[37,0] LE REPAS ANECDOTIQUE POLYMYTHE, GÉLASIN, EUTRAPÈLE, ASTÉE, PHILYTHLE, PHILOGÈLE, EUGLOTTE, LÉROCHARS, ADOLESCHE. [37,1] {POLYMYHTE} De même qu'un état bien ordonné ne doit pas être sans lois ni sans chef, il faut qu'un repas ait son roi et son règlement. {GÉLASIN} Cette proposition me plaît fort, pour répondre seul au nom du peuple entier. {POLYMYHTE} Hé! garçon, apporte ici les dés. Leurs suffrages décerneront le trône à celui que favorisera Jupiter. {EUGLOTTE} Bravo! Jupiter a favorisé Eutrapèle. Le sort n'a point été aveugle; on ne pouvait faire un meilleur choix, lors même que l'on aurait recueilli les suffrages par tête dans toutes les tribus. Il existe un proverbe, qui n'est pas aussi vain que peu latin : "Nouus rex, nouus lex" : faites donc des lois, ô Roi. {EUTRAPÈLE} Puisse ce repas réussir et prospérer! Premièrement j'ordonne qu'on ne raconte ici que des anecdotes amusantes; celui qui ne pourra pas fournir d'anecdote sera mis à l'amende d'une drachme; cette somme sera dépensée en vin. Seront réputées légitimes les anecdotes improvisées, pourvu qu'on observe le vraisemblable et le beau. Si chacun fournit son anecdote, les deux qui auront raconté, l'un la plus charmante et l'autre la plus insipide, payeront le prix du vin. Le maître de maison sera exempt des frais du vin; il subviendra seul à la dépense des aliments. Dans le cas où cet arrangement soulèverait quelque difficulté, Gélasin sera l'arbitre et le juge. Si vous approuvez ces résolutions, elles seront ratifiées. Celui qui ne voudra pas obéir à la loi s'en ira; néanmoins il sera libre de revenir le lendemain se mettre à table. {GÉLASIN} Nous voulons ratifier par nos suffrages la loi portée par le roi. Mais qui commencera le tour des anecdotes? {EUTRAPÈLE} Qui, sinon le maître de maison? {ASTÉE} Sire, puis-je dire trois mots? {EUTRAPÈLE} Est-ce que vous croyez que ce repas est néfaste '? {ASTÉE} Les jurisconsultes prétendent qu'une loi ne peut exister qu'à la condition d'être juste. {EUTRAPÈLE} C'est mon avis. {ASTÉE} Cependant votre loi compare la meilleure anecdote à la plus mauvaise. {EUTRAPÈLE} Quand il s'agit du plaisir, celui qui s'exprime le plus mal n'a pas moins de mérite que celui qui parle le mieux, par la raison qu'il réjouit tout autant. Ainsi, parmi les chanteurs, ceux-là seulement font plaisir qui chantent ou admirablement bien, ou horriblement mal. Ne rit-on pas plus en entendant le coucou qu'en entendant le rossignol ? Ici la médiocrité ne recueille point de louanges. Alors, pourquoi punir ceux qui en obtiennent? {EUTRAPÈLE} Dans la crainte qu'un trop grand bonheur ne leur attirât quelque Némésis, s'ils obtenaient tout à la fois et la louange et l'immunité. {ASTÉE} Par Bacchus! Minos lui-même n'a jamais fait de loi plus équitable. {PHILYTHLE} N'en ferez-vous pas une pour mesurer le vin? Eutrap2le. Tout pelé, je suivrai l'exemple d'Agé- silas, roi des Lacédémoniens. {PHILYTHLE} Qu'a-t-il fait? {EUTRAPÈLE} Un jour qu'il avait été nommé de par les dés roi d'un festin, le majordome lui demanda la quantité de vin qu'il devait faire servir à chaque convive. "Si vous avez beaucoup de vin", dit-il, "donnez-en autant qu'on vous en demandera; si vous en avez peu, distribuez-le à tous également". {PHILYTHLE} Que voulait dire par là ce Lacédémonien? {EUTRAPÈLE} il voulait dire qu'un repas ne doit être troublé ni par l'ivresse ni par les plaintes. {PHILYTHLE} Comment cela? {EUTRAPÈLE} Parce qu'il y en a qui aiment à boire beaucoup et d'autres peu; il y en a même qui s'abstiennent de vin, témoin ce que l'on raconte de Romulus. De cette minière, si l'on ne donne du vin qu'à ceux qui en demandent, nul n'est forcé de boire, et en même temps ceux qui aiment à boire copieusement n'ont rien à désirer. Il s'ensuit que personne n'est triste pendant le repas. D'un autre côté, si l'on distribue à chacun par portions égales une petite quantité de vin, ceux qui boivent peu en ont suffisamment, et devant l'égalité de partage, personne ne peut murmurer quand celui qui en aurait bu le plus se résigne à la tempérance. J'imiterai cet exemple, si cela vous plaît, car nous voulons que ce repas se passe en conversations et non en libations. {PHILYTHLE} Que buvait donc Romulus? {EUTRAPÈLE} Ce que boivent les chiens. {PHILYTHLE} N'était-ce pas indigne d'un roi? {EUTRAPÈLE} Pas plus qu'il n'est indigne des rois de respirer le même air que les chiens, à moins qu'il n'y ait de la différence entre ces mots : "Le roi ne boit pas de l'eau dont boivent les chiens, mais le chien respire l'air qu'a respiré le roi, et à son tour le roi respire celui qu'a respiré le chien". Cet Alexandre le Grand aurait recueilli plus de gloire s'il eût bu avec les chiens, car pour un roi, qui veille aux intérêts de tant de milliers d'hommes, rien n'est pire que l'ivrognerie. Quant à Romulus, ce qui démontre qu'il fut abstème, c'est un mot spirituel de lui. Quelqu'un voyant qu'il s'abstenait de vin, lui dit que le vin tomberait à rien si tout le monde en buvait autant que lui. -- "Au contraire, répondit-il, je crois que le vin deviendrait fort cher si tout le monde en buvait comme moi, car j'en bois tout mon soûl". {GÉLASIN} Plût à Dieu que nous eussions ici notre ami Jean Botzémius, chanoine de Constance, qui nous rappellerait Romulus! Car il n'est pas moins abstème que celui-ci passe pour l'avoir été, ce qui ne l'empêche pas d'être un convive aimable et gai. . {POLYMYHTE} Maintenant, si vous pouvez tout à la fois, je ne dirai pas humer et souffler, ce que Plaute dit être difficile, mais manger et écouter, ce qui est très facile, je commencerai sous de bons auspices mon rôle de narrateur. Si l'historiette vous parait peu intéressante, sachez qu'elle est batave. Quelques-uns de vous, je suppose, ont entendu parler de Maccus. {GÉLASIN} Il n'y a pas bien longtemps qu'il est mort. {POLYMYHTE} Étant arrivé dans la ville de Leyde, et voulant signaler son apparition par quelque plaisanterie, selon son habitude, il entre dans la boutique d'un cordonnier et le salue. Celui-ci, désireux de se défaire de ses marchandises, lui demande s'il voulait quelque chose. Maccus jetant les yeux sur des guêtres qui étaient là pendues, le cordonnier lui demande s'il voulait des guêtres. Maccus faisant signe que oui, il en cherche qui puissent s'adapter à ses jambes, puis les ayant trouvées il les lui présente avec empressement et, suivant l'usage, les lui essaye. Quand Maccus eut été bien guêtré : "Une paire de souliers à double semelle", dit-il, "irait on ne peut mieux avec ces guêtres". Interrogé s'il voulait encore des souliers, il répondit que oui. On en trouva et on les lui essaya. Maccus vantait les guêtres, vantait les souliers. Le cordonnier, intérieurement heureux, faisait chorus, espérant un bon prix du moment que la marchandise plaisait tant à l'acheteur. Il s'était déjà formé entre eux une certaine familiarité. Alors Maccus : "Dites-moi franchement", fit-il, "n'est-il jamais arrivé que quelqu'un que vous auriez équipé, pour la course, de guêtres et de souliers, comme vous venez de m'équiper moi-même, soit s'en allé sans vous payer? — Jamais, répondit-il. — Cependant, ajouta Maccus, si cela arrivait, que feriez-vous ? — Je rattraperais le fuyard, dit le cordonnier. — Dites-vous cela sérieusement ou pour plaisanter? répliqua Maccus. — Je parle très sérieusement, dit l'autre, et je le ferai tout de bon. — Nous allons voir, dit Maccus. Tenez, je vais courir devant pour les souliers ; suivez-moi à la course". En disant cela, il s'enfuit à toutes jambes. Le cordonnier se met aussitôt à sa poursuite en criant de toutes ses forces : "Arrêtez le voleur ! arrêtez le voleur !" A ces mots, comme les habitants se précipitaient en foule hors de leurs maisons, Maccus, par un stratagème, empêcha qu'on ne fit main basse sur lui. Le visage calme et souriant : "N'arrêtez pas notre course", leur dit-il, "nous luttons pour un pot de bière". Alors ils se firent tous spectateurs de la lutte. Ils crurent que le cordonnier poussait ce cri à dessein, pour avoir l'occasion de prendre les devants. A la fin, le cordonnier, vaincu à la course, rentra chez lui tout en sueur et tout essoufflé. Maccus remporta le prix. {GÉLASIN} Ce Maccus a échappé au cordonnier, mais il n'a point échappé au voleur. {POLYMYHTE} Pourquoi cela ? {GÉLASIN} Perce qu'il portait un voleur avec lui. {POLYMYHTE} Il n'avait peut-être pas sous la main l'argent qu'il a remboursé depuis. {GÉLASIN} Mais il y avait lieu à une accusation de vol. {POLYMYHTE} On la lui a intentée ensuite, mais Maccus était déjà connu de quelques magistrats. {GÉLASIN} Quelle raison a donnée Maccus? {POLYMYHTE} Quelle raison a-t-il donnée, dites-vous ? dans une cause aussi facile à gagner? Le demandeur courut plus de dangers que le défendeur. {GÉLASIN} Comment cela ? {POLYMYHTE} Parce que celui-ci assigna l'autre en calomnie, aux termes de la loi Rhémia, qui dispose que quiconque intentera une accusation sans pouvoir la prouver, subira la peine qui aurait été infligée à l'accusé s'il avait été convaincu. Il soutint qu'il n'avait point touché à la chose d'autrui malgré le propriétaire, mais sur son offre expresse, et qu'il n'avait pas été question de prix; qu'il avait défié le cordonnier à la course, que celui-ci avait accepté la gageure, et qu'il n'avait rien à réclamer puisqu'il avait été vaincu à la course. {GÉLASIN} Ce procès ne diffère pas beaucoup de celui de l'ombre de l'âne. Qu'advint- il ensuite ? {POLYMYHTE} Quand on eut bien ri, un des juges invita Maccus à sa table et paya le cordonnier. Pareille chose est arrivée h Deventer, quand j'étais enfant. C'était à l'époque où les pêcheurs sont rois et où les bouchers se morfondent'. Quelqu'un se tenait devant la fenêtre d'une fruitière, ou, si vous aimez mieux en grec, d'une marchande de fruits, femme excessivement obèse, et avait les yeux fixés sur les denrées qui étaient en vente. Celle-ci lui demande, comme de coutume, s'il voulait quelque chose, et, voyant qu'il regardait des figues : "Voulez-vous des figues?" lui dit-elle, "elles sont bien belles". L'autre ayant fait signe que oui, elle lui demande combien de livres il en voulait. "En voulez-vous cinq livres?" dit-elle. Sur sa réponse affirmative, elle lui met cette quantité de figues dans les bras. Pendant qu'elle replace sa balance, l'autre se retire, non en courant, mais tranquillement. Quand elle revient pour recevoir l'argent, elle voit l'acheteur qui s'éloigne, et elle se met à sa poursuite en criant plus qu'en courant. L'autre, faisant semblant de ne pas entendre, continue son chemin. A la fin, plusieurs personnes étant accourues aux cris de la femme, il s'arrêta. La cause fut plaidée devant le tribunal du peuple qui partit d'un éclat de rire. L'acheteur déclara qu'il n'avait rien acheté, mais qu'il avait accepté ce qu'on lui offrait sans qu'il le demandât; que si on voulait aller devant les juges, il comparaitrait. {GÉLASIN} Je vais vous conter un trait qui ressemble beaucoup à celui-là, et qui ne lui est point inférieur, si ce n'est que le héros n'est pas aussi célèbre que Maccus. Pythagore divisait une foire en trois classes d'hommes : les uns y viennent pour vendre, les autres pour acheter; ces deux classes, disait-il, sont inquiètes et par conséquent malheureuses; d'autres ne vont à la foire que pour voir ce qui s'y dit ou ce qui s'y fait : ceux-là seuls sont heureux parce que, exempts de soucis, ils jouissent d'un plaisir gratuit. Il ajoutait d'après cela qua le philosophe vit dans ce monde comme ces derniers agissent à la foire. Mais dans nos marchés on voit rôder une quatrième espèce de gens qui n'achètent, ni ne vendent, ni ne regardent en oisifs, mais qui observent attentivement s'ils peuvent voler. Il y en a dans ce genre de tellement adroits qu'on les dirait nés sous les auspices de Mercure. Le maître de maison a donné une histoire avec épilogue; j'en donne une avec avant-propos. Maintenant écoutez ce qui est arrivé dernièrement è Anvers. Un prêtre de l'endroit avait reçu une petite somme en monnaie d'argent. Un filou s'en aperçut. Il alla trouver ce prêtre qui portait dans une ceinture une bourse gonflée d'écus. Il le salua poliment, et lui raconta qu'il était chargé par ses compatriotes d'acheter pour le curé de son village une chasuble neuve, qui est le dernier vêtement que met le prêtre pour dire la messe. Il le pria de l'aider un peu dans cette affaire en l'accompagnant chez les marchands de chasubles, afin qu'il pût juger d'après sa taille s'il en prenait une trop grande ou trop petite, car sa taille lui paraissait concorder parfaitement avec celle du curé. Ce service lui paraissant léger, le prêtre consentit aisément. Ils vont dans un magasin. On leur montre une chasuble ; le prêtre l'endosse; le vendeur affirme qu'elle va très bien. Le filou, après avoir examiné le prêtre, tantôt par devant, tantôt par derrière, fut assez content de la chasuble, mais il fit remarquer que par devant elle était un peu plus courte qu'il ne convenait. Alors le marchand, ne voulant pas manquer sa vente, dit que ce n'était pas un défaut de la chasuble, mais que le gonflement de la bourse le raccourcissait de ce côté. Bref, le prêtre quitte sa bourse; on examine derechef. Le filou, pendant que le prêtre a le dos tourné, saisit la bourse et s'enfuit à toutes jambes. Le prêtre lui court après, en chasuble comme il était, et le marchand poursuit le prêtre. Le prêtre crie : "Arrêtez le voleur !" Le marchand crie : "Arrêtez le prêtre!" Le filou crie : "Arrêtez le prêtre qui est fou!" Et on le crut en voyant ce prêtre courir dans la rue avec cet ornement. Pendant que les deux autres s'arrêtaient, le filou s'esquiva. {EUTRAPÈLE} Un gaillard aussi habile mérite plus d'une potence. {GÉLASIN} S'il n'est déjà pendu. {EUTRAPÈLE} Plût à Dieu qu'il ne le fût pas seul, mais que l'on pendit avec lui tous ceux qui favorisent de tels monstres pour le malheur de l'État. {GÉLASIN} Ils ne les favorisent pas impunément. Il y a sur la terre une chaîne qui remonte jusqu'à Jupiter. {EUTRAPÈLE} Revenons aux anecdotes. {ASTÉE} C'est à votre tour, s'il est permis d'imposer un tour au roi. {EUTRAPÈLE} Il ne m'est pas imposé ; j'accepte librement mon tour. D'ailleurs je serais un tyran et non un roi, si je refusais d'observer les lois que je prescris aux autres. {ASTÉE} On dit pourtant que le prince est au-dessus des lois. {EUTRAPÈLE} Ce mot n'est pas tout à fait faux, si l'on entend par prince le souverain qui s'appelait autrefois César. Mais si vous entendez qu'il est supérieur aux lois parce que tous les autres sont forcés de s'y soumettre, il est bien plus glorieux pour lui de le faire de plein gré. Car ce que l'esprit est au corps, un bon prince l'est à l'État. Il était inutile d'ajouter bon puisqu'un mauvais prince n'est pas un prince; de même que l'esprit malin qui s'empare du corps de l'homme n'est pas l'esprit. Mais je passe à l'anecdote, et je crois qu'il convient qu'en roi je vous raconte une anecdote royale. Louis XI, roi de France, par suite des troubles de sa patrie, s'étant retiré en Bourgogne, fit connaissance à la chasse d'un paysan nommé Conon, homme d'un esprit simple et franc. Les monarques se plaisent avec ces sortes de gens. Le roi, en revenant de la chasse, descendait souvent chez lui, et, comme les grands princes sont quelquefois friands des mets du peuple, il y mangeait des raves avec beaucoup de plaisir. Plus tard, lorsque Louis eut été rétabli sur le trône de France, la femme de Conon conseilla à son mari de rappeler au roi son ancienne hospitalité, en allant le voir et en lui portant en présent une botte de belles raves. Conon hésita en disant qu'il perdrait son temps, et que les princes ne se souvenaient pas de pareils services. Sa femme l'emporta. Conon choisit une botte de ses plus belles raves, et se mit en route. Mais pendent le voyage, séduit par l'appât du mets, il les croqua toutes peu à peu, à l'exception d'une seule qui était extrèmement grosse. Lorsque Conon se fut glissé dans le palais sur le passage du roi, celui-ci le reconnut aussit6t et le fit approcher. Canon lui offrit son présent avec une grande joie ; le roi l'accepta avec plus de joie encore, et recommanda à l'un de ceux qui l'entouraient de serrer soigneusement ce cadeau parmi ses objets les plus précieux. Il invita Conon à dîner avec lui, le remercia en sortant de table, et quand il voulut regagner son champ, il lui fit payer pour sa rave mille écus d'or. Le bruit de cette aventure s'étant répandue naturellement parmi l'entourage du roi, un de ses courtisans lui fit don d'un beau cheval. Le roi devina que ce personnage, provoqué par la générosité qu'il avait témoignée a Conon, convoitait une proie. Il reçut le don avec les marques de la plus vive satisfaction, et convoqua les grands de sa cour pour leur demander par quel présent il donnerait l'équivalent d'un cheval aussi joli et d'un si grand prix. Pendant ce temps, celui qui avait donné le cheval, concevait les plus belles espérances et se disait : « S'il a payé ainsi une rave donnée par un paysan, avec quelle munificence ne payera-t-il point un tel cheval, offert par un homme de cour! » Lorsque chacun eut fait au roi sa proposition, comme s'il s'agissait d'une affaire importante, et que le captateur se fut longtemps bercé d'un vain espoir, te roi finit par dire : "J'ai trouvé ce que je lui donnerai". Il appelle un de ses grands et lui dit à l'oreille d'aller chercher dans sa chambre (il lui désigne l'endroit) un paquet soigneusement enveloppé de soie. On apporte la rave: le roi la donne de sa propre main au courtisan, telle qu'elle était enveloppée, en disant qu'il croyait bien payer un cheval par une rareté qui lui avait coûté mille écus. En sortant, le courtisan enlève le linge et, au lieu d'un trésor, trouve, non du charbon, comme l'on dit, mais une rave presque desséchée. Ce captateur trompé devint l'objet de la risée publique. {ASTÉE} Si vous permettez, Sire, à un plébéien de parler de choses royales, je citerai un trait du même Louis, que votre anecdote m'a rappelé. Car de même que l'anneau attire l'anneau, l'anecdote attire l'anecdote. Un serviteur ayant vu un pou qui se promenait sur l'habit du roi, fit une génuflexion et éleva la main pour montrer qu'il voulait accomplir certain devoir. Louis s'étant approché, il ôta le pou et le jeta sans qu'il s'en aperçût. Le roi lui ayant demandé ce que c'était, il rougit de le dire, et, comme le monarque insistait, il avoua que c'était un pou. "C'est un heureux présage", dit le roi, "car il me prouve que je suis un homme, puisque cette vermine s'attaque particulièrement à l'homme, surtout dans son enfance". Puis il fit remettre au domestique, pour ce service, quarante écus. Quelques jours après, un autre serviteur, voyant qu'un si petit service avait été largement rémunéré, et ne considérant pas qu'il y a une grande différence entre agir sincèrement et recourir à l'artifice, fit le même, geste devant le roi, et, lorsqu'il s'approcha, feignit d'ôter quelque chose sur l'habit royal et de le jeter aussitôt. Le roi le pressant, malgré ses hésitations, de dire ce que c'était, il affecta une grande rougeur et répondit, enfin, que c'était une puce. Le roi, devinant la ruse : "Quoi!" dit-il, "me prends-tu pour un chien?" Il ordonna d'empoigner l'individu, et, au lieu de quarante écus qu'il convoitait, il lui fit appliquer quarante coups de bâton. {PHILYTHLE} Il n'est pas prudent, à ce que je vois, de plaisanter avec les rois. Les lions se laissent quelquefois chatouiller tranquillement, puis, quand cela leur plaît, ils redeviennent lions et écrasent leur compagnon de jeu; il en est de même de la faveur des princes. Je vais raconter une anecdote peu différente de la vôtre pour ne pas quitter Louis, qui se faisait un plaisir de tromper les corbeaux affamés. Il avait reçu de quelque part un présent de dix mille écus. Or, chaque fois que les princes recueillent une nouvelle somme d'argent, tous les officiers sont à la piste et convoitent une part du butin; Louis ne l'ignorait pas. Après avoir fait verser l'argent sur une table, pour exciter davantage la cupidité de tous, il parla ainsi à ceux qui l'entouraient : « Eh bien! ne trouvez-vous pas que je suis un roi opulent? Où placerons-nous une si grande quantité d'argent? C'est un don, il, convient que j'en fasse don à mon tour. Où sont donc les amis auxquels je suis redevable ? Qu'ils se présentent vite, avant que ce trésor ne soit dissipé. » A ces mots, une foule de gens accoururent, espérant tous quelque chose. Le roi, en voyant un qui ouvrait la bouche toute grande et qui dévorait déjà la somme des yeux, se tourna vers lui : "Ami, fit-il, qu'as-tu à dire ?" Celui-ci rappela qu'il avait nourri longtemps les faucons du roi avec un dévouement absolu et non sans de grosses dépenses de sa part. Un autre allégua autre chose; chacun exagéra ses services le plus qu'il put et en usant de mensonges. Le roi les écouta tous avec bonté, et approuva le plaidoyer de chacun. Cette délibération fut prolongée longtemps pour mieux les tourmenter tous par l'espérance et la crainte. Parmi les assistants se trouvait le premier chancelier, qui avait été invité à la réunion ; celui-ci plus avisé que les autres, ne vantait point ses services, mais agissait en spectateur de la comédie. A la fin le roi, se tournant vers lui : "Que dit mon chancelier? fit-il: il est le seul qui ne demande rien et ne vante pas ses services. — J'ai reçu de la bonté du roi, répondit le chancelier, plus que je ne mérite, je n'ai d'autre souci que de répondre à la munificence que le roi m'a témoignée, tant il s'en faut que je veuille lui demander davantage. — Vous êtes donc le seul, fit le roi, qui n'ayez pas besoin d'argent? — Vos bontés, répliqua l'autre, m'ont mis au-dessus de ce besoin". Alors le roi se tournant vers les autres : "Certes", fit- il, "je suis le plus puissant des rois, puisque j'ai un chancelier aussi opulent". Tous conçurent fortement l'espérance que la somme leur serait distribuée, puisque celui-ci n'ambitionnait rien. Le roi, après les avoir joués de la sorte assez longtemps, força le chancelier à emporter la somme entière chez lui. Puis, se tournant vers les autres qui étaient tristes : "Ce sera, leur dit-il, pour une autre fois". {PHILOGÈLE} Ce que je vais raconter paraîtra peut-être plat, j'écarte donc tout soupçon de frauda uu de supercherie, de peur qu'on ne croie que je brigue à dessein l'immunité. Un solliciteur alla trouver le même Louis, pour le prier de lui conférer une charge qui était vacante dans le canton qu'il habitait. Le roi, après avoir écouté sa requête, lui répondit nettement : "Vous ne réussirez pas"; voulant lui ôter tout espoir d'obtenir ce qu'il demandait. Ce solliciteur remercia le roi et partit. Le roi, jugeant à première vue que cet homme n'avait pas le cerveau parfaitement sain, et s'imaginant qu'il n'avait pas compris sa réponse, le fit rappeler. Il revint. « Avez-vous compris, lui dit le roi, ce que je vous ai répondu ? — Je l'ai compris. — Que vous ai-je dit ? — Que je ne réussirai pas. — Pourquoi m'avez-vous donc remercié? — Parce que, dit-il, j'ai des occupations à la maison, et que je poursuivais ici à mon grand préjudice un espoir douteux. Je regarde donc comme un bienfait de m'avoir refusé net ce bienfait, car j'ai gagné tout le temps que j'aurais perdu si je m'étais bercé d'une vaine espérance". Le roi, sentant d'après cette réponse que cet homme n'était point inactif, lui adressa quelques questions et lui dit : "Vous aurez ce que vous demandez, afin de pouvoir me remercier deux fois." Puis se tournant vers ses officiers : "Qu'on lui délivre de suite son brevet, fit-il, pour qu'il ne reste pas longtemps ici à son préjudice". {EUGLOTTE} Les anecdotes ne me manquent pas sur Louis, mais j'aime mieux parler de notre Maximilien. Ce prince, qui ne sut jamais enfouir l'argent, se montrait plein de clémence envers les dissipateurs, pourvu qu'ils se recommandassent par un titre de noblesse. Voulant venir en aide à un jeune homme de cette classe, il lui confia la mission de réclamer à une ville, je ne sais à quel titre, cent mille florins. La créance était telle que si, par l'adresse de l'ambassadeur, on obtenait quelque chose, cela pouvait se considérer comme un gain. L'ambassadeur soutira cinquante mille florins et en rendit à César trente. César, joyeux de ce profit inespéré, congédia l'homme sans lui demander rien de plus. Cependant les trésoriers et les agents comptables eurent vent qu'il avait reçu plus qu'il n'avait remis, Ils prièrent César de mander l'homme. On le manda, il vint aussitôt. Alors Maximilien : "J'apprends, lui dit-il, que vous avez reçu cinquante mille florins". Il dit que oui. "Vous ne m'en avez remis que trente mille". Il dit encore que oui. "ll faudra rendre vos comptes". Il promit de le faire et se retira. Comme rien ne se faisait, sur la demande des officiers, on le rappela. "Dernièrement, lui dit César, vous avez été sommé de rendre vos comptes. — Je le sais, répondit-il, et je m'en occupe". César, croyant que ses comptes n'étaient pas encore établis, le laissa partir. Comme il éludait ainsi, les officiers insistèrent avec force, criant qu'on ne devait pas supporter que cet homme se jouât si ouvertement de César. Ils engagèrent le prince à le mander et à lui faire rendre ses comptes séance tenante devant eux. César consentit. L'autre se rendit sur-le-champ à cet appel, sans hésiter. "N'avez-vous pas promis une reddition de compte? lui dit César. — Oui, répondit-il. — Il le faut tout de suite, ajouta le prince, voici des personnes qui l'examineront; on ne peut pas attendre plus longtemps" Les officiera étaient assis, tenant leurs livres tout prêts. Alors te jeune homme répondit finement: "Très invincible César, je ne refuse pas mes comptes, mais, n'en ayant jamais rendu, je suis tout à fait inhabile à ce genre de travail. Les personnes ici présentes sont fort expérimentées dans ces sortes de comptes; une fois que j'aurai vu comment elles s'y prennent, je les imiterai aisément. Veuillez donc leur dire de me fournir un exemple, elles verront ma docilité". César saisit le sens de ces paroles que ne comprirent pas ceux contre qui elles étaient dirigées. "Vous avez raison, dit-il en souriant, et votre demande est juste". Puis il le congédia. En effet, ce jeune homme laissait entendre que les autres avaient l'habitude de rendre leurs comptes à César de la même façon qu'il avait rendu les siens, c'est-à-dire en gardant entre leurs mains une bonne partie de la somme. {LÉROCHARS} Maintenant il est temps que l'anecdote descende, comme l'on dit, des chevaux aux ânes. Des rois passons à Antoine, prêtre de Louvain, qui était fort aimé de Philippe dit le Bon. On cite de lui une foule de mots plaisants et de traits facétieux, mais le plus souvent vils, car il avait coutume d'assaisonner ses plaisanteries d'une espèce d'onguent qui, loin d'être parfumé, sent fort mauvais. J'en choisirai une parmi les plus propres. Il avait invité deux petits-maîtres qu'il avait rencontrés, par hasard, dans la rue. En rentrant chez lui, il trouve la cuisine à sec, et pas un écu dans sa poche, ce qui lui arrivait assez souvent. Il fallait prendre un parti prompt. Il disparaît sans mot dire, et se rend dans la cuisine d'un usurier qu'il connaissait intimement, ayant de nombreux rapports avec lui. La servante étant sortie, il prend une casserole de cuivre avec de la viande presque cuite, et l'emporte chez lui cachée sous ses vêtements. Il la donne à sa cuisinière, en lui recommandant de verser tout de suite la viande et la sauce dans une casserole de terre et de frotter la casserole de l'usurier jusqu'à ce qu'elle brillât. Ceci fait, il envoie son domestique vers l'usurier, pour lui emprunter deux drachmes contre un gage, en réclamant un écrit attestant qu'il avait reçu une casserole de tel métal. L'usurier, ne reconnaissant pas la casserole, qui était nettoyée et brillante, reçoit le gage, en donne un reçu par écrit et compte l'argent. Avec cet argent le domestique achète du vin. On pourvut ainsi au repas. Quand vint le moment de servir le dtner de l'usurier, on ne trouva plus la casserole Il querella sa cuisinière. Celle-ci, accablée de reproches, jura que personne autre qu'Antoine n'était venu ce jour-là dans la cuisine. Soupçonner un prêtre d'une pareille chose paraissait révoltant. Enfin, on alla voir chez lui s'il n'avait pas cette casserole; on n'en trouva pas l'ombre. Bref, on la lui réclama sérieusement, attendu qu'il était entré seul dans la cuisine, eu moment où elle avait disparu. Il avoua qu'il avait emprunté une casserole, mais qu'il l'avait rendue à celui qui la lui avait prêtée. Comme on niait le fait et que la dispute s'échauffait, Antoine fit venir quelques témoins. "Voyez, leur dit-il, combien il est dangereux d'avoir affaire aux hommes d'aujourd'hui sans un écrit; on me ferait presque un procès pour vol si je n'avais la signaturede cet usurier". Et il montra le reçu. On devina la supercherie; l'histoire courut tout le pays, et l'on rit beaucoup de voir une casserole prise en gage par son propriétaire. Le monde approuva volontiers ces sortes de ruses, lorsqu'elles s'appliquent à des gens odieux, surtout à ceux qui font métier de duper les autres. {ADOLESCHE} Certes, en nommant Antoine, vous nous avez ouvert un océan d'anecdotes; mais je n'en raconterai qu'une, assez courte, que j'ai apprise récemment. Quelques-uns de ces individus que l'on appelle petits-maîtres, et qui ne cherchent qu'à rire avant tout, étaient réunis è table. Parmi eux se trouvait Antoine, avec un autre de sa trempe, également célèbre dans ce genre de talent, et pour ainsi dire son émule. Or, à l'exemple des philosophes qui, dans leurs réunions, proposent ordinairement des problèmes sur la nature, on agita tout de suite la question de savoir quelle était la partie de l'homme la plus honnête. L'un prétendait que c'étaient les yeux; l'autre le coeur; celui-ci le cerveau; celui-là autre chose; et chacun donnait les motifs de son opinion. Antoine, invité à exprimer son sentiment, dit que la bouche lui paraissait la partie la plus honnête de toutes, et ajouta je ne sais quelle raison. Alors cet autre, pour ne pas être du même avis qu'Antoine, répondit que la partie sur laquelle on s'asseoit lui paraissait la plus honnête. Tout le monde trouvant cela absurde, il donna pour raison qu'ordinairement le personnage le plus honoré était celui qui s'asseyait le premier, et que cet honneur revenait à la partie qu'il avait dite. On applaudit à cet avis, et l'on rit à gorge déployée. L'individu se félicita de son mot, et Antoine parut vaincu dans la lutte, Antoine n'eut pas l'air de comprendre; il n'avait décerné à la bouche la palme de l'honnêteté que parce qu'il savait que cet émule de sa gloire désignerait la partie contraire. Quelques jours après, tous deux ayant été invités de nouveau à un pareil repas, Antoine, en entrant, rencontra son émule qui causait avec d'autres en attendant qu'on mit la table; il lui tourna le dos et lui lache au nez un gros pet. Celui-ci furieux : "Va-t'en, bouffon, lui dit-il, où as-tu appris ces manières? — Comment! tu te fâches? répliqua Antoine. Si je t'avais salué avec la bouche, tu m'aurais resalué; maintenant que je te salue avec la partie du corps qui, de ton aveu, est la plus honnête de toutes, tu me traites de bouffon!"Antoine recouvra ainsi la gloire qu'il avait perdue. Nous avons tous parlé; à présent c'est au juge de rendre son arrêt. {GÉLASIN} Je vais le rendre, mais pas avant que chacun n'ait vidé son verre. Allons, je commence... mais voici le loup de la fable. {POLYMYHTE} Lévin Panagathe n'apporte pas un mauvais présage. {LÉVIN} Que s'est-il passé entre de si aimables compagnons? {POLYMYHTE} Que pouvait-il se passer? On a fait assaut d'anecdotes jusqu'à ce que vous soyez survenu comme le loup. {LÉVIN} Me voici donc pour clore la conversation; je vous invite tous à venir demain chez moi faire un dîner théologique. {GÉLASIN} C'est un repas scythe que vous nous promettez là. {LÉVIN} L'expérience la démontrera. Si vous ne convenez pas qu'il vous aura procuré plus d'agrément que ce repas anecdotique, je consens à être puni à table. Rien n'est plus agréable que de traiter sérieusement des bagatelles.