[158,0] LETTRE CLVIII. Ives, par la grâce de Dieu, humble ministre de l'église de Chartres, à Eudes, archidiacre d'Orléans, salut. [158,1] Ta fraternité me demande dans sa lettre si une femme enceinte illégitimement peut contracter une union légitime. Il n'est pas facile de répondre à cette question directement par les sentences apostoliques, mais on peut recueillir les observations à faire à ce sujet d'après des cas semblables qui se trouvent dans les écrits de ceux qui n'ont pas mis d'excès dans leurs décisions. Considère avec la raison dont tu es doué qu'il faut un tout autre traitement aux hommes bien portants pour conserver la santé, qu'aux malades pour la recouvrer ; examine ce que la loi prescrit à ceux qui se portent bien et ce que l'indulgence peut concéder à ceux qui sont malades. [158,2] D'après la loi de nature, d'après les institutions canoniques, toute femme enceinte, soit par débauche, soit dans l'état de mariage, ne doit pas, avant d'avoir achevé d'allaiter son enfant, avoir de commerce charnel avec un homme ; sans cette interdiction, les droits du mariage ne sont pas complètement respectés. Mais si nous consultons les paroles modératrices de l'Apôtre : Que chaque homme ait une épouse pour éviter la fornication, que chaque femme ait un mari, nous n'excepterons pas la veuve, nous n'excepterons pas la femme enceinte, nous n'excepterons pas la débauchée, nous n'excepterons pas l'incestueuse, pourvu seulement que le mariage soit selon le Seigneur, c'est-à-dire que par lui-même il ne soit ni coupable ni criminel. Aussi l'on ne doit pas blâmer l'homme qui épouse une débauchée, mais il faut le louer au contraire de rendre chaste une impudique. Jérôme, dans le livre premier sur Osée, dit : Il ne faut pas blâmer le prophète Osée d'avoir ramené à la chasteté la courtisane qu'il avait épousée, mais plutôt il faut le louer de l'avoir rendue bonne de mauvaise qu'elle était. Car celui qui reste bon n'est pas souillé du contact d'un mauvais, mais celui qui est mauvais devient bon s'il suit les exemples du bon. D'où l'on doit comprendre que le prophète ne perdit pas sa chasteté en s'unissant à une débauchée, mais que la débauchée recouvra la chasteté qu'elle avait perdue auparavant. Que si les hommes reprochent à leurs femmes leur mauvaise conduite avant le mariage, qu'ils prennent garde eux-mêmes de n'être pas tombés dans le crime de fornication ou d'adultère. Pourquoi veulent-ils que leurs femmes leur pardonnent ce qu'ils ne leur pardonnent pas à elles-mêmes ? [158,3] Jérôme écrit à ce sujet sur la mort de Fabiola : Parmi nous, ce qui n'est pas permis aux femmes n'est pas non plus permis aux maris : la même condition est imposée aux mêmes liens. De même Augustin, à propos des mariages adultérins : Il ne sera ni honteux, dit-il, ni difficile, lorsque l'adultère aura été expié, d'accorder la rémission du péché, non pas en sorte que le mari, après le divorce, rappelle à lui la femme adultère, mais en sorte que, après sa réconciliation avec le Christ, elle ne soit plus appelée adultère. Si un tel pardon est accordé à celle qui a violé le pacte conjugal, comment à plus forte raison ne serait-il pas donné à celle qui n'a pas péché contre l'état de mariage où elle n'était pas encore entrée ? Que ceux qui portent un jugement si sévère pèsent encore ces paroles d'Augustin dans le livre sur les Paroles du Seigneur : Si vous devez prendre une épouse, conservez-vous pour votre épouse ; telles vous voulez qu'elles viennent à vous, tels aussi elles doivent vous trouver. Quel est le jeune homme qui ne souhaite pas être sûr de la chasteté de son épouse ? Et s'il doit épouser une jeune fille, quel est celui qui ne la désire pas sans tache ? Tu veux une épouse sans tache ? sois sans tache. Tu cherches une épouse pure ? ne sois pas impur. Car ce qu'elle ne peut pas, toi-même tu ne le peux pas non plus. [158,4] Par ces paroles et d'autres semblables il est facile de comprendre et de prouver que, tant qu'on n'est pas lié à une épouse, on peut délibérer, mais dès qu'on est lié par un consentement mutuel, il n'est pas permis de chercher à briser ces liens. Depuis la création du monde, le sacrement de mariage a été si naturel et si inviolable que le péché originel n'a pu le détruire, que le déluge, en lavant tous les crimes, n'a pu en changer les lois. Ce sacrement donc que la sentence divine a sanctionné et a voulu être immuable, ce n'est pas à l'homme qu'il appartient de le rompre, à moins qu'il n'ait été fait sans le consentement des contractants ou qu'il ne soit par lui-même criminel, c'est-à-dire adultérin et incestueux. Si pareille chose arrive, il n'y a pas à hésiter ; le remède est la séparation. Si au contraire il n'y a pas ces empêchements, que les époux soient ravisseurs ou excommuniés ou entachés de tout autre crime, tout cela n'importe en rien pour la conservation de la foi conjugale. Quand en effet avons-nous vu les prédicateurs du Nouveau Testament forcer les circoncis ou les incirconcis à renvoyer après le baptême l'épouse qu'ils avaient prise avant le baptême ? Je ne veux pas dire cependant qu'on doive contracter des unions défendues par les institutions ; mais une fois contractées, elles ne doivent pas être dissoutes pour les causes que nous avons énumérées. Ceux qui auront contracté des unions défendues, ou les prêtres qui les auront consacrées doivent, à cause de leur désobéissance, être soumis, suivant la décision de leurs juges, à une juste satisfaction afin d'empêcher les autres de les imiter, mais les mariages ne peuvent être dissous que pour une cause reconnue par les lois. [158,5] De même en effet que le sacrement de l'ordre, bien qu'il ait été donné par des personnes qui n'avaient pas le droit de le faire, demeure, une fois reçu, chez l'ordonné ; de même le sacrement de mariage, bien que donné par des prêtres insoumis, demeure chez ceux qui ont été unis : car l'indignité des célébrants ne peut annuler la vertu des sacrements. Leur sainteté doit donc toujours être respectée, la perversité des usurpateurs toujours punie. Ainsi l'encensoir de Coré, qui lui avait été fourni en présence de Dieu, par l'ordre de Dieu, fut placé sur l'autel ; mais ceux qui l'avaient apporté furent consumés par le feu. Pour éviter la prolixité dans ma lettre, je n'ai pas osé t'en écrire davantage, car je n'ai pas voulu surcharger la mémoire de ta fraternité de choses que tu connais parfaitement. Mais d'après ce peu de mots tu peux comprendre ce que je pense à ce sujet et ce que je répondrais à ceux qui m'interrogeraient là-dessus. Adieu.