[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] Abrocome, repoussé par le vent contraire, ne passa point en Italie, il fut obligé de relâcher en Sicile, et d'aborder à la grande et magnifique ville de Syracuse; il comptait par la même occasion de parcourir toutes les côtes de l'isle, et de la traverser ensuite d'un bout à l'autre pour suivre le grand dessein qui l'occupait ; mais voulant auparavant se reposer ici quelques jours, il choisit sa demeure dans le quartier le plus proche de la mer. Un bon vieillard, nommé Egialée, logeait à côté de lui ; c'était un pauvre étranger, pécheur de profession, qui tirait de son art quelques légères ressources pour vivre. Abrocome s'entretenait et mangeait fréquemment avec lui ; le bon Égialée l'écoutait avec plaisir ; et l'habitude d'être ensemble produisit entre eux un commerce d'amitié si grand, que ce pêcheur conçut pour Abrocome une tendresse toute particulière ; il le regardait comme son propre fils; Abrocome de son côté lui découvrait tous les secrets de son âme; il lui raconta ses amours avec Anthia et toutes les autres aventures qui l'avaient fait errer en différents pays. Egialée, pour répondre à cette confiance, lui fit aussi le récit de ses malheurs, qu'il commença de cette manière: Mon cher fils, la Sicile ne m'a point vu naître ; je suis Lacédémonien : Sparte est ma patrie, et, si l'on pouvait tirer vanité d'une haute naissance, je compte mes aïeux et mon père même entre les plus illustres et les plus puissants de Lacédémone. On me mettait encore au nombre des pupilles, lorsque l'amour se fit sentir à mon cœur. Je ne pus me défendre des grâces d'une jeune fille que je voyais souvent ; elle était aussi de Sparte, et s'appelait Telxinoé ; le même trait sans doute nous blessa tous les deux ; car sa tendresse répondait à celle de mon amour. Enflammé de jour en jour par des sentiments qu'il nous était impossible de repousser, nous cherchions à nous voir en tous lieux. Une veille de fête qu'on célébrait nous en fournit une occasion très-commode; nous ne la laissâmes point échapper, soit que la sympathie seule réglât nos desirs, soit que le dieu qu'on révérait ce jour-là nous servît de guide; retirés dans un endrait solitaire, nous jouîmes de ces plaisirs que l'hymen seul a droit de permettre légitimement, et nous nous unîmes d'un nceud secret, jurant l'un et l'autre, par des serments réitérés mille fois, de nous aimer avec la même fidélité jusqu'à la mort ; sans doute que notre bonheur fit envie à quelqu'un des dieux! Je n'avais pas encore atteint quatorze ans; les parents de Telxinoé me crurent trop jeune pour épouser leur fille ; un certain Androclés, de notre même ville, en était amoureux aussi et la demandait en mariage; ils la lui promirent. Telxinoe se flattait toujours d'éluder cet hymen par divers prétextes, et de le rompre à la fin entièrement; mais, pressée par l'approche des noces dont le jour était fixé, Telxinoe se trouva dans un endrpit où je devais être, et convint de s'enfuir avec moi de Lacédémone. Lui ayant coupé les cheveux, nous nous habillâmes en jeunes garçons, et, cette même nuit où Telxinoe devait épouser Androclés, nous sortîmes de la ville: nous allâmes à Argos et à Corinthe, et de là un vaisseau, sur lequel nous traversâmes la mer Ionienne en très-peu de jours, nous rendit en Sicile. A peine les Lacédémoniens eurent-ils appris notre fuite, qu'ils nous condamnèrent à mort. Pour nous, la plus grande misère nous eut bientôt saisis; mais cette situation, toute triste qu'elle était, ne faisait qu'effleurer la douce joie de nos cœurs ; on croit ne manquer de rien quand on est adoré de l'objet qu'on aime, et qu'on le possède au gré de ses desirs. La mort m'a ravi depuis Telxinoé; mais je n'ai pas voulu la laisser emporter d'ici, elle y est encore; je l'aime toujours et la conserve avec soin. En même temps Egialée introduisit Abrocome dans une chambre plus reculée, et lui montra Telxinoé; c'était une femme âgée, qui avait été belle, et qui paraissait toujours jeune aux yeux d'Egialée; on avait enseveli son corps à la manière des Égyptiens ; c'était son vieil époux qui l'avait embaumé lui-même. Croirais-tu, mon cher Abrocome, reprit le vieillard, que je m'entretiens avec Telxinoé comme si elle vivait encore ? Je mange et je couche auprès d'elle, et, lorsque je reviens de la pêche, excédé de fatigue, sa vue me soulage et me console de tous maux; en sais-tu la raison, mon cher fils? C'est que mes yeux ne la voient point de la même manière que les tiens ; mon esprit remonte plus loin ; je la vois toujours telle qu'elle était à Lacédêmone; je la considère, dis-je, avec les mêmes charmes qui l'avaient accompagnée dans l'exil le plus affreux, qu'elle souffrit pour moi; je la vois enfin dans ces premiers moments si chers encore au souvenir de mon âme, où, transportée d'amour, elle se livrait sans réserve à toute ma tendresse pendant qu'on cêlébrait les veilles sacrées. Il poursuivait son discours lorsqu'Abrocome l'interrompit en s'écriant : Chère Anthia, quand pourrai - je te retrouver, ne fût-ce même que ton corps? il ferait tout mon bonheur, puisque le corps de Telxinoé sert de si grande grande consolation à Egialée; son exemple m'apprend que l'âge n'altère point le véritable amour; depuis que je parcours la terre et les mers, je n'ai pu savoir la moindre de tes nouvelles. O fatales prédictions ! Et toi, divin Apollon, qui nous as menacés des malheurs les plus cruels, prends pitié de nous, et fais cesser nos maux ! La colère des dieux n'a-t-elle point de bornes? [5,2] Egialée consolait avec bonté le malheureux Abrocome, qui passait sa vie auprès de lui; ils allaient même à la pêche ensemble, Abrocome s'aidant de son mieux pour soulager la vieillesse d'Egialée. Dans cet intervalle, Hyppotoùs voyait grossir sa troupe de jour en jour, et ses richesses s'accroître; cette bonne fortune enflait son courage ; soutenu d'une petite armée, au lieu d'une simple compagnie qu'il avait d'abord, il porta ses vues plus loin ; son ambition ne se borna plus a de légères entreprises; il ne voulait assiéger désormais que des villes ou des châteaux; c'est dans ce dessein qu'il quitta l'Ethiopie, menant à sa suite un nombre infini de chameaux et d'autres bêtes toutes chargées du butin qu'il avait fait jusqu'alors ; sa marche s'adonna en Egypte vers Alexandrie; il avait même dans la pensée de revoir encore la Phénicie et la Syrie. A l'égard d'Anthia, Hyppotoùs ne la croyait plus vivante ; mais Anphinome, consigné pour sa garde, l'aimait trop pour l'avoir laissé périr; il se joignit à quelques compagnons d'Hyppotoùs qui avaient refusé de suivre ce dernier, et se retira dans un antre profond qu'on avait muni de toutes les provisions nécessaires. Le premier exploit d'Hyppotoûs, en quittant l'Ethiopie, devait tomber sur un château d'Egypte, appelé le château de Mars; Anphinome profita de l'éloignement de ce capitaine pour délivrer la belle Anthia, qu'il s'efforçait d'encourager; mais elle, toute tremblante, et soupçonnant tous les hommes d'en vouloir à sa vertu, invoque le soleil ; elle prie aussi tous les dieux de l'Egypte qu'ils daignent la conserver sans tache, quand même elle voudrait se prêter aux instances de la séduction ; cependant, rassurée par les sermens d'Anphinome, Anthia le suit sans hésiter; les deux chiens, retirés aussi de la fosse, ne voulurent jamais l'abandonner, faisant mille demonstrations de joie de leur commune delivrance, et devenus, de ses bourreaux qu'ils devaient être, ses gardiens et ses défenseurs. Anphinome, au lieu de retourner dans la caverne, vint à Coptos avec Anthia, et s'y arrêta quelques jours, de crainte, en précipitant son voyage, de rencontrer encore Hyppotoùs ou sa troupe. Ce brigand assiégeait pendant ce temps là, le château de Mars, qu'il força : tous les habitants furent passés au fil de l'épée, les maisons pillées, et le feu mis par-tout : après cette expédition, il ne suivit pas la route ordinaire, mais s'en alla gagner le Nil, ayant fait ramasser un grand nombre d'esquifs entreposés en différens châteaux ; ces esquifs les portèrent jusqu'à Schédia : là, s'étant débarqués sur la rive, ils voyagèrent à travers le reste de l'Egypte, qu'ils remplissaient d'effroi. [5,3] Ces ravages vinrent à la connaissance du gouverneur, et surtout l'invasion du château de Mars, laquelle avait fait grand bruit ; il en apprit le détail avec toutes ses cruelles circonstances : on lui fit aussi le portrait d'Hyppotoùs et de sa troupe, qu'on lui dit revenir d'Ethiopie; cette nouvelle méritait toute son attention ; il fit assembler, au plutôt, un gros détachement de soldats choisis, et mit à leur tête Poluide, jeune homme de ses parents, assez aimable de physionomie, très-brave et d'une famille fertile en guerriers. Ce capitaine avec sa troupe n'eut pas de peine à joindre la compagnie d'Hyppotoùs, qui faisait une guerre ouverte : ils se rencontrèrent auprès de Peluse; et, comme il ne s'agissait point ici de composition, on en vint bientôt aux mains. Le rivage servit de champ de bataille, et la victoire vit beaucoup d'hommes tués, de part et d'autre, sans se déclarer ; mais sur le soir les brigands, ayant pris la fuite, furent tous taillés en pièces, à l'exception de quelques-uns demeurés prisonniers. Hyppotoûs seul, après avoir jeté ses armes, profita de la nuit pour se sauver à Alexandrie ; il s'y tint caché pendant quelque temps, ensuite de quoi, s'étant embarqué sur un vaisseau prêt à partir, il abandonna l'Egypte ; ses vues se portaient du côté de la Sicile, où il espérait demeurer inconnu. D'ailleurs, les richesses et la fertilité de cette isle, une des plus belles du monde, offraient de grandes ressources à l'industrie d'Hyppotoùs. [5,4] Poluide ne se contenta pas de la victoire remportée sur le gros des brigands ; sa prudence le poussa plus loin: il crut nécessaire d'en nettoyer tout-à-fait l'Egypte et de se saisir de la personne d'Hyppotoùs et de ceux des siens qu'il croyait être échappés; cependant il renvoya la plus grande partie de ses troupes ; un petit nombre lui suffisait pour son projet : ayant pris avec lui les brigands qu'il avait fait prisonniers, afin de mieux reconnaître les endroits fréquentés de leurs camarades. Poluide remonta le Nil, visita toutes les villes des environs de ce fleuve ; et, se proposant de passer jusqu'aux confins de l'Ethiopie, il arriva à Coptos, où était Anphinome avec Anthia; celle-ci restait enfermée, mais Anphinome courait la ville; il fut aperçu de ses compagnons, que Poluide emmenait avec lui; on le dénonce, on l'arrête, et il est conduit devant Poluide, à qui le brigand s'avoua coupable, déclarant même tout ce qui concernait Anthia ; l'histoire de cette jeune personne intéresse la curiosité de Poluide; il veut la voir et se la fait amener. Anthia lui déguisa, de même qu'elle avait fait à Hyppotoùs, son nom et sa patrie; elle dit qu'elle était Égyptienne et que des brigands l'a vaient enlevée; Poluide ne put soutenir l'éclat de tant de beauté sans être blessé vivement; sa demeure ordinaire était à Alexandrie, où il avait sa femme ; il en prit le chemin, et, sur la route, tous ses discours étaient mêlés de belles promesses et tendaient à disposer Anthia en sa faveur. Arrivés à Memphis, Poluide, dont les instances ne produisaient rien, voulut agir en maître; mais ses emportements n'eurent pas plus de succès. La belle Ephésienne se débarrassa d'entre ses bras, et s'enfuit au temple d'Isis, où, se prosternant aux pieds de la déesse: O souveraine de l'Egypte! lui dit-elle, prête une main secourable à cette infortunée, pour qui plus d'une fois tu t'es intéressée! garantis-moi des desirs violents de Poluide ! je suis en ta garde, et tu me dois rendre chaste au bel Abrocome. Le respect que Poliide avait pour la déesse modéra sa brutalité sans vaincre son amour; il suivit la belle Anthia jusque dans le temple; et, s'étant approché d'elle, il lui jure de ne jamais offenser sa vertu, mais de la protéger aussi longtemps qu'elle le souhaiterait, d'être son ami; il l'assure même qu'un seul de ses regards, qu'un mot de sa bouche pourra décider de sa félicité. Anthia s'en rapporta sans crainte à la sainteté de ses serments, et sortit du temple avec Poluide. Mais comme ils avaient arrêté de se reposer pendant trois jours à Memphis, la belle Éphésienne voulut visiter aussi le temple d'Apis. Ce temple est le plus fréquenté de toute l'Egypte. Le dieu y rend ses oracles à tous ceux qui veulent le consulter ; lorsque quelqu'un s'est avancé pour faire sa prière, après l'avoir invoqué, il sort, et les ministres du dieu, dieu, tantôt en vers, tantôt en prose, prédisent sur-le-champ les événements qui doivent arriver à la personne qui l'a imploré. En entrant, la jeune Anthia se prosterne et commence son adoration par cette prière : Dieu puissant, dieu charitable, qui protèges tous les étrangers, serais-je la seule indigne de ta compassion ? L'avenir t'est connu ; prédis-moi quelque chose de certain sur le sort d'Abrocome : le verrai-je encore ? dois-je le recouvrer? Si ce bonheur m'est promis, je demeure attachée à la vie; mais si mon époux n'est plus, je me hâterai d'en sortir. Ces paroles achevées tout bas avec les yeux pleins de larmes, cette tendre épouse se retira. Comme elle descendait la première marche, de jeunes enfants, qui folâtraient devant la porte du temple, s'écrièrent tout d'une voix : Anthia rejoindra bientôt son époux Abrocome. A ces cris, cette belle Éphésienne se prosterne de nouveau pour remercier les dieux de cet oracle, qu'elle interprète favorablement, et deux jours après elle partit pour Alexandrie avec Poluide. [5,5] La femme de ce capitaine, apprenant qu'il amenait dans la maison une jeune personne dont il paraissait épris, se crut déjà entièrement bannie du cœur de son époux; elle ne lui fit néanmoins aucun reproche, mais la jalousie n'y perdit rien : elle machina dans son âme des moyens secrets de tirer vengeance de sa rivale, puisqu'elle aspirait à la supplanter. Poluide rendit compte de son expédition au gouverneur d'Egypte, qui le renvoya exercer son commandement à l'armée. Renéa (c'est ainsi que se nommait sa femme) profita de son absence pour se débarrasser d'Anthia. Elle la fait appeler; et, après s'être déchiré ses habits et meurtri le corps : Infâme, lui dit-elle, c'est donc toi qui voudrais m'enlever mon époux? En vain tes nobles attraits ont charmé son ame; cette même beauté te sera fatale. Quoi ! parce que tu pus radoucir par tes tromperies la férocité de quelques assassins, et dormir avec une foule de jeunes débauchés plongés dans l'ivresse, tu t'enhardis ! tu voudrais porter ton ambition jusqu'au lit de Renéa ! Il n'est pas fait pour un tel outrage ; ne t'en flatte pas. Au même instant Renéa coupa les cheveux de l'infortunée Anthia, et l'entoura de liens; puis elle ordonne à Clitus, l'un de ses domestiques, de l'aller vendre en Italie à quelqu'un de ces hommes dont la profession est d'entretenir des femmes esclaves pour l'amusement du public : Là tu pourras, ajoutat-elle, donner un libre cours à la dépravation de tes desirs. Clitus exécuta le commandement de sa maîtresse; Anthia le suivit toute en pleurs, disant en elle-même : O beauté pour le coup plus funeste que jamais! ô charmes trompeurs! que ne vous êtes-vous évanouis depuis longtemps! vous n'eussiez pas été l'occasion de tant de cruelles aventures. Quoi ! ce n'était pas assez des tombeaux, des homicides, des chaînes, du naufrage, des supplices, des assassins, il fallait une dernière épreuve à ma constance ! Je vais... O Dieux! puis-je y penser sans mourir d'effroi? je vais être livrée à la brutalité du premier venu, et cette fidélité conjugale que j'ai observée jusqu'à ce jour va peut-être s'évanouir dans un lieu public! O seigneur de mon sort! dit-elle à Clitus, en se jetant à ses genoux, épargne-moi l'horreur d'un semblable châtiment ! Je te demande la mort comme une grace ; seras-tu donc assez barbare pour me la refuser ? Elevée dans la vertu, crois-moi, il ne serait pas en mon pouvoir de vivre avec un maître qui tirerait une infâme rétribution de mes charmes. En vain elle s'efforçait de fléchir Clitus; cet esclave feignit de la plaindre : mais, inexorable touchant le devoir de sa commission, il s'embarqua sur un navire avec elle. Poluide de retour du camp, Renéa lui en imposa par un mensonge adroit ; elle dit qu'Anthia avait disparu, sans qu'on pût savoir ce qu'elle était devenue. Poluide, à demi convaincu déjà par la résistance d'Anthia, que cette fille avait de l'attachement pour quelqu'un qu'elle cherchait à rejoindre, Poluide, dis-je, ne se donna pas la peine d'approfondir la vérité de ce discours. Cependant le vaisseau qui portait Anthia ne tarda pas d'aborder en Italie ; elle fut débarquée à Tarente, où Clitus ne suivit que trop bien les volontés de l'implacable Renéa : il vendit Anthia à un certain Lénon. Celui-ci n'avait jamais vu des attraits d'un si grand éclat. Quelle fortune pour un homme de sa profession ! Il la laissa rétablir des fatigues de la mer et des mauvais traitements de Renéa, se flattant de réparer en peu de jours le désordre qui régnait dans ses charmes abattus. Clitus, débarrassé de sa commission, reprit le chemin d'Alexandrie, et rendit compte en secret à sa maîtresse de son exactitude. [5,6] La navigation d'Hyppotoùs se termina sur les côtes de Sicile, non point à Syracuse, mais à Taormine, où de grandes vues ne l'occupaient plus : il cherchait seulement à vivre. Abrocome, toujours à Syracuse, y mourait de tristesse de ne pouvoir retrouver Anthia, et n'avait pas même le moyen de rejoindre sa patrie ; il résolut, par un dernier essai, de côtoyer les bords de la Sicile pour voguer en Italie, et de là, s'il n'était pas plus heureux dans ce dernier voyage, d'aller porter son ennui à Ephèse, et d'y attendre la mort en pensant à sa chère Anthia. Pendant ce temps-là, toute sa patrie était dans un deuil universel. Les auteurs de leurs jours, qui ne recevaient d'eux ni lettres ni messages, avaient envoyé sur mer et de tous côtés pour savoir de leurs nouvelles. Las enfin de voir leur espérance trahie, accablés de douleur, et succombant sous le fardeau des années, ils se laissèrent mourir volontairement. Abrocome partit pour l'Italie. Leucon et Rode, ces deux compagnons fidèles de l'enfance d'Abrocome et d'Anthia, avaient perdu leur maître et leur père en même-temps, puisqu'il les avait adoptés; et les biens considérables dont ils héritèrent par sa mort les mirent en état de revoir leur patrie. Ils se flattaient que de plus heureux destins y auraient conduit leurs jeunes maîtres. Ils chargèrent toutes leurs richesses sur un vaisseau pour s'en retourner à Ephèse; mais on leur apprit à Rhodes, où ils avaient été forcés de relâcher, qu'Abrocome et la belle Anthia ri'étaient point de retour, et que leurs parents étaient morts. Cette nouvelle leur fit interrompre le cours de leur voyage ; ils restèrent à Rhodes en attendant qu'ils pussent être instruits de ce qu'ils souhaitaient. [5,7] Le maître d'Anthia, au bout de quelque temps, la voulut introduire dans une petite maison destinée à la débauche publique. Après l'avoir parée des plus beaux ajustements, et d'une manière galante, il l'y conduisit, malgré les cris effroyables qu'elle poussait. Je meurs, disait-elle, de l'excès de mes misères; toutes mes infortunes passées ne sont point comparables à celle-ci : ô beauté ! fallait-il que tu fusses outragée par la nature même! Mais, au lieu de me répandre en regrets superflus, ajoutait-elle en secret, cherchons plutôt dans notre esprit quelque stratagème pour nous tirer de ce pas terrible. Elle suivit ensuite Lénon, qui tantôt la menaçait, et tantôt cherchait à la consoler. A peine fut-elle exposée, qu'il accourut une foule d'admirateurs. C'était à qui offrirait une plus grosse somme pour avoir seulement la préférence de primauté. Mais Anthia eut recours à un artifice bien pardonnable dans un malheur si pressant. Elle tomba par terre en convulsion, comme si elle eût été possédée de quelque esprit malin. Ceux qui étaient présents furent émus tout à la fois de crainte et de pitié; et, bien loin d'écouter leurs desirs, chacun d'eux s'empressait de soulager la malade. Lénon, désespéré, ne doutait pas que cette infirmité ne fût réelle ; il fit emporter la jeune Anthia chez lui, où l'on entreprit de la guérir. Revenue de cet état, elle fit l'histoire suivante à Lénon, qui l'interrogeait sans cesse sur la cause de son mal. Hélas! répondit Anthia, je te l'ai caché d'abord ; la honte me retenait ; mais, à présent que tu le sais, je n'hésite point à te découvrir comment il m'est survenu. Étant encore enfant, poursuivit-elle, je m'égarai de mes parents dans la cohue d'un fête publique, et le hasard me fit approcher d'une grotte où tout nouvellement un homme était mort. Son ombre, ou, pour mieux dire, son corps, (car il en avait entièrement la forme) sortit tout-à-coup de la sépulture, et m'apparut. Il s'essayait à me retenir avec la main à mesure que je m'échappois en criant. Sa taille était énorme, et sa figure capable d'inspirer de la frayeur aux plus courageux. Le son de sa voix ressemblait au tonnerre. Après s'être élancé de mon côté diverses fois, il m'atteignit, et me secoua vivement. Ce fut lorsqu'il me voulut quitter, qu'il m'appliqua un coup sur l'estomac, me disant à son départ qu'il m'avait jeté cette espèce de maléfice. Je m'en suis toujours ressentie depuis, et, de temps en temps, cet horrible mal me possède. Mais, mon cher maître, retiens ton courroux; tu vois bien qu'il n'y a point de ma faute : revends-moi plutôt, tu ne perdras rien sur le prix que je t'ai coûté. Cette nouvelle fut sensible à Lénon; mais, abusé par l'air de sincérité d'Anthia, il lui pardonna volontiers, et la plaignit d'une disgrace où sa volonté n'avait point de part. Au moyen de cette petite dissimulation, Anthia resta quelque temps encore chez Lénon, qui en prenait tout le soin imaginable. [5,8] Pendant qu'elle se félicitait d'avoir si bien réussi, Abrocome avait débarqué à Nocère en Italie, dénué de toute ressource pour subsister. Les premiers moments de son arrivée furent employés à la recherche d'Anthia; c'était là le principe et la fin de toutes ses actions. Comme il n'en apprenait aucune nouvelle, il s'associa chez des sculpteurs en pierre, où, ses bras n'étant point faits à aucune sorte de travail, il eut bien de la peine à s'y accoutumer. La fatigue le rendait quelquefois malade ; alors la réflexion lui dictait ces plaintes : Voilà donc, belle Anthia, ton cher Abrocome réduit à vivre de ses mains, esclave, pour ainsi dire, de vils ouvriers ! Si j'étais du moins assez heureux pour te retrouver! Si je pouvais concevoir la flatteuse idée de finir mes jours avec toi! me faudrait-il, ô ciel! d'autre consolation! Mais, infortuné que je suis, je prends peut-être une peine inutile ! Peut-être as-lu déjà passé la rive fatale pour me rester fidèle, et dans l'espoir de me rejoindre; car je ne doute pas un instant qu'Abrocome n'ait été l'objet de ton dernier soupir ! II se plaignait de cette manière, et, par-dessus le fardeau de son travail, il avait à porter encore le poids de sa douleur. Pendant que la belle Anthia était encore à Tarente, un songe fâcheux vint inquiéter sa tendresse ; elle vit Abrocome, étant l'un et l'autre encore dans la plus brillante beauté, comme aux premiers temps de leurs amours ; une femme assez belle paraissait être aussi présente à son esprit, laquelle arrachait Abrocome d'entre ses bras ; toute endormie qu'elle était, l'exclamation qu'elle fit en rappelant Abrocome la réveille et la trouble ; elle se lève à l'instant, séduite par cette illusion : O Dieux ! s'écriet-elle! quel plus grand malheur pouvait-il m'arriver! Quoi! déchirée de toutes façons, je soutiens avec une constance au-dessus de mon sexe toutes sortes d'infortunes! Ma tendresse invente chaque jour quelque nouvel artifice pour ne trahir ni mon cœur ni mes serments, et toi, cruel Abrocome, un autre objet t'enchante ! du moins, dois-je en croire les songes qui me l'apprennent. Mais, pour quelle raison ne terminé-je pas mes tristes jours? Pourquoi les passer dans des gémissemens continuels. N'est-il pas plus sage de se délivrer tout d'un coup d'une vie toujours accompagnée de traverses, et de finir une dangereuse captivité? Cependant, si mon époux ne m'a pas gardé la foi qui m'était due, Dieux immortels, pardonnez-lui ! On l'aura contraint, sans doute, et son cœur n'a point de part à cette infidélité ; mais, pour moi, je dois mourir telle que j'ai vécu. Parmi toutes ces idées, Anthia cherchait à exécuter son sinistre projet. [5,9] Une vive détresse affligeait Hyppotoûs; la vengeance céleste lui faisait sentir la pesanteur de sa justice; étrange révolution produite par son repentir ! il préférait cet état de misère à sa vie passée. Le Destin, par pitié, suscita, pour l'en tirer, une vieille femme très-riche, qui devint passionnée de lui. Il l'épousa et sa mort le mit dans l'opulence ; grand nombre d'esclaves, une garde-robe bien fournie, des équipages somptueux, de l'or et des bijoux lui demeurèrent en partage : Hyppotoûs régla son train en conséquence; il voulut même aller en Italie acheter d'autres esclaves et toutes les choses nécessaires pour une maison montée avec éclat. Cette lueur de fortune n'avait pas cependant banni de sa mémoire le bel Abrocome; il brûlait de le revoir, afin de lui faire part de ses richesses; toujours occupé de lui, Hyppotous effectue son voyage d'Italie, en compagnie du beau Clistène. Ce jeune homme etait d'une des principales familles de Sicile, l'amitié rendait tout commun entre eux. Le temps de la feinte maladie d'Anthia étant écoulé, Lénon la fit exposer dans un marché pour être vendue. Hyppotoûs, qui visitait la ville de Tarente, la reconnut ; jamais personne ne fut frappé d'un plus grand étonnement. N'est-ce pas là, dit-il en lui-même, cette jeune fille que j'ai vue en Egypte, et que je condamnai dans une fosse à la rage de deux chiens pour venger les mânes d'Anchialus ? Quelle métamorphose ! De quelle manière a-t-elle pu sortir de là? Quel événement extraordinaire? Hyppotoùs à l'instant s'approcha d'elle comme pour l'acheter, et lui dit à l'oreille : O jeune fille, n'as-tu jamais été en Egypte, et n'y tombas-tu point entre les mains des brigands ? Ne t'est-il pas arrivé dans ce pays-là quelque calamité funeste? Avoue-le-moi; je t'y ai vue sûrement. Anthia, s'entendant rappeler son histoire d'Egypte, et le souvenir encore récent de la mort d'Anchialus et du supplice auquel on l'avait condamnée ; Anthia, dis-je, ne put retenir ses pleurs; mais, envisageant Hyppotoùs sans se remettre sa physionomie : J'ai souffert en. Egypte, lui répondit-elle, des maux de plus d'une espèce, ô étranger, qui que tu sois, et véritablement ma mauvaise étoile me fit donner dans l'embuscade de certains brigands: mais, par quel hasard mes malheurs sont-ils venus jusqu'à toi ? tu prétends me connaître, et je ne te reconnais point. Hyppotoùs n'eut pas avec elle une plus grande explication; mais, très persuadé par ce qu'il venait d'entendre, qu'il ne se trompait point, il acheta de Lénon cette jeune esclave, et l'emmena chez lui. Quand ils furent seuls, Hyppotoùs, pour la mieux rassurer, lui raconta d'un ton d'amitié ce qui lui était arrivé à lui-même même en Egypte, sa fuite et les richesses dont il était possesseur. Anthia le pria de lui pardonner de ne s'être pas déclarée plutôt ; elle lui fit ensuite le récit fidèle du meurtre d'Anchialus et du motif qui l'avait forcée à le commettre : elle raconta aussi comment Anphinome avait eu soin d'elle et des chiens, et par quel hasard elle avait été ravie à ce brigand. Hyppotoûs parut s'intéresser à son sort; cependant il ne lui demanda pas encore pour cette fois qui elle était : mais plus il vivait avec Anthia, et plus il devenait l'esclave de ses charmes. Hyppotoûs en vint même jusqu'à vouloir l'épouser, et lui promit, pour y consentir, tout ce qu'il possédait de richesses. Anthia s'en excusa d'abord sur ce qu'elle ne se croyait pas digne de monter au lit de son maître ; mais Hyppotoûs insistait toujours. Alors elle se vit réduite à découvrir ses mauvais destins. C'était en effet la seule manière de rompre les projets d'Hyppotoùs, et de garder sa fidélité. Anthia reprit donc ses aventures dès la fête de Diane, et n'oublia pas la moindre circonstance, mêlant partout le nom d'Abrocome, et ne pouvant le prononcer sans répandre des larmes. Hyppotoùs, à ce récit, reconnut enfin la charmante Anthia, cette tendre épouse, adorée du plus cher de ses amis. Qu'on juge de sa joie. Il l'accabla de caresses, et lui apprit en même temps ses voyages avec Abrocome. Hyppotoùs depuis ce moment lui marqua tous les égards possibles, à cause de l'affection qu'il portait à son époux ; il était même résolu de mettre tout en usage pour le retrouver. [5,10] Abrocome succombait d'épuisement dans la profession qu'il avait embrassée à Nocére pour vivre. Dès que son travail l'eut mis en état d'amasser quelque légère épargne, il tourna ses vues vers sa patrie. L'arrivée d'un vaisseau qui devait partir le lendemain, fut pour ce projet une occasion favorable ; il s'y embarqua pendant la nuit. Ce vaisseau devait aborder en Sicile, et de là voguer en Crète, à Cithère, à Rhodes, et se rendre à Ephèse. Une longue navigation le flattait toujours. Plus Abrocome avait de pays à parcourir, et plus il espérait d'entendre parler d'Anthia. Conduit par un vent favorable à Syracuse, il trouva son hôte Égialée mort. Après avoir appaisé ses mânes par beaucoup de larmes et de libations, il repartit, sans s'arrêter en Crète ; il continua sa route jusqu'à Cithare. Ici le besoin de vivres les retint quelques jours. Abrocome les passa en partie dans le temple à offrir ses vœux à la puissante Déesse qu'on révére en cette isle, et s'étant remis en voyage, le port de Rhodes lui prêta bientôt son asile. Il descendit à terre, et se logea près de la mer. Le voisinage d'Éphèse le rendait morne et pensif ; un tendre souvenir de sa patrie, de ses parents, d'Anthia, de l'oracle et de l'accomplissement de ses prédictions lui arrachait mille soupirs : Infortuné, disait-il, je retourne donc tout seul à Éphèse ! nos parents vont me voir revenir sans la compagnie d'Anthia ! est-ce là le fruit de mon voyage? voudra-t-on ajouter foi sur mes simples discours à des événements surnaturels ? qui sera là pour les attester? je n'ai point de compagnons, hélas, à qui le ciel ait fait partager toutes mes misères ! Mais attends, Abrocome, suspends le projet qui t'a si souvent occupé de sortir de la vie ; attends que les rivages d'Éphèse t'aient vu de retour, que tu sois quitte envers Anthia des devoirs funèbres, et que le mausolée élevé par tes soins à sa mémoire ait été suffisamment arrosé de tes pleurs ; tu pourras alors chercher à rejoindre les mânes fidéles de cette tendre épouse. C'était en parcourant la ville, comme il l'avait accoutumé dès qu'il arrivait quelque part, qu'il s'entretenait de ces tristes pensées ; mais bien éloigné de croire qu'il retrouverait Anthia. Leucon et Rode, qui s'étaient fixés dans la même ville pour quelque temps, avaient offert un don dans le temple du Soleil, tout à côté de l'armure d'or qu'anciennement Abrocome et Anthia leurs maîtres avaient offerte à la même divinité; ils avaient fait poser une colonne, où l'on voyait écrit en lettres d'or : "Pour Abrocome et Anthia"; et au-dessous Leucon et Rode. Abrocome avait été conduit par un mouvement de piété dans le même temple. Avant de commencer sa prière, il fut arrêté par cette inscription, qui lui fit connaître le zèle et l'attachement que lui conservaient ses deux fidèles serviteurs; mais l'armure d'à côté, auprès de laquelle il s'assit, lui arracha ces plaintes : Hélas ! dit-il, le malheur m'accompagne jusques dans les choses qui paraissent indifférentes pour les autres mortels! Je touche enfin aux derniers moments de ma vie. Puisque je suis obligé de me rappeler mes disgrâces de si loin ; voilà l'armure que nous consacrâmes au Soleil ; Anthia l'offrit de moitié avec moi. C'est avec elle que je sortis de ce port, et j'y suis de retour sans la ramener». Elle ne verra point cette colonne de nos frères de lait qui nous est dédiée à tous les deux. Que vais-je faire tout seul? Où trouver les personnes qui me sont chères? En ce moment Leucon et Rode entrèrent dans le temple pour y faire leurs prières accoutumées : ils voient assis proche la colonne, Abrocome qui regarde l'armure avec douleur ; mais ils ne se remettent point ses traits : au contraire, ils sont fort étonnés, et se demandent l'un à l'autre, qui peut demeurer collé de la sorte près des offrandes qui ne le concernent point. Leucon impatient lui dit : ô jeune homme, quelle est ta pensée de t'asseoir ainsi tout à côté de deux colonnes offertes par d'autres mains que les tiennes, et de t'affliger et te plaindre? Qu'as-tu de commun avec ceux dont les noms sont écrits là-dessus? Que t'importe leur destinée? Abrocome répondit : Cette offrande de Leucon et de Rode est pour moi; ils sont après Anthia, ceux que je brûle le plus de revoir ; je suis le malheureux Abrocome. Quels furent les transports de Leucon ! il demeura presqu'immobile au seul nom de son cher maître ; puis rappellant ses idées, il se remit les traits et le son de voix d'Abrocome à ses discours; et, sur le nom d'Anthia qu'il avait prononcé, Rode et lui tombent à ses pieds, et lui racontent leurs aventures, depuis le départ de Tyr jusqu'à leur retour à Rhodes. Abrocome les accompagne ensuite dans la maison qu'ils habitaient, où ces deux fidèles serviteurs le mettent en possession de tous leurs effets. Ils s'empressent de le servir et de le consoler par les expressions les plus propres à rallumer une esperance éteinte : mais qu'y avait-il au monde qui le pût dédommager d'Anthia ? Chacun de ses moments était compté par de nouveaux regrets ; il passait toute la journée à consulter avec Leucon et Rode sur le parti qui lui restait à prendre. [5,11] Hyppotoùs cependant projetait de reconduire Anthia vers Éphèse, et de la rendre à ses parents ; il espérait d'ailleurs qu'il pourrait en cette ville apprendre quelque chose d'Abrocome ; un gros vaisseau d'Éphèse qui se rencontrait à Tarente, et sur lequel il fit charger tous ses effets, le porta jusqu'à Rhodes; mais y arrivant de nuit, il fut obligé de se loger prés de la mer chez une vieille femme, qui se nommait Altée. Anthia coucha dans sa chambre; Hyppotoùs dormit d'un autre côté, dans le dessein de repartir le lendemain. Ce jour-là le peuple de Rhodes sollemnisait une grande fête en l'honneur du soleil. On avait préparé des sacrifices publics, et un grand concours de citoyens formaient une marche brillante. Leucon et Rode suivaient aussi, moins dans l'intention toutefois de prendre part aux réjouissances de ce jour, que pour y faire des enquêtes parmi celte foule de peuple et d'étrangers, au sujet d'Anthia. Hyppotoûs la menait au temple dans ce moment. Elle n'y fut pas sitôt entrée, qu'appercevant du côté des offrandes l'armure qu'elle avait dédiée autrefois : O Soleil, dit-elle, qui jettes un œil secourable sur tous les mortels ici bas ! je suis donc la seule sur qui tu n'aies point arrêté les divins rayons de ta bonté? Je vins autrefois à Rhodes où je t'adorai. Mes prières et mes sacrifices étaient sincères ; eh ! comment ne l'eussent-ils pas été ? je les offrois avec Abrocome ; tout me riait alors ; mais mes destins sont bien changés. Aujourd'hui, de libre devenue esclave, et d'heureuse que j'étais, infortunée, je retourne toute seule dans ma patrie, et je vais me montrer sans mon époux à tous nos parents. Se tournant ensuite vers Hyppotoùs, Antliia lui demanda la permission de couper sa chevelure; elle la voulait offrir au Dieu du jour avec des prières pour Abrocome. Hyppotoûs y ayant consenti, Anthia coupa de fort près quelques tresses de ses cheveux, et les consacra avec cette inscription : "Pour son époux Ab. An. a dédié ses cheveux au soleil". Après ce sacrifice, elle fit sa prière et sortit avec Hypotoûs. [5,12] Leucon et Rode, qui jusqu'alors étaient restes parmi la foule de la marche, vinrent au temple. A l'aspect de cette dernière offrande, sur laquelle ils aperçoivent les noms de leurs maîtres, ils s'inclinent et donnent mille marques de satisfaction et de regrets tout ensemble, comme si la belle Anthia eût été présente. Ils vont ensuite de tous côtés en demander des nouvelles au peuple de Rhodes, qui se souvenait parfaitement d'Abrocome et d'Anthia, depuis le premier voyage qu'ils avaient fait en ce port ; mais leurs recherches furent vaines pour ce jour-là; ils se retirèrent chez eux fort tristes, se contentant de mener Abrocome dans le temple, pour lui montrer les cheveux nouvellement consacrés. Son cœur en soupira de tendresse ; il éprouvait pour la première fois les douceurs d'une espérance qui ne paraissait point frivole. Cet événement était trop remarquable, pour n'en attendre pas quelque réalité. Le jour suivant Anthia revint dès le matin dans le temple; Hyppothoùs l'accompagnait; un vent contraire les avait empêchés de partir. Anthia, selon l'usage, alla s'asseoir auprès de ses offrandes ; des larmes continuelles et de fréquents soupirs annonçaient sa tristesse. Leucon et Rode l'apperçoivent de loin; ils avaient laissé le bel Abrocome trop agité pour les suivre ; s'étant avancés de plus près, ils examinent la jeune Ephésienne, sans être encore assurés que ce fût elle. Cependant tout ce qu'ils voyaient semblait le leur prouver : ces noms, ces présents, les pleurs qu'elle versait, un reste brillant de beauté, une entière ressemblance avec les anciens traits de son visage, tout changé qu'il était, toutes ces conjectures ne laissaient plus douter de la vérité. Ils reconnaissent enfin Anthia ; ils s'abandonnent à ses genoux, où la joie qui les transporte leur coupe la respiration, et les empêche de parler. Anthia ne les reconnaissait pas non plus; et, toute étonnée de les voir dans cette posture, elle ne savait ce qu'ils attendaient. Leucon et Rode revenus de leur saisissement, s'écrièrent : O notre chère maîtresse, ô belle Anthia! tu vois tes fidèles serviteurs à tes pieds ; c'est nous qui t'avons accompagnée dans ton premier voyage et dans l'habitation des corsaires Phéniciens. Mais quel astre benin te conduit en cette ville? Va, tu peux former les plus doux projets ; Abrocome est sauvé de tous les périls ; il est ici qui te regrette sans cesse, et n'aspire nuit et jour qu'au seul bien de te revoir. La révolution que fit ce discours dans le cœur d'Anthia ne se peut exprimer. Enfin, remise de son trouble, elle leur témoigne mille bontés, et se fait instruire plus clairement de tout ce qui touche son cher Abrocome. [5,13] Cette reconnaissance attira tout le peuple, qui accourut en foule, dès qu'on eut appris qu'Anthia était retrouvée. Abrocome, de son côté, courait toute la ville comme hors de lui-même, criant : Anthia, Anthia ! Il était suivi d'un concours prodigieux de monde, lorsqu'il aperçut enfin cette tendre moitié devant le temple d'Isis. Quelle rencontre, ô ciel ! ces deux époux n'hésitent point à se reconnaître; leur visage a beau être changé, leur cœur ne l'est point ; et la tendre sympathie de leur âme les précipite dans les bras l'un de l'autre ; ils se serrent étroitement ; mais un excès de trouble leur ôte les forces, leurs genoux chancellent, ils tombent par terre immobiles; mille passions roulaient confusément dans leur âme, le plaisir, la douleur, la crainte ; ils songeaient au passé ; ils tremblaient pour l'avenir. On entendait le peuple de toutes parts invoquer Isis avec des cris de joie, et l'appeler grande Déesse. Quel bonheur, ajoutait-on, nous revoyons le bel Abrocome et la belle Anthia ! Ces tendres époux se prennent par la main pour se relever de terre, percent la foule, et entrent tous deux dans le temple d'Isis. Nous te remercions, disent-ils de concert, ô très puissante Déesse, de nous avoir secourus dans nos malheurs ! C'est à ta protection que nous devons notre salut. O de toutes les divinités la plus digne de notre vénération ! qui pouvait nous accorder un bien plus desirable ? Tu nous rends l'un à l'autre, et nous nous recouvrons nous-mêmes. Ensuite de quoi, s'étant prosternés jusqu'à terre devant l'autel de la Déesse, ils sortirent ensemble du temple. On les conduisit chez Leucon, où Hyppotoùs avait déjà fait porter tous ses effets, de sorte que tout se préparait pour le voyage d'Ephèse. En attendant, les Dieux ne furent point oubliés ; on leur fit des sacrifices en action de grâces, et ces sacrifices furent suivis d'un banquet, où chacun raconta ce qui lui était arrivé, combien il avait souffert ; et la durée de ces récits prolongea le repas. La nuit, ou,pour mieux dire, le besoin de repos sépara tout le monde. Leucon, Rode, Hyppotoùs et le beau Clistène qui l'avait suivi d'Italie, allèrent coucher chacun de leur côté. Anthia reprit sa place auprès d'Abrocome ; [5,14] et, tandis que le sommeil prodiguait ses pavots à tous les autres, que tout était dans un calme profond, ils s'entretenaient ainsi : « Cher maître de mon sort, disait Anthia à son époux, je t'ai donc rejoint à force de parcourir et la terre et les mers, m'étant sauvée et des menaces des brigands, et des embûches de barbares corsaires, et des outrages de l'infâme Lénon ! Chaînes, fosse, bois, poison, sépulcres, je me suis échappée de tous ces dangers, et je viens à toi, mon cher Abrocome, telle que j'étais en partant de Tyr pour Antioche. Qui que ce soit au monde ne put ébranler ma vertu; ni Méris en Syrie, ni Périlas en Cilicie, Psammis et Poluide en Egypte, Anchialus en Ethiopie, ni Lénon à Tarente. Je reviens à toi pure et chaste. Mon amour m'a fait trouver mille ressources pour me conserver fidèle au bel Abrocome; trop heureuse d'y avoir réussi, quand même une autre belle t'aurait pu toucher, quand même on t'aurait forcé d'oublier tes serments et la malheureuse Anthia ! » Mille baisers ajoutaient encore à la délicatesse de toutes ses charmantes expressions; elle le caressait, le rebaisait sans cesse. Mais, reprit-elle, je te jure, cher époux.... Je te jure, interrompit Abrocome à son tour, par cette heureuse et sainte journée, qui ne s'est accomplie qu'après de grandes fatigues, qu'aucune autre mortelle que toi ne me put jamais plaire. Oui, tu reçois dans tes bras Abrocome aussi pur et aussi fidèle que tu le laissas en Phénicie dans une affreuse prison. [5,15] Ces deux époux passèrent toute la nuit dans ces tendres explications sans dormir. La joie et le plaisir d'être ensemble les délassaient davantage que la douceur du sommeil. Dès le matin, leurs effets et ceux d'Hyppotoùs furent embarqués sur un vaisseau; ils se rendirent aussitôt après tous ensemble avec une multitude innombrable de Rhodiens à leur suite, au rivage de la mer. Le navire qui leur était destiné ne les a pas sitôt reçus dans son sein, qu'il vogue en pleine mer. On les perd de vue, et leurs longs travaux furent enfin terminés au bout de très peu de jours par une heureuse arrivée au port d'Ephèse. La nouvelle de leur retour les avait précédés; elle était sue de toute la ville. A peine débarqués, ils allèrent, sans changer d'habits, droit au temple de Diane. Là, grand nombre de victimes sacrifiées, beaucoup de vœux offerts, furent les premiers gages de leur piété ; et de plus ils promirent à la Déesse de faire peindre dans son temple la suite de leurs aventures ; et ce vœu fut exécuté dans la suite. Après cet acte de religion, Abrocome et son épouse descendirent vers la ville. L'attention qui les occupa, fut d'ériger des monuments superbes sur la sépulture des auteurs de leur naissance, morts de vieillesse et de chagrin. Ce devoir rempli, nos heureux époux ne songèrent qu'à couler leurs jours dans une félicité perpétuelle; et cette félicité se trouvait toute entière dans l'espoir certain de n'être plus séparés. Leucon et Rode vivaient avec eux, partageant leur amitié et leurs richesses ; Hyppotoûs ne les quitta pas non plus. Après avoir envoyé des ouvriers à Lesbos pour y bâtir un sépulcre digne du bel Hyperante, il adopta Clistène pour son fils, et passa dans Ephèse le reste de sa vie avec son cher Abrocome et la belle Anthia.