[2,0] Énéide - Chant II. Toute l'assistance se tut, les visages tendus vers le grand Énée. Alors, de son lit surélevé, le héros commença ainsi: "Tu m'ordonnes, reine, de raviver une souffrance indicible, en te racontant comment l'opulente Troie et son déplorable royaume 5 furent mis à sac par les Danaens, les malheurs affreux dont je fus témoin, et la part importante que j'y pris moi aussi. Devant de tels récits, qui parmi les Myrmidons ou les Dolopes, quel soldat du cruel Ulysse pourrait contenir ses larmes? De plus, l'humidité de la nuit déjà tombe du ciel, et les astres qui s'effacent invitent au sommeil. [2,10] Mais, puisque ton désir est si grand de connaître nos malheurs et d'entendre relater brièvement l'ultime épreuve de Troie, même si mon esprit se hérisse à ces souvenirs et recule devant la douleur, je vais commencer." "Brisés par la guerre et refoulés par les destins, après tant d'années écoulées déjà, les chefs des Danaens, 15 inspirés par la divine Pallas, fabriquent un cheval haut comme une montagne, aux flancs de planches de sapin tressées; ce serait, c'est le bruit qui court, une offrande pour leur retour. En cachette, ils enferment dans les flancs aveugles de l'animal des hommes d'élite tirés au sort, remplissant de soldats armés [2,20] les profondes cavités du ventre de la bête. Du rivage on aperçoit l'île de Ténédos, fameuse et opulente tant que vécut le royaume de Priam, aujourd'hui simple baie et port peu sûr pour les bateaux: les Danaens s'y rendent et s'y cachent sur le rivage désert. 25 Nous, nous les croyions partis pour Mycènes à la faveur des vents. Dès lors la Troade tout entière se libère d'un long deuil; on ouvre les portes; on se plaît à courir au camp des Doriens, à visiter ces lieux désertés, et le littoral abandonné: ici campaient les Dolopes; ici le farouche Achille avait planté sa tente; [2,30] voici l'endroit réservé à la flotte, là le terrain d'entraînement au combat. Certains restent stupéfaits devant le funeste présent à la vierge Minerve, admirant des dimensions du cheval; Thymétès, le tout premier, est d'avis de l'introduire dans les murs et de l'installer sur la citadelle; était-ce fourberie, ou le destin de Troie était-il à l'oeuvre déjà! 35 Mais Capys et les mieux inspirés recommandent soit de précipiter dans la mer le piège des Danaens et leur présent suspect, d'y bouter le feu et de le brûler, soit de forer le ventre du cheval et d'en explorer les coins secrets. Le peuple indécis est divisé en partis opposés. [2,40] Alors, en tête d'une importante troupe qui l'escorte, Laocoon dévale, tout excité, du sommet de la citadelle, et de loin s'écrie: "Malheureux, quelle est cette immense folie, mes amis? Croyez-vous les ennemis partis? Pensez-vous que des Danaens un seul présent soit exempt de pièges? Ne connaissez-vous pas Ulysse? 45 Soit des Achéens sont enfermés et cachés dans ce cheval de bois, soit cette machine a été fabriquée pour franchir nos murs, observer nos maisons, et s'abattre de toute sa hauteur sur la ville, soit elle recèle un autre piège: Troyens, ne vous fiez pas au cheval. De toute façon, je crains les Danaens, même porteurs de présents." [2,50] Et cela dit, de toutes ses forces il fait tournoyer une longue pique vers le flanc du monstre et vers son ventre courbe de poutres jointes. Elle s'y fiche en vibrant, les côtés en sont ébranlés, tandis que résonnent et gémissent ses profondes cavernes. Si les dieux ne l'avaient arrêté, si nos esprits n'avaient été aveuglés, 55 il nous eût poussé à profaner de nos lances les cachettes des Argiens, Troie maintenant serait debout, et tu subsisterais, altière citadelle de Priam! Entre-temps, on aperçoit un homme, les mains liées derrière le dos; des bergers dardaniens le traînaient vers le roi au milieu des cris. Cet inconnu s'était spontanément présenté à eux sur la route, [2,60] dans ce but précis et pour ouvrir Troie aux Achéens; il était plein de détermination et tout aussi résolu à mener à bien ses ruses qu'à affronter une mort certaine. Poussés par la curiosité, les jeunes Troyens se ruent de toutes parts, entourent le prisonnier, le maltraitent à l'envi. 2,65 Écoute maintenant les fourberies des Danaens, et connais-les tous, à partir du crime d'un seul. Donc, dès qu'il fut au centre des regards, bouleversé, sans armes, il s'arrêta, parcourut des yeux les troupes phrygiennes, et dit: "Hélas! quelle terre désormais, quelles mers pourraient m'accueillir? [2,70] Que reste-t-il maintenant au malheureux que je suis? Je n'ai plus de place nulle part chez les Danaens, et de plus, les Dardanides, hostiles, exigent pour moi la peine de mort." Ces plaintes retournent nos esprits, toute pression retombe. Nous l'invitons à parler: quelle est sa race, que propose-t-il, 75 quelle confiance faire à un captif? qu'il s'explique! (Lui, finalement abandonnant toute crainte, dit:) "Assurément, roi, quoi qu'il advienne, tout ce que je te dirai sera la vérité; je ne cacherai pas que je suis de race argienne; c'est la première chose; et si la Fortune a fait de Sinon un malheureux, [2,80] si mauvaise soit-elle, elle n'en fera ni un fourbe ni un menteur. Peut-être, au hasard d'une conversation, un nom a-t-il frappé tes oreilles, celui de Palamède, le Bélide, à la gloire bien connue. Les Pélasges, l'accusant injustement de trahison sur la foi d'une infâme dénonciation, envoyèrent cet innocent au supplice, parce qu'il s'opposait à la guerre; 85 et maintenant qu'il est privé de lumière, ils le pleurent. Comme compagnon de cet homme, mon proche par les liens du sang, mon pauvre père m'avait envoyé ici, à la guerre, dès mon tout jeune âge. Tant que Palamède resta dans son royaume sain et sauf et influent dans les assemblées des rois, mon nom aussi était connu, [2,90] je jouissais d'un certain renom. Depuis que la haine du perfide Ulysse - je ne dis que des choses connues -, l'a éloigné des rives terrestres, j'ai traîné dans l'affliction une vie obscure et endeuillée, m'indignant en moi-même de la chute d'un ami innocent. Et fou que j'étais, je ne me suis pas tu, je me suis même promis, 95 si le destin le permettait, si je rentrais vainqueur à Argos, ma patrie, d'être son vengeur. Par ces paroles, j'ai suscité d'âpres haines; c'est ainsi que j'ai commencé à glisser dans le malheur: sans cesse, Ulysse m'accablait de nouveaux griefs, faisait courir dans le peuple des sous-entendus et, préparant son coup, fourbissait ses armes. [2,100] En effet, avec la complicité de Calchas, il ne s'arrêta pas avant d'avoir… Mais pourquoi donc ressasser en vain ces souvenirs désagréables? Ou pourquoi traîner? Si vous jugez tous les Achéens à la même aune, s'il vous suffit d'entendre ce nom, infligez-moi sur le champ ma punition: c'est le voeu de l'homme d'Ithaque, et les Atrides le payeraient cher." 105 Alors, nous brûlons véritablement de l'interroger, de comprendre, ignorants que nous étions de si grands forfaits et de la fourberie pélasge. Il poursuit alors en tremblant et, le coeur plein de duplicité, dit: "Souvent les Danaens ont voulu s'enfuir, abandonner Troie et s'éloigner, épuisés qu'ils étaient par cette guerre sans fin. [2,110] Ah! Que ne l'ont-ils fait! Souvent l'âpre tempête marine les retenait et, quand ils voulaient se mettre en route, l'Auster les effrayait. Puis surtout, tandis que déjà se dressait ce cheval en planches d'érable, les nuages grondèrent dans toute l'immensité du ciel. Indécis, nous envoyons Eurypyle interroger les oracles de Phébus; 115 il rapporte du sanctuaire les tristes paroles que voici: "Par le sang d'une vierge immolée, Danaens, vous avez apaisé les vents, lorsque vous avez abordé pour la première fois aux rives d'Ilion; dans le sang aussi, vous devrez chercher le retour; il vous faut sacrifier une âme argienne". Dès que l'oracle eut frappé leurs oreilles, [2,120] les assistants restent stupéfaits, parcourus jusqu'aux os par un tremblement qui les glace: de qui préparait-on la mort? Quelle victime réclamait Apollon? Alors l'homme d'Ithaque entraîne le devin Calchas parmi la foule, dans un grand brouhaha; il exige de connaître ces ordres des dieux. Déjà beaucoup me prédisaient le forfait cruel de cet être habile 125 et, en silence, pressentaient ce qui allait se produire. Durant dix jours, le devin se tait; retiré chez lui, il refuse de prononcer la parole qui livrera un homme et l'enverra à la mort. Finalement, amené avec force cris par l'homme d'Ithaque, Calchas, comme convenu, rompt son silence et me désigne pour l'autel. [2,130] Tous approuvèrent; et le sort que chacun redoutait pour soi, tous acceptèrent qu'il tournât à la perte d'un seul malheureux. Déjà le jour fatidique était arrivé; près de moi, on dispose les objets rituels, les farines salées et les bandelettes autour de mes tempes. Je me suis arraché à la mort, je l'avoue, j'ai brisé mes chaînes 135 et, près d'un lac boueux, dans l'obscurité de la nuit, je me suis tapi dans les roseaux, jusqu'à leur départ, quand ils hisseraient les voiles! Désormais, je n'ai plus aucun espoir de retrouver mon ancienne patrie, ni mes chers enfants ni mon père, que j'ai tant souhaité revoir; peut-être ces gens vont-ils les châtier à cause de ma fuite [2,140] et venger ma faute en mettant à mort ces malheureux! Au nom des dieux d'en haut et des divinités qui savent la vérité, au nom aussi, si tant est qu'elle subsiste en un endroit du monde, de la bonne foi inviolée, aie pitié de si grandes épreuves, je t'en prie, aie pitié d'un coeur accablé par un sort immérité." opposition au projet troyen d'introduire le cheval dans la ville (199-227). 145 Émus par ces larmes, nous lui laissons la vie, le prenant même en pitié. Le premier, Priam ordonne de retirer les fers de ses mains, de desserrer ses liens; il s'adresse à lui avec bienveillance: "Qui que tu sois, oublie désormais ces Grecs que tu as quittés, tu seras des nôtres; et réponds à mes questions en toute vérité: [2,150] Pourquoi avoir dressé ce cheval énorme? Qui en est l'auteur? Que veulent-ils? Est-ce une offrande? Une machine de guerre?" Priam s'était tu. Sinon, formé aux ruses et artifices des Pélasges, leva vers le ciel ses mains dégagées de leurs liens et dit: "Feux éternels à la puissance inviolable, je vous prends à témoin; 155 vous, autels et glaives maudits auxquels j'ai échappé, bandelettes sacrées que j'ai portées comme victime: j'ai le droit de renier mes engagements sacrés envers les Grecs, j'ai le droit de haïr ces hommes et de révéler tous les secrets qu'ils peuvent cacher; aucune loi de ma patrie ne me retient désormais. [2,160] Toi, du moins, respecte tes promesses, et une fois sauvée, ô Troie, garde-moi ta foi, si je dis vrai, pour tout ce que je t'apporte en échange. Tout l'espoir des Danaens, leur confiance dans la guerre entreprise a reposé, de tout temps, sur les secours de Pallas. Mais pourtant, dès le jour où l'impie fils de Tydée et Ulysse, ce fauteur de crimes, 165 entreprirent d'enlever du temple sacré le Palladium fatidique, quand ils eurent, après le massacre des gardes de la haute citadelle, saisi l'effigie sacrée et osé, de leurs mains baignées de sang, toucher les bandelettes virginales de la déesse, dès ce jour, l'espoir des Danaens se mit à diminuer, s'écoulant et refluant, [2,170] leurs forces se brisèrent, la faveur de la déesse se détourna. Et la Tritonienne le leur fit comprendre par des prodiges évidents. Sa statue venait d'être placée dans le camp: d'ardentes flammes embrasèrent ses yeux fixes; une sueur salée couvrit ses membres et par trois fois, miracle indicible, elle se souleva du sol, 175 d'elle-même, avec son bouclier et sa lance qui tremblait. Aussitôt le devin Calchas s'écrie qu'il faut prendre la mer et fuir, que les Argiens n'anéantiront Pergame sous leurs traits que s'ils vont reprendre les auspices à Argos, et en ramènent le Palladium, emporté avec eux par-delà la mer, sur leurs nefs creuses. [2,180] Maintenant, à la faveur du vent, ils ont regagné Mycènes, leur patrie, ils s'y arment et se ménagent la faveur des dieux, prêts à retraverser la mer, et à revenir à l'improviste. Voilà comment Calchas comprend les présages. Sur son conseil, au lieu du Palladium, en l'honneur de la divinité offensée, les Grecs ont dressé une statue pour expier leur funeste sacrilège. 185 Toutefois Calchas a ordonné d'élever ce monument gigantesque de planches assemblées, et de le faire monter jusqu'au ciel, pour qu'il ne puisse franchir les portes, ni être introduit dans vos murs, ni assurer à votre peuple la protection de son culte ancestral. Car si de votre main vous aviez profané l'offrande à Minerve, [2,190] un grand désastre - que les dieux retournent plutôt ce présage contre le devin!- en résulterait pour le royaume de Priam et les Phrygiens. Mais si vos propres mains avaient hissé le cheval dans votre ville, ce serait l'Asie même qui irait porter une guerre terrible sous les murs de Pélops; tel est le destin réservé à nos descendants!' 195 Grâce à ces machinations et à l'habileté du parjure Sinon, on fit crédit à son récit, et ses ruses entremêlées de larmes abusèrent ceux que n'avaient domptés ni le fils de Tydée ni Achille de Larissa, ni dix années de guerre ni mille navires. Un autre prodige, plus grave, se manifeste alors aux infortunés Troyens; [2,200] beaucoup plus effrayant, il trouble nos cœurs pris au dépourvu. Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait solennellement un énorme taureau sur les autels. Or voici que de Ténédos, sur des flots paisibles, deux serpents aux orbes immenses, - je frémis en faisant ce récit -, 205 glissent sur la mer et, côte à côte, gagnent le rivage. Poitrines dressées sur les flots, avec leurs crêtes rouge sang, ils dominent les ondes; leur partie postérieure épouse les vagues et fait onduler en spirales leurs échines démesurées. L'étendue salée écume et résonne; déjà ils touchaient la terre ferme, [2,210] leurs yeux brillants étaient teintés de sang et de feu et, d'une langue tremblante, ils léchaient leurs gueules qui sifflaient. À cette vue, nous fuyons, livides. Eux, d'une allure assurée, foncent sur Laocoon. D'abord, ce sont les deux corps de ses jeunes fils qu'étreignent les deux serpents, les enlaçant, 215 les mordant et se repaissant de leurs pauvres membres. Laocoon alors, arme en main, se porte à leur secours. Aussitôt, les serpents déjà le saisissent et le serrent de leurs énormes anneaux. Deux fois, ils ont entouré sa taille, deux fois ils ont enroulé sur son cou leurs échines écailleuses, le dominant de la tête, la nuque dressée. [2,220] Aussitôt de ses mains, le prêtre tente de défaire leurs noeuds ses bandelettes souillées de bave et de noir venin. En même temps il fait monter vers le ciel des cris horrifiés: on dirait le mugissement d'un taureau blessé fuyant l'autel et secouant la hache mal enfoncée dans sa nuque. 225 Mais les deux dragons en un glissement fuient vers les temples, sur la hauteur, gagnant la citadelle de la cruelle Tritonienne, où ils s'abritent aux pieds de la déesse, sous l'orbe de son bouclier. Alors en nos coeurs s'insinue une terreur inconnue, qui nous fait tous trembler; Laocoon a mérité, dit-on, [2,230] d'expier son crime: son arme a outragé le chêne sacré, il a lancé sur l'échine du cheval son épée criminelle. On crie en choeur qu'il faut transporter la statue à sa place, et implorer la toute puissance de la déesse! Nous perçons la muraille et ouvrons les remparts de la ville. 235 Tous se mettent à l'oeuvre. Sous les pieds du cheval, on glisse un train de roues; autour de son cou, on tend des cordes de chanvre; la machine fatale franchit les remparts, pleine d'hommes armés. Autour d'elle, des enfants, des jeunes filles chantent des hymnes sacrés, s'amusant à poser les mains sur la corde; [2,240] la machine monte et, menaçante, pénètre jusqu'au centre de la ville. Ô patrie, ô Ilion, demeure des dieux! Et vous, qu'illustra la guerre, remparts des Dardaniens! Quatre fois, au seuil même de la porte, le monstre s'arrête; quatre fois en son ventre les armes résonnent; et pourtant, nous insistons, inconscients et aveuglés par notre folie; 245 nous installons en notre sainte citadelle ce monstre de malheur. À ce moment aussi, Cassandre ouvre la bouche, dévoilant l'avenir, elle que, sur ordre d'un dieu, les Troyens n'ont jamais crue. Et nous, malheureux, qui vivions notre dernier jour dans la ville, nous ornons les temples des dieux de feuillages de fête. [2,250] Pendant ce temps, le ciel tourne; la nuit monte de l'océan, enveloppant de son ombre infinie la terre et la mer, et les ruses des Myrmidons; les Troyens, dispersés le long des murs se sont tus; le sommeil a engourdi leurs membres épuisés. Mais déjà, dans le silence complice d'une lune amie, 255 sur ses navires alignés la phalange argienne arrivait de Ténédos, cinglant vers le rivage familier. Dès que le vaisseau royal eut envoyé un signal lumineux, alors, fort des iniques décrets divins, furtivement Sinon détache les cloisons de pin et délivre les Danaens enfermés dans le ventre; le cheval ouvert rend à l'air libre [2,260] ces hommes qui, tout joyeux, sortent de leur antre de bois: les chefs Thessandre et Sthénélus, l'impitoyable Ulysse glissent le long d'une corde qu'ils ont lancée, ainsi qu'Acamas et Thoas, et Néoptolème, descendant de Pélée, et, en tête, Machaon et Ménélas et Épéos, celui-là même qui avait fabriqué le piège. 265 Ils envahissent la ville ensevelie dans le sommeil et le vin; ils abattent les veilleurs et, par les portes ouvertes, font entrer tous leurs compagnons; les troupes complices sont ainsi réunies. C'était l'heure qui apporte aux hommes éprouvés le premier sommeil, un don des dieux les pénétrant de sa bienfaisante douceur. [2,270] Voilà que, en songe, sous mes yeux, je crois voir Hector, infiniment triste, versant d'abondantes larmes; comme naguère traîné par un attelage, il était noir de sang et de poussière, avait les pieds gonflés par la courroie qui les déchirait. Hélas dans quel état il était! Il était bien différent 275 du brillant Hector rentrant chargé des dépouilles d'Achille, ou ayant lancé les traits phrygiens sur les navires des Danaens! La barbe hirsute et les cheveux collés par le sang, il portait la marque des blessures nombreuses reçues près des murs de sa patrie. En pleurs moi aussi, le premier [2,280] je crus bon d'adresser au héros ces paroles pleines de tristesse: "Ô lumière de la Dardanie, très ferme espoir des Troyens, quels obstacles si grands t'ont retardé? De quels rivages arrives-tu, ô Hector si longtemps attendu? Après la mort de tant des tiens, après les épreuves diverses de nos hommes et de la cité, 285 dans quel état te découvrent nos yeux épuisés? Quel outrage indigne a défiguré ton visage serein? Pourquoi ces blessures que j'aperçois?" Lui ne s'attarde nullement à mes questions vaines, mais, poussant du fond de sa poitrine un lourd gémissement, dit: "Hélas, fils de déesse, fuis; arrache-toi à ces flammes. [2,290] L'ennemi tient nos murs; de toute sa hauteur Troie s'écroule. Assez de sacrifices offerts pour la patrie, pour Priam: si un bras pouvait défendre Pergame, le mien encore l'aurait défendue. Troie te confie ses objets sacrés et ses Pénates; prends-les pour compagnons de ton destin; cherche-leur des remparts majestueux, 295 que tu établiras enfin, après avoir erré à travers les mers". Ainsi parla-t-il, et dans ses mains il tenait Vesta la puissante et ses bandelettes, et sa flamme éternelle, retirées des profondeurs du sanctuaire. Cependant, les remparts résonnent de diverses plaintes mêlées; et de plus en plus, bien que la demeure de mon père Anchise [2,300] soit cachée, en retrait, protégée par des arbres, les sons se font distincts, et l'horrible bruit des armes s'accroît. Je me secoue de mon sommeil et en grimpant, j'arrive en haut du toit où je me dresse, oreilles tendues. Ainsi, lorsque des flammes, poussées par les Austers furieux, s'abattent sur les moissons, 305 lorsque le torrent d'un fleuve dévalant de la montagne anéantit campagnes, riches semailles, travaux des boeufs, entraînant les arbres abattus, le berger en haut d'un rocher est frappé de stupeur en entendant un bruit, sans en comprendre la cause. Alors il faut vraiment croire l'évidence; le piège des Danaens est patent. [2,310] Déjà l'immense demeure de Déiphobe n'est plus que ruines, proie de Vulcain; déjà celle de son voisin Ucalégon s'embrase; et ces feux illuminent au large le promontoire de Sigée. Les clameurs des hommes s'élèvent et le son des trompettes. Affolé, je prends les armes. Il y a bien peu de raison de les prendre, 315 mais je brûle du désir de rassembler une troupe pour combattre, de courir à la citadelle avec mes compagnons; la fureur et la colère hâtent ma décision; l'idée de mourir les armes à la main me paraît belle. Or, voici Panthus, échappé aux traits des Achéens, Panthus, fils d'Othrys, prêtre de la citadelle et de Phébus, [2,320] qui tient en main les objets du culte, les dieux vaincus; tirant aussi un enfant, son petit-fils, il accourt affolé et se dirige vers notre porte. "Où cela se passe-t-il, Panthus? Comment allons-nous trouver la citadelle?" À peine avais-je dit cela, qu'il répondit dans un gémissement: "Notre dernier jour est arrivé, et la fin inéluctable pour la Dardanie. 325 Nous les Troyens, nous avons vécu, et elles ont vécu aussi, Ilion et la gloire immense des Teucères; Jupiter, dans sa cruauté, a tout transféré à Argos; les Danaens sont maîtres de la ville incendiée. Monstrueux, se dressant à l'intérieur de nos remparts, le cheval déverse des guerriers armés, et Sinon, victorieux, boute partout le feu [2,330] et nous insulte. Par les portes grandes ouvertes, des hommes arrivent par milliers, comme lorsqu'ils vinrent jadis de la grande Mycènes. D'autres encore ont occupé les passages étroits, faisant barrage avec leurs javelots. Une rangée hérissée d'épées luisantes se dresse, prête au carnage. En première ligne, à grand peine, les gardiens des portes 335 tentent de combattre et résistent dans une lutte aveugle". Sur ces paroles de l'Othryade, poussé par une puissance divine, je me porte vers l'incendie, vers le combat, là où m'appellent la triste Érinye et le tumulte et les cris qui s'élèvent vers le ciel. Viennent nous aider Rhipée et le très grand manieur d'armes [2,340] Épytus, surgis au clair de lune; Hypanis et Dymas rejoignent notre flanc, ainsi que le jeune Corèbe, fils de Mygdon, qui était justement arrivé à Troie ces jours-là et qui, brûlant pour Cassandre d'un amour insensé, apportait à Priam et aux Phrygiens l'aide d'un gendre, le malheureux qui n'avait pas écouté les conseils de sa fiancée, 345 la prophétesse! Dès que je les vis rassemblés, pleins d'ardeur pour combattre, je commençai par les encourager: "Jeunes gens, coeurs vainement valeureux, si votre ferme désir est de suivre un homme audacieux, [2,350] résolu à l'impossible, voyez l'infortune où nous nous trouvons: ils ont tous déserté les autels et quitté les sanctuaires, les dieux qui maintenaient notre empire; vous secourez une ville incendiée. Mourons et jetons-nous au coeur des combats. Les vaincus n'ont qu'un seul espoir: n'espérer aucun salut!" 355 Ainsi redouble l'ardente fureur dans les coeurs des jeunes gens. Alors, tels des loups rapaces tenus au ventre par l'âpre rage de la faim, jetés comme des aveugles dans l'épais brouillard et attendus par leurs petits à la gorge sèche, nous allons à une mort certaine, sous les traits ennemis, et faisons route vers le coeur de la ville. [2,360] Une nuit sombre plane et englobe tout au creux de son ombre. Qui pourrait relater en détail le désastre de cette nuit, en énumérer les morts? Qui pourrait verser des larmes à la mesure à nos épreuves? Notre antique cité, qui tant d'années régna souveraine, s'est écroulée; des corps sans nombre gisent inertes, partout, dans les rues 365 et dans les maisons et sur les parvis sacrés des temples. Les Teucriens ne sont pas les seuls à payer de leur sang; parfois aussi dans les coeurs des vaincus renaît le courage, et des Danaens vainqueurs tombent. Partout le deuil cruel, partout l'épouvante et la mort aux multiples visages. [2,370] Le premier des Grecs à se présenter à nous, avec une grande escorte, est Androgée; il nous prend pour ses alliés, l'inconscient, et s'adresse d'emblée à nous, avec des paroles amicales: "Pressez-vous, camarades! Quelle lenteur vous retarde et vous retient? D'autres Grecs ont incendié Pergame qu'ils pillent et dévalisent: 375 et vous, c'est maintenant que vous arrivez de vos hauts navires?" Il dit et, ne recevant aucune réponse satisfaisante, comprit aussitôt qu'il était tombé au milieu d'ennemis. Il resta interdit et, tout en reculant, se retint de parler. Tel le promeneur qui, dans d'épineux buissons, piétine sans le voir [2,380] un serpent qu'il cloue au sol, puis se met tout à coup à trembler et s'écarte de la bête qui relève son cou bleuâtre gonflé de colère, ainsi, tremblant à notre vue, Androgée cherchait à fuir. Nous fonçons, encerclons de nos armes serrées ces hommes, effrayés, ignorants des lieux, et les abattons sans distinction. 385 Le bon vent de la Fortune souffle sur notre premier engagement. Alors devant ce succès, Corèbe en son coeur exulte et dit: "Mes amis, pour la première fois, la Fortune nous montre une voie de salut, elle se montre bienveillante, suivons-la sur cette voie: échangeons nos boucliers et arborons les insignes des Danaens. [2,390] Est-ce ruse ou bravoure? Qui s'en soucierait devant un ennemi? Eux-mêmes nous donneront des armes". Après avoir ainsi parlé, il revêt le casque à panache d'Androgée, son beau bouclier ciselé, et à son flanc il attache une épée argienne. Rhipée, et aussi Dymas, et tous les jeunes gens l'imitent joyeusement: 395 tous s'arment de ces récentes dépouilles. Nous avançons, mêlés aux Danaens, sous des dieux qui ne sont pas les nôtres, et, dans la nuit aveugle, nous nous affrontons en maints combats; nous luttons et envoyons une masse de Danaens chez Orcus. D'autres fuient vers les navires et courent vers le rivage [2,400] chercher la sécurité; quelques-uns, pris d'une lâche épouvante, remontent dans le cheval géant et se cachent dans le ventre familier. Hélas, nul ne peut se fier à des dieux, s'ils sont hostiles! Voici que depuis le temple, depuis le sanctuaire de Minerve, on traînait la fille de Priam, Cassandre; cheveux épars, 405 elle tendait en vain vers le ciel des yeux brûlants de fièvre, des yeux seulement, car des liens entravaient ses mains délicates. Corèbe, fou de colère, ne supporta pas cette vision; il se jeta au milieu de la colonne, prêt à mourir au combat. Tous nous le suivons et fonçons en avant, en rangs serrés. [2,410] D'abord, du faîte du sanctuaire, nos soldats nous écrasent de leurs traits, provoquant le plus désastreux des carnages, trompés par l'aspect des armes et les panaches grecs. Les Danaens alors, hurlant de colère à se voir reprendre la jeune fille, arrivent de partout et nous attaquent: le très fougueux Ajax, 415 et les deux Atrides, et toute l'armée des Dolopes. Ainsi parfois, quand éclate une tempête, s'affrontent des vents contraires, le Zéphyr, le Notus et l'Eurus, fier de ses chevaux venant de l'Aurore; les forêts sifflent; et tout couvert d'écume, armé de son trident, Nérée se déchaîne et du fond de l'abîme soulève les flots. [2,420] Et voilà ces hommes que, à la faveur de l'ombre d'une nuit obscure, notre ruse avait mis en fuite et dispersés dans toute la ville, voilà qu'ils reparaissent aussi; ils sont les premiers à reconnaître les boucliers et les armes trompeuses, à remarquer l'accent discordant de nos voix. Aussitôt, nous sommes écrasés sous le nombre. Corèbe, le premier, 425 succombe de la main de Pénélée, près de l'autel de la déesse, la puissante guerrière; Rhipée tombe aussi, qui fut juste entre tous, et, parmi les Troyens, le plus grand serviteur de l'équité! Les dieux en jugèrent autrement! Hypanis et Dymas périrent aussi, transpercés par des alliés; et toi, Panthus, ni ton immense piété, [2,430] ni le bandeau sacré d'Apollon ne te protégèrent dans ta chute. "Cendres d'Ilion, ultimes flammes de mes proches, je l'atteste: lors de votre chute, il n'est aucun trait, aucun risque que j'aie évités, et si tel avait été mon destin, j'aurais mérité de tomber sous la main des Grecs". Nous nous arrachons de là, 435 Iphitus et Pélias et moi - Iphitus, un peu lourd déjà, vu son âge, et Pélias, ralenti par un coup que lui porta Ulysse - . Des cris nous conduisent tout droit au palais de Priam. Là se déroule sous nos yeux un combat terrible, comme si nulle part ailleurs on ne se battait, comme si ailleurs dans la ville personne ne mourait. [2,440] Nous voyons Mars se déchaîner, les Danaens se ruer sur le palais, et le seuil pris d'assaut par une formation en tortue. Des échelles se collent aux murs et, au pied même des portes, les hommes montent aux échelons: leurs boucliers dans la main gauche les protègent des traits et leur droite s'accroche aux arêtes des toits. 445 Face à l'assaut, les Dardanides démolissent les tours du palais et toutes ses parties élevées: voyant leur fin venue, voilà désormais les armes qu'ils s'apprêtent à utiliser pour se défendre, au moment suprême: ils font tomber les poutres dorées, fiers décors de nos lointains ancêtres. D'autres, poignards brandis, occupent le pas des portes [2,450] qu'ils protègent en formant un rang serré. Notre ardeur est ravivée à la pensée de secourir le palais royal, d'aider, de soulager ces hommes, et de rendre force à des vaincus. Il existait une entrée, avec porte dérobée, qui rendait accessibles entre elles les différentes parties du palais de Priam, une porte abandonnée à l'arrière, 455 par où bien souvent, au temps où subsistait notre royaume, la malheureuse Andromaque, sans escorte, avait coutume de venir chez ses beaux-parents, amenant à son grand-père le petit Astyanax. Je monte au plus haut point du toit, d'où les infortunés Troyens lançaient de toutes leurs forces des traits qui restaient sans effet. [2,460] Une tour s'y dressait en surplomb, montant jusqu'au ciel, une tour, d'où l'on avait coutume de découvrir le panorama de Troie et les navires des Danaens et le camp des Achéens. Nous l'attaquons par tous les côtés, à coup de hache, là où les jointures des niveaux supérieurs présentaient du jeu. Arrachée à ses puissantes assises, 465 et poussée en avant, elle glisse soudain et s'écroule à grand fracas, écrasant sur une large étendue les rangs des Danaens. Mais d'autres guerriers les remplacent; et entre-temps pleuvent sans arrêt des pierres et des projectiles de toutes sortes. À l'entrée même du palais, sur la première marche, Pyrrhus exulte, [2,470] avec ses armes d'airain qui étincellent dans la lumière: ainsi apparaît à la lumière un serpent qui, repu d'herbes maléfiques, avait, durant les frimas de l'hiver, protégé sous terre son corps enflé; maintenant, dépouillé de sa vieille peau, neuf et éclatant de jeunesse, il déroule son échine luisante, soulevant sa poitrine, défiant le soleil 475 et agitant dans sa gueule sa langue triplement fourchue. Avec lui, le géant Périphas, et le conducteur des chevaux d'Achille, l'écuyer Automédon, ainsi que toute l'armée venue de Scyros, s'approchent de la demeure et lancent des torches sur les toits. Pyrrhus parmi les premiers, à l'aide de la double hache qu'il a saisie, [2,480] saccage le solide perron, arrache de leurs gonds les montants de bronze. Déjà, il a fait sauter une poutre, enfoncé le chêne résistant et ouvert une immense brèche, largement béante. L'intérieur de la demeure apparaît; ses longues cours se découvrent; on voit les appartements du palais de Priam et des anciens rois; 485 on voit aussi les hommes armés debout devant l'entrée, sur le seuil. L'intérieur de la maison n'est que gémissements qui se mêlent à un tumulte désastreux, et les parties les plus retirées du palais retentissent des lamentations des femmes; leur cri atteint les astres d'or. Les mères épouvantées errent à travers l'immense palais, [2,490] étreignent les portes, les serrent, y collent leurs lèvres. Pyrrhus, fougueux comme son père, menace; ni barrières ni gardes ne peuvent le contenir; sous les coups répétés d'un bélier, la porte cède et les battants, sortis de leurs gonds, tombent. Une voie se fraie de force. Brisant les accès, tuant ceux qu'ils rencontrent en premier lieu, 495 les Danaens sont entrés et des soldats emplissent toutes les pièces. Un fleuve bouillonnant, qui a rompu ses digues, met moins de fureur à sortir de son lit et à triompher des berges opposées à son tourbillon, lorsque son flot déborde sur les champs, entraînant à travers les plaines bêtes et étables. De mes propres yeux j'ai vu Néoptolème, [2,500] ivre de carnage, et les deux Atrides, debout sur le seuil, j'ai vu Hécube et ses cent brus et, parmi les autels, j'ai vu Priam souillant de son sang les feux qu'il avait lui-même consacrés. Ces cinquante chambres nuptiales, espoir d'une si grande descendance, leurs portes superbes, parées de l'or et des dépouilles barbares, 505 se sont écroulées; les Danaens s'emparent de ce qu'a épargné l'incendie. Peut-être vous demandez-vous quel fut le sort de Priam! Dès qu'il voit sa ville tombée, capturée, les portes de son palais détruiotes et l'ennemi au coeur même de sa demeure, en vain le vieillard revêt sur ses épaules que l'âge faisait trembler l'armure [2,510] qu'il avait longtemps délaissée, il ceint un glaive bien inutile et, disposé à mourir, se porte au milieu du rang serré des ennemis. Au coeur du palais, à ciel ouvert, sous la voûte de l'éther, il y avait un autel immense; tout près, un laurier très ancien, s'inclinait vers l'autel, englobant les Pénates dans son ombre. 515 Là se tenaient Hécube et ses filles, autour des tables sacrées, vainement, telles des colombes jetées au sol par une noire tempête; elles étaient assises, serrées, et embrassant les statues des dieux. En voyant Priam en personne, revêtu des armes de sa jeunesse, Hécube dit: "Quelle idée sinistre, mon pauvre époux, [2,520] t'a poussé à prendre ces armes? Où cours-tu ainsi? Ce ne sont pas des secours ni des défenseurs de cette sorte qu'exige la circonstance; non, même mon cher Hector, s'il était présent... Viens donc par ici; ou bien cet autel nous protégera tous, ou tu mourras avec nous". Après avoir ainsi parlé, 525 elle attira le vieillard auprès d'elle et l'installa en ce lieu sacré. Mais voici que Politès, un des fils de Priam, échappe au massacre de Pyrrhus, traverse les traits et les rangs ennemis, fuit par les longs portiques et franchit les cours désertes; il est blessé; le fougueux Pyrrhus, de son arme menaçante, [2,530] le poursuit et déjà sa main le tient, déjà sa lance le presse. Quand enfin Politès arrive près de ses parents, il tombe sous leurs yeux et rend l'âme dans une mare de sang. Alors Priam, bien que déjà à moitié possédé par la mort, ne peut se contenir ni s'empêcher de crier sa colère: 535 "Pour ce crime, pour ces forfaits si audacieux, puissent les dieux, si au ciel quelque justice se soucie de ces choses, te faire payer un digne châtiment, et t'octroyer le salaire mérité, toi qui m'as fait voir de mes yeux la mort de mon enfant, et qui as souillé par son massacre les regards d'un père. [2,540] Non, l'illustre Achille, dont faussement tu te prétends issu, ne traita pas ainsi son ennemi Priam; il eût rougi de violer les droits et la confiance d'un suppliant et il me rendit, pour le mettre au tombeau, le corps exsangue d'Hector, avant de me renvoyer dans mon royaume". Sur ces paroles, le vieillard lança un trait faible, sans force, 545 qui aussitôt rebondit sur l'airain, rendant un son rauque, puis resta suspendu, inutile, au sommet de la bosse du bouclier. Pyrrhus lui répondit: "Eh bien, tu iras en messager rapporter cela à mon père le Péléide. Souviens-toi de lui raconter mes tristes exploits et l'absence de noblesse de Néoptolème. [2,550] Et maintenant, meurs!" Disant cela, il entraîne vers les autels Priam tremblant, qui glisse dans la mare du sang de son fils; Pyrrhus de la main gauche lui saisit les cheveux, et de la droite dégaine sa luisante épée, qu'il lui enfonce dans le flanc jusqu'à la garde. Ainsi s'acheva la destinée de Priam. Cette fin que le destin lui réservait 555 l'emporta tandis qu'il voyait Troie en flammes, et Pergame en ruines, lui qui naguère régnait fièrement sur tant de peuples, sur tant de terres de l'Asie! Tronc immense, il gît sur le rivage, la tête arrachée de ses épaules, cadavre sans nom. Alors, pour la première fois, l'horreur cruelle m'enveloppe. [2,560] J'étais stupéfié; l'image de mon père chéri surgit en moi, quand je vis le roi cruellement blessé et rendant son dernier soupir - ils avaient le même âge -; je vis Créuse laissée seule, notre demeure pillée et je pensai à l'infortune du petit Iule. Me retournant, j'évalue la troupe qui reste autour de moi. 565 Épuisés, tous ont renoncé; ils ont sauté, se jetant à terre ou livrant aux flammes leurs corps éprouvés. Je me trouvais donc seul, lorsque j'aperçus la Tyndaride, près du seuil de Vesta, silencieuse, se cachant, assise en retrait. Les incendies m'offraient leur claire lueur, tandis que j'errais, [2,570] portant partout mes regards sur toutes choses. Une fois Pergame détruite, cette créature redoutait pour elle l'hostilité des Troyens, le châtiment des Danaens, et les fureurs d'un époux trahi; Érinye funeste tant à Troie qu'à sa patrie, elle s'était cachée et se tenait assise, invisible, près des autels. 575 Un feu ardent m'embrasa l'esprit; la colère me poussait à venger ma patrie en ruine et à châtier ce crime. "Cette femme reverra sans doute Sparte et la Mycènes de ses pères, en toute impunité; elle rentrera en reine, honorée d'un triomphe! Elle reverra son époux, sa maison, ses parents et ses enfants, [2,580] entourée d'une foule de Troyennes et de serviteurs phrygiens! Priam sera mort par le fer! Et Troie se sera consumée dans les flammes! Et tant de fois le rivage de Dardanie aura suinté de sang! Non, il n'en sera pas ainsi! Car, s'il n'y a nul titre de gloire à châtier une femme, ma victoire sur celle-ci comporte du mérite: 585 on me louera d'avoir exterminé ce monstre et d'avoir puni une créature qui le méritait; il me sera doux aussi d'avoir assouvi mon coeur dans le feu de la vengeance et apaisé les cendres de tous les miens". Agitant ces pensées, j'étais transporté d'une folle fureur, lorsque s'offrit à moi la vision de ma mère vénérable; [2,590] jamais mes yeux ne l'avaient vue si brillante; dans la nuit, elle resplendissait dans une pure lumière; en elle se révélait la déesse, belle, majestueuse, telle qu'elle apparaît d'habitude aux dieux du ciel. Elle me saisit la main, me retient et de sa bouche de rose ajoute ces paroles: "Mon fils, quelle grande douleur provoque cette colère sans retenue? 595 Pourquoi cette fureur? Où donc s'en est allé ton zèle à mon égard? N'iras-tu pas plutôt voir où tu as abandonné ton père Anchise, épuisé par l'âge? Et Créuse, ton épouse, et ton petit Ascagne, sont-ils toujours en vie? De toutes parts, autour d'eux, rôdent les troupes grecques et, si je ne veillais à les défendre, [2,600] déjà ils seraient emportés par les flammes, et achevés par l'épée ennemie. Non, je t'assure, ce n'est pas la beauté odieuse de la Tyndaride de Laconie, ni la faute de Pâris, mais bien la défaveur des dieux, oui, des dieux, qui renverse ce royaume et fait tomber Troie de son faîte. Regarde - car, ce nuage qui en ce moment arrête tes regards, 605 affaiblit ta vue de mortel et obscurcit tout de son enveloppe humide, je vais le dissiper; toi, ne crains pas les ordres de ta mère, ne refuse pas d'obéir à ses préceptes -. Ici, où tu vois ces masses ébranlées, ces pierres arrachées à d'autres pierres et ce flot de fumée mêlée de poussière, [2,610] c'est Neptune qui de son énorme trident déplace la muraille, ébranle ses fondements et arrache de ses bases la ville entière. Ici, à l'avant-plan, la cruelle Junon occupe les Portes Scées et, furie ceinte d'une épée, appelle hors des navires la troupe amie. 615 Et maintenant, regarde, en haut de la citadelle, Pallas la Tritonienne siège, toute nimbée de lumière, arborant la cruelle Gorgone. Jupiter en personne aide les Danaens; il leur donne courage et forces salutaires; il excite les dieux à combattre les Dardaniens. Prends la fuite, mon fils, et mets un terme à tes efforts. [2,620] Nulle part, je ne te ferai défaut et je t'établirai, en sécurité, au palais paternel. Ayant fini de parler, elle s'évanouit dans les ombres épaisses de la nuit. Apparaissent alors les faces redoutables des dieux, puissances souveraines, s'acharnant contre la ville de Troie. Alors il me sembla vraiment qu'Ilion tout entière était en flammes, 625 que la Troie de Neptune s'écroulait de fond en comble: ainsi, au sommet des monts, un frêne vénérable entaillé à la cognée par des paysans qui s'acharnent à l'abattre à coups redoublés; l'arbre reste menaçant, il se met à trembler et agite son feuillage, quand sa cime est secouée; mais peu à peu vaincu par ses blessures, [2,630] il émet un ultime gémissement et entraîne dans sa chute des blocs de rochers arrachés aux crêtes des monts. Je descends et, conduit par un dieu, je me dégage de l'incendie et des ennemis: les traits me livrent passage et les flammes s'écartent. Dès que j'arrivai au seuil de la demeure paternelle, 635 dans notre antique maison, mon père, - je souhaitais l'emmener avant tout autre dans la montagne, et c'est lui que je réclamais en premier -, refuse de survivre au désastre de Troie et de subir l'exil. "Vous", dit-il, "dont le sang n'est pas altéré par les ans, dont les forces ont gardé leur vigueur intacte, [2,640] vous, pensez à la fuite. Pour moi, si les dieux du ciel avaient voulu que je vive, ils auraient sauvé ma maison. C'est assez, plus qu'assez, d'avoir vu pareilles ruines et survécu à la prise de la ville. Ainsi, dites-moi adieu, éloignez-vous de ce corps déjà sur le bûcher. 645 Je trouverai bien la mort, arme en main; l'ennemi me prendra en pitié et voudra me dépouiller. C'est facile de renoncer à une sépulture. Depuis longtemps je m'attarde, honni des dieux et traînant une vie inutile, depuis que le père des dieux et le roi des hommes lança sur moi ses vents et m'atteignit de sa foudre". [2,650] Il persistait à évoquer ces souvenirs et restait inflexible. Face à lui, nous fondons en larmes, mon épouse Créuse et Ascagne et toute la maison, le suppliant de ne pas vouloir que tout sombre avec lui, le père, et de ne point ajouter ce poids à un destin si pesant. Il refuse et reste accroché à sa décision et à sa demeure. 655 À nouveau, je reprends les armes et, désespéré, je souhaite la mort. En effet, quelle décision prendre, que m'offrait désormais la fortune? "Mon père, as-tu espéré que je pourrais partir en t'abandonnant? Comment un ordre si impie peut-il sortir de la bouche d'un père? Si les dieux veulent que rien ne subsiste d'une si grande ville, [2,660] si tu es bien décidé, et s'il te plaît d'ajouter à la perte imminente de Troie la tienne propre et celle des tiens, la porte est ouverte pour ce trépas; bientôt, tout souillé du sang de Priam, Pyrrhus sera là, lui qui égorge le fils sous les yeux d'un père, et le père sur les autels. Est-ce pour cela, mère chérie, que tu m'arraches aux traits et au feu, 665 pour me montrer l'ennemi au coeur de notre demeure, et Ascagne et mon père et, près d'eux, Créuse immolés dans le sang l'un de l'autre? Mes amis, apportez mes armes; l'heure ultime appelle les vaincus. Livrez-moi aux Danaens; laissez-moi reprendre les combats. [2,670] Jamais nous ne mourrons tous aujourd'hui sans nous venger". Alors, une nouvelle fois, je saisis mon arme, glissai la main gauche sous mon bouclier, pour bien le fixer, et m'élançai hors de la maison. Or voilà que sur le seuil mon épouse m'embrassait les pieds, s'accrochait à moi et tendait le petit Iule à son père: 675 "Si tu t'en vas pour mourir, emmène-nous partager tous tes dangers; mais si, vu ton expérience, tu vois un espoir à reprendre les armes, protège en premier lieu notre maison. À qui nous abandonnes-tu, ton petit Iule, et ton père, et moi que naguère on disait ton épouse?" En criant cela, elle emplissait toute la demeure de ses gémissements, [2,680] lorsque se manifesta un prodige soudain, étonnant à décrire. Car, tandis qu'il se trouvait dans les bras, sous les yeux de ses parents attristés, voici que semble venir du sommet de la tête de Iule une faible lumière, une aigrette dont la flamme, inoffensive, paraît le toucher, lécher sa souple chevelure, se repaître de ses tempes. 685 Atterrés, nous tremblons de crainte, secouons les cheveux enflammés, et éteignons ces flammes sacrées, en y versant de l'eau. Mais mon père Anchise, heureux, leva les yeux vers les astres et tendit les mains vers le ciel en criant: "Jupiter tout-puissant, si des prières peuvent te fléchir, [2,690] regarde-nous, tout simplement; et, si notre piété le mérite, accorde-nous ton aide, ô père, et confirme ces présages." Le vieillard avait à peine prononcé ces paroles que, sur la gauche, le tonnerre retentit soudain à grand fracas et qu'une étoile glissa du ciel, traversa les ténèbres, entraînant un flambeau d'une grande clarté. 695 Nous la voyons glisser par-dessus le toit, éclatante, puis se cacher, dans la forêt de l'Ida, traçant une route. Elle laisse derrière elle un long sillon de lumière, et ses abords répandent au loin une fumée de soufre. Alors mon père, convaincu, se lève et se tourne vers le ciel, [2,700] s'adressant aux dieux et adorant l'astre sacré. "Désormais, plus de délai; je vous suis, et où vous que me meniez, dieux de ma patrie, je suis présent; sauvez ma maison; sauvez mon petit-fils. Ce présage vient de vous; Troie dépend de votre toute-puissance. Je cède donc, mon fils, et ne refuse pas de partir avec toi". 705 Il a fini de parler, et déjà on entend distinctement le crépitement du feu sur les remparts, et les incendies qui s'approchent, roulant leurs vagues. "Viens donc, père bien-aimé, prends place sur mon dos, moi, je marcherai, et ton poids sur mes épaules ne me pèsera pas; quoi qu'il arrive, un seul et même danger ou un seul salut [2,710] nous attendra tous deux. Que le petit Iule m'accompagne et que ma femme suive nos pas, à quelque distance. Vous, mes amis, prêtez attention à ce que je vais dire. À la sortie de la ville, on trouve à l'écart un tumulus et un ancien temple, dédié à Cérès, et, tout près de là, un antique cyprès 715 que la piété de nos pères a sauvegardé depuis d'innombrables années; nous rejoindrons tous ce point par des routes diverses. Toi, père, tiens dans tes mains les objets sacrés et les Pénates de notre patrie; pour moi, qui viens de sortir d'une guerre si terrible et de ce carnage, ce serait sacrilège de les toucher, avant de m'être purifié [2,720] dans l'eau courante d'un fleuve." Cela dit, inclinant la nuque, j'étends sur mes fortes épaules en guise de couverture la peau fauve d'un lion, et me charge de mon fardeau. Le petit Iule, à droite de son père, a mis sa main dans la sienne et le suit de ses pas inégaux. 725 Derrière marche mon épouse. Nous traversons des endroits obscurs et moi, qui naguère ne m'émouvais ni pour une pluie de traits, ni pour un groupe de Grecs surgissant d'un bataillon hostile, maintenant, un souffle me terrifie, un bruit me tient en éveil, m'angoisse, et j'ai peur tant pour mon compagnon que pour mon fardeau. [2,730] Et déjà j'étais près des portes, me croyant parvenu au bout de la route, lorsque soudain un bruit répété de pas sembla frapper nos oreilles et mon père, scrutant l'obscurité, s'écria: "Mon fils, sauve-toi, mon fils, ils approchent. Je distingue l'éclat des boucliers et des armes qui brillent". 735 Alors, je ne sais quelle divinité malveillante me fait trembler, m'enlève toute clairvoyance. Car, pendant que j'avançais par des chemins inconnus et hors des routes familières, hélas ma femme Créuse disparut: fut-elle emportée par un destin malheureux? s'est-elle égarée en chemin? s'est-elle arrêtée d'épuisement? [2,740] Nul ne le sait. Dès cet instant en tout cas, nos yeux ne l'ont plus revue. Je ne me suis pas retourné, et n'ai pas pensé à la disparue avant notre arrivée au tumulus et au temple sacré de l'antique Cérès. Lorsque enfin tous se retrouvèrent là, elle seule manquait, trompant l'attente de nos compagnons, de son fils, de son époux. 745 Dans mon égarement, qui des hommes et des dieux n'ai-je pas accusé? Qu'ai-je vu de plus cruel dans notre cité anéantie? Je confie à mes compagnons Ascagne, mon père Anchise, les Pénates de Troie, et les dissimule au creux d'un val. Moi, je regagne la ville, ceint de mes armes brillantes. [2,750] Il s'agit d'affronter à nouveau tous les hasards, de reparcourir Troie tout entière, d'exposer encore ma vie aux dangers. D'abord je gagne les murailles et le seuil obscur de la porte d'où j'étais parti; j'observai nos traces, que je suivais en sens inverse, dans la nuit, laissant courir partout mes regards: 755 partout je sens l'horreur, en même temps qu'un silence terrifiant! Alors, je cours chez moi, au cas où peut-être elle y aurait porté ses pas; les Danaens avaient envahi toute la maison et l'occupaient. Soudain, un feu dévorant attisé par le vent se propage au faîte du toit; les flammes apparaissent et leur tourbillon furieux monte dans les airs. [2,760] Je poursuis ma route et revois le palais de Priam et la citadelle. Déjà, sous les portiques déserts de l'asile de Junon, des gardes choisis, Phoenix et le cruel Ulysse, surveillent le butin. De partout c'est ici que convergent les trésors de Troie, arrachés aux sanctuaires incendiés, 765 tables d'offrande aux dieux, solides cratères d'or, étoffes dérobées. Des enfants, des mères apeurées, en une longue file, se tiennent dressés tout autour. En fait, j'eus même l'audace de crier dans l'obscurité, je remplis les rues de mes cris; et dans mon accablement, [2,770] je gémis en vain, inlassablement j'appelais Créuse. Je la cherchais, parcourant sans répit les bâtiments de la ville, quand un pitoyable fantôme, l'ombre même de Créuse, se présenta à mes yeux, paraissant plus grande que nature. Je restai stupéfait, cheveux dressés, et voix étranglée dans la gorge. 775 Alors, elle me parla, et ses paroles apaisèrent mes inquiétudes: "À quoi bon te complaire tellement dans une douleur insane, mon tendre époux? Ces événements ne surviennent pas sans que les dieux le veuillent; il t'est interdit d'emmener d'ici Créuse pour compagne; le roi du haut Olympe ne le permet pas. [2,780] Un long exil t'attend; tu devras sillonner l'immensité de la mer; tu parviendras en terre d'Hespérie, où s'écoule le Thybris lydien, de son cours paisible, dans de riches terres cultivées. Là-bas, la prospérité, un royaume et une épouse royale te sont réservés; renonce à verser des larmes pour ta chère Créuse: 785 non, je ne verrai pas les demeures orgueilleuses des Myrmidons ni des Dolopes et n'irai pas servir des matrones grecques, moi, issue de Dardanus et bru de la divine Vénus; car la grande mère des dieux me retient sur ces rivages. Et maintenant, adieu; garde ton amour pour l'enfant qui est nôtre". [2,790] Après avoir prononcé ces paroles, elle me quitta; je pleurais, voulant lui dire tant de choses, mais elle se retira dans l'air léger. Trois fois je tentai d'entourer son cou de mes bras, trois fois je saisis en vain son image qui m'échappa des mains, semblable aux brises légères, toute pareille à un songe fugitif. 795 Alors, une fois la nuit passée, je retrouvai enfin mes compagnons. Là, je découvre que des nouveaux venus ont afflué en masse; je m'étonne de leur nombre: des mères de famille et des époux, des jeunes gens réunis pour l'exil, pitoyable multitude. Ils étaient venus de partout, avec leur courage et leurs biens, [2,800] prêts à embarquer, pour n'importe quelle terre où je voudrais les conduire. Déjà sur les crêtes du haut Ida se levait Lucifer, amenant le jour avec lui; les Danaens tenaient assiégées les portes de la ville, et aucun espoir de secours ne s'offrait. Je cédai, soulevai mon père et gagnai les montagnes.