[10,0] Énéide - Chant X. Pendant ce temps s'ouvre la demeure du tout-puissant Olympe; le père des dieux et roi des hommes convoque l'assemblée en son séjour étoilé, là-haut d'où il observe toute la terre, le camp des Dardaniens et les peuples latins. 5 On prend place dans la demeure aux doubles portes; et il commence: "Nobles habitants du ciel, pourquoi donc chez vous ce retour en arrière, ce revirement, et ces rivalités si vives et si injustes? Je n'avais pas permis à l'Italie de faire la guerre aux Troyens. Pourquoi cette discorde bravant mes interdits? Quelle crainte les a poussés [10,10] à prendre les armes et à se harceler les uns et les autres? Il viendra le juste temps pour le combat, -- ne l'appelez pas--, quand la féroce Carthage s'ouvrira les Alpes, et lancera contre les collines de Rome un assaut dévastateur: alors les haines pourront s'affronter, les conquêtes se réaliser. 15 Pour l'heure, laissez cela, et acceptez de bonne grâce l'accord qui a mes faveurs." Jupiter parla brièvement; mais la Vénus d'or lui répondit par un long discours: "O père, puissance éternelle régnant sur les hommes et l'univers, (car quel autre recours pourrions-nous invoquer désormais?), [10,20] tu vois les assauts des Rutules, la prestance magnifique de Turnus fonçant parmi ses cavaliers, tout gonflé d'orgueil grâce à la faveur de Mars? Les Troyens ne sont plus à l'abri dans les murs qui les enferment; bien plus, à l'intérieur des portes, et même sur les remblais des remparts, la mêlée fait rage et inonde de sang les fossés. 25 Énée, qui est absent, ignore tout. Ne permettras-tu jamais la levée de ce siège? Une fois de plus, un ennemi menace les murs d'une Troie qui renaît, et une seconde armée se lève; et voici qu'à nouveau, contre les Teucères, surgit d'Arpi l'étolienne le fils de Tydée. Oui, des blessures me sont réservées, [10,30] je pense, et ta fille s'attend aux coups d'un mortel. Si les Troyens, sans ton accord et contre ton gré, ont rejoint l'Italie, qu'ils expient leurs fautes; refuse-leur ton aide; si au contraire, ils ont suivi les réponses si nombreuses des dieux du ciel et des Mânes, pourquoi maintenant peut-on 35 transgresser tes ordres, ou forger de nouveaux destins? Pourquoi évoquer les navires incendiés sur les côtes de l'Éryx, et le roi des tempêtes, et les vents furieux levés en Éolie, ou Iris dépêchée à travers les nuages ? En ce moment, elle agite les Mânes eux-mêmes, cette partie de l'univers, [10,40] qu'elle n'avait pas encore mise à contribution: soudainement envoyée du ciel, Allecto, telle une bacchante, se déchaîne dans les villes d'Italie. L'empire ne m'importe plus du tout. Nous avons nourri cet espoir, tant que nous a souri la fortune. Que tes préférés l'emportent. S'il n'est point de terre que ta cruelle épouse veuille donner aux Troyens, 45 alors, ô père, je t'en supplie, par les restes fumants de Troie: permets-moi d'éloigner Ascagne des luttes armées, et de le sauvegarder; permets que survive ton petit-fils. Oui! Qu'Énée soit tourmenté sur des flots inconnus, qu'il poursuive la voie que lui offrira la fortune, [10,50] si du moins je puis le protéger et le soustraire au sauvage combat. Je possède Amathonte, et la haute Paphos, et Cythère, et ma demeure d'Idalie: qu'il vive là, sans gloire après avoir posé les armes. Ordonne que Carthage écrase l'Ausonie sous sa domination; nous ne dresserons aucun obstacle 55 contre les villes tyriennes. À quoi sert aux Teucères d'avoir échappé au fléau de la guerre, fui au travers des flammes argiennes, et surmonté tant de périls sur la mer et par le vaste monde, quand ils cherchaient le Latium, terre d'une nouvelle Pergame? N'était-ce pas préférable de rester sur les ultimes cendres de leur patrie, [10,60] sur le sol où se dressa Troie? Ô père, je t'en supplie, rends aux malheureux Troyens le Xanthe et le Simoïs, permets qu'ils se remémorent à nouveau les malheurs d'Ilion." Lors la royale Junon, agitée d'une vive fureur: "Pourquoi me forces-tu à rompre un long silence, à divulguer tout haut un secret douloureux? 65 Quelqu'un, un dieu ou un humain, a-t-il vraiment poussé Énée à s'engager dans la guerre ou à se présenter en ennemi au roi Latinus? Il est parvenu en Italie avec l'accord des destins, soit!, poussé par les fureurs de Cassandre: mais nous, l'avons-nous engagé à quitter son camp ou à confier sa vie aux vents? [10,70] À remettre à un enfant tout le soin de la guerre, à se fier à des murailles et à la loyauté tyrrhénienne, à jeter dans le trouble des peuples paisibles? Quel dieu, quel maléfice venant de moi l'ont conduit dans ce piège? Où voit-on dans tout ceci Junon ou Iris, lancée à travers les nues? On s'indigne de voir les Italiens entourer de flammes 75 une Troie qui renaît, et Turnus s'installer sur sa terre ancestrale, lui qui a pour aïeul Pilumnus et pour mère la déesse Vénilia! Que dire des Troyens aux sombres torches violentant les Latins, soumettant à leur joug les champs d'autrui et dérobant du butin? Que dire du fait de choisir des beaux-pères, d'arracher au giron familial [10,80] des fiancées, et, main tendue, de demander la paix tout en armant des navires? Toi, tu pourrais soustraire Énée aux bataillons des Grecs et tendre devant le héros un nuage et des vents inconsistants; tu pourrais transformer sa flotte en autant de nymphes: et pour nous ce serait sacrilège d'avoir quelque peu aidé les Rutules? 85 'Énée, qui est absent, ignore tout!': qu'il soit ignorant et absent. Tu possèdes Paphos et Idalie, tu possèdes l'altière Cythère: Pourquoi provoquer d'âpres coeurs, et une ville lourde de guerres? Et la Phrygie en désarroi, est-ce nous, selon toi, qui persistons à la mettre sens dessus dessous? Est-ce nous ou celui qui opposa [10,90] aux Achéens les malheureux Troyens? Pourquoi l'Europe et l'Asie en bloc ont-elles pris les armes, rompant les traités par un enlèvement? Est-ce sous ma conduite que l'adultère dardanien vint assaillir Sparte ? Lui ai-je donné des armes, ai-je attisé les guerres avec l'aide de Cupidon ? C'est alors qu'il fallait craindre pour les tiens: tu arrives bien tard, 95 avec tes plaintes injustes, et tu provoques de vaines querelles". Ainsi parlait Junon, et tous les habitants du ciel tremblaient d'émotion, avec des avis partagés: ainsi frémissent les premiers souffles qui se lèvent dans les forêts et se propagent en ondes invisibles, murmures qui annoncent aux marins la prochaine arrivée des vents. [10,100] Alors le père tout puissant, qui détient la souveraineté universelle, commence. Pendant son discours, la haute demeure des dieux reste silencieuse, la terre tremble, le haut éther se tait; les zéphyrs aussi se sont posés; l'immense océan apaise et retient ses flots: "Écoutez donc mes paroles et imprimez-les dans vos esprits. 105 Puisqu'une union entre Ausoniens et Troyens n'a pu être conclue, et puisque votre discorde n'a point de fin, quels que soient aujourd'hui la fortune de chacun, l'espoir qu'il se forge, Troyen ou Rutule, je ne ferai aucune différence, que le siège du camp dépende des destins des Italiens, [10,110] ou d'une malheureuse erreur des Troyens, suite à de funestes avis. Et je n'excepte pas les Rutules. Tous trouveront dans leurs initiatives leur part d'épreuve et de chance. Le roi Jupiter est le même pour tous. Les destins trouveront leur voie". Jurant par le cours du Styx son frère, par ses rives que brûlent de noirs tourbillons de poix, 115 il fit un signe de tête, et à ce geste l'Olympe entier trembla. Ce fut la fin des discours. Alors Jupiter se lève de son trône d'or, et les habitants du ciel l'entourent et l'escortent vers le seuil. Pendant ce temps, les Rutules à toutes les portes menacent d'abattre, de massacrer les hommes, et de ceindre de flammes les murailles. [10,120] De son côté, l'armée des Énéades est assiégée dans ses retranchements, sans nul espoir de fuir. Les malheureux, debout sur leurs hautes tours, ont disposé en vain autour des murs une couronne de quelques hommes: Asius, le fils d'Imbrasus, et Thymétès, le fils d'Hicétaon, les deux Assaracus, et leur aîné Thymbris avec Castor, 125 sont en première ligne; ils ont pour compagnons les frères de Sarpédon, Clarus et Thémon, tous deux venus de la haute Lycie. Acmon de Lyrnesse qui, tendant tout son corps, apporte un énorme roc, morceau impressionnant de la montagne, est tout aussi fort que son père Clytius, que son frère Ménesthée. [10,130] Les uns se battent, se défendant à l'aide de traits, les autres de pierres, se préparant à bouter le feu, ajustant arcs et flèches. Parmi eux, voici le souci le plus légitime de Vénus, l'enfant dardanien, la tête découverte, pleine de noblesse; il a l'éclat d'une gemme sertie dans l'or fauve 135 ornant un collier ou un diadème; il est lumineux comme l'ivoire artistement incrusté dans le buis ou le térébinthe d'Oricos; sur sa nuque d'un blanc laiteux se répandent ses cheveux, retenus par un souple anneau d'or. Toi aussi, Ismarus, les peuples valeureux t'ont vu [10,140] diriger tes coups et enduire de venin des roseaux, noble membre d'une famille de Méonie, où les hommes cultivent de riches campagnes que le Pactole arrose d'or. Il y avait aussi Mnesthée, porté aux nues déjà par la gloire d'avoir refoulé Turnus loin du talus des murailles, 145 ainsi que Capys, qui laissa son nom à une ville de Campanie. Ils avaient mené entre eux les combats d'une guerre sauvage, tandis qu'Énée, en pleine nuit, fendait les flots. En effet, après avoir quitté Évandre, il pénètre dans le camp étrusque, approche le roi, dit son nom, sa race, fait part de sa demande [10,150] et de ses propositions; il parle des forces dont s'entoure Mézence, et de la violence qui habite le coeur de Turnus; il l'avertit, en mêlant ces propos de prières, de ce qu'on peut attendre des choses humaines; sans hésiter, Tarchon unit ses forces aux siennes, une alliance est conclue; alors, affranchie du destin, 155 la nation lydienne s'embarque et, selon les ordres des dieux, elle s'en remet à un chef étranger. Le navire d'Énée est en tête, sa proue semble attelée à des lions phrygiens dominés par l'Ida, spectacle bien agréable pour les exilés Troyens. C'est là que se tient le grand Énée, repassant en esprit [10,160] les différentes étapes de la guerre; près de lui, à sa gauche, Pallas l'interroge tantôt sur les astres qui les guident dans la nuit noire, tantôt sur les épreuves qu'il endura sur terre et sur mer. Maintenant, déesses, ouvrez l'Hélicon, inspirez mes chants; dites la troupe qui, pendant ce temps, depuis les rivages de l'Étrurie, 165 accompagne Énée, équipant des navires et voguant sur la mer. En tête, Massicus fend les flots sur son 'Tigre' d'airain; sous ses ordres, une troupe de mille jeunes gens, qui quittèrent les murs de Clusium et la ville de Cosa; pour armes, ils ont des flèches et, à l'épaule, de légers carquois et un arc porteur de mort. [10,170] Avec eux, l'inquiétant Abas: il a une armée tout équipée d'armes magnifiques et sur sa poupe resplendit un Apollon d'or. Populonia sa patrie lui avait donné six cents jeunes gens, guerriers experts, tandis qu'Ilua, l'île généreuse des Chalybes aux inépuisables mines d'acier, lui en fournit trois cents. 175 Le troisième est Asilas, l'illustre interprète des dieux et des hommes, à qui les foies des victimes dévoilent leurs secrets, comme le font aussi les astres du ciel, les cris des oiseaux et les feux prophétiques de la foudre; il emmène mille hommes, colonne serrée, hérissée de lances. Pise les a placés sous ses ordres, Pise, originaire des bords de l'Alphée, [10,180] bien que située sur le sol étrusque. Astyr, magnifique, le suit, Astyr, sûr de son cheval et de ses armes si colorées. Trois cents hommes, tous le suivant d'un même coeur, l'ont rejoint, envoyés par les gens de Caeré, qui habitent les campagnes du Minio, ainsi que par l'antique Pyrgi et Gravisca à l'orageux climat. 185 Non, je ne te passerai pas sous silence, Cinyrus, chef des Ligures, très vaillant guerrier, ni toi, avec ta maigre escorte, Cupavo, dont le cimier est orné de hautes plumes de cygne, à la fois reproche, amour des vôtres et rappel de la figure d'un père; car, on raconte que Cygnus, à la mort de Phaéthon qu'il aimait, [10,190] chantait à l'ombre des soeurs de son ami, sous les feuillages des peupliers, consolant de sa muse son douloureux amour; il passa sa vieillesse chenue couvert d'un souple plumage, délaissant la terre et poursuivant les étoiles de son chant. Son fils, accompagné de bataillons d'hommes de son âge, 195 pousse à force de rames son immense 'Centaure': de toute sa hauteur surplombant les flots, il menace de lancer dans l'eau un énorme rocher, tandis que la longue carène sillonne la mer profonde. Ocnus lui aussi arrive des rivages de sa patrie, le fils de la prophétesse Mantô et du fleuve toscan, [10,200] qui te donna, ô Mantoue, des murailles et le nom de sa mère, Mantoue, riche d'aïeux, mais pas tous de même race: elle compte trois branches, constituées chacune de quatre peuples; elle en est la capitale, ses forces lui viennent du sang toscan. De là aussi cinq cents hommes en armes se lèvent contre Mézence; 205 le Mincius, né du Bénacus, sous ses voiles de roseaux glauques les emportait au large, sur leur menaçant bateau de pin. De tout son poids, Aulestès s'avance, et debout, de ses cent rames, il frappe les flots, et le marbre de l'eau balayé se mue en nappes d'écume. Un Triton géant le mène, qui de sa conque effraie les flots d'un bleu sombre; [10,210] immergé jusqu'aux flancs, il présente la figure d'un homme, mais son ventre se termine en queue de baleine, et l'onde écumeuse gronde sous sa poitrine à demi sauvage. Ces chefs d'élite, si nombreux, sur trente navires, se portaient au secours de Troie, leurs proues d'airain fendant les champs salés. 215 Et déjà le jour avait quitté le ciel, et la tendre Phébé, sur son char nocturne, foulait le centre de l'Olympe: Énée, que les soucis ne laissent point en repos, s'est installé à la barre, et manoeuvre les voiles. Voilà que, au milieu de sa course, le choeur de ses compagnes [10,220] se présente à lui: les nymphes à qui Cybèle la bienfaisante avait ordonné de régir la mer et, de bateaux qu'elles étaient, de se muer en nymphes; elles nageaient et fendaient les ondes, en nombre égal aux proues de bronze mouillant jadis près du rivage. De loin elles reconnaissent leur roi, l'entourent de leurs choeurs dansants; 225 Cymodocée, la plus éloquente d'entre elles, suit le bateau; de la main droite, elle tient la poupe et, le dos hors de l'eau, elle repousse de la main gauche l'onde silencieuse. Il ignore tout du prodige et elle l'interpelle: "Es-tu éveillé, Énée, rejeton des dieux? Veille et largue l'écoute de tes voiles. [10,230] Nous voici, pins du mont sacré de l'Ida, les nefs de ta flotte, à présent nymphes de la mer. Tandis que, dans sa perfidie, le Rutule nous faisait couler, pressées par le fer et les flammes, à regret, nous avons rompu nos amarres et, sur la vaste mer, nous te cherchons. Notre mère, apitoyée, transforma notre apparence, 235 nous accordant d'être déesses et de passer notre vie sous les flots. Cependant le jeune Ascagne est retenu dans ses murs, retranché, sous les traits des Latins, que Mars rend effrayants. Déjà la cavalerie arcadienne, mêlée de valeureux Étrusques, occupe les endroits fixés; Turnus a l'intention bien arrêtée [10,240] d'interposer ses escadrons, pour les empêcher de rejoindre le camp. Allons, debout et, dès l'Aurore, sois le premier à ordonner l'appel aux armes de tes hommes; revêts ton bouclier invincible, bordé d'un cercle d'or, présent du maître du feu en personne. La journée de demain, si tu ne juges point vaines mes paroles, 245 verra d'énormes monceaux de Rutules massacrés." Elle avait parlé et, tout en s'éloignant, de sa main experte, elle pousse la haute poupe: celle-ci file sur les vagues, plus rapide que le trait, que la flèche rivalisant avec les vents. Les autres alors accélèrent leur course. Stupéfait, ne comprenant pas, [10,250] le Troyen, fils d'Anchise, reprend pourtant courage devant ce présage. Alors, contemplant un court moment la voûte du ciel, Énée prie: "Bienfaisante Idéenne, mère des dieux, toi que charment le Dindyme et les villes ceintes de tours, et les deux lions attelés mordant leur frein, toi, désormais mon guide au combat, accomplis vite comme il se doit 255 ton augure et, déesse favorable, accours au secours des Phrygiens". Il n'en dit pas plus et, pendant ce temps, le jour déjà s'élançait et le retour de la pleine lumière avait fait fuir la nuit. Il ordonne d'abord à ses alliés de suivre leurs enseignes, de centrer leurs pensées sur les armes et de se préparer au combat. [10,260] Et déjà, debout en haut de sa poupe, il voit sous ses yeux les Troyens dans leur camp; de la main gauche aussitôt il soulève son bouclier étincelant. Une clameur des Dardanides s'élève des murs vers les astres; l'espoir revenu réveille les colères, les mains lancent des traits; ainsi sous les sombres nuages, 265 les grues du Strymon signalent l'orage et nagent à travers l'éther à grand bruit, fuyant les Notus avec des cris qui les suivent. Mais ce spectacle paraissait étrange au roi rutule et aux chefs ausoniens quand, se retournant, ils voient les poupes tournées vers le rivage et la mer entière qui semblait glisser avec la flotte. [10,270] Une aigrette brille sur la tête d'Énée, et du sommet de son cimier monte une flamme; de son bouclier d'or jaillissent de grands éclairs: c'est ainsi que parfois, dans la nuit limpide, rougeoient lugubrement des comètes couleur de sang, ou que se lève l'ardent Sirius, apportant soif et maladies aux faibles mortels 275 et attristant le ciel d'une lumière inquiétante. Pourtant l'audacieux Turnus n'a pas renoncé à son assurance, résolu à être le premier à occuper le rivage et à refouler les arrivants. (Il se met à relever les courages, à invectiver les siens, en ces termes): "Voici enfin l'objet de vos voeux: abattre l'ennemi, l'arme au poing. [10,280] Les héros tiennent Mars même dans leurs mains. Que chacun maintenant se remémore son épouse, sa maison; pensons aux hauts faits, aux mérites de nos pères. Courons d'emblée à la mer, pendant qu'ils débarquent tremblants, et hésitants dans leurs premiers pas. La Fortune sourit aux audacieux". (Le paresseux se fait obstacle à lui-même). 285 Ainsi parla-t-il, tout en réfléchissant aux hommes qu'il pourra mener à l'attaque, et à ceux à qui il confiera le siège des murs. Entre-temps, Énée fait descendre ses hommes par des passerelles partant des hautes poupes. Nombreux sont ceux qui guettent le reflux des vagues alanguies, pour sauter en confiance où l'eau est peu profonde; [10,290] d'autres glissent le long des rames. Tarchon a observé sur le rivage un lieu sans bas-fonds bouillonnants, où la mer vient se briser sans fracas, mais glisse inoffensive vers la côte à la marée montante; vite, il y dirige ses proues et insiste auprès de ses compagnons: "Maintenant, troupes d'élite, penchez-vous sur vos fortes rames, 295 soulevez, emportez vos bateaux; fendez de vos étraves cette terre hostile, et que les carènes tracent elles-mêmes leur sillon. Et je veux bien briser ma poupe dans cette rade, lorsque j'aurai touché cette terre". Sur ces paroles de Tarchon, ses compagnons en bloc se lèvent et, à force de rames, [10,300] dirigent leurs vaisseaux écumants vers les champs des Latins; bientôt les rostres touchent la terre ferme, et les embarcations s'arrêtent, toutes intactes. Mais ce n'est pas le cas de ta poupe, ô Tarchon: car elle s'est heurtée à des bancs de sable, suspendue à une arête saillante, longtemps elle vacille en équilibre instable, battue par les vagues, 305 puis se brise, exposant au milieu des flots les hommes gênés par les débris de rames et les bancs de rameurs à la dérive, tandis que le reflux de l'eau les ramène en arrière. Turnus de son côté ne tarde pas à réagir; plein de fougue, il lance toute son armée contre les Teucères, et prend position face au rivage. [10,310] Les clairons sonnent. Heureux présage pour le combat, Énée est le premier à se ruer sur ces bataillons de paysans; terrassant les Latins, il tua Théron, guerrier de haute taille, qui l'avait personnellement provoqué; de son épée, il lui perce le flanc, traversant sa cuirasse d'airain et sa tunique aux écailles d'or. 315 Ensuite, il frappa Lichas, séparé de sa mère déjà morte par une opération et qui t'était consacré, ô Phébus: tout petit, il a pu échapper aux coups d'une lame! Pourquoi? Non loin de là, le cruel Cissée et le grand Gyas de leur massue abattaient des armées: Énée les précipita dans la mort; ils n'obtinrent aucun secours, [10,320] ni des armes d'Hercule, ni de la vaillance de leur bras, ni de leur père Mélampus, compagnon fidèle de l'Alcide, quand il accomplissait sur terre ses lourds travaux. Tandis que Pharon profère des paroles vaines, Énée fait tournoyer son javelot et le lui fiche en pleine bouche. Toi aussi, malheureux Cydon, au lieu de poursuivre tes nouvelles amours, 325 Clytius, l'enfant aux joues blondes de leur premier duvet, loin de te soucier des jeunes amants qui toujours t'entouraient, tu serais étendu, pitoyable, abattu par la main du Dardanien, si ne lui faisait face une cohorte serrée de frères, les sept fils de Phorcus, qui lancent leurs sept traits; [10,330] les uns, sans effet, rebondissent sur le casque et le bouclier d'Énée; les autres effleurent son corps, mais sont détournés par sa mère Vénus. Énée dit alors à son fidèle Achate: "Apporte-moi des armes: contre les Rutules ma main ne lancera en vain aucun de ces traits qui se fichèrent dans le corps des Grecs, 335 aux plaines d'Ilion." Alors il saisit une longue pique et la lance: celle-ci s'envole et transperce le bronze du bouclier de Méon, et en même temps que sa cuirasse, elle lui fracasse la poitrine. Son frère Alcanor s'approche de lui et le soutient de la main tandis qu'il s'écroule: aussitôt une autre pique lui traverse le bras, [10,340] s'échappe et toute sanglante poursuit sa trajectoire; sa main droite, mourante, reste suspendue à son épaule par des ligaments. Alors Numitor, avec la pique extraite du corps de son frère, visa Énée: mais il ne lui fut pas donné non plus d'atteindre le héros; l'arme effleura seulement la cuisse du grand Achate. 345 Puis voici qu'arrive de Cures, avec toute l'assurance de sa jeunesse, Clausus; de haut, pressant fortement sa dure pique, il frappe Dryops sous le menton, pendant qu'il parlait; et, en un même instant, lui tranchant la gorge, il lui retire la parole et la vie; son front alors heurte le sol et sa bouche vomit un sang épais. [10,350] Trois Thraces aussi, issus de la lointaine race de Borée, ainsi que les trois guerriers envoyés par leur père Idas d'Ismare, leur patrie, sont abattus, diversement frappés. Halésus accourt, avec les troupes auronques; le fils de Neptune s'amène aussi, Messapus, connu pour ses chevaux. Chaque groupe, tour à tour, 355 tente de repousser l'autre: on se bat au seuil même de l'Ausonie. Ainsi sont les vents qui s'affrontent dans l'immense éther, menant leurs combats avec une ardeur et des forces égales, ne se cédant mutuellement ni les nuages, ni la mer; le combat est longtemps incertain; tous s'affrontent et résistent; [10,360] ainsi se rencontrent les armées latines et les armées troyennes, on lutte pied à pied, et dans des corps à corps serrés. Mais ailleurs, là où un torrent avait marqué un large espace par des pierres roulées et des buissons arrachés à ses rives, les Arcadiens, peu accoutumés aux combats d'infanterie, 365 tournaient le dos à leurs poursuivants latins; dès que Pallas les vit, contraints par le sol impraticable à abandonner leurs chevaux, il fit la seule chose à faire en ces circonstances extrêmes et, alternant prières et propos amers, ranima leurs courages: "Où fuyez-vous, mes amis? Par vous et vos hauts faits, [10,370] au nom de notre chef Évandre et de ses guerres victorieuses, par mon espoir de rivaliser désormais avec la gloire de mon père, ne comptez pas sur vos jambes. C'est le fer qui frayera notre route à travers l'ennemi. Là où leur troupe serrée nous presse vous réclame notre altière patrie, vous et Pallas, votre chef. 375 Notre ennemi n'est pas un dieu, mais un mortel pressant des mortels; tout autant qu'eux, nous avons des coeurs et des bras. Voyez: l'immensité nous enferme en sa grande barrière marine, pas de terre où fuir désormais: choisirons-nous la mer ou les Troyens?" Cela dit, il se rua au milieu d'un groupe serré d'ennemis. [10,380] Le premier qu'il rencontra fut Lagus, victime d'un injuste destin. Il était en train d'arracher un roc d'un poids énorme, quand Pallas lance un trait qui le transperce par le milieu, à la jointure de l'épine dorsale et des côtes, puis il récupère la pique fichée dans ses os. Hisbon espère, mais sans succès, 385 le surprendre penché sur le cadavre: tandis qu'il fonce inconsidérément, furieux de la mort cruelle de son compagnon, Pallas déjà l'attend et lui enfonce son glaive dans la poitrine gonflée de rage. De là, il marche sur Sthénius et sur le rejeton de l'antique tribu de Rhétus, Anchémolus, qui avait osé souiller d'un inceste la couche de sa marâtre. [10,390] Vous aussi, les jumeaux, vous êtes tombés aux champs des Rutules, Laridès et Thymber, nés de Daucus, enfants si ressemblants, indiscernables, et aimable source de confusion pour vos parents; mais Pallas, lui, vient de faire entre vous une cruelle distinction. Car toi, Thymber, tu eus la tête arrachée par l'épée d'Évandre, 395 et toi, Laridès, ta main droite tranchée te cherche comme son maître, et tes doigts à demi morts s'agitent et se serrent sur ton arme. Les Arcadiens, excités par la harangue de Pallas, voient ses exploits, et leur chagrin mêlé de honte les arme contre l'ennemi. Alors Pallas transperça au passage Rhétée, qui fuyait sur son bige. [10,400] Cela laissa à Ilus un certain recul et quelque répit: contre lui en effet Pallas, de loin, avait dirigé la forte pique. Mais Rhétée, qui passait devant, la prit de plein fouet, ô excellent Teuthras, en vous fuyant, toi et ton frère Tyrès, avant de rouler, à demi mort, à bas de son char et de frapper de ses talons les champs des Rutules. 405 Lorsque, durant l'été tant attendu, les vents se lèvent, le berger allume en divers points des incendies dans les bois; subitement, le feu gagne les zones intermédiaires et en un instant s'étend, effroyable colonne de Vulcain, dans l'immensité des champs; et le berger, assis en vainqueur, contemple de haut les flammes triomphantes. [10,410] Ainsi toute la valeur de tes compagnons se concentre en un seul bloc, et cela te réjouit, ô Pallas. Mais Halésus, l'âpre guerrier, fond sur ses adversaires et se ramasse sous ses armes. Il sacrifie Ladon, Phérès et Démodocus; de son épée éclatante, il arrache la main droite de Strymonius, qui l'avait portée à sa gorge; 415 d'une pierre il frappe Thoas en plein visage et disperse les os de son crâne mêlés à de sanglants lambeaux de cervelle. Son père, chantre des destins, avait caché Halésus dans la forêt; dès que la mort eut fermé les yeux du vieillard chenu, les Parques mirent la main sur son fils, le vouant aux traits d'Évandre. [10,420] Pallas se dirigea vers lui, après avoir fait cette prière: "Ô vénérable Thybris, accorde maintenant à ce fer que je lance de trouver sa fortune et sa voie à travers la poitrine du cruel Halésus. Ces armes et les dépouilles du guerrier honoreront ton chêne". Le dieu entendit ces paroles; Halésus, tout en couvrant Imaon, 425 offre, l'infortuné, sa poitrine désarmée au trait de l'Arcadien. Mais Lausus, cheville importante de cette guerre, ne laisse pas la mort d'un si grand guerrier effrayer les troupes. Il supprime d'abord juste devant lui Abas, noeud et frein de la bataille. La jeunesse arcadienne est jetée à terre, à terre les Étrusques, [10,430] et vous aussi, Troyens, qui avez échappé aux Grecs. Les armées s'affrontent, égales par leurs chefs et leurs forces; les troupes éloignées se resserrent, et la foule est si dense, que ni traits ni mains ne peuvent bouger. Ici Pallas charge et menace, face à lui, Lausus; ni l'âge ni leur remarquable beauté ne les distinguent, 435 mais la Fortune leur avait refusé le retour dans leur patrie. Le souverain du grand Olympe a permis que ces jeunes gens aillent au combat, mais non l'un contre l'autre; bientôt ils accompliront leur destin, sous les coups d'un ennemi plus grand. Entre-temps Turnus reçoit de sa soeur divine le conseil [10,440] de remplacer Lausus; sur son char ailé, il fend les rangs de son armée. Dès qu'il aperçoit ses compagnons: "Il est temps de quitter le combat; je vais moi seul affronter Pallas; c'est à moi seul que revient Pallas; je souhaiterais que son père en personne fût là pour voir ce spectacle". Il dit et, sur son ordre, ses compagnons lui cédèrent la place. 445 Cet ordre arrogant et le départ des Rutules étonnent le jeune Pallas, qui reste stupéfait devant Turnus; il laisse ses regards parcourir le corps du géant; il observe tout de loin, d'un oeil farouche; il s'avance et, aux paroles du tyran, il oppose le discours que voici: "Bientôt, on me louera, parce que j'aurai enlevé les dépouilles opimes [10,450] ou parce que je serai mort noblement: mon père y est préparé. Cesse tes menaces". Sur ces paroles, il s'avance au centre du terrain. Les Arcadiens sentent leur sang se glacer dans leurs veines. Turnus a sauté de son bige; il est disposé à marcher au combat, au corps à corps. Lorsqu'un lion, du haut de son observatoire, 455 voit au loin dans la plaine un taureau debout prêt au combat, il s'élance; telle est bien l'image qu'offre l'arrivée de Turnus. Dès qu'il le crut à portée d'un jet de pique, Pallas aussitôt se lance, espérant que la fortune, vu la disparité des forces, le secondera dans son audace, et tourné vers l'immensité de l'éther, il prie ainsi: [10,460] "Par l'hospitalité de mon père, par les tables qu'en étranger tu approchas, je t'en supplie, Alcide, soutiens-moi dans cette entreprise démesurée. Que Turnus expirant me voie lui enlever ses armes sanglantes, que ses regards emportent en mourant l'image de son vainqueur". Alcide entendit le jeune homme, et au fond de son coeur, 465 réprima un profond gémissement, puis fondit en larmes vaines. Alors le père des dieux adresse à son fils des paroles amies: "Il est un jour fixé pour chacun; pour tous, le temps de la vie est bref et irréparable; mais étendre sa renommée par des exploits, telle est l'oeuvre de la vertu. Sous les hautes murailles de Troie, [10,470] tant de fils de dieux sont tombés; et même avec eux tomba aussi Sarpédon, mon propre fils; Turnus aussi, son destin l'appelle et il est parvenu aux limites de la vie qui lui a été accordée." Il parla ainsi, et il détourna ses regards des champs des Rutules. Pallas pour sa part, de toutes ses forces lance une pique, 475 et du creux de son fourreau dégaine une éclatante épée. La pique vole, frappe l'endroit où le bouclier de Turnus protège le haut de son épaule, se fraie un chemin à travers le bord du bouclier, mais finalement s'écarte du corps du géant, qu'elle ne fait qu'effleurer. Alors Turnus balance longuement une pique de bois dur [10,480] munie d'une pointe de fer acéré, puis la lance contre Pallas en disant: "Vois donc si mon trait ne s'enfonce pas mieux que le tien". Il avait parlé. Et toutes les couches de fer et de bronze du bouclier, toutes les peaux de taureau qui le recouvrent et l'entourent, la pointe vibrante les transperce en plein milieu; 485 elle perfore alors les obstacles de la cuirasse et la large poitrine. Pallas arrache de sa blessure le trait tout chaud, mais en vain: car son sang et sa vie ensemble empruntent la même voie. Il s'écroule sur sa blessure, ses armes résonnent en tombant sur lui, qui, mourant, touche de sa bouche en sang la terre ennemie. [10,490] Et Turnus, debout près de lui, d'ajouter: "Arcadiens, souvenez-vous, et rapportez à Évandre ce que je vais dire: je lui renvoie Pallas, dans l'état qu'il a mérité. Ce qu'il voudra, l'hommage d'un tombeau, la consolation d'une sépulture, je l'accorde généreusement. Il paiera assez cher son hospitalité à Énée". 495 Et, après ces paroles, il pressa du pied gauche le corps sans vie, le dépouillant de son baudrier si pesant, orné de l'empreinte d'une scène funeste, figurant au cours de leur commune nuit de noces le massacre honteux d'un groupe de jeunes hommes et leurs lits en sang, scène ciselée par Clonus, le fils d'Éurytus dans de l'or massif. [10,500] Maintenant, Turnus triomphe et se réjouit de s'être emparé de ce butin. L'esprit humain ignore le destin et son sort futur, il ne sait pas garder la mesure, quand le succès le grise! Pour Turnus viendra le jour où il souhaitera que Pallas soit vivant, acheté à grand prix, et où il haïra ces dépouilles et cette journée. 505 Alors les compagnons de Pallas, avec force larmes et gémissements, l'exposent sur son bouclier, et le ramènent, au milieu de la foule. Ô douleur et gloire immense, toi qui vas retourner à ton père, ce premier jour t'a donné à la guerre, et ce même jour t'en arrache, tandis que tu laisses des monceaux de Rutules massacrés! [10,510] Désormais, ce n'est plus la rumeur, mais un vrai messager, qui vole avertir Énée d'un si grand malheur: les siens sont bien près de leur perte, il est temps de secourir les Troyens en désarroi. Avec son épée, Énée fauche tout ce qui est à sa portée et, dans son ardeur, se fraie un chemin à travers la large colonne; son arme te cherche, 515 toi, Turnus, toi si fier de ton dernier massacre. Pallas, Évandre, tout reparaît à ses yeux: la table qu'il approcha d'abord en étranger, l'alliance scellée par une poignée de mains. Il saisit tout vivants les quatre fils de Sulmon, quatre jeunes gens, éduqués par Ufens, pour les immoler aux ombres, à titre de victimes infernales, [10,520] en recueillir le sang et en arroser les flammes du bûcher. Ensuite, il lança de loin contre Magus une pique mortelle. Mais celui-ci, adroit, se baisse, et laisse le trait vibrant le survoler; étreignant alors les genoux d'Énée, Magus le supplie en ces termes: "Par les mânes de ton père, par l'espoir que te donne le jeune Iule, 525 je t'en prie, épargne ma vie, pour mon fils comme pour mon père. Je possède une haute demeure qui recèle, profondément enfouis, des talents d'argent ciselé, je dispose de tas d'or travaillé et brut. La victoire des Teucères ne se joue pas ici, et une vie, une seule, ne fera pas une si grande différence". [10,530] Il s'était tu. Face à lui, Énée rétorqua ainsi: "Ces quantités de talents d'or et d'argent, que tu évoques, garde-les pour tes enfants. Déjà avant moi, par la mort de Pallas, Turnus a rendu impossibles ces marchandages. Voilà ce que pensent Iule et les mânes de mon père". 535 Sur ces paroles, de la main gauche, il saisit le casque du suppliant, lui tient le cou en arrière et y enfonce son épée jusqu'à la garde. Et non loin de là, le fils d'Hémon, prêtre de Phébus et de Trivia, une bandelette tenue par un ruban sacré autour des tempes, il resplendissait dans son vêtement et ses ornements blancs. [10,540] Énée l'affronte, le poursuit dans la plaine; l'homme tombe; dressé sur lui, Énée l'immole, le couvrant de son ombre; sur ses épaules, Séreste emporte les armes recueillies, trophée pour toi, roi Gradivus. Les rangs se reforment, avec Céculus, le rejeton de la race de Vulcain, et Umbro, qui provient des montagnes des Marses. 545 En face, le Dardanide se déchaîne avec fureur: d'un coup d'épée, il avait tranché la main gauche d'Anxur et l'orbe de son bouclier. (Anxur avait parlé avec arrogance, et avait cru en la puissance de ses paroles; peut-être élevait-il son espoir jusqu'au ciel, et s'était-il promis des cheveux blancs et de longues années). [10,550] En face, Tarquitus bondit, avec ses armes éclatantes, le fils de la nymphe Dryopé et de Faunus, l'hôte des forêts; il se présente face au bouillant Énée qui, de sa pique, embroche la cuirasse du guerrier et la pesante masse de son bouclier; puis, tandis que l'homme le supplie en vain et se prépare à un long discours, 555 il lui fait tomber la tête et, roulant devant lui ce tronc encore tiède, ajoute, le coeur plein de haine, les paroles que voici: "Reste couché ici, ô redoutable guerrier. Non, ton excellente mère ne t'enterrera pas et ne couvrira pas ton cadavre du tombeau de tes pères: proie abandonnée aux oiseaux sauvages ou plongée dans un tourbillon, [10,560] l'onde t'emportera et les poissons affamés lécheront tes blessures". Aussitôt, il poursuit Antée et Lycas, qui occupent les premiers rangs des troupes de Turnus, et le vaillant Numa, et le blond Camers, le fils du magnanime Volcens, qui fut le plus riche propriétaire du territoire d'Ausonie, et qui régna sur la silencieuse Amyclées. 565 Tel Égéon qui, dit la légende, avait cent bras et cent mains, qui, de ses cinquante gueules et de ses cinquante poitrines, crachait un feu ardent, lorsque contre les foudres de Jupiter il agitait autant de boucliers et tirait autant d'épées, ainsi Énée, victorieux, se déchaîna par toute la plaine, [10,570] une fois son glaive échauffé. Et puis, voici Niphée sur son quadrige. Énée fonce vers les chevaux, vers leur poitrail offert. Mais dès que, de loin, ceux-ci le virent s'avancer tremblant de rage, ils s'effraient, tournent bride et, se cabrant, renversent leur cocher et entraînent le char vers le rivage. 575 Pendant ce temps, Lucagus, sur son bige aux chevaux blancs, entre dans la bataille, avec son frère Liger, qui tient les rênes et guide les chevaux. L'âpre Lucagus brandit et fait tournoyer son épée. Énée ne supporta pas chez eux tant d'ardeur, tant de fureur; il fonça et apparut, immense, avec sa pique tendue contre eux. [10,580] Liger lui dit: "Non, tu ne vois ni les chevaux de Diomède ni le char d'Achille, ni les champs de Phrygie: maintenant, en cette terre, on va t'offrir la fin de la guerre et de ta vie". Telles sont les paroles de l'insensé Liger qui s'envolent au loin. Mais le héros troyen ne réplique pas 585 avec des mots, c'est son javelot qu'il lance contre ses ennemis. Lucagus, tête penchée sur les rênes, stimule ses chevaux à coups de pique et, tandis que, pied gauche en avant, il est prêt au combat, un trait s'introduit sous le bord inférieur de son bouclier éclatant et lui perce l'aine gauche; [10,590] projeté à bas du char, mourant, il roule dans le champ. Et le pieux Énée lui adresse ces paroles pleines d'amertume: "Lucagus, ce ne sont pas tes chevaux trop lents qui ont livré ton char, ni de vaines ombres d'ennemis qui l'ont renversé: c'est toi qui, en sautant, l'abandonnes". 595 Sur ce, il saisit le double attelage; son malheureux frère, tombé au même endroit, tendait vers Énée des mains sans force: "Par ta personne, par les parents qui mirent au monde un tel fils, ô héros troyen, laisse-moi vivre; aie pitié de celui qui t'implore". Il continuait à supplier, Énée lui coupa la parole: "Il y a un instant, [10,600] tu ne parlais pas de la sorte. Meurs et, en frère, n'abandonne pas ton frère". Alors, de son poignard, il lui ouvrit la poitrine, refuge secret de son âme. Ainsi à travers les campagnes, le chef dardanien semait les morts, tel un torrent d'eau ou un noir tourbillon, plein de fureur. Finalement, le jeune Ascagne et ses hommes sortent 605 brusquement et quittent le camp, après ce siège vain. Pendant ce temps, Jupiter prend la parole s'adressant à Junon: "Toi qui es ma soeur et en même temps ma très chère épouse, comme tu le pensais, c'est Vénus, tu ne te trompes pas, qui soutient les forces troyennes; les hommes n'ont, pour combattre, [10,610] ni ce bras vigoureux ni, dans le danger, ce coeur vaillant et ferme ". Junon humblement lui dit: "Pourquoi, mon très bel époux, tourmenter une femme malheureuse, qui redoute tes sévères décrets? Si ton amour pour moi avait toujours sa force d'autrefois, comme il conviendrait, non, vraiment, maître tout-puissant, 615 tu ne me refuserais pas la faveur de soustraire Turnus au combat, ni de pouvoir le garder sain et sauf pour son père Daunus. Maintenant, il risque de périr, de subir dans son sang pieux la loi des Troyens. Il tire pourtant son nom d'une origine divine, et Pilumnus est son bisaïeul, et souvent sa main généreuse [10,620] a couvert l'entrée de tes sanctuaires de nombreuses offrandes". Le roi du céleste Olympe lui répond ainsi en peu de mots: "Si ce que tu demandes est un délai à une mort imminente, un sursis accordé à un être voué à la mort, si tu comprends bien ma pensée, fais fuir Turnus et arrache-le aux destins qui le menacent: 625 je puis avoir cette complaisance. Mais si sous ces prières se cache une faveur plus importante, si tu penses bouleverser la guerre et en transformer l'issue, tu te nourris de vains espoirs". Et Junon, en larmes, dit: "Ah! si en pensée tu m'accordais ce qui te paraît pénible à énoncer, et si la vie restait assurée à Turnus! [10,630] À présent, une mort pénible attend cet innocent, ou je me trompe fort! Mais puissé-je plutôt être le jouet de craintes illusoires et, tu le peux, comme je voudrais te voir modifier tes arrêts dans un sens meilleur!" Après ces paroles, Junon s'élança aussitôt du haut du ciel, amenant la tempête, entourée d'un nuage et fendant les airs; 635 puis elle se dirigea vers l'armée d'Ilion et le camp des Laurentes. Alors, de cette nue inconsistante la déesse forme une ombre légère, sans forces, à l'image d'Énée (prodige étonnant à voir!); elle la pare d'armes dardaniennes, elle imite le bouclier et le panache ornant la tête divine, la dote de paroles vaines, [10,640] d'une voix sans âme, et reproduit son allure et sa démarche; c'est ainsi, dit-on, que des figures voltigent encore, une fois la mort vue, ou que les songes abusent nos sens endormis. Mais, vif, le fantôme bondit vers les premières lignes, excite le héros de ses traits et le tourmente de la voix. 645 Turnus le menace, et de haut lui lance un sifflant javelot; l'image tourne le dos et s'encourt. Vraiment, lorsque Turnus crut qu'Énée avait fait demi tour et cédait, son coeur se troubla, il but à longs traits cet espoir insensé: "Où fuis-tu, Énée? Ne renonce pas aux fiançailles engagées; [10,650] ma main va te donner cette terre que tu as cherchée à travers les mers". Tout en hurlant ces mots, il le poursuit, brandissant et agitant son épée; et il ne voit pas que les vents emportent ce qui fait sa joie. Justement un bateau attaché à la base d'un haut rocher mouillait là, avec ses échelles en place et une passerelle toute prête; 655 il avait servi au roi Osinius, arrivé des rivages de Clusium. L'image tremblante d'Énée en fuite s'y précipite pour s'y cacher; Turnus, d'autant plus acharné à la poursuivre, franchit les obstacles et bondit par-dessus les hautes passerelles. À peine a-t-il atteint la proue que la Saturnienne rompt l'amarre, [10,660] arrache le navire qu'elle emporte à travers le reflux des flots. Énée de son côté appelle au combat Turnus, qui n'est pas là, et envoie à la mort d'innombrables guerriers. À ce moment l'image ténue déjà ne cherche plus à se cacher, mais, s'envolant dans les airs, elle se mêle à la sombre nuée, 665 tandis que, en pleine mer, un tourbillon emporte Turnus. Sans comprendre, sans reconnaissance pour son salut, il regarde autour de lui et, les deux mains levées vers les astres, il dit: "Père tout-puissant, tu m'as donc jugé digne d'une telle infamie, tu as donc voulu m'infliger un tel châtiment? [10,670] Où m'emporte-t-on? D'où suis-je parti? Comment fuir d'ici? Et sous quels traits? Reverrai-je les murs et le camp des Laurentes? Quoi? Cette armée, ces hommes qui m'ont suivi, moi et mes armes? Tous ces gens - Sacrilège!- , que j'ai abandonnés, voués à une mort infâme, vais-je voir leur débandade? Les gémissements de ceux qui tombent, 675 vais-je les entendre? Que faire? Quelle terre assez profonde désormais pourrait s'ouvrir pour moi? Ou plutôt, ô vents, ayez pitié; de tout coeur, Turnus vous en supplie, jetez ce bateau contre falaises et rochers, et envoyez-le sur les bancs de sable funestes d'une syrte, où ne me suivront ni les Rutules ni la conscience de mon déshonneur". [10,680] Tout à ces évocations, son esprit balance, tantôt ici, tantôt là: va-t-il, affolé par un tel déshonneur, saisir son arme acérée et en plonger la lame sanglante à travers ses côtes, va-t-il se jeter dans les flots et nager jusqu'à la courbe du rivage pour s'exposer à nouveau aux armes des Troyens? 685 Trois fois il tenta ces deux voies, trois fois la grande Junon le retint et, le prenant en pitié, réprima la passion de son âme. Le bateau glisse, fend les flots et, porté sur l'onde par un vent favorable, il parvient à l'antique cité de son père Daunus. Cependant, sur les conseils de Jupiter, le bouillant Mézence [10,690] prend la place de Turnus au combat et fonce sur les Teucères triomphants. Les troupes tyrrhènes se rassemblent, centrant toutes leurs haines sur un seul homme, qu'elles pressent sous leurs traits serrés. Lui, tel un rocher qui surplombe la mer immense face à la fureur des vents et qui, exposé aux flots, 695 soutient toute la violence et les menaces du ciel et de la mer, il reste inébranlable et terrasse Hébrus, le fils de Dolichaon, et en même temps Latagus ainsi que Palmus qui s'enfuit; à l'aide d'une pierre, énorme bloc arraché à la montagne, il atteint Latagus de face en plein visage, tranche le genou de Palmus, [10,700] qu'il laisse rouler à terre sans vie, et fait don à Lausus de ses armes à porter sur les épaules et de ses aigrettes à fixer sur le cimier. Mézence abat aussi Évanthès le Phrygien et Mimas, contemporain et compagnon de Pâris; Théano l'avait mis au monde et donné à son père Amycus, la nuit où la reine, fille de Cissée, 705 enceinte d'une torche, avait enfanté Pâris; Pâris repose dans sa patrie, et Mimas est retenu à jamais sur le rivage laurentin, terre inconnue. Et comme un sanglier que la morsure des chiens a fait descendre de ses montagnes, animal protégé, de longues années durant, par le Vésule planté de pins, ou nourri par le marais laurente [10,710] avec sa forêt de roseaux, lorsqu'il est pris dans les filets, résiste et rugit farouchement, les flancs hérissés, personne n'a le cran de le combattre ou de l'approcher, mais on l'accable de traits, en criant de loin, en toute sécurité. Ainsi, de ceux que Mézence a mis dans une juste colère, 715 il n'en est pas un qui ait le courage de fondre sur lui, l'arme levée, mais on le harcèle de loin, à l'aide de traits, en poussant de grands cris. Et lui, impavide, reste toujours et partout sur ses gardes, grinçant des dents, et secouant de son dos les piques qui le frappent. Acron était venu de l'antique pays de Corythus, [10,720] ce Grec exilé qui avait renoncé à un hymen inaccompli. Dès que de loin Mézence le vit jetant le trouble au milieu des rangs, éclatant sous son panache et vêtu du manteau de pourpre de sa fiancée, il est comme un lion affamé arpentant sans fin les hauts pacages, poussé par une fringale affolante, si il lui arrive d'apercevoir 725 une chèvre en fuite ou un cerf dressant sa ramure; satisfait, il ouvre démesurément la gueule, gonfle sa crinière et, couché sur sa proie, s'accroche à ses viscères; un sang noir baigne sa gueule insatiable. Ainsi, dans un joyeux élan, Mézence se rue sur le bloc compact de ses ennemis. [10,730] L'infortuné Acron est terrassé; expirant il heurte de ses talons le sol noir; les traits qui l'ont atteint se sont brisés, tout trempés de sang. Orodès fuyait. Mézence n'estima pas noble de l'abattre, ni de le frapper à son insu, en lançant un trait; courant au devant de lui, il l'affronta corps à corps, 735 l'emportant ainsi non par surprise, mais par la force des armes. Alors, appuyé sur sa lance, le pied posé sur l'homme terrassé: "Guerriers, ici gît le fier Orodès, qui joua un grand rôle dans la guerre". Les compagnons de Mézence crient en choeur, entonnant un péan joyeux; mais Orodès dit en expirant: "Qui que tu sois, ô mon vainqueur, [10,740] je serai vengé, et tu ne riras pas longtemps; toi aussi, le même destin t'attend; bientôt, cette même terre te possédera". Mézence, avec un sourire mêlé de colère, lui dit: "Maintenant, meurs. Pour moi, le père des dieux et roi des hommes verra quoi faire". Sur ce, il retira le trait du corps de sa victime. 745 Un lourd repos, un sommeil de fer presse les paupières du moribond et ses yeux se ferment pour une nuit éternelle.] Cédicus décapite Alcathoüs, Sacrator tue Hydaspe; Rapo abat Parthénius ainsi que l'endurant, le fort Orsès; Messapus achève Clonius et le Lycaonien Érichétès, [10,750] l'un gît sur le sol, tombé d'un cheval qu'il ne maîtrisait plus, l'autre était à pied. S'était avancé, à pied lui aussi, le Lycien Agis, abattu pourtant par Valérus, qui ne renie pas la valeur de ses aïeux. Salius tue Thronius et Néalcès tue Salius, par ruse, en lançant de loin un trait, une flèche trompeuse. 755 Désormais Mars le cruel équilibre des deux côtés deuils et morts; tous se massacraient de même façon, et de même se ruaient au combat, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, nul ne s'étant signalé par la fuite. Les dieux, dans la demeure de Jupiter, déplorent la vaine colère des deux adversaires, et de si grandes épreuves échues aux humains; [10,760] ici, Vénus, en face, Junon la Saturnienne suivent les événements. Au milieu de milliers de combattants se déchaîne la pâle Tisiphone. Mais voici que Mézence, agitant une immense pique, pénètre en tourbillon dans la plaine. Le géant Orion, lorsqu'il franchit à pied les vastes étendues d'eau de Nérée, 765 se fraie un chemin et domine les ondes de ses épaules, ou, lorsqu'il apporte du sommet des monts un orne séculaire, ses pieds touchent le sol, tandis qu'il a la tête cachée dans les nuages; ainsi se déplace Mézence, sous sa puissante armure. En face, Énée qui l'a observé dans la longue colonne [10,770] se dispose à l'affronter. Lui, sans ciller, attendant son vaillant ennemi, se dresse de toute sa masse et, ayant mesuré des yeux l'espace que peut parcourir un trait, il dit: "Que cette main, mon seul dieu, et ce trait que je vais lancer, m'aident maintenant! Je fais voeu, Lausus, de te revêtir des dépouilles 775 arrachées au cadavre de ce voleur, pour que tu sois le trophée d'Énée". Il parle et, à distance,g lance son javelot qui siffle dans l'air. Mais le trait ailé rebondit sur le bouclier d'Énée et touche un peu plus loin le noble Antorès, se fichant entre son flanc et le bas de son ventre, Antorès, le compagnon d'Hercule, qui, envoyé d'Argos, [10,780] s'était attaché à Évandre et s'était installé dans la ville italienne. L'infortuné, victime d'un coup destiné à un autre, gît à terre, contemple le ciel et, en mourant, se souvient de sa douce Argos. Alors le pieux Énée lance sa pique, qui traverse l'orbe concave, à la triple épaisseur de bronze, les couches de toile, l'ouvrage fait 785 des peaux tressées de trois taureaux, et va se loger profondément dans l'aine de Mézence, mais n'a pas la force de pénétrer plus avant. Très vite, Énée, heureux à la vue du sang du Tyrrhénien, dégaine l'épée pendue à son flanc, et plein d'ardeur presse son ennemi qui s'affole. À cette vue, à cause de son amour pour un père qu'il chérit, [10,790] Lausus gémit douloureusement, et les larmes coulent sur son visage. Non, le drame d'une mort cruelle et ton remarquable exploit, - si du moins l'antiquité doit accréditer un acte si grandiose -, je ne les tairai pas, non plus que ton souvenir, enfant digne d'être célébré! Mézence lâchant pied, impuissant, gêné dans ses gestes, 795 cédait et emportait fiché sur son bouclier le dard de son ennemi. Le jeune Lausus se précipita et se mêla au combat, et déjà, comme Énée surgissait et assénait de la main un coup à Mézence, il s'exposa à la lame du héros, le retardant et lui résistant. Les compagnons de Lausus le suivent en poussant des cris [10,800] et, pendant que le père s'éloigne à l'abri du bouclier de son fils, ils lancent des piques et repoussent au loin leur ennemi avec leurs projectiles. Énée est furieux, et se tient à couvert. Lorsque parfois les nuages se précipitent, se répandant en grêle, tous, le laboureur et le cultivateur, se sauvent et quittent les champs; 805 le voyageur aussi se réfugie dans un abri sûr, près des rives d'un fleuve, ou au creux d'un haut rocher, tant que sur la terre tombe la pluie; et tous finissent leur journée, une fois le soleil revenu. Ainsi, de toutes parts accablé de traits, Énée résiste à la tempête de la guerre, attendant qu'elle s'apaise. [10,810] Puis il interpelle Lausus, et lui adresse des menaces: "Toi qui vas mourir, où cours-tu? Pourquoi ces exploits audacieux qui outrepassent tes forces? Ta piété t'abuse et te rend imprudent!". Pourtant Lausus, éperdu, fonce d'un bond; et bientôt une colère cruelle naît au fond du coeur du Dardanien, tandis que les Parques rassemblent 815 les derniers fils de la vie de Lausus. Car Énée, de sa puissante épée, qu'il enfonce jusqu'à la garde, pourfend le jeune homme par le milieu; la lame pointue traverse le bouclier, faible défense contre son assaillant, ainsi que la tunique que sa mère avait entrelacée de fils d'or souple. Le sang alors inonde le devant de sa robe; et, à travers les airs, [10,820] sa vie, délaissant son corps, douloureusement s'en va chez les Mânes. Mais en vérité, dès que le fils d'Anchise vit le visage du mourant, quand il vit ses traits, ses traits devenus étrangement pâles, pris de pitié, il gémit profondément et lui tendit la main, tandis que l'image de l'amour paternel envahit son esprit. 825 "Et maintenant, pitoyable enfant, en échange de tes mérites, quelle récompense digne d'un si grand coeur t'accordera le pieux Énée? Conserve ces armes, qui faisaient ta joie; de plus, je te rends, si cette faveur a du prix, aux mânes et à la cendre de tes pères. Une chose pourtant, malheureux, te consolera de ta mort misérable: [10,830] tu succombes de la main du grand Énée." Et il interpelle aussitôt ses compagnons hésitants, et soulève de terre le jeune homme, dont la chevelure soignée se souillait de sang. Entre-temps, son père Mézence près du cours du Tibre étanchait ses blessures dans l'onde et, appuyé au tronc d'un arbre, 835 soulageait son corps. Il a suspendu aux branches son casque de bronze et, dans la prairie, ses armes pesantes reposent. Debout, des jeunes guerriers d'élite l'entourent; lui, souffrant et haletant, a la nuque affaissée, et sa longue barbe s'étale sur sa poitrine; sans cesse il s'informe de Lausus, sans cesse lui dépêche des messagers [10,840] pour le rappeler et lui porter les ordres d'un père affligé. Mais c'est un Lausus sans vie, couché sur ses armes, que ramènent ses compagnons en pleurs, le grand Lausus, victime d'une large blessure. De loin Mézence reconnaît les gémissements; son esprit pressentait un malheur. Il souille alors ses cheveux blancs d'une abondante poussière, 845 tend les deux mains vers le ciel et son corps reste cloué sur place: "Mon fils, avais-je donc un si grand plaisir de vivre, au point de supporter qu'à ma place s'offre à la main ennemie celui que j'ai mis au monde? Grâce à tes blessures, ton père est sauf, il est vivant par ta mort? Hélas, maintenant je connais mon malheur, [10,850] acculé à un malheureux exil, atteint d'une profonde blessure! C'est moi aussi, mon fils, qui ai entaché ton nom d'infamie, moi que la haine écarta du trône et du sceptre de mes pères. J'aurais dû payer ma dette à ma patrie et à la haine des miens: Ah! Que n'ai-je payé de mille morts ma vie criminelle! 855 Maintenant, je vis, et je suis toujours parmi les hommes et la lumière, mais je les quitterai". Et disant cela, il se soulève sur sa jambe malade et, malgré sa force qui défaille à cause de la profondeur de sa blessure, sans se laisser abattre, il ordonne d'amener son cheval. Ce cheval c'était sa fierté, sa consolation; avec lui, il était revenu victorieux [10,860] de toutes les guerres. Il s'adresse à l'animal affligé: "Rhèbe, si une chose qui soit durable échoit aux humains, nous avons eu une longue vie. Aujourd'hui, en vainqueur, tu rapporteras les dépouilles et la tête sanglante d'Énée, et tu vengeras avec moi les souffrances de Lausus, ou bien, si aucune force ne nous ouvre la route, 865 tu mourras comme moi; je ne crois pas en effet, ô vaillantissime, que tu accepteras de subir des ordres étrangers et des maîtres troyens." Il parla, et accueilli sur sa monture, il s'installa comme d'habitude les deux mains pleines de traits acérés; il avait la tête couverte d'un bronze éclatant, hérissé d'un panache de crins. [10,870] Ainsi Mézence galopa, rapide, au fort du combat. En son coeur bouillonnent à la fois une immense honte, la déraison mêlée à la douleur, son amour agité par les Furies, et la conscience de sa valeur. Alors, par trois fois, d'une voix forte il provoqua Énée. Énée le reconnut et, tout joyeux, se mit à prier: 875 "Puisse l'illustre père des dieux, puisse le fier Apollon le vouloir! Commence à engager le combat!" Sur ces simples mots, il s'avança à sa rencontre, pique brandie. Alors lui: "En quoi peux-tu m'effrayer, ô cruel entre tous? Mon fils m'a été arraché? C'était ton seul moyen de me perdre: [10,880] nous n'avons pas peur de la mort, et ne ménageons aucun dieu. Cesse, car je viens, disposé à mourir, mais auparavant, je t'apporte ces présents". Il dit et lance un javelot contre son ennemi; puis il en envoie un autre, et un autre encore; il vole en dessinant autour d'Énée un large cercle, mais le bouclier d'or résiste. 885 Mézence, à cheval, tourne par la gauche autour du héros à pied, trois fois, en lançant à chaque fois des traits; et trois fois, le héros troyen tourne sur lui-même, repoussant de son bouclier de bronze la forêt effrayante. Alors, Énée excédé de tant de délais, las d'arracher tant de piques, se sent pressé, acculé à un combat inégal; [10,890] les idées se bousculent dans sa tête; finalement il fonce et lance une pique au creux des tempes du cheval de Mézence. L'animal se cabre, tout droit, frappe l'air de ses sabots, éjecte son cavalier, tombe lui-même dans la foulée, s'empêtrant à lui; le cheval, tête en avant et épaule arrachée, le couvre de sa masse. 895 Troyens et Latins poussent des clameurs qui enflamment le ciel. Énée vole, tire son épée de son fourreau, et ajoute: "Où donc est maintenant le cruel Mézence, et la violence sauvage de son âme?" En face de lui, le Tyrrhénien, levant les yeux, regarda avidement le ciel et reprit ses esprits: [10,900] "Ennemi amer, pourquoi m'insulter, me menacer de mort? Le meurtre n'est point un sacrilège, et je ne suis point venu au combat dans cet état d'esprit; et mon Lausus n'a pas conclu ce pacte avec toi. Si des ennemis ont pitié des vaincus, je te demande cette seule chose: Permets que mon corps soit inhumé. Je sais les haines acerbes 905 dont les miens m'entourent: empêche, je t'en prie, leur fureur, et laisse-moi partager le sort de mon fils dans un tombeau". Il dit ces mots et, sans surprise, il reçoit le glaive dans la gorge et rend l'âme, baignant ses armes de son sang.