en présence du Christ. [41,37] (MARCOLPHE) Quelle fut la cause de cet orage subit? [41,38] (PHÈDRE) Le curé, en apprenant que le malade s'était confessé à un franciscain, refusa d'accorder le sacrement de l'extrêm onction, l'eucharistie et la sépulture, s'il n'entendait de ses propres oreilles la confession du malade; disant qu'il était le curé, qu'il devait rendre compte au Seigneur de ses ouailles, et qu'il ne le pourrait pas si lui seul ignorait les secrets de leur conscience. [41,39] (MARCOLPHE) Ne trouva-t-on pas qu'il disait vrai? [41,40] (PHÈDRE) Pas les moines. Ils protestèrent tous énergiquement, surtout Bernardin et le dominicain Vincent. [41,41] (MARCOLPHE) Quelle raison donnèrent-ils ? [41,42] (PHÈDRE) Ils accablèrent le curé de grosses injures, l'appelant plusieurs fois âne et pasteur digne de conduire des pourceaux. "Moi, dit Vincent, je suis bachelier formé an théologie sacrée, je serai bientôt licencié et même décoré du titre de docteur ; toi, tu sais à peine lire l'Èvangile, tant s'en faut que tu puisses scruter les secrets de la conscience. Puisque tu es si curieux, va-t'en voir chez toi ce que font ta concubine et tes bâtards". Il ajouta une foule d'autres choses que j'ai honte de rapporter. [41,43] (MARCOLPHE) Que dit la curé? Resta-t-il muet? [41,44] (PHÈDRE) Muet? On eût dit une cigale saisie par l'aile. "Moi, dit-il, je ferai avec de la paille de fèves des bacheliers bien meilleurs que toi. Les fondateurs et les chefs de vos ordres, saint Dominique et saint François, où ont-ils appris la philosophie d'Aristote, les arguments de saint Thomas et les théories de Scot ? où ont-ils reçu le titre de bachelier! Vous vous êtes introduits dans le monde encore crédule; vous étiez peu nombreux, humbles, et il y avait parmi vous quelques hommes savants et pieux. Vous construisiez d'abord vos nids dans les campagnes et dans les bourgs, vous vous êtes retirés dans les villes les plus opulentes et dans les quartiers les plus florissants. Votre place était dans tous les villages qui ne peuvent nourrir un pasteur; vous ne fréquentez maintenant que les maisons du riches. Vous faites sonner bien haut les bulles des papes ; mais vos privilèges n'ont de valeur qu'à défaut de l'évêque, du pasteur et de son vicaire. Pas un de vous ne prêchera dans mon église tant que j'en serai le pasteur. Je ne suis pas bachelier: saint Martin ne l'était pas non plus, et cependant il remplisait les fonctions d'évêque. Si je manque de science, ce n'est point à vous que j'en demanderai. Croyez-vous que le monde soit encore assez stupide pour s'imaginer que l'habit de saint Dominique et de saint François a hérité de leur sainteté? Que vous importe ce que je fais chez moi? Ce que vous faites dans vos repaires et la façon dont vous en usez avec les religieuses sont connus de tout le public. Quant à la prospérité et à la pureté qui règnent dans les maisons des riches que vous fréquentez, tous les chassieux et les barbiers savent parfaitement à quoi s'en tenir". Je n'ose répéter le reste, Marcolphe; bref, il traita ces révérends pères sans la moindre révérence. Il n'y aurait pas eu de fin si Georges n'eut fait signe de la main qu'il voulait dire quelque chose. On obtint difficilement que la querelle se calmât pour le laisser parler. Alors le malade : "Que la paix, dit il, soit entre vous ! Je me confesserai de nouveau à vous, curé. Ensuite, avant que vous ne sortiez d'ici, on vous payera pour le son des cloches, pour les chants funèbres, pour le cénotaphe, pour la sépulture; car je ne veux pas que vous ayez aucun sujet de vous plaindre de moi". [41,45] (MARCOLPHE) Le curé refusa-t-il des conditions si équitables? [41,46] (PHÈDRE) Non, il murmura seulement quelques mots sur la confession, dont il fit grâce au malade. "A quoi bon, dit-il, fatiguer par des redites et le malade et le prêtre? S'il s'était confessé à moi en temps utile, peut-être aurait-il fait un testament plus pieux; ce sera à vous de voir." Cette équité du malade déplut beaucoup aux moines, indignés de voir que cette part du butin tombât entre les mains du curé. J'intervins alors et je parvins à assoupir le débat. Le curé donna au malade l'extrême onction, puis la communion, et, l'argent compté, il s'en alla. [41,47] (MARCOLPHE) A cette tempête succéda donc le calme? [41,48] (PHÈDRE) Au contraire, cette tempête fut suivie immédiatement d'une autre encore plus violente. [41,49] (MARCOLPHE) Pour quel motif, le vous prie? [41,50] (PHÈDRE) Vous allez voir. Les quatre ordres mendiants étaient accourus dans la maison; il se joignit à eux un cinquième ordre, celui des croisiers. Les quatre ordres s'élevèrent avec grand bruit contre ce cinquième qu'ils considéraient comme bâtard. "A-t-on jamais vu, disaient-ils, un char à cinq roues? De quel front vouloir qu'il y ait plus d'ordres, mendiants qu'il n'y a d'évangélistes? Par la même occasion, amenez ici tous les gueux des ponts et des carrefours." [41,51] (MARCOLPHE) Que disaient à cela les croisiers? [41,52] (PHÈDRE) Ils demandaient à leur tour comment avait marché le char de l'Église quand il n'y avait point d'ordre mendiant, puis quand il y en eut un et ensuite trois. "Quant au nombre des évangélistes, disaient ils, il n'a pas plus de rapport avec nos ordres qu'avec un dé qui présente quatre angles. Qui a admis les augustins et les carmes dans l'ordre des mendiants? Quand saint Augustin, quand saint Élie ont-ils mendié? Ils en ont pourtant fait les fondateurs de leurs ordres". Les croisiers débitèrent d'une voix tonnante ces paroles et plusieurs autres; mais, ne pouvant supporter seuls le choc de quatre armées, ils se retirèrent en proférant d'horribles menaces. [41,53] (MARCOLPHE) Alors du moins la tranquillité reparut. [41,54] (PHÈDRE) Du tout, cette coalition contre le cinquième ordre se changea en un combat de gladiateurs. Le franciscain et le dominicain soutenaient que les augustins et les carmes n'étaient pas de vrais mendiants, mais des bâtards et des substitués. Cette dispute s'échauffa tellement que je craignis tout de bon qu'on n'en vint aux mains. [41,55] (MARCOLPHE) Le malade endurait-il tout cela? [41,56] (PHÈDRE) Cela ne se passait pas vers son lit, mais dans une pièce contigue à sa chambre; néanmoins toutes les voix arrivaient à lui, et l'on ne chuchotait pas, le comédie se jouait à plein gosier; vous savez d'ailleurs que les malades ont l'oreille très fine. [41,57] (MARCOLPHE) Quelle fut enfin l'issue de la guerre? [41,58] (PHÈDRE) Le malade leur fit dire par sa femme de se taire un peu, qu'il arrangerait ce différend; il pria donc les augustins et les carmes de se retirer sur l'heure, disent qu ils n'y perdraient rien, car on leur enverrait chez eux autant de provisions qu'ils en recevraient en restant là. Il voulut que tous les ordres, même le cinquième, assistassent à son enterrement, et qu'on leur distribuât à chacun une somme égale; mais il défendit de les admettre au repas commun, dans la crainte d'occasionner du trouble. [41,59] (MARCOLPHE) Voilà un homme vraiment ami de l'ordre, pour avoir su, même en mourant, calmer tant d'agitations ! [41,60] (PHÈDRE) Oh ! il avait été pendant plusieurs années général d'armée. Tous les jours des démêlés de ce genre s'élèvent entre les compagnies. [41,61] (MARCOLPHE) Il était donc riche? [41,62] (PHÈDRE) Puissamment riche. [41,63] (MARCOLPHE) Mais d'un bien mal acquis, comme d'habitude, par des rapines, des sacrilèges, des extorsions. [41,64] (PHÈDRE) Il est vrai que c'est assez la coutume des généraux, et je n'oserais jurer que sa conduite ait été différente de la leur. Cependant, si je connais bien son caractère, il s'est enrichi moins par la violence que par son habileté. [41,65] (MARCOLPHE) Comment cela? . [41,66] (PHÈDRE) Il était très ferré sur l'arithmétique. [41,67] (MARCOLPHE) Ensuite? [41,68] (PHÈDRE) Ensuite ? Il comptait au prince trente mille soldats lors qu'ils étaient à peine sept mille; puis il y avait beaucoup de soldats qu'il ne payait pas. [41,69] (MARCOLPHE) Voilà une belle arithmétique ! [41,70] (PHÈDRE) De plus, il traînait adroitement la guerre en longueur, exigeant des contributions mensuelles des bourgs et villages taat ennemis qu'amis ; des uns pour ne pas souffrir d'hostilités, des autres pour leur permettre de pactiser avec l'ennemi. [41,71] (MARCOLPHE) Je reconnais la méthode ordinaire des soldats. Mais achevez votre récit. [41,72] (PHÈDRE) Bernardin et Vincent restèrent donc auprès du malade avec quelques compagnons de leur ordre; on envoya aux autres des munitions de bouche. [41,73] (MARCOLPHE) Ceux qui restèrent dans la place s'accordèrent-ils bien ? [41,74] (PHÈDRE) Pas trop. Ils marmottaient je ne sais quoi au sujet des prérogatives de leurs bulles; mais, pour ne pu continuer la comédie, on dissimula. Alors on procéda aux dispositions testamentaires, et, par-devant témoins, on en rédigea les clauses d'après les conventions intervenues précédemment entre eux. [41,75] (MARCOLPHE) Je brûle de les connaître. [41,76] (PHÈDRE) Je vous les dirai sommairement, car le détail en serait trop long. Georges laisse son épouse, agée de trente-huit ans, femme pleine d'intelligence et de vertu; deux fils, l'un agé de dix-neuf ans, l'autre de quinze, et deux filles qui n'ont pas atteint l'âge de puberté. Il était stipulé dans le testament que l'épouse n'ayant pu se décider à se faire moinesse, prendrait le manteau de béguine, qui tient le milieu entre les moinesses et les laïques; que le fils aîné n'ayant pu se déterminer à se faire moine... [41,77] (MARCOLPHE) Un vieux renard ce se laisse pas prendre au lacet. [41,78] (PHÈDRE) Il irait à Rome aussitôt après les funérailles de son père, et que là, en vertu d'une dispense du pape, fait prêtre avant l'âge requis, tous les jours pendant un an, il dirait la messe dans l'église de Vatican pour l'âme de son père, et que tous les vendredis il gravirait à genoux les degrés sacrés de Saint-Jean de Latran. [41,79] (MARCOLPHE) Accepta-t-il volontiers cet engagement? [41,80] (PHÈDRE) Pour ne pas dire par ruse, comme font les ânes lorsqu'on les charge d'un fardeau. Le fils cadet serait voué à saint François; la fille aînée à sainte Claire, et la cadette à sainte Catherine de Sienne. C'est tout ce qu'on put obtenir, car Georges avait l'intention, pour se rendre plus agréable à Dieu, de partager les cinq survivants entre les cinq ordres mendiants; on y travailla chaudement, mais la mère et le fils aîné ne cédèrent ni aux menaces, ai aux caresses. [41,81] (MARCOLPHE) C'est une manière de déshériter. [41,82] (PHÈDRE) Voici comment tout l'héritage était partagé. Après avoir prélevé sur le tout les frais des funérailles, l'épouse recevrait un douzième, dont moitié servirait à son entretien et moitié appartiendrait à la maison dans laquelle elle devait entrer; si, changeant d'avis, elle la quittait, tout l'argent resterait à la communauté. Un douzième serait alloué au fils aîné, auquel on compterait immédiatement la somme nécessaire pour ses frais de voyage, pour l'achat d'une bulle et pour son entretien à Rome pendant un an. Si, changeant de résolution, il refusait d'embrasser les ordres, son douzième serait partagé entre les franciscains et les dominicains. Je crains que cela n'arrive, tant le jeune homme paraissait avoir de l'éloignement pour la prêtrise. Deux douzièmes seraient remis au monastère qui recevrait le fils cadet; deux autres également eux monastères qui recevraient les jeunes filles, mais avec cette clause que si elles et leur frère refusaient d'embrasser la vie religieuse, tout l'argent serait acquis intégralement à la communauté. Un douzième serait accordé à Bernardin; un douzième à Vincent; un demi-douzième aux chartreux pour la communion de toutes les bonnes oeuvres qui se feraient dans l'ordre entier. Le douzième et demi qui restait serait distribué à ceux des pauvres honteux que Bernardin et Vincent jugeraient dignes d'intérèt. [41,83] (MARCOLPHE) Voua devriez dire comme les jurisconsultes : à ceux ou à celles. [41,84] (PHÈDRE) Lecture faite du testament, ils le ratifièrent en ces termes : "Georges de Baléar, vivant et sain d'esprit, approuvez-vous ce testament que depuis longtemps vous avez fait sincèrement?- Je l'approuve. - Est-ce votre volonté suprême et immuable? - Oui. - Instituez-vous pour vos exécuteurs testamentaires le bachelier Vincent ici présent et moi? - Oui." On lui dit ensuite d'écrire au bas. [41,85] (MARCOLPHE) Comment le put-il, étant mourant? [41,86] (PHÈDRE) Bernardin conduisit la main du malade. [41,87] (MARCOLPHE) Qu'écrivit-il? [41,88] (PHÈDRE) Quiconque tentera de rien changer à cela s'attirera la colère de saint François et de saint Dominique, [41,89] (MARCOLPHE) Mais ne craignaient-ils pas qu'on leur fît un procès pour testament inofficieux? [41,90] (PHÈDRE) Ce genre de procès n'est point recevable pour las choses consacrées à Dieu, et personne ne se permet d'intenter un procès à Dieu. Cela fait, la femme et les enfants, mettant leur main dans la main du malade, jurèrent de tenir leurs engagements. On s'occupa ensuite de la pompe funèbre, non sans débat. A la fin il fut décidé que les cinq ordres y enverraient chacun neuf membres, en l'honneur des cinq livres de Moïse et des neuf chœurs des anges. Chaque ordre porterait en tête sa croix, et chanterait les cantiques funèbres. Outre les parents, on louerait trente porte-cierges vêtus de noir (le Seigneur avait été vendu pour trente pièces de monnaie), lesquels seraient accompagnés par honneur de douze pleureurs (le nombre douze est cher à l'ordre apostolique). Derrière le corbillard suivrait le cheval de Georges, vêtu de noir, la tête attachée aux genoux afin qu'il parût chercher son maître à terre. Sur la housse du cheval on verrait les armoiries du défaut, de même que sur chaque cierge et sur chaque habit de deuil. Le corps serait mis, à droite du maître-autel, dans un tombeau de marbre, haut de quatre pieds à partir du sol. Au sommet, le général serait couché, sculpté en marbre de Paros, et armé de pied en cap. Son casque serait revêtu d'un panache en plumes de pélican ; son bras gauche tiendrait un écu ayant pour blason trois têtes d'or de sanglier sur champ d'argent ; à son côté pendrait une épée à poignée dorée ; il porterait un baudrier doré et orné de boutons de pierrerie ; ses talons seraient garnis d'éperons d'or, car il était chevaIier de l'Éperon d'or; à ses pieds se tiendrait un léopard. Les soubassements du sépulcre contiendraient une épitaphe digne d'un tel personnage. Il voulut que son coeur fut renfermé à part dans la chapelle de saint François. Il chargea le curé d'ensevelir honorablement ses entrailles dans la chapelle consacrée à la Vierge mère. [41,91] (MARCOLPHE) Ces funérailles sont assurément pompeuses, mais trop chères. A Venise le dernier des savetiers serait enterré avec plus d'honneur et moins de frais. La confrérie fournit un corbillard élégant qu'accompagnent quelquefois six cents moines en robe et en manteau. [41,92] (PHÈDRE) Moi aussi j'ai vu cette gloriole absurde des pauvres, et j'en ai ri. Les foulons et les corroyeurs marchent en tête, les cordonniers forment la queue, et les moines sont au milieu; on dirait la Chimère, et ce n'était pas autre chose, si vous l'aviez vu. Georges ordonna encore que les franciscains et les dominicains tireraient au sort pour savoir lequel des deux ordres aurait le pas dans la cérémonie, et qu'ensuite les autres en feraient de même pour éviter le tumulte. Le curé et son clergé occuperaient le dernier rang, c'est-à-dire le premier. Les moines n'auraient pas souffert qu'il en fût autrement. [41,93] (MARCOLPHE) Il ne s'entendait pas seulement à disposer les armées, mais encore les pompes funèbres. [41,94] (PHÈDRE) Il voulut aussi que le service funèbre qui se célébrerait à la paroisse fût chanté en musique, par honneur. Pendant que l'on agitait toutes ces questions, le malade eut le frisson et donna des signes certains que le moment suprème était arrivé. On prépara donc le dernier acte de la pièce. [41,95] (MARCOLPHE) Ce n'est pas encore fini? [41,96] (PHÈDRE) On lut une bulle du pape qui promettait au mourant la rémission de tous ses crimes, l'affranchissait complètement de la crainte du purgatoire, et déclarait légitime la possession de tous ses biens. [41,97] (MARCOLPHE) Même de ceux acquis par le vol? [41,98] (PHÈDRE) Ils étaient acquis du moins par le droit de la guerre et suivant l'usage militaire. Mais par hasard le jurisconsulte Philippe, frère de l'épouse, était présent; il signala dans la bulle un passage qui n'était pas rédigé comme il fallait, et il donna à entendre que la pièce était fausse. [41,99] (MARCOLPHE) Ce n'était pas le cas; il fallait dissimuler lors même qu'il y aurait eu une erreur, et le malade ne s'en serait pas trouvé plus mal. [41,100] (PHÈDRE) Je suis de votre avis. Le malade en fut si troublé qu'il fut sur le point de désespérer de son salut. Alors Vincent paya de courage : il dit à Georges de se tranquilliser, qu'il avait le pouvoir de corriger les erreurs et de suppléer aux omissions qui pourraient se rencontrer dans les bulles. "Si la bulle vous a trompé, ajoute-t-il, je mets mon âme à la place de la vôtre, afin que la vôtre aille au ciel et que la mienne aine en enfer". [41,101] (MARCOLPHE) Dieu accepte-t-il cet échange d'âmes ? Et, s'il l'accepte, Georges était-il bien garanti avec un pareil gage? Si l'âme de Vincent, même sans échange, était damée? [41,102] (PHÈDRE) Je raconte ce qui s'est passé. Vincent obtint du moins une chose : le malade parut revenir à la vie. On lut ensuite un engagement dans lequel on promettait à Georges sa participation à toutes les oeuvres qui s'accompliraient chez les quatre ordres et chez les Chartreux. [41,103] (MARCOLPHE) Pour moi, j'aurais peur de rouler en enter s'il me fallait porter sur mes épaules un pareil fardeau. [41,104] (PHÈDRE) Je parle des bonnes oeuvres : elles ne chargent pas plus l'âme prête à s'envoler que le plumage ne charge l'oiseau. [41,105] (MARCOLPHE) A qui lèguent-ils donc leurs mauvaises oeuvres? [41,106] (PHÈDRE) Aux soldats levés en Allemagne. [41,107] (MARCOLPHE) De quel droit? [41,108] (PHÈDRE) Du droit de l'Évangile : "Il sera donné à celui qui a". En même temps on lut le nombre des messes et des psautiers qui accompagneraient l'âme du défunt. Ce nombre était immense. Ensuite on recommença la confession et on donna l'absolution. [41,109] (MARCOLPHE) Rendit-il ainsi l'âme? [41,110] (PHÈDRE) Pas encore. On étendit par terre une natte de joncs, roulée par un bout de manière à former une espèce de chevet. [41,111] (MARCOLPHE) Que va-t-on faire maintenant? [41,112] (PHÈDRE) On jeta dessus des cendres, mais peu; on y déposa le corps du malade. On étendit sur lui une robe de franciscain, après l'avoir consacrée par des prières et de l'eau bénite. On mit sous ta tête un capuchon, parce qu'il ce pouvait pas l'endosser. On y plaça en même temps la bulle et les cautionnements. [41,113] (MARCOLPHE) Singulier genre de mort! [41,114] (PHÈDRE) Cependant ils affirment que le démon n'a aucun droit sur ceux qui meurent ainsi. Ils disent que saint Martin et saint François entre autres sont morts de cette manière. [41,115] (MARCOLPHE) Mais leur vie avait répondu à leur mort. Que fit on ensuite, je vous prie ? [41,116] (PHÈDRE) On présenta au malade un crucifix et un cierge. Il dit en voyant le crucifix : "J'avais coutume à la guerre de me couvrir de mon bouclier; maintenant j'opposerai ce bouclier à mon ennemi." Et, l'ayant baisé, il le mit sur son épaule gauche. A la vue du cierge : "Autrefois, dit-il, je me servais vaillamment de la lance; maintenant je brandirai cette lance contre l'ennemi des âmes." [41,117] (MARCOLPHE) C'est un langage tout à fait militaire. [41,118] (PHÈDRE) Ce furent ses dernières paroles. Aussitôt la mort s'empara de sa langue, et il commença à rendre l'âme. Bernardin se tenait à droite du mourant, Vincent à gauche, tous deux doués d'une voix sonore. L'un lui montrait l'image de saint François, l'autre celle de saint Dominique. D'autres, répandus dans la chambre, murmuraient des psaumes d'un ton lugubre. Bernardin écorchait de ses cris l'oreille droite, Vincent l'oreille gauche. [41,119] (MARCOLPHE) Que criaient-ils? [41,120] (PHÈDRE) Bernardin s'exprimait à peu près en ces termes : "Georges de Boléar, si vous approuvez encore maintenant ce qui a éte fait entre nous, tournez la rate à droite." Il la tourna. Vincent, de son coté : "N'ayez aucune crainte, Georges, vous avez pour défenseurs saint Français et saint Dominique. Soyez tranquille. Songez à la quantité d'oeuvres méritoires et à la bulle que vous avez; enfin souvenez-vous que, s'il y avait quelque danger, mon âme est engagée pour la vôtre. Si vous comprenez et approuvez cela, tournez le tête à gauche. Il la tourna. Puis, criant tous deux à la fois : "Si vous me comprenez, dirent-ils, serrez-moi la main". Il leur serra la main. Ces mouvements de tête à droite et à gauche et ces serrements de mains durèrent près de trois heures. Lorsque Georges commença à râler, Bernardin debout prononça l'absolution, qu'il ne put achever avant que Georges eût rendu le dernier soupir. Il mourut vers le milieu de la nuit; le matin, on procéda à l'ouverture du corps. [41,121] (MARCOLPHE) Quelle maladie y découvrit-on? [41,122] (PHÈDRE) Vous faites bien de me le demander, je l'avais oublié. Un morceau de plomb était attaché au diaphragme, [41,123] (MARCOLPHE) Comment cela ? [41,124] (PHÈDRE) Sa femme disait qu'il avait été blessé autrefois par un boulet de canon. Les médecins en conclurent qu'il lui était resté dans le corps un morceau de plomb fondu. Ensuite le cadavre mutilé fut revêtu tant bien que mal de l'habit de franciscain. Après dîner on fit l'enterrement avec tout l'appareil qui avait été convenu. [41,125] (MARCOLPHE) Je n'ai jamais vu de mort si laborieuse, ni de funérailles si pompeuses. Mais je vous conseille de ne point divulguer cette histoire. [41,126] (PHÈDRE) Pourquoi cela? [41,127] (MARCOLPHE) De peur d'irriter les frelons. [41,128] (PHÈDRE) Il n'y a pas de danger. En effet, si mon récit est pieux, il importe aux moines que le public en soit instruit; s'il ne l'est pas, tous les honnêtes gens qui sont parmi eux me sauront gré de mes révélations, afin que les coupables, corrigés par la honte, ne recommencent plus. Car il existe parmi eux des hommes sensés et vraiment pieux qui ce sont souvent plaints à moi de ce que, par la superstition et la perversité d'un petit nombre, l'ordre entier encourait la haine des gens de bien. [41,129] (MARCOLPHE) Vous pensez sagement et courageusement. Mais je suis impatient de savoir comment Corneille est décédé. [41,130] (PHÈDRE) Comme il a vécu sans gêner personne, il est mort de même. Il avait une fièvre chronique, qui revenait tous les ans à une époque fixe. Cette fièvre, soit en raison du poids de l'âge (car il avait passé soixante ans), soit pour d'autres motifs, le tourmenta plus qu'à l'ordinaire, et il pressentit lui-même que le jour fatal approchait. Quatre jours avant de mourir, c'était un dimanche, il alla à l'église, se confessa à son curé, entendit le sermon et la messe, communia dévotement et rentra chez lui. [41,131] (MARCOLPHE) N'eut-il point recours aux médecins? [41,132] (PHÈDRE) Il en consulta seulement un, aussi honnête homme que bon médecin; il se nomme Jacques Castrut. [41,133] (MARCOLPHE) Je le connais. II n'y a rien de plus franc que lui. [41,134] (PHÈDRE) Celui-ci déclara que ses soins ne manqueraient point à son ami, mais qu'il croyait que la guérison dépendait de Dieu plutôt que des médecins. Corneille accueillit cette parole avec autant d'allégresse que si on lui eût donné l'espérance certaine qu'il vivrait. Quoiqu'il eût toujours été très charitable envers les pauvres dans la mesure de ses ressources, tout ce qu'il put retrancher de son bien sans nuire à sa femme et à ses enfants, il le distribua aux nécessiteux, non pas à ces mendiants de profession que l'on rencontre partout, mais à de braves gens qui luttaient péniblement par leur travail contre la pauvreté. Je l'engageai à se mettre au lit, et à faire venir un prétre plutôt que de fatiguer son corps exténué. Il me répondit qu'il avait toujours eu à cour d'aider ses amis autant qu'il le pouvait plutôt que de leur être à charge, et qu'il ne voulait pas se démentir en mourant. Il ne resta couché que le dernier jour et une partie de la nuit où il quitta la terre. Jusque-là, à cause de sa faiblesse, il s'appuya sur un bâton, ou il s'assit sur une chaise; il se mit rarement au lit, et encore tout habillé et sur son séant. Pendant ce temps il donnait ses ordres pour le soulagement des indigents, surtout de ceux qu'il connaissait et qui demeuraient dans son voisinage, ou bien il lisait dans les livres sacrés les passages qui excitent notre confiance en Dieu et ceux qui témoignent sa charité pour nous. Si la fatigue l'empêchait de lire lui-même, il se faisait faire la lecture par un ami. Souvent il exhortait avec effusion sa famille à vivre dans l'union, la concorde et l'amour de la vraie piété; il consolait tendrement les siens, affligés de sa mort. Il leur recommanda plusieurs lois de ne laisser aucune dette impayée. [41,135] (MARCOLPHE) N'avait-il point fait de testament ? [41,136] (PHÈDRE) Il en avait fait un depuis longtemps, étant sain de corps et d'esprit. Car il disait que tester au lit de mort n'est point tester, mais extravaguer. [41,137] (MARCOLPHE) N'avait-il rien légué aux monastères et aux indigents? [41,138] (PHÈDRE) Pas un denier. "J'ai, dit-il, administré mon bien comme je l'ai pu. Maintenant que je livre à d'autres la possession de ce bien, je leur en livre aussi la gestion. J'espère qu'ils en feront un meilleur usage que moi". [41,139] (MARCOLPHE) Ne manda-t-il pas auprès de lui des hommes pieux, comme fit Georges? [41,140] (PHÈDRE) Pas un; à l'exception de sa famille et de deux amis intimes, il n'y avait personne. [41,141] (MARCOLPHE) Je me demande ce qui a pu le faire agir ainsi. [41,142] (PHÈDRE) Il ne voulait pas, disait-il, que sa mort fût plus incommode que ne l'avait été sa naissance. [41,143] (MARCOLPHE) J'attends la fin de ce récit. [41,144] (PHÈDRE) Vous la saurez bientôt. Le jeudi suivant, il ne quitta pas le lit, éprouvant une très grande faiblesse. Le curé, appelé, lui donna l'extrême onction et le communia de nouveau, mais sans le confesser, car il disait que sa conscience n'avait rien à lui reprocher. Alors le curé parla de la sépulture et lui demanda avec quelle pompe et en quel lieu il voulait être enterré. "Enterrez-moi, dit-il, comme vous enterreriez un chrétien de la plus basse condition; peu m'importe où vous déposerez ce misérable corps que l'on saura bien retrouver au dernier jour en quelque endroit que vous l'ayez mis. Quant à la pompe funèbre, je n'y tiens pas". On amena ensuite la conversation sur le son des cloches, sur les tricénaires et les anniversaires, sur la bulle, sur l'achat de la participation aux mérites: "Mon pasteur, reprit Corneille, je ne m'en trouverai pas plus mal quand même on ne sonnera point de cloche. Si vous me jugez digne d'une seule messe funèbre, ce sera plus que suffisant. S'il est d'autres cérémonies que l'on ne puisse omettre sans scandaliser les faibles à cause de l'usage général de l'Église, je vous laisse libre d'agir comme vous l'entendrez. Mais je ne veux acheter les prières de personne, ni dépouiller de ses mérites qui que ce soit. Loa mérites du Christ sont assez abondants, et j'espère profiter des prières et des mérites de l'Église entière, si toutefois j'en suis un membre vivant. Tout mon espoir se fonde sur deux bulles : l'une est celle de mes péchés que le Seigneur Jésus a détruite en la clouant à la croix, l'autre est celle qu'il a écrite et signée lui-même de son sang sacré et par laquelle il nous a rendus certains du salut éternel, si nous mettions toute notre confiance en lui. A Dieu ne plaise que, armé de mérites et de bulles, je provoque mon Seigneur à venir en jugement avec son serviteur, sachant bien que devant sa présence nul vivant ne sera justifié. J'en appelle donc de sa justice à sa miséricorde, parce qu'elle est immense et ineffable". Après cette réponse, le curé s'en alla. Corneille, transporté de joie en concevant la ferme espérance de son salut, se fait lire quelques passages des livres saints qui confirment l'espoir de la résurrection et la récompense de l'immortalité, tels que le récit d'Isaïe sur la prolongation des jours d'Ézéchiss avec le cantique, le quinzième chapitre de la première épître de saint Paul aux Corinthiens, la mort de Lazare d'après saint Jean, mais surtout l'histoire de la Passion du Christ d'après les Évangiles. Avec quelle avidité il dévorait tout cela, tantôt soupirant, tantôt rendant grâces les mains jointes, tantôt tressaillant de joie, tantôt adressant au ciel des prières jaculatoires ! Dans l'après-dînée, ayant peu dormi, il se fit lire le douzième chapitrede l'Évangile de saint Jean jusqu'à la fin de l'histoire. Vous auriez dit un homme complétement transfiguré et animé d'un nouvel esprit. Le soir venu, ii fit appeler sa femme et ses enfants, et, se tenant debout autant qu'il le pouvait, il leur parla en ces termes : "Très chère épouse, ceux que Dieu avait unis jadis, il les sépare maintenant, mais de corps seulement et pour un temps très court. Les soins, la tendresse, l'amour que jusqu'à présent vous prodiguiez aux deux gages de notre union et à moi, reportez-les tout entiers sur nos enfants. Soyez bien persuadée que vous ne pourrez rien faire qui soit plus agréable à Dieu et à moi que d'élever, de soigner et d'instruire ces fruits de notre mariage que Dieu nous a donnés, de manière à les rendre dignes du Christ. Redoublez donc de tendresse à leur égard et croyez que ma part rejaillit sur vous. Si vous le faites, comme j'ai le certitude que vous le ferez, ces enfants ne seront point orphelins. Si vous vous remariez..." A cette parole, sa femme éclate en sanglots et jura qu'elle ne songerait jamais à se remarier. Alors Corneille: "Ma très chère soeur dans le Christ, lui dit-il, si le Seigneur Jésus daigne vous accorder la force d'accomplir votre résolution, ne refusez pas ce don céleste; cela n'en vaudra que mieux pour vous et pour nos enfants. Si au contraire, la faiblesse de la chair vous appelle ailleurs, sachez que ma mort vous affranchit des liens du mariage, mais qu'elle ne vous délivre pas de l'obligation que vous avez contractée en mon nom et au vôtre de prendre soin de nos enfants communs. Quant à la question du mariage, usez de la liberté que le Seigneur vous a laissée. Je ne vous recommande instamment qu'une chose, c'est de choisir un mari d'un caractère facile, et de vous conduire envers lui de telle sorte que, soit bonté naturelle, soit désir de vous plaire, il puisse aimer vos enfants d'un premier lit. Prenez donc garde de vous lier par un voeu. Conservez-vous libre pour Dieu et pour nos enfants; formez-les à la pratique de toutes les vertus, en ayant soin de ne leur faire embrasser aucune carrière avant que l'âge et l'expérience aient démontré quel est le genre de vie qui leur convient." Puis, se tournant vers ses enfants, il les exhorta à aimer le devoir, à obéir à leur mère, à vivre entre eux dans la concorde et l'union. Ensuite il donna un baiser à sa femme, et, ayant fait le signe de la croix, il souhaita à ses enfants de bons sentiments et la miséricorde du Christ. Après cela, s'adressant à tous ceux qui étaient présents: "Demain matin, dit-il, le Seigneur, qui a ressuscité au point du jour, daignera dans sa miséricorde tirer cette âme du sépulcre de ce misérable corps et des ténèbres de cette mortalité pour l'introduire dans sa lumière céleste. Je ne veux pas que ces jeunes enfants se fatiguent par une veille inutile. Que les autres aillent aussi se coucher ; il suffit que quelqu'un reste auprès de moi pour me faire une sainte lecture." La nuit se passa; vers quatre heures, tout le monde était présent, il se fit lire tout le psaume que le Seigneur a récité en priant sur la croix. Ce psaume achevé, il demanda un cierge et un crucifix. Il dit, en prenant le cierge : "Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrais-je?" Et en baisant le crucifix, il dit : "Le Seigneur est le protecteur de ma vie, de qui aurais je peur?" Ensuite, croisant ses mains sur la poitrine dans la posture d'un suppliant, il leva les yeux au ciel et dit : "Seigneur Jésus, recevez mon âme". Au même instant il ferma les yeux comme pour dormir, et rendit l'âme avec un léger soupir; on aurait dit qu'il s'endormait, et non qu'il venait d'expirer. [41,145] (MARCOLPHE) Je n'ai jamais ouï parler d'une mort aussi tranquille. [41,146] (PHÈDRE) Tel il avait été pendant toute sa vie. Tous deux furent mes amis; peut-être ne puis-je pas juger impartialement lequel des deux est mort le plus chrétiennement; vous qui êtes désintéressé, vous en jugerez mieux. [41,147] (MARCOLPHE) Je le ferai, mais à loisir.