[67,0] LETTRE LXVII. A Urbain, souverain pontife, Ives, le plus petit des fils de sa sainteté, miséricorde et justice. [67,1] J'ai appris que votre douceur était aigrie et que votre sérénité était troublée contre moi, et j'en ai été aussitôt troublé dans mon cœur et jusqu'à la moelle de mes os. J'ai cherché avec soin dans ma mémoire ce que je pouvais avoir dit ou fait pour exaspérer votre mansuétude. Je n'ai rien trouvé, car je ne puis croire ce que quelques personnes m'ont rapporté, que votre irritation venait de ce que j'avais écrit des lettres dans lesquelles je contestais l'autorité de l'Église Romaine, lettres que j'avais envoyées à votre légat, l'archevêque de Lyon, dans la cause de l'élu de Sens. Je les ai reprises et relues attentivement, et j'y ai vu de nombreux passages en faveur de l'Église Romaine, aucun contre son autorité, à moins toutefois, que, sans prendre garde à la volonté de l'écrivain, sans examiner sous leur vraie face des paroles innocentes, on ne vienne dire, ce qu'à Dieu ne plaise, que les textes authentiques se contredisent l'un l'autre et que leur autorité se détruit réciproquement. On peut en effet y rencontrer bien des contradictions si on ne les comprend pas comme il faut et qu'on leur fasse signifier autre chose que ce que l'auteur avait en vue. [67,2] Mais dans mes lettres, ma conscience m'en est témoin et la teneur même de ces missives, je n'ai rien voulu autre chose que faire parvenir à votre sollicitude, par l'entremise du seigneur archevêque de Lyon à qui vous remettez le soin de vos décisions, les fréquentes plaintes et les murmures contre l'Eglise Romaine qui chaque jour tintent à mes oreilles. Je voulais vous prier de si bien peser vos décrets avec vos vicaires que l'Eglise n'eût point à en souffrir, et que ceux qui oseraient les transgresser fussent frappés par leur propre sentence et fournissent eux-mêmes aux autres un exemple de punition, de manière que votre renommée n'en éprouvât aucun dommage. La pureté d'intention de mes lettres est une défense suffisante de leur corps tout entier. [67,3] Mais quelques paroles contraires, surtout à propos de la primatie de l'archevêché de Lyon, ont sonné aux oreilles du seigneur archevêque de Lyon autrement qu'il ne l'eût voulu, et sans considération pour celui qui les avait écrites, il vous a communiqué l'amertume qu'il ressentait alors. Il doit cependant être permis à chacun de dire ce qu'il pense. Moi, je pense de moi que personne en deçà des monts, pour vous rester fidèle, pour observer vos commandements, n'a supporté autant d'injures, n'a éprouvé autant de persécutions. Mais puisque mes paroles, pour une raison quelconque, ont irrité votre esprit, je n'entends pas entrer en jugement avec vous. J'aime mieux renoncer à mon évêché qu'encourir à tort ou à raison votre disgrâce. Si cette satisfaction plaît à votre paternité, elle plaît aussi à mon humilité. Si elle vous plaît, acceptez-la ; s'il vous faut davantage, commandez. En cessant d'être votre serviteur, je ne cesserai pas d'être votre fils. Comme je l'ai éprouvé avant d'être évêque, je serai, dans l'Église de Dieu, plus utile par mon exemple, simple clerc, que, prélat, je ne le suis par ma parole. Et il me sera très agréable de porter nue la croix du Christ, afin de lutter dans ce champ vaste et fertile où l'amour de la pauvreté est une source de richesses et l'amour des richesses une occasion de ruines. [67,4] Sept ans déjà passés, je cultive de tout mon pouvoir la vigne qui m'a été confiée, je lui prodigue l'engrais, mais je n'ai pu en tirer la récolte que j'espérais. Qu'on me rende donc la liberté dans cette huitième année, afin que je puisse commencer cette véritable octave, dans laquelle il me sera permis de me reposer, de goûter les doux fruits de la contemplation et de jouir des joies de cette année sabbatique. Si je ne puis le faire actuellement avec votre permission, je serai forcé néanmoins de le faire devant les inimitiés royales qui se réveillent contre moi pour la cause déjà ancienne de l'adultère. Ne vois-je pas d'ailleurs mes paroissiens mépriser la parole de Dieu ? Penchés vers les biens de la terre, ils ne soupirent qu'après ceux-ci, et jamais n'élèvent leur cœur en haut. Ni la crainte de Dieu, ni la honte de l'excommunication temporelle ne les poussent à renoncer aux sacrilèges qu'ils commettent dans les églises, ou à se soumettre à la justice divine. Par le porteur de cette lettre, faites-moi connaître votre bon plaisir : si vous accueillez favorablement ma requête, retenez-moi pour l'avenir sous votre juridiction immédiate, afin que les faux-évêques ne puissent me persécuter à leur gré. [67,5] Au reste, quoi qu'il arrive de moi, je vous en supplie, par l'amour du Christ, si l'archevêque de Tours ou quelque clerc d'Orléans va vous trouver au sujet de l'élection de leur enfant, fermez l'oreille à leurs paroles. Pour vous dire en peu de mots les qualités de leur élu, c'est un être ignominieux, dont la déshonnête familiarité avec l'archevêque de Tours et son frère défunt et beaucoup d'autres débauchés est publiquement honnie dans toutes les villes de France. Quelques-uns de ses complices l'ont surnommé Flora, et ils ont composé sur son compte des couplets ignobles, qui sont chantés à travers la France, dans les places et les carrefours, par les jeunes libertins, si nombreux malheureusement en notre pays, comme vous le savez. Il n'a pas honte de les chanter lui-même et de les faire chanter devant lui. J'ai envoyé comme preuve à l'archevêque de Lyon une de ces chansons que j'ai arrachée violemment des mains de celui qui la répétait. Consultez donc votre honneur et l'utilité de l'Église, et ne permettez pas que ce jeune homme soit consacré, de peur que l'Eglise de Dieu ne devienne un lieu de scandale et une caverne de voleurs. Sachez aussi que, malgré l'autorité de votre légat, l'archevêque de Tours a posé, en cette dernière fête de Noël, la couronne sur la tête du Roi, achetant par cette complaisance l'évêché pour son favori. Afin de vous montrer combien cette élection est puérile, voici deux vers par lesquels un de ceux qui l'élisaient, le jour des Innocents, exprima son suffrage : "Nous nommons un enfant, aux fêtes de l'enfance, Obéissant au Roi plus qu'à la conscience".