[0] L’HIPPARQUE OU LE COMMANDANT DE CAVALERIE. CHAPITRE PREMIER [1] Ton premier devoir est de sacrifier aux dieux et de leur demander de t’inspirer les pensées, les paroles et les actions propres à rendre ton commandement le plus agréable à leurs yeux et à te procurer à toi, à tes amis et à ta patrie le plus de bienveillance, de gloire et d’avantages. Les dieux devenus propices, songe au recrutement de tes cavaliers, afin que le nombre fixé par la loi se trouve atteint et que l’effectif actuel ne soit pas diminué ; car si tu n’enrôles pas de nouvelles recrues, l’effectif se réduira de plus en plus, puisqu’il faut s’attendre que certains quittent le service en raison de leur âge et que d’autres l’abandonnent pour d’autres raisons. Tout en complétant l’effectif, veille à ce que les chevaux soient assez bien nourris pour supporter la fatigue ; ceux qui en sont incapables, ne peuvent ni atteindre l’ennemi ni lui échapper. Veille aussi à ce qu’ils soient bien en main ; car les chevaux rétifs sont d’un plus grand secours à l’ennemi qu’à leur maître. Il faut aussi se débarrasser de ceux qui ruent quand on les monte ; car souvent ils causent plus de mal que l’ennemi. Occupe-toi aussi de leurs pieds, pour qu’ils puissent courir dans les terrains rugueux, car tu sais que dans les endroits où ils ne peuvent galoper sans souffrir, ils deviennent inutiles. Quand tes chevaux sont en bonne condition, exerce alors tes cavaliers à monter dessus en sautant, adresse qui a souvent sauvé son homme ; puis dresse-les à manoeuvrer sur toutes sortes de terrains ; car l’ennemi occupe tantôt un terrain, tantôt un autre. Quand ils auront de l’assiette, donne tes soins à ce que le plus grand nombre possible puissent lancer la javeline du haut de leur monture et soient capables d’exécuter toutes les manoeuvres de la cavalerie. Après cela, tu devras armer bêtes et hommes de manière à les protéger autant que possible contre les blessures et à faire à l’ennemi le plus de mal possible. Tu prendras ensuite tes mesures pour rendre tes hommes obéissants, sans quoi, il n’est ni bons chevaux, ni solides cavaliers, ni belles armes qui servent. Veiller à ce que tout cela s’exécute ponctuellement, c’est naturellement la tâche du commandant de cavalerie. La république ayant jugé que le commandant de cavalerie suffirait difficilement seul à tant de soins, lui adjoint pour collaborateurs des phylarques et a prescrit au sénat de veiller de concert avec lui sur la cavalerie. Il convient donc, selon moi, d’une part, d’inspirer aux phylarques l’intérêt que tu prends toi-même à la cavalerie, de l’autre, d’avoir au sénat des orateurs capables de faire peur aux cavaliers, car la peur les rendrait meilleurs, et d’apaiser le sénat, au cas où il sévirait hors de propos. Tels sont les conseils qui doivent retenir ton attention. Mais par quels moyens tu les mettras le mieux à exécution, c’est ce que je vais essayer d’exposer. Comme cavaliers, tu enrôleras évidemment, selon les prescriptions de la loi, les citoyens les plus qualifiés par leur richesse et leur vigueur physique, soit en les citant en justice, soit en les persuadant. Pour moi, je suis d’avis qu’il faut citer devant les tribunaux ceux qu’on pourrait soupçonner de t’avoir acheté pour ne pas les citer. Car ce serait une excuse toute prête pour les citoyens moins fortunés, si tu ne commençais par contraindre les plus riches à servir. Il me semble aussi qu’en montrant aux jeunes gens le côté brillant de la cavalerie on pourrait leur inspirer le désir d’y entrer, et qu’on trouverait moins de résistance chez ceux dont ils dépendent en leur remontrant que si ce n’est par toi, ce sera par un autre qu’ils seront contraints de nourrir un cheval, en raison de leur fortune, mais que, si leurs enfants servent sous toi, tu les détourneras de la manie d’acheter des chevaux coûteux et que tu t’appliqueras à en faire en peu de temps d’habiles cavaliers. Et à tes promesses tu tâcheras de joindre les effets. Quant aux cavaliers actuels, le sénat n’a, ce me semble, qu’à faire publier qu’à l’avenir on doublera les exercices et que tout cheval incapable de suivre sera mis en réforme, pour les inciter à mieux nourrir et soigner leurs chevaux. Pour les chevaux fougueux, il serait bon, à mon avis, de prévenir qu’ils seront refusés. Cette menace contribuerait à décider leurs propriétaires à les vendre et à porter plus de prudence dans leurs achats. Il me semble qu’il serait utile encore de faire savoir qu’on rejettera aussi les chevaux qui ruent dans les exercices ; car on ne peut même pas les ranger avec les autres, et, quand il faut charger l’ennemi, on est forcé de les tenir au dernier rang, en sorte que le cheval vicieux rend le cavalier inutile. Pour fortifier les pieds du cheval, si quelqu’un connaît un moyen plus facile et plus simple, qu’il en use. Sinon, je prétends par expérience qu’il faut prendre sur la route des pierres du poids d’une mine environ, ou plus ou moins, et les jeter pêle-mêle en un endroit où l’on étrillera la bête et où on la mettra, chaque fois qu’on la sortira de l’écurie ; car elle ne cessera pas de piétiner dessus, soit qu’on l’étrille, soit que les mouches la piquent. Qu’on essaye et l’on verra les pieds de son cheval s’arrondir, et l’on prendra confiance en mes autres prescriptions. Supposant que les chevaux sont tels qu’ils doivent être, je vais exposer comment les cavaliers eux-mêmes peuvent devenir excellents. S’ils sont jeunes, je leur conseille d’apprendre eux-mêmes à sauter sur leurs chevaux ; mais si tu leur donnes un instructeur, on ne peut que t’en louer. Quant à ceux qui sont plus âgés, habitue-les à monter en se soulevant les uns les autres, à la manière perse, et tu leur rendras service. Pour les dresser à se tenir fermes en toute sorte de terrains, il serait peut-être fastidieux de les faire sortir souvent, lorsqu’on n’est pas en guerre ; rassemble-les donc et conseille-leur de s’exercer, lorsqu’ils vont à la campagne ou ailleurs, en quittant la route et en se lançant au galop dans des terrains de toute espèce ; cela vaut presque une sortie et ne cause pas la même gêne. Il convient aussi de leur rappeler que, si l’État supporte une dépense d’environ quarante talents par an pour la cavalerie, c’est pour qu’il n’ait pas à en lever une, si la guerre éclate, mais pour qu’il l’ait toute prête à sa disposition. Cette pensée stimulera sans doute le zèle des cavaliers pour l’équitation : ils ne voudront pas être réduits, si une guerre éclate, à combattre sans préparation pour leur patrie, pour leur gloire, et pour leur vie. Il sera bon aussi de prévenir tes cavaliers que tu les feras sortir quelquefois toi-même et que tu les conduiras dans toutes sortes d’endroits ; de même, dans les manoeuvres de petite guerre, tu feras bien de les mener tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre : hommes et chevaux n’ont qu’à y gagner. Pour avoir un très grand nombre de cavaliers exercés à lancer le javelot du haut de leurs chevaux, tu n’as qu’à dire aux phylarques qu’ils devront prendre la tête des acontistes et les mener à l’exercice du javelot. Ils rivaliseront naturellement à qui procurera à l’État le plus grand nombre d’acontistes. Pour l’équipement des cavaliers, les phylarques pourraient, ce semble, contribuer à sa beauté dans une large mesure, s’ils se persuadaient qu’ils se feraient beaucoup plus d’honneur auprès de la république par la brillante tenue de leur compagnie que par leur seul équipage. Il est vraisemblable qu’on n’aurait pas de peine à les en convaincre, puisque, s’ils ont désiré commander leur tribu, c’était pour acquérir de la renommée et de l’honneur. Ils peuvent d’ailleurs les équiper suivant l’ordonnance, sans rien dépenser de leur bourse, en les contraignant selon la loi à s’équiper avec leur solde. Pour obtenir une stricte obéissance de tes subordonnés, il est essentiel de leur représenter par la parole tout ce que la discipline comporte d’avantages ; il ne l’est pas moins de s’arranger en fait pour que les soldats disciplinés soient, conformément à la loi, les mieux partagés et que les insoumis aient une moindre part en toutes choses. Pour que chaque phylarque ait à coeur de conduire sa tribu en bel équipage, tu l’encourageras fortement en ornant des plus belles armes ta compagnie de courriers, en les contraignant à l’exercice répété du javelot, et en leur montrant à le lancer, après s’être bien exercé toi-même. Si en outre on pouvait proposer aux tribus des prix pour les exercices que l’on demande à la cavalerie dans les fêtes publiques, ce serait le meilleur moyen, je crois, de piquer d’émulation tous les Athéniens, témoin ce qui se fait pour les choeurs, où, pour des prix de médiocre valeur, on se donne des peines infinies, on fait de grosses dépenses. Seulement il faut trouver les juges dont le suffrage soit le plus glorieux pour le vainqueur. [2] CHAPITRE II. Quand tes cavaliers seront bien entraînés à tous ces exercices, il ne faut pas manquer de leur apprendre à se ranger de manière à donner le plus d’éclat aux processions sacrées, à exécuter les plus belles évolutions, à combattre, s’il est nécessaire, avec le plus d’avantage, à marcher sur les routes et à franchir les rivières avec le plus de facilité et le moins de désordre. Or quelle me paraît être la formation qui donnera les meilleurs résultats en ces diverses circonstances, c’est ce que je vais tâcher d’exposer. Il se trouve que l’État s’est partagé en dix tribus. Je prétends qu’il faut choisir d’abord, avec l’assentiment de chacun des phylarques, des dizainiers dans chaque tribu parmi les hommes qui sont dans la force de l’âge et qui sont les plus jaloux de se signaler à la renommée par quelque belle action : ceux-là tiendront le premier rang sur le front ; puis tu en choisiras autant parmi les plus anciens et les plus intelligents, qui tiendront le dernier rang de chaque décade. S’il faut user d’une comparaison, c’est ainsi que le fer coupe le mieux le fer, quand le tranchant du ciseau est solide et que l’impulsion est forte. Quant à ceux qui sont entre les premiers et les derniers, si les dizainiers ont choisi ceux qui sont immédiatement derrière eux et que les autres aient fait de même, il est à présumer que chacun aura la plus grande confiance dans l’homme qui le suit. Comme serre-file, il faut choisir un homme capable sous tous les rapports. Vaillant, il encouragera ceux qui le précèdent, s’il faut charger l’ennemi, et leur communiquera sa force d’âme, et, s’il est à propos de battre en retraite, en ramenant prudemment ceux de sa tribu, il sera naturellement mieux à même de les sauver. Les dizainiers étant en nombre pair, on pourra les diviser en un plus grand nombre de groupes égaux que s’ils étaient en nombre impair. Cet ordre me plaît pour les raisons que voici : d’abord tous les dizainiers qui sont en première ligne ont rang d’officiers, et quand on est officier, on se croit plus obligé à bien faire que quand on est simple soldat ; ensuite, s’il faut exécuter une manoeuvre, l’ordre est plus efficace, si on le fait passer aux officiers plutôt qu’aux soldats. Les hommes étant ainsi rangés, le commandant indique aux phylarques l’endroit où chacun d’eux doit chevaucher et de même les phylarques font savoir aux dizainiers par où chacun d’eux doit passer. Quand ces instructions ont été données, la marche se fait dans un ordre bien plus régulier ; ce n’est point comme au théâtre où les gens sortent au hasard et se gênent les uns les autres. Et les premiers sont plus disposés à se battre, si quelque attaque se produit sur le front, parce qu’ils savent que c’est là leur place, et les derniers de même, si l’ennemi se montre sur leurs derrières, parce qu’ils savent qu’il est honteux d’abandonner son poste. Si au contraire il n’y a pas d’ordre, ils s’embarrassent les uns les autres dans les chemins étroits et au passage des rivières, et personne ne se met en rang de lui-même pour combattre l’ennemi. Et voilà toutes les manoeuvres auxquelles tous les cavaliers doivent être rompus, s’ils veulent résolument seconder leur général. [3] CHAPITRE III. Parlons à présent des devoirs particuliers du commandant. Avant tout, il offrira des sacrifices afin d’obtenir pour sa cavalerie la protection des dieux ; puis, dans les fêtes, il fera des processions un spectacle digne d’être vu, et il donnera toute la splendeur possible à toutes les parades qu’il doit offrir à la cité, soit à l’Académie, soit au Lycée, à Phalère ou à l’hippodrome : ce sera là l’objet de nouvelles instructions. Comment donner le plus d’éclat à chacune de ces parades, c’est ce que je vais dire à présent. Je pense que les processions plairaient davantage aux dieux et aux spectateurs, si les cavaliers exécutaient leur cavalcade en l’honneur des dieux autour de l’agora et des sanctuaires, en commençant {parmi les sanctuaires et les statues}, par les Hermès. C’est ainsi qu’aux Dionysies les choeurs accompagnent leurs hommages à Dionysos de danses en l’honneur des douze dieux et d’autres dieux. Lorsque, le tour achevé, on serait revenu aux Hermès, ce serait un beau spectacle, à mon avis, de voir chaque tribu lancer ses chevaux au galop jusqu’à l’Éleusinium. Je veux ajouter un mot sur la manière d’éviter autant que possible que les lances s’entrecroisent. Chaque homme doit tenir sa lance entre les oreilles de son cheval, si l’on veut qu’elles paraissent terribles, distinctes et en même temps nombreuses. Le galop fini, il serait bien d’achever la procession aux sanctuaires en reprenant le pas, comme auparavant. De cette façon tout ce qu’on peut faire à cheval, on en aurait donné le spectacle aux dieux et aux hommes. Je reconnais que les cavaliers ne sont pas habitués à ces parades, mais je suis sûr qu’elles sont bonnes et belles et qu’elles plairaient aux spectateurs. Je sais d’ailleurs que les cavaliers se sont prêtés à d’autres nouveautés, quand les hipparques ont su leur faire agréer leurs idées. Lorsque, avant de lancer le javelot, ils traverseront le Lycée, il fera beau voir les tribus, rangées en deux corps de cinq tribus chacun, charger de front comme pour un combat, l’hipparque et les phylarques en tête, en se déployant sur toute la largeur de la carrière. Quand ils auront franchi le sommet de la hauteur qui fait face au théâtre, ce sera, je crois, une bonne idée de montrer que tes cavaliers sont capables de descendre rapidement la pente, en se mettant autant de front que le terrain le permet. Je sais fort bien que, s’ils se croient assez forts pour descendre à toute vitesse, ils seront heureux de montrer leur adresse. Mais s’ils n’y sont pas exercés, prends garde que l’ennemi ne les y exerce malgré eux. Pour les revues d’inspection, j’ai indiqué la formation propre à donner aux manoeuvres toute la beauté possible. Si le chef, en le supposant bien monté, tourne toujours avec la file extérieure, lui-même sera toujours au galop, et ceux qui successivement se trouveront avec lui en dehors le suivront à la même allure, en sorte que le sénat verra toujours la file galopante et que les chevaux ne s’excéderont pas, puisqu’ils se reposeront à tour de rôle. Quand la parade a lieu à l’hippodrome, c’est un spectacle agréable de voir les troupes se ranger d’abord sur un front assez large pour remplir l’hippodrome de chevaux et en chasser le peuple qui s’y trouve. Ce n’est pas moins beau, quand, dans un combat simulé, les tribus partagées en deux groupes se fuient et se poursuivent rapidement, avec les hipparques en tête chacun de leurs cinq tribus, et que les deux groupes passent l’un au travers de l’autre. Il y a dans ce spectacle quelque chose de terrible, quand ils se chargent front contre front, et d’imposant, quand, après avoir traversé l’hippodrome, ils se replacent l’un en face de l’autre, et de beau encore, quand à un second signal de la trompette, ils se chargent de nouveau plus vite encore. Il faudrait alors qu’après la halte, la trompette sonne une troisième fois et qu’ils se lancent encore une fois les uns contre les autres à toute vitesse, et qu’après s’être croisés, pour terminer, ils se rangent tous en phalange, comme vous en avez l’habitude, et qu’ils s’avancent vers le sénat. Je crois que ces manoeuvres paraîtraient plus militaires et plus nouvelles. Il serait déshonorant pour un commandant de cavalerie de courir plus lentement que ses phylarques et de ne pas monter mieux qu’eux. Quand la cavalcade doit avoir lieu à l’Académie, sur le sol battu, voici les recommandations que j’ai à faire. Pour ne pas être désarçonné, il faut en chargeant se pencher en arrière, et, pour empêcher le cheval de tomber, le soutenir de la bride dans les conversions. La ligne droite reprise, il faut courir à toute vitesse. Par là, on offrira sans danger un beau coup d’oeil au sénat. [4] CHAPITRE IV. Dans les marches, le commandant doit toujours se préoccuper de soulager le dos des chevaux et de soulager ses hommes par la marche à pied, en les faisant tour à tour monter et aller à pied suivant la juste mesure. Et cette mesure, tu ne saurais la manquer pour peu que tu réfléchisses ; car chacun est sa mesure à lui-même et peut ainsi juger de la fatigue des autres. Lorsque tu marches vers quelque endroit, sans savoir si tu ne rencontreras pas l’ennemi, il faut faire reposer tes compagnies à tour de rôle ; il serait en effet désastreux que l’ennemi s’approchât, quand tous les hommes ont mis pied à terre. Si tu chevauches sur des chemins étroits, donne l’ordre de vive voix de marcher en colonne ; si tu rencontres de larges routes, ordonne de vive voix d’étendre le front de chaque compagnie ; quand vous arriverez en plaine, mets toutes les compagnies en phalange. Ces changements sont utiles, ne fût-ce que comme exercices, et cette variété dans les dispositifs de marche rend le trajet plus agréable. Quand vous chevaucherez en dehors des routes en des terrains difficiles, c’est une excellente précaution, en pays ami comme en pays ennemi, de détacher en avant de chaque tribu des aides de camp. S’ils viennent à rencontrer des bois impénétrables, ils iront à la découverte de chemins praticables, et ils indiqueront à la cavalerie la marche à suivre pour empêcher que des tribus entières ne s’égarent. Si l’on chevauche au-devant de quelque danger, un commandant prudent enverra par devant ses éclaireurs d’autres éclaireurs faire des reconnaissances ; car il est utile, soit pour attaquer, soit pour se garder, de découvrir l’ennemi d’aussi loin que possible. Il est utile aussi de s’attendre pour traverser une rivière, afin que les derniers, en voulant rattraper le chef, n’excèdent pas leurs chevaux. Ce sont là des règles que presque tout le monde connaît ; mais il y a peu de gens qui veuillent prendre la peine de les observer. Il convient que le commandant prenne la peine, pendant la paix, de se familiariser à la fois avec le pays ennemi et le pays ami ; si cette connaissance lui manque, qu’il prenne du moins avec lui parmi ses hommes ceux qui connaissent le mieux chaque endroit. Car le chef qui connaît les routes a un grand avantage sur celui qui les ignore, et, pour dresser des embûches aux ennemis, celui qui connaît les lieux l’emporte de beaucoup sur celui qui ne les connaît pas. Il faut encore se préoccuper, avant la guerre, d’avoir à son service des espions dans les États neutres et parmi les marchands, car tous ceux qui apportent quelque chose sont toujours bienvenus dans tous les États. Les faux transfuges aussi sont quelquefois utiles. Il ne faut cependant jamais, sur la foi de ses espions, négliger de se garder ; mais il faut toujours se tenir prêt, comme si l’on avait déjà reçu la nouvelle de l’arrivée des ennemis. En effet, si sûrs que soient les espions, il leur est difficile d’avertir à temps ; car, en temps de guerre, il surgit une foule d’obstacles. Les sorties de la cavalerie seront moins connues de l’ennemi, si l’on en transmet l’ordre de vive voix plutôt que par un héraut ou par écrit. Et pour transmettre de vive voix les ordres de sortie, on fera bien de nommer des dizainiers et de leur adjoindre des quintainiers, pour que chacun n’ait à faire passer les ordres qu’au moins de gens possible, sans compter que ces quintainiers pourront allonger le front de leur compagnie sans confusion, en se portant en tête, quand l’occasion le demandera. S’agit-il de placer des grand-gardes, je suis pour les vedettes et les postes cachés, qui peuvent ainsi protéger les leurs et constituer des embûches pour l’ennemi. Étant invisibles, ils sont eux-mêmes plus difficiles à surprendre et ils inspirent plus de crainte à l’ennemi ; car savoir qu’il y a des postes quelque part, mais en ignorer l’emplacement et l’effectif, cela empêche les ennemis d’avoir confiance et les contraint à tenir pour suspectes toutes les positions ; au contraire les postes à découvert lui montrent ce qu’il doit craindre et ce qu’il peut espérer. En outre, avec des postes cachés, on pourra attirer l’ennemi dans un piège, en plaçant quelques gardes à découvert devant ceux qui sont cachés. On peut le prendre encore en plaçant derrière les postes cachés d’autres postes apparents c’est pour le tromper un moyen aussi efficace que le précédent. Cependant un chef prudent n’ira jamais de gaieté de coeur s’exposer au danger, à moins qu’il ne soit bien sûr d’avoir l’avantage sur l’ennemi ; car, si tu fais le jeu de l’adversaire, tu passeras justement pour un traître envers tes compagnons d’armes plutôt que pour un homme de courage. Une autre maxime de prudence est d’attaquer l’ennemi en son point faible, si éloigné qu’il soit, parce que la fatigue a beau être dure, elle est moins dangereuse qu’une lutte contre des forces supérieures. Si l’ennemi s’est glissé entre des forteresses de tes amis, quelle que soit sa supériorité, il est bon de l’attaquer du côté où tu pourras cacher ton approche, bon aussi de l’attaquer des deux côtés à la fois. Car, lorsque les uns reculent, les autres, en chargeant du côté opposé, jettent le trouble dans les rangs ennemis et sauvent leurs amis. C’est une vieille maxime qu’il est bon d’avoir des espions pour connaître où en est l’ennemi ; mais, à mon avis, le meilleur moyen c’est d’essayer soi-même, si on le peut d’un lieu sûr, d’observer l’ennemi et de voir s’il commet quelque faute. Y a-t-il une chose qu’on puisse lui dérober, envoie les gens qu’il faut pour la dérober ; y a-t-il une chose qu’on puisse lui enlever de force, envoie des gens pour l’enlever. Si, tandis que l’ennemi marche vers quelque objectif, une faible portion de ses forces reste en arrière ou se disperse avec confiance, cela non plus ne doit pas t’échapper ; mais ne lui donne jamais la chasse qu’avec des forces supérieures aux siennes. Ces observations n’échappent pas à un chef attentif. Ainsi les animaux qui ont moins d’intelligence que l’homme, les milans par exemple, peuvent ravir une proie qui n’est pas gardée et se réfugier en lieu sûr avant qu’on les atteigne. De même les loups chassent le bétail sans gardien et dérobent leur proie là où on ne peut les voir. Survient-il un chien qui court après eux, le loup l’attaque, s’il est plus faible que lui ; s’il est plus fort, il se retire après avoir égorgé ce qu’il tenait. Quand les loups méprisent les gardiens, ils se partagent les uns pour les écarter, les autres pour saisir leur proie, et voilà comment ils se procurent de quoi vivre. Si les bêtes sont capables de tant d’intelligence pour s’emparer d’une proie, n’est-il pas naturel que l’homme en montre plus encore, puisqu’il a l’art de les prendre elles-mêmes ? [5] CHAPITRE V. Un bon cavalier doit aussi savoir à quelle distance un cheval peut atteindre un fantassin et quelle avance doivent avoir des chevaux lourds pour échapper à des chevaux rapides. Un bon commandant doit savoir reconnaître les endroits où l’infanterie a l’avantage sur la cavalerie et ceux où la cavalerie a l’avantage sur l’infanterie. Il faut qu’il sache trouver le moyen de faire paraître nombreuse une petite troupe de cavaliers et inversement de faire paraître petite une troupe nombreuse, de paraître absent quand il est présent, et présent quand il est absent, de savoir non seulement dérober les secrets de l’ennemi, mais encore, en dissimulant ses propres cavaliers, fondre sur lui sans qu’il s’y attende. C’est encore un excellent stratagème de pouvoir,- quand on n’est pas en force, effrayer l’ennemi pour l’empêcher d’attaquer, et, quand on est en force, de lui inspirer de l’audace, afin qu’il attaque. C’est ainsi que tu éviteras le mieux d’être maltraité toi-même et que tu prendras le mieux l’ennemi en défaut. Mais pour ne point paraître commander l’impossible, je vais exposer par écrit comment on peut exécuter les choses qui semblent les plus difficiles. Pour éviter les mécomptes quand on se met à poursuivre ou à fuir, il faut avoir éprouvé la force des chevaux. Or comment faire cette épreuve ? En observant dans les combats de petite guerre l’état où ils se trouvent à la suite des poursuites et des retraites. Lorsqu’on veut donner l’illusion d’une troupe nombreuse, un premier point, c’est de ne pas, si c’est possible, entreprendre de tromper l’ennemi de près ; c’est plus sûr et plus efficace de le faire de loin. Ensuite il faut savoir que les chevaux serrés semblent nombreux à cause de la grosseur de la bête, tandis que, dispersés, on peut les compter facilement. Un autre moyen de faire paraître la cavalerie plus nombreuse qu’elle ne l’est, c’est de placer entre les cavaliers des palefreniers, en leur mettant entre les mains des lances, ou, à défaut de lances, quelque chose qui y ressemble, et cela, soit que tu tiennes ta cavalerie arrêtée, soit que tu la déploies en ligne. Nécessairement ainsi la masse de tes troupes paraîtra plus grande et plus massive. Veux-tu au contraire donner à une troupe nombreuse l’apparence d’une petite, alors, si le terrain permet de se dissimuler, il est évident qu’en tenant une partie de tes gens à découvert et en cachant les autres à la vue, tu peux celer ton effectif ; si au contraire le terrain est tout entier découvert, il faut que tu amènes tes décades en ligne en les tenant chacune sur une seule file et en laissant un intervalle entre les files, et que les hommes de chaque décade qui sont du côté de l’ennemi tiennent leurs lances droites, et les autres, basses et invisibles. Pour intimider l’ennemi, tu as la ressource des fausses embuscades, des faux renforts, des fausses nouvelles. Ce qui l’enhardit le plus au contraire, c’est d’apprendre que ses adversaires ont des embarras et des difficultés. Voilà ce que j’avais à recommander par écrit ; mais il faut que le commandant imagine lui-même une ruse en chaque circonstance qui se présente ; car il n’y a véritablement rien de plus utile à la guerre que la ruse. Les enfants eux-mêmes, quand ils jouent à « combien ai-je dans la main ? » parviennent à tromper en présentant la main de manière à faire croire qu’ils ont beaucoup quand ils ont peu, et en la tendant de telle façon qu’ils paraissent avoir peu quand ils ont beaucoup. Comment des hommes faits s’appliquant à tromper n’arriveraient-ils pas à trouver des ruses semblables ? Qu’on se rappelle les succès remportés à la guerre, on verra que les plus nombreux et les plus importants ont été dus à la ruse. En conséquence, ou bien il ne faut pas se mêler de commander, ou bien, indépendamment des autres dispositions, il faut encore demander aux dieux le talent de tromper et s’y ingénier soi-même. Quant on est près de la mer, on peut tromper l’ennemi, soit en équipant une flotte et en faisant une attaque sur terre, soit en faisant semblant de préparer une attaque sur terre et en attaquant par mer. C’est encore le fait du commandant de représenter à ses concitoyens combien une force de cavalerie sans fantassins est faible à côté d’une autre qui a des fantassins dans ses rangs. Et, quand on lui a donné des fantassins, c’est à lui à savoir s’en servir. Il peut les cacher non seulement au milieu de ses cavaliers, mais encore derrière les chevaux ; car l’homme à cheval est bien plus grand que le piéton. Tous ces moyens et ceux qu’on peut imaginer en outre pour vaincre l’ennemi par force ou par ruse, je conseille qu’on ne les emploie qu’avec l’aide des dieux, afin que, si les dieux sont propices, la fortune vous favorise aussi. C’est parfois un excellent stratagème de feindre une extrême circonspection et la crainte de risquer ; cette feinte engage souvent les ennemis à relâcher leur vigilance et à commettre des fautes. Mais si une fois on est connu comme audacieux, on peut, tout en se tenant tranquille, mais en feignant de vouloir agir, causer des embarras à l’ennemi. [6] CHAPITRE VI. Mais on ne peut rien façonner à sa volonté, si la matière qu’on emploie n’est pas disposée à obéir à la pensée de l’ouvrier. Des hommes non plus on ne peut rien faire, s’ils ne sont pas disposés, avec l’aide des dieux, à aimer leur chef et à le croire plus habile qu’eux dans les combats à livrer aux ennemis. Ce qui peut lui gagner le coeur des soldats, c’est la bienveillance qu’il leur témoigne et la prévoyance dont il fait preuve pour leur procurer des vivres, assurer leur salut dans les retraites et protéger leur repos. Dans les garnisons, il faut qu’on le voie s’occuper du fourrage, des tentes, de l’eau, du bois à brûler et des autres provisions nécessaires, toujours éveillé et prévoyant pour ses subordonnés. A-t-il quelque chose en surabondance, il aura profit à leur en faire part. Le plus sûr moyen de n’être pas méprisé de ses hommes, c’est, pour le dire en un mot, que, quoi qu’il commande, il se montre plus habile qu’eux à l’exécuter. Aussi doit-il, en commençant par la manière de monter à cheval, pratiquer tous les exercices de l’équitation de façon à faire voir à ses hommes que celui qui les commande est capable de franchir les fossés sans broncher, de sauter les murs, de descendre les pentes et de lancer un javelot proprement. Tout cela contribue à lui gagner le respect. Enfin lorsqu’ils auront reconnu qu’il est habile tacticien et qu’il est capable par ses mesures de leur assurer l’avantage sur l’ennemi, quand, en outre, ils se seront bien mis dans la tête qu’il ne les conduira pas à l’ennemi au hasard, sans l’aveu des dieux et des auspices, tout cela les rendra plus dociles aux ordres de leur chef. [7] CHAPITRE VII. Tout chef doit donc être prudent, mais le commandant de la cavalerie athénienne doit se distinguer spécialement par son respect des dieux et sa valeur militaire, parce qu’il a pour adversaires des voisins qui ont une force de cavalerie à peu près égale et des hoplites en grand nombre. Si donc le commandant projette une irruption en pays ennemi sans les autres forces de la république, il aura à lutter avec ses seuls cavaliers contre les deux armes à la fois. Si au contraire ce sont les ennemis qui envahissent le sol de l’Attique, tout d’abord ils viendront soutenus d’une cavalerie auxiliaire et avec un tel nombre d’hoplites qu’ils croiront tous les Athéniens réunis incapables de leur tenir tête. Contre des ennemis si nombreux, si la ville tout entière sort pour défendre son territoire, on peut avoir bon espoir, puisque, avec l’aide des dieux, nous aurons une cavalerie meilleure que la leur, si le commandant y veille comme il le doit, et des hoplites non moins nombreux, avec des corps aussi robustes et des âmes plus éprises de gloire, si, avec l’aide du ciel, on les a bien exercés. Et quant à leurs ancêtres, les Athéniens n’en sont pas moins fiers que les Béotiens des leurs. Mais si la ville se tourne vers sa flotte et se contente de garder ses murs, comme au temps où les Lacédémoniens se jetèrent sur l’Attique avec tous les Grecs, et demande à sa cavalerie de protéger ce qui est hors des murs, et d’affronter seule tous ses adversaires, c’est alors, je pense, qu’on a besoin en premier lieu de la puissante protection des dieux, et ensuite d’un commandant de cavalerie qui soit un homme accompli. Contre un ennemi très supérieur en nombre, il a besoin d’une grande intelligence, et d’une grande audace pour profiter des occasions ; il faut de plus, à mon avis, qu’il soit capable de supporter la fatigue. Car en face d’une armée que la ville entière ne voudrait pas affronter, il est évident qu’il subirait la volonté du plus fort et serait hors d’état de rien faire. Veut-il garder ce qui est hors des murs juste avec les hommes suffisants pour éclairer l’ennemi et ramener du plus loin possible les biens qu’il faut rentrer, — or un petit nombre d’hommes sera aussi capable d’observer qu’un grand, et ceux qui ne se fient ni à eux-mêmes ni à leurs chevaux n’en sont pas moins bons pour observer et ramener les biens de leurs compatriotes ; car la crainte est une excellente compagne de garde — alors il fera bien de prendre ces derniers pour vedettes ; quant aux hommes qui sont de trop pour l’observation, si on les considère comme une armée, on la trouvera bien faible il lui sera totalement impossible d’engager un combat à découvert. Mais si on les emploie comme partisans, on aura là, ce semble, une force suffisante pour cette mission. Il faut, selon moi, ayant toujours des hommes prêts à faire un coup de main, épier sans se laisser voir les fautes que peut commettre l’armée ennemie. D’ordinaire, plus les soldats sont nombreux, plus ils commettent de fautes. Ou bien ils se dispersent exprès pour aller aux provisions, ou bien ils marchent en désordre, les uns prenant les devants, les autres traînant trop loin à l’arrière. On ne doit pas laisser de telles fautes impunies, sinon tout le pays serait un camp. Il faut avoir bien soin, après un coup de main, de se retirer en toute hâte, avant que l’ennemi arrive en force au secours des siens. Souvent une armée en marche s’engage dans des chemins où beaucoup de soldats ne peuvent pas plus qu’un petit nombre. Au passage des rivières, si l’on est attentif à poursuivre sans s’exposer, on peut limiter le nombre des ennemis qu’on veut attaquer. Il est parfois avantageux de les assaillir quand ils dressent leur camp, déjeunent, préparent leur dîner ou sortent du lit ; car dans tous ces moments, les soldats sont sans armes, les hoplites moins longtemps, les cavaliers plus longtemps. Pour ses piquets et ses avant-postes, il ne faut pas cesser un instant de travailler à les surprendre ; car on les établit toujours en petit nombre, et souvent ils sont fort éloignés du gros de l’armée. Mais quand l’ennemi songe à se prémunir comme il faut contre de telles attaques, il sera beau, avec l’aide des dieux, de pénétrer secrètement sur son territoire, après s’être assuré de ses forces en chaque point et de la place des avant-postes qui gardent le pays ; car il n’y a pas de prise plus honorable que celle des sentinelles. Elles sont d’ailleurs faciles à tromper, parce qu’elles poursuivent tout ce qui leur paraît en petit nombre, croyant en cela faire leur devoir. Mais dans les retraites, il faut prendre garde à ne pas rencontrer l’ennemi se portant au secours des siens. [8] CHAPITRE VIII. Si l’on veut pouvoir impunément faire du mal à une armée de beaucoup supérieure, il est évident qu’il faut l’emporter sur l’ennemi à tel point qu’on paraisse un maître dans les exercices équestres de la guerre, et lui, un novice. Le premier moyen pour s’assurer cette supériorité, c’est d’avoir des partisans assez entraînés à l’équitation pour pouvoir supporter les fatigues d’une campagne ; car ceux dont l’entraînement a été négligé, hommes et chevaux, seront naturellement comme des femmes luttant contre des hommes. Mais ceux qu’on a instruits et habitués à sauter les fossés, à franchir les murs, à escalader les talus, à descendre sans broncher les hauteurs et à dévaler rapidement les pentes, ceux-là l’emportent autant sur ceux qui sont inexercés que l’oiseau sur les animaux terrestres ; et les chevaux qui ont le pied durci par les exercices l’emportent autant sur ceux dont la corne n’a pas été frottée aux aspérités qu’un cheval ingambe sur un cheval boiteux. De même les gens qui connaissent les lieux, dans les avances et dans les retraites, l’emportent autant sur ceux qui les ignorent qu’un homme clairvoyant sur un aveugle. Il faut savoir aussi que les chevaux en bon état sont ceux qui ont été bien nourris et bien entraînés pour ne pas suffoquer dans les fatigues. Comme les brides et les selles sont attachées avec des courroies, le commandant ne doit jamais en être démuni ; une légère dépense lui permettra d’utiliser ceux qui en sont dépourvus. Si l’on pense qu’il faut se donner beaucoup de peine pour s’exercer ainsi à monter à cheval, qu’on réfléchisse que ceux qui s’exercent aux jeux gymniques s’imposent bien d’autres travaux et plus pénibles que les cavaliers les plus appliqués. La plupart des exercices gymniques en effet ne se pratiquent point sans sueur, tandis que la plupart des exercices équestres se font avec plaisir. Si l’on envie le vol de l’oiseau, il n’y a rien dans les actions des hommes qui y ressemble davantage. Il est d’ailleurs bien plus glorieux d’être vainqueur à la guerre qu’au pugilat ; car si la cité a part à la gloire de l’une et de l’autre victoire, à la suite de la victoire obtenue à la guerre, les dieux couronnent généralement la cité de prospérité. Aussi je ne vois pas pour ma part quels exercices on pourrait préférer aux exercices de la guerre. Considérons aussi que, si les pirates peuvent vivre aux dépens mêmes de ceux qui leur sont supérieurs en force, c’est parce qu’ils sont endurcis à la fatigue. Et sur terre, ce n’est pas à ceux qui moissonnent leurs champs, mais à ceux qui manquent de nourriture qu’il appartient de piller ; car il faut ou travailler ou vivre du travail d’autrui ; sinon, il est difficile de vivre et d’avoir la paix. Il faut se souvenir aussi de ne jamais lancer la cavalerie contre un ennemi supérieur, quand on a derrière soi un terrain difficile ; car autre chose est de tomber de cheval en fuyant, autre chose de tomber en chargeant. Je veux avertir encore d’une chose dont il faut se garder. Il y a des chefs, qui, lorsqu’ils marchent contre des ennemis auxquels ils se croient supérieurs, n’emmènent qu’une très faible partie de leurs troupes, en sorte qu’ils ont souvent éprouvé le mal qu’ils se flattaient de faire, mais qui, lorsqu’ils marchent contre des ennemis dont ils connaissent nettement la supériorité, entraînent toutes les troupes dont ils disposent. Je prétends, moi, que c’est le contraire qu’il faut faire. Quand on marche avec la conviction qu’on sera vainqueur, il ne faut pas ménager les troupes que l’on a sous la main ; car jamais personne ne s’est repenti d’une victoire complète. Mais si l’on attaque un ennemi beaucoup plus fort que soi, sachant à l’avance qu’après avoir fait ce qu’on aura pu, il faudra prendre la fuite, je dis qu’alors il vaut beaucoup mieux emmener peu d’hommes que de les emmener tous, mais des chevaux et des hommes d’élite. Avec de tels hommes on pourra réussir un coup de main et se retirer plus sûrement. Mais si on emmène tout son monde contre un ennemi supérieur et qu’on veuille ensuite se retirer, il est inévitable que ceux qui montent les chevaux les plus lents se fassent prendre, que d’autres tombent par maladresse et que d’autres soient coupés à cause des difficultés du terrain ; car il est difficile de trouver un terrain étendu comme on le souhaiterait. Et puis à cause de leur grand nombre, ils se heurteront, s’embarrasseront et se feront beaucoup de mal les uns aux autres. Au contraire les bons chevaux et les cavaliers habiles se sauveront eux-mêmes, surtout si on a l’idée d’effrayer les poursuivants avec le reste de la cavalerie ; c’est à quoi servent aussi les fausses embuscades. Il est bon aussi de trouver un endroit d’où les camarades peuvent se montrer sans risque pour ralentir la poursuite de l’ennemi. Il est encore évident que, pour ce qui est de la fatigue et de la vitesse, le petit nombre offre beaucoup plus d’avantages sur le grand que le grand sur le petit. Je ne veux pas dire que le fait d’être peu nombreux accroîtra leur endurance et leur vitesse, mais qu’il est plus facile d’en trouver peu que beaucoup qui soignent leurs chevaux comme il faut et qui s’exercent d’eux-mêmes avec intelligence à l’art de l’équitation. S’il arrive qu’on ait à lutter contre une cavalerie à peu près égale en nombre, il ne sera pas mauvais, je crois, de diviser chaque tribu en deux escadrons, dont l’un sera commandé par le phylarque, l’autre par l’homme qui semblera le plus capable. Celui-ci suivra d’abord en queue l’escadron du phylarque, puis, quand on sera près des ennemis, sur un ordre donné, il s’élancera sur eux par un côté ou par un autre. Cette manoeuvre augmentera, je crois, l’épouvante de l’ennemi, et il soutiendra plus difficilement le choc. Si les deux escadrons ont avec eux de l’infanterie, et que celle-ci, cachée derrière les chevaux, apparaisse tout à coup en ligne et aborde l’ennemi, je crois qu’elle contribuera pour une grande part à la victoire. Je vois, en effet, que, si un bonheur inattendu cause plus de joie, un danger inopiné cause aussi plus de frayeur. On n’a pour s’en convaincre qu’à songer à l’effroi d’une troupe qui tombe dans une embuscade, fût-elle beaucoup plus nombreuse, et à la crainte que s’inspirent pendant les premiers jours deux armées en présence. Ces dispositions ne sont pas difficiles à prendre ; mais trouver des hommes prudents, sûrs, pleins d’entrain et de courage pour marcher à l’ennemi, c’est l’affaire d’un bon commandant de cavalerie. Car il doit être capable de dire et de faire tout ce qui est propre à faire reconnaître à ses subordonnés qu’il est bien d’obéir, de suivre, d’en venir aux mains avec l’ennemi, à leur inspirer le désir de gagner des éloges, à les rendre capables de persévérer dans ce qu’ils ont résolu. Supposons maintenant que, les armées étant en ligne en face l’une de l’autre ou séparées par des champs, il y ait lieu de faire des voltes, des poursuites et des retraites ; c’est généralement l’habitude, en pareille circonstance, que les deux partis s’ébranlent lentement après les voltes, puis parcourent au galop l’espace intermédiaire. Mais si un commandant feint d’abord de suivre l’usage, puis, aussitôt après la volte, se met à poursuivre rapidement et se retire de même, il pourra faire beaucoup plus de mal à l’ennemi, et naturellement aussi traverser la carrière avec moins de risques, en poursuivant au galop, tandis qu’il est près du gros des siens, et en se retirant de même loin du gros des ennemis. Si de plus, il peut laisser derrière lui, sans qu’on les voie, quatre ou cinq des cavaliers les meilleurs et les mieux montés, ils auront un grand avantage pour tomber sur l’ennemi, quand il revient à la charge. [9] CHAPITRE IX. Il suffit de lire ces préceptes une ou deux fois ; mais le chef doit toujours agir selon les circonstances qui se présentent, et, en face de chacune d’elles, examiner ce qu’il est à propos de faire et l’exécuter. Quant à écrire tout ce qu’il faut faire, cela n’est pas plus possible que de connaître tout ce qui doit arriver. De toutes les prescriptions, la meilleure, à mon avis, c’est, quand on a reconnu qu’une chose est bonne, de mettre tous ses soins à la faire. Les bonnes décisions ne portent point de fruit, ni en agriculture, ni dans la navigation, ni dans l’art de commander, si l’on ne veille à leur exécution. Je déclare encore qu’avec l’aide des dieux on pourrait beaucoup plus vite porter l’effectif total de la cavalerie à mille hommes, et beaucoup plus commodément pour les citoyens, si l’on y admettait deux cents cavaliers étrangers. Il me semble que cette recrue rendrait tout le corps plus obéissant et plus ardent à rivaliser de bravoure. Je sais pour ma part que la réputation de la cavalerie lacédémonienne date de l’introduction de cavaliers étrangers, et je vois que dans les autres États les troupes étrangères sont partout estimées : le besoin contribue à les faire bien venir. Pour leur acheter des chevaux, je crois que les fonds seraient fournis par ceux qui répugnent à servir dans la cavalerie et qui, désignés pour ce service, consentent à payer pour y échapper, je veux dire les riches que leur santé en rend incapables, et aussi les orphelins qui ont des maisons opulentes. Je crois que certains métèques aussi seraient fiers d’être admis dans la cavalerie ; car je vois que, dans tous les autres emplois honorables dont la république leur fait part, certains mettent leur honneur à bien remplir leur charge. Il me semble aussi que l’infanterie attachée à la cavalerie serait plus effective, si elle était composée de gens qui haïssent le plus nos ennemis. Tout cela peut se réaliser, pourvu que les dieux y consentent. Et si quelqu’un s’étonne que j’aie si souvent répété qu’il faut agir avec l’aide des dieux, je lui répondrai qu’il s’en étonnera moins, s’il est souvent au danger, et s’il réfléchit qu’en temps de guerre on se tend réciproquement des pièges et qu’on ne sait point en quoi ils consistent. Or, en pareille occurrence, il n’y a personne qui puisse donner un conseil, sauf les dieux. Ils savent tout et l’annoncent à qui ils veulent par l’intermédiaire des victimes, des oiseaux, des voix et des songes. Or il est naturel qu’ils soient plus disposés à conseiller ceux qui ne se bornent pas à leur demander ce qu’il faut faire à l’heure du besoin, mais qui les honorent encore, autant qu’ils le peuvent, dans la prospérité.