[5,0] Énéide - Chant V. Pendant ce temps, Énée, en pleine mer déjà, avec sa flotte fendait résolument les flots assombris par l'Aquilon, regardant derrière lui les remparts de l'infortunée Élissa éclairés par des flammes. Pourquoi avoir mis le feu à un pareil brasier, 5 on l'ignore; mais les dures souffrances nées d'un amour brisé et l'expérience de ce que peut faire une femme en proie au délire provoquent dans les coeurs des Teucères de tristes pressentiments. Dès que les navires eurent gagné le large, sans désormais aucune terre en vue mais uniquement et partout le ciel et la mer, [5,10] une sombre nuée s'arrêta au-dessus de leurs têtes, chargée de nuit et d'orage, et la mer se couvrit de ténèbres. Le pilote Palinure lui-même cria du haut de la poupe: "Pourquoi ces nuages si lourds ont-ils investi le ciel? Que prépares-tu donc, seigneur Neptune? Puis, sur ces paroles, 15 il ordonne de resserrer les voiles, de se rabattre sur les fortes rames, puis de biais il présente au vent ses voiles pliées, en disant: "Magnanime Énée, même si Jupiter m'offrait sa garantie, non, je n'espérerais pas, avec un pareil ciel, atteindre l'Italie. Les vents ont tourné, mugissant sur nos flancs, [5,20] surgissant du sombre Couchant, et l'air se condense en nuage. Et nous, malgré nos efforts, nous ne parvenons ni à leur résister ni même à tenir le cap. Puisque la Fortune est souveraine, suivons-la, et tournons-nous là où elle nous appelle. Du reste, à mon avis, les rivages sûrs d'Éryx ton frère et les ports de Sicanie ne sont pas loin, 25 si j'ai bon souvenir des distances calculées sur les astres observés naguère. Alors le pieux Énée: "C'est assurément ce qu'exigent les vents depuis un moment déjà, et je te vois faire face en vain aux éléments. Change de direction, hisse les voiles. Est-il à mes yeux coin plus agréable ou havre plus désirable pour mes navires épuisés [5,30] que cette terre qui par bonheur pour moi héberge le Dardanien Aceste, et qui renferme en son sein les ossements de mon père Anchise?" Sur ces paroles, on tend vers le port; des Zéphyrs favorables gonflent leurs voiles; un remous rapidement emporte la flotte; enfin, joyeusement, on accoste sur une plage familière. 35 Mais, du sommet éloigné d'un mont élevé, Aceste, qui a observé l'arrivée de vaisseaux amis, accourt, hérissé de javelots et revêtu de la peau d'une ourse de Libye; la mère Troyenne qui le mit au monde l'avait conçu du fleuve Crinisus. Il n'a pas oublié ses lointains ancêtres, applaudit à leur retour [5,40] et, tout heureux, les accueille avec un faste rustique, réconfortant des ressources de son amitié ces hommes épuisés. Le lendemain, au lever du Soleil, quand la clarté du jour eut fait fuir les étoiles, de tous les points du rivage Énée convoqua ses compagnons et du haut d'un tertre dit: 45 "Illustres Dardanides, race issue du noble sang des dieux, les mois ont passé, accomplissant leur cycle annuel, depuis que nous avons confié à la terre les os, restes de mon divin père, et consacré deux autels, témoins de notre douleur. Voici revenu, si je ne m'abuse, le jour qui à jamais sera pour moi [5,50] jour de deuil, toujours vénérable (dieux, vous l'avez voulu ainsi!). Même si j'étais exilé dans les Syrtes gétules, ou surpris sur la mer d'Argos, ou captif dans la ville de Mycènes, je le célébrerais et chaque année j'accomplirais ces voeux, j'organiserais des processions solennelles, et j'élèverais des autels, chargés des offrandes qui lui reviennent. 55 Et par miracle, nous voici près des ossements, des cendres de mon père, ce n'est pas, à mon avis, sans l'intention, la volonté des dieux que nous avons été déportés ici et avons pénétré dans un port ami. Venez donc, et tous ensemble honorons-le dans la joie: implorons des vents favorables, et qu'il veuille voir apporter chaque année, [5,60] dans ma future cité, ces offrandes aux temples qui lui seront dédiés. Aceste, originaire de Troie, vous offre à chacun des boeufs, deux têtes de bétail par navire; invitez au banquet les Pénates, ceux de notre patrie et ceux qu'honore notre hôte Aceste. Et, comme la neuvième Aurore fait se lever pour les mortels un jour béni, 65 quand les rayons du soleil auront dégagé l'univers de ses voiles, j'instaurerai les premières courses de vitesse pour la flotte des Troyens. Ceux qui se distinguent à la course à pied, ceux qui, sûrs de leurs forces, excellent au lancement du javelot ou des flèches légères, ou ceux qui osent engager la lutte, armés du ceste en cuir cru, [5,70] que tous se présentent, en espérant la récompense d'une palme méritée. Tous faites silence, et ceignez vos tempes de rameaux de feuillage". Après ce discours, Énée se voile les tempes du myrte sacré de sa mère. Hélymus fait de même, et aussi Aceste, dans la maturité de son âge; et puis le jeune Ascagne, imité par le reste de la jeunesse. 75 Quant à Énée, à l'issue de l'assemblée, il se dirige vers le tumulus, suivi de milliers de personnes et entouré d'une puissante escorte. Là, faisant une libation rituelle à Bacchus, il verse sur le sol deux coupes de vin pur, deux de lait frais et deux de sang consacré, puis jette des fleurs couleur de pourpre en déclarant: [5,80] "Salut, père divin, une seconde fois; salut à vous, cendres, âmes et ombres de mon père, que j'ai retrouvées, bien en vain. Il ne nous a pas été accordé de chercher ensemble l'Italie et les terres promises, ni le Thybris ausonien, quel qu'il soit". Il avait fini de parler, quand du fond du sanctuaire se glissa 85 un énorme serpent, traînant sept anneaux, sept replis ondoyants. Il enlaça paisiblement le tombeau, avant de se couler entre les autels. Son échine marquée de taches bleu sombre et ses écailles flamboyaient avec l'éclat de l'or, tel un arc-en-ciel qui, face au soleil, lance à travers les nuages tout l'éventail de ses couleurs. [5,90] À cette vue, Énée se figea de stupeur. Enfin, en une longue progression, le serpent rampa parmi les patères et les coupes délicates, goûta aux offrandes sacrées, puis s'en retourna, sans faire de mal, au fond du tombeau, délaissant les autels où il s'était nourri. Avec une ardeur accrue, Énée reprend les cérémonies commencées 95 en l'honneur de son père, ne sachant s'il s'agit du génie du lieu ou d'un servant de son père; il immole selon le rite deux brebis de deux ans, autant de porcs, autant de jeunes taureaux aux noires échines; il répand le vin des patères, invoque l'âme du grand Anchise et ses Mânes renvoyés de l'Achéron. [5,100] Ses compagnons aussi, chacun selon ses moyens, tout joyeux, apportent leurs offrandes, en chargent les autels et immolent des boeufs; d'autres disposent en bonne place les ustensiles de bronze et, assis dans l'herbe, attisent les braises sous les broches et font griller les viandes. Le jour attendu était là, et maintenant, dans la lumière limpide, 105 la neuvième Aurore apparaissait, tirée par les chevaux de Phaéthon. La nouvelle des jeux, le nom de l'illustre Aceste avaient attiré les voisins; dans une joyeuse cohue, ils avaient empli le rivage, désireux de voir les Énéades, certains étant prêts à concourir. Tout d'abord, bien en vue, au centre du cercle, on expose les prix: [5,110] des trépieds sacrés et des couronnes verdoyantes, et des palmes, toutes les récompenses destinées aux vainqueurs, des armes et des vêtements de pourpre, des talents d'or et d'argent. La trompette, du milieu d'un talus, sonne l'ouverture des jeux. Pour les premières épreuves, quatre navires de même catégorie 115 choisis parmi toute la flotte s'avancent avec leurs lourdes rames. Mnesthée commande la rapide "Pristis" et ses ardents rameurs, Mnesthée, qui, Italien bientôt, donnera son nom à la famille de Memmius; Gyas dirige l'énorme "Chimère", à la masse énorme aussi, vraie ville flottante, qu'actionne le triple banc de rameurs [5,120] des jeunes Dardaniens, dont les rames se soulèvent en cadence; Sergeste, de qui la famille Sergia tient son nom, se déplace sur le grand "Centaure", et la "Scylla" couleur bleu sombre transporte Cloanthe, d'où ta maison tire son origine, ô Romain Cluentius. Loin au large, face au rivage écumant, on voit un rocher 125 que parfois les flots gonflés viennent battre et recouvrir, lorsque les bises hivernales dissimulent les constellations. Par temps calme, c'est le silence; vraie terrasse, il émerge de l'onde immobile, séjour recherché pour les plongeons amis du soleil. Là, d'une yeuse au vert feuillage, le sage Énée fait une borne, [5,130] signal dressé pour que les marins sachent d'où revenir et où tourner en décrivant de longues courbes. Ensuite le sort désigne les emplacements. Debout sur les poupes, parés d'or et de pourpre, les capitaines resplendissent au loin. Les jeunes marins, couverts de feuillage de peuplier, 135 sont tout luisants de l'huile versée sur leurs épaules nues. Installés sur les bancs, bras tendus sur les rames, attentifs, ils attendent le signal; leurs coeurs exaltés s'épuisent, dans la peur qui les frappe et dans leur désir exacerbé de louanges. Dès que la trompette eut donné son éclatant signal, tous aussitôt [5,140] bondissent de leurs lignes; les cris des marins frappent l'éther; les bras agités retournent les flots qui se couvrent d'écume. Des sillons égaux se creusent, et toute la plaine marine s'entrouve, déchirée par les rames et les éperons à trois dents. Dans une course de biges, les chars ne se précipitent pas avec tant d'ardeur, 145 quand, sortis des carcères, ils ont gagné la plaine et s'y ruent, et les auriges, une fois lancés les atellages, ne sont pas ainsi penchés, tête en avant, pendus à leurs fouets, agitant leurs brides ondoyantes. Alors tout le bois résonne des applaudissements bruyants des spectateurs et des cris ardents des supporters; l'anse du rivage répercute les voix; [5,150] les collines frappées par les clameurs en renvoient l'écho. Avant les autres, Gyas s'échappe et le premier glisse sur les vagues, au milieu d'une foule frémissante; Cloanthe le suit, meilleur à la rame; mais, à cause de son poids, le bateau prend du retard. Derrière eux, à distance égale, 155 la "Pristis" et le "Centaure" cherchent chacun à se dépasser; tantôt la "Pristis" est en tête; tantôt l'énorme "Centaure" l'emporte et la double; tantôt tous deux ensemble avancent de front, et de leurs longues carènes sillonnent les ondes salées. Déjà ils étaient proches du rocher et touchaient la borne, [5,160] quand Gyas, en tête et vainqueur à la mi-course, appelle à haute voix Ménétès, le pilote de son navire: "Où vas-tu tellement à droite? Serre plutôt de ce côté; longe le bord, et sur la gauche laisse les rames frôler les écueils; que les autres prennent le large", dit-il; mais Ménétès, 165 redoutant d'invisibles rochers, fait virer sa proue vers la mer. "Où vas-tu par là?" Puis encore: "Gagne les rochers, Ménétès!" lui criait Gyas en le rappelant; et voici qu'il se retourne et voit dans son dos, tout proche, Cloanthe qui le presse. Ce dernier se faufile entre le bateau de Gyas et les écueils sonores, [5,170] par la gauche, à l'intérieur; brusquement il passe le premier et gagne les eaux sûres, laissant la borne derrière lui. Une souffrance sans bornes brûle jusqu'aux os le jeune homme; des larmes lui inondent les joues; oublieux de sa dignité et du salut de ses compagnons, il pousse le trop lent Ménétès 175 du haut de la poupe, et le précipite tête en avant dans la mer. Lui, le capitaine, prend la place du pilote; il est le maître, exhorte les hommes et dirige la barre vers le rivage. Et, lorsqueil est enfin sorti de l'eau, accablé, - il est âgé déjà, et ruisselant dans ses vêtements mouillés, - [5,180] Ménétès gagne le sommet de l'écueil et s'assied au sec sur le rocher. Les Teucères ont ri, lorsqu'ils l'ont vu glisser et nager, et ils rient à le voir recracher de sa poitrine des flots d'eau salée. Alors, les deux derniers, Sergeste et Mnesthée, sont heureux en voyant s'allumer l'espoir de l'emporter sur Gyas, mis en retard. 185 Sergeste prend la tête et s'approche du rocher, mais pourtant il n'a pas une longueur entière d'avance; il n'est premier qu'en partie, l'éperon de sa rivale "Pristis" le serrant à l'arrière. Alors, s'avançant du milieu du bateau parmi ses compagnons, Mnesthée les encourage: "Allons, allons pressez sur les rames, [5,190] compagnons d'Hector, vous que, lors du jour suprême de Troie, j'ai choisis pour me suivre; c'est le moment de faire éclater ces forces, ce courage, qui vous ont servi dans les Syrtes gétules, et sur la mer Ionienne et parmi les flots tumultueux du cap Malée. Désormais Mnesthée renonce au premier prix; je ne lutte pas pour vaincre. 195 - quoique...! Ô Neptune, que l'emporte celui à qui tu as réservé la palme!-; ce serait honteux d'être dernier: remportez au moins cette victoire, mes amis, empêchez ce déshonneur". Les hommes dans un effort ultime se penchent sur les rames: la poupe d'airain tremble et le sol se dérobe sous leurs amples battements; une respiration haletante secoue les membres [5,200] et dessèche les bouches; sur les corps, partout, ruisselle la sueur. Un hasard leur apporta précisément l'honneur qu'ils souhaitaient. Car, tandis que, dans sa fougue, il presse sa proue vers le rocher, se faufilant et s'avançant dans le passage dangereux, l'infortuné Sergeste va s'échouer sur les rocs en saillie. 205 Le récif est ébranlé; les rames, heurtant les arêtes du rocher, ont craqué, tandis que la proue défoncée reste suspendue. Les matelots se dressent, et poussant des cris, tentent de se dégager; ils saisissent des piques de fer et des épieux garnis de pointes et recueillent du gouffre leurs rames brisées. [5,210] Quant à l'heureux Mnesthée, rendu plus ardent encore par le succès, avec sa troupe de rapides rameurs, et les vents qu'il a invoqués, il gagne des zones calmes et file sur la mer qui s'ouvre à lui. On dirait une colombe subitement chassée de la caverne où, au creux d'une pierre, elle a fait sa demeure et son nid douillet, 215 et qui prend son envol vers les champs; effrayée, dans son abri, elle bat vigoureusement des ailes, mais bientôt, glissant dans l'air limpide, elle rase la surface de l'eau, sans plus mouvoir ses ailes rapides. Comme elle, la "Pristis" de Mnesthée, s'échappe, fend les ultimes flots restant à franchir, entraînée dans son vol par son élan même. [5,220] D'abord elle laisse derrière elle Sergeste, qui se débat sur le haut récif et dans les bas-fonds, appelant vainement à l'aide, s'essayant à faire la course avec des débris de rames. Puis elle rejoint Gyas et la très massive "Chimère" qui, privée de son pilote, cède devant elle. 225 Désormais, à la fin du parcours, Cloanthe reste seul en tête; Mnesthée veut le rejoindre et, de toutes ses forces, le serre de près. Alors les cris redoublent et tous encouragent le poursuivant de leurs voeux, tandis que dans l'éther retentissent les cris. Les uns s'indignent à l'idée de perdre la palme qui leur revient, [5,230] la gloire déjà conquise; et pour l'honneur, ils risqueraient leur vie. Les autres savourent leur succès: ils peuvent, puisque ils croient pouvoir. Et leurs proues étant alignées, la "Pristis" l'aurait peut-être emporté, si Cloanthe, les deux mains tendues vers le large, ne s'était répandu en prières et n'avait invoqué les dieux en faisant des voeux: 235 "Dieux qui détenez l'empire de la mer, maîtres de ces flots que je parcours, je serai heureux de consacrer sur ce rivage un taureau éclatant, en votre honneur, pour m'acquitter de ce voeu devant vos autels; je jetterai ses entrailles dans l'onde salée, et ferai des libations de vin." Il parla, et dans les profondeurs des flots, tous l'entendirent: [5,240] le choeur des Néréides et de Phorcus, et la vierge Panopée; le vénérable Portunus en personne le poussa de sa main puissante. Plus rapide que le Notus et qu'une flèche ailée, le navire vola vers le rivage et disparut au fond du port. Alors, le fils d'Anchise convoque tous les concurrents, 245 selon la coutume; par la voix puissante du héraut il proclame Cloanthe vainqueur et lui couronne les tempes de vert laurier; il accorde aussi à chacun de choisir trois jeunes taureaux par navire, et d'emporter du vin et un grand talent d'argent. Aux capitaines il accorde encore des honneurs particuliers: [5,250] au vainqueur, une chlamyde d'or, avec son double méandre de pourpre mélibéenne, qui court tout autour en une large bordure. Tissée dans la toile, une image représente le jeune prince courant dans l'Ida feuillu, harassant de son javelot des cerfs rapides; il est ardent, semble essoufflé. Un aigle rapide, le porte-foudre de Jupiter, 255 l'enlève de l'Ida, l'emportant au ciel dans ses serres crochues; ses vieux gardiens en vain tendent les mains vers les astres, et les aboiements des chiens s'élèvent rageusement dans les airs. Celui qui, par sa valeur, a conquis la seconde place, reçoit une cotte de mailles d'or à triple épaisseur, fixée par des crochets polis. [5,260] Énée, vainqueur, l'avait arrachée à Démoléos, près du rapide Simoïs, au pied de la fière Ilion; il la donne pour qu'elle serve au héros de marque d'honneur et de protection sous les armes. Ses serviteurs Phégée et Sagaris, avaient du mal à porter à deux sur leurs épaules cette cuirasse aux multiples mailles, qu'avait pourtant 265 revêtue jadis Démoléos, quand il pourchassait les Troyens débandés. Le troisième prix consiste en deux bassins de bronze, des vases d'argent magnifiques, ornés de figures en relief. Et déjà tous les vainqueurs primés, fiers de leurs richesses, s'avançaient, les tempes ceintes de bandeaux de pourpre, [5,270] quand, parvenu à force d'habileté à s'arracher au cruel rocher, affaibli par la perte de ses rames et d'un rang de rameurs, Sergeste tout penaud s'avança poussant son bateau sous les quolibets. Il était comme un serpent, surpris parfois sur le bord d'une route; une roue de bronze lui est passée en travers, ou un voyageur 275 l'a laissé à demi-mort, lourdement frappé ou lacéré par une pierre. Cherchant à fuir, tordant en vain son corps en longs replis, il reste redoutable, avec ses yeux ardents et son cou sifflant qu'il soulève bien haut; la partie atteinte par la blessure le retient tandis qu'il lutte en se contorsionnant, et se replie sur lui. [5,280] Ainsi se mouvait lentement le navire, avec des rameurs affaiblis; pourtant il hisse les voiles et, vent en poupe, pénètre dans le port. Énée gratifie Sergeste de la récompense promise, heureux de voir le bateau sauvé et ses compagnons ramenés sains et saufs. On lui donne une esclave, habile aux travaux de Minerve, 285 d'origine crétoise, nommée Pholoé, et ses jumeaux encore à la mamelle. Cette compétition achevée, le pieux Énée se dirige vers une prairie qu'enserraient de tous côtés des collines boisées; le cercle d'un théâtre occupait le centre du vallon. Le héros, accompagné de gens par milliers, s'y rend [5,290] et prend place sur une estrade, au milieu de l'assistance. Là, il invite ceux qui voudraient s'affronter à la course, stimulant les courages par des récompenses, et exposant les prix. De partout convergent Teucères et Sicanes mêlés. Nisus et Euryale sont les premiers, 295 Euryale connu pour sa beauté et sa verte jeunesse, Nisus, pour l'amour sacré qu'il porte à cet enfant. Derrière eux se présente Diorès, prince de la noble lignée de Priam. Il est suivi de près par Salius et Patron; l'un est Acarnanien, l'autre, de sang arcadien, provient d'une famille de Tégée. [5,300] Voici ensuite Hélymus et Panopès, deux jeunes Trinacriens, rompus à la vie des bois, compagnons du vieil Aceste, et une foule d'autres encore, qu'un nom obscur a laissé dans l'oubli. Énée alors au milieu d'eux leur parla en ces termes: "Écoutez avec attention, et tournez vers moi vos esprits en fête. 305 Nul d'entre vous ne s'en ira sans recevoir un prix. À chacun je donnerai à emporter deux brillants javelots de Cnosse au fer poli et une double hache d'argent ciselé; cette distinction sera commune à tous. Les trois premiers recevront des prix et leur tête sera ceinte d'une blonde couronne d'olivier. [5,310] Le vainqueur obtiendra un cheval aux phalères insignes, le deuxième, le carquois d'une Amazone, plein de flèches thraces, entièrement serré dans un large baudrier d'or, et fixé sur le dessous par une fibule ornée d'une grosse pierre précieuse; le troisième s'en ira content avec ce casque d'Argos". 315 Après ces paroles, ils prennent position; et soudain, au son du signal, ils s'élancent, quittent la ligne de départ, se répandant comme une nuée. Dans la dernière ligne du parcours, Nisus se détache en tête, loin devant les autres; il s'échappe, plus rapide que les vents et que les ailes de l'éclair. [5,320] Le plus proche de lui est Salius, mais à une longue distance; après un certain intervalle, on trouve en troisième position Euryale. Hélymus suit Euryale. Puis enfin, derrière lui, voilà Diorès qui s'envole, talonnant déjà son rival et touchant son épaule. 325 S'il restait plus de trajet à parcourir, il s'échapperait, passerait devant lui et laisserait le résultat incertain. Et déjà ils avaient presque parcouru la dernière distance et, épuisés, ils approchaient du but, quand l'infortuné Nisus s'affale, glissant dans une flaque du sang qui s'était répandu sur le sol [5,330] lors de l'immolation des taureaux, et avait détrempé le gazon. Le jeune homme, qui déjà triomphait de sa victoire, ne put maintenir sur le sol ses pas titubants; il tomba, tête en avant, dans la fange immonde et le sang du sacrifice. Toutefois il n'oublia pas Euryale, non, il n'oublia pas ses amours. 335 Dans la flaque glissante, il se redressa, juste devant Salius qui fit une culbute et resta étendu dans le sable durci. Euryale surgit; vainqueur grâce à son ami, il prend la première place et s'envole, porté par des tonnerres d'applaudissements. Derrière arrive Hélymus, et Diorès obtient la troisième palme. [5,340] Alors l'immense amphithéâtre, avec toute son assistance et les notables installés aux premiers rangs, s'emplit des cris terribles de Salius; il exige qu'on lui rende l'honneur que lui a arraché la ruse. La faveur de la foule soutient Euryale: ses larmes attendrissantes, sa valeur naissante alliée à sa beauté lui attirent les sympathies. 345 Diorès l'appuie, et intervient à haute voix, lui qui s'est approché du but et a gagné mais en vain le dernier prix, si le premier devait être attribué à Salius. Alors le bon Énée dit: "Vos récompenses vous restent assurées, mes enfants, et personne ne change l'ordre des prix; [5,350] mais permettez-moi de m'apitoyer sur le malheur immérité d'un ami". Ayant ainsi parlé, il offre à Salius l'immense toison d'un lion de Gétulie, lourde de sa crinière et de ses griffes dorées. Alors Nisus dit: "Si les prix des vaincus sont si importants, et si tu as pitié de ceux qui sont tombés, quels prix dignes de lui 355 donneras-tu à Nisus? J'aurais mérité l'honneur de la première couronne si la fortune qui fut hostile à Salius ne m'avait pas emporté moi aussi?" Et tout en parlant, il faisait voir son visage et ses membres souillés d'une boue sale. L'excellent Énée lui sourit, et fit apporter le bouclier, chef d'oeuvre de Didymaon, [5,360] que les Grecs avaient détaché du portail du sanctuaire de Neptune. Et il offre au valeureux jeune homme cette récompense prestigieuse. Ensuite, une fois la course terminée et les récompenses octroyées: "Maintenant, si quelqu'un ressent en son coeur valeur et courage, qu'il se présente et lève haut les bras, les mains bandées de cuir". 365 Ainsi parle Énée, et il propose pour le combat une double récompense: pour le vainqueur, un jeune taureau voilé d'or et de bandelettes; pour le vaincu, en guise de consolation, une épée et un casque magnifique. Les choses ne traînent pas. D'emblée, Darès, avec sa force démesurée, attire les regards et se dresse, suscitant le murmure des assistants. [5,370] Il était le seul à avoir eu l'habitude de se mesurer à Pâris; c'est lui aussi qui, près du tombeau où repose le grand Hector, terrassa le victorieux Butès, ce géant qui se prévalait de descendre de la dynastie d'Amycus le Bébryce: il l'étendit mourant sur le sable blond. 375 Ainsi Darès lève fièrement la tête, prêt à engager le combat; il laisse voir ses larges épaules et lève alternativement les bras vers l'avant, fouettant l'air avec énergie. On lui cherche un adversaire; mais de l'assistance si nombreuse, personne n'ose affronter ce héros ni armer ses mains du ceste. [5,380] Dès lors, heureux à l'idée que tous ont renoncé à la palme, il se tient debout aux pieds d'Énée et, sans attendre davantage, saisit de la main gauche le taureau par une corne, en disant: "Fils de déesse, si personne n'ose s'engager dans un combat, quand finira cette attente? Combien de temps va-t-on me retenir? 385 Ordonne que j'emmène mon prix". Et en même temps, tous les Dardanides murmuraient en exigeant qu'on lui remît la récompense promise. Alors Aceste adresse de lourds reproches à Entelle, installé justement tout près de lui, sur un lit de gazon verdoyant: "Entelle, qui fus jadis, bien inutilement, le plus vaillant des héros, [5,390] peux-tu permettre sans réagir que l'on remporte sans combat des prix si prestigieux? Où donc se trouve Éryx, ce dieu fameux, que vainement nous célébrons comme notre maître? Où est ton renom qui couvrait la Trinacrie entière, et ces trophées suspendus à ton toit?" Celui-ci rétorque: "L'amour des louanges et la gloire n'ont pas cédé, 395 chassés en moi par la peur; mais la lente vieillesse a refroidi mon sang qui perd de sa vigueur; mes forces s'épuisent et s'alanguissent. Si maintenant je jouissais encore de ma jeunesse d'antan, jeunesse d'où ce hâbleur tire son assurance et son insolence, ni un prix ni un taureau magnifique ne m'auraient fait venir, [5,400] et je n'attends pas de récompenses". Après avoir ainsi parlé, il lance devant lui les deux cestes, d'un poids considérable, dont l'ardent Éryx avait coutume de s'armer les mains pour les combats, en se bandant les bras de solides lanières de cuir. Cette vue frappe les esprits: des lames de plomb et de fer cousues 405 raidissaient les immenses peaux de sept énormes boeufs. Plus que tous, Darès même reste stupéfait et de loin refuse le combat; le magnanime fils d'Anchise tourne et retourne en tous sens la masse énorme de ces lanières qui s'enroulent sans fin. Alors le vieil Entelle laissa monter de son coeur ces paroles: [5,410] "Que dirait celui qui aurait vu les cestes d'Hercule et ses armes, et le combat affreux qui eut lieu sur ce rivage? Ces armes-là, ton frère Éryx les portait autrefois - tu les vois encore souillées de sang et de cervelle éclatée - , avec elles, il affronta le grand Alcide; moi, je les portais d'habitude 415 aussi longtemps qu'un sang meilleur a assuré mes forces, quand l'envieuse vieillesse n'avait pas semé sur mes tempes sa blancheur. Mais si Darès le Troyen récuse ces armes qui m'appartiennent, si cela agrée au pieux Énée, et si Aceste mon garant approuve, combattons à armes égales. Je renonce pour toi aux lanières d'Éryx, [5,420] - cesse d'avoir peur -, et toi, défais-toi de tes cestes troyens". Sur ces paroles, il rejeta de ses épaules son double manteau, dévoila ses membres aux fortes articulations, son ossature et ses bras puissants, puis se dressa, énorme, au milieu de l'arène. Alors le bienveillant fils d'Anchise choisit des cestes équivalents 425 et laça aux mains des deux pugilistes des armes égales. Tous deux aussitôt se dressent sur la pointe des pieds, immobiles, impavides, et lèvent leurs bras vers le ciel. Loin en arrière, ils ont détourné leurs têtes, qu'ils relèvent pour parer un coup; ils entremêlent leurs mains et entament le combat. [5,430] L'un a les pieds plus agiles, compte sur sa jeunesse; l'autre vaut par ses muscles et sa masse; mais il tremble, et ses genoux, trop lents, fléchissent; un halètement pénible secoue ses membres de géant. Nombreux et vains sont les coups qu'échangent ces hommes; ils frappent et frappent encore au creux de leur flanc, faisant résonner 435 puissamment leur poitrine; leur main sans cesse frôle de près les oreilles et les tempes; la dureté d'un coup fait craquer les mâchoires. Le massif Entelle est debout et, immobile, figé dans son effort, l'oeil vigilant, esquive simplement les coups d'un mouvement du corps. Darès ressemble à l'assaillant d'une ville forte avec des machines de guerre, [5,440] ou à celui qui, en armes, investit des redoutes dans la montagne; il explore un accès, un autre, et le terrain tout entier, avec habileté, puis, sans succès, presse son adversaire d'assauts divers. Entelle se dressant montre sa main droite qu'il lève bien haut. L'autre, subtil, a prévu le coup venant d'au-dessus de lui; 445 ayant fait glisser son corps agile, il s'est retiré; Entelle, frappant l'air, a perdu ses forces et, entraîné par son propre élan, s'écroule lourdement de tout son poids sur le sol, comme parfois s'écroule sur l'Érymanthe, ou sur le grand Ida, un pin creux arraché à ses racines. [5,450] Passionnés, Teucères et jeunes de Trinacrie se lèvent ensemble. Un cri monte au ciel, et Aceste est le tout premier à accourir. En s'apitoyant sur son ami, du même âge que lui, il le relève de terre. Mais sans que sa chute le retarde ou l'effraye, plus ardent encore, le héros retourne au combat tandis que la colère attise sa violence. 455 Alors sa fierté, la conscience de sa valeur ravivent ses forces; dans sa fougue, il pousse devant lui Darès qui se précipite autour de l'arène; il le frappe à coups redoublés, tantôt de sa droite, tantôt de sa gauche. Point de relâche, point de répit: comme, au cours d'une grande tempête, les nuages grondent sur les sommets, le héros des deux mains [5,460] assène des coups serrés, poussant et renversant Darès. Alors le brave Énée ne laissa pas les colères s'envenimer davantage. Ne souffrant pas qu'Entelle persistât dans ces sentiments exacerbés, il mit fin au combat, et en arracha Darès épuisé. Avec des paroles apaisantes, il lui dit: 465 "Malheureux, quelle démence sans borne a saisi ton coeur? Ne sens-tu pas que d'autres forces sont en jeu, que la volonté divine a tourné? Cède au dieu". Il parla et sa voix interrompit le combat. Mais tandis que Darès traîne ses genoux malades, agitant la tête de gauche à droite, crachant par la bouche [5,470] un sang épais et des dents qui s'y mêlent, ses fidèles compagnons le conduisent vers les navires. On les rappelle, et ils reçoivent le casque et l'épée; on laisse à Entelle la palme et le taureau. Alors, vainqueur, le coeur triomphant d'orgueil, fier de son taureau, il dit: "Fils de déesse, et vous, Teucères, apprenez ceci. 475 Sachez quelles forces possédait mon corps, au temps de ma jeunesse, et de quelle mort vous avez rappelé Darès, que vous conservez vivant." Il dit et se tient droit, contre le mufle du taureau, prix du combat, qui debout lui faisait face. De toute sa hauteur, la main droite ramenée en arrière, il lui asséna les lourds cestes entre les cornes [5,480] et, lui fracassant la cervelle, les lui enfonça jusqu'aux os. La bête est abattue; sans vie, tremblante, elle s'affale sur le sol. Lui ajoute encore ces paroles qui s'échappent de son coeur: "Éryx, je m'acquitte de ma dette, t'offrant en échange de la mort de Darès, une victime meilleure; victorieux, je dépose ici mes cestes et mon art". 485 Sans attendre, Énée invite les amateurs éventuels à un concours de tir à l'arc et en annonce les prix. De sa main puissante il dresse un mât provenant du navire de Séreste, y place une corde à laquelle il attache une agile colombe. Tout en haut du mât, elle servira de cible. [5,490] Les concurrents se rassemblent; on a jeté les sorts dans un casque de bronze. Salué par des applaudissements, le tout premier à sortir est le nom d'Hippocoon, l'Hyrtacide; il est suivi de Mnesthée, le tout récent vainqueur des régates, Mnesthée couronné de vert olivier. 495 Le troisième est Eurytion, ton frère, ô très illustre Pandare, toi qui jadis sur ordre jetas la confusion dans les accords, et qui le premier lanças un trait au milieu des Achéens. Le dernier nom à rester au fond du casque fut celui d'Aceste, qui osa éprouver son bras à cet exercice d'hommes jeunes. [5,500] Alors, chacun selon leurs forces, ils mettent toute leur énergie à courber les arcs souples, et tirent les traits des carquois. Faisant vibrer la corde de l'arc, la première flèche à traverser le ciel est celle du jeune Hyrtacide. Elle vole et fend les airs, arrive au but et va se ficher dans le tronc du mât qui lui fait face. 505 Le mât a tremblé; l'oiseau, épouvanté, agite ses ailes de frayeur et ces battements fous font résonner tout le montage. Ensuite, le fougueux Mnesthée a ajusté son arc et s'est arrêté, regardant vers le haut, les yeux aussi tendus que le trait. Mais malheureusement sa flèche n'atteignit pas l'oiseau même; [5,510] il ne put que trancher les noeuds et les lacets de lin quile tenaient attaché par la patte en haut du mât; prenant son vol, l'oiseau s'enfuit dans le vent vers les sombres nuages. Alors, promptement, Eurytion, qui tenait depuis un moment déjà son arc bandé et ses flèches tendues, appelle son frère de ses voeux. 515 Il avait repéré la colombe tout heureuse déjà dans le ciel dégagé, battant des ailes, et il la transperça quand elle passait sous un sombre nuage. Elle tomba inerte, perdit la vie parmi les astres de l'éther et, dans sa chute, ramena la flèche qui l'avait transpercée. Seul restait Aceste, qui avait perdu la palme. [5,520] Pourtant il lança sa flèche dans les souffles aériens, montrant ainsi son habileté à faire sonner son arc. Alors soudain, sous les yeux de l'assistance, se produisit un prodige, qui allait être de grand augure. Par après, un événement important le révéla et les devins peu rassurants chantèrent des présages réalisés tardivement. 525 Or donc, volant dans les nuages humides, la flèche prit feu et traça une route de flammes; ténue, elle se consuma et disparut dans les airs. Souvent des étoiles ainsi se détachent et traversent le ciel, laissant dans leur vol traîner leur chevelure. Tous restèrent figés, étourdis, et Trinacriens comme Teucères [5,530] invoquèrent les dieux du ciel. Ce présage, le grand Énée ne le refusa pas: il embrassa l'heureux Aceste, le combla de riches présents et lui tint ce discours: "Accepte, père; car, par ces auspices, le grand roi de l'Olympe a voulu te voir remporter les honneurs, toi, que le sort avait exclu. 535 Tu posséderas ce présent qui vient du vieil Anchise lui-même, un cratère incrusté de reliefs, que jadis Cissée de Thrace avait offert à mon père Anchise, par une faveur insigne, pour qu'il l'emportât en souvenir et en gage de leur affection". Cela dit, il lui ceignit les tempes de vert laurier, [5,540] et proclama Aceste vainqueur, premier avant tous les autres. Le bon Eurytion ne lui envia même pas l'honneur de cette préséance, bien que lui seul eût fait tomber l'oiseau du haut du ciel. S'avança ensuite pour recevoir son prix celui qui avait brisé le lacet, et en dernier lieu, celui qui avait fiché dans le mât sa flèche ailée. 545 Mais, dès avant la fin de la compétition, le vénérable Énée appelle près de lui le gouverneur et compagnon du jeune Iule, le fidèle Épytidès; il lui glisse ces mots à l'oreille: "Allons, va; si Ascagne tient déjà prête sa troupe d'enfants et s'il a disposé les chevaux pour la parade, qu'il mène ses escadrons [5,550] en l'honneur de son aïeul et se présente en armes; dis-le-lui". Lui-même ordonne à toute la foule répandue le long du cirque de s'écarter et de dégager la piste. Les enfants s'avancent. En rangs, sous les regards de leurs parents, ils resplendissent sur leurs chevaux bridés et, à leur passage, 555 toute la jeunesse de Trinacrie et de Troie murmure son admiration. Tous, selon la coutume, portent sur les cheveux une couronne bien taillée; chacun tient deux javelots de cornouiller garnis d'une pointe de fer; certains ont sur l'épaule un carquois brillant; en haut de leur torse, un souple collier d'or glisse en torsade autour de leur cou. [5,560] Ils évoluent en trois groupes de cavaliers; les trois chefs sont suivis chacun par deux groupes de six enfants, qui, resplendissants, défilent sur deux colonnes avec leurs écuyers. Un des groupes d'enfants est fier d'être conduit par le jeune Priam, portant le nom de son aïeul, ton illustre rejeton, Politès, 565 destiné à accroître le nombre des Italiens; il monte un cheval thrace, de deux couleurs, arborant fièrement les taches blanches de ses pattes antérieures et son front blanc haut dressé. L'autre chef est Atys, d'où les Latins Atii tirent leur race, le jeune Atys, un enfant aimé de l'enfant Iule. [5,570] Le dernier, éclipsant tous les autres en beauté, est le beau Iule; il monte un cheval de Sidon, que la radieuse Didon lui avait offert en souvenir d'elle et en gage d'affection. Les autres enfants montent des chevaux de Trinacrie, appartenant au vieil Aceste. 575 Des applaudissements accueillent les enfants intimidés; tout heureux, les Dardaniens les admirent, reconnaissent des traits d'anciens parents. Devant toute l'assistance, et sous les yeux des leurs, joyeusement ils défilèrent sur leurs montures. Puis, lorsqu'ils furent prêts, Épytidès donna de loin le signal en criant et fit claquer son fouet. [5,580] Les trois groupes se séparent en un mouvement symétrique, rompant leurs rangs en deux files distinctes; puis ils reviennent, lances dressées, et font converger leur trajectoire. Ensuite, ils entament d'autres courses et d'autres retours en arrière, se faisant face à distance. Puis, entremêlant leurs mutuelles évolutions, 585 ils se livrent, avec leurs armes, à des combats simulés: tantôt ils fuient, découvrant leurs dos, tantôt, retournant leurs javelots, ils passent à l'offensive; tantôt, la paix conclue, ils évoluent côte à côte. De même autrefois, dit-on, dans la Crète montagneuse, le Labyrinthe abritait dans ses parois aveugles [5,590] un itinéraire enchevêtré, aux mille chemins trompeurs et incertains, où une erreur imperceptible supprimait irrémédiablement tout signe de piste. Ce n'est pas autrement que les enfants des Teucères dans leurs courses brouillent les traces, entremêlant par jeu fuites et combats, semblables à des dauphins qui, nageant dans les mers limpides, 595 fendent les mers de Carpathos et de Libye [en se jouant des flots]. Ce genre de parade, ces compétitions, Ascagne fut le le premier à les reproduire lorsqu'il entoura de murailles Albe-la-Longue; il apprit aux anciens Latins à les célébrer, comme lui l'avait fait, quand il était enfant, et avec lui la jeunesse de Troie. [5,600] Les Albains l'enseignèrent à leurs enfants; de là, plus tard, la puissante Rome recueillit et maintint cet honorable rite ancestral: de nos jours on parle des enfants de Troie et de leur troupe troyenne. Ainsi furent célébrés les jeux en l'honneur d'un père vénéré. Dès ce moment, la Fortune se mit à tourner, changeant de protégés. 605 Pendant que l'on rend au tombeau les hommages de ces jeux solennels, Junon la Saturnienne du haut du ciel dépêche Iris vers la flotte d'Ilion. Au moment où part son envoyée, elle fait souffler des vents favorables, agitant mille pensées: elle n'a pas encore digéré sa vieille rancoeur. La vierge elle se hâte, courant à travers un arc aux mille couleurs, [5,610] et descend par ce sentier rapide, sans que personne ne la voie. Elle aperçoit un immense rassemblement et, parcourant des yeux le rivage, remarque les ports déserts et la flotte abandonnée. Assez loin, en retrait sur une plage isolée, des Troyennes déploraient la mort d'Anchise et toutes regardaient la mer profonde en pleurant. 615 Hélas, lasses de tant d'écueils, devant une mer si vaste à franchir, toutes n'ont qu'une seule voix: elles demandent une ville, excédées d'endurer les épreuves de la mer. Or donc, Iris, qui n'ignore rien de l'art de nuire, se jette parmi elles, renonçant à son apparence et à ses vêtements de déesse. [5,620] Elle devient Béroé, l'épouse âgée de Doryclus du Tmaros, - elle avait eu jadis une famille, un nom et des enfants -, et s'introduit au milieu des femmes des Dardanides. "Malheureuses sommes-nous", dit-elle, "de n'avoir pas été traînées vers la mort, pendant la guerre, sous les murs de notre patrie! 625 Race infortunée, à quel désastre la Fortune te destine-t-elle? Depuis l'écroulement de Troie, c'est déjà le septième été; nous avons parcouru des mers, des terres variées, tant de rochers inhospitaliers, tant de climats, tout en poursuivant, ballottées sur les flots sur l'immensité marine, l'Italie qui se dérobe. [5,630] Ici se trouvent les terres d'un Éryx fraternel et de notre hôte Aceste. Qui nous empêche d'élever des murs, de donner une ville à des citoyens? Ô patrie, et vous, Pénates arrachés inutilement à nos ennemis, n'y aura-t-il plus jamais de remparts appelés 'murs de Troie'? Ne verrai-je nulle part les fleuves d'Hector, un Xanthe et un Simoïs? 635 Allons, secouez-vous et brûlez avec moi ces poupes de malheur. Dans mon sommeil, en effet, j'ai cru voir l'image de Cassandre, la prophétesse me tendant des torches ardentes: "Cherchez Troie ici; ici est votre demeure", dit-elle. C'est maintenant le moment d'agir; point d'hésitation devant de si grands prodiges. Voici quatre autels [5,640] dédiés à Neptune: le dieu lui-même fournit des torches et du courage". À ces mots, elle est la première à saisir vivement une torche enflammée et, levant haut la main, elle la brandit dans un grand effort et la lance. Les esprits des femmes d'Ilion sont tendus, et leurs coeurs stupéfaits. Alors, l'une d'elles, la plus âgée de cette multitude, 645 Pyrgo, la nourrice royale de tant d'enfants de Priam, prend la parole: "Non, devant vous ce n'est pas Béroé; mes amies, ce n'est pas la Rhétéenne, l'épouse de Doryclus; notez bien les signes d'une beauté divine: ses yeux ardents, son esprit, son visage et le son de sa voix ou l'allure de sa démarche. [5,650] Je quitte moi-même à l'instant Béroé, que j'ai laissée malade, s'indignant d'être la seule privée d'une telle célébration, et de ne point rendre à Anchise les honneurs mérités". Ainsi parla-t-elle. Mais les matrones, tout d'abord indécises, regardaient les bateaux 655 d'un oeil mauvais, partagées entre leur malheureux amour pour la terre où elles se trouvaient et le royaume où les appelait le destin, quand la déesse soudain, de ses deux ailes se souleva dans le ciel, et dans sa fuite découpa sous les nuages un immense arc-en-ciel. Alors vraiment, terrifiées par ces prodiges et poussées par la colère, [5,660] elles crient ensemble et dérobent du feu aux foyers sacrés; certaines dépouillent les autels, et entassent feuilles, branches et torches. Vulcain, toutes rênes lâchées, fait rage à travers les bancs, les rames et les poupes peintes en bois de sapin. Un messager arrive au tombeau d'Anchise, près des gradins du théâtre; 665 c'est Eumèle, qui annonce que les navires sont en flammes; tous, se retournant, voient la cendre virevoleter dans la fumée. Ascagne, aussi ardent que pour mener joyeusement la parade équestre, est le premier à vouloir rejoindre au galop le camp en proie au désordre, sans que ses écuyers, morts de peur, puissent le retenir. Il dit: [5,670] "Quelle est cette incroyable folie? Mais quoi, que cherchez-vous maintenant?" Hélas, malheureuses citoyennes! Non, vous ne brûlez ni un ennemi, ni le camp honni des Argiens, mais vos espoirs mêmes. Me voici, c'est moi, votre Ascagne!" Il jette à leurs pieds le casque, désormais inutile, qu'il portait pour animer, lors des jeux, un simulacre de combat. 675 En même temps, Énée se hâte, ainsi que les troupes des Teucères. Les femmes, elles, prises de peur, fuient en tous sens, le long du rivage, cherchant à se cacher dans les bois ou au creux d'un quelconque rocher. Elles ont honte de leur initiative et la lumière du jour les dérange; changeant d'avis en reconnaissant les leurs, elles rejettent Junon de leur coeur. [5,680] Mais pour autant les flammes et les incendies n'ont pas relâché leurs forces indomptées; sous le chêne humide, l'étoupe est vivante, crachant une lourde fumée. La chaleur peu à peu ronge les coques, et le fléau descend, gagnant le corps entier des navires. Ni les forces des héros, ni les flots déversés n'y font rien. 685 Alors le pieux Énée arrache de ses épaules son vêtement, appelle les dieux à l'aide, et tendant les mains: "Jupiter tout-puissant, si tu n'as pas encore pris en haine les Troyens jusqu'au dernier, si ton antique piété a quelque considération pour les souffrances humaines, permets que le feu s'éloigne maintenant de la flotte, père, [5,690] et arrache à l'anéantissement les faibles ressources des Teucères. Sinon, il te reste ceci à faire: si je l'ai mérité, envoie-moi à la mort, à l'aide de ton sinistre foudre, et qu'ici même, ta droite m'anéantisse". Il avait à peine énoncé cette prière qu'aussitôt se déchaîne une noire tempête avec ses trombes d'eau; sous l'effet du tonnerre 695 collines et plaines se mettent à trembler; de l'ensemble de l'éther, s'écroule un nuage chargé d'eau, tout noir, agité par les Austers; les poupes sont inondées, les bois à demi consumés s'imprègnent d'eau. Enfin l'incendie est totalement éteint et toute la flotte, à l'exception de quatre navires perdus, est sauvée du désastre. [5,700] Mais le roi Énée, fortement ébranlé par cet incident cruel, tournant et retournant en son coeur ses immenses soucis, prenait tantôt un parti, tantôt l'autre: resterait-il sur les terres sicules, oubliant le destin? Tenterait-il de gagner les rives d'Italie? Alors, le vieux Nautès, instruit par la Tritonienne Pallas, 705 qui le rendit célèbre entre tous pour ses multiples talents, - elle lui dictait ses réponses sur les présages qu'envoyaient les dieux en colère ou sur ce qu'exigeait le déroulement des destins - , se mit à réconforter Énée avec les paroles que voici: "Fils de déesse, suivons les destins, où ils nous tirent et d'où ils nous retirent; [5,710] quelle que soit la fortune, il faut la surmonter avec patience. Le dardanien Aceste, de race divine, t'est tout acquis: associe-le à tes projets, et unissez-vous; il le souhaite. Confie-lui et ceux qui sont en surnombre après la perte de leurs navires, et ceux qui en ont assez de ton grand projet et de tes exploits. 715 Les vieillards chargés d'ans, les matrones lasses de la mer, et tout qui dans ton entourage est sans force et craint le danger, désigne-les. Ils sont épuisés. Laisse-les installer des murs sur cette terre; ils appelleront leur ville Acesta, si ce nom vous agrée". Les paroles de ce vieillard ami ont rallumé le courage d'Énée. [5,720] Mais de multiples soucis assaillent son esprit tiraillé, tandis que la sombre Nuit, emportée sur son bige, occupait la voûte céleste. Alors, il crut que la figure de son père Anchise, tombée du ciel, lui apparaissait soudain, laissant couler ces paroles: "Mon fils, toi qui m'étais plus cher que la vie jadis, quand je vivais, 725 mon fils, toi qui fus mis à l'épreuve pour les destins d'Ilion, je viens ici sur l'ordre de Jupiter; c'est lui qui a repoussé l'incendie loin de la flotte et qui, du haut du ciel, t'a enfin pris en pitié. Obéis aux conseils que te donne maintenant le vieux Nautès; ce sont les meilleurs; conduis en Italie des jeunes gens d'élite, [5,730] des coeurs valeureux. Dans le Latium, tu devras réduire par la guerre une race dure, aux moeurs âpres. Cependant, avant cela, rends-toi aux demeures infernales de Dis, et traversant le profond Averne, cherche, mon fils, à me rencontrer. En effet ni l'impie Tartare, ni les ombres tristes ne me retiennent; je fréquente au contraire 735 les douces réunions des gens pieux, dans l'Élysée. La chaste Sibylle t'y conduira, en échange du sang abondant de noires victimes. Tu connaîtras alors toute ta descendance, et les remparts qui te sont destinés. Et maintenant, adieu; la Nuit humide, à mi-course, s'en retourne, et l'inflexible Soleil levant a fait souffler sur moi ses chevaux haletants." [5,740] Il en avait fini, et tel une fumée, s'enfuit dans l'air léger. Énée dit: "Mais enfin, où cours-tu? Où te précipites-tu? Qui fuis-tu? Qui nous empêche de nous embrasser?" En parlant ainsi, il ranime la cendre et le feu assoupi, honore le Lare de Pergame et la blanche Vesta dans son sanctuaire; 745 il les supplie, offrant de la farine sacrée et une boîte pleine d'encens. Aussitôt, il mande ses compagnons, et en premier lieu Aceste; il leur dévoile l'ordre de Jupiter, les conseils de son père bien-aimé et la décision qui maintenant est fermement fixée en son coeur. On ne s'attarde pas en réflexions, et Aceste ne récuse pas ces ordres: [5,750] on enrôle pour la ville; on laisse là les femmes, ceux qui le veulent, les coeurs indifférents à une grande réputation de gloire. Ceux qui vont partir remplacent les bancs de rameurs, réparent les navires aux planches rongées par les flammes, ajustent rames et cordages. Ils sont réduits en nombre, mais pleins de vertu guerrière. 755 Pendant ce temps, Énée dessine avec une charrue le tracé d'une ville, et tire au sort les maisons; il ordonne que ces lieux deviennent leur Ilion, que ce soit leur Troie. Heureux de sa royauté, le Troyen Aceste fixe une assemblée, convoque les sénateurs et promulgue des lois. Puis, au sommet de l'Éryx, est fondé, voisin des astres, [5,760] un temple dédié à Vénus d'Idalie; au tombeau d'Anchise sont attribués désormais un prêtre et un vaste bois sacré. Déjà toute la population avait passé neuf jours en banquets, et les autels avaient reçus des honneurs. Une douce brise aplanit les flots, et le souffle incessant de l'Auster invite à nouveau à prendre le large. 765 Des lamentations intenses s'élèvent le long des courbes du rivage; on s'étreint mutuellement, on retarde le départ d'un jour et d'une nuit. Maintenant même les femmes, tous ceux qui naguère avaient jugé redoutable l'aspect de la mer, et intolérable son nom même, veulent partir et endurer jusqu'au bout l'épreuve d'un départ. [5,770] Énée, bienveillant, les console par des propos affectueux et, en pleurant, les recommande à Aceste, leur frère de race. Il ordonne ensuite d'immoler trois veaux à Éryx, et aux Tempêtes une agnelle, puis de détacher progressivement les amarres. Lui-même, la tête ceinte de feuilles d'olivier bien taillées, 775 debout en haut de la proue, une coupe en main, lance dans les flots salés les entrailles des victimes et fait des libations de vin. Un vent de poupe se lève et les pousse au moment du départ; et les matelots à l'envi frappent la mer et balayent les flots. Mais Vénus entre-temps, rongée d'inquiétude, s'adresse à Neptune, [5,780] et de son coeur laisse échapper ces plaintes: "Le pesant courroux de Junon, son coeur toujours inassouvi, me contraignent, Neptune, à en venir aux prières les plus basses; elle, rien ne l'adoucit, ni le temps qui passe, ni aucun geste de piété; l'ordre de Jupiter et les destins qui l'ont brisée ne la laissent pas en repos. 785 Que sa haine féroce ait dévoré la ville au coeur de la nation phrygienne, qu'elle ait entraîné les restes de Troie dans les pires punitions, cela ne lui suffit pas: sur les cendres et les ossements de la ville morte, elle s'acharne encore. Sans doute sait-elle les causes d'une telle fureur! Toi-même naguère, tu fus témoin du bouleversement soudain [5,790] qu'elle provoqua dans les ondes de Libye; elle a mêlé au ciel toutes les eaux de la mer, s'appuyant en vain sur les tempêtes d'Éole, et elle a osé cela dans ton propre royaume. Et voilà qu'elle a même poussé au crime les femmes de Troie, faisant brûler honteusement les vaisseaux et, une fois la flotte perdue, 795 les amenant à abandonner des compagnons sur une terre inconnue. Désormais, je t'en prie, puisses-tu leur accorder une traversée sûre sur les ondes, puissent-ils atteindre le Thybris des Laurentes, si ce que je demande est légitime, si les Parques nous donnent ces remparts". Alors, le fils de Saturne, souverain des mers profondes, dit ceci: [5,800] "Tu as tout à fait le droit, Cythérée, de te fier à mon royaume: tu en tires ta naissance. Je le mérite aussi: souvent, j'ai réprimé les fureurs et la rage sans borne du ciel et de la mer. De même sur terre, j'en prends à témoin le Xanthe et le Simoïs, je pris de ton Énée tout autant de soin. Un jour, à Troie, Achille 805 poursuivait et refoulait les bataillons haletants contre les murs, livrant à la mort des hommes par milliers; les fleuves gémissaient, remplis de cadavres, le Xanthe ne pouvant plus trouver son chemin ni rouler vers la mer; à ce moment, quand Énée affrontait le vaillant Péléide, dans un combat où les dieux et les forces n'étaient pas équitables, [5,810] moi, je l'ai dérobé au creux d'un nuage; et pourtant de Troie la parjure je désirais ébranler de fond en comble les murs, construits par mes mains. Maintenant encore, le même état d'esprit m'habite; rejette toute crainte. Il accédera en toute sécurité aux ports de l'Averne, que tu souhaites pour lui. Un homme seulement, que tu chercheras en vain, se perdra dans l'abîme; 815 une seule vie sera offerte pour la multitude". Dès qu'il eut par ces paroles apaisé et réjoui le coeur de la déesse, le père des flots attela ses chevaux avec un joug d'or, imposa à leur fougue des mors écumants et ses mains relâchèrent complètement les rênes. Sur son char bleu sombre, il vole léger frôlant la crête des vagues; [5,820] les ondes s'abaissent, et sous le ciel tonnant, la mer gonflée se fait étale, et dans l'immense éther les nuages fuient. Alors apparaissent les figures variées de sa suite: d'immenses baleines, et le choeur de vieillards de Glaucus, et Palémon, le fils d'Ino, les rapides Tritons et toute l'armée de Phorcus; 825 à sa gauche se tiennent Thétis et Mélité, et la vierge Panopée, Niséé et Spio, ainsi que Thalie et Cymodocé. Alors, en retour une joie bienfaisante gagne le vénérable Énée, pénétrant son âme angoissée; très vite, il donne l'ordre de dresser tous les mâts, de tendre les voiles sur leurs supports. [5,830] Tous ensemble ont manié l'écoute et, en même temps, ils ont détaché les voiles à gauche et à droite; ensemble, ils tournent et retournent les hautes antennes; de bons vents emportent la flotte. Palinure précède tous les autres, menant la file serrée; tous ont l'ordre de régler sur lui leur course. 835 Et déjà la Nuit humide avait presque atteint la borne médiane du ciel; les matelots, couchés sous leurs rames, sur les dures banquettes, laissaient se détendre leurs membres dans un paisible repos, quand le Sommeil, tout léger, se laissant glisser des astres de l'éther, écarta l'air ténébreux, repoussant les ombres. [5,840] Il te cherchait, Palinure, t'apportant de tristes songes, à toi victime innocente. Le dieu s'installe en haut de la poupe, sous les traits de Phorbas, et sa bouche émet ces paroles doucereuses: "Palinure, descendant de Iasius, les flots portent la flotte d'eux-mêmes, les brises soufflent, régulières; l'heure est au repos. 845 Pose la tête et dérobe au travail tes yeux fatigués. Je te remplacerai moi-même pendant un court moment". Levant à peine les yeux vers lui, Palinure répond: "Est-ce à moi que tu ordonnes de méconnaître l'aspect paisible et les flots tranquilles de la mer? Dois-je me fier à ce prodige? [5,850] Pourquoi en effet, irais-je lui confier Énée? Tant de fois, j'ai été abusé par des brises trompeuses et la ruse d'un ciel serein." Tels étaient ses dires; fortement agrippé à la barre, il ne déviait nullement et fixait les yeux sur les astres. Et voici que le dieu agite autour du front du pilote un rameau trempé 855 dans la rosée du Léthé, porteur de sommeil par la force du Styx; Palinure est hésitant, ses yeux devenus vagues se sont fermés. Ce repos soudain avait à peine relâché ses membres, que le dieu se pencha sur lui et le précipita dans les flots limpides, avec une partie de la poupe arrachée et le gouvernail, [5,860] le malheureux, qui en vain répétait ses appels à ses compagnons. Le dieu, comme un oiseau, s'envole et s'élève dans l'air léger. La flotte n'en poursuit pas moins sa course tranquille, et vogue sans crainte, comme l'avait promis le dieu Neptune. Déjà elle avait progressé, s'approchant des rochers des Sirènes, 865 périlleux jadis, et couverts d'une multitude d'ossements blanchis, - alors battus par la masse salée les rocs sourds résonnaient au loin - , quand Énée remarqua que la flotte voguait à l'aveugle, sans son pilote. Alors il prit lui-même la direction du navire, sur la mer sombre, gémissant beaucoup, secoué par le sort malheureux de son ami: [5,870] "Ô toi qui fus trop confiant en une mer et un ciel sereins, Palinure, tu resteras étendu, nu, sur une plage inconnue."