[8,0] Énéide - Chant VIII. Dès que, dans la citadelle laurente, Turnus eut levé l'étendard de la guerre, dès qu'il eut fait sonner les cors au chant rauque, fouetté ses ardents chevaux et entrechoqué ses armes, les esprits se troublèrent. D'un même élan, dans le tumulte et l'épouvante, 5 le Latium entier se soulève et la jeunesse se déchaîne furieusement. Les principaux chefs, Messapus et Ufens et Mézence, le contempteur des dieux, rassemblent des forces de toutes parts et vident de leurs laboureurs les champs immenses. On envoie aussi Vénulus à la ville du grand Diomède [8,10] pour demander de l'aide et l'informer de la situation: 'des Troyens sont installés au Latium; Énée est là avec une flotte; portant avec lui ses pénates vaincus, il se prétend le roi exigé par les destins; de nombreux peuples rallient le héros dardanien, et son nom se répand au loin dans le Latium: 15 quel projet révèlent ces débuts et, si la fortune le favorise, quelle issue il espère de ce combat, Diomède doit le savoir plus clairement encore que les rois Turnus ou Latinus'. Voilà ce qui se passe au Latium. Le héros né de Laomédon, voyant cela, hésite, immergé dans un océan de soucis. [8,20] Son esprit rapide, emporté tantôt ici, tantôt là, est tiraillé entre divers partis qu'il tourne et retourne en tous sens. Ainsi, dans des vases de bronze, la lumière tremblante de l'eau frappée par le soleil ou les rayons d'une lune bien claire, virevolte partout au loin et bientôt s'élève dans les airs, 25 se reflétant aux plafonds ouvragés d'une haute demeure. C'était la nuit et, par toute la terre, les êtres vivants, oiseaux et troupeaux, fatigués, étaient plongés dans un sommeil profond. Alors, au bord du fleuve, dans la fraîcheur, sous la voûte céleste, le vénérable Énée, le coeur inquiet et attristé par la guerre, [8,30] s'étendit pour livrer enfin ses membres au repos. Alors lui apparût en personne le dieu du lieu, Tibérinus au beau cours. Il se dressa, sous l'aspect d'un vieillard, parmi les feuillages des peupliers: une fine étoffe de lin l'enveloppait d'un voile glauque et de sombres roseaux couvraient sa chevelure. 35 Il adressa au héros des paroles qui dissipèrent ses soucis: "Rejeton d'une race divine, toi qui nous ramènes la ville de Troie, arrachée aux ennemis, toi le sauveur de Pergame l'éternelle, toi qu'attendent la terre des Laurentes et les campagnes du Latium, ici tu trouveras une demeure sûre, des pénates sûrs; [8,40] ne renonce pas, ne crains pas les menaces de guerre; toute la rancoeur des dieux et leurs colères s'en sont allées. Et maintenant, ne va pas croire qu'il s'agit là de songes vains: tu découvriras, sous les yeuses de la rive, une énorme truie, mère de trente petits; toute blanche, elle sera étendue sur le sol, 45 et pendus à ses mamelles, ses petits, eux aussi, seront blancs. (Ce sera l'endroit d'une ville, un havre sûr après les épreuves.) Ensuite, lorsqu'auront passé trois fois dix années, Ascagne fondera une ville, Albe au nom clair. Je t'annonce des faits très certains. Maintenant, écoute, je vais te dire [8,50] en peu de mots comment tu sortiras vainqueur de ce qui te menace. Des Arcadiens, peuple issu de Pallas, sont venus sur nos rives, accompagnant leur roi Évandre et suivant ses enseignes. Ils ont choisi un endroit et sur nos collines ont établi une ville, nommée Pallantée, du nom de leur ancêtre Pallas. 55 Ils sont continuellement en guerre avec le peuple latin; prends-les dans ton camp comme alliés et fais un pacte avec eux. Moi je te conduirai droit au but, le long de mes rives et de mon cours, tes rames te transporteront à contre courant sans difficulté. Allons, debout, fils de déesse. Dès que s'effaceront les premières étoiles, [8,60] adresse à Junon les prières rituelles, et par des voeux et des supplications, triomphe de sa colère et de ses menaces. Une fois vainqueur, tu me rendras les honneurs que tu me dois. Je suis ce fleuve abondant que tu vois, rasant mes rives à travers de fertiles campagnes; je suis Thybris l'azuré, le fleuve le plus aimé des dieux du ciel; 65 ici, se trouve ma grande demeure, et ma source sort de hautes cités." Sur ces paroles, le dieu du fleuve alla se cacher au fond des eaux, gagnant les profondeurs; la nuit s'acheva et Énée sortit de son sommeil. Il se leva et, regardant la lumière du soleil qui montait dans l'éther, il prit selon le rite de l'eau du fleuve au creux de ses mains, [8,70] lançant ces paroles vers le ciel: "Nymphes, Nymphes laurentes, d'où sourdent les fleuves, et toi, ô vénérable Thybris, père d'un fleuve sacré, accueillez Énée et écartez enfin de lui les dangers. Où que te retienne l'eau de ta source, toi qui prends pitié de nos malheurs, 75 où que tu jaillisses du sol dans toute ta splendeur, toujours je t'honorerai, toujours mes présents te célébreront, ô fleuve cornu, qui règnes sur les eaux de l'Hespérie. Aide-moi tout simplement et, dans ta bonté, confirme-moi tes volontés." Il dit, choisit dans sa flotte deux birèmes, les équipe de rameurs, [8,80] et fournit en même temps des armes à ses compagnons. Et voilà que soudain s'offre à sa vue un prodige étonnant: une truie blanche, de la même couleur que sa portée, est couchée dans la forêt, se détachant sur la verdure du rivage. Apportant les objets sacrés, le pieux Énée t'immole cette bête, 85 ô très puissante Junon, et la place sur l'autel avec ses petits. Tout au long de cette longue nuit, Thybris calme ses eaux gonflées; l'onde reflue silencieuse et s'immobilise doucement, au point que, comme celle d'un étang ou d'un paisible marais, la surface de l'eau reste plane, rendant superflue toute lutte des rames. [8,90] Alors, ils accélèrent l'allure de leur course, dans une joyeuse rumeur; le sapin graissé glisse sur les flots; les ondes s'étonnent, la forêt aussi s'étonne, peu accoutumée à voir briller au loin des boucliers de guerriers et voguer sur le fleuve des carènes peintes. Durant un jour et une nuit, les hommes peinent sur leurs rames; 95 ils remontent les longues courbes du fleuve, à l'ombre des arbres, et, sur la calme surface de l'eau, fendent les forêts verdoyantes. Le disque enflammé du soleil avait parcouru la moitié de son cercle, quand ils aperçoivent au loin des murailles, une citadelle, et les toits de quelques maisons; ce pauvre royaume que, aujourd'hui, [8,100] la puissance romaine a élevé jusqu'au ciel, appartenait alors à Évandre. Très vite, les Troyens tournent leurs proues et s'approchent de la ville. Justement ce jour-là, le roi arcadien offrait un sacrifice solennel au grand fils d'Amphitryon et à d'autres divinités, dans un bois sacré, aux portes de la ville. Avec lui, son fils Pallas, 105 avec lui, toute l'élite de la jeunesse et son modeste sénat offraient de l'encens, tandis qu'un sang tiède fumait près des autels. Dès qu'ils voient les hautes embarcations glisser à travers le bois épais, et les hommes silencieux penchés sur leurs rames, ils s'effrayent à cette vision soudaine, et tous ensemble se lèvent, [8,110] quittant les tables. Courageusement Pallas interdit d'interrompre les rites sacrés; javelot en main, il vole lui-même à leur rencontre, et de loin, du haut d'un tertre, il leur dit: "Jeunes gens, quelle cause vous pousse à explorer des voies inconnues? Où allez-vous?". "Quelle est votre race? Votre patrie? Apportez-vous ici la paix ou la guerre?" 115 Alors du haut de sa pouppe, le vénérable Énée, de la main, tend un rameau d'olivier en gage de paix, et dit: "Tu vois devant toi des Troyens, et des armes hostiles aux Latins; ceux-ci, en une guerre insolente, nous ont repoussé, nous des fugitifs. Nous voulons voir Évandre. Portez-lui ceci et dites-lui ceci: [8,120] l'élite des chefs dardaniens est venue solliciter une alliance militaire". Stupéfait en entendant ce nom si prestigieux, Pallas dit: "Qui que tu sois, viens, adresse-toi directement à mon père, et entre dans notre demeure comme notre hôte". D'un geste, il l'accueille, l'étreint, et lui serre longuement la main. 125 S'étant avancés, ils pénètrent dans le bois sacré et s'éloignent du fleuve. Alors Énée parle au roi en termes amicaux: "Ô le meilleur des Grecs, la Fortune a voulu que je t'adresse des prières, et que je tende vers toi des rameaux entrelacés de bandelettes; vraiment, que tu sois un chef grec, un Arcadien, ne m'a pas effrayé, [8,130] ni non plus que ta naissance fasse de toi un allié des Atrides. C'est ma valeur, ce sont les saints oracles des dieux, et la parenté de nos ancêtres, ton renom universellement répandu, qui m'ont lié à toi; ce sont les destins qui ont guidé ma volonté. Dardanus, le premier père de la ville d'Ilion, son fondateur, 135 est né d'Électre, la fille d'Atlas, comme l'attestent les Grecs; il aborda chez les Teucères; Électre naquit du géant Atlas, qui soutient de ses épaules toute la voûte de l'éther. Vous (Arcadiens), avez pour père Mercure, que la brillante Maia conçut et mit au monde sur le sommet glacé du Cyllène; [8,140] or, si nous accordons quelque crédit à la tradition, c'est le même Atlas, qui porte les astres du ciel, et qui engendra Maia. Ainsi se répartissent nos deux races, issues d'un seul et même sang. Fort de tout cela, je n'ai recouru ni à des légats, ni à des artifices pour établir avec toi un premier contact; je suis venu moi-même, 145 te présenter ma personne, et m'approcher en suppliant de ton seuil. Un même peuple, les Dauniens, nous pourchasse en une guerre cruelle; s'ils nous repoussaient, rien ne les empêcherait, à ce qu'ils croient, de soumettre complètement à leur joug l'Hespérie tout entière, que baignent tant la mer Supérieure que la mer Inférieure. [8,150] Accepte ma foi, donne-moi la tienne. Nos coeurs sont vaillants à la guerre, nous avons du courage, et notre jeunesse s'est signalée par ses exploits." Énée s'arrêta. Depuis un moment, pendant qu'il parlait, Évandre parcourait du regard son visage, ses yeux, son corps tout entier. Alors il intervient brièvement: "Ô toi, le plus vaillant des Troyens, 155 que je suis heureux de t'accueillir, de te connaître! Comme tu me rappelles les paroles de ton père, la voix, le visage du grand Anchise! Oui, je me souviens qu'en visite au royaume de sa soeur Hésione, Priam, le fils de Laomédon, fit un voyage à Salamine, et que, dans la foulée, il vint visiter le territoire glacé de l'Arcadie. [8,160] À cette époque, la jeunesse revêtait mes joues de sa première fleur, j'admirais les chefs troyens, j'admirais aussi le fils de Laomédon, mais de tous, celui qui m'impressionnait le plus, c'était Anchise. Avec l'ardeur de la jeunesse, je brûlais du désir d'interpeller le héros et d'unir ma main à la sienne. 165 Je m'approchai de lui et, empressé, le conduisis sous les murs de Phénée. Lorqu'il prit congé, il m'offrit son magnifique carquois, avec des flèches de Lycie, sa chlamyde tissée de fils d'or, et les deux freins dorés que possède maintenant mon cher Pallas. C'est dire que cette main demandée vous est déjà donnée en signe d'alliance. [8,170] Demain, dès le retour de la lumière sur la terre, je vous laisserai repartir, tout heureux de l'assistance reçue, et vous aiderai de mes ressources. D'ici là, puisque vous êtes venus ici en amis, avec ferveur célébrez avec nous ces rites annuels, qu'il est sacrilège de différer, et désormais soyez des familiers à la table de vos alliés". 175 Sur ces paroles, il fait rapporter les mets du banquet et les coupes qui avaient été enlevées; il fait lui-même asseoir ses hôtes sur le gazon, s'occupant particulièrement d'Énée, qu'il invite à siéger sur un trône d'érable, garni d'un coussin et d'une épaisse peau de lion. Puis des jeunes gens choisis et le prêtre de l'autel s'empressent [8,180] d'apporter les chairs grillées de taureau, d'emplir des corbeilles de galettes faites de fine farine de Cérès, et de servir la liqueur de Bacchus. Énée et les jeunes Troyens reçoivent le dos entier d'un taureau et les entrailles lustrales. Lorsqu'ils eurent apaisé leur faim et satisfait leur appétit, 185 le roi Évandre expliqua: " Ces cérémonies annuelles, ces banquets traditionnels, cet autel dédié à une si grande divinité, nulle superstition vaine ou ignorante des anciens dieux ne nous les a imposés; nous faisons cela parce que nous avons échappé à de dangereux périls, ô notre hôte troyen, et nous reproduisons des honneurs bien mérités." [8,190] "Tout d'abord, regarde, parmi les rochers, ce bloc qui menace de tomber; tu vois au loin ces masses disjointes, ce refuge abandonné dans la montagne, ces rochers écroulés en un vaste éboulis. Ici se trouvait jadis, cachée au fond d'un renfoncement, la caverne de Cacus, monstre à demi-humain, à face sauvage; 195 il la rendait inaccessible aux rayons du soleil, et toujours son sol était tiède des suites d'un récent carnage; accrochées avec insolence aux montants des portes, pendaient des têtes livides et souillées de pus. Ce monstre avait pour père Vulcain; il déplaçait sa masse énorme, vomissant par la bouche les sombres feux paternels. [8,200] À nous aussi qui le souhaitions, le temps nous offrit un jour, l'arrivée secourable d'un dieu. En effet, le grand vengeur, fier du massacre du triple Géryon et de son butin, l'Alcide, était chez nous; en vainqueur, il menait des taureaux impressionnants; son troupeau occupait la vallée et les rives du fleuve. 205 Mais Cacus, dont l'esprit emporté et farouche jamais n'aurait renoncé à l'audace de mettre en oeuvre une scélératesse ou une ruse, détourna de leurs enclos quatre taureaux magnifiques, et autant de génisses, superbes de beauté. Pour éviter des marques de pas dirigées vers l'avant, [8,210] il les tira par la queue dans sa caverne, inversant ainsi leurs traces. Il dissimula les bêtes enlevées dans son antre obscur. Si on les cherchait, nul indice ne conduirait à la caverne. Entre-temps, comme le fils d'Amphitryon faisait sortir de leurs pâtures les bêtes rassasiées et préparait leur départ, 215 les boeufs, en partant, se mettent à beugler; le bois tout entier résonne de leurs plaintes, et on quitte les collines dans les cris. Une des génisses alors donna de la voix et, dans l'antre immense, la prisonnière mugit, trompant ainsi les espoirs de Cacus. Alors véritablement la douleur embrasa l'Alcide d'une bile noire; [8,220] fou de colère, il saisit ses armes, sa lourde massue de chêne noueux, et gagna en courant les crêtes élevées de la montagne. Alors, pour la première fois, les nôtres virent un Cacus effrayé, aux regards éperdus; il s'enfuit aussitôt, plus rapide que l'Eurus, cherchant à gagner sa caverne; la peur lui collait des ailes aux pieds. 225 Une fois enfermé, il rompt les attaches d'un énorme bloc de pierre, suspendu par des fers forgés par l'art paternel; il le jette à terre, pour que cet obstacle étaie et fortifie l'entrée. Mais déjà arrivait le Tirynthien, la rage au coeur; il cherchait un accès, portant partout ses regards et grinçant des dents. [8,230] Par trois fois, bouillonnant de fureur, il parcourt du regard l'Aventin; par trois fois il tente d'ébranler la barrière de pierre, en vain; par trois fois, épuisé, il revient s'asseoir dans la vallée. Un bloc de silex dont toutes les arêtes étaient vives dressait sa pointe, surplombant le dessus de la caverne; il paraissait très haut, 235 repaire bienvenu pour les nids de sinistres oiseaux. Comme le sommet du rocher penchait à gauche vers le fleuve, il le pressa à droite, le secoua pour le desceller de ses bases, puis, l'arrachant, le culbuta brusquement dans le vide. Le choc retentit comme un coup de tonnerre dans l'immense éther, [8,240] les rives furent ébranlées et le fleuve, épouvanté, reflua. Alors apparurent au grand jour l'antre de Cacus et son immense palais; les cavernes ténébreuses se découvrirent dans leurs profondeurs, comme si la terre, largement ouverte sous un choc violent, dévoilait les séjours infernaux et découvrait les royaumes livides honnis des dieux, 245 comme si d'en haut, on apercevait un énorme gouffre, où s'agiteraient les Mânes tremblant à l'intrusion de la lumière. Ainsi Cacus, soudain surpris par cet éclat inattendu, prisonnier au creux de son antre, et plus rugissant que jamais, est écrasé sous les traits que d'en haut lance l'Alcide, faisant arme de tout [8,250] ce qu'il trouve et l'accablant sous les branches et les pierres. Le monstre, qui n'a plus la moindre possibilité de fuir le danger, vomit de sa gueule - fait étonnant! - des flots de fumée qui plongent sa demeure dans une obscurité aveugle et qui le dérobent aux regards. Il accumule ainsi dans la grotte 255 une noire fumée où le feu se mêle aux ténèbres. La colère de l'Alcide ne supporta pas cela. À travers les flammes, il plongea d'un saut à l'endroit où la fumée est le plus épaisse, et où une nuée noire bouillonne dans l'immense caverne. Alors il saisit Cacus qui crache vainement ses feux dans l'obscurité; [8,260] il l'enserre dans le noeud de ses bras, et sans le lâcher, l'étrangle jusqu'à faire jaillir ses yeux et empêcher le sang d'irriguer sa gorge. Aussitôt, les portes sont arrachées, la sombre demeure est grande ouverte, les animaux détournés, les rapines qu'il avait niées apparaissent au grand jour; par les pieds, on tire au-dehors son cadavre informe. 265 Insatiables, les assistants ne peuvent s'empêcher de regarder les yeux effrayants, le visage et la poitrine velue du monstre, hérissée de poils, et les feux de sa gorge, désormais éteints. Depuis ce temps, un culte est célébré et, dans l'allégresse, les générations ont conservé cette fête; Potitius en fut l'initiateur, [8,270] et la maison Pinaria, gardienne du culte d'Hercule, éleva dans le bois sacré cet autel, que toujours nous appellerons très grand, et qui toujours sera très grand. Aussi, jeunes gens, allons-y! Pour célébrer de si grands bienfaits, ceignez vos cheveux de feuillage; de la main droite, tendez des coupes, 275 priez notre dieu commun, et de tout coeur faites des libations de vin." Évandre avait fini. Le peuplier bicolore cher à Hercule voilait d'ombre sa chevelure; les feuilles de la couronne pendaient de sa tête, tandis qu'en main il tenait un vase sacré. Aussitôt, pleins de joie, tous versent des libations sur la table et font des prières aux dieux. [8,280] Entre-temps, dans l'Olympe qui s'incline, Vesper se rapproche. Et déjà les prêtres, Potitius en tête, vont en procession, enveloppés de peaux selon la coutume, et portant des flambeaux. On reprend le banquet; on amène les offrandes agréables du second service; on couvre les autels de plats bien chargés. 285 Alors les Saliens, les tempes entourées de rameaux de peuplier, sont là, prêts à chanter autour des autels allumés. Voici les choeurs des jeunes gens et des vieillards, dont le chant rappelle les louanges et les exploits d'Hercule: comment il étouffa ses premiers monstres, les deux serpents envoyés par sa marâtre; [8,290] comment aussi il détruisit par la guerre les villes magnifiques de Troie et d'Oechalie, comment il endura mille travaux éprouvants, sous le roi Eurysthée, par la volonté fatale de l'inique Junon. "Toi, l'Invaincu, tu abattis de ta main les fils nés des nuages, les hybrides Hyléus et Pholus, et les monstres de la Crète, 295 et le gigantesque lion de Némée, sous son rocher. Les marais du Styx ont tremblé devant toi, et le portier d'Orcus, couché sur un tas d'ossements à demi-rongés, dans son antre sanglant; aucun visage ne t'effraya, Typhée même ne te fit pas peur, si haut qu'il soit et brandissant des armes; tu ne perdis pas tes esprits, [8,300] lorsque t'assaillit le serpent de Lerne, avec ses multiples têtes. Salut, vrai descendant de Jupiter, gloire nouvelle parmi les dieux, sois-nous propice, et d'un pas favorable participe à ta fête sacrée." Voilà ce que célèbrent leurs chants; à tout cela, ils ajoutent la caverne de Cacus, et le monstre lui-même crachant le feu. 305 Tout le bois résonne de ces bruits, et les collines en renvoient l'écho. Une fois accomplies les cérémonies religieuses, tous se dirigent vers la ville. Le roi marchait, chargé d'ans; il avait près de lui, qui l'accompagnaient, Énée et son fils; et la conversation rendait la route moins rude. [8,310] Énée admire et porte tout autour de lui des regards charmés; les lieux le séduisent; il s'enquiert de tout avec plaisir et écoute les souvenirs qui parlent des héros d'autrefois. Alors le roi Évandre, fondateur de la citadelle de Rome, dit: "En ces bois habitaient les Faunes et les Nymphes indigènes, 315 ainsi qu'une race d'hommes nés du tronc de chênes durs, êtres sans coutumes ni culture, qui ne savaient ni atteler des boeufs, ni amasser des richesses, ni épargner ce qu'ils avaient acquis; la cueillette et la chasse des bêtes sauvages assuraient leur subsistance. Le premier qui vint de l'Olympe céleste fut Saturne, [8,320] exilé, privé de son trône, et fuyant les armes de Jupiter. Il rassembla cette race ignorante et dispersée en haut des collines, pour lui imposer des lois. Il choisit d'appeler ce lieu Latium, puisqu'il s'était caché, bien à l'abri, sur ces bords. Les siècles qui s'écoulèrent sous son règne, on les appelle dorés: 325 tant le roi maintint ces peuples dans une paix profonde, jusqu'à ce que, peu à peu, lui succède un âge dégradé, sans éclat, où la guerre faisait rage et où régnait la soif de richesses. Vinrent ensuite une troupe ausonienne et des tribus Sicanes, et à plusieurs reprises la terre de Saturne changea de nom; [8,330] puis régnèrent des rois et le farouche Thybris au corps de géant; c'est son nom que nous, Italiens, avons donné au fleuve Thybris, et l'ancienne Albula perdit son vrai nom. Moi, chassé de ma patrie, je voulais atteindre l'extrémité des mers, quand la toute puissante Fortune et l'inéluctable destin me firent 335 toucher ces lieux: je suivais les oracles redoutables de ma mère, la Nymphe Carmenta, et de son maître, le dieu Apollon". À peine eut-il fini de parler qu'il quitta ce lieu, et montra l'autel et la porte que les Romains nomment Carmentale, antique honneur accordé à la nymphe Carmenta, [8,340] la prophétesse fatidique, qui fut la première à chanter la future grandeur des Énéades et l'illustre Pallantée. Ensuite, il montre l'immense bois sacré, que l'ardent Romulus érigea en asile, et, à l'ombre fraîche d'un rocher, le Lupercal, dédié, selon une coutume parrhasienne, à Pan Lycéen. 345 Et il montre aussi le bois de l'Argilète sacré, prend le lieu à témoin et raconte la mort de son hôte Argus. De là, il les conduit vers la demeure de Tarpéia et vers le Capitole, tout en or aujourd'hui, autrefois hérissé de ronces sauvages. Déjà alors, un sentiment religieux effrayant émanait de ce lieu, épouvantant [8,350] les paysans apeurés; déjà alors, bois et rocher les faisaient trembler. "Ce bois", dit-il, "cette colline couverte de frondaisons, un dieu - lequel, on ne le sait pas -, les habite; les Arcadiens croient avoir vu Jupiter en personne, quand dans sa main il agite la noire égide et ébranle les orages. 355 Tu vois aussi ces deux forteresses, aux murs écroulés; ce sont des vestiges rappellant d'antiques héros. La première fut fondée par le dieu Janus, l'autre par Saturne; l'une fut appelée Janicule, l'autre Saturnia". Tout en échangeant ces propos, ils s'approchaient [8,360] de la demeure du pauvre Évandre, apercevant ici et là des troupeaux mugissant en plein Forum romain et dans les élégantes Carènes. Dès qu'ils furent arrivés à sa maison, Évandre dit: "Ce seuil, Alcide le franchit, après sa victoire; ce palais l'accueillit. Aie l'audace, ô mon hôte, de mépriser les richesses, et toi aussi, 365 sois digne du dieu; viens, ne sois pas rebuté par notre pauvreté". Il parla et, sous les poutres de l'étroite demeure, il introduisit le grand Énée; il le fit reposer sur une couche de feuilles, recouverte de la peau d'une ourse de Libye: la nuit était tombée et enserrait la terre de ses ailes sombres. [8,370] Mais Vénus, en son coeur de mère, ne s'alarma pas en vain. Émue par les menaces laurentes et ce tumulte cruel, elle s'adresse à Vulcain et, dans la chambre dorée de son époux, elle commence ainsi, mêlant à ses paroles le souffle divin de l'amour: "Tant que les rois d'Argos dévastaient une Pergame condamnée 375 et ses tours destinées à tomber sous les feux des ennemis, pour ces malheureux, je n'ai sollicité de ton art et de ta puissance aucune aide, aucune arme. Je n'ai pas voulu te tourmenter, ô mon époux bien-aimé, ni t'imposer des travaux inutiles. Pourtant ma dette était immense à l'égard des fils de Priam, [8,380] et souvent j'ai pleuré sur les dures épreuves d'Énée. Aujourd'hui, sur l'ordre de Jupiter, il se trouve sur la terre des Rutules: aussi je viens en suppliante et, de ta puissance sacrée pour moi, j'implore en mère des armes pour mon fils. La fille de Nérée, l'épouse de Tithon ont pu, elles, te fléchir par leurs larmes. 385 Vois quels peuples s'assemblent, quels remparts, toutes portes fermées, aiguisent leurs armes contre moi, pour la perte des miens." Après ce discours, Vénus entoura de ses bras de neige Vulcain qui restait hésitant, le réchauffant en une tendre étreinte. Et soudain le dieu ressentit la flamme familière; une chaleur connue [8,390] le gagna tout entier, parcourant ses membres ébranlés. Ainsi parfois, dans un roulement de tonnerre, étincelle la ligne brisée d'un éclair traversant les nuages de sa lumière. La femme remarque la chose, heureuse de ses ruses et sûre de sa beauté. Alors le dieu, enchaîné par un amour infini, dit: 395 "Pourquoi cherches-tu si loin des raisons? Où s'en est allée, ô déesse, ta confiance en moi? Si jadis tu avais manifesté le même souci, il nous eût été possible alors aussi d'armer les Troyens; ni le père tout-puissant, ni les destins n'interdisaient à Troie de rester debout, ni à Priam de survivre dix autres années encore. [8,400] Et maintenant, si tu te prépares à guerroyer, si telle est ton intention, je puis te promettre tous les soins qui dépendent de mon art, et tout ce qui se peut fabriquer avec le fer ou l'électrum fondu, tout ce dont ma forge et mes soufflets sont capables. Cesse de supplier et de douter de ton pouvoir." Sur ces paroles, 405 il lui donna l'étreinte désirée et, abandonné sur son sein, il laissa un apaisant sommeil envahir ses membres. Plus tard, la nuit étant déjà à demi écoulée, le premier repos avait chassé le sommeil. C'est le moment où la femme qui doit vivre péniblement, de la quenouille et des délicats travaux de Minerve, [8,410] ranime la cendre et les feux assoupis du foyer; elle mord sur la nuit pour son ouvrage, et fatigue ses servantes à la lueur des lampes, leur imposant des tâches de longue haleine, pour conserver chaste la couche de son mari et élever ses enfants. C'est ainsi, et tout aussi résolu, qu'à cette heure matinale, 415 le Maître des feux délaisse sa couche moelleuse pour son travail de forgeron. Une île se dresse, proche de la côte sicane et de Lipara l'éolienne, abrupte avec ses rochers fumants. Dans ses profondeurs, une caverne et des antres etnéens, rongés par les feux des Cyclopes, retentissent de bruits; les coups vigoureux sur les enclumes [8,420] résonnent comme des gémissements; dans les souterrains, les masses de métal forgé sifflent et le feu souffle dans les fourneaux: c'est la demeure de Vulcain, et cette terre s'appelle Vulcanie. C'est là que, du haut du ciel, descendit alors le Maître des feux. Les Cyclopes travaillaient le fer dans une vaste caverne, 425 Brontès et Stéropès et Pyracmon, tous nus. Façonné par leurs mains, un foudre déjà était partiellement poli, un de ces foudres si nombreux que le Père des dieux envoie sur la terre de l'immensité du ciel; mais il restait inachevé. Déjà ils y avaient ajouté trois rayons de grêle, trois autres liés à de lourds nuages, [8,430] trois autres encore qui commandent le feu rougeoyant et l'Auster rapide. À présent, ils introduisaient les éclairs terrifiants, et le bruit et l'épouvante, et les colères aux flammes dévorantes. À côté, ils s'activaient pour Mars, à son char aux roues ailées, qui lui sert à pousser guerriers et cités dans la guerre. 435 Ils travaillaient aussi à l'égide effrayante, l'arme de Pallas en colère, l'ornant d'écailles de serpents en or, d'entrelacs de reptiles et, sur la poitrine de la déesse, de la Gorgone en personne, dont les yeux roulaient encore, en dépit de son cou tranché. "Arrêtez tout ", dit-il, "rangez les ouvrages commencés, [8,440] ô Cyclopes etnéens, et prêtez-moi attention: il nous faut faire des armes pour un héros valeureux. C'est le moment d'utiliser votre force, l'habileté de vos mains, toute la maîtrise de votre art. Hâtez-vous, ne tardez pas". Il n'en dit pas plus, et tous s'appliquent aussitôt, se répartissant équitablement la tâche. 445 Le bronze coule en larges sillons, ainsi que le métal d'or, et l'acier meurtrier se liquéfie dans la vaste fournaise. Ils façonnent un immense bouclier, défense à lui seul contre tous les traits des Latins, formé de sept disques superposés. Les uns, avec des soufflets puissants, aspirent puis rejettent des masses d'air, [8,450] d'autres plongent dans un bassin le bronze qui crépite. L'antre gémit des chocs portés sur les enclumes. Et eux d'accorder leurs efforts, de lever les bras en cadence, de manier la masse de métal dans les mâchoires des tenailles. Tandis qu'aux rivages d'Éole le dieu de Lemnos active le travail, 455 Évandre quitte son humble logis, éveillé par la lumière bienfaisante et le chant matinal des oiseaux sous son toit. Le vieillard se lève, se couvre d'une tunique, et attache à ses pieds des sandales tyrrhéniennes. Il fixe ensuite à son flanc et à ses épaules une épée tégéenne, [8,460] rejetant derrière son épaule gauche une peau de panthère tombante. Deux chiens de garde, quittant le seuil élevé, le précèdent et accompagnent leur maître dans sa marche. Le héros se rendait à l'endroit où s'était retiré son hôte Énée, se remémorant leurs conversations et l'aide qu'il avait promise. 465 De son côté Énée, tout aussi matinal, se mettait en route. Le premier était accompagné de son fils Pallas, l'autre d'Achate. Ils se rejoignent, se serrent la main, s'installent au centre de la maison, où ils peuvent enfin échanger librement quelques propos. Le roi parla le premier: [8,470] "Très puissant chef des Troyens, jamais, tant que tu seras en vie, je ne croirai vaincue ni la puissance de Troie, ni son royaume. Toutefois nos forces sont bien modestes, pour secourir dans la guerre un nom si considérable; d'un côté, le fleuve étrusque nous enferme, de l'autre, le Rutule nous presse, et ses armes sonnent près de nos murs. 475 Mais j'ai l'intention de t'associer des peuples importants, les troupes de riches royaumes. Un hasard inespéré sera ton salut: tu te présentes au moment où les destins te réclament. Non loin d'ici se trouve, bâtie sur un antique rocher, la ville d'Agylla, à l'endroit où jadis une tribu de Lydie, [8,480] illustre à la guerre, vint occuper les sommets étrusques. Longtemps florissante, cette ville tomba ensuite aux mains du roi Mézence qui la soumit par sa superbe et la cruauté de ses armes. Pourquoi rappeler les meurtres abominables, les actes sauvages de ce tyran? Puissent les dieux les faire retomber sur lui et ses descendants! 485 Il allait même, en guise de torture, jusqu'à lier des cadavres à des vivants, mains contre mains et visages contre visages, et ces êtres, en se liquéfiant en pus et en pourriture, trouvaient ainsi une mort lente, dans une affreuse étreinte. Finalement, les citoyens, lassés des abominations de ce fou furieux, [8,490] s'arment et l'assiègent, lui et son palais, massacrant ses compagnons et incendiant sa maison de fond en comble. Mais lui se dégagea du milieu du massacre et s'enfuit chez les Rutules, où maintenant le défendent les armes de son hôte Turnus. Aussi l'Étrurie tout entière s'est soulevée, saisie d'une juste fureur, 495 les armes à la main, réclamant le roi pour le châtier. C'est à ces milliers d'hommes, ô Énée, que je te donnerai pour chef. En effet, massés tout le long du rivage, leurs navires frémissent et demandent la levée des étendards, mais un vieil haruspice les retient, chantant les arrêts du destin: 'Ô jeunes gens, élite de la Méonie, [8,500] fleuron de la vaillance des anciens héros, vous qu'excitent contre Mézence une juste rancoeur et une fureur bien méritées, le destin ne permet à aucun Italien de soumettre un si grand peuple: choisissez pour chefs des étrangers'. Alors l'armée étrusque, terrifiée par ces ordres divins, s'est arrêtée dans la plaine. 505 Tarchon en personne m'a envoyé des ambassadeurs, porteurs de la couronne royale et du sceptre. Il me remet ces insignes pour que je me rende au camp et accepte le trône de Tyrrhénie. Mais lente et glacée, épuisée par les ans, la vieillesse m'interdit le pouvoir; pour accomplir des actes de courage, je n'ai plus de forces, c'est trop tard! [8,510] J'y pousserais bien mon fils si, né d'une mère sabellique, il n'avait en partie cette terre pour patrie. Toi qui, par ton nom et ta naissance, jouis de la faveur du destin, toi que réclament les puissances divines, va de l'avant, ô très valeureux chef des Troyens et des Italiens. En plus, je vais t'adjoindre celui qui est mon espoir et ma consolation, 515 Pallas. Puisse-t-il, sous un maître tel que toi, en contemplant tes exploits, s'habituer à supporter la vie militaire et le pénible travail de Mars; sois pour lui dès ses premières années un objet d'admiration. Je lui donnerai deux cents cavaliers arcadiens, force d'élite de notre armée, et Pallas t'en donnera autant, en son propre nom". [8,520] Évandre avait à peine fini de parler; pendant ce temps, le fils d'Anchise, Énée et son fidèle Achate gardaient les yeux fixés au sol: pleins de tristesse, ils pensaient aux multiples épreuves à venir. Mais Cythérée leur offrit un signe dans un ciel dégagé. À l'improviste, un éclair lancé du haut de l'éther 525 apparut avec grand fracas, et tout sembla s'écrouler d'un coup, quand éclata dans l'air le son d'une trompette tyrrhénienne. Ils regardent en haut. Un second craquement violent éclate, puis un autre: parmi les nuages, dans un coin dégagé, ils voient des armes briller dans le ciel pur, et se heurter dans un bruit de tonnerre. [8,530] Tous restèrent stupéfaits; seul le héros troyen reconnut ce bruit et les promesses de sa mère la déesse. Alors il dit: "Mon hôte, ne cherche pas, je t'en prie, l'événement qu'annoncent ces présages: c'est bien moi que réclame le ciel. Ma mère divine m'avait prédit qu'elle m'enverrait ce signal 535 si survenait la guerre, et qu'elle m'aiderait en m'apportant à travers les airs des armes forgées par Vulcain. Hélas! Que de massacres menacent les malheureux Laurentes! Quels châtiments tu me devras, Turnus! Que de boucliers, de casques, que de cadavres de vaillants héros tu rouleras dans tes flots, [8,540] Soit, ô Thybris divin! Qu'on appelle les armées et que l'on rompe les accords!" Aussitôt ces paroles prononcées, Énée se leva de son siège élevé, et commença par attiser sur les autels d'Hercule les feux endormis; puis, en direction du lare et des modestes pénates de la veille, il s'avance joyeux. Avec Évandre, avec les jeunes Troyens, 545 il immole des brebis de deux ans, choisies selon les rites. Ensuite il retourne vers ses navires, retrouve ses compagnons; parmi eux, il désigne les plus vaillants, qui le suivront à la guerre. Le reste de la troupe se laisse glisser tout à l'aise au fil de l'eau et, sans effort, descend le cours du fleuve, avec mission de porter [8,550] à Ascagne des nouvelles de leurs affaires et de son père. On donne des chevaux aux Troyens qui partent pour les champs tyrrhéniens; à Énée, on en amène un, exceptionnel, entièrement couvert d'une toison fauve de lion, dont les griffes d'or lancent des éclairs. La rumeur s'est soudain répandue à travers la petite ville: 555 des cavaliers se dirigent en hâte vers le seuil du roi Tyrrhénien. Craintives, les mères redoublent de voeux; plus le danger est proche, plus s'accroît la peur, et plus grande déjà se profile l'image de Mars. Alors Évandre, pressant la main de son fils prêt au départ, ne parvient pas à s'en arracher, et dit en pleurant: [8,560] "Ah si Jupiter me rendait mes années passées, tel que j'étais lorsque, sous les murs de Préneste, j'anéantis la première fois une armée, lorsque, en vainqueur, je fis brûler des monceaux de boucliers, lorsque ma main envoya au fond du Tartare le roi Érylus, gratifié à la naissance par sa mère Féronia de trois vies 565 - fait horrible -! Il devait chaque fois mouvoir trois armures, et par trois fois être étendu dans la mort: et pourtant, la droite que voici le dépouilla à la fois de ses vies et de ses armes. Alors je ne devrais pas maintenant m'arracher à ta douce étreinte, mon enfant, et jamais Mézence ne me braverait moi, son voisin, [8,570] jamais son épée n'aurait provoqué tant de morts cruelles, ni dépeuplé sa ville d'un si gand nombre de citoyens. Mais vous, ô dieux d'en-haut, et toi maître suprême des dieux, Jupiter, je vous en supplie, prenez pitié du roi arcadien, et écoutez les prières d'un père. Si les destins, 575 si votre volonté toute puissante me conservent Pallas sain et sauf, si je vis, assuré de le revoir et d'être réuni à lui, je vous demande de vivre, et suis prêt à n'importe quelle épreuve. Mais si, ô fortune, tu nous menaces d'un malheur indicible, puissé-je maintenant, tout de suite, quitter cette vie cruelle, [8,580] avec ces soucis angoissants, cet espoir incertain de l'avenir, pendant que toi, cher enfant, le seul bonheur de mes vieux jours, je te tiens dans mes bras, avant qu'une nouvelle trop pénible ne vienne blesser mes oreilles!" Telles étaient les paroles d'un père au moment du suprême adieu; ses serviteurs le ramenèrent chez lui, effondré. 585 Et déjà, par les portes ouvertes, la cavalerie était sortie; en tête, il y avait Énée, et son fidèle Achate, et ensuite, les autres nobles Troyens. Pallas marche dans la colonne, bien reconnaissable avec sa chlamyde et ses armes peintes, telle l'Étoile du matin, baignée par l'onde de l'Océan, [8,590] chérie de Vénus plus que les autres astres enflammés, lorsqu'elle élève dans le ciel sa tête sacrée et chasse les ténèbres. Les mères, effrayées, restent debout sur les remparts, et suivent des yeux le nuage de poussière que soulèvent les escadrons rutilants de bronze. Eux s'avancent avec leurs armes à travers les broussailles, 595 par les chemins les plus courts. Un cri s'élève et, la colonne formée, les sabots sonores des chevaux martèlent la plaine poudreuse. Il existe près du fleuve rafraîchissant de Caeré un bois fort étendu, sacré et célébré bien loin par la piété de nos pères; il est, de tous côtés, enfermé au creux de collines et ceint de sombres sapins. [8,600] Selon la tradition, les anciens Pélasges consacrèrent à Silvain, dieu des champs et des troupeaux, et le bois et un jour de fête, eux qui les premiers occupèrent jadis les confins du Latium. Non loin de là, Tarchon et les Tyrrhènes avaient installé leur camp en un lieu protégé; du haut de la colline, on pouvait voir déjà 605 toute la légion dressant ses tentes dans l'immensité de la plaine. Là arrivent le vénérable Énée et les jeunes gens choisis pour la guerre; épuisés, ils veillent à reposer les chevaux et les hommes. Mais Vénus, la déesse éclatante parmi les nuages de l'éther, était là, avec des présents; dès qu'elle aperçut son fils, [8,610] au fond de la vallée, caché au bord du fleuve glacé, elle se présenta devant lui et lui parla en ces termes: "Voici les présents promis, façonnés avec art par mon époux. N'hésite pas, mon fils, à provoquer bientôt au combat les orgueilleux Laurentes, ou l'ardent Turnus". 615 Ainsi parla Cythérée. Elle chercha à étreindre son fils, puis déposa au pied d'un chêne, devant lui, des armes étincelantes. Lui, tout heureux des présents de la déesse et d'un si grand honneur, ne peut se rassasier du spectacle; ses yeux parcourent chaque objet; il admire, embrasse et fait passer d'une main à l'autre [8,620] le casque à la crête effrayante, qui crache des flammes, et le glaive porteur de mort, la cuirasse de bronze rigide, couleur de sang, immense, telle une nuée sombre, qui s'embrase sous les rayons du soleil et brille au loin; puis ce sont les jambières polies, d'électrum et d'or recuits, 625 et la lance et le bouclier, à la contexture indescriptible. Étaient représentés là l'histoire de l'Italie et les triomphes des Romains; le maître du feu, n'ignorant rien des prophéties et conscient de l'avenir, avait figuré là toute la race des futurs descendants d'Ascagne et, dans l'ordre, les guerres qui seraient livrées. [8,630] Il avait représenté, couchée dans l'antre verdoyant de Mars, une louve qui venait d'avoir des petits; deux enfants, des jumeaux, jouaient suspendus à ses mamelles, tétant leur mère, sans nulle crainte; elle, tournant vers l'arrière sa souple encolure, les caressait l'un et l'autre, modelant leurs corps avec sa langue. 635 Non loin de là, il avait figuré aussi Rome et, sur les gradins du cirque, lors de grands jeux, le rapt insolite des Sabines; et il avait fait surgir soudain une nouvelle guerre entre Romulides et austères habitants de Cures, partisans du vieux Tatius. Ensuite, ces mêmes rois, une fois leur rivalité apaisée, [8,640] se dressaient en armes devant l'autel de Jupiter, patères en mains, en train d'immoler une truie, pour sceller leur alliance. Un peu plus loin, des quadriges lancés dans des sens opposés avaient écartelé Mettius - ah, Albain, si tu avais pu garder ta parole!-, et Tullus emportait dans la forêt les entrailles du traître, 645 tandis que les buissons étaient tout éclaboussés de sang. Il y avait aussi Porsenna exigeant d'accueillir Tarquin expulsé, et assiégeant la ville avec des forces écrasantes. Les Énéades se ruaient aux armes pour défendre leur liberté. On pouvait voir Porsenna, tel un forcené menaçant, [8,650] opposé à Coclès, qui avait l'audace de couper le pont, et à Clélie, qui se jetait dans le fleuve après avoir brisé ses chaînes. En haut, Manlius, le gardien de la citadelle tarpéienne, se dressait devant le temple et occupait le sommet du Capitole, tandis que le palais royal de Romulus se hérissait de chaume frais. 655 Ici, volant de tous côtés parmi les portiques dorés, une oie d'argent annonçait que les Gaulois étaient aux portes; les Gaulois étaient là, dans les broussailles et, à la faveur des ténèbres, protégés par une nuit profonde, ils étaient maîtres de la citadelle. Leurs cheveux ont la couleur de l'or; leurs vêtements sont dorés; [8,660] dans leurs sayons rayés, on les voit briller; ils attachent de l'or à leurs nuques blanches comme lait; en main ils brandissent chacun deux javelots alpins, et protègent leur corps derrière de longs boucliers. Ici Vulcain avait façonné les Saliens bondissants et les Luperques nus, et les bonnets de laine et les anciles, tombés du ciel; 665 de chastes matrones, dans leurs souples chars suspendus, circulaient dans la ville pour accomplir les cérémonies. Plus loin encore, il avait ajouté les demeures du Tartare, et les hautes portes de Dis, et les châtiments réservés aux crimes, et toi, Catilina, suspendu à un rocher menaçant, tremblant devant les Furies [8,670] et, à l'écart, les hommes justes, à qui Caton donnait des lois. Et parmi ces sujets se profilait largement, l'image d'une mer houleuse, toute d'or, dont les flots sombres s'éclairaient pourtant d'une écume blanche: tout autour tournaient de clairs dauphins d'argent, balayant de leurs queues la surface de l'eau, et fendant les flots. 675 Au centre, on pouvait voir des flottes d'airain, les combats d'Actium; on pouvait voir s'agiter, sous le déploiement des forces de Mars, le promontoire de Leucate tout entier, et luire les reflets d'or des flots. D'un côté, menant les Italiens au combat, César Auguste, entouré des pères et du peuple, avec les pénates et les grands dieux, [8,680] se dresse en haut de la poupe; de ses tempes bénies jaillissent deux flammes, et l'étoile paternelle apparaît sur sa tête. Ailleurs, bénéficiant de la faveur des vents et des dieux, la tête haute, Agrippa mène une armée; sur son front resplendit, - superbe insigne de guerre -, la couronne navale, ornée d'éperons. 685 De l'autre côté, avec ses troupes barbares et ses armes de toute origine, Antoine, vainqueur des peuples de l'Aurore et de la mer Rouge; il entraîne avec lui l'Égypte, et les forces de l'Orient, et la lointaine Bactriane; et, sacrilège!, il est suivi par son épouse égyptienne. Tous se ruent en même temps, et la mer tout entière se couvre d'écume, [8,690] battue par les rames en mouvement et les triples pointes des rostres. Ils gagnent le large; on croirait les Cyclades arrachées de leur base et flottant sur la mer, et de hautes montagnes heurtant d'autres montagnes, tant les guerriers sont pressants avec la masse de leurs bateaux garnis de tours. Les mains et les armes lancent de l'étoupe enflammée, des traits qui s'envolent; 695 les champs de Neptune rougissent suite à ce massacre d'un genre nouveau. Au centre, la reine appelle ses armées au son du sistre ancestral; elle n'aperçoit pas encore derrière elle les deux serpents. Des monstres divins de tout genre, et Anubis avec ses aboiements, menacent de leurs traits Neptune, et Vénus et Minerve. [8,700] En plein combat, Mavors, armé de fer ciselé, se démène avec fureur; les tristes Furies sont descendues de l'éther et, réjouie dans sa robe déchirée, la Discorde s'avance, suivie de Bellone, qui tient un fouet ensanglanté. L'Apollon d'Actium, voyant cela d'en haut, tendait son arc; 705 épouvantés, tous tournaient le dos, tous, l'Égypte et les Indiens, l'Arabie entière et les Sabéens. La reine même avait invoqué les vents, semblait mettre à la voile et déjà elle détachait et lâchait peu à peu les cordages. Le maître du feu l'avait représentée au milieu des massacres, [8,710] pâlissant devant sa mort future; en face les flots et le Iapyx l'emportaient vers le Nil à l'énorme corps, plongé dans l'affliction, un Nil qui, ouvrant son sein et déployant largement sa robe, invitait les vaincus en son giron obscur, dans les bras secrets de son cours. Mais César, porté en un triple triomphe dans l'enceinte de Rome, 715 consacrait aux dieux de l'Italie une offrande impérissable, trois cents temples immenses, répartis à travers la ville. Les rues retentissaient de liesse, de jeux, d'applaudissements; dans tous les temples, un choeur de matrones; partout, des autels; au pied de ceux-ci, des taureaux immolés couvrent le sol. [8,720] Lui, siégeant sur le seuil couleur de neige du brillant Phébus, examine les présents de ses peuples et les fixe aux superbes chambranles; en une longue procession marchent les nations vaincues que distinguent tant les vêtements et les armes que la langue et les manières. Ici, Mulciber avait représenté le peuple des Nomades africains 725 aux robes sans ceinture; ici, les Lélèges et les Cariens, et les Gélons porteurs de flèches; l'Euphrate s'avançait, les flots plus apaisés déjà; les Morins, hommes des confins de la terre, et le Rhin à la double corne, les Dahes insoumis et l'Araxe indigné du pont qui le franchit. Devant ces scènes sur le bouclier de Vulcain, présent de sa mère, [8,730] Énée s'étonne et, ignorant l'histoire, il se réjouit de sa représentation, chargeant sur son épaule les destins fameux de ses descendants.