[0] Les vertueux faicts des femmes. JE N'AY pas mesme opinion que Thucydides, Dame Clea, touchant la vertu des femmes: pour ce que luy estime, que celle-là soit la plus vertueuse, et la meilleure, de qui on parle le moins, autant en bien qu'en mal, pensant que le nom de la femme d'honneur doive estre tenu renfermé comme le corps, et ne sortir jamais dehors. Et me semble que Gorgias estoit plus raisonnable, qui vouloit que la renommee, non pas le visage, de la femme, fust cogneuë de plusieurs: et m'est advis, que la loy ou coustume des Romains estoit tres-bonne, qui portoit, que les femmes, aussi bien que les hommes, apres leur mort fussent publiquement honorees à leurs funerailles des louanges qu'elles auroient meritees. Et pourtant incontinent apres le trespas de la tres-vertueuse Dame Leontide, je discouru dés lors assez longuement sur ceste matiere avec toy, lequel discours ne fut point à mon advis sans quelque consolation fondee en raison philosophique: et maintenant suyvant ce que tu me requis alors, je t'envoye le reste du propos, pour monstrer que c'est une mesme vertu celle de l'homme, et celle de la femme, par le preuve de plusieurs exemples tirez des anciennes histoires, qui n'ont pas esté par moy recueillis en intention de donner plaisir à l'ouye: mais si la nature de l'exemple est telle, que tousjours à la force de persuader est conjoincte aussi la vertu de delecter, mon propos ne rejettera point la grace du plaisir qui seconde et favorise l'efficace de la preuve, ny n'aura point de honte de conjoindre les Graces avec les Muses, qui est la plus belle assemblee du monde, comme dit Euripides, induisant l'ame à croire facilement les belles raisons par la delectation qu'elle y prend. Car si pour prouver que c'est un mesme art de peindre les femmes que les hommes, je produisois de telles peintures de femmes, comme Apelles, ou Zeuxis, ou Nicomachus en ont laissees, y auroit-il homme qui m'en sçeust avec raison reprendre, en me mettant sus que j'aurois plustost visé à resjouïr et delecter les yeux, que non pas à prouver mon intention? Je croy à mon advis, que non. Et quoy, si d'ailleurs pour monstrer que la science poëtique de representer en vers toutes choses, n'est point differente és femmes d'avec celle qui est aux hommes, ains toute une mesme, je venois à conferer les vers de Sappho avec ceux d'Anacreon, ou les oracles des Sibylles avec les responses de Bacchis, y auroit- il homme qui peust justement blasmer celle demonstration, pource qu'elle attireroit l'auditeur à la croire avec plaisir et delectation? Jamais homme ne le diroit. Et neantmoins il n'y a moyen de cognoistre mieulx d'ailleurs la similitude ou difference de la vertu de la femme et de l'homme, qu'en conferant les vies aux vies, et les faicts aux faicts, comme en mettant l'un devant l'autre les ouvrages de quelque grande science, et considerant si la magnificence de la Royne Semiramis a un mesme air et mesme forme, que celle du Roy Sesostris: et la prudence de Tanaquil, que celle du Roy Servius: ou la magnanimité de Porcia que celle de Brutus, ou celle de Timoclea que celle de Pelopidas, en ce qui est principalement commun entre eux, et en quoy gist leur principale valeur: pource que les vertus prennent quelques autres differences, comme couleurs propres et particulieres, selon la diversité des natures, et se conforment aucunement aux moeurs et conditions des subjects en qui elles sont, et aux temperatures des corps, aux aliments mesmes, et aux façons de vivre: car Achilles estoit vaillant d'une sorte, et Ajax d'une autre: et la prudence d'Ulysses n'estoit pas semblable à celle de Nestor, ny n'estoit pas Caton juste de mesme qu'Agesilaus, ny Irene n'aimoit pas son mary de la mesme façon que faisoit Alcestis, ny Cornelia n'estoit magnanime comme l'estoit Olympiade: mais pour cela nous ne dirons pas qu'il y ait plusieurs diverses vertus de vaillance,

ne plusieurs prudences, ne plusieurs justices, pour les dissimilitudes de la façon de faire particuliere qui est à un chascun, lesquelles ne forcent point d'advouër que la vertu soit diverse. Or quant aux exemples qui sont plus vulgaires et plus communs, et dont je presume que tu aies toute intelligence et cognoissance, pour les avoir leus és livres des anciens, je les passeray pour le present, si ce ne sont d'adventure quelques faicts bien dignes de memoire qu'aient ignoré ceux qui paravant nous ont escrit les communes chroniques et vulgaires histoires. Mais pource que les femmes par le passé, tant en commun qu'en particulier, ont fait plusieurs actes dignes d'estre rememorez et couchez par escript, il ne sera pas mauvais d'en mettre devant les autres quelques uns de ceux qu'elles ont faicts en communauté. [1] I. DES DAMES TROYENNES. LA plus part de ceux qui eschapperent de la prise et destruction de Troye la grande coururent fortune, et furent jettez par la tourmente, avec ce qu'ils n'entendoient pas l'art de naviguer, ny ne cognoissoient pas la mer, en la coste de l'Italie: et s'estans garrez és abris, bayes et ports au dedans de la terre, à l'endroit où la riviere du Tybre se desgorge en la mer, les hommes descendirent en terre, et allerent errans çà et là par le païs pour trouver langue, et ce-pendant leurs femmes adviserent entre elles, que quand bien ils seroient les mieux fortunez et plus heureuses gents du monde, encore seroit-il meilleur de s'arrester en quelque lieu, que d'aller tousjours ainsi vagans et errans par la mer, et faire là leur païs, puis qu'ils ne pouvoient recouvrer celuy qu'ils avoient perdu. A quoy s'estans toutes accordees, elles bruslerent leurs vaisseaux, aiant commancé l'une d'entre elles qui s'appelloit Rome: et l'aiants executé, elles s'en allerent au devant de leurs marits, qui accouroient vers la mer pour cuider secourir leurs vaisseaux, et craignans la fureur de leur courroux, les ambrasserent et baiserent affectueusement, les unes leurs marits, les autres leurs parents, et par ceste caresse les appaiserent. De là commancea la coustume qui dure encore parmy les Romains, que les femmes saluënt ainsi leurs parents, en les baisant en la bouche. Car les Troyens recognoissans la necessité qu'ils estoient contraincts d'ainsi le faire, et quant et quant trouvans les habitans du païs qui les recevoient humainement et amiablement, approuverent ce que leurs femmes avoient faict, et s'habituerent en cest endroit-là de l'Italie parmy les Latins. [2] II. DES DAMES DE LA PHOCIDE. LE faict des Dames de la Phocide, duquel nous voulons faire mention, n'a point eu d'historien illustre qui l'ait redigé par escript: mais toutefois si ne cede-il en vertu à nul acte qui ait oncques esté fait par femmes, et si est tesmoigné par grands sacrifices que ceux de la Phocide celebrent encore jusques aujourd'huy aupres de la ville de Hyampolis, et par des anciens decrets du païs. Or en est l'histoire entiere descrite de poinct en poinct en la vie de Daïphantus: mais quant à ce qui en appartient aux femmes, le faict est tel. Il y avoit une guerre irreconciliable et mortelle entre ceux de la Thessalie et ceux de la Phocide, pour ce que ceux de la Phocide à un jour nommé tuerent tous les magistrats et officiers des Thessaliens qui exerceoient tyrannie en leurs villes, et ceux de la Thessalie briserent avec des meules deux cents cinquante ostagers de la Phocide qu'ils avoient entre leurs mains: et puis avec toute leur puissance entrerent en armes dedans leur païs par celuy des Locriens, aians premierement conclu et arresté en leur conseil, qu'ils ne pardonneroient à homme quelconque qui fust en aage de porter armes, et qu'ils feroient les femmes et les enfans esclaves.

Parquoy Daïphantus le fils de Batthyllius, l'un des trois qui avoient l'authorité souveraine au gouvernement de la Phocide, leur persuada, que tous ceux qui seroient en aage de porter armes, allassent au devant des Thessaliens pour les combattre: et au demourant quant à leurs femmes et à leurs enfans, qu'ils les assemblassent tous en un certain lieu de la Phocide, et environnassent le pourpris du lieu de grande quantité de bois, et y meissent des gardes pour les garder, ausquels ils donnassent en mandement, que s'ils entendoient dire qu'ils eussent esté desfaicts, ils meissent le feu dedans le bois, et feissent brusler tous ces corps-là: ce que tous les autres aiants approuvé, il y en eut un que se levant dit, qu'il estoit juste et raisonnable d'avoir aussi le consentement des femmes là-dessus, où elles resolurent de suivre l'advis de Daïphantus, avec si grande allegresse, qu'elles en couronnerent Daïphantus d'un chappeau de fleurs, comme aiant donné un tresbon conseil à la Phocide: et dit on que les enfans mesmes en aiants tenu conseil entre eulx à part, conclurent de mesmes. Ainsi ceux de la Phocide aiants donné la battaille aux Thessaliens pres du village de Cleones, és marches de Hyampolis, les desfeirent. Ceste resolution de ceux de la Phocide fut depuis appellee par les Grecs, le Desespoir: en memoire de laquelle victoire tous les peuples de la Phocide jusques aujourd'huy celebrent, en ce lieu-là, la plus grande et plus solennelle feste qu'ils aient, en l'honneur de Diane, et l'appellent Elaphebolia. [3] III. DES DAMES DE CHIO. CEUX de Chio fonderent jadis la ville de Leuconie par une telle occasion. Un jeune gentilhomme des meilleures maisons de Chio s'estoit marié: et comme on luy menoit sa femme en sa maison sur un chariot, le roy Hippoclus, qui estoit amy et familier du marié, et avoit assisté aux espousailles commes les autres, où lon avoit bien beu, bien ry, et fait bonne chere, sault sur le chariot, où estoit la mariee, non pour y faire aucune violence ne villanie, mais seulement pour se jouër, comme la coustume estoit en telle feste: toutefois les amis du marié ne le prenans pas ainsi, le tuerent sur la place: à raison duquel homicide, s'estans monstrez à ceux de Chio plusieurs signes manifestes de l'ire et courroux des Dieux, et aiant l'oracle d'Apollo respondu, que pour l'appaiser il falloit qu'ils tuassent ceux qui avoient occis Hippoclus: Ils respondirent que c'estoient tous ceux de la ville qui l'avoient tué. Dieu leur commanda qu'ils eussent doncques tous à sortir de la ville de Chio, si tous estoient participans de ce meurtre. Ainsi meirent-ils hors de leur ville ceux qui estoient autheurs ou aucunement participans de ce crime, qui n'estoient pas en petit nombre, ny gents de petite qualité, et les envoyerent habiter en la ville de Leuconie, qu'ils avoient paravant ostee et conquise sur les Coroniens, à l'aide des Erythreiens: mais depuis, guerre s'estant esmeuë entre eulx et les Erythreiens, qui estoient pour lors le plus puissant peuple de tout le païs d'Ionie, et les estans les Erythreiens venuz assaillir avec armee, ne pouvans resister, ils feirent composition, par laquelle il leur estoit permis de sortir avec une robbe, et un saye tant seulement, et non autre chose. Les femmes entendu cest appointement leur dirent injure, s'ils avoient le coeur si lasche que de quitter leurs armes, et de s'en aller passer tous nuds à travers leurs ennemis: et comme leurs marits alleguassent qu'ils avoient juré, elles leur conseillerent, comment que ce fust, n'abandonner point leurs armes, et de leur dire, que la javeline estoit la robbe, et le bouclier le saye à tout homme de coeur. Ceux de Chio les creurent, et parlerent audacieusement aux Erythreiens, en leur monstrant leurs

armes, si bien qu'ils les effroyerent de leur audace, et n'y eut personne d'eux qui s'en approchast pour cuider les empescher, ains furent tous contents qu'ils s'en allassent, en leur quittant la place. Voyla comment ceux-là aiants appris de leurs femmes la hardiesse de s'asseurer, sauverent leur honneur et leur vie. Bien long temps depuis les femmes de la mesme ville de Chio feirent un autre acte qui ne cede de rien en verta à celuy-là, lors que Philippus le fils de Demetrius tenant leur ville assiegee feit proclamer un mandement par ses heraults, et un cry merveilleusement superbe et barbare, Que les esclaves de la ville se rebellassent contre leurs maistres, et se veinssent rendre à luy, et qu'il leur donneroit liberté, et si leur feroit espouser à chascun leurs maistresses, femmes de leurs maistres. Les femmes en conceurent un si grand courroux, et si grande indignation en leurs coeurs (avec les esclaves, qui eulx mesmes en furent irritez comme elles, et leur assisterent) qu'elles prirent la hardiesse de monter sur les murailles de la ville, et d'y porter des pierres et des traicts, en priant leurs hommes qui combattoient, d'avoir bon courage, et les admonestant de ne se lasser point de faire bien leur devoir: si bien qu'en faisant de faict et de parole ce que elles pouvoient pour repoulser l'ennemy, à la fin elles contraignirent Philippus de se lever de devant la ville sans rien faire, et n'y eut pas un esclave tout seul qui se rendist onques à luy. [4] IV. DES ARGIENNES. LE combat des Dames Argiennes alencontre du Roy de Lacedaemone Cleomenes, pour la defense de leur ville d'Argos, qu'elles entreprirent soubs la conduite et par l'enhortement de Telesilla poëtisse, n'est pas moins glorieux que autre exploict quelconque que jamais les femmes aient fait en commun. Ceste Dame Telesilla, à ce que lon treuve par escrit, estoit bien de maison noble et illustre, mais au demourant fort maladive de sa personne: à l'occasion dequoy elle envoya devers l'oracle pour sçavoir comment elle pourroit recouvrer sa santé: et luy aiant esté respondu qu'elle servist et honorast les Muses, elle obeissant à la revelation des Dieux, et se mettant à apprendre la poësie et l'harmonie du chant, fut en peu de temps delivree de sa maladie, et devint tres-renommee et estimee entre les femmes, pour ceste partie de poësie. Depuis estant advenu que le Roy des Spartiates Cleomenes aiant tué en une battaille grand nombre des Argiens, mais non pas toutefois comme quelques uns fabuleusement on escrit precisément, sept mille, sept cents, septante et sept, s'en alla droit à la ville d'Argos, esperant la surprendre vuide d'habitants, il prit une soudaine emotion de courage et de hardiesse inspiree divinement aux femmes qui estoient en aage, de faire tout leur effort pour engarder les ennemis d'entrer dedans la ville: et de faict soubs la conduitte de Telesilla, elles prirent les armes, et se mettans aux creneaux des murailles, les ceignirent et environnerent tout à l'entour, dont les ennemis demourerent fort esbahis. Si repoulserent le Roy Cleomenes avec perte et meurtre de bon nombre de ses gents, et chasserent l'autre Roy de Lacedaemone Demaratus hors de leur ville, qui estoit desja entré bien avant dedans: et en avoit occupé le quartier qui s'appelle Pamphyliaque. Ainsi la ville aiant esté sauvee par leur prouësse, il fut ordonné, que celles qui estoients mortes au combat, seroient honorablement inhumees sur le grand chemin que lon nomme la voye Argienne: et à celles qui estoient demourees, pour un perpetuel monument de leur vaillance, on permit qu'elles consecrassent et dediassent une statue à Mars. Ce combat fut, ainsi comme les uns escrivent, le septieme jour: ou, comme les autres, le premier du mois que lon nommoit anciennement Tetartus en Argos, et maintenant s'y appelle Hermaeus, auquel les Argiens solennisent encore aujourd'huy une feste

solennelle qu'ils appellent Hybristica, comme qui diroit l'infamie, où la coustume est, que les femmes vestent des sayes et manteaux à usage d'homme, et les hommes des cottes et des voiles à usage de femmes: et pour remplir le defaut d'hommes en leur ville, au lieu de ceux qui estoient morts és guerres, ils ne feirent pas ce que dit Herodote, qu'ils marierent leurs esclaves avec leurs vefves, mais ils adviserent de donner droict de bourgeoisie de leur ville, aux plus gents de bien de leurs voisins, et leur feirent espouser les vefves: et toutefois encore semble-il qu'elles les eurent en quelque mespris: car elles feirent une loy, que les nouvelles mariees auroient des barbes feintes au menton, quand elles coucheroient avec leurs marits. [5] V. DES PERSIENNES. CYRUS aiant fait rebeller les Perses contres les Medes et leur Roy Astyages, il advint qu'il fut rompu en une battaille avec ses Perses, lesquels fuyants à val de route vers leur ville, et estans les ennemis bien pres d'y entrer pesle mesle quant et eulx, les femmes sortirent dehors au devant d'eux, et reboursants leurs robbes du bas en hault par le devant, leur crierent: Où fuyez vous les plus lasches hommes qui soient au monde? car pour fuir vous ne pouvez pas rentrer icy d'où vous estes sortis. Les Perses aiants honte de veoir ceste façon de faire de leurs meres, et d'ouir leurs voix aussi, en se tansant et blasmant eulx-mesmes, tournerent visage, et retournans de rechef au combat, meirent en fuitte leurs ennemis. Depuis ce temps-là fut establie la loy, que toutes et quantes fois que le Roy, retournant d'aucun voyage loingtain, entreroit dedans la ville, chasque femme auroit de luy un escu, de l'ordonnance du Roy Cyrus. Mais on dit que l'un de ses successeurs Roy, nommé Ochus, qui ne valoit rien au demourant, ains estoit plus avaricieux que ne fut oncques Roy, tournoit tousjours au long de la ville, et ne passoit jamais par dedans, ains frustroit tousjours les Dames du present qu'elles devoient avoir: là où au contraire, Alexandre y entra par deux fois, et si donna le double aux femmes grosses. [6] VI. DES GAULOISES. AVANT que les Gaulois passassent les montaignes des Alpes, et qu'ils eussent occupé celle partie de l'Italie où ils habitent maintenant, une grande et violente sedition s'esmeut entre eulx, qui passa jusques à une guerre civile: mais leurs femmes ainsi que les deux armees furent prestes à s'entrechocquer, se jetterent au milieu des armes, et prenans leurs differents en main, les accorderent, et jugerent avec si grande aequité, et si au contentement de toutes les deux parties, qu'il s'en engendra une amitié et bien-veuillance tresgrande reciproquement entre eulx tous, non seulement de ville à ville, mais aussi de maison à maison: tellement que depuis ce temps- là ils ont tousjours continué de consulter des affaires tant de la guerre que de la paix, avec leurs femmes, et de pacifier les querelles et differents, qu'ils avoient avec leurs voisins et leurs alliez, par le moyen d'elles. Et pourtant en la composition qu'ils feirent avec Hannibal, quand il passa par les Gaules, entre autres articles, ils y meirent, que s'il advenoit que les Gaulois pretendissent que les Carthaginois leur teinssent quelque tort, les Capitaines et gouverneurs Carthaginois qui estoient en Espagne en seroient les juges: et si au contraire les Carthaginois vouloient dire que les Gaulois leur eussent faict quelque tort, les femmes des Gaulois en jugeroient. [7] VII. DES MELIENES. LES Meliens se deliberants d'aller cercher une terre à habiter plus fructueuse et

plus fertile que la leur, eleurent pour conducteur et Capitaine de la troupe qu'ils envoyoient dehors, un jeune homme de beauté excellente, lequel avoit nom Nymphaeus, et aiants premierement envoyé à l'oracle, Dieu leur respondit qu'ils la cerchassent par mer, et que ils s'arrestassent et s'habituassent au lieu où ils auroient perdu leurs porteurs. Or advint-il que eulx estans abordez en la coste de la Carie, et descendus en terre, leurs vaisseaux y perirent par la tourmente: et lors les habitans de la ville de Cryassa en la Carie, soit qu'ils eussent pitié de leur necessité, ou qu'ils redoubtassent leur hardiesse, les convierent à demourer avec eulx, et leur departirent une quantité de terres: mais depuis voyants qu'en peu de temps ils avoient pris un grand accroissement, ils leur dresserent embusches pour les tuer, en un grand festin et souper, qu'ils leur preparerent. Or y avoit-il une jeune fille Cariene nommee Caphéne, qui estoit secrettement amoureuse de Nymphaeus, et ne pouvant supporter que lon feist ainsi proditoirement mourir son amy, elle luy descouvrit la deliberation, et l'entreprise de ceulx du païs. Quand doncques les Cryassiens les vindrent querir pour aller au festin, Nymphaeus feit response, que la coustume des Grecs n'estoit point d'aller souper en festins, qu'ils n'y menassent leurs femmes quant et eulx: quoy entendu, les Cariens leur dirent, qu'il amenassent doncques leurs femmes en bonne heure. Ainsi aiant donné à entendre à ses gents, ce que les Cariens leur vouloient faire, il leur dit qu'ils veinssent quant à eulx sans armes en leurs robbes simples, mais que chascune de leurs femmes apportast dedans les plis de sa robbe une espee, et qu'elle s'asseist aupres de son mary. Quand ce fut au milieu du souper que lon donna le signal aux Cariens pour mettre la main à la besongne, les Grecs incontinent cogneurent bien que c'estoit le poinct de l'occasion, qu'il falloit mener les mains: les femmes toutes à un coup ouvrirent leurs girons, et leurs marits se saisissans de leurs espees, coururent sus aux Barbares, et les massacrerent tous en la place, sans en excepter un: ainsi aiants conquis le païs et razé leur ville, ils en bastirent une autre qu'ils appellerent la nouvelle Cryasse. Et Caphéne estant mariee avec Nymphaeus, receut l'honneur et la grace qu'elle meritoit, pour le grand bien qu'elle leur avoit faict. Si me semble que ce qui est plus à louër et estimer en ce faict, c'est le silence et l'asseurance de ces Dames, et que jamais entant qu'elles estoient, il n'y en eut une seule à qui le coeur faillist en ceste entreprise, ne qui contre sa volonté y feist aucun mauvais office. [8] VIII. DES THOSCANES. IL y eut jadis quelques Thyrreniens et Thoscans qui occuperent les Isles de Lemnos et d'Imbros, et ravirent quelques femmes des Atheniens du bourg de Lauria, desquelles ils eurent des enfants: mais les Atheniens depuis les chasserent desdittes Isles, comme estans mestifs et demy-Barbares: et eux estans par fortune arrivez au promontoire de Taenarus, feirent service bien à poinct aux Spartiates en la guerre qu'ils avoient contre leurs Ilotes: et pour ceste cause aiants obtenu droict de bourgeoisie à Sparte, et des femmes en mariage, sans toutefois estre admis aux offices ny magistrats et sans pouvoir estre du conseil, ils vindrent à estre souspeçonnez de vouloir remuer quelque nouvelleté, et de s'assembler et conspirer ensemble, pour changer le gouvernement. Parquoy ceux de Sparte les aiants saisis au corps, les meirent en prison, et les teindrent en bien estroitte garde, pour veoir s'ils les pourroient convaincre par preuves certaines et indubitables: ce-pendant les femmes de ces prisonniers vindrent en la prison, et feirent tant par prieres et obsecrations envers les gardes, qu'ils les laisserent entrer seulement pour veoir et saluër leurs marits. Quand elles furent entrees, elle leur conseillerent qu'ils despouillassent vistement leurs habillements, et

vestissent ceux d'elles, et qu'ils s'en allassent ainsi se bouschans et affublans le visage: ce qui fut faict, et demourerent elles enfermees en la prison, se preparans à soustenir tous les maux que lon leur pourroit faire: et les gardes laisserent sortir leurs marits, pensans que ce fussent les femmes. Eux estans ainsi sortis allerent incontinent occuper le mont de Taugeta, et susciter les Ilots à prendre les armes et se rebeller: ce que craignans ceux de Sparte, leur envoyerent un herault, par lequel ils appointerent avec eux, que lon leur rendroit leurs femmes, argent, et tous leurs biens, et leur fourniroit-on de navires, esquelles ils s'en iroient par mer cercher leur adventure, et quand ils auroient trouvé païs et ville à se loger, ils seroient nommez et reputez parents des Lacedaemoniens, et colonie extraitte et descendue d'eux. L'accord ainsi passé, ils prirent pour leurs Capitaines Pollis, Adelphus et Crataïdas Lacedaemoniens, et y en eut une partie d'eux qui s'arresterent en l'Isle de Melo: mais la plus grande troupe, soubs la conduitte de Pollis s'en alla en Candie, attendant si les signes qui leur avoient esté predicts par les oracles, leur adviendroient point: car il leur avoit esté respondu, que quand ils auroient perdu leur ancre et leur Deesse, que là ils meissent fin à leur voyage, et qu'ils bastissent une ville. Estans doncques venus surgir en la peninsule de la Cherronese, là où il se meit la nuict parmy eux une frayeur, sans occasion quelconque apparente, que lon appelle terreur panique, dequoy estans effrayez et troublez, ils se jetterent en tumulte sans ordre dedans leurs vaisseaux, delaissans à terre l'image de Diane qu'ils avoient euë de pere en fils, aiant esté apportee par leurs predecessuers de Brauron en l'Isle de Lemnos, et de là par tout avec eux: apres que le tumulte de l'effroy fut passé, ainsi comme ils cingloient desja en pleine mer, ils s'apperceurent qu'ils avoient oublié leur image, et quant et quant Pollis se prit garde que la prinse de leur ancre estoit perdue, pource que quand on vint à la tirer à force, comme il advient, des lieux où estoit fichee parmy des rochers, elle se rompit et y demoura: si dit que les oracles qui leur avoient esté predicts, estoient accomplis, donna le signal à la flotte de retourner arriere, occupa la païs, et aiant en plusieurs rencontres rompu ceux qui se trouverent en armes devant luy, il se logea en la ville de Lyctus, et en prit plusieurs autres. Voyla d'où vient qu'encore aujourd'huy ils se disent parents des Atheniens du costé de leurs meres, et du costé de leurs peres estre colonie derivee des Lacedaemoniens. [9] IX. DES LYCIENES. CE que lon recite comme estant advenu en la Lycie, est bien un conte faict à plaisir, mais si est-il neantmoins tesmoigné par une constante renommee. Car Amisodarus, que les Lyciens appellent Isaras, ainsi que lon raconte, vint des marches de la ville de Zelee, qui est colonie des Lyciens, avec une grosse flotte de coursaires, dont estoit chef et Capitaine un pirate qui se nommoit Chimarrus, homme belliqueux, mais cruel et inhumain, qui avoit pour enseigne du vaisseau, sur lequel il estoit, à la prouë un lion, et sur la pouppe un dragon, il faisoit de grands maux en toute la coste de la Lycie, tellement qu'il n'estoit pas possible de naviguer la mer, ny habiter és villes maritimes, et voisines du rivage. Ce coursaire doncques aiant esté mis à mort par Bellerophon qui le poursuyvit fuyant avec son Pegasus*, tant qu'il l'attrapa, Les Poëtes feignent que c'estoit un cheval ailé, mais il est vray- semblable, que c'estoit un vaisseau fort leger. et oultre cela aiant encore chassé les Amazones de la Lycie, pour tout cela non seulement il n'eut aucune recompense digne de ses services du Roy de Lycie Iobates, mais qui pis est, encore luy faisoit-il beaucoup de torts: à l'occasion dequoy Bellerophon estant fort indigné, entra dedans la mer, là où il feit prieres à Neptune contre luy, qu'il luy rendist sa terre infructueuse et sterile, et sa priere faite se retira: là où il advint un estrange et horrible spectacle, c'est que la mer s'enfla, qui vint inonder tout le païs,

le suyvant suspendue pas à pas par tout où il alloit, et couvrant apres luy toute la campagne. Et pource que les hommes, qui feirent tout ce qui leur fut possible de le prier, qu'il voulust arrester ceste inondation de la mer, ne le peurent oncques obtenir de luy, les femmes levans leurs cottes pardevant, luy allerent alencontre: ce qui de honte le feit retourner en arriere, et la mer se retira aussi quant et luy en son giste. Or quelques uns interpretans un peu plus gracieusement la fabulosité de ce conte, disent que ce ne fut pas par imprecations qu'il attira la marine, mais que la partie du païs de la Lycie, qui estoit la plus fertile, estant basse et plaine, il y avoit une levee tout le long de la coste qui la defendoit: Bellérophon la rompit, et ainsi la mer venant à entrer par grande impetuosité, et à noyer tout le plat païs, les hommes feirent tout ce qu'ils peurent par prieres envers luy pour le cuyder appaiser, et n'y gaignerent rien: mais les femmes l'environnans, à grandes troupes, de tous costez, le presserent tant, qu'il eut honte de les refuser, et en leur faveur oublia son mal-talent. Les autres disent que Chimaera estoit une haute montagne, droittement opposee au soleil du midy, qui faisoit de grandes refractions et reverberations des rayons du Soleil, et par consequence des inflammations ardentes, comme feu en la montagne, lesquelles venans à s'estendre et respandre parmy la campagne mesme, faisoient secher et fener tous les fruicts de la terre. Dequoy Bellerophon, homme de grand entendement, aiant compris la cause, feit fendre et couper en plusieurs endroicts la face du rocher qui estoit la plus unie et polie, et consequemment qui rebattoit plus les rayons du Soleil, et en envoyoit de plus grandes ardeurs en la campagne: et pour autant qu'il n'en fut pas recogneu par les habitans, comme il meritoit, par despit il se meit à vouloir prendre vengeance des Lyciens, mais les femmes feirent de sorte qu'elles appaiserent sa fureur. Mais au demourant, la cause qu'allegue Nymphis en son quatriéme livre d'Heraclee, n'est pas faict à plaisir: Car il dit, que ce Bellerophon, aiant tué un sanglier qui gastoit tous les fruicts de la terre, et les autres animaux dedans le païs des Xanthiens, il n'en eut aucune recompense: à l'occasion dequoy aiant faict de griefves imprecations contre ces ingrats Xanthiens à Neptune, il vint une certaine saumure par dessus leur terre, qui la gasta toute, et la feit devenir amere, jusques à ce que aiant esté gaigné par les prieres et supplications des femmes, il pria Neptune de vouloir remettre son courroux. Voyla pourquoy la coustume en est demouree au païs des Xanthiens, que les hommes en tous affaires se renomment du costé des meres, et non pas du costé des peres. [10] X. DES SALMATIDES. HANNIBAL fils de Barca, devant qu'il passast en Italie pour y faire la guerre aux Romains, combattit une grosse ville d'Espagne qui se nommoit Salmatique: les assiëgez du commancement eurent peur, et promeirent qu'ils feroient ce que Hannibal leur commanderoit, et luy payeroient trois cents talents en argent, et trois cents ostagers pour seureté de la capitulation: mais si tost que Hannibal eut levé son siege, ils se repentirent de l'appointement qu'ils avoient faict avec luy, et ne feirent rien de tout ce qu'ils avoient promis. Parquoy retournant de rechef mettre le siege devant la ville, pour donner plus grand courage à ses gents de l'assaillir, il leur dit qu'il leur abandonnoit le pillage: dequoy ceux de la ville se trouvans effroyez, se rendirent à discretion, et les Barbares leur permeirent de sortir de la ville avec chascun un robbe, ceux qui estoient de condition libre, en abandonnant leurs armes, leurs biens, leur argent, leurs esclaves, et leur ville. Leurs femmes se doubtans bien que les ennemis au sortir de la porte fouilleroient leurs marits, et qu'à elles ils ne toucheroient point, elles prirent des espees, et les cacherent dessoubs leurs robbes, et sortirent à

tout quant et leurs marits. Quand ils furent tous sortis, Hannibal leur baillant une garnison de Massiliens pour les garder, les arresta au fauxbourg: et ce-pendant tout le reste de son armee se jetta à la foule dedans la ville, qui fut toute pillee, sans ordre quelconque: quoy voyants ces Massiliens perdoient patience, et ne se pouvoient contenir, ny entendre à bien garder leurs prisonniers, ains se courrouceoient, et finablement s'en alloient pour avoir aussi bien que les autres leur part du butin. Mais sur ces entrefaittes les femmes se prirent à crier, et donnerent à leurs hommes les espees qu'elles avoient apportees, et aucunes se ruerent elles mesmes dessus leurs gardes, tellement qu'il y en eut une qui osta à Banon le truchement, la picque qu'il tenoit, et luy en donna en l'estomach, mais il estoit armé d'un corps de cuirasse: et les marits en abbattans les uns et tournans les autres en fuite, se sauverent par ce moyen avec leurs femmes en troupe: quoy entendant Hannibal, alla soudainement apres, surprit ceux qui estoient demourez derriere, et ce-pendant les autres se sauverent aux prochaines montagnes sur l'heure: mais depuis envoyans demander pardon, Hannibal le leur donna gracieusement, et leur permeit de revenir demourer en leur ville. [11] XI. DES MILESIENES. IL fut un temps que les filles des Milesiens entrerent en une estrange resverie et terrible humeur, sans que lon en veist aucune cause apparente, sinon que lon conjecturoit qu'il falloit que ce fust quelque empoisonnement d'air, qui leur causoit ce dévoyement et alienation d'entendement: car il leur prenoit à toutes une soudaine envie de mourir, et un furieux appetit de s'aller pendre, et y en eut plusieurs qui se pendirent et estranglerent secrettement, et n'y avoit ny remonstrances, ny larmes de pere et de mere, ny consolations d'amis, qui y servissent de rien: car pour se faire mourir elles trouvoient tousjours moyen d'affiner et tromper toutes les ruses et inventions de ceux qui faisoient le guet sur elles: de maniere que lon estimoit que ce fust quelque punition divine, à laquelle nulle provision humaine ne sçeut trouver remede, jusques à ce que par l'advis de l'un des citoyens homme sage, il se feit au conseil un edict, que s'il advenoit qu'il s'en pendist plus aucune, elle seroit portee toute nue à la veuë de tout le monde à travers la grande place. Cest edict fait et ratifié par le conseil, ne reprima pas seulement pour un peu, mais arresta du tout la fureur de ces filles qui avoient envie de mourir. Or est-ce un grand signe de bonne et vertueuse nature que la crainte d'infamie et de deshonneur, et veu qu'elles ne redoutoient ny la mort, ny la douleur, qui sont les deux plus horribles accidents que les hommes puissent souffrir, qu'elles ne peurent supporter une imagination de villanie, ny de honte et de deshonneur, qui ne leur devoit encore advenir sinon apres leur mort. [12] XII. DES CIENES. LA coustume estoit des filles de Cio, qu'elles alloient ensemble és temples publiques, là où elles demouroient tout le long du jour, et leurs amoureux qui les poursuyvoient en mariage, les regardoient jouër et baller ensemble, et le soir elles alloient és maisons les unes des autres par ordre, là où elles servoient aux peres et meres, et aux freres, les unes des autres, jusques à leur laver les pieds. Or advenoit-il que bien souvent plusieurs des jeunes hommes aimoient une mesme fille: mais leur amour estoit si bon, si honneste, et si modeste, que si tost qu'elle estoit fiancee à l'un, les autres se deportoient de luy faire l'amour: mais en somme l'honnesteté de ces femmes se peut cognoistre à cela, que en l'espace de sept cents ans il n'est point de memoire que jamais il y ait eu femme mariee qui ait commis adultere, ne fille qui hors mariage ait esté depucellee. [13] XIII. DES PHOCIENES. LES tyrans de la Phocide aiants occupé la ville de Delphes, et pour occasion d'icelle occupation les Thebains leur faisant la guerre, il advint que les femmes dediees à Bacchus, que lon appelle les Thyades, qui vaut autant à dire comme, les forsenees, furent esprises de leur fureur, et courans vagabondes çà et là de nuict, ne se donnerent de garde qu'elles se trouverent en la ville d'Amphisse, là où estans lassees, et non encore retournees en leur bon sens, elles se coucherent de leur long au milieu de la place, et s'endormirent. Dequoy estans adverties les femmes des Amphisseïens, et craignans qu'elles ne fussent violees par les soudards des tyrans, dont il y avoit garnison en la ville, d'autant que la ville estoit alliee et confederee des Phociens, elles accoururent toutes en la place, et se mettans alentour d'elles sans mot dire, les laisserent dormir sans les esveiller: puis quand elles se furent d'elles mesmes esveillees, elles se meirent à les traitter chacune la siene, et à leur donner à manger: puis finablement aiants demandé congé de ce faire à leurs marits, les convoyerent à sauveté, jusques aux montaignes. [14] XIV. VALERIA ET CLOELIA. L'outrage faict à une Dame Romaine nommee Lucretia, ensemble la vertu d'icelle, furent cause de faire chasser de son estat Tarquinius Superbus septiéme Roy des Romains apres Romulus. Ceste Dame estant mariee à un grand personnage, et qui de parenté appartenoit à ceux du sang royal, fut violee et forcee par l'un des enfans de ce Roy Tarquin qui estoit logé chez elle: à l'occasion dequoy elle feit assembler tous ses parents et amis, et apres leur avoir declaré et faict entendre l'outrage que on luy avoit faict, elle se tua sur l'heure en leur presence. Et Tarquin pour ceste cause aiant esté chassé de son royaume, suscita plusieurs autres guerres aux Romains, pour penser recouvrer son estat, et finablement feit tant envers Porsena Roy de la Thoscane, qu'il luy persuada d'aller mettre le siege devant la ville de Rome avec grosse puissance: et leur estant oultre la guerre survenue encore la famine, dont ils se trouvoient fort pressez, entendans que Porsena estoit non seulement prince vaillant aux armes, mais aussi debonnaire et juste, ils le voulurent faire juge des differents qu'ils avoient alencontre de Tarquin. Mais Tarquin s'opiniastra au contraire disant, que s'il ne demouroit ferme et constant allié, aussi peu seroit-il puis apres juste juge. Porsena le laissant et se departant de son alliance, entendit à faire en sorte qu'il s'en retournast en bonne paix et amitié avec les Romains, en recouvrant d'eux toutes les terres qu'ils avoient occupees en la Thoscane, et les prisonniers qu'ils avoient pris en ceste guerre. Pour l'asseurance duquel appointement on luy bailla des ostages dix fils, et dix filles, entre lesquelles estoit Valeria fille du consul Publicola: et cela fait il rompit incontinent son camp, et tout appareil de guerre, quoy que tous les articles de la capitulations ne fussent pas encore accomplis. Ces filles estans en son camp, descendirent vers la riviere, comme pour s'y baigner et laver, un peu arriere du camp, et à la suscitation de l'une d'entre elles qui avoit nom Cloelia, apres avoir entortillé leurs habillements alentour de leurs testes, elles se jetterent à travers la riviere qui estoit impetueuse, et passerent à nage, et s'entr-aidans les unes aux autres avec grand travail et grande peine. Il y en a qui disent que ceste fille Cloelia aiant trouvé moyen de recouvrer un cheval monta dessus, et traversa la riviere tout doucement, monstrant le chemin aux autres, et leur donnant courage, et support à nager alentour d'elle: mais pour quelle raison ils le conjecturent ainsi, nous le dirons cy apres. Quand les Romains les veirent passees à sauveté, ils eurent bien leur vertu et leur hardiesse en admiration,

mais ils ne furent pas contents de leur retour, ny ne voulurent pas souffrir qu'on leur peust reprocher, d'avoir tous ensemble moins de foy qu'un homme seul. Et pourtant commanderent aux filles de s'en retourner de là où elles estoient venues, et envoyerent quant-et- quant escorte pour les conduire: mais quand elles eurent repassé la riviere du Tybre, il s'en fallut bien peu qu'elles ne fussent prises par une embusche que Tarquin leur avoit dressee sur le chemin: mais la fille du Consul, Valeria, s'en fuit la premiere avec trois serviteurs dedans le camp de Porsena, et son fils Aruns courant soudainement au secours des autres, quand il en ouyt la nouvelle, les recourut des mains des ennemis. Quand elles furent toutes amenees devant le Roy, il leur demanda laquelle c'estoit qui avoit donné courage à ses compagnes de passer la riviere, et qui leur avoit la premiere donné ce conseil. Les autres craignans que le Roy n'en voulust faire souffrir quelque peine à Cloelia, n'en voulurent mot dire, mais elle mesme confessa que c'estoit elle. Et Porsena estimant beaucoup sa vertu, feit amener un des plus beaux chevaux de son escuyrie magnifiquement enharnaché, qu'il luy donna: et qui plus est, pour l'amour d'elle renvoya courtoisement et humainement toutes les autres. C'est la conjecture par laquelle aucuns jugent, que Cloelia traversa la riviere dessus un cheval: les autres disent que non, mais que le Roy s'estant esmerveillé de sa force et de sa hardiesse, comme estant plus grande que d'une femme, l'estima digne du present que lon a accoustumé de faire à un bon homme de guerre: tant y a, qu'en memoire de ce faict on en voit encore aujourd'huy une statue de pucelle estant à cheval, en la rue que lon appelle la Rue sacree, laquelle statue aucuns disent estre de Cloelia, les autres de Valeria. [15] XV. MICCA ET MEGISTO. ARISTOTIMUS aiant usurpé la tyrannie et violente domination sur les Eliens, moyennant l'espaule et la faveur que luy faisoit le Roy Antigonus, abusoit inhumainement, et excessivement de son pouvoir: car oultre ce que de sa nature il estoit homme violent, encore estoit-il contrainct d'obeïr et complaire à des Barbares, gents ramassez de toutes pieces, qu'il avoit assemblez pour garder sa personne et son estat, et de leur laisser faire plusieurs insolences, et plusieurs cruautez alencontre de ses subjects: comme fut entre autres l'inconvenient qui arriva à Philodemus, lequel avoit une belle fille nommee Micca, de laquelle un des Capitaines du tyran, qui s'appelloit Lucius, vouloit faire son plaisir, non tant pour amour qu'il luy portast, que pour un appetit desordonné de la violer et deshonorer: si luy manda qu'elle vint parler à luy: et le pere et la mere voyants que voulussent ou non ils seroient contraints de ce faire, luy dirent qu'elle y allast: mais la pucelle estant genereuse et magnanime en les ambrassant, et se jettant à leurs pieds, les supplia de la laisser plustost tuer, que de souffrir que sa virginité luy fust meschantement et villainement ostee. Mais pource qu'elle demouroit trop à venir au gré de Lucius, qui brusloit de concupiscence, et avoit bien beu, il se leva de la table en cholere, et s'y en alla luy mesme: et trouvant Micca qui avoit la teste entre les genoux de son pere, il luy commanda qu'elle le suyvist: ce qu'elle refusa de faire: et lors luy deschirant ses vestemens, il la fouëtta toute nue sans qu'elle dist un seul mot, endurant quant à elle en patience et en silence toutes ces douleurs: mais son pere et sa mere voyants que pour le prier et pour plorer, ils ne gaignoient rien, se prirent à implorer l'aide des Dieux et des hommes, criants à haute voix, que lon leur faisoit une injure indigne, et un oultrage insupportable. A raison de quoy le Barbare, entrant totalement en fureur d'yvrongnerie et de cholere, tua la pauvre fille au mesme estat qu'elle estoit, aiant le visage dedans le giron de son pere. Mais pour tout cela le tyran ne s'en amollit de rien, ains en tua plusieurs des

citoyens, et en bannit encore d'avantage, tellement que lon dit qu'il y en eut huict cents qui s'enfuirent en Aetolie, lesquels l'envoyerent requerir de leur permettre que ils puissent retirer leurs femmes et leur petits enfans: mais un peu apres comme de luy mesme il feit crier à son de trompe, que les femmes qui s'en voudroient aller devers leurs marits, s'en allassent, et qu'il leur permettoit de pouvoir emporter quant et elles tant commes elles voudroient de leur biens: et quand il sçeut qu'elles estoient toutes fort aises de ce cry, et l'avoient recueilly avec un grand contentement, car elles estoient en nombre de plus de six cents, il leur commanda qu'elles partissent toutes ensemble à certain jour qu'il leur ordonna, promettant de leur donner escorte pour les conduire à seureté. Quand le jour qui leur avoit esté prefix fut escheut, elles s'assemblerent aux portes de la ville, ains faict leurs pacquets des hardes qu'elles vouloient emporter, tenans entre bras partie de leurs enfans, et faisans emmener les autres sur des chariots, s'entre-attendans les unes les autres: mais soudainement plusieurs de ces soudards et satellites du tyran leur coururent sus, en leur criant de tout loing, Demeure demeure. Puis quand ils furent tout pres d'elles, ils commanderent aux femmes de s'en retourner arriere, et faisans rebourser les chariots et chevaux vers elles, les chasserent à toute bride à travers de la troupe, ne leur permettans ny d'y aller, ny d'arrester, ny de secourir leurs petits enfans qu'elles voyoient mourir devant leurs yeux: car les uns perissoient en tombant de dessus leurs chariots à terre, les autres soubs les pieds des chevaux: et ce-pendant ces satellites à grands coups de fouët et grands cris, comme si c'eussent esté des moutons, les pressoient de telle sorte, qu'elles tomboient les unes sur les autres, jusques à ce qu'ils les eurent toutes jettees dedans les prisons: leurs biens et leurs hardes furent rapportees à Aristotimus. Dequoy ceux d'Elide estans fort desplaisans, les religieuses sacrees à Bacchus, que lon appelle les Seize, tenants en leurs mains des rameaux de suppliants, et à l'entour de leur testes des chappeaux de branches de vignes, s'en allerent trouver Aristotimus sur la place. Les satellites qu'il avoit autour de luy pour la seureté de sa personne, se fendirent par reverence pour les laisser approcher: et elles du commancement teindrent silence sans autre chose faire que tendre humblement et religieusement les rameaux de suppliants: mais quand le tyran apperceut que c'estoit pour les femmes Eliennes qu'elles le venoient supplier, à fin qu'il eust pitié d'elles, se courrouceant à ses soudards, et criant apres eulx, pour ce qu'ils les avoient laissees ainsi approcher, il les feit chasser hors de la place, en poulsant les unes et frappant les autres: et oultre cela, encore condamna-il chascune desdittes religieuses en deux talents d'amende. Ces choses ainsi faittes, il y eut dedans la ville l'un des citoyens nommé Hellanicus, homme ja bien avant sur son aage, qui suscita une conjuration alencontre de luy, sans qu'il s'en deffiast, ne pensant pas qu'il deust jamais rien entreprendre contre luy, tant pour ce qu'il estoit desja fort vieil, que pour ce qu'il luy estoit mort de nagueres deux de ses enfans: et au mesme temps du costé de l'Aetolie les bannits estants passez se saisirent d'une forte place dedans le territoire d'Elide, qui s'appelloit Amymone, situé en lieu bien commode pour faire la guerre, et y receurent encore plusieurs autres des habitans de la ville qui s'en coururent incontinent que ils en sceurent les nouvelles: ce que craignant le tyran Aristotimus s'en alla devers leurs femmes en la prison, et cuidant venir mieux à bout de ses desseings par crainte que par amour, il leur commanda d'envoyer devers leurs marits, et leur escrire qu'ils sortissent hors du païs, ne les menassant s'ils ne le faisoient, de les faire toutes mourir, apres avoir deschiré à coups de fouët et tué devant eux leurs enfans. Or toutes les autres ne luy respondirent rien, combien qu'il demourast longuement à les presser de luy dire si elles le feroient ou non, ains s'entreregardoient les unes les autres sans mot dire, comme s'entredonnans à cognoistre qu'elles n'avoient point de peur,

et ne s'estonnoient point de ses menasses. Mais une nommee Megisto femme de Timoleon, que les autres tenoient comme pour leur Capitainesse, tant pour l'honneur de son mary, que pour la vertu d'elle mesme, ne daigna pas se lever, ny ne souffrit pas que les autres se levassent non plus, ains luy respondit toute assise: «Si tu estoit homme sage, tu ne parlerois pas à des femmes pour cuider contraindre leurs marits, ains envoyrois devers eux, comme devers ceux qui ont toute puissance sur elles, pour leur porter de meilleurs propos que ceux par lesquels tu nous as trompees: mais si n'esperant pas de leur pouvoir rien persuade, tu penses les circonvenir et tromper par le moyen de nous, il ne fault pas que tu t'attendes de nous pouvoir jamais plus abuser, ny qu'eux aussi soient si maladvisez, ne de si peu de coeur, que par des femmes et des petits enfans, ils soient pour quitter et abandonner la liberté de leur païs: car ce ne leur est pas tant de perte de nous perdre, veu mesmement qu'ils ne nous ont pas maintenant, comme ce leur est de bien, de delivrer leur païs et leurs citoyens de ton outrageuse cruauté.» Ainsi que Megisto luy tenoit ces propos, Aristotimus n'en pouvant plus endurer, commanda que lon luy apportast son petit fils pour le tuer devant ses yeux: et comme ses satellites le cerchassent parmy les autres petits garsons qui jouoient et luictoient ensemble, sa mere l'appella elle mesme par son nom, disant, «Viença mon fils, à fin que tu sois delivré de la cruelle tyrannie de cestuy, avant que tu aies sentiment ny jugement de la cognoistre car il me seroit trop plus grief de te veoir indignement servir, que non pas de mourir.» Aristotimus adonc par impatience de cholere desguainnant son espee, courut vers elle pour la frapper elle mesme, n'eust esté que l'un de ses familiers appellé Cylon, qui faisoit semblant de luy estre fidele, et neantmoins le haïssoit en son coeur, et estoit des complices de la conjuration de Hellanicus, se meit au devant, et l'en destourna par prieres, luy remonstrant que cela n'estoit point fait en homme genereux, ains tenoit de la femme, et non du Prince, ny de personnage sçachant manier de grands affaires: tellement qu'à grande peine peut-il tant faire, que retourné en son sens rassis, il s'en voulust aller de là. Or luy advint- il un grand presage et ligne de ce qui estoit prest à luy arriver: car sur le hault du jour, ainsi comme il estoit en sa chambre à se reposer avec sa femme, et que lon apprestoit son souper, ceux de la maison apperçeurent un aigle rouant en l'air au dessus de son hostel, qui lascha une assez grosse pierre droit sur l'endroit de la couverture de la chambre où il se reposoit, comme si de propos deliberé il eust visé à ce faire. Ainsi aiant ouy le bruit de la pierre tombee de dessus, et le cry de ses domestiques qui avoient veu ce pronostique tout ensemble de dedans la maison, il s'en effroya, et demanda que c'estoit: l'aiant entendu, il envoya querir sur la place le devin duquel il se souloit servir, et luy demanda tout troublé, que vouloit dire ce presage. Le devin le reconforta, disant que c'estoit Jupiter qui l'esveilloit, et qui monstroit de le vouloir secourir: mais aux citoyens dont il se fioit il asseura, que c'estoit la vengeance divine qui devoit bien tost tomber sur la teste du tyran: et pourtant Hellanicus et ses adherents furent d'opinion qu'il ne falloit plus differer, ains luy courir sus dés le lendemain. Et la nuict mesme, il fut advis à Hellanicus, en dormant, que l'un de ses enfans morts se presente à luy qui luy dit: «Pere, comment t'amuses- tu encore à dormir, veu que demain tu dois estre eleu Capitaine general de ceste ville?» Hellanicus encouragé de ceste vision alla solliciter ses compagnons: et Aristotimus estant adverty comme Craterus venant pour le secourir avec une puissante armee estoit campé aupres d'Olympe, en prit une telle asseurance, qu'il s'en alla avec Cylon sur la place sans aucunes gardes: et lors Hellanicus voyant le poinct de l'occasion venu, ne donna pas le signe qui estoit convenu entre eulx, à ceux qui devoient les premiers mettre la main à l'execution de leur entreprise, mais à haulte vois estendant ses deux mains, il s'escria, «Qu'attendez vous gens de bien?

Sçauriez-vous desirer un plus beau theatre à combattre pour la defense de la liberté, que le milieu de vostre païs?» Adonc Cylon mettant la main à l'espee frappa l'un de ceux qui suyvoient le tyran, et de l'autre costé Thrasybulus et Lampis se ruerent dessus Aristotimus, qui les prevint s'enfuyant dedans le temple de Jupiter, là où ils le meirent à mort, puis en jettant le corps au milieu de la place, convierent les habitans de la ville à reprendre leur liberté: mais les femmes encore furent les premieres, car elles accoururent incontinent toutes à grande liesse, en plorant et criant de joye, et environnans tout à l'entour les hommes qui avoient fait ceste execution, les couronnerent, et leur meirent des chappeaux de fleurs sur les testes: et lors la commune se jettant sur la maison du tyran, sa femme aiant fermé sa chambre sur elle, se pendit: mais aiant deux filles toutes deux fort belles de visage, pucelles, et prestes à marier, ils les prirent et tirerent à force hors de la maison, aiants bien intention de les tuer apres qu'ils les auroient violees, et puis deschirees à coups de verges premierement, n'eust esté que Megisto avec les autres honnestes Dames de la ville leur allerent au devant, qui leur crierent, qu'ils faisoient choses indignes d'eux, attendu que estans en train de recouvrer leur liberté, pour vivre desormais en forme de gouvernement populaire, ils prenoient l'audace de commettre des outrages et violences telles que sçauroient faire les plus cruels tyrans. Le peuple adonc aiant honte pour l'honneur et l'authorité de ces honnestes Dames, qui parloient ainsi vertueusement à eux les larms aux yeux, fut d'advis que lon ne leur seroit point de villanie à leurs personnes, et qu'on mettroit à leur chois de mourir de telle mort qu'elles voudroient: ainsi les aiants remenees toutes deux à la maison, et leur aiants denoncé qu'il falloit qu'elles mourussent à l'heure mesme, l'aisnee qui s'appelloit Myro, desceignant sa ceinture en feit un las-courant qu'elle se meit au col, et en baisant et ambrassant sa soeur, la pria de la regarder faire, pour puis apres faire comme elle: «A fin, dit-elle, que nous ne mourions point bassement, et indignement du lieu dont nous sommes issues.» Mais la jeune au contraire la pria de luy permettre qu'elle mourust la premiere, et quant et quant se saisit de la ceinture: et adonc l'aisnee luy respondit, «Je ne vous refusay jamais chose que vous me demandissiez, ma soeur, et pour ce, dit-elle, je suis contente de vous faire encore ceste grace, de supporter et souffrir, ce qui me sera plus grief que la mort mesme, de vous veoir, ma treschere soeur, mourir devant moy.» Cela dit, elle mesme luy enseigna à mettre le las à l'entour de son col: puis quand elle veit qu'elle eut rendu l'esprit, elle l'osta, et couvrit son corps: puis adressant sa parole à Megisto mesme, la requit de ne souffrir pas que son corps, quand elle seroit aussi morte, demourast gisant villainement et honteusement: tellement qu'il n'y eut entre les assistans personne de si dur coeur, ne qui de nature haïst tant les tyrans, qui ne deplorast, et n'eust en soy-mesme compassion de la generosité et magnanimité de ces deux jeunes filles. Or comme ainsi soit qu'il y ait infinies belles choses que les femmes ont anciennement faittes plusieurs ensemble, il me semble que ce peu d'exemples que nous en avons alleguez, devra suffire: au demourant nous descrirons cy apres des particuliers actes de vertu de quelques unes, pesle mesle selon qu'elles nous viendront en memoire, estimans que l'ordre des temps n'est point trop necessaire à rediger par escript une telle histoire. [16] XVI. PIERIA. QUELQUES uns des Ioniens, qui s'estoient venus habituer en la ville de Milet, entrerent en querelle alencontre des enfans de Neleus: à l'occasion de laquelle finablement ils furent contraincts de se retirer en la ville de Myunte, là où ils eleurent leur demourance, et y furent fort molestez et travaillez par les Milesiens qui leur faisoient la

guerre, pource qu'ils s'estoient soubstraicts et separez d'avec eux, toutefois ce n'estoit point une si sanglante, ne si mortelle guerre, qu'ils n'envoyassent bien les uns devers les autres, et ne communiquassent quelquefois ensembles: car mesmes à quelques jours de festes solennelles, les femmes de Myunte alloient bien en la ville de Milet. Or y avoit-il entre ces Myuntins, l'un des plus nobles qui s'appelloit Pythes, et sa femme Japygia, dont il avoit une belle fille, nommee Pieria. Estant doncques escheuë la grande feste de Diane, en laquelle il se faisoit un solennel sacrifice, que lon nommoit la Neleïde, ce Pythes y envoya sa femme et sa fille, qui l'en requirent, à fin qu'elles fussent participantes de la feste. Si advint que l'un des enfans de Neleus, celuy qui avoit plus de credit et d'authorité en la ville, nommé Phrygius, s'enamoura de Pieria, et luy demanda ce qu'il pourroit faire qui luy fust le plus agreable: elle luy respondit, Si tu fais qu'il me soit loisible de souvent et avec plusieurs venir icy. Phrygius comprenant aussi tost ce qu'elle vouloit dire, qu'il y eust paix et amitié en ces deux villes, feit en sorte qu'il en osta toute guerre: au moyen dequoy Pieria fut depuis grandement honoree et estimee en toutes les deux villes, tellement que jusques aujourd'huy les Dames Milesienes souhaittent encore, et prient aux Dieux, qu'elle soient autant aimees comme Phrygius aima Pieria. [17] XVII. POLYCRITE. GUERRE s'esmeut jadis entre les Naxiens et les Milesiens, à cause de Neaera femme de Hypsicreon, par une telle occasion. Elle s'enamoura de Promedon Naxien, et montant sur mer s'en alla quant à luy car il estoit hoste de Hypsicreon, logeant ordinairement chez luy, quand il venoit en la ville de Milet, et jouïssoit secrettement de ceste Neaera amoureuse de luy: mais au long aller, craignant que son mary ne s'en apperçeust, il l'enleva, et l'emmena en la ville de Naxe, là où il la feit rendre suppliante à son autel et foyer domestique. Hypsicreon l'envoya bien redemander: mais les Naxiens en faveur de Promedon refuserent de la rendre, alleguans pour excuse de leur refus, qu'elle requeroit la franchise des suppliants: à raison de quoy la guerre commancea entre eux, en laquelle les Erythraeiens favoriserent fort affectueusement la part de ceux de Milet: de maniere que la guerre prenoit un long traict, et apportoit de grandes miseres et calamitez aux uns et aux autres, jusques à ce que finablement elle s'acheva par la vertu d'un femme, comme elle avoit commancé par le vice et la meschanceté d'une autre. Car un Diognetus Capitaine des Erythraeiens, à qui lon avoit commis la garde d'une place fortee, assise en lieu opportun pour travailler et endommager les Naxiens, feit quelque course dedans leur païs, là où parmy grande quantité de tout autre butin, il prit et emmena plusieurs filles et femmes de bonne maison, entre lesquelles il s'en trouva une nommee Polycrite, de laquelle il devint amoureux, et la teint et traitta non comme prisonniere de guerre, mais comme si elle eust esté sa femme espousee. Or advint-il que le jour escheut de la grande feste solennelle des Milesiens, ainsi qu'ils estoient au camp: au moyen dequoy ils se meirent tous à boire, et à faire grande chere les uns avec les autres. Adonc Polycrite demanda à ce Capitaine Diognetus, s'il seroit point mal-content qu'elle envoyast à ses freres quelques tourteaux de ceux que lon avoit apprestez pour la feste: ce que non seulement il luy permeit volontiers, mais luy commanda de ce faire: et elle se servant de ceste occasion, meit dedans l'un de ces tourteaux une petite lame de plomb escritte, et enjoignit expressément à celuy à qui elle les bailla à porter, de dires à ses freres, qu'il n'y eust qu'eulx tous seuls qui mangeassent de ces gasteaux: comme ils feirent, et trouvans l'escripture de leur soeur dedans, par laquelle elles les advertissoit que la nuict il ne faillissent de venir assaillir leurs ennemis,

pour ce qu'ils les trouveroient tous en desordre, sans guet ne garde quelconque, d'autant qu'ils seroient encore yvres de la chere qu'ils auroient faitte à cause de la feste, ils en allerent incontinent advertir les Capitaines generaux de l'armee, les priants de vouloir faire ceste entreprise avec eux. Ainsi fut la place prise, et y eut grand nombre de ceux de dedans tuez: mais Polycrite requit à ses citoyens qu'on luy donnast Diognetus, et par ce moyen luy sauva la vie: mais elle quand elle approcha des portes de la ville de Naxe, voyant tous les habitants venir audevant d'elle avec extreme resjouissance, luy mettans des chappeaux de fleurs sur sa teste, et chantans ses louanges, son coeur n'eut pas la force de soustenir une si grande joye: car elle mourut sur la place tout joignant la porte de la ville, là où elle fut depuis ensepulturee, et appelle-lon encore sa sepulture, le sepulchre de l'envie, comme aiant esté quelque envieuse fortune qui envia à Polycrite la fruition de tant de gloire et d'honneur. Ainsi le descrivent les historiens de Naxe: toutefois Aristote dit, que Polycrite ne fut jamais prise prisonniere, mais que Diognetus l'aiant par quelque autre moyen veuë, en devint amoureux, tellement qu'il estoit prest de luy donner et faire pour l'amour d'elle tout ce qu'elle voudroit: et elle luy promeit qu'elle s'en iroit à luy, prouveu qu'il luy accordast une seule chose, dequoy, à ce que dit le Philosophe, elle exigea obligation de serment: et apres qu'il eut juré sa foy, elle luy requit, qu'il luy rendist le chasteau de Delion, car ainsi s'appelloit la place qui luy avoit esté baillee en garde, autrement elle dit qu'elle ne coucheroit jamais avec luy: et que luy tant pour le grand desir qu'il avoit d'en jouyr, comme pour le serment, par lequel il s'estoit obligé, ceda la place, et la rendit à Polycrite, laquelle la remeit entre les mains de ses citoyens, et par ce moyen estans de rechef retournez à estre pareils aux Milesiens, ils feirent depuis appointement avec eux, à telles conditions qu'ils voulurent. [18] XVIII. LAMPSACE. EN la ville de Phocee il y eut un temps deux freres jumeaux de la maison des Codrides, l'un appelleé Phobus, et l'autre Blepsus, dont Phobus fut le premier qui se jetta du hault des rochers Leucadiens en la mer, ainsi comme Charon chroniqueur Lampsacenien l'escrit: et aiant puissance et authorité royale en son païs, il advint qu'il eut affaire pour son particulier en l'Isle de Paros, et s'y en alla, là où il contracta amitié et alliance d'hospitalité avec Mandron qui estoit Roy des Bebryciens surnommez Pityoesseniens: et de faict les secourut, et feit la guerre avec eux contre des peuples barbares leurs voisins, qui leur faisoient beaucoup de dommage et d'ennuy: puis quand il fut sur son partement pour s'en retourner, Mandron luy feit plusieurs caresses et demonstrations d'amitié, et entre autres luy offrit la moitié de sa terre et de sa ville, s'il vouloit venir s'habituer en la ville de Pityoessa, avec partie des Phocaïens, pour peupler le païs. Parquoy Phobus estant de retour à Phocee, proposa ce party à ses citoyens, et leur aiant fait trouver bon, y envoya pour Capitaine son frere qui conduisit les nouveaux habitans: si eurent à leur arrivee le traittement tels qu'ils eussent sçeu desirer de Mandron: mais à traict de temps, apres qu'ils eurent eu de grands avantages sur les Barbares circonvoisins, et eurent gaigné sur eux grande quantité de tout butin, et de despouilles, ils commancerent premierement à estre enviez, et puis apres craints et redoutez des Bebryciens: à raison dequoy desirans s'en pouvoir deffaire, ils ne s'ozerent pas adresser à Mandron qu'ils cognoissoient homme de bien et juste, pour luy persuader de commettre aucune desloyauté envers des hommes de nation Grecque, mais aiants espié un jour qu'il estoit absent, ils se preparerent pour deffaire par surprise tous ces Phocaïens. Toutefois la fille de ce Mandron nommee Lampsace, encore à marier, aiant descouvert l'aguet et

embusche, tascha premierement de divertir ses amis et familiers d'une si malheureuse entreprise, en leur remonstrant, que ce seroit un acte damnable devant les Dieux et devant les hommes, de courir sus en trahison à leurs propres alliez, et qui les avoient secourus à leur besoing contre leurs ennemis, et outre qui estoient maintenant leurs concitoyens. Mais quand elle veit qu'elle ne pouvoit venir à bout de leur persuader, elle feit soubs main entendre aux Grecs la trahison qu'on leur brassoit, et les advertit de se tenir sur leurs gardes. Si feirent un solennel sacrifice, et un festin public, auquel ils convierent les Pityoesseniens au faulxbourg de la ville, et se diviserent en deux troupes, dont l'une se saisit des murailles de la ville, pendant que les habitans estoient à ce festin, et l'autre met à mort les conviez: et par ce moyen se feirent seigneurs de toute la ville, et envoyerent appeller Mandron, lequel ils voulurent estre participant de leurs conseils, et inhumerent magnifiquement sa fille Lampsace, qui par fortune mourut de maladie, et pour memoire du bien qu'elle leur avoit faict, surnommerent la ville de son nom Lampsaque. Toutefois Mandron, pour n'estre souspeçonné d'avoir esté traistre aux siens, ne leur voulut point consentir de demourer avec eulx, ains leur demanda les femmes et les enfans des morts, lesquels ils luy envoyerent diligemment, sans leur faire aucun desplaisir: et aiants par avant decerné honneurs heroïques à Lampsace, depuis ils ordonnerent qu'on luy sacrifieroit comme à une Deesse, et continuent encore jusques aujourd'huy à faire ces sacrifices. [19] XIX. ARETAPHILE. ARETAPHILE de la ville de Cyrene, n'est pas des fort anciennes, ains seulement environ le temps du regne de Mithridates, mais elle monstra une vertu, et feit un acte comparable à tous les plus magnanimes conseils des antiques demydeesses. Elle estoit fille de Aeglator, et femme d'un nommé Phaedimus, tous deux nobles hommes, et grands personnages: et estant belle de visage, et femme de fort gentil entendement, mesmement en matiere d'estat, et affaires de gouvernement, les publiques calamitez de son païs ont esté cause d'illustrer son nom, et le faire venir à la cognoissance des hommes: car Nicocrates aiant usurpé la tyrannie de Cyrene, feit mourir plusieurs des principaux citoyens de la ville, et entre autres, un Melanippus grand presbtre d'Apollon, qu'il tua de sa propre main pour avoir sa presbtrise: aussi feit-il mourir Phaedimus le mary d'Aretaphile, et, qui plus est, l'espousa par force et malgré elle. Ce tyran, outre infinies autres cruautez qu'il commettoit journellement, avoit mis des gardes aux portes de la ville, lesquels quand on emportoit des corps morts, pour les inhumer hors la ville, les outrageoient en leur picquant la plante des pieds avec des poignards et des dagues, ou leur appliquant des fers-chaulds, de peur que lon ne transportast aucun des habitans vivant hors la ville, soubs couleur de le porter en terre, comme s'il fust mort. Si estoient à Aretaphile ses maux particuliers bien griefs à supporter, combien que le tyran se laschast envers elle pour l'amour qu'il luy portoit, jusques à luy laisser jouyr d'une grande partie de sa puissance: car il estoit espris de son amour, et n'y avoit qu'elle seule à qui il se laissast manier, estant au demourant inflexible, aspre et sauvage à tout le demourant: mais encore plus la grevoit de veoir son païs en public ainsi miserablement et indignement traicté par ce tyran: car tous les jours il faisoit mourir les citoyens les uns apres les autres, et si ne voyoit-on point qu'il y eust esperance de vengeance, ny de delivrance d'aucun costé, pour ce que les bannis estans foibles de tout poinct et estonnez, s'estoient escartez les uns çà, les autres là. Parquoy Aretaphile se subrogeant elle mesme seule esperance de ressourse à la Chose publique, et se proposant à imiter les haults faicts

et magnanimes de Thebe femme du tyran de Pheres, mais n'aiant pas des hommes fideles et proches parents pour la seconder en ses entreprises, comme les affaires en donnerent à l'autre, elle essaya de faire mourir le tyran par poisons: mais ainsi comme elle en faisoit provision, et esprouvoit les forces d'un chascun, son affaire ne peut estre secret, ains fut descouvert. Et estant le faict bien prouvé et averé, Calbia mere de Nicocrates, femme de nature sanguinaire et implacable, fut d'advis qu'il la falloit incontinent faire mourir, apres luy avoir devant fait endurer plusieurs tourments: mais l'affection que Nicocrates luy portoit, affoiblissoit un peu et retardoit sa cholere, joinct qu'Aretaphile qui se presentoit constamment à respondre aux accusations qu'on luy proposoit, donnoit quelque couleur à la passion du tyran: mais à la fin voyant qu'elle se trouvoit convaincue par preuves, à quoy elle n'eust sçeu respondre, et qu'elle ne pouvoit aucunement nier qu'elle n'eust preparé quelque sorte de drogues, elle confessa qu'elle avoit bien voirement fait provision de quelques drogueries, non pas toutefois dangereuses ne mortelles: «Mais je suis, dit-elle, Monseigneur, en peine de plusieurs choses de grande consequence, c'est de me conserver la bonne opinion que tu as de moy, et l'affection que de ta grace tu me portes, pour laquelle j'ay cest honneur de jouyr d'une bonne partie de ton authorité et puissance: ce qui me rend enviee des mauvaises femmes, desquelles craignant les ensorcellements, charmes et autres menees, par lesquelles elles voudroient tascher à te distraire de l'amour que tu me portes, je me suis laissee aller à tascher d'y vouloir obvier par contraire artifice, qui sont choses à l'adventure folles, et vrayes inventions de femmes, mais non pas dignes de mort, si ce n'est qu'il te semble juste de faire mourir ta femme, pour t'avoir voulu bailler quelques bruvages d'amour et quelques charmes, pour tascher à estre encore aimee de toy d'avantage qu'il ne te plaist de l'aimer.» Nicocrates aiant ouy ces excuses de Aretaphile, fut d'opinion de luy faire donner la torture, à quoy fut presente sa mere Calbia, sans fleschir jamais de pitié ny s'amollir: et estant interroguee sur la gehenne, jamais ne se laissa vaincre aux douleurs des tourments, ains se mainteint tousjours invincible à la question, tant que Calbia mesme à la fin se lassa malgré elle de la tourmenter et gehenner: et Nicocrates la lascha, adjoustant foy aux excuses qu'elle alleguoit, et se repentit de luy avoir donné ce tourment: et ne passa gueres de temps, pour la passion qu'il avoit imprimee en son coeur, qu'il ne retournast à elle, et ne taschast à regaigner sa bonne grace par tous honnneurs, et toutes caresses qu'il luy pouvoit faire, tant il estoit espris de son amour: mais elle n'avoit garde de se laisser vaincre de ces flatteries, veu qu'elle avoit bien eu la vertu de resister aux douleurs de la question. Ainsi estant joinct au desir qu'elle avoit auparavant de faire chose vertueuse, l'animosité encore de se venger, elle essaya un autre moyen: car elle avoit une fille preste à marier, qui estoit assez belle: elle l'attiltra pour un appast à prendre le frere du tyran, qui estoit un jeune homme fort aisé à prendre par les plaisirs de la jeunesse: et y en a plusieurs qui tiennent que oultre la fille, encore usa elle de quelques charmes, et quelques bruvages, dont elle enchanta le sens et l'entendement de ce jeune homme, qui s'appelloit Leander. Quand il fut pris de l'amour de ceste fille, il feit tant par prieres envers son frere, qu'il luy permeit de la prendre en mariage: et marié qu'il fut, sa femme instruicte de sa mere, commancea à le prattiquer, et à luy persuader qu'il entreprist de remettre la ville en sa liberté, luy remonstrant que luy-mesme n'estoit pas libre, tant comme il vivoit soubs une tyrannie, et qu'il n'estoit pas en sa puissance, s'il ne plaisoit au tyran, d'espouser telle femme qu'il voudroit, ny de la garder quand il l'auroit espousee. D'autre costé ses familiers et amis, pour faire plaisir à Aretaphile luy alloient tousjours forgeans quelques nouvelles occasions de querelles et de suspicions alencontre de son frere: et quand il s'apperçeut qu'Aretaphile estoit de mesme advis, et qu'elle tenoit la

main à ceste menee, adonc il resolut d'executer l'entreprise, et suscita un sien serviteur nommé Daphnis, par lequel il feit tuer Nicrocrates: mais au demourant tué qu'il l'eut, il ne voulut pas suivre le conseil d'Aretaphile, ains monstra incontinent par ses deportements qu'il avoit tué son frere, et non pas le tyran, car il se porta follement et furieusement en sa domination: toutefois si portoit-il tousjours quelque honneur et quelque reverence à Aretaphile, et luy donnoit quelque authorité au maniement des affaires, pour ce qu'elle ne luy monstroit pas son mal-contentement, ny ne luy faisoit pas la guerre ouvertement, ains secrettement luy troubloit et embrouilloit ses affaires. Car premierement elle luy suscita la guerre de la Lybie par le moyen d'un prince nommé Anabus, avec lequel elle eut secrette intelligence, et luy persuada de venir courir son païs, et approcher son armee de la ville Cyrene, et puis elle meit Leander en deffiance et souspeçon de ses amis, et de ses capitaines, luy donnant à entendre qu'ils n'avoient point le coeur à ceste guerre, et qu'ils aimoient mieux la paix et le repos, avec ce que ses affaires mesmes la requeroient et l'establissement de sa domination, s'il vouloit bien à faict domter et tenir soubs le pied ses citoyens, et que de sa part elle trouveroit bien moyen de traicter appoinctement, voire de faire qu'ils s'entreverroient et parleroient ensemble s'il vouloit, Anabus et luy, devant que la guerre tirast plus avant, et apportast quelque inconvenient, auquel il ne seroit possible de donner ordre, ny mettre remede puis apres. Si fut l'affaire conduit de telle sorte, qu'elle la premiere alla parler à ce prince Lybien, auquel elle requit, que si tost qu'ils se trouveroient ensemble pour parlementer, il l'arrestast prisonnier, et pour ce faire luy promeit de grands presents, et une bonne somme d'argent. Le Lybien s'y accorda facilement. Leander faisoit quelque doubte de se trouver à ce parlement: mais toutefois pour le respect qu'il portoit à Aretaphile, qui avoit promis pour luy qu'il s'y trouveroit, il s'y trouva tout nud, sans armes et sans gardes: et quand il approcha du lieu où se devoit faire ceste entreveuë, et qu'il apperçeut Anabus, il feit de rechef du fascheux et restif, disant qu'il vouloit attendre ses gardes: mais Aretaphile qui estoit là presente, luy donnant courage, luy dit, qu'il se feroit reputer homme de lasche coeur, et qui ne tenoit point sa parole, s'il failloit à s'y trouver: et finablement voyant qu'il s'arrestoit, le tira par la main assez audacieusement et asseurément, tant qu'elle le mena, et le livra entre les mains de ce prince Barbare. Si fut incontinent ravy et saisy au corps par les Lybiens, qui le teindrent en estroitte garde lié et garrotté comme un prisonnier, jusques à ce que les amis d'Aretaphile arriverent avec les autres citoyens de Cyrene, qui luy apporterent l'argent qu'elle avoit promis: car si tost que lon sceut en la ville ceste prise, la plus part du peuple y accourut à sa requeste et mandement: là où quand ils apperceurent Aretaphile, peu s'en fallut qu'ils n'oubliassent tout le courroux et mal-talent qu'ils avoient encontre le tyran, et estimerent que la vengeance et punition exemplaire qu'ils devoient faire du tyran, n'estoit qu'un accessoire: mais que leur principale besongne, et la fruition de leur liberté consistoit à la saluër, caresser et ambrasser, avec si grande resjouissance, que les larmes leur en venoient aux yeux, se jettans à ses pieds, comme si c'eust esté l'image de quelque Deesse: ainsi y affluans les uns sur les autres jusques au soir, à peine s'adviserent-ils à la fin de se saisir de la personne de Leander, avec lequel ils s'en retournerent en la ville, et apres qu'ils se furent bien saoulez de donner toutes sortes de louanges et de faire tous honneurs à Aretaphile, finablement ils se meirent à penser ce qu'ils devoient faire des tyrans: si bruslerent Calbia toute vive, et cousurent Leander dedans un sac de cuir qu'ils jetterent dedans la mer: et voulurent que Aretaphile eust la charge et administration de la Chose publique, avec les autres principaux personnages de la ville. Mais elle, comme aiant joué un jeu fort inegal et variable, et qui avoit eu plusieurs parties, jusques à en avoir rapporté la couronne de victoire, quand

elle veit que son païs estoit entierement franc et libre, s'alla renfermer en sa maison, et ne se voulant plus hazarder à s'entremettre d'affaire quelconque publique, usa le reste de ses jours en paix et en repos avec ses parents et amis, sans se mesler plus d'autre chose que de besongner à des ouvrages. [20] XX. CAMMA. IL y eut jadis au païs de Galatie deux des plus puissants Seigneurs, et qui aucunement estoient parents l'un de l'autre, Sinorix et Sinatus, desquels Sinatus avoit espousé une jeune Dame qu'il avoit prise fille appellee Camma, fort estimee et prisee de quiconque la cognoissoit, tant pour la beauté de son corps, comme pour la fleur de son aage, mais encore plus pour son honnesteté et sa vertu: car non seulement elle aimoit son honneur et son mary, mais aussi estoit prudente, magnanime, et singulierement aimee et desiree des subjects pour sa bonté et sa doulceur: et, qui la faisoit encore plus regarder et renommer, elle estoit presbtresse religieuse de Diane, à laquelle les Galates anciennement avoient singuliere devotion: ce qui estoit cause qu'on la voyoit souvent és sacrifices publiques, et solennelles processions, paree et accoustree magnifiquement. Si en devint Sinorix amoureux, lequel voyant que tant que son mary vivroit, il ne pourroit jamais venir à bout d'en jouyr, ny par amour, ny par force, il commeit un mal-heureux acte: car d'aguet propensé il tua Sinatus, et peu d'espace de temps apres il alla demander Camma en mariage. Elle faisoit sa demourance dedans le temple, et ne supportoit pas la malheureuse forfaitture qu'avoit commise Sinorix, d'un coeur abbatu et failly, qui ne feist qu'emouvoir les gents à pitié, ains avec un courroux couvert en elle mesme, n'attendoit autre chose que l'occasion de s'en pouvoir venger: de l'autre costé Sinorix estoit assidu à la solliciter et prier, luy alleguant des raisons qui sembloient avoir quelque honneste couleur, qu'il s'estoit tousjours monstré plus homme de bien en toutes sortes que Sinatus, et que ce qui l'avoit induit à le tuer, c'estoit la vehemence de l'amour qu'il luy portoit à elle, non pour aucune meschanceté. La jeune Dame du commancement luy feit des refus qui ne furent point trop rudes, et sembloit que tous les jours peu à peu elle s'allast amollissant, d'autant mesmement que ses parents et amis estoient ordinairement apres à la persuader et forcer de consentir à ce mariage, pour faire plaisir à Sinorix, lequel avoit grand credit et grande authorité au païs: tant que finablement elle s'y consentit, et l'envoya lon querir qu'il vint vers elle, à fin qu'en la presence de la Deesse mesme le contract du mariage fust passé, et les espousailles solennisees. Quand il fut arrivé, elle le receut gracieusement, et l'amena devant l'autel de Diane, là où elle respandit à la Deesse un peu d'un bruvage qu'elle avoit preparé dedans une coupe, puis en beut une partie, et bailla l'autre à boire à Sinorix: le breuvage estoit de l'hydromel empoisonné: et quand elle veit qu'il l'eut tout beu, alors jettant un gemissement hault et clair, et faisant la reverence à sa Deesse: Je t'appelle à tesmoing, dit-elle, treshonoree Deesse, que je n'ay survescu Sinatus pour autre intention que pour veoir ceste journee, n'aiant eu ne bien ne plaisir de la vie en tout le temps que j'ay vescu depuis, que l'esperance de pouvoir un jour faire la vengeance de sa mort, laquelle aiant maintenant faitte, je m'en vais gayement et joyeusement devers mon mary: mais toy le plus meschant homme du monde, donne ordre maintenant que tes amis et parents au lieu de lict nuptial te preparent une sepulture. Le Galatien aiant ouy ces propos, et commanceant desja à sentir que le poison faisoit son operation, et luy troubloit tout le dedans du corps, monta dessus un chariot, esperant que l'esbranlement et l'agitation du chariot luy pourroit servir à faire vomir le poison mais il en sortit tout incontinent, et se feit mettre dedans une littiere: et ne sçeut si bien faire, que le

soir mesme il ne rendist l'ame: et Camma aiant passé toute la nuict, et entendu comment il estoit desja trespassé, s'en alla volontairement et gayement hors de ce monde. [21] XXI. STRATONICE. CESTE mesme province de Galatie a porté encore deux autres Dames bien dignes d'eternelle memoire, Stratonice femme du Roy Deiotarus, et Chiomara femme de Ortiagonte. Car Stratonice sçachant que le Roy son mary desiroit singulierement avoir des enfans legitimes pour les laisser successeurs de sa couronne, et n'en pouvant avoir d'elle, elle luy pria et persuada, qu'il en feist à une autre femme, et luy permeist qu'elle se les supposast. Deiotarus s'esmerveille fort de ceste sienne resolution et luy permeist d'en faire à sa guise, ainsi comme elle voudroit: parquoy elle choisit, entre les captives prises à la guerre, une belle jeune fille qui avoit nom Electra, qu'elle enferma avec Deiotarus dedans une chambre: et nourrit et eleva les enfans qui en vindrent, avec autant d'affection, et en aussi grande magnificence comme s'ils eussent esté siens. [22] XXII. CHIOMARA. LORS que les Romains soubs la conduitte de Cneus Scipion desfeirent les Galates habitans en l'Asie, il advint que Chiomara femme d'Ortiagonte fut prinse prisonniere de guerre avec les autres femmes des Galates. Le capitaine qui la prit, usa de son adventure en soudard, et la viola. Or s'il estoit homme subject à son plaisir, autant ou plus l'estoit-il à son profit, et lors fut attrapé par son avarice: car luy estant promise une grosse somme d'argent pour delivrer ceste femme, il la conduisit au lieu qui luy fut designé pour la rendre et mettre en liberté: c'estoit sur le bord d'une riviere, que les Galates passerent, luy compterent son argent, et reprirent Chiomara: mais elle feit signe de l'oeil à l'un de ses gens qu'il tuast ce capitaine Romain, ainsi comme il prenoit congé d'elle et la caressoit: ce que l'autre feit, et d'un coup d'espee luy avalla la teste: elle la releva, et l'enveloppant au devant de sa robbe, tira son chemin et s'en alla. Arrivee qu'elle fut au logis de son mary, elle luy jetta ceste teste à ses pieds: dequoy il s'estonna, et luy dit, «Ma femme il faut garder la foy:» «Ce fait- mon, respondit-elle, mais aussi fault-il qu'il n'y ait qu'un seul homme vivant qui ait eu ma compagnie.» Polybius escrit que luy mesme parla depuis à elle en la ville de Sardis, et qu'il la trouva femme de grand coeur, et de bon entendement. Mais puis qu'il est venu à propos de faire mention des Galates, j'en reciteray encore une telle histoire. [23] XXIII. FEMME DE PERGAME. Le Roy Mithridates envoya querir à fiance, comme ses amis, soixante des principaus Seigneurs des Galates, en la ville de Pergame: lesquels estans venus devers luy à sa requeste, il leur parla superbement et imperieusement, dont ils furent tous fort courroucez: tellement qu'il y en eut un nommé Toredorix, homme robuste de corps, et courageux à merveilles, seigneur d'une contree qui s'appelle des Tossiopiens, qui entreprit de le saisir au corps, lors qu'il donneroit audience dedans le parc des exercices, et de se precipiter avec luy dedans une profonde baricave qui là estoit: mais de fortune le Roy ce jour-là n'alla point, comme de coustume, en ce parc des exercices, ains manda que tous ces seigneurs Galates vinssent parler à luy en son logis. Toredorix les admonesta de ne s'estonner point, mais quand ils seroient arrivez aupres de luy, qu'ils se ruassent ensembles de tous costez sur luy, et le deschirassent en pieces. Cela ne fut pas tenu secret, ains aiant esté descouvert à Mithridates, il les feit prendre tous, et leur envoya coupper les testes l'un apres l'autre: mais sur ces entrefaittes il se va souvenir d'un jeune homme en fleur d'aage, le plus beau et le mieux formé

qui fust de son temps, et en eut pitié, se repentant de l'avoir condamné quant et les autres, et monstra evidemment qu'il en estoit marry, pensant qu'il eust esté desfaict des premieres: ce neantmoins à toute adventure il envoya faire commandement, s'il estoit encore vivant, qu'on le laissast aller. Ce jeune homme avoit nom Bepolitan, et luy advint une fortune merveilleuse: car il fut pris avec une belle robbe et riche. laquelle le bourreau se voulant reserver nette, sans qu'elle fust souillee de sang, en la luy despouillant tout à l'aise, il apperceut les gens du Roy qui accouroient vers luy, en criant à haute voix le nom de ce jeune homme. Voyla comment l'avarice, qui a esté cause de faire mourir infinis hommes, sauva contre toute esperance la vie à celuy-là. Mais quant à Toredorix, aiant esté cruellement massacré de plusieurs coups, il fut jetté aux chiens sans sepulture, et sans que personne de ses amis en osast approcher pour l'inhumer, fors une jeune femme Pergameniene, qu'il avoit autrefois cogneuë pour sa beauté, laquelle se hazarda d'ensevelir et inhumer son corps. Ce que les gardes aiants apperceu, la saisirent et la menerent au Roy, où lon dit que Mithridates à la veoir seulement en eut compassion, pour ce qu'elle luy sembla fort jeunette et simple jouvencelle: mais encore plus eut-il le coeur attendry, quand il sçeut que l'amour avoit esté cause de luy faire entreprendre: si luy permeit d'enlever le corps et de l'ensepulturer, en luy fournissant du sien les draps et autres parements necessaires pour les funerailles. [24] XXIV. TIMOCLIA. THEAGENES natif de Thebes eut pareille volonté et intention quant à la defense de son païs et de la Chose publique, que jadis eurent Epaminondas, Pelopidas, et tous les plus gents de bien du monde, mais il tomba en la commune ruine de la Grece, lors que les Grecs perdirent la battaille de Chaeronee, estant desja quant à luy vainqueur, et poursuyvant ceux qu'il avoit rompus en battaille devant luy: car ce fut luy qui respondit à un fuyant qui luy cria, «Jusques où nous veux- tu chasser?» «Jusques en Macedoine,» dit-il. Mais une siene soeur le survesquit, qui tesmoigna que tant pour la vertu de ses ancestres, que pour la siene propre, il avoit esté grand homme, et digne d'estre renommé entre les plus vaillants: elle receut un peu de fruict de sa vertu, qui luy aida à supporter plus patiemment ce qui luy toucha des communes miseres de son païs. Car apres qu'Alexandre eut pris la ville de Thebes, et que les soudards couroient çà et là pillants ce qu'ils pouvoient, il se rencontra qu'un Capitaine d'une compagnie de chevaux legers Thraciens, se saisit de la maison de Timoclia, homme qui ne sçavoit que c'estoit d'honnesteté et de courtoisie, mais violent et sans aucun discours de raison: car apres qu'il se fut bien emply de vin et de viande au souper, sans porter aucun respect à la race, ny à l'estat et honnesteté de ceste Dame, il luy manda qu'elle vint coucher avec luy: et encore ne fut-ce pas tout, car il luy commanda de luy dire où elle avoit caché son or et son argent, tantost la menassant de la tuer, et tantost la caressant, et luy promettant qu'il la tiendroit pour sa femme. Mais elle prenant l'occasion que luy-mesme luy presentoit, «Pleust à Dieu, dit-elle, que je fusse morte devant ceste nuict, plus tost que d'estre demouree vive: car aiant tout perdu, au moins fust mon corps impollu et net de toute violence: mais la fortune estant ainsi advenuë, qu'il faut que desormais je te repute pour mon seigneur, mon maistre et mon mary, puis qu'il plaist aux Dieux qui t'ont donné ceste puissance sur moy, je ne te veux point frustrer ne priver de ce qui est à toy: car quant à moy, je voy bien qu'il faudra que je sois dorenavant telle que tu voudras. Je soulois avoir des bagues et joyaux à parer ma personne, et de la vaisselle d'argent, et si avoir encore quelque somme d'or et d'argent monnoyé: mais quand j'ay veu que la

ville s'en alloit prise, j'ay le tout fait prendre à mes femmes, et jetter, ou pour mieux dire, destourner, et mettre en reserve dedans un puits, où il n'y a point d'eau, et qui est sçeu de peu de gens, pource qu'il y a une grosse pierre dessus qui en bousche l'entree, et force arbres alentour qui le couvrent. Cela te sera un thresor qui te rendra riche à jamais quand tu l'auras en ta possession, et à moy servira de tesmoignage et de preuve, pour te monstrer combien nostre maison estoit noble et opulente par cy devant.» Le Macedonien ces propos ouys, n'attendit pas qu'il fust jour, ains sur l'heure mesme se feit conduire par Timoclia au lieu, luy commandant qu'elle fermast seurement le verger apres elle, à fin que personne n'en apperçeust rien, et descendit tout en chemise dedans ce puits: mais la hydeuse Clotho le conduisoit, qui vouloit venger son forfaict par la main de Timoclia qui estoit au dessus: car quand elle sentit à sa voix qu'il estoit au fond, elle mesme luy jetta dessus grande quantité de pierres, et ses femmes aussi y en ruerent plusieurs autres grandes et grosses, tant qu'elles l'assommerent, et comblerent le puits. Ce que les Macedoniens aiants entendu, feirent tant qu'ils retirerent le corps, et aiant desja esté proclamé à son de trompe par la ville, que lon ne tuast plus personne des Thebains, ils saisirent Timoclia, et la menerent devant le Roy Alexandre, auquel ils feirent entendre de poinct en poinct l'audacieux acte qu'elle avoit ozé commettre. Alexandre jugeant bien à l'asseurance de son visage, et à la gravité de son marcher, qu'elle devoit estre de quelque grande et noble maison, l'interrogua premierement qui elle estoit: et elle luy respondit d'une grande asseurance, sans se monstrer estonnee de rien, «J'ay eu un frere nommé Theagenes, qui estant Capitaine general des Thebains en la battaille de Chaeronee, contre vous, mourut en combattant pour la defense de la liberté des Grecs, à fin que nous ne tombissions point en la misere, en laquelle nous sommes presentement tombez: mais puis qu'il est ainsi, que lon nous fait des outrages indignes du lieu dont nous sommes yssues, quant à moy, je ne fuis point à mourir, car il m'est à l'adventure trop meilleur que de vivre, pour essayer encore une autre telle nuict que la passee, si toy-mesme n'y mets empeschement.» A ces paroles tous les gents d'honneur qui furent là presens, se prirent à plorer. Mais quant à Alexandre, il luy sembla que le courage de ceste Dame estoit plus grand, que de devoir faire pitié, et louant grandement sa vertu et sa parole qui l'avoit bien attaint au vif, il commanda à ses Capitaines, qu'ils eussent soigneusement l'oeil, et donnassent bien ordre à ce que lon ne commeist plus de semblables exces en une maison illustre: et quant et quant ordonna que Timoclai fust remise en sa pleine liberté, elle et tous ceux qui seroient trouvez luy appartenir aucunement de parenté. [25] XXV. ERYXO. BATTUS qui fut surnommé Eudaemon, c'est à dire, heureux, eut un fils qui eut nom Arcesilaus, ne ressemblant de moeurs en rien à son pere: car du vivant mesme de son pere, aiant faict faire des creneaux à l'entour de sa maison, il en fut condamné en un talent d'amende par son pere mesme, et apres sa mort estant de nature fascheux, comme depuis il en eut le surnom, et aussi pource qu'il se gouvernoit par le conseil d'un sien amy Laarchus, qui ne valoit rien, il devint tyran, au lieu de Roy: et ce Laarchus aspirant à la tyrannie, chassoit et bannissoit de la ville, ou bien faisoit mourir les principaux, et les meilleurs citoyens de Cyrene, et en rejettoit les causes sur Arcesilaus, et finablement il luy feit boire du poison d'un liévre marin, dont il tomba en une maladie lente, et une langueur fascheuse, de laquelle il mourut, et ce pendant se saisit de la seigneurie, soubs couleur de la vouloir conserver, comme tuteur, à Battus fils d'Arcesilaus, lequel estoit contrefaict et boitteux: de maniere que

tant pour son bas aage, que pour l'imperfection de sa personne, il estoit mesprisé du peuple, mais plusieurs s'addressoient à sa mere, luy obeïssoient volontiers, et l'honoroient, d'autant qu'elle estoit femme sage, doulce et humaine, et avoit beaucoup des plus puissans hommes du païs, qui estoient ses parents et amis, au moyen dequoy ce Laarchus luy faisant la court, poursuyvit de l'avoir en mariage, luy offrant, si elle le vouloit espouser, d'adopter Battus pour son fils, et de le faire participant de sa seigneurie: dequoy Eryxo, car ainsi s'appelloit ceste Dame, s'estant conseillee avec ses freres, luy feit response qu'il en communiquast avec eux, pour ce que s'ils trouvoient bon ce mariage, si faisoit-elle. Laarchus ne faillit pas de leur en parler, et eux de complot expressément fait entre eux, tiroient la chose en longueur, et le remettoient de jour à autre: mais Eryxo luy envoya secrettement l'une de ses femmes, luy dire de sa part, que ses freres lors contredisoient à son intention, mais quand le mariage seroit consommé, ils n'en contesteroient plus, et seroient contraincts de le trouver bon: et pourtant qu'il falloit, si bon luy sembloit, qu'il s'en vint la nuict devers elle, et que tout le reste de l'affaire se porteroit bien, quand il seroit bien commancé. Ces propos furent merveilleusement plaisans à Laarchus, et estant du tout transporté d'aise hors de soy, pour la demonstration d'amitié que luy faisoit ceste femme, il promeit qu'il se rendroit vers elle à telle heure qu'elle luy commanderoit. Or faisoit Eryxo ce complot de l'advis et conseil de son frere aisné Polyarchus, et aiant prefix le jour et l'heure qu'ils se devoient trouver ensemble, elle feit venir secrettement en sa chambre son frere, qui amena quant et luy deux jeunes hommes avec leurs espees, qui ne desiroient rien plus que venger la mort de leur pere, lequel Laarchus avoit de nouveau faict mourir: puis elle envoya querir ce Laarchus, luy mandant qu'il vint seul sans gardes: si ne fut pas plus tost entré, que ces deux jeunes hommes le chargerent à coups d'espee, tant qu'ils le feirent mourir en la place, puis en jetterent le corps par dessus les murailles de la maison, et amenans Battus en public, le declarerent Roy à la mode et coustume du païs: et Polyarchus rendit aux Cyreniens leur anciene et premiere sorte de gouvernement. Or y avoit-il lors à Cyrene plusieurs soudards du Roy d'Aegypte Amasis, ausquels Laarchus se fioit, et par le moyen desquels il se rendoit formidable et espouventable aux Cyreniens. Ces gens de guerre envoyerent incontinent en diligence devers le Roy Amasis, pour charger et accuser Eryxo et Polyarchus de ce meurtre: dequoy le Roy fut courroucé, et sur le champ proposa de faire la guerre aux Cyreniens: mais sur ces entrefaittes il advint que sa mere alla de vie à trespas: et ce-pendant qu'il fut occupé à en faire les funerailles, les nouvelles vindrent à Cyrene du mal-contentement de ce Roy, et de sa resolution de faire la guerre: si fut d'advis Polyarchus d'aller luymesme devers luy pour rendre raison de son faict, et sa soeur Eryxo ne voulut pas demourer derriere, ains le suyvre, et s'exposer au mesme peril que luy, et ne fut pas la mere mesme d'eux, nommee Critola, qui n'y voulust aussi aller, combien qu'elle fust fort vieille, mais elle estoit Dame de grande dignité et authorité, d'autant qu'elle estoit soeur germaine de premier Battus surnommé l'heureux. Quand ils furent arrivez en Aegypte, tous les autres seigneurs de la court approuverent grandement ce qu'ils avoient faict en cest endroit, et Amasis mesme loüa infiniement la pudicité et magnanimité de Eryxo, et apres les avoir honorez de riches presents, et les avoir traitez royalement, les renvoya tous, Polyarchus et les Dames, avec sa bonne grace à Cyrene. [26] XXVI. XENOCRITE. XENOCRITE de la ville de Cumes, ne fait pas moins à louër et estimer pour ce qu'elle feit alencontre du tyran Aristodemus, que quelques uns pensent avoir

esté surnommé Malace, qui vault autant à dire, comme mol, pour la dissolution de ses moeurs: mais ils s'abusent pour ne sçavoir pas la vraye origine de ce surnom: car il fut surnommé par les Barbares Malace, qui signifie garson, pour ce qu'estant encore fort jeune entre ses compagnons d'aage, portans encore les cheveux longs, que lon appelloit anciennement coronistes, ce semble pour ceste occasion, és guerres contre les Barbares il se faisoit bien veoir, et y acqueroit un grand renom, non seulement pour sa hardiesse à coups de main, mais aussi encore plus pour son bon sens, sa diligence et provoyance, en quoy il se monstroit singulier: de maniere que estant en fort bonne estime de ses citoyens, il fut incontinent avancé et promeu aux plus grandes charges et dignitez de la Chose publique: tellement que quand les Thoscans faisoient la guerre aux Romains pour remettre Tarquin le Superbe en sa royauté, dont il avoit esté dechassé, les Cumains le feirent Capitaine du secours qu'ils envoyoient aux Romains: en laquelle expedition, qui dura longuement, laissant faire à ses citoyens qui estoient soubs sa charge au camp tout ce qu'ils vouloient, et les amadouant comme flatteur, plus tost que leur commandant comme Capitaine, il leur persuada de courir sus à leur Senat, quand il seroient de retour, et luy aider à en chasser les plus puissans et les plus gens de bien, tellement que peu à peu par ces moyens il se feit tyran absolut. Et s'il fut meschant et violent en autres extorsions, encore le fut-il d'avantage envers les jeunes femmes et les jeunes enfans de bonne maison: car on trouve par escript entre autres choses, qu'il contraignoit les jeunes garsons à porter cheveux longs comme filles, et des crespines et autres affiquets d'or par dessus: et au contraire, il contraignoit les filles de se tondre en rond, et porter des manteaux, à la façon des jeunes hommes, et des sayes, sans manches. Toutefois s'estant extremement enamouré de Xenocrite fille d'un des principaux citoyens qu'il avoit banny, il la teint, non pas apres l'avoir espousee, ou apres l'avoir gaignee par belles persuasions, pensant qu'elle se devoit bien contenter d'estre avec luy en quelque sorte que ce fust, attendu qu'elle en estoit reputee bien-heureuse et bien fortunee de tous ceux de la ville: mais toutes ces faveurs-là ne luy esblouïssoient point le jugement à elle: car outre ce qu'elle estoit marrie de ce qu'il couchoit avec elle sans qu'elle luy eust esté donnee ny fiancee par ses amis et parents, elle desiroit le recouvrement de la liberté de son païs, autant comme ceux qui apertement estoient haïs et mal-voulus du tyran. Or faisoit Aristodemus en ce temps-là environner son territoire d'un fossé tout à l'environ, ouvrage qui n'estoit ny necessaire ny utile, mais seulement entrepris pour user, fascher et consommer de travaux ses pauvres citoyens: car il estoit commandé à chascun de porter certaine quantité de terre par jour. Comme doncques il allast veoir comment on y besongnoit, elle destourna et couvrit son visage avec un bout de sa robbe, et passé qu'il fut, les jeunes hommes se jouans et se mocquans d'elle, luy demandoient pourquoy elle fuyoit ainsi de voir Aristodemus, et avoit honte de luy seul, et n'avoit point honte d'estre veuë des autres: et elle leur respondit, mais bien à certes, et parlant à bon esciant: «C'est, dit-elle, pour ce qu'il n'y a entre les Cumains que Aristodemus seul qui soit homme.» Ceste parole touchoit à tous, mais elle aiguillonna de honte ceux qui avoient le coeur assis en bon lieu, à entreprendre de recouvrer leur liberté. Et dit-on, que Xenocrite l'aiant entendu dit, qu'elle aimeroit mieulx porter elle mesme sur ses espaules la terre, comme les autres, pour son pere prouveu qu'il peust estre present, que de participer à toutes les delices, et à toute la puissance d'Aristodemus. Cela doncques confirma encore d'avantage ceux qui conjurerent alencontre du tyran, desquels le chef principal fut Thymoteles, ausquels Xenocrite aiant baillé libre et seure entree, trouvans Aristodemus seul, sans armes et sans gardes, en se ruant plusieurs sur luy, le tuerent facilement. Voyla comment la ville de Cumes fut delivree de tyrannie par deux vertus d'une femme, l'une qui leur donna le pensement premier et

l'affection de l'entreprendre, et l'autre qui leur aida et leur donna moyen de l'executer: quoy fait ceux de la ville offrirent à Xenocrite plusieurs honneurs, prerogatives et presents, mais elle les refusant tous, leur demanda seulement la grace de pouvoir inhumer le corps d'Aristodemus: ce qu'ils luy permirent, et outre l'eleurent presbtresse et religieuse de Ceres, estimants que cest honneur qu'ils faisoient à Xenocrite, ne seroit pas moins agreable à la Deesse, que convenable à elle. [27] XXVII. LA FEMME DE PYTHES. AUSSI dit-on que la femme du riche Pythes, du temps que le roy Xerxes veint faire la guerre aux Grecs, fut une bonne et sage Dame: car ce Pythes aiant trouvé des mines d'or, et aimant non par mesure, mais excessivement, le profit grand qui luy en venoit, luy-mesme y employoit toute son estude, et contraignoit tous ses citoyens egalement à fouiller, porter, ou purger et nettoyer l'or, sans leur permettre de faire ny exercer autre oeuvre du monde: dequoy plusieurs mouroient, et tous se faschoient, tellement que les femmes à la fin s'en vindrent avec rameaux de suppliantes à la porte de ceste femme pour l'esmouvoir à pitié, et la prier de les vouloir secourir à ce besoing. Elle les renvoya en leurs maisons avec bonnes paroles, les admonestant de bien esperer, et de ne se desconforter point: et ce-pendant elle envoya secrettement querir des orfévres à qui elle se fioit, et les renfermant en certain lieu, les pria de luy faire des pains d'or, des tartes et gasteaux, de toutes sortes de fruicts, et de toutes les chairs et viandes principalement qu'elle sçavoit que son mary Pythes aimoit le mieux: puis quand il fut de retour en sa maison, car il estoit lors allé en quelque voyage, comme il demanda à souper, sa femme luy presenta une table chargee de toutes sortes de viandes contrefaittes d'or, sans autre chose qui fust bonne à boire ny à manger, mais tout or seulement. Il y prit plaisir du commancement, mais apres qu'il eut assez rassasié ses yeux à veoir tous ces ouvrages d'or, il demanda à manger à bon esciant: et elle luy demandant ce qu'il voudroit bien manger, le luy presentoit d'or, tant qu'à la fin il s'en courroucea, et cria qu'il mouroit de faim. «Voire-mais, dit-elle, vous en estes cause, car vous nous avez fait avoir foison de cest or, et faute de toute autre chose: car tout artifice, tout mestier, et toute autre vacation cesse entre nous, et n'y a personne qui laboure la terre, ains laissans en arriere tout ce que lon seme et que lon plante en la terre pour nourrir les personnes, nous ne faisons que fouiller et cercher des choses qui sont à nous nourrir inutiles, nous consommons nous mesmes de labeur, et nos citoyens apres.» Ces remonstrances emeurent Pythes, qui pour cela ne cessa pas entierement toute son entremise des mines, mais y faisant travailler la cinquiéme partie seulement de ses citoyens, les uns apres les autres, il permeit au reste d'aller vacquer à leur labourage et à leurs mestiers. Mais quand Xerxes descendit avec une si grande armee pour faire la guerre aux Grecs, s'estant monstré fort magnifique au recueil, et traittement, et grands presents qu'il feit au Roy et à toute sa court, il requit une grace au Roy, c'est que de plusieurs enfans qu'il avoit, il en dispensait l'un seul d'aller à la guerre, à fin qu'il demourast avec luy en la maison, pour avoir soing de le traitter et gouverner en sa vieillesse: de quoy Xerxes fut si courroucé, qu'il feit mourir ce fils-là seul, et l'aiant fait coupper en deux pieces, feit passer son armee par entre deux, et emmena les autres qui tous moururent és battailles: à l'occasion dequoy Pythes, se desconfortant, feit ce que font ordinairement ceux qui ont faute de coeur et d'entendement, car il craignoit la mort, et haïssoit la vie: il eust bien voulu ne vivre point, et si ne se pouvoit deffaire de la vie. Or y avoit-il dedans la ville une grande motte de terre, au long de laquelle passoit la riviere qui se nommoit Pythopolites: il feit bastir sa sepulture dedans ceste motte, et destournant le cours

de la riviere, la feit passer à travers ceste motte, de maniere qu'en passant elle venoit à razer sa sepulture. Ces choses preparees il descendit vivant dedans. Et resigna à sa femme sa ville et toute sa seigneurie, luy enjoignant qu'elle n'approchast point de ce monument, mais bien que seulement elle meist tous les jours son boire et son manger dedans une petite nacelle, jusques à ce qu'elle veist que la nacelle passeroit outre la motte, aiant les vivres tous entiers sans que lon y eust touché, et lors qu'elle cessast de plus luy en envoyer, pour ce que ce seroit signe certain, qu'il seroit decedé. Voyla comment il acheva le reste de ses jours: et sa femme gouverna depuis son estat sagement, et apporta heureuse mutation et changement de travaux aux sub