[51,0] LI. Le Chevalier sans cheval ou La fausse noblesse. HARPALUS, NESTORIUS. [51,1] (HARPALUS) Pouvez-vous m'aider de vos conseils? Vous n'aurez point affaire à un oublieux, ni à un ingrat. [51,2] (NESTORIUS) Je vous donnerai un moyen très simple d'etre ce que vous voulez être. [51,3] (HARPALUS) Mais il ne dépend pas de nous de naître nobles. [51,4] (NESTORIUS) Si vous ne l'êtes pas, efforcez-vous par de belles actions de commencer par vous votre noblesse. [51,5] (HARPALUS) C'est trop long. [51,6] (NESTORIUS) Pour un peu d'argent, César vous en vendra. [51,7] (HARPALUS) Le public se moque de la noblesse achetée. [51,8] (NESTORIUS) Puisqu'il n'y a rien de plus ridicule que la noblesse achetée, pourquoi ambitionnez-vous tant le titre de chevalier ? [51,9] (HARPALUS) J'ai des raisons puissantes, que je vous exposerai volontiers quand vous m'aurez indiqué les moyens d'acquérir aux yeux du public une réputation de noblesse. [51,10] (NESTORIUS) Le nom sans la chose? [51,11] (HARPALUS) Mais quand la chose fait défaut, l'opinion y supplée. Voyons, Nestorius, conseilles-moi; quand vous connaîtrez mes raisons, vous avouerez que la chose en vaut la peine. [51,12] (NESTORIUS) Puisque vous le voulez, je vais vous le dire. D'abord, éloignez-vous de votre pays. [51,13] (HARPALUS) Oui. [51,14] (NESTORIUS) Ingérez vous dans la compagnie de jeunes gens vraituent nobles. [51,15] (HARPALUS) Je comprends. [51,16] (NESTORIUS) On croira tout de suite que vous ressemblez à ceux avec lesquels vous vivez. [51,17] (HARPALUS) C'est vrai. [51,18] (NESTORIUS) Tàchez de n'avoir rien de plébéien. [51,19] (HARPALUS) En quoi ? [51,20] (NESTORIUS) Je parle de votre mise. N'ayez point d'habits de laine, mais de soie, ou, si vous n'avez pas de quoi en acheter, de futaine; enfin, usez de toile au lieu de coton. [51,21] (HARPALUS) Bien. [51,22] (NESTORIUS) N'ayez rien qui me soit endommagé; tailladez votre chapeau, votre pourpoint, vos bas, vos souliers, vos ongles, si vous pouvez. Tenez toujours un langage élevé. Si un voyageur arrive d'Espagne, demandez-lui comment s'accordent le Pape et l'Empereur, ce que fait votre cousin le comte de Nassau; ce que deviennent vos autres camarades. [51,23] (HARPALUS) Parfaitement. [51,24] (NESTORIUS) Portez au doigt un anneau avec une pierre précieuse formant cachet. [51,25] (HARPALUS) Si ma bourse le permet. [51,26] (NESTORIUS) Mais un anneau de cuivre doré avec une pierre fausse ne cotte pas cher. Ajoutez-y un écusson avec armes. [51,27] (HARPALUS) Quelles armes me conseillez-vous de choisir? [51,28] (NESTORIUS) Deux vases à traire le lait, si vous voulez, et un pot de bière. [51,29] (HARPALUS) Vous plaisantez; parlez donc sérieusement. [51,30] (NESTORIUS) N'avez-vous jamais été à la guerre? [51,31] (HARPALUS) Je ne l'ai pas même vue. [51,32] (NESTORIUS) Mais du moins vous avez sans doute décapité les oies et les chapons des paysans ? [51,33] (HARPALUS) Plus d'une fois, et vaillamment. [51,34] (NESTORIUS) Mettez un coutelas d'argent et trois têtes d'oie en or. [51,35] (HARPALUS) Sur quel champ ? [51,36] (NESTORIUS) Sur quel champ? Sur champ de gueules, pour indiquer le sang versé vaillamment. [51,37] (HARPALUS) Pourquoi pas? Le sang de l'oie est aussi rouge que celui de l'homme. Mais continuez, je vous prie. [51,38] (NESTORIUS) Ayez bien soin de faire suspendre cet écusson à la porte de toutes las hôtelleries où vous logerez. [51,39] (HARPALUS) Qu'ajoutera-t-on au casque? [51,40] (NESTORIUS) Votre remarque est juste. Vous lui mettrez une grille. [51,41] (HARPALUS) Pourquoi cela? [51,42] (NESTORIUS) Pour respirer, et ensuite pour qu'il réponde à votre costume. Que mettrez-vous à la cime? [51,43] (HARPALUS) Je me le demande. [51,44] (NESTORIUS) Une tête de chien, les oreilles baissées. [51,45] (HARPALUS) C'est trop commun. [51,46] (NESTORIUS) Mettez-y deux cornes, c'est plus rare. [51,47] (HARPALUS) Oui. Mais quels animaux soutiendront l'écusson? [51,48] (NESTORIUS) Les cerfs, les chiens, les dragons, les griffons, sont réservés aux princes; mettes deux harpies. [51,49] (HARPALUS) Vous conseillez à merveille. [51,50] (NESTORIUS) Reste le nom. Il faut bien prendre garde de ne pas vous laisser appeler, suivant l'usage du peuple, Harpalus le Cômois, mais Harpalus de Côme. Ce dernier nom sent le noble; l'autre convient à de vils théologiens. [51,51] (HARPALUS) C'est entendu. [51,52] (NESTORIUS) Avez-vous quelque chose dont vous puissiez vous dire maître? [51,53] (HARPALUS) Pas même un toit à porcs. [51,54] (NESTORIUS) Êtes-vous né dans une ville célèbre? [51,55] (HARPALUS) Dans un obscur village; car on ce doit pas mentir à son médecin, [51,56] (NESTORIUS) C'est bien. Mais n'y a-t-il pas une montagne voisine de ce village? [51,57] (HARPALUS) Oui. [51,58] (NESTORIUS) A-t-elle quelque part une roche? [51,59] (HARPALUS) Elle en a une très escarpée: [51,60] (NESTORIUS) Soyez donc Harpalus, chevalier de la Roche-d'Or. [51,61] (HARPALUS) Mais il est d'usage chez les grands d'adopter chacun sa devise, témoin celle de Maximilien : "Garde la mesure"; celle de Philippe: "Qui voudra"; celle de Charles: "Au delà"; et ainsi des autres. [51,62] (NESTORIUS) Inscrivez, vous : "Le sort en est jeté". [51,63] (HARPALUS) Certes, cette devise est pleine d'à-propos. [51,64] (NESTORIUS) Maintenant, pour mieux convaincre l'opinion du monde, fabriquez des lettres qui vous seront adressées par des grands, dans lesquelles vous serez qualifié à plusieurs reprises de très illustre chevalier, et où il sera question de grandes choses, de fiefs, de châteaux forts, de milliers de florins, de gouvernements, d'un mariage opulent. Vous aurez soin que ces lettres, comme échappées de votre poche ou laissées par oubli, tombent en d'autres mains. [51,65] (HARPALUS) Cela me sera très commode, car j'ai une belle main; et j'ai acquis par une longue habitude le talent d'imiter l'écriture de n'importe qui. [51,66] (NESTORIUS) Cousez ces lettres dans vos vêtements, ou laissez-les dans votre sac, afin que les gens auxquels vous ferez raccommoder ces objets les y trouvent. Ils ne garderont pas le silence, et quand vous viendrez à le savoir, vous prendrez un air triste et irrité, comme si cet événement vous affligeait. [51,67] (HARPALUS) Je m'exerce depuis longtemps à changer de visage aussi bien que de personne. [51,68] (NESTORIUS) Il en résultera que l'on ne se doutera point de l'artifice, et que le bruit, en se répandant, s'accréditera. [51,69] (HARPALUS) Je le ferai exactement. [51,70] (NESTORIUS) Ensuite il faudra vous adjoindre quelques camarades ou même des serviteurs, qui vous céderont la préséance et vous appelleront monseigneur devant tout le monde. Si vous craignez la dépense, il ne manque pas de jeunes gens qui se prêteront volontiers à cotte comédie. Ajoutez à cela que ce pays fourmille de jeunes gens instruits, qui sont tourmentés de la passion d'écrire, pour ne pas dire de la rage; il y a beaucoup d'imprimeurs faméliques, qui ne reculent devant rien pour gagner de l'argent. Subornez-en quelques-uns qui vous décerneront, dans leurs livres, le titre de grand de l'État, et cela répété plusieurs fois en lettres majuscules. Par ce procédé votre réputation de grand de l'État s'étendra jusqu'en Bohème; car les livres se répandent plus vite et plus loin que la parole, et ils ont plus de portée que les serviteurs les plus bavards. [51,71] (HARPALUS) Ce moyen ne me déplaît pas. Mais il faudra nourrir ces serviteurs. [51,72] (NESTORIUS) Oui; mais vous ne nourrirez pas des serviteurs sans mains, c'est-à-dire sans utilité. Vous les enverrez de côté et d'autre, et ils trouveront quelque chose : vous savez que les occasions ne manquent pas. [51,73] (HARPALUS) Assez. Je comprends. [51,74] (NESTORIUS) Il y a encore d'autres talents. [51,75] (HARPALUS) Je voudrais bien les connaître. [51,76] (NESTORIUS) Si vous n'êtes pas grand joueur, habile faussaire, paillard effréné, buveur intrépide, dissipateur hardi, ruiné et criblé de dettes, enfin orné du mal français, on vous prendra difficilement pour un chevalier. [51,77] (HARPALUS) Je me suis exercé depuis longtemps dans tout cela; mais où trouverai-je de l'argent? [51,78] (NESTORIUS) Attendez, c'est là que je voulais en venir. Avez-vous un patrimoine? [51,79] (HARPALUS) Très peu de chose. [51,80] (NESTORIUS) Quand votre réputation de noblesse sera bien établie, vous trouverez aisément des fous qui vous prêteront; les uns n'oseront pas, les autres craindront de vous refuser. Maintenant, pour tromper vos créanciers, vous avez mille moyens. [51,81] (HARPALUS) Je ne suis pas sans les connaître; mais, quand mes créanciers verront que je les paye de mots, ils finiront par m'attaquer. [51,82] (NESTORIUS) Au contraire, le meilleur moyen de dominer est d'avoir beaucoup de dettes. [51,83] (HARPALUS) Comment cela? [51,84] (NESTORIUS) D'abord, votre créancier a pour vous autant d'égards que s'il vous était lié par un grand bienfait, et il craint de donner prise à la perte de son argent. Les esclaves ne sont pas plus dépendants de leur maître que les créanciers ne le sont de leur débiteur; si on leur paye un à-compte, ils l'acceptent avec plus de plaisir qu'un don. [51,85] (HARPALUS) Je l'ai remarqué. [51,86] (NESTORIUS) Gardez-vous toutefois d'avoir affaire à des gens pauvres; car, pour une petite somme ils feront un grand bruit. Les riches sont plus traitables : la honte les retient, l'espoir les séduit, la crainte agit sur eux; ils savent ce que peuvent les chevaliers. Enfin, quand vos dettes auront atteint un chiffre excessif, sous un prétexte quelconque, émigrez dans un endroit, et de là dans un autre. Il n'y a pas à rougir de cela, car personne n'est plus endetté que les grands princes. Si un menant vous attaque, ayez l'air d'être offensé de sa méchanceté. Cependant donnez de temps en temps quelque chose, uns payer le tout ni à tous. C'est une précaution à prendre pour qu'on ne et doute pas que votre bourse est complètement vide. Montrez toujours. [51,87] (HARPALUS) Quoi montrer quand on n'a rien? [51,88] (NESTORIUS) Si un ami vous a confié un dépôt, montrez-le comme étant à vous, mais en cachant l'artifice et en ayant l'air d'agir par hasard. A cet effet, empruntez de temps en temps une somme que vous rendrez tout de suite. D'une bourse pleine de monnaie de cuivre tirez deux écus d'or que vous y aurez mis. Pour le reste, agissez d'après vous-même. [51,89] (HARPALUS) Je comprends. Mais je finirai par être écrasé de dettes. [51,90] (NESTORIUS) Vous savez tout ce que les chevaliers peuvent se permettre chez nous. [51,91] (HARPALUS) Absolument tout, et cela impunément. [51,92] (NESTORIUS) Ayez donc pour serviteurs des gens actifs, ou même des parents que sans cela vous seriez obligé de nourrir. S'ils viennent à rencontrer en chemin un marchand, ils la dépouilleront, ils trouveront, soit dans les hôtelleries, soit dans les maisons, soit sur les vaisseaux, quelque chose non gardé. Vous comprenez? Ils se souviendront que les doigts n'ont pas été donnés à l'homme pour rien. [51,93] (HARPALUS) Pourvu qu'il n'y ait pas de danger. [51,94] (NESTORIUS) Ayez soin qu'ils soient bien vêtus, avec votre livrée. Confiez-leur de fausses lettres à des grands. S'ils dérobent quelque chose on secret, on n'osera pas les accuser; les soupçonnèt-on, oa aura peur du che- valier leur mettre; s'ils extorquent du butin par la violence, on dira que c'est la guerre. C'est par un tel apprentissage que l'on prélude à la guerre. [51,95] (HARPALUS) O le bon conseil ! [51,96] (NESTORIUS) Observez toujours cette maxime chevaleresque: Le chevalier a le droit de débarrasser de son argent le voyageur plébéien. Quoi de plus indigne, en effet, qu'un vil marchand regorge d'écus pendant qu'un chevalier n'a rien à dépenser en débauche ni au jeu? Ayez soin de toujours vous mêler ou plutôt vous ingérer parmi les grands; pour ne pas rougir, faites-vous un front d'airain, surtout devant les étrangers, et à cet effet il est bon de vivre dans un endroit très fréquenté, par exemple aux eaux, où les voyageurs abondent. [51,97] (HARPALUS) J'y avait songé. [51,98] (NESTORIUS) Là, souvent la fortune offre une trouvaille. [51,99] (HARPALUS) Comment, je vous prie? [51,100] (NESTORIUS) Par exemple, tel on tel a laissé sa bourse ou a oublié de prendre la clef de son armoire. Vous comprenez le reste. [51,101] (HARPALUS) Mais... [51,102] (NESTORIUS) Que craignez-vous? Qui osera soupçonner un homme si bien mis, qui tient un langage si magnifique, un chevalier de la Roche d'Or? Et si par hasard il y avait quelqu'un d'assez malhonnête pour concevoir des soupçons, aura-t-il la hardiesse de vous actionner? Les soupçons se porteront sur un voyageur qui sera parti la veille. L'hôtelier fera grand bruit devant ses domestiques. Pour vous, votre rôle sera de rester tranquille. Si cela arrive à un homme sage et sensé, il n'en parlera pas, dans la crainte d'ajouter à cette perte la honte de n'avoir pas su garder son bien. [51,103] (HARPALUS) Ce que vous dites là ne manque pas de vérité, car vous connaissez sans doute le comte du Vautour-Blanc ? [51,104] (NESTORIUS) Pourquoi pas? [51,105] (HARPALUS) A ce que j'ai entendu dire, un Espagnol, d'un extérieur et d'une mise fort honnêtes, logea chez lui. Il lui enleva 600 florins, et jamais le comte n'a osé s'en plaindre, tant ce personnage était imposant. [51,106] (NESTORIUS) Cela vous sert d'exemple. Vous détacherez de temps en temps un de vos domestiques, sous prétexte de l'envoyer à la guerre. Celui-ci, après avoir pillé les temples et les monastères, reviendra chargé d'un butin conquis à la guerre. [51,107] (HARPALUS) Ce moyen-là est très sûr. [51,108] (NESTORIUS) Il y a encore une autre manière de s'enrichir. [51,109] (HARPALUS) Indiquez-la-moi, je vous prie. [51,110] (NESTORIUS) Prétextez des motifs de vengeance contre des gens qui ont beaucoup d'argent, notamment contre les moines ou les prêtres, qui sont fort mal vus aujourd'hui. L'un se sera moqué de votre écusson et aura craché dessus, l'autre aura parlé de vous d'une façon peu respectueuse, celui-ci aura écrit quelque chose qu'il vous sera aisé de convertir en calomnie. Déclarez-leur, par vos hérauts d'armes, une guerre acharnée. Semez d'horribles menaces, la destruction, la mort, l'anéantissement complet; ils viendront, pleins d'effroi, pour traiter. Alors, faites sonner bien haut votre honneur, c'est-dire réclamez beaucoup, pour avoir raisonnablement. Si vous demandez trois mille écus d'or, on n'osera pas vous en offrir moins de deux cents. [51,111] (HARPALUS) Je menacerai les autres des lois. [51,112] (NESTORIUS) Cela ce rapproche beaucoup de l'art du sycophante; cependant cela ne laisse pas d'aider un peu. Mais voyons, Harpalus, j'allais oublier une chose que j'aurais dé vous dire en premier lieu : il vous faudra prendre dans la nasse du mariage une jeune fille bien dotée. Vous avez en vous un philtre; vous ètes jeune, vous êtes beau garçon, vous débitez de jolis riens, vous riez agréablement. Faites courir le bruit que vous êtes appelé à la Cour de César avec de brillantes promesses. Les jeunes filles aiment à épouser des grands seigneurs. [51,113] (HARPALUS) J'en connais à qui cela a bien réussi. Mais si la fourberie finit par percer, et si mes créanciers m'assaillent de tous les côtés ? On rira de moi comme d'un chevalier de théàtre; car, pour ces gens-là, c'est plus honteux que de piller un temple par un sacrilège. [51,114] (NESTORIUS) C'est alors qu'il faut savoir payer d'effronterie. Et cela d'autant mieux qu'en aucun temps il n'a été plus facile qu'aujourd'hui de remplacer la sagesse par l'audace. Vous imaginerez un prétexte pour vous excuser. Il ne manquera pas de gens naifs qui accueilleront votre fable; d'autres, par bonté, dissimuleront la fourberie dont ils se seront aperçus. Enfin, à défaut d'autre ressource, vous vous réfugierez quelque part, à la guerre, dans les troubles. De même que la mer lave tous les maux des humains, la guerre cache la sentine de tous les vices. Aujourd'hui on n'est pas bon général sans avoir passé par cet apprentissage. Ce sera votre dernier asile ai tout vient à vous manquer. Mais il vous faudra faire flèche de tout bois avant d'en arriver là. Prenez garde que la sécurité ne vous perde; fuyez les petites villes, où l'on ne peut pas même péter uns que tout le monde ne le sache ; il y a plus de licence dans les grandes et populeuses cités, à moins qu'elles ne ressemblent à Marseille. Épiez secrètement cc que l'on dit de vous. Dès que vous entendrez circuler des paroles de ce genre: «Que fait-il? Pourquoi reste-t-il ici depuis tant d'années? Pourquoi ne retourne-t-il pas dans son pays? Pourquoi ne s'occupe-t-il pas de ses chàteaux? D'où lui viennent ses armoiries? Où prend-il de l'argent pour tant de dépenses?" Quand de tels propos, dis-je, commenceront à se répandre, il vous faudra songer à déguerpir promptement; mais fuyez en lion et non en lièvre. Prétextez que vous êtes appelé à la Cour de César pour des affaires importantes; et que vous reviendrez bientôt avec une armée. Tous tes gens intéressés à ne pas perdre n'oseront souffler mot contre vous pendant votre absence. Mais je vous recommande bien de prendre garde aux poètes, engeance irritable et malfaisante. Ils confient au papier tout ce qui leur déplaît, et leurs confidences se répandent en un clin d'oeil dors l'univers. [51,115] (HARPALUS) Que je meure si vos conseils ne me plaisent pas infiniment ! Je vous prouverai que vous avez eu affaire à un esprit docile et à un coeur nullement ingrat. Le premier cheval digne de vous que je rencontrerai au pâturage, je vous en ferai cadeau. [51,116] (NESTORIUS) Il reste maintenant à tenir, à votre tour, votre promesse. Qu'est-ce qui vous pousse à désirer si vivement une fausse réputation de noblesse? [51,117] (HARPALUS) Pas d'autre motif que celui de pouvoir tout me permettre impunément. Croyez-vous que ce ne soit rien? [51,118] (NESTORIUS) Supposé que cela tournât mal, la mort est une dette que nous devons payer à la nature, lors même que nous aurions vécu à la Chartreuse, et il est plus doux de mourir sur la roue que de mourir de la goutte, de la pierre ou de la paralysie. Or il est militaire de croire qu'après la mort il ne reste de l'homme qu'un cadavre. [51,119] (HARPALUS) C'est mon avis.