[54,0] COLLOQUE LIV : LE POINT DU JOUR. NÉPHALE. PHILYPNE. {NÉPHALE} Je voulais aller vous voir aujourd'hui, Philypne; mais on m'a dit que vous n'étiez pas chez vous. {PHILYPNE} On n'a pas tout à fait menti : pour vous, je n'y étais pas; mais pour moi, j'y étais on ne peut plus. {NÉPHALE} Que signifie cette énigme? {PHILYPNE} Vous connaissez ce vieux proverbe : "Je ne dors pas pour tout le monde". Vous vous rappelez aussi le bon mot de Nasica. Un jour qu'il désirait voir son ami Ennius, celui-ci lui fit dire par sa servante qu'il n'y était pas. Nasica s'en aperçut et se retira. Ennius, à son tour, s'étant présenté chez Nasica et ayant demandé à l'esclave si son maître était chez lui, Nasica, du fond de son appartement, cria : "Non, je n'y suis pas". Ennius, reconnaissant sa voix: "Impertinent, dit-il, n'est-ce pas toi que j'entends parler? —Tu es bien plus impertinent, répliqua Ennius, de ne pas t'en rapporter à moi qui m'en suis rapporté à ta servante". {NÉPHALE} Vous étiez probablement très occupé. {PHILYPNE} Du tout; je jouissais agréablement du repos. {NÉPHALE} Vous me mettez à la torture par une nouvelle énigme. {PHILYPNE} Je vais donc parler sans détours et appeler figue une figue. {NÉPHALE} Parlez. {PHILYPNE} Je dormais profondément. {NÉPHALE} Que dites-vous? Il était plus de huit heures, et dans ce mois le soleil est levé avant quatre heures. {PHILYPNE} Je n'empêche pas le soleil de se lever à minuit, pourvu qu'on me laisse dormir tout mon soûl. {NÉPHALE} Était-ce par hasard ou par habitude? {PHILYPNE} Uniquement par habitude. {NÉPHALE} L'habitude d'une chose qui n'est pas bonne est très mauvaise. {PHILYPNE} Au contraire, on ne dort jamais mieux qu'après le lever du soleil. {NÉPHALE} A quelle heure sortez-vous donc du lit? {PHILYPNE} Entre quatre et neuf. {NÉPHALE} L'intervalle est assez long. Les reines ne mettent pas tant de temps à leur toilette. Mais d'où vous est venue cette habitude? {PHILYPNE} Comme nous passons une bonne partie de la nuit en festins, en jeux et en divertissements, nous réparons le temps perdu en dormant la matinée. {NÉPHALE} Je n'ai jamais vu de prodigue pareil à vous. {PHILYPNE} Il me semble que c'est plutôt économie que prodigalité, car pendant ce temps je ne brûle pas de chandelles et je n'use point d'habits. {NÉPHALE} Fausse économie : vous ménagez du verre pour perdre des diamants. Il en jugeait autrement ce philosophe qui, lorsqu'on lui demanda quelle était la chose la plus précieuse, répondit : "Le temps". Or, comme il est certain que le point du jour est la plus belle partie de la journée, vous prenez plaisir à perdre ce qu'il y a de plus précieux dans la chose du monde la plus précieuse. {PHILYPNE} Est-ce du- temps perdu que le temps qu'on donne à son corps? {NÉPHALE} Dites plutôt qu'on retranche à son corps, qui ne se porte jamais mieux, qui n'a jamais plus de vigueur que quand un sommeil modéré et opportun a réparé ses forces, et qu'il s'est retrempé par le travail du matin. {PHILYPNE} Mais il est doux de dormir. {NÉPHALE} Quelle douceur peut-il y avoir à ne rien sentir? {PHILYPNE} La douceur de ne sentir rien de désagréable. {NÉPHALE} A ce compte là, ceux qui dorment dans leurs sépulcres ne sont-ils pas plus heureux? car le sommeil est souvent troublé par des songes désagréables. {PHILYPNE} On dit que ce sommeil engraisse beaucoup. {NÉPHALE} Cet engraissement convient aux loirs et non aux hommes. On fait bien d'engraisser les animaux qui sont destinés à la table; mais à quoi l'embonpoint peut-il servir à l'homme, sinon à le charger, quand il marche, d'un plus lourd fardeau? Dites-moi, si vous aviez un domestique, aimeriez-vous mieux qu'il fût obèse ou vif et alerte? {PHILYPNE} Mais je ne suis pas un domestique. {NÉPHALE} Je vous demande seulement si vous préféreriez un serviteur dispos à un autre chargé de cuisine. {PHILYPNE} Je le préférerais sans aucun doute. {NÉPHALE} Platon a dit que ce qui fait l'homme, c'est l'esprit, et que le corps n'est autre chose que le domicile ou l'instrument de l'esprit. Vous avouerez du moins, j'imagine, que l'esprit est la partie principale de l'homme, et que le corps est le serviteur de l'esprit? {PHILYPNE} Soit, si vous le voulez. {NÉPHALE} Puisque vous ne voudriez pas d'un serviteur ventru et que vous en aimeriez un qui fût agile et leste, pourquoi procurez-vous à votre esprit un serviteur paresseux et obèse? {PHILYPNE} Je suis vaincu par l'évidence. {NÉPHALE} Il y e encore un autre préjudice. Puisque l'esprit l'emporte de beaucoup sur le corps, vous avouerez que les avantages de l'esprit sont bien supérieurs à ceux du corps? {PHILYPNE} C'est probable. {NÉPHALE} Parmi les avantages de l'esprit, la sagesse occupe le premier rang. {PHILYPNE} Je l'avoue. {NÉPHALE} Pour l'acquérir, le moment le plus favorable de la journée est le matin, quand le soleil, commençant à paraître, répand dans toute la nature la force et la vigueur et dissipe les vapeurs qui, s'échappant de l'estomac, obscurcissent le siège de l'intelligence. {PHILYPNE} Je n'en disconviens pas. {NÉPHALE} Cakulez maintenant tout le savoir que vous pourriez acquérir pendent ces quatre heures que vous perdez dans un sommeil intempestif. {PHILYPNE} Il est certain que je pourrais en acquérir beaucoup. {NÉPHALE} J'ai éprouvé que l'on fait plus de progrès en étudiant une heure le matin qu'en étudiant trois heures l'après-midi, et cela sans nuire à sa santé. {PHILYPNE} Je l'ai ouï dire. {NÉPHALE} Additionnez vos pertes de chaque jour, et voyez ensuite où monterait le total. {PHILYPNE} Assurément, il serait considérable. {NÉPHALE} Celui qui dépense mal à propos l'or et les pierreries passe pour prodigue et est mis en tutelle; n'est-ce pas une prodigalité plus honteuse que de perdre des trésors bien autrement précieux? {PHILYPNE} C'est vrai, à juger la chose sainement. {NÉPHALE} Pesez maintenant ce mot de Platon : "Rien n'est plus beau, rien n'est plus aimable que la sagesse, et, si on pouvait la voir des yeux du corps, elle exciterait en nous un amour d'elle incroyable". {PHILYPNE} Mais elle est invisible. {NÉPHALE} Oui, pour les yeux du corps; mais on la voit des yeux de l'esprit, qui est la meilleure partie de l'homme. Et comme l'amour qu'elle inspire est incroyable, l'esprit éprouve un bonheur extrême chaque fois qu'il s'abouche avec une pareille amie. {PHILYPNE} Ce que vous dites me parait vrai. {NÉPHALE} Eh bien, puisque vous en convenez, changez donc maintenant votre sommeil, qui est l'image de la mort, contre un tel bonheur. {PHILYPNE} Mais alors les divertissements de la nuit seront perdus. {NÉPHALE} C'est une perte heureuse que d'échanger le mal contre le bien, le laid contre le beau, le vil contre le précieux. Celui qui convertit du plomb en or perd avantageusement. La nature a destiné la nuit au sommeil; le soleil, en se levant, rappelle tous les animaux, et particulièrement l'homme, aux fonctions de la vie. "Ceux qui dorment, dit saint Paul, dorment la nuit, et ceux qui sont ivres sont ivres la nuit". En effet, quand tous les animaux se réveillent avec le soleil, que quelques-uns même le saluent de leurs chants avant qu'il ne paraisse, que l'éléphant adore son lever, quelle honte pour l'homme de dormir profondément longtemps après le lever de cet astre I Chaque fois que ses rayons dorés éclairent votre chambre, ne semble-t-il pas vous reprocher votre sommeil et vous dire : "Insensé, pourquoi prends-tu plaisir à perdre la meilleure partie de ta vie? Je ne luis pas pour que vous dormiez dans les ténèbres, mais pour. que vous vous occupiez honnêtement". On n'allume point une lampe pour dormir, mais pour se livrer à quelque occupation, et devant cette lampe, la plus belle de toutes, vous ne faites que ronfler! {PHILYPNE} Vous déclamez avec art. {NÉPHALE} Non pas avec art, mais avec vérité. Vous avez sans doute entendu dire souvent ce mot d'Hésiode : "Il est trop tard d'épargner quand en est au fond". {PHILYPNE} Très souvent, car c'est au milieu du tonneau que le vin est le meilleur. {NÉPHALE} Le plus beau temps de la vie est le commencement, c'est-à-dire la jeunesse. {PHILYPNE} Vous avez raison. {NÉPHALE} Eh bien, le matin est à la journée ce que la jeunesse est à le vie. N'est-ce donc pas une folie de perdre sa jeunesse en ne rien faisant et ses matinées en dormant? {PHILYPNE} Oui. {NÉPHALE} Est-il na bien comparable à la vie ? {PHILYPNE} Non, pas même tous les trésors des Perses. {NÉPHALE} Ne détesteriez-vous pas beaucoup un homme qui, par un pouvoir magique, essayerait de retrancher de votre vie quelques années ? {PHILYPNE} Je lui arracherais plutôt la vie. {NÉPHALE} Je trouve bien plus méchants et plus coupables ceux qui abrégent volontairement leurs jours. {PHILYPNE} Oui, s'il en existe. {NÉPHALE} Mais c'est ce que font tous ceux qui vous ressemblent. {PHILYPNE} Que dites-vous là? {NÉPHALE} La vérité. Réfléchissez up peu. Pline n'a-t-il pas eu raison de dire : "La vie est une veille; plus un homme consacre de temps à l'étude, plus il prolonge la durée de sa vie, car le sommeil est l'image de la mort". C'est pour cela qu'on le fait venir des enfers et qu'Homère l'a nommé "le frère du Trépas" {Homère, L'Iliade, XIV, 231}. En effet, ceux qui dorment, sans etre ni vivants ni morts, sont plus morts que vivants. {PHILYPNE} Je suis parfaitement de votre avis. {NÉPHALE} Maintenant, calculez combien on abrége sa vie quand on perd tous les jours trois ou quatre heures à dormir. {PHILYPNE} Je vois un chiffre immense. {NÉPHALE} Ne regarderiez-vous pas comme un dieu l'alchimiste qui pourrait ajouter dix ans à la durée de votre vie et vous rendre dans un âge avancé toute la vigueur de la jeunesse? {PHILYPNE} Si fait. {NÉPHALE} Eh bien, il ne tient qu'à vous de jouir de ce divin bienfait. {PHILYPNE} Comment cela? {NÉPHALE} Le matin est l'adolescence de la journée; jusqu'à midi, c'est le feu de la jeunesse; puis vient l'âge viril, auquel succède le soir, qui est la vieillesse; après le soir vient le coucher, qui est la mort du jour. Or, si l'économie est un gros revenu, c'est surtout là. N'est-ce donc pas gagner beaucoup que de cesser de perdre une grande partie de sa vie et la meilleure ? {PHILYPNE} Vous avez raison. Néphrite. Quelle 'impudence n'y a-t-il pas à se plaindre de la nature en l'accusant d'avoir renfermé la vie de l'homme dans des bornes si étroites, quand on raccourcit soi-même volontairement le temps qui nous est accordé ! La vie est assez longue si on sait la ménager, et il y a grand profit à faire chaque chose en son temps. Après dîner, à peine sommes-nous à moitié hommes, tant le corps chargé de nourriture alourdit l'esprit; il ne serait pas prudent de faire monter à la tête les esprits qui dans le laboratoire de l'estomac accomplissent le travail de la digestion. Après souper, encore moins. Mais, le matin, l'homme est entièrement homme; le corps est apte à toutes ses fonctions, l'esprit est plein de force et de vivacité, tous les organes de l'intelligente sont calmes et reposés, et cette parcelle du souffle divin, comme dit Horace, se rappelle son origine et se sent entraînée vers le beau. {PHILYPNE} Vous prêchez à ravir. {NÉPHALE} C'est à Agamemnon, je crois, que l'on dit dans Homère : "Il ne faut pas qu'un chef d'armée dorme toute la nuit" {Homère, L'Iliade, II, 24}. N'est-il pas cent fois plus honteux de perdre par le sommeil une si grande partie de la journée? {PHILYPNE} Oui, pour un général; mais moi je n'ai pas d'armée à conduire. {NÉPHALE} Si vous avez quelque chose qui vous soit plus cher que vous-même, ne vous inquiétez pas de la maxime d'Homère. Un forgeron, pour un misérable gain, se lève avant le jour; et l'amour de la sagesse ne peut nous réveiller pour nous faire entendre la voix du soleil qui nous convie à un gain inappréciable! Les médecins n'administrent généralement leurs remèdes qu'au point du jour. Ils connaissent ces heures précieuses pour soulager le corps, et nous ne les connaissons pas pour enrichir et guérir notre âme ! Si ces considérations ne vous paraissent point assez fortes, écoutez ce que dit la Sagesse céleste dans Salomon (Proverbes, VIII, verset 17) : "Ceux qui veilleront le matin pour moi me trouveront". Et dans les Psaumes mystiques 58, 59 et 87, quel magnifique éloge du matin ! C'est le matin que le Prophète chante la miséricorde du Seigneur; c'est le matin que sa voix est exaucée; c'est le matin que sa prière prévient le Tout Puissant. Et dans l'évangéliste saint Luc, quand le peuple veut demander au Seigneur la guérison et la science, c'est le matin qu'il accourt en foule auprès de lui... Pourquoi soupirez-vous, Philypne? {PHILYPNE} J'ai peine à retenir mes larmes quand je songe à tout le temps que j'ai perdu dans ma vie. {NÉPHALE} Il est inutile de se tourmenter pour des choses que l'on ne peut ressusciter, mais qui peuvent être réparées désormais en travaillant. Appliquez-vous donc à le faire, au lieu de perdre encore l'avenir à pleurer vainement le passé. {PHILYPNE} Vos conseils spot excellents; mais une longue habitude m'a rendu esclave. {NÉPHALE} Bah! un clou chasse l'autre, et l'habitude triomphe de l'habitude. {PHILYPNE} Mais il est dur de renoncer à de vieilles habitudes. {NÉPHALE} Au commencement, je ne dis pas, mais l'habitude contraire adoucira d'abord cette peine, puis elle la changera en un plaisir extrême, en sorte que vous n'aurez point à vous plaindre d'un désagrément passager. {PHILYPNE} Je crains de ne pas réussir. {NÉPHALE} Si vous étiez septuagénaire, je ne vous détournerais pas de vos habitudes; mais je crois que vous n'avez pas encore dix-sept ans. Or, on peut tout vaincre à cet âge avec de la bonne volonté. {PHILYPNE} Je vais essayer, et je tacherai que Philypne se change en Philologue. {NÉPHALE} Si vous le faites, mon cher Philypne, je suis persuadé que dans peu de jours vous vous applaudirez sincèrement et que vous me remercierez de mes avis.