[60,0] LETTRE LX. A Hugues, archevêque de Lyon, légat du siège apostolique, Ives, humble ministre de l'église de Chartres, salut et obéissance. [60,1] Il a été fait comme vous l'avez commandé ; nous nous sommes abstenu de consacrer l'élu de Sens, et par obéissance pour l'autorité apostolique nous avons communiqué votre lettre aux évêques de notre province. Mais nous demandons et conseillons, nous conseillons et demandons à votre discrétion de ne pas faire peser si lourdement sur nous à l'avenir les chaînes de l'obéissance apostolique, de peur qu'en chargeant nos épaules d'un fardeau intolérable, vous ne nous forciez, par quelque impossibilité ou quelque nécessité, à tomber dans la désobéissance. Il vous est facile de tendre de loin votre arc pour le combat, mais il nous est périlleux de frapper de près-notre adversaire avec le glaive. Cependant nous voulons observer les interdits ou les mandements promulgués par le siège apostolique pour la défense de la foi, la correction des fidèles, l'amendement des coupables, la répression des maux présents ou futurs, et nous sommes prêt, avec l'aide de Dieu, à supporter toutes les adversités pour leur défense. Mais lorsque vous prescrivez si sévèrement des mesures en elles-mêmes indifférentes qui, si on les néglige, ne nuisent en rien au salut, ou qui, si on les observe, ne le servent en rien ; lorsque vous affaiblissez ou que vous modifiez à votre gré les règles que l'antiquité a sanctionnées, que l'usage constant a maintenues, que l'autorité vénérable des Saints Pères a consacrées, votre prudence doit considérer en quoi vous travaillez au salut de ceux que vous devez en tout servir. A quels enseignements devrons-nous nous conformer, à quels maîtres devrons-nous obéir, aux Saints Pères qui par leurs écrits parlent encore à nos oreilles, ou à vous qui ne devez vous proposer que de suivre et d'honorer les traces de vos prédécesseurs ? Je ne veux pas dire qu'on ne peut porter de nouvelles ordonnances contre de nouveaux abus ; mais je dis avec le pape Zozime s'adressant aux habitants de Narbonne : Faire des concessions ou des changements contraires aux décrets des Pères, l'autorité du Saint-Siège elle-même, ne le peut pas, car auprès de nous l'antiquité vit avec des racines qu'on ne peut arracher, et les décrets des Pères ont ordonné de la respecter. [60,2] Dans le livre pontifical qu'on appelle Diurnus, lors du serment que prête le souverain pontife, on lit : "Je jure de ne rien diminuer, ni changer ni innover à la tradition que j'ai reçue de mes augustes prédécesseurs, mais d'observer et de vénérer, de tous les efforts de mon esprit, comme leur disciple et leur successeur, tout ce que j'ai trouvé canoniquement établi". Saint Grégoire dit dans une lettre au maître Maurant, en la cause de Théodore : "Il est très dangereux pour les prêtres d'altérer en quoi que ce soit les anciennes coutumes". Et encore : "Tout ce qui est établi par un ancien usage doit être observé religieusement". Léon IV écrit au juge de Sardaigne : "Jamais ni autrefois ni récemment il n'est entré dans les coutumes de nos prédécesseurs de rien tenter de nouveau ou d'inusité contre les règles canoniques". Grégoire dit de même à tous les évêques de Numidie : "Nous voulons voir rester immuable toute coutume qui n'est pas contraire à la foi, soit pour l'institution des primats, soit pour tout autre motif". Léon IV écrivant à Lothaire : "Ce qu'une juste et constante tradition, dit-il, ne nous commande pas d'imiter, nous devons nous en garder comme d'un profond précipice". Entre autres choses, Nicolas écrit à Hincmar, archevêque de Reims : "C'est un ridicule et abominable abus de permettre qu'on viole les antiques traditions que nous avons reçues de nos pères". Gélase, s'adressant sur le même sujet à tous les évêques de Dardanie, leur dit : "Mus par une ambition illicite, certains hommes n'ont pas honte d'attaquer les droits des églises et d'usurper insolemment les privilèges que l'antiquité a consacrés aux métropolitains et aux évêques comprovinciaux, ne songeant pas que, au risque de leur damnation éternelle, ils devront rendre compte au juge éternel de l'injure qu'ils font à la foi catholique et de la violation des traditions des Saints Pères. S'ils persistent dans leur obstination, vous tous, nos frères de Dardanie ou des provinces voisines, qui vivez dans l'obédience due à vos métropolitains, instruits par les enseignements que nous adressons à votre affection, lorsqu'un de vos prélats viendra à mourir, laissez à vos métropolitains le soin de nommer son successeur, comme le veut l'ancienne coutume ; mais s'il arrive qu'à son tour le métropolitain vienne à quitter la vie, que son successeur soit nommé par les évêques comprovinciaux, comme l'a prescrit l'ancien rite de l'Eglise". Puis donc que ces textes et d'autres décrets généraux déterminent d'une manière si précise la forme de consécration des métropolitains, nous sommes étonné de vous voir remplacer les anciennes traditions et les anciennes coutumes par des règlements particuliers et par des usages nouveaux. Ne prétendez-vous pas en effet que l'élu de Sens, avant sa consécration, se présente devant vous et jure obéissance et soumission à votre juridiction primatiale ; ce que jusqu'à ce jour aucune antique institution, aucun usage n'a établi ni dans la province de Sens ni ailleurs. Le pape Nicolas, entre autres choses, écrit ce qui suit à Raoul, archevêque de Bourges, qui avait dépassé les bornes de sa juridiction primatiale : "Nous voulons que les primats ou les patriarches n'aient au-dessus des autres évêques aucun autre privilège que ceux qui leur sont accordés par les saints canons ou par les coutumes anciennes, en sorte que, suivant les règles du concile de Nicée, les églises particulières conservent leurs privilèges propres". Si vous prétendez qu'en vertu du privilège de votre légation il doit vous être présenté, bien que personne ne l'accuse ni près de nous ni près de vous, ce ne sont pas là les instructions que le pape Léon donnait à son vicaire Anastase, évêque de Thessalonique. Il voulait seulement que les prêtres provinciaux fissent connaître au légat le nom de leur élu, mais il n'entendait pas que celui-ci, par des difficultés ou des délais quelconques, retardât de légitimes élections. [60,3] Selon ce que nous avons appris, l'élu de Sens est de noble race, de science compétente, de bonne réputation parmi ceux qui le connaissent ; il s'acquittait dans son église de l'office de diacre lorsque, sans discussion, sans simonie, il a été élu archevêque. S'il cédait aujourd'hui à vos prétentions, il semblerait avoir acheté sa consécration au prix de quelque complaisance dans ses paroles ou dans son office. Quant à ce que vous écrivez qu'il a reçu de la main du Roi l'investiture épiscopale, aucun témoin oculaire ne vous l'a dit ni ne nous l'a fait connaître. En admettant même que cela soit, comme cette investiture, qu'elle soit donnée ou non, n'apporte aucune force de sacrement à l'élection d'un évêque, nous ne voyons pas en quoi elle peut porter atteinte à la foi ou à la sainte religion. L'autorité apostolique n'a jamais défendu aux rois, après l'élection canonique, de mettre les prélats en possession des évêchés. Nous lisons au contraire que des souverains pontifes de sainte mémoire ont parfois intercédé près des rois pour des évêques élus, afin que les souverains les missent en possession de leurs évêchés ; quelquefois même ils ont différé la consécration des prélats, parce que ceux-ci n'avaient pas encore obtenu le consentement des rois. Nous vous aurions cité ces exemples, si nous ne voulions éviter dans notre lettre la prolixité. Le seigneur pape Urbain lui-même, si nous avons bien compris, n'interdit aux rois que l'investiture corporelle ; il ne les exclut ni de l'élection, en tant qu'ils sont la tête du peuple, ni de la mise en possession : le huitième synode leur interdit, il est vrai, d'assister à l'élection, mais il ne parle pas de la mise en possession. Que celle-ci se fasse par la main, ou par le signe, ou par la parole, ou par le bâton, qu'importe ? puisque les rois ne prétendent point donner aucun pouvoir spirituel, mais seulement obéir aux vœux des électeurs, et concéder aux élus les domaines ecclésiastiques ou les autres biens extérieurs, que les églises possèdent de la munificence royale. Aussi saint Augustin, dans son commentaire sur saint Jean, 1re partie du 6e traité, s'exprime ainsi : "De quel droit défends-tu la propriété des églises, du droit divin ou du droit humain ? Le droit divin réside pour nous dans les Écritures, le droit humain dans les lois des rois. Aussi est-ce de droit humain que chacun possède ce qu'il possède. Car, de droit divin, au Seigneur appartient la terre et tout ce qu'elle renferme. Mais c'est de droit humain qu'on dit : Ceci est mon domaine, ceci ma maison, ceci mon serviteur. Enlevés les droits des seigneurs, et qui osera dire : Ceci est mon domaine, ceci mon serviteur, ceci ma maison ?" Et ailleurs : "Ne dis pas : Qu'y a-t-il de commun entre moi et le roi ? Qu'y a-t-il donc de commun entre toi et tes biens ? C'est en vertu du droit royal que les biens sont possédés. Tu as dit : Qu'y a-t-il de commun entre moi et le roi ? Ne parle donc plus de tes biens, car tu as renoncé à tous les droits humains qui seuls permettent de posséder des biens". [60,4] Que si les investitures étaient défendues par la loi éternelle, les souverains pontifes ne pourraient à leur gré, tantôt les interdire rigoureusement, tantôt les tolérer miséricordieusement, en permettant à ceux qui les reçoivent de conserver leurs honneurs. Mais comme ce qui rend les investitures illicites, c'est surtout la défense des souverains pontifes, tandis que ce qui les rend licites, c'est la permission de ceux-ci, nous voyons que jamais ou presque jamais on n'a été condamné pour avoir enfreint en cela les ordres apostoliques : mais que de vexations à ce sujet, que d'églises spoliées, que de scandales, quelles divisions entre la royauté et le sacerdoce, dont la concorde peut seule assurer la sécurité aux choses humaines ! Nous voyons aussi de malheureux évêques et abbés qui ne peuvent vaquer à réparer les ruines morales ou matérielles qui sont autour d'eux, occupés qu'ils sont à s'assurer l'amitié de quelque langue haut placée, dont la faconde pourrait les défendre dans un cas donné. Beaucoup d'élus dont l'élection a été exempte de vénalité et conforme aux canons, empêchés par des délais ou des obstacles semblables à ceux que vous alléguez, s'achètent par de l'argent des protecteurs et des avocats, et, de peur de subir un refus honteux de consécration, ils tombent parfois dans la simonie. Puisque donc le but de toute loi ecclésiastique est de tendre au salut des âmes, il faudrait ou punir rigoureusement toutes les infractions à ces lois pour servir au salut, ou parfois les passer sous silence de peur de nuire aux intérêts spirituels et temporels. Je ne dis pas cela pour lever la tête contre le siège apostolique ou pour faire opposition à ses sages décrets, ou pour critiquer les avis de meilleurs que moi si ces avis s'appuient sur de vives raisons et sur l'autorité évidente des anciens Pères ; mais je voudrais, avec bien d'autres qui pensent pieusement comme moi sur ce sujet, que les ministres de l'Église Romaine, semblables à d'habiles médecins, s'appliquassent à guérir les graves maladies, et ne prêtassent pas à rire à leurs détracteurs qui leur disent : "Vous reculez devant un moucheron et vous avalez un chameau. Vous levez la dîme sur la menthe, la rue, le cumin et le fenouil, et vous oubliez les préceptes les plus graves de la loi". Ne voyons-nous pas, par tout le monde, les désordres et les crimes s'étaler au grand jour, et vous ne prenez pas la faux de la justice pour les réprimer. Ces exemples ne sont pas loin de vous ou vous ne les ignorez pas ; aussi n'ai-je pas besoin de vous les indiquer davantage. Voyez quelle doit être votre conduite en ces circonstances. [60,5] Je reviens au but spécial de ma lettre. Si, dans l'élection de l'église de Sens, vous ne voyez rien de contraire aux saints canons, permettez-nous de consacrer l'élu suivant l'ancienne coutume. Nous ne voulons ni ne devons rien céder du faible droit qu'ont nos églises. Saint Cyprien dit en effet : "La sainte Ecriture enseigne combien il est dangereux dans les choses divines de céder quelque chose de son droit et de son pouvoir ; car c'est ainsi qu’Esaü perdit son droit d'aînesse, et il lui fut impossible plus tard de recouvrer ce qu'il avait cédé". Si vous acquiescez à notre demande, nous persuaderons de tout notre pouvoir au nouvel évêque que nous aurons consacré de reconnaître la juridiction primatiale de l'église de Lyon, de se soumettre à vous comme à son primat, et de vous témoigner, suivant les traditions des Saints Pères, tout le respect qui vous est dû. S'il ne se rend pas à nos raisons, nous ne nous écarterons pas néanmoins de ce que nous prescrira le siège apostolique. Que si au contraire vous ne souscrivez pas à nos demandes et que, contre tous nos souhaits, quelque schisme soit la conséquence de ce refus, je dirai, en toute assurance : la faute n'est pas mienne ; le péché n'est pas mien, et vous ne pourrez pas dire que je ne vous l'avais pas prédit. [60,6] En dernier lieu, s'il m'était permis de citer en droit votre révérence, je pourrais justement réclamer de vous les dommages que les seigneurs du Puiset ont causés à moi et à l'église de Chartres. Car, à la suggestion de mes ennemis, sans m'en informer, vous avez rétabli dans la communion ecclésiastique ces sacrilèges que moi et mes coévêques nous avions excommuniés, et par l'impunité de leurs crimes vous les avez excités à en commettre de plus grands. Que votre justice décide elle-même si elle devait agir ainsi et s'il ne convient pas, maintenant que vous savez la vérité, de réparer ce que vous avez fait, car il n'y a que le vrai repentir qui puisse délier les chaînes qui ont été justement imposées. Si vous n'avez pas le temps ou qu'il ne vous plaise pas de répondre à tous les points de ma lettre, que votre sainteté veuille bien du moins nous répondre sur les deux derniers. Adieu.