[4,0,0] LIVRE QUATRE [4,1,0] CHAPITRE PREMIER Cyrus demeura là assez longtemps avec son armée pour montrer à l’ennemi qu’ils étaient prêts à combattre, s’il voulait sortir. Comme personne ne s’avançait contre lui, il se retira à la distance qui lui sembla convenable et campa. Lorsqu’il eut établi des sentinelles et envoyé des guetteurs en avant de l’armée, il se mit au milieu du camp, réunit ses soldats et leur tint ce discours : (2) «Perses, avant tout je remercie les dieux de tout mon coeur, et vous les remerciez tous comme moi, je pense ; car nous avons obtenu et la victoire et le salut. Il nous faut donc offrir aux dieux des actions de grâces avec les moyens dont nous disposons. Et maintenant je vous adresse à tous mes éloges ; car vous avez tous glorieusement contribué au succès que nous avons remporté. Pour les exploits particuliers, je m’en informerai près de qui il convient et j’essaierai alors de louer et de récompenser chacun suivant son mérite. (3) Quant au taxiarque Chrysantas, qui était à mes côtés, je n’ai aucunement besoin du témoignage d’autrui ; je sais par moi-même ce qu’il a été : d’abord il a fait ce que vous avez tous fait, je pense ; mais de plus, quand j’ai commandé la retraite et l’ai appelé par son nom, il levait son épée pour frapper un ennemi. Or il m’a obéi aussitôt et, renonçant au coup qu’il allait donner, il a fait ce que je commandais : il a fait retraite lui-même et en a transmis en toute hâte l’ordre à ses voisins, si bien qu’il est arrivé à mettre sa compagnie hors de la portée des traits, avant que les ennemis se fussent aperçus que nous reculions et qu’ils eussent bandé leurs arcs et lancé leurs javelots. Aussi s’est-il retiré lui-même sans dommage, en même temps qu’il assurait par son obéissance le salut des siens. (4) Mais, ajouta-t-il, j’en vois d’autres qui sont blessés, j’examinerai moi-même en quelles circonstances ils l’ont été, et alors j’en donnerai mon avis. A l’égard de Chrysantas, comme il est à la fois actif et prudent au combat, qu’il sait à la fois obéir et commander, pour le récompenser, dès à présent je le fais chiliarque ; plus tard, si la Divinité nous accorde quelque autre avantage, je ne l’oublierai pas non plus alors. (5) Pour vous tous, je veux, ajoutat-il, vous donner un conseil : gardez toujours en votre esprit ce que vous venez de voir dans le combat, pour que vous jugiez toujours à part vous si le meilleur moyen de sauver sa vie est la valeur ou la fuite, quels sont ceux qui se tirent le plus facilement d’affaire, ceux qui combattent de bon gré ou ceux qui combattent malgré eux, et quel plaisir procure la victoire. Vous pouvez en juger sainement à cette heure, puisque vous en avez l’expérience et que le fait est récent. (6) Pensez toujours à ce que je vous dis, ajouta-t-il, vous en serez plus courageux. Maintenant allez dîner, comme des soldats chéris du ciel, vaillants et sages ; offrez aux dieux des libations, entonnez le péan, et tenez-vous prêts à exécuter ce qu’on vous commandera.» (7) A ces mots, il monta à cheval et se rendit chez Cyaxare. Après s’être réjoui avec lui, comme il était naturel, après avoir vu ce qui se passait de ce côté, après lui avoir demandé s’il désirait quelque chose, il rejoignit son armée. Quand ses soldats eurent dîné et établi des sentinelles comme il le fallait, ils se couchèrent. (8) Cependant les Assyriens, qui avaient perdu leur chef et presque tous leurs meilleurs soldats, étaient dans la consternation ; beaucoup même s’enfuirent du camp pendant la nuit. Voyant cela, Crésus et les autres alliés étaient découragés ; car tout leur était contraire, et ce qui contribuait le plus à leur ôter le courage, c’est que la nation qui avait l’hégémonie dans l’armée avait perdu l’esprit ; aussi ils abandonnent le camp et se sauvent à la faveur de la nuit. (9) Quand le jour parut et qu’on vit le camp désert, aussitôt Cyrus y fait entrer les Perses les premiers ; les ennemis y avaient laissé quantité de moutons, de boeufs, de chariots chargés d’une infinité de vivres. Après les Perses, tous les Mèdes de Cyaxare y pénétrèrent aussi et y déjeunèrent. [4,1,10] (10) Le repas fini, Cyrus assemble ses taxiarques et leur parla ainsi : «Que de biens de toute sorte, soldats, je vois qui nous échappent, alors que les dieux nous les offraient ! Les ennemis se sont dérobés, vous le voyez vous-mêmes. Quand les hommes qui étaient dans ce retranchement l’ont abandonné pour prendre la fuite, comment croire qu’ils tiendraient contre nous, s’ils nous voyaient en rase campagne ? Quand, sans nous connaître, ils ont lâché pied, comment croire qu’ils résisteraient à présent qu’ils sont vaincus et que nous leur avons infligé de si grosses pertes ? Quand les plus braves d’entre eux ont péri, comment les plus mauvais consentiraientils à nous affronter ?» (11) Quelqu’un dit alors : «Mais alors pourquoi ne les poursuivons-nous pas le plus vite possible, alors que ces biens s’offrent ainsi à nous ?» Cyrus répondit : «Parce que nous manquons de chevaux : les plus considérables d’entre nos ennemis, ceux qu’il importait le plus de prendre ou de tuer, s’éloignent sur leurs chevaux ; nous avons pu, avec l’aide des dieux, les mettre en déroute ; mais nous aurons beau les poursuivre, nous ne les atteindrons pas. — Pourquoi donc, demanda-t-on, ne vas-tu pas dire cela à Cyaxare ? — Eh bien ! venez tous avec moi, répondit Cyrus, pour qu’il sache que nous sommes tous du même avis.» Et tous le suivirent et dirent ce qu’ils jugeaient propre à obtenir ce qu’ils demandaient. (13) Cyaxare ressentit quelque jalousie en voyant les Perses ouvrir les premiers cet avis ; peut-être en même temps estimait-il sage de ne plus s’exposer aux dangers ; car lui-même était tout à la joie, et parmi les autres Mèdes, il en voyait beaucoup imiter son exemple. Quoi qu’il en soit, voici ce qu’il répondit : (14) «Cyrus, plus que tous les autres hommes, vous avez souci, vous, les Perses, de n’user immodérément d’aucun plaisir, je le sais pour l’avoir vu et ouï-dire. Pour moi, ce qui importe le plus, c’est de se modérer au milieu des plus grandes jouissances. Or y a-t-il rien au monde qui en procure une plus grande que le bonheur qui vient de nous échoir ? (15) Si donc, à présent que nous sommes heureux, nous ménageons prudemment notre bonheur, peut-être pourrons-nous, à l’abri du danger vieillir heureux. Si au contraire, nous en sommes insatiables et que nous essayions d’en poursuivre un autre, puis un autre encore, prenez garde qu’il ne nous arrive ce qui arrive, dit-on, à beaucoup de navigateurs qui, éblouis de leur fortune, s’obstinent à courir les mers jusqu’à ce qu’ils périssent, ou à beaucoup de capitaines qui, après une victoire, courent après une seconde et perdent le fruit de la première. (16) Si en effet les ennemis qui se sont enfuis nous étaient inférieurs en nombre, peut-être n’y aurait-il aucun danger à poursuivre ce petit nombre, mais considère que pour vaincre une faible partie des leurs, nous avons dû engager tous les nôtres et que les autres n’ont pas combattu. Si nous ne les forçons pas à combattre, comme ils ne connaissent ni nos forces ni les leurs, ils se retireront par ignorance et pusillanimité ; mais s’ils se rendent compte qu’ils ne courent pas moins de risques à se retirer qu’à rester, prends garde de les rendre braves malgré eux. (17) Sache que tu ne désires pas plus ardemment t’emparer de leurs femmes et de leurs enfants qu’eux de les sauver. Rappelle-toi que les laies, une fois vues, s’enfuient, quel que soit leur nombre, avec leurs petits ; mais qu’un chasseur poursuive un de ses marcassins, la laie ne se sauve plus, même si elle est seule ; elle s’élance au contraire contre l’homme qui essaie de le lui ravir. (18) Tout à l’heure en s’enfermant dans un retranchement, ils nous ont permis de limiter le nombre de ceux que nous avons voulu combattre. Mais si nous nous avançons contre eux en rase campagne, et qu’ils apprennent à se diviser en plusieurs corps, pour nous attaquer, les uns de front, comme dernièrement, les autres de flanc, les autres par derrière, prends garde que chacun de nous n’aura ni assez de mains, ni assez d’yeux. Enfin, ajouta-t-il, je ne voudrais pas non plus, au moment où je vois les Mèdes se réjouir, les contraindre à se lever pour courir au danger. (19) — Ne contrains personne, répondit Cyrus, mais autorise à me suivre quiconque le désirera et peut-être te ramèneronsnous pour toi et pour chacun de tes amis de quoi vous réjouir tous. Nous n’allons certainement pas poursuivre le gros des ennemis ; car comment le rattraper ? Mais si nous surprenons quelque corps détaché ou resté en arrière, nous te l’amènerons. [4,1,20] (20) Songe, ajouta-t-il, que nous aussi, sur ta prière, nous avons fait, pour te rendre service, une route immense : il est donc juste que toi, à ton tour, tu nous fasses plaisir, afin que nous ne rentrions pas chez nous les mains vides et que nous n’ayons pas toujours les yeux tournés vers ton trésor.» (21) Cyaxare dit alors : «S’il en est qui veulent bien te suivre, je serai le premier à t’en savoir gré. — Envoie-moi donc, reprit Cyrus, un de tes hommes de confiance pour faire connaître ta volonté. — Va, prends parmi ceux qui sont ici celui que tu désires.» (22) Il y avait justement là celui qui s’était dit un jour parent de Cyrus et avait reçu son baiser. Aussitôt Cyrus de dire : «Celui-ci me suffit. — Qu’il te suive donc, dit Cyaxare. (23) Et toi, ajouta-t-il, proclame que ceux qui le voudront peuvent partir avec Cyrus.» Cyrus le prit donc avec lui et sortit. Dès qu’ils furent dehors, Cyrus lui dit : «C’est maintenant que tu vas me prouver si tu disais vrai, quand tu prétendais avoir plaisir à me voir. — Je ne te quitterai plus, dit le Mède, si tu me parles ainsi. — Tu vas donc, reprit Cyrus, mettre tout ton zèle à m’en amener d’autres.» Le Mède en fit le serment, en disant : «Oui, par Zeus, jusqu’à ce que je mérite que tu me regardes à ton tour avec plaisir.» (24) Alors, il s’empressa de faire connaître aux Mèdes la volonté de Cyaxare en ajoutant que, pour lui, il ne se séparerait pas d’un homme si beau et si bon, et, suprême avantage, issu des dieux. [4,2,1] CHAPITRE II Tandis que Cyrus était occupé à recruter des Mèdes, voilà que, par un hasard providentiel, des envoyés se présentent de la part des Hyrcaniens. Les Hyrcaniens sont voisins des Assyriens. C’est un peuple peu nombreux, et c’est la raison pour laquelle ils étaient tombés sous la domination des Assyriens. Ils avaient alors et ils ont encore aujourd’hui la réputation d’être d’excellents cavaliers ; aussi les Assyriens se servaient-ils d’eux, comme les Spartiates se servent des Skirites, sans les épargner ni dans les fatigues, ni dans les dangers. En cette occasion aussi, ils les avaient chargés de former l’arrière- garde avec environ mille cavaliers, afin que si quelque danger survenait sur les derrières, ils fussent les premiers à le supporter. (2) Les Hyrcaniens, devant marcher les derniers, avaient aussi leurs chariots et leurs familles en arrière de l’armée. Lorsqu’ils vont à la guerre, la plupart des peuples de l’Asie emmènent en effet toute leur maisonnée, et c’est ainsi que les Hyrcaniens faisaient campagne. 3 Réfléchissant à tout ce qu’ils enduraient des Assyriens, que le roi était mort, que les Assyriens étaient vaincus, que la terreur régnait dans l’armée, que les alliés étaient découragés et les abandonnaient, considérant tout cela, il leur parut que c’était le moment de quitter leur parti, au cas où Cyrus voudrait attaquer avec eux l’ennemi commun. C’est pour cela qu’ils avaient dépêché des messagers à Cyrus, dont le renom, depuis le combat, était devenu très grand. (4) Ces envoyés dirent à Cyrus qu’ils avaient de justes raisons de haïr les Assyriens, et que, s’il voulait marcher contre eux, ils seraient ses alliés et ses guides. En même temps, ils s’étendaient sur l’état présent des ennemis, vivement désireux de décider Cyrus à poursuivre la guerre. (5) Il leur demanda : «Croyez-vous que nous puissions les atteindre avant qu’ils aient gagné leurs forteresses ? Nous regardons en effet comme un grand malheur qu’ils nous aient échappé par la fuite.» Il parlait ainsi pour leur donner la plus haute idée des Perses. (6) Les Hyrcaniens répondirent qu’on les rattraperait dès le lendemain, si l’on se mettait en route à l’aurore avec des troupes légères ; car ils cheminaient lentement, embarrassés par leur multitude et leurs chariots. Ils ajoutèrent que les Assyriens, ayant passé la nuit précédente sans dormir, n’avaient fait qu’une petite étape avant de camper. (7) Cyrus leur dit alors : «Pouvez- vous nous donner quelque garantie de la vérité de ce que vous avancez ? — Oui, répondirent-ils, nous allons immédiatement monter à cheval et nous te ramènerons des otages cette nuit ; seulement, toi aussi, engage-toi, au nom des dieux, et tends-nous la main droite, pour que nous portions aux autres les assurances que nous aurons reçues de toi.» (8) Cyrus alors leur engagea sa foi, et affirma que, s’ils confirmaient ce qu’ils disaient, il les traiterait en amis et en alliés fidèles, et aurait pour eux la même considération que pour les Perses et les Mèdes. On peut voir encore aujourd’hui les Hyrcaniens jouissant d’une grande confiance, et admis à tous les emplois, comme les Perses et les Mèdes qui en paraissent dignes. (9) Après le dîner, il fit sortir son armée, comme il faisait encore jour, et dit aux Hyrcaniens de l’attendre pour faire route ensemble. Tous les Perses sortirent donc, comme cela était naturel, ainsi que Tigrane à la tête de ses troupes ; [4,2,10] (10) une foule de Mèdes sortirent aussi, les uns, parce que, dans leur jeune âge, ils avaient été les amis de Cyrus enfant ; les autres, parce qu’ayant chassé avec lui, ils avaient apprécié son caractère ; d’autres, par reconnaissance, persuadés qu’il avait écarté d’eux un grand danger, d’autres, parce qu’ils espéraient, en le voyant bon et heureux, qu’il serait aussi, un jour, un prince très puissant ; d’autres, parce qu’ils désiraient le payer des services qu’il avait pu leur rendre au temps où il était élevé chez les Mèdes ; car sa bonté était si grande qu’il avait obtenu de son grand-père un grand nombre de faveurs pour une foule de gens ; beaucoup aussi, parce qu’ils voyaient les Hyrcaniens et que le bruit s’était répandu qu’ils les conduiraient à des razzias fructueuses, se présentaient dans le désir d’y participer. (11) Cyrus se vit donc suivi de presque tous les Mèdes aussi, sauf des commensaux de Cyaxare : ceux-ci restèrent avec ceux qu’ils commandaient. Tous les autres s’avançaient avec l’allégresse et l’ardeur de gens qui partaient, non par contrainte, mais de leur plein gré et par affection pour leur général. (12) Quand l’armée fut dehors, Cyrus se dirigeant d’abord vers les Mèdes, les loua et pria les dieux d’abord d’être pour eux et pour les Perses des guides favorables et de le mettre à même de les récompenser de leur zèle. A la fin, il donna l’ordre aux fantassins d’ouvrir la marche, aux Mèdes de suivre avec la cavalerie, et il commanda que, lorsqu’on prendrait du repos ou qu’on ferait une halte, on lui dépêchât des cavaliers pour recevoir les instructions opportunes. (13) Il dit ensuite aux Hyrcaniens de prendre la tête. Ils demandèrent alors : «Eh quoi ! ne veux-tu pas attendre que nous t’amenions les otages, pour que tu puisses te mettre en route avec les gages que tu nous as demandés ? — C’est que je pense, répliqua Cyrus, que ces gages, nous les avons dans notre courage et dans nos bras. Car vous pouvez voir que nous sommes en position de vous faire du bien, si vous dites la vérité ; si, au contraire, vous nous trompez, nous estimons que ce n’est pas nous qui serons dans votre dépendance, c’est plutôt vous, grâce aux dieux, qui serez dans la nôtre. Cependant, ajouta-t-il, Hyrcaniens, puisque vous dites que les vôtres sont à la queue de l’armée, quand vous les verrez, indiquez-nous que ce sont les vôtres pour que nous les épargnions.» (14) Sur ces paroles, les Hyrcaniens prirent la tête de l’armée, comme il le leur avait dit : ils admiraient la force d’âme de Cyrus et ne craignaient plus ni les Assyriens, ni les Lydiens, ni leurs alliés, mais seulement que Cyrus n’attachât qu’une importance infime à les avoir ou non pour alliés. (15) On raconte que, la nuit étant survenue pendant qu’ils étaient en marche, une lumière brillante se répandit du haut du ciel, sur Cyrus et son armée ; ce phénomène surnaturel fit frissonner tous les coeurs, mais les enhardit contre les ennemis. Comme ils étaient légèrement équipés et qu’ils avançaient vite, ils firent naturellement un long chemin, et, avec le crépuscule, ils étaient près de l’armée des Hyrcaniens. (16) Dès que les envoyés les reconnurent, ils prévinrent Cyrus que c’était leurs gens. «Nous les reconnaissons, dirent-ils, à leur position à la queue de l’armée et au grand nombre de leurs feux.» (17) Cyrus leur députa un des deux messagers en lui enjoignant de dire que, s’ils étaient amis, ils vinssent à lui le plus rapidement possible, la main droite levée. Il dépêcha aussi l’un des siens avec l’ordre de dire aux Hyrcaniens que l’on agirait à leur égard selon ce qu’on les verrait faire. L’un des messagers demeura donc auprès de Cyrus, l’autre s’élança vers les Hyrcaniens. (18) Pendant que Cyrus observait ce qu’allaient faire les Hyrcaniens, il fit arrêter l’armée. Alors les chefs des Mèdes et Tigrane accourent à cheval et lui demandent ce qu’ils devaient faire. Il leur dit : «La troupe qui est en vue est celle des Hyrcaniens ; l’un de leurs envoyés est parti vers eux et avec lui, un des nôtres, pour leur dire que, s’ils sont amis, ils viennent à nous en levant tous la main droite. S’ils se présentent ainsi, que chacun de vous lève aussi la main droite devant celui qu’il aura en face de lui et le rassure par ce geste. Mais s’ils lèvent leurs armes ou tentent de fuir, il faut, ajouta-t-il, essayer aussitôt de ne laisser échapper aucun de ces premiers ennemis.» (19) Telles furent ses instructions. Les Hyrcaniens, ayant entendu les messagers, se réjouirent, et, sautant à cheval, s’avancèrent la main droite tendue en avant, comme on leur avait dit. Les Mèdes et les Perses leur tendaient la main de leur côté et les encourageaient. [4,2,20] (20) Puis Cyrus leur parla : «Nous avons désormais confiance en vous, Hyrcaniens, dit-il ; de votre côté, faites de même à notre égard. Mais tout d’abord, ajouta-t-il, dites-moi à quelle distance sont les chefs des ennemis et le gros de leurs troupes.» Ils répondirent : «A un peu plus d’une parasange.» (21) Cyrus tint alors ce discours : «Allons, Perses, Mèdes et vous, Hyrcaniens, car je m’adresse à vous désormais comme à des alliés et à des amis, rendez-vous bien compte qu’à cette heure notre situation est telle que, si nous attaquons mollement, nous nous exposons à tous les désastres ; car les ennemis savent bien ce qui nous amène. Mais si, tendant toutes nos forces, nous marchons sur eux avec courage et résolution, vous les verrez aussitôt, comme des esclaves fugitifs qu’on retrouve, les uns vous supplier, les autres s’enfuir et les autres incapables même de s’en aviser. Car ils seront déjà vaincus, quand ils vous verront et ils seront en notre pouvoir, avant de penser que nous arrivons, avant de s’être rangés et d’avoir pris leurs dispositions de combat. (22) Si donc vous voulez dîner, dormir et vivre désormais heureux, ne leur donnons pas le loisir de délibérer, de rien préparer de bon, ni même de reconnaître qu’ils ont affaire à des hommes ; mais qu’ils ne voient partout que des boucliers, des épées, des haches et des coups fondant sur eux. (23) Vous, Hyrcaniens, ajouta-t-il, déployez-vous devant nous et couvrez notre marche, afin que la vue de vos armes nous cache le plus longtemps possible. Quant à moi, lorsque je serai près de l’armée des ennemis, laissez près de moi un escadron de chaque nation, pour que je puisse m’en servir au besoin, sans quitter mon poste. (24) Vous, chefs et vétérans, marchez en rangs serrés, si vous êtes sages, pour ne pas être refoulés, si vous tombez sur une troupe compacte ; laissez les jeunes poursuivre ; qu’ils ne fassent pas de quartier ; car le plus sûr, en ce moment, c’est de laisser le moins possible d’ennemis. (25) Si nous remportons la victoire, ajouta-t-il, gardez-vous d’une chose qui a souvent renversé la fortune des vainqueurs : ne vous mettez pas à piller : le pillard n’est plus un homme, c’est un goujat, et on peut à volonté le traiter en esclave. (26) Mettez-vous bien dans l’esprit qu’il n’y a rien de plus profitable que la victoire ; le vainqueur en effet ravit tout d’un seul coup, hommes, femmes, richesses, pays entier. N’ayez donc en vue qu’une chose, conserver la victoire ; car, vaincu, le pillard lui-même est pris. N’oubliez pas non plus, en poursuivant les fuyards, de revenir vers moi, quand il fera encore jour ; car, la nuit venue, nous ne recevrons plus personne.» (27) Il dit, et renvoya les officiers à leurs compagnies respectives, avec ordre à chacun d’eux de rapporter, tout en marchant, ces instructions à leurs dizainiers, car les dizainiers, placés au premier rang, étaient à portée d’entendre ; les dizainiers devaient de même les transmettre chacun à ses dix hommes. Puis les Hyrcaniens prirent la tête de l’armée et Cyrus s’avança, tenant le centre avec les Perses ; il avait placé, comme de raison, les cavaliers aux deux ailes. (28) Le jour éclaire enfin les Assyriens : les uns s’étonnent de ce qu’ils voient, d’autres reconnaissent aussitôt le danger ; ceux-ci donnent des nouvelles, ceux-là jettent des cris ; on délie les chevaux, on plie bagage, on jette à terre les armes que portent les bêtes de somme, on s’arme, on saute sur les chevaux, on les bride, on fait monter les femmes dans les chariots, on prend les objets les plus précieux pour les sauver ; on surprend des gens qui les enfouissent, mais la plupart se jettent dans la fuite. On peut croire qu’ils faisaient bien d’autres choses encore, sauf de combattre, et ils périssaient sans coup férir. (29) Comme on était en été, Crésus, roi de Lydie, avait fait partir ses femmes en avant, dans des chariots, la nuit, pour que la marche fût plus facile à la fraîcheur ; lui-même suivait avec sa cavalerie. [4,2,30] (30) Le roi de la Phrygie qui borde l’Hellespont, avait, dit-on, fait de même. Mais quand ils apprirent ce qui se passait, par des fuyards qui les avaient rejoints, ils prirent la fuite eux aussi à toute vitesse. (31) Cependant les rois de Cappadoce et d’Arabie, qui étaient encore tout près furent attaqués par les Hyrcaniens, avant d’avoir mis leur cuirasse et furent massacrés. Ce furent les Assyriens et les Arabes qui eurent le plus de morts ; car, étant dans leur pays, ils pressaient moins la marche. (32) Tandis que les Mèdes et les Hyrcaniens poursuivaient ainsi l’ennemi, comme il est naturel à des vainqueurs, Cyrus commanda aux cavaliers restés près de lui de cerner le camp et de tuer ceux qu’ils en verraient sortir en armes. A ceux qui y étaient demeurés, il fit dire par un héraut que tous les soldats, cavaliers, fantassins ou archers, apportassent leurs armes liées en faisceaux et qu’on laissât les chevaux près des tentes, et que tous ceux qui enfreindraient ces ordres seraient immédiatement décapités. Les soldats de Cyrus se rangèrent autour du camp, l’épée à la main. (33) Alors les ennemis apportèrent leurs armes et les jetèrent à l’endroit qu’on leur indiqua ; des soldats désignés à cet effet les brûlèrent. (34) A ce moment, Cyrus s’avisa que ses troupes étaient parties sans vivres ni boissons, choses dont on ne peut se passer ni pour s’engager dans une expédition ni pour faire quoi que ce soit. Comme il cherchait où trouver le ravitaillement le meilleur et le plus rapide, il songea que dans toute armée en campagne il y avait nécessairement des gens pour prendre soin des tentes et pour fournir aux soldats, quand ils rentrent, les choses nécessaires. (35) Il pensa alors que, vraisemblablement, c’était surtout cette sorte de gens que l’on venait de prendre dans le camp, parce qu’ils étaient occupés à ramasser les bagages. En conséquence, il fit publier par un héraut que tous les intendants se présentassent, et s’il en manquait quelqu’un, que le plus ancien de la tente vînt à sa place, menaçant ceux qui désobéiraient de toute sa sévérité. Les intendants, voyant leurs maîtres obéir, obéirent rapidement. (36) Quand ils furent arrivés, Cyrus ordonna à ceux d’entre eux qui avaient dans leur tente des vivres pour deux mois ou plus de s’asseoir ; puis, quand il les eut vus, il donna le même ordre à ceux qui en avaient pour un mois ; presque tous, se trouvant en ce cas, s’assirent. (37) Ces renseignements pris, il leur dit : «Allez maintenant, vous autres ; s’il en est parmi vous qui n’aiment pas les coups et qui désirent que nous les traitions avec douceur, mettez tous vos soins et votre empressement à préparer dans chaque tente le double des victuailles et des boissons que vous fournissiez chaque jour à vos maîtres et à leurs valets ; tenez prêt tout ce qu’il faut pour un bon repas ; car, de quelque côté que soit la victoire, les vainqueurs reviendront aussitôt et ils exigeront qu’on satisfasse largement à leurs besoins. Sachez qu’il vous importe qu’ils n’aient pas à se plaindre de la réception.» (38) Ayant entendu ces paroles, les intendants se hâtent d’exécuter les ordres de Cyrus. Lui, cependant, réunit les taxiarques, et leur tient ce discours : «Mes amis, nous pourrions, je le sais, prendre notre déjeuner avant nos alliés absents et nous régaler de ces mets et de ces boissons préparés avec le plus grand soin ; mais je ne crois pas que ce déjeuner serve mieux nos intérêts que l’attention que nous pouvons montrer pour nos alliés, ni que la bonne chère augmente nos forces autant que nous pouvons le faire en nous attachant des alliés dévoués. (39) Or, si, pendant qu’ils poursuivent et tuent nos ennemis, et qu’ils se battent contre ceux qui font tête, nous leur témoignons assez d’indifférence pour nous mettre à table avant même de savoir où ils en sont, nous nous couvrirons de honte et nous nous trouverons affaiblis faute d’alliés. Si au contraire nous nous occupons de ceux qui affrontent les dangers et les fatigues, de sorte qu’à leur retour ils trouvent le nécessaire, nous prendrons plus de plaisir à ce repas, croyez-moi, que si nous assouvissions sur-le-champ notre appétit. [4,2,40] (40) Observez encore, ajouta-t-il, que même si nous ne leur devions pas ces égards, ce ne serait pas le moment de se remplir le ventre et de s’enivrer ; car nous n’avons pas encore terminé ce que nous voulons faire ; au contraire, notre situation est à son point critique et demande un surcroît de surveillance. Nous avons, en effet, dans le camp des ennemis bien plus nombreux que nous et qui ne sont pas enchaînés ; aussi faut-il nous méfier d’eux et les garder, pour avoir des gens qui fassent pour nous ce qui est nécessaire. En outre, nos cavaliers ne sont pas ici ; nous sommes inquiets de savoir où ils sont et s’ils resteront avec nous, à leur retour. (41) Aussi, Perses, je suis d’avis qu’il ne faut manger et boire que juste autant qu’on le juge nécessaire, afin de ne pas céder au sommeil et de conserver sa raison. (42) En outre il y a dans le camp de grandes richesses, et je n’ignore pas qu’il ne tiendrait qu’à nous d’en détourner ce qu’il nous plairait, bien qu’elles nous soient communes avec ceux qui nous ont aidés à les prendre ; mais je doute que nous gagnions plus à nous en emparer qu’à nous montrer justes et à payer de ce prix l’avantage de nous les attacher plus solidement. (43) Mon avis, ajouta-t-il, est de nous en remettre pour le partage de ces richesses aux Mèdes, aux Hyrcaniens et à Tigrane, quand ils seront de retour ; et s’ils nous font petite part, nous le tiendrons pour un profit, puisque l’intérêt les portera à demeurer avec nous plus volontiers. (44) Si nous nous adjugions aujourd’hui la plus grosse part, nous ne serions pas riches pour longtemps, au lieu que si nous abandonnons ces richesses pour acquérir le pays qui les produit, nous avons là, ce me semble, le moyen d’assurer une fortune inépuisable à nous et à tous les nôtres. (45) Je crois, ajouta-t-il, que si nous nous entraînions dans notre pays à maîtriser notre appétit et l’amour déplacé du gain, c’est afin que nous puissions à l’occasion tirer parti do cette éducation. Or, où trouver une occasion plus importante que celle-ci pour pratiquer ces leçons, je ne le vois pas.» Il dit. (46) Hystaspe, seigneur perse et homotime, parla dans le même sens : «Il serait vraiment étrange, Cyrus, qu’à la chasse nous ayons souvent le courage de nous priver de manger pour prendre quelque animal qui ne vaut peut-être pas grand- chose, et que, quand nous poursuivons le bonheur complet, si nous nous imaginons être traversés par un de ces obstacles qui font reculer les lâches, mais cèdent aux vaillants, on nous voie négliger nos devoirs.» Ainsi parla Hystaspe, et tous les autres d’approuver. Cyrus dit alors : «Eh bien, puisque nous sommes du même avis, prenez chacun dans vos compagnies cinq hommes des plus sérieux, qu’ils fassent le tour du camp, qu’ils félicitent ceux qu’ils verront occupés à préparer ce qu’il nous faut et qu’ils punissent les négligents plus sévèrement que s’ils étaient leurs maîtres.» Cet ordre fut exécuté. [4,3,1] CHAPITRE III Déjà certains détachements mèdes, ayant atteint des chariots qu’on avait expédiés en avant et qui étaient remplis de munitions, leur avaient fait faire demi-tour et les poussaient vers le camp ; d’autres s’étant emparés de voitures couvertes, remplies de très belles femmes, épouses ou concubines que les Assyriens menaient avec eux pour leur beauté, les ramenaient aussi. (2) C’est encore aujourd’hui la coutume des peuples de l’Asie, lorsqu’ils vont à la guerre d’emmener avec eux leurs biens les plus précieux ; ils prétendent qu’à la vue de ce qu’ils ont de plus cher ils combattent plus vaillamment ; car ils sont forcés, disent-ils, de le défendre avec plus de coeur. Peut-être en est-il ainsi ; peut-être aussi le font-ils par amour du plaisir. (3) Cyrus, voyant ce qu’avaient fait les Mèdes et les Hyrcaniens, était mortifié pour lui et pour les siens, en voyant qu’en ce moment les autres les surpassaient et faisaient en outre du butin, tandis que les Perses étaient à un poste réduit à l’inaction. En effet, ceux qui ramenaient du butin le montraient à Cyrus et s’en retournaient aussitôt à la poursuite des ennemis, suivant l’ordre qu’ils disaient avoir reçu de leurs chefs. Quoique mordu par le dépit, Cyrus faisait néanmoins ranger en place le butin qu’on apportait. Puis il réunit de nouveau les taxiarques, et se plaçant dans un lieu d’où tous pouvaient l’entendre, il leur dit : (4) «Mes amis, si nous possédions tout ce qui s’étale à présent sous nos yeux, ce seraient de grands biens qui écherraient à la nation perse ; mais la part la plus grande serait naturellement pour nous, puisque c’est grâce à nous qu’on s’en est emparé : c’est là, je crois, une chose que nous pensons tous. Comment en devenir nous-mêmes les maîtres, nous qui sommes impuissants par nousmêmes à les conquérir, tant que les Perses n’auront pas de cavalerie nationale, c’est ce que je ne vois plus. (5) Réfléchissez, en effet, ajouta-t-il. Nous autres Perses, nous avons des armes avec lesquelles nous sommes assurés de mettre en déroute les ennemis, en les attaquant de près ; mais après les avoir mis en déroute, comment pourrions-nous, sans cavalerie, prendre ou tuer dans leur fuite des cavaliers, des archers, des peltastes ? Quels archers, hommes de trait, ou cavaliers craindraient de nous approcher pour nous faire du mal, quand ils savent qu’ils ne risquent pas plus d’être maltraités par nous que par des arbres plantés en terre ? (6) S’il en est ainsi, n’est-il pas évident que les cavaliers qui présentement sont avec nous s’imaginent n’avoir pas moins de droits que nous sur le butin, et peut- être même, par Zeus, davantage ? (7) Pour le moment, il ne saurait en être autrement ; mais si nous nous procurons une cavalerie qui ne cède pas à la leur, n’est-il pas évident que, même sans eux, nous pourrons faire aux ennemis ce que nous leur faisons avec eux, et qu’alors nous les trouverons moins fiers avec nous ? Car, qu’ils veuillent rester ou partir, nous nous en mettrons moins en peine, si nous sommes capables, sans eux, de nous suffire à nous- mêmes. (8) Voilà ce que j’avais à dire sur ce point, et je crois que personne ne pourrait soutenir contre moi que les Perses n’ont pas un intérêt capital à se créer une cavalerie à eux. Mais peut-être vous demandez-vous comment nous pourrons y parvenir. Examinons donc, si nous voulons mettre sur pied ce corps de cavalerie, les moyens dont nous disposons et ceux qui nous manquent. (9) Voici d’abord dans le camp une multitude de chevaux qui sont tombés en nos mains, avec les freins pour les conduire, et tout l’attirail indispensable pour l’équitation. D’autre part nous avons tout ce qui est nécessaire à un cavalier, une cuirasse pour protéger le corps, des javelots à lancer ou à tenir à la main. [4,3,10] (10) Que faut-il encore ? Évidemment des hommes ; or c’est juste ce qui nous manque le moins ; car rien n’est plus à nous que nous-mêmes. Mais, dira-t-on peut-être, nous ne savons pas monter. Non, par Zeus ; mais ceux qui savent à présent ne savaient pas plus que nous, avant d’avoir appris. (11) On m’objectera qu’ils ont appris étant enfants. Est-ce que les enfants sont plus intelligents que les hommes pour apprendre ce qu’on leur dit ou ce qu’on leur montre ? Lesquels, des enfants ou des hommes, ont le plus de force pour exécuter ce qu’ils ont appris ? (12) Pour le loisir d’apprendre, nous en avons plus que les enfants et les autres hommes. Nous n’avons pas à apprendre le maniement de l’arc, comme les enfants : il y a longtemps que nous le connaissons ; ni à lancer le javelot, nous le savons aussi. Nous n’avons pas non plus d’empêchement comme les autres hommes, occupés les uns aux travaux de la terre, les autres à leur métier, les autres à leurs affaires domestiques ; nous avons, nous autres, non seulement le loisir, mais encore l’obligation de faire la guerre. (13) D’ailleurs il n’en est pas ici comme de beaucoup d’autres pratiques militaires qui sont utiles, mais pénibles. En effet, n’est-il pas plus agréable de faire route à cheval que sur ses deux pieds ? En cas de presse, n’est-il pas agréable de se rendre vite auprès d’un ami qui a besoin de vous, et, s’il faut poursuivre un homme ou une bête, de les rattraper vite ? Et n’est-il pas commode, au lieu de porter ses armes, de les faire porter au cheval en même temps que le cavalier ? car avoir des armes et les porter, cela fait deux. (14) Ce qu’on pourrait craindre surtout, c’est que, s’il nous faut affronter le danger à cheval, avant d’être rompu à ce genre de combat, nous ne cessions d’être fantassins, sans être devenus de bons cavaliers ; mais il n’y a pas ici non plus de difficulté insurmontable. Partout où nous le voudrons, nous pourrons combattre pied à terre ; car nous ne désapprendrons pas les manoeuvres de l’infanterie en apprenant à monter à cheval.» (15) Ainsi parla Cyrus. Chrysantas prit la parole pour appuyer son avis. «Pour ma part, dit-il, je désire apprendre à monter à cheval, et ma raison c’est que je me figure que, lorsque je serai devenu cavalier, je serai un homme ailé. A présent, en effet, je m’estime heureux, quand je cours contre un homme but à but, si je le dépasse seulement de la tête, et, quand je vois passer une bête qui court, de courir assez vite pour lui lancer mon javelot ou ma flèche, avant qu’elle soit bien loin. Quand je serai devenu cavalier, je pourrai rattraper un homme, de si loin que je l’aperçoive ; je pourrai en poursuivant des bêtes fauves atteindre et frapper de près les unes, et tuer les autres d’un javelot, comme si elles étaient immobiles ; car quand deux animaux sont rapides, l’un et l’autre, s’ils sont près l’un de l’autre, c’est comme s’ils étaient immobiles. (17) Aussi, de tous les êtres animés, il n’en est pas, je crois, que j’aie plus enviés que les hippocentaures, s’ils ont jamais existé, avec l’intelligence de l’homme pour délibérer avant d’agir, avec les mains pour exécuter ce qu’ils avaient à faire, avec la vitesse et la force du cheval pour atteindre ce qui fuyait et renverser ce qui résistait. Tous ces avantages, je les réunirai en ma personne, si je deviens cavalier. (18) Je pourrai tout prévoir grâce à mon intelligence d’homme, je porterai mes armes avec mes mains, je poursuivrai l’adversaire avec mon cheval, je le culbuterai sous l’élan de mon cheval, sans pourtant être uni et lié à lui, comme les hippocentaures ; (19) cela vaut mieux que de ne faire qu’un avec lui. Car je m’imagine que ces hippocentaures ne pouvaient guère user d’une foule de bonnes choses inventées par les hommes, ni jouir des plaisirs que la nature accorde aux chevaux. [4,3,20] (20) Pour moi, quand je saurai monter et que je serai sur mon cheval, j’arriverai bien à faire ce que faisaient les hippocentaures ; et quand je serai descendu, je mangerai, je m’habillerai, je dormirai comme les autres hommes, en sorte que je serai un hippocentaure en deux parties, que je pourrai séparer ou réunir à volonté. (21) J’aurai encore, ajouta-t-il, ces avantages sur les hippocentaures, c’est que ceux-ci n’avaient que deux yeux pour voir, deux oreilles pour entendre, tandis que moi j’aurai quatre yeux pour observer, quatre oreilles pour écouter. On dit en effet que le cheval voit beaucoup de choses avant l’homme et l’en avertit, qu’il entend beaucoup de choses avant lui et lui en donne avis. Inscris-moi donc, ajouta-t-il, au nombre de ceux qui ne peuvent plus attendre d’être cavaliers. — Et nous aussi, par Zeus,» s’écrièrent tous les autres. (22) Là-dessus, Cyrus reprit : «Puisque nous sommes si bien décidés, que diriez-vous, si nous décrétions pour nous-mêmes que ce sera un déshonneur pour tout Perse à qui j’aurai fourni un cheval d’être rencontré à pied, quel que soit le trajet, long ou court, qu’il ait à faire, afin qu’on nous prenne pour de vrais hippocentaures ?» (23) Il dit, et tous approuvèrent, si bien que c’est une coutume à laquelle ils se conforment encore de nos jours et que l’on ne voit jamais un Perse de distinction aller volontairement à pied. Voilà quels étaient leurs discours. [4,4,1] CHAPITRE IV Quand le milieu du jour fut passé, les cavaliers mèdes et hyrcaniens revinrent, amenant des chevaux et des prisonniers ; ils avaient épargné ceux qui avaient rendu leurs armes. (2) Dès qu’ils furent arrivés, Cyrus, avant tout, s’informa s’ils lui revenaient tous sains et saufs. Sur leur réponse affirmative, il leur demanda ce qu’ils avaient fait, Ils le lui racontèrent, en vantant chacune de leurs prouesses. (3) Cyrus écoutait avec plaisir tout ce qu’ils voulaient lui dire, puis il les loua ainsi : «On voit bien que vous vous êtes comportés en braves gens ; car vous avez l’air plus grand, plus beau, plus fier qu’avant.» (4) Il leur demanda ensuite combien de chemin ils avaient fait et si le pays était peuplé. Ils répondirent qu’ils avaient couvert une grande distance, et que tout le pays était peuplé et rempli de brebis, de chèvres, de boeufs, de chevaux, de blé et de denrées de toutes sortes. (5) «Nous avons, dit Cyrus, deux choses à faire ; c’est d’abord de nous rendre maîtres de ceux qui possèdent ces biens, ensuite de les faire rester chez eux ; car un pays habité est une possession de grand prix : sans habitants, il est aussi sans productions. (6) Je sais, ajouta-t-il, que vous avez tué ceux qui vous résistaient, et vous avez bien fait c’est le meilleur moyen d’assurer la victoire. Quant à ceux qui ont mis bas les armes, vous les avez amenés prisonniers. Mais je suis convaincu que nous avons intérêt à les renvoyer. (7) Tout d’abord nous n’aurons plus à nous garder d’eux, ni à les garder, ni à les nourrir ; car nous ne voulons pas, n’est-ce pas ? les laisser mourir de faim ; puis, en les renvoyant, nous augmenterons le nombre de nos prisonniers ; (8) car, si nous nous emparons du pays, tous ceux qui l’habitent seront nos prisonniers. Quand ils verront que nous avons donné à ceux-ci la vie et la liberté, les autres resteront plus volontiers et préféreront obéir plutôt que de combattre. Voilà mon avis. Si quelqu’un en a un meilleur, qu’il le propose.» Ceux qui avaient entendu Cyrus approuvèrent son dessein. (9) Alors il réunit les prisonniers et leur dit : [4,4,10] (10) «Votre obéissance vous a sauvé la vie. A l’avenir, si vous vous conduisez de même, il n’y aura rien de changé pour vous, sinon que vous n’aurez plus le même maître qu’avant. Vous habiterez les mêmes maisons, vous travaillerez le même sol, vous vivrez avec les mêmes femmes, vous aurez la même autorité qu’à présent sur vos enfants ; mais vous ne combattrez plus contre nous ni contre personne. (11) Si l’on vous fait tort, c’est nous qui combattrons pour vous. Et pour que personne ne vous commande de prendre les armes, livrez- nous celles que vous avez. A ceux qui les livreront, nous assurerons la paix et ils jouiront en toute sécurité des biens que nous promettons. Mais nous marcherons aussitôt contre ceux qui ne remettront pas leurs armes. (12) Si quelqu’un de vous vient à nous et nous fait voir de bons sentiments par ses actes et ses conseils, nous le traiterons comme un bienfaiteur et un ami, non comme un esclave. Retenez bien ce que je vous dis, ajouta-t-il, et annoncez-le aux autres. (13) Si vous êtes décidés à m’écouter et que d’autres s’y opposent, menez-nous à eux : nous leur apprendrons que c’est à vous, non à eux, de faire la loi.» Il dit. Et eux se prosternèrent devant lui et promirent de faire ce qu’il avait dit. [4,5,1] CHAPITRE V Quand ils furent partis, Cyrus dit : «Il est temps, Mèdes et Arméniens, que nous prenions tous notre repas nous vous avons préparé le nécessaire du mieux que nous avons pu. Allez donc et envoyez-nous la moitié des pains qu’on a faits : il y en a assez pour vous et pour nous ; mais n’envoyez ni viande ni vin : nous en avons assez à notre disposition. (2) Vous, Hyrcaniens, conduisez-les aux tentes ; mettez les chefs dans les plus grandes, vous savez où elles sont, et les autres où vous le jugerez convenable ; puis vous-mêmes allez souper où il vous plaira ; car vos tentes n’ont subi aucun dommage et sont intactes ; vous y trouverez tout prêt comme les autres. (3) Sachez tous que cette nuit nous monterons la garde pour vous à l’extérieur du camp ; mais ce qui se passera dans les tentes, surveillezle vous-mêmes, et placez vos armes à votre portée ; car ceux qui sont dans les tentes ne sont pas encore nos amis.» (4) Les Mèdes et les gens de Tigrane se lavèrent et changèrent de vêtements, on leur en avait préparé, puis ils soupèrent. Leurs chevaux aussi reçurent leur ration. On envoya aux Perses la moitié des pains, sans y joindre ni viande, ni boisson ; on crut qu’ils en avaient en abondance. Or Cyrus avait voulu dire qu’ils avaient, pour assaisonner leur pain, l’appétit et, pour boire, l’eau du fleuve voisin. (5) Cyrus fit souper les Perses, puis, la nuit venue, il en envoya un grand nombre, par cinquaines et dizaines, tout autour du camp, avec ordre de se tenir cachés ; il pensait qu’ils garderaient le camp, si l’on essayait d’en approcher du dehors, et en même temps que, si quelques-uns essayaient de s’échapper avec du butin, ils les saisiraient. C’est ce qui arriva effectivement ; un grand nombre essayèrent de s’évader, un grand nombre furent pris. (6) Cyrus laissa l’argent à ceux qui les avaient capturés et fit égorger les fuyards, si bien que, dès ce moment, on aurait pu chercher, on n’aurait pas trouvé un homme qui rôdât la nuit. (7) Tandis que les Perses se comportaient ainsi, les Mèdes faisaient bonne chère, buvaient, au son de la flûte, et s’en donnaient à coeur joie ; ils avaient pris tout ce qu’il fallait pour cela, et ceux qui passèrent la nuit ne manquèrent de rien pour se divertir. (8) Pendant la nuit où Cyrus était sorti, Cyaxare, roi des Mèdes, s’était enivré, lui et ses invités, pour fêter la victoire, et il pensait que les autres Mèdes, sauf quelquesuns, étaient présents dans le camp, où il entendait mener grand bruit. C’étaient les serviteurs des Mèdes, qui, en l’absence de leurs maîtres, buvaient sans contrainte et faisaient tapage, d’autant plus qu’ils avaient pris sur l’armée assyrienne du vin et beaucoup d’autres provisions. (9) Mais quand le jour parut et que Cyaxare ne vit personne à sa porte, sauf ses convives de la veille, quand on lui dit que le camp était vide de Mèdes et de cavaliers, quand il s’en fut assuré de ses yeux en sortant de sa tente, alors il gronda de colère contre Cyrus et contre les Mèdes qui l’avaient laissé seul, et aussitôt, comme il était, diton, dur et peu réfléchi, il ordonna à un de ceux qui étaient présents de prendre les cavaliers qu’il commandait, de rejoindre à toute vitesse l’armée de Cyrus et de dire : [4,5,10] (10) «Je ne te croyais pas capable, Cyrus, d’un procédé si léger à mon égard, et vous, Mèdes, je n’aurais pas cru, quand même Cyrus en aurait eu le dessein, que vous consentissiez à me laisser seul, comme vous l’avez fait. Et maintenant que Cyrus revienne, s’il le veut, mais vous, en tout cas, revenez au plus vite.» (11) Telles furent ses instructions. Celui qui avait reçu l’ordre de partir dit : «Et comment les trouverai-je, maître ? — Et comment, répondit Cyaxare, Cyrus et les siens ont-ils trouvé ceux contre qui ils marchaient ? — C’est que, par Zeus, dit l’autre, on m’a dit que des Hyrcaniens, déserteurs de l’ennemi, étaient venus ici et en étaient repartis pour lui servir de guides.» (12) A ces mots, Cyaxare s’emporta plus violemment encore contre Cyrus, qui ne l’en avait même pas informé et se pressa d’autant plus d’envoyer vers les Mèdes, pour le réduire à ses seules forces, et il joignit à son ordre de rappel des menaces plus véhémentes encore. Il menaça aussi l’envoyé, s’il ne rapportait pas rigoureusement ses paroles. (13) L’envoyé se mit en route avec ses cavaliers, au nombre d’une centaine, fâché de n’être pas parti, lui aussi, avec Cyrus. Chemin faisant, ils se trompèrent de route et s’égarèrent, et ils ne rejoignirent l’armée alliée qu’après être tombés sur quelques fuyards assyriens qu’ils contraignirent à les guider, et enfin, ayant aperçu les feux, ils arrivèrent vers le milieu de la nuit. (14) Quand ils furent parvenus devant le camp, les gardes, comme Cyrus le leur avait enjoint, ne les laissèrent pas entrer avant le jour. Quand le jour se montra, Cyrus appela d’abord les mages et les pria de choisir la part qu’il est d’usage d’offrir aux dieux à l’occasion de tels succès. (15) Tandis que les mages s’en occupaient, il convoqua les homotimes et leur dit : «Mes amis, ce sont les dieux qui nous offrent tant de biens ; mais nous Perses, nous sommes à présent trop peu nombreux pour en rester les maîtres ; car, si nous ne mettons pas de gardes à ces biens que nous avons acquis, ils passeront de nouveau en des mains étrangères, et si nous laissons un certain nombre d’entre nous pour garder le butin qui tombe en notre pouvoir, nous découvrirons aussitôt notre faiblesse. (16) Aussi je suis d’avis que l’un de vous se rende le plus vite possible chez les Perses, pour leur faire savoir ce que je viens de dire et les prier d’envoyer au plus vite une nouvelle armée, s’ils veulent avoir l’empire de l’Asie et la jouissance de ses richesses. (17) Va donc, toi, le plus vieux, poursuivit-il, va leur dire cela, et ajoute que, s’ils m’envoient des troupes, je me charge, quand elles seront là, de les nourrir. Tu vois toimême le butin qui est en nos mains ; ne leur en cache rien. La convenance et la loi demandent que j’en envoie une partie en Perse ; consulte mon père sur la part à faire aux dieux, les magistrats sur la part à faire au trésor public. Qu’ils nous délèguent aussi des commissaires pour voir ce que nous faisons et nous expliquer ce que nous demandons. Toi, ajouta-t-il, fais tes paquets et prends ton escouade pour t’escorter.» (18) Il appela ensuite les Mèdes. Au même moment l’envoyé de Cyaxare se présentait ; il rapporta devant toute l’assemblée la colère de son maître contre Cyrus et ses menaces contre les Mèdes, et il finit en disant : «Le roi commande aux Mèdes de s’en retourner, lors même que Cyrus voudrait rester.» (19) Ayant entendu le messager, les Mèdes gardèrent le silence, se demandant s’ils pouvaient désobéir, quand le roi commandait, ou s’ils devaient céder à la crainte de ses menaces, alors surtout qu’il était connu pour sa cruauté. [4,5,20] (20) Cyrus prit la parole : «Pour moi, messager et vous, Mèdes, je ne suis pas du tout surpris que Cyaxare, qui a vu tantôt le nombre des ennemis et qui ne sait pas à quel point nous en sommes, s’inquiète et pour nous et pour lui ; mais quand il saura qu’un grand nombre d’ennemis ont péri, que tous les autres sont en déroute, tout d’abord il cessera de craindre, puis il reconnaîtra qu’il n’est pas abandonné, maintenant que ses amis exterminent ses ennemis. (21) D’ailleurs comment mériterions-nous d’être blâmés, nous qui lui rendons service et qui n’avons rien fait de notre chef ? Au contraire, je ne vous ai emmenés avec moi qu’après l’avoir persuadé de vous y autoriser, et ce n’est pas parce que vous aviez envie de partir avec moi que vous avez demandé la permission de sortir ; si vous êtes ici, c’est parce qu’il a commandé de partir à ceux qui le voudraient de bon coeur. Cette colère, j’en suis sûr, s’adoucira devant nos succès et disparaîtra, quand il cessera de craindre. (22) Et maintenant, ajouta-t-il, toi, messager, va te reposer : tu dois être fatigué, et nous, Perses, puisque nous nous attendons à ce que les ennemis se présentent, soit pour combattre, soit pour se soumettre, rangeons- nous en bataille dans le meilleur ordre possible ; car en nous montrant ainsi, nous avancerons davantage la réalisation de nos projets. Toi, chef des Hyrcaniens, ordonne à tes officiers d’armer leurs soldats, puis reviens près de moi.» (23) L’Hyrcanien exécuta l’ordre et revint. Cyrus lui dit : «Je suis heureux de te voir avec nous : car non seulement tu nous donnes des preuves de ton amitié, mais encore tu me parais avoir de l’intelligence. Il est clair qu’à présent nous avons les mêmes intérêts ; car, si les Assyriens sont mes ennemis, ils sont encore plus tes ennemis que les miens. (24) Il nous faut donc nous consulter tous les deux, afin qu’aucun de nos alliés présents ne fasse défection, et que, s’il est possible, nous en acquérions d’autres. Tu as entendu le Mède rappeler ses cavaliers ; s’ils s’en vont, il ne restera avec vous que nous, les fantassins. (25) Il faut donc faire en sorte, toi et moi, que cet envoyé qui les rappelle, veuille lui-même rester près de nous. Cherche-lui la tente où il sera le mieux accommodé, et donne-la lui, pourvue de tout le nécessaire. De mon côté, je tâcherai de lui donner un emploi qui lui soit plus agréable que de s’en retourner. Entretiens-le des biens immenses que tous nos amis peuvent espérer, si notre expédition réussit. Cela fait, reviens me trouver.» (26) L’Hyrcanien s’en alla conduire le Mède dans une tente, tandis que l’homotime envoyé en Perse se présentait, tout prêt à partir. Cyrus lui recommanda de dire aux Perses tout ce qu’il avait exposé précédemment dans son discours, et le chargea d’une lettre pour Cyaxare. «Je vais te lire, dit Cyrus, ce que je lui mande, afin que, le connaissant, tu répondes en accord avec moi aux questions qu’il pourra te faire à ce sujet.» Voici ce qu’il y avait dans la lettre : (27) «Cyrus à Cyaxare, salut. Nous ne t’avons pas abandonné ; car ce n’est pas au moment où l’on est vainqueur de ses ennemis, que les amis vous abandonnent. Nous ne croyons pas non plus te mettre en danger, en nous éloignant de toi ; au contraire, plus nous sommes éloignés, plus nous pensons accroître ta sécurité ; (28) car ce ne sont pas ceux qui restent assis le plus près de leurs amis qui leur procurent le plus de sécurité, ce sont ceux qui repoussent bien loin les ennemis qui mettent le mieux leurs amis à l’abri du danger. (29) Examine ma conduite à ton égard et la tienne envers moi avant de m’adresser des reproches. Moi, je t’ai amené des alliés, non pas autant que tu me pressais d’en amener, mais autant que j’ai pu ; toi, tu m’as donné, quand j’étais en pays ami, tous ceux que je pourrais persuader, et, maintenant que je suis en pays ennemi, tu rappelles, non pas ceux qui veulent bien revenir, mais tout le monde. [4,5,30] (30) Je comptais alors vous devoir à tous, à toi comme à eux, de la reconnaissance, et voilà que tu me contrains à l’oublier et à tâcher de la reporter tout entière sur ceux qui m’ont accompagné. (31) Cependant je ne puis me résoudre à faire comme toi, et, au moment même où j’envoie demander une armée aux Perses, j’enjoins à tous ceux qui viendront à moi, si tu as besoin de leurs services avant notre retour, de se mettre à ta disposition pour que tu en uses, non comme ils le voudront bien, mais comme bon te semblera. (32) Je te conseille, en outre, bien que je sois plus jeune que toi, de ne point retirer ce que tu as donné, si tu ne veux pas t’attirer, au lieu de reconnaissance, de l’inimitié ; de ne point rappeler par des menaces ceux que tu veux voir revenir vite près de toi ; de ne point menacer beaucoup de gens au moment où tu te prétends abandonné, de peur de leur apprendre à te mépriser. (33) Pour nous, nous tâcherons de te rejoindre aussitôt que nous aurons accompli les projets dont nous croyons le succès également avantageux à toi et à nous. Porte-toi bien.» (34) «Remets-lui cette lettre, et, s’il te questionne à ce propos, règle ta réponse sur ce que j’ai écrit ; le message dont je te charge au sujet des Perses est d’accord avec ce que j’écris à Cyaxare.» Sur ces paroles, il remit la lettre au messager et le congédia, non sans lui avoir aussi recommandé la diligence, d’autant qu’il savait quelle importance avait son prompt retour. (35) A ce moment Cyrus vit que tout le monde était déjà complètement armé, Mèdes, Hyrcaniens et soldats de Tigrane ; les Perses aussi étaient entièrement équipés. Déjà quelques habitants du voisinage amenaient des chevaux et apportaient des armes. (36) Cyrus leur ordonna de jeter les javelots à l’endroit où les ennemis avaient déjà jeté les leurs ; ceux qu’on avait chargés de cette besogne les brûlèrent, sauf ceux dont l’armée avait besoin. Pour les chevaux, il enjoignit à ceux qui les avaient amenés de rester pour les garder, jusqu’à ce qu’on leur fît signe ; puis il rassembla les chefs des cavaliers mèdes et hyrcaniens, et leur tint ce discours : (37) «Amis et alliés, ne vous étonnez pas si je vous convoque souvent. Comme la situation est nouvelle pour nous, il y a de la confusion en beaucoup de choses ; or, quand il y a confusion, il y a nécessairement de l’embarras, jusqu’à ce que les choses soient en place. (38) Nous avons à présent un butin immense, auquel s’ajoute un grand nombre de prisonniers. Mais, comme nous ne savons pas ce qui, dans tout cela, est à chacun de nous, comme aucun des prisonniers ne sait quel est son maître, on n’en voit guère qui remplissent leurs devoirs, et presque tous sont incertains de ce qu’ils ont à faire. (39) Pour que cela cesse, réglez les choses par un partage. Celui qui est tombé sur une tente bien pourvue de vivres, de boissons, de serviteurs, de literie, de vêtements et de tout ce qui compose une tente militaire bien organisée n’a plus besoin de rien, sinon de savoir qu’il doit dorénavant prendre soin de tout ce qui lui est échu comme d’un bien qui lui est propre ; mais s’il en est qui soient dans une tente mal pourvue, c’est à vous d’examiner ce qui manque et d’y suppléer. [4,5,40] (40) Vous aurez encore bien du superflu, j’en réponds ; car les ennemis avaient tout en plus grande quantité qu’il n’en faut au nombre de gens que nous sommes. Il est venu aussi des trésoriers du roi d’Assyrie et d’autres princes pour me dire qu’ils avaient chez eux de l’argent monnayé, provenant, disaient-ils, des tributs. (41) Faites-leur savoir par un héraut qu’ils aient à remettre tout cet argent aussi à l’endroit où vous aurez pris place, et faites peur à quiconque ne ferait pas ce qui est prescrit. Cet argent reçu, donnez au cavalier une part double, une part simple au fantassin, afin que vous ayez de quoi acheter ce qui peut vous manquer. (42) Il y a un marché dans le camp ; ordonnez par la voix d’un héraut qu’on ne moleste personne, que les détaillants vendent chacun leurs marchandises, et que, celles-ci écoulées, ils en amènent d’autres, pour que notre camp soit bien approvisionné.» La proclamation fut faite aussitôt. Alors les Mèdes et les Hyrcaniens prirent la parole : «Comment, demandèrent- ils, faire le partage sans toi et les tiens ?» (44) A cette question, Cyrus répliqua : «Croyez-vous donc, mes amis, que rien ne doive se faire ici sans que nous y assistions tous, et ne suffit-il pas, s’il y a quelque chose à faire, que je le fasse pour vous ou vous pour moi ? Il n’y a pas de plus sûre méthode pour multiplier les difficultés et diminuer les résultats que celle que vous proposez. (45) Voyez vous-mêmes, ajouta-t-il : nous vous avons gardé ce butin, et vous avez confiance que nous l’avons gardé honnêtement ; vous, à votre tour, faites le partage et nous aurons confiance que vous l’avez fait honnêtement. (46) De notre côté nous tâcherons, à l’occasion, de travailler à l’intérêt commun. Voyez d’abord à présent combien nous avons de chevaux, et combien on nous en amène. Si nous les laissons sans cavaliers, ils ne nous serviront à rien, et nous aurons l’embarras de les soigner ; si nous leur donnons des cavaliers, nous serons délivrés de ce soin, et nous augmenterons notre force. Si vous avez à qui les donner et avec qui vous préfériez courir, à l’occasion, les hasards de la guerre plutôt qu’avec nous, donnez-les leur. (47) Mais si vous préférez nous avoir comme compagnons, donnez-les nous. (48) Car lorsque, lancés à la poursuite de l’ennemi, vous étiez au danger sans nous, nous avions bien peur qu’il ne vous arrivât malheur et vous nous faisiez rougir de ne pas être où vous étiez ; mais, quand nous aurons des chevaux, nous vous suivrons. (49) Si vous croyez que nous nous rendrons plus utiles en combattant à cheval avec vous, notre ardeur ne sera pas en défaut ; si au contraire vous croyez que notre aide sera plus décisive, si nous restons à pied, il nous est facile de descendre, et redevenus tout de suite fantassins, nous serons à vos côtés ; quant aux chevaux, nous trouverons bien à qui les confier.» [4,5,50] (50) Ainsi parla Cyrus. Ils répondirent : «Mais nous n’avons pas d’hommes, Cyrus, à faire monter sur ces chevaux ; en aurions-nous d’ailleurs, il suffit que nous sachions ton désir pour que nous te préférions à eux. Et maintenant, ajoutèrent-ils, prends-les et fais en ce qui te semblera bon. — (51) Eh bien, j’accepte, dit-il, et que Dieu nous aide, nous à devenir des cavaliers, vous, à partager le butin commun. Tout d’abord, ajouta-t-il, mettez à part pour les dieux ce que les mages vous indiqueront ; puis choisissez pour Cyaxare ce que vous croirez qui lui sera le plus agréable.» (52) Ils dirent en riant qu’il fallait lui choisir des femmes. «Choisissez donc des femmes, reprit Cyrus, et tout ce qui vous paraîtra bon. Quand vous aurez mis de côté sa part, faites, autant que vous le pourrez, Hyrcaniens, que les Mèdes qui m’ont suivi volontairement n’aient pas à se plaindre. (53) Et vous, de votre côté, Mèdes, honorez les Hyrcaniens, qui ont été nos premiers alliés, pour qu’ils ne doutent pas qu’ils ont été bien inspirés de devenir nos amis. Donnez aussi sa part de tout au messager de Cyaxare et à ses compagnons ; pressez-le de rester avec vous, et dites-lui que je le désire aussi, afin qu’il se renseigne plus exactement de tout et rapporte la vérité à Cyaxare. (54) Pour les Perses qui sont avec moi, ajouta-t- il, ce qui restera, quand vous serez amplement pourvus, leur suffira ; car nous n’avons pas, dit-il, été nourris dans la mollesse, mais à la façon rustique, et peut-être ririez- vous de nous, si vous nous voyiez porter quelque ornement de luxe, comme nous vous donnerons sûrement beaucoup à rire, quand nous serons à cheval et, je pense aussi, quand nous tomberons à terre.» (55) Sur ce, ils s’en allèrent faire le partage, riant fort de la future cavalerie. Quant à lui, il réunit ses taxiarques, leur ordonna de prendre les chevaux, les harnais et les palefreniers, de les compter et de les partager en tirant au sort un nombre égal pour chaque compagnie. 56 Puis il fit faire cette nouvelle proclamation : «S’il se trouve dans l’armée des Assyriens, des Syriens et des Arabes des esclaves pris de force chez les Mèdes, les Perses, les Bactriens, les Cariens, les Ciliciens, les Grecs ou de quelque autre pays, qu’ils se présentent.» (57) Ayant entendu le héraut, beaucoup se présentèrent avec empressement. Il choisit ceux qui avaient la meilleure mine et leur dit que, devenus libres, ils devraient porter les armes que les cavaliers leur donneraient et qu’il veillerait, lui, à ce qu’ils eussent le nécessaire. (58) Il les emmena aussitôt et les présenta aux taxiarques et il ordonna de leur donner des boucliers d’osier et des épées sans baudrier, afin qu’avec ces armes ils suivissent les cavaliers, et de prendre des vivres pour eux tout comme pour les Perses qui l’accompagnaient. Il prescrivit à ceux- ci d’avoir toujours leurs cuirasses et leurs javelines quand ils seraient à cheval, et lui-même en donna l’exemple. Pour ceux des homotimes qui restaient à pied, il chargea chacun des officiers (passés dans la cavalerie) de leur choisir à sa place un autre chef. [4,6,1] CHAPITRE VI Tandis que l’armée était ainsi occupée, l’Assyrien Gobryas, homme âgé, arrivait à cheval avec sa suite de cavaliers ; tous portaient les armes propres à la cavalerie. Ceux qui étaient chargés de recevoir les armes leur ordonnèrent de livrer leurs javelines, pour les brûler comme les autres. Gobryas déclara qu’il voulait d’abord parler à Cyrus ; les valets arrêtèrent là les cavaliers et conduisirent Gobryas devant Cyrus. (2) Dès qu’il vit Cyrus, Gobryas lui parla ainsi : «Maître, je suis assyrien de naissance ; je possède un château fort et commande à une vaste contrée ; je dispose d’environ mille cavaliers que je fournissais au roi des Assyriens, qui avait pour moi la plus grande amitié. Mais maintenant qu’il est mort sous vos coups, cet excellent homme, et que son empire est aux mains de son fils, mon mortel ennemi, je viens à toi et tombe suppliant à tes genoux ; je me donne à toi comme esclave et allié et je te demande en retour d’être mon vengeur. Je fais de toi mon fils, autant qu’il est possible ; car je suis sans enfant mâle. (3) J’avais un fils unique, beau et bon, maître, qui m’aimait et m’honorait autant qu’un fils peut honorer et rendre heureux son père. Ce fils, le roi qui régnait alors, père du roi actuel, l’appela pour lui donner sa fille en mariage, et moi, je l’envoyai, tout fier à la pensée que j’allais voir mon fils marié à la fille du roi. Or le roi d’aujourd’hui l’invita à chasser avec lui et lui permit de déployer toutes ses forces à la chasse, pensant lui être bien supérieur comme cavalier. Mon fils croyait chasser avec un ami. Un ours paraît ; ils le poursuivent tous les deux ; le roi actuel lance son javelot et manque, ce qu’il n’aurait jamais dû faire ; mon fils lance le sien à son tour, c’est ce qu’il ne fallait pas, et il abat l’ours. (4) Déjà mortifié alors, le prince dissimule sa jalousie. Un lion se présente ensuite ; il le manque encore, accident qui n’a rien d’extraordinaire, à mon avis ; à son tour, mon fils touche aussi et tue le lion, et s’écrie : «J’ai donc lancé deux javelots de suite et chaque fois j’ai abattu la bête.» Alors le scélérat ne contient plus sa jalousie, et, saisissant la pique d’un de ses gens, il frappe à la poitrine mon fils unique et bien-aimé, et lui ôte la vie. (5) Et moi, infortuné, je ramenai un cadavre, au lieu d’un jeune époux, et j’ensevelis, à mon âge, un fils excellent, un fils chéri, qui prenait à peine de la barbe au menton. Le meurtrier, comme s’il avait tué un ennemi, ne témoigna jamais de repentir et ne daigna jamais, en expiation de son crime, honorer celui qui est sous terre. Son père du moins me témoigna de la pitié et se montra sensible à mon malheur. (6) Et s’il vivait encore, je ne serais jamais venu à toi pour lui faire du mal ; car j’ai reçu de sa part bien des marques d’amitié, que j e lui ai rendues en le servant fidèlement. Mais puisque le pouvoir est passé aux mains du meurtrier de mon fils, jamais je ne pourrai avoir pour lui des sentiments de bienveillance et je suis sûr que lui ne me regardera jamais comme un ami. Il sait en effet les sentiments que j’ai pour lui, comme je vivais joyeusement avant son crime et en quel état je suis à présent, seul et traînant mes vieux jours dans le deuil. (7) Si donc tu m’accueilles et me donnes quelque espoir de venger avec ton aide mon fils chéri, je croirai renaître à la jeunesse, je n’aurai plus honte de vivre, et si je meurs, il me semble que je finirai sans chagrin.» (8) Ainsi parla Gobryas. Cyrus répondit : «Si tu prouves que tu penses ce que tu viens de dire, Gobryas, je t’accueille comme suppliant et je promets qu’avec l’aide des dieux je te vengerai du meurtre de ton fils. Mais dis- moi, ajouta-t-il, si nous faisons cela pour toi et que nous te laissions la possession de ton château, de ton pays, de tes armes et de l’autorité que tu avais avant, quels services nous rendras-tu en retour ?» (9) Gobryas répondit : «Je te donnerai mon château pour demeure, quand tu viendras ; je te paierai le tribut de nos terres que je versais à l’autre, et partout où tu feras campagne, je t’accompagnerai avec toutes les forces de mon pays. En outre, dit-il, j’ai une fille que je chéris, qui est vierge et en âge d’être mariée ; je l’élevais dans la pensée qu’elle serait la femme du roi actuel ; mais elle-même m’a supplié, tout en larmes, de ne pas la donner au meurtrier de son frère, et je partage ses sentiments. Je remets son sort entre tes mains : agis à son égard comme tu me verras agir envers toi.» [4,6,10] (10) Alors Cyrus répondit : «A ces conditions, si tu es sincère, je te donne ma main et je reçois la tienne : les dieux nous soient témoins !» Cela fait, il engagea Gobryas à s’en retourner avec ses armes et lui demanda si la route était longue jusqu’à chez lui, car il avait l’intention d’y aller. Gobryas répondit : «En partant demain matin, de bonne heure, tu arriveras chez nous le jour suivant pour la nuit.» (11) Là-dessus Gobryas partit, après avoir laissé un guide. Cependant les Mèdes revenaient, après avoir remis aux mages ce que ceux-ci leur avaient dit de choisir pour les dieux. Pour Cyrus, ils avaient mis à part la plus belle tente et la fameuse Susienne, la plus belle femme qu’il y eut jamais, dit-on, dans toute l’Asie, et deux musiciennes excellentes ; la plus belle part après celle de Cyrus fut pour Cyaxare. Sur le reste, ils prirent tout ce qui leur manquait pour compléter leur équipement, de manière à n’avoir besoin de rien durant la campagne ; car il y avait tout en grande quantité. (12) Les Hyrcaniens aussi prirent ce dont ils avaient besoin ; on fit une part égale à l’envoyé de Cyaxare, et toutes les tentes qui restèrent, on les donna à Cyrus pour l’usage des Perses. Quant à l’argent monnayé, on convint de le partager, quand on aurait recueilli le tout, et on le partagea.