[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] CHAPITRE PREMIER. Une place forte l'est, ou par sa nature, ou par l'art, ou par l'union de l'art et de la nature. Elle est forte de sa nature, lorsque, par exemple, elle se trouve située sur un terrain escarpe ou très élevé, qu'elle est entourée d'un marais, d'une rivière, de la mer. Elle est forte par l'art, lorsqu'on l'a enceinte de murs et de fossés. Il y a de la prudence à la bâtir dans une assiette naturellement fortifiée, il y a de l'habileté à la bien fortifier ; nous en voyons encore de très anciennes qu'on a su rendre imprenables, quoique situées en rase campagne, et par conséquent ouvertes aux attaques de l'ennemi. [4,2] CHAPITRE II. En traçant les murs des villes, nos anciens n'en tiraient pas les faces en droite ligne, ils y ménageaient, de distance en distance, des angles saillants et rentrants, ce qui donnait moins de prise au bélier. On élevait outre cela, sur ces angles, des tours qui se flanquaient réciproquement, de sorte que l'assiégeant qui osait s'approcher des murs avec des échelles, ou d'autres machines, se trouvait attaqué en front, en flanc, et presque en queue ; en un mot, embrassé comme dans une espèce de golfe. [4,3] CHAPITRE III. Voici comment on prévient la destruction des murs. À vingt pieds en deçà du mur d'enceinte, on élève deux murailles parallèles ; on remplit le vide qu'on laisse entre elles, avec la terre qu'on a tirée du fossé, et on la foule sur elle-même avec des espèces de leviers ; on donne à la muraille la plus voisine du mur d'enceinte, un peu moins de hauteur que n'en a ce mur, et beaucoup moins à celle qui est en deçà. Ainsi, du terre-plein de la place on peut, par une pente douce, monter aux défenses du rempart. Ces deux murailles ainsi soutenues par de la terre battue résistent au bélier ; car, supposé que quelques pierres s'en détachent, la masse de terre condensée entre deux forme une espèce de mur capable seul de résister au choc du bélier. [4,4] CHAPITRE IV. Pour empêcher que l'assiégeant ne brûle les portes, il faut y appliquer des lames de fer ou de cuir. Il est encore mieux de construire, à quelque distance de la porte en dehors, une espèce de mur ou boulevard, au haut duquel il y a une herse suspendue par des anneaux de fer et des cordes. Dès que l'assiégeant s'est engagé entre la herse et la porte, vous le tenez à votre merci en laissant tomber la herse. Cette invention nous vient des anciens. Il faut encore pratiquer une saillie au-dessus de la porte, avec des ouvertures d'où on puisse jeter de l'eau sur le feu que l'ennemi aurait allumé. [4,5] CHAPITRE V. Il faut faire les fossés d'une ville très larges et très profonds, jusqu'à l'eau même, s'il se peut, afin que l'assiégeant ne puisse ni les combler ni miner dessous : car, c'est par la profondeur du fossé et par l'eau qui y regorge, que l'assiégé rend le travail des mineurs inutile. [4,6] CHAPITRE VI. Il est à craindre que les archers des assiégeants, se présentant en grand nombre, ne chassent les assiégés du rempart à coups de flèches, et ne s'y logent eux-mêmes à l'aide des échelles. C'est pourquoi il faut, toujours avoir des arsenaux bien munis de cuirasses et de boucliers. Il y a encore une autre espèce de défenses, ce sont des casaques et des cilices qu'on étend en forme de mantelets pour amortir les coups de flèches ; car elles ne traversent pas aisément ce qui prête et ce qui flotte. On a encore imaginé de placer sur le mur, des boîtes pleines de pierres, entre ces tours dont nous avons parlé ; et lorsque les assiégeants y tentent l'escalade, on les écrase à coups de pierres. [4,7] CHAPITRE VII. Il y a plusieurs méthodes d'attaque et de défense, dont on traitera dans la suite de cet ouvrage. Il suffit de dire ici qu'on peut former un siège de deux manières : la première, en s'emparant des hauteurs voisines qui commandent la place, et en la pressant par de fréquentes attaques. La seconde, en coupant les vivres à l'assiégé, afin de le réduire par la soif ou par la faim. L'assiégeant qui prend ce dernier parti cause beaucoup de fatigues à l'assiégé, sans la partager et sans courir même aucun danger. C'est pourquoi, si vous prévoyez avoir un siège à soutenir, faites serrer avec beaucoup d'exactitude dans la place tous les vivres des environs, afin que l'abondance soutienne les assiégés, et que la disette chasse les assiégeants. Faites saler la chair des porcs et de tous les animaux que vous ne pourrez nourrir plus longtemps ; elle servira de supplément au blé, dont les rations pourront être alors moins fortes. La volaille pouvant se nourrir sans dépense sera très utile pour les malades. Il faut aussi serrer dans la place les fourrages nécessaires pour la cavalerie, et brûler ceux qu'on ne pourrait y conduire. Faites-y voiturer tout le vin, le vinaigre et les fruits des environs, afin que t'assiégeant ne trouve aucune ressource pour sa subsistance. Ce serait réunir l'agréable à l'utile que de faire venir des légumes dans les jardins et même dans les cours ; mais cet amas considérable de toutes sortes de vivres deviendrait inutile, si vous ne commettiez, dès le commencement du siège, à des officiers de confiance, le soin de les distribuer avec économie. Une ville où l'on observe la sobriété au milieu de l'abondance ne ressent jamais la famine. On la prévient encore en faisant sortir les vieillards, les enfants et les femmes, lorsque le peu de vivres qu'il y a dans la place fait craindre qu'ils ne viennent à manquer pour ceux mêmes qui la défendent. [4,8] CHAPITRE VIII. L'assiégé doit avoir tout prêts pour sa défense, du bitume, du soufre, de la poix fondue, de l'huile bouillante, et un mot, tout ce qui peut incendier les machines de l'assiégeant. Il faut qu'il établisse des magasins de fer et de charbon, pour pouvoir forger des armes de plusieurs trempes ; qu'il fasse des provisions de bois propre à monter les armes de trait et de jet, et qu'il place dans les tours et sur les murs, des monceaux de cailloux qu'on aura ramassés sur le bord des rivières ; leur figure arrondie les rend plus commodes à lancer, et leur pesanteur plus meurtriers. On lance les plus petits avec la main seule ou avec différentes frondes, les plus gros avec des catapultes ; de sorte que ces derniers, fort pesants par eux mêmes, recevant de la machine une forte impulsion, non seulement renversent et blessent l'assiégeant, mais brisent même ses machines. On construit aussi de grandes roues d'un bois très vert, afin qu'elles soient plus pesantes ; ou, plus simplement, on scie d'épais cylindres qu'on prend dans de très gros arbres en forme de billes, et qu'on polit afin qu'ils roulent plus facilement. On jette du haut des murs ces roues et ces cylindres qui, par un choc violent, renversent l'infanterie et effraient les chevaux. Il faut aussi avoir sous la main des poutres des madriers et des chevilles de fer pour l'assemblage, afin d'être en état d'opposer plus promptement machines à machines. Cette promptitude de construction est surtout essentielle lorsqu'on est obligé d'augmenter la hauteur ordinaire des tours et des murs contre un ennemi qui cherche à les surmonter par ces tours portatives dont l'élévation facilite la prise des villes. [4,9] CHAPITRE IX. En vain aurait-on toutes les machines imaginables, si l'on manquait de cordes pour leur jeu. On peut y suppléer cependant par des crins tirés de la queue ou du col des chevaux, et même par des cheveux de femmes ; car ils ont la même force. Rome nous en fournit un exemple honorable au beau sexe. Pendant le siège du Capitole, les cordes ayant manqué aux machines par la grande quantité qu'on en avait employé, les dames romaines se coupèrent les cheveux et les portèrent à leurs maris ; ceux-ci s'en étant servis pour remonter les machines, repoussèrent les Gaulois. Femmes estimables, d'avoir sacrifié un ornement, qui leur était cher, à la conservation de la patrie, aimant mieux vivre avec leurs maris, privées de cet ornement, que de le conserver aux risques de vivre avec leurs ennemis ! Il est encore bon de ramasser beaucoup de cornes et de cuirs les plus durs, pour en couvrir les machines et généralement toutes les armes défensives. [4,10] CHAPITRE X. Il est très avantageux pour une ville assiégée d'avoir dans son enceinte des sources intarissables ; s'il ne s'y en trouve point, il faut y creuser des puits. À l'égard des forts ou châteaux situés sur des rochers ou sur des montagnes arides, si sous pouvez découvrir près des murs quelque petite source, élevez de ce côté une tour ou quelque autre ouvrage, d'où, protégeant à coups de traits la sortie des assiégés, vous leur rendiez l'accès de l'eau facile. S'il ne se trouve de source qu'au-dessous de la place, hors la portée du trait, construisez entre la place et la source une redoute ou un petit fort, et placez-y des balistes et des archers qui défendent la source contre les assiégeants. Il faut outre cela, ménager dans les bâtiments publics, et même dans quelques maisons de particuliers, des citernes propres à recevoir les eaux de pluie. En prenant ces précautions, des assiégés seront rarement contraints de se rendre par la disette d'eau, quelque peu qu'ils en aient, surtout s'ils n'en usent que pour la boisson ordinaire. [4,11] CHAPITRE XI. Si la place assiégée est maritime et que le sel y manque, ayez soin de conserver de l'eau de la mer dans de grands vases ou dans des bassins creusés exprès sur le rivage ; l'ardeur du soleil réduira cette eau en sel. Si l'on vous attaque par mer, ce qui arrive souvent, recueillez avec soin ce sable léger que la mer agitée répand dans l'air, et que le vent vous portera quelquefois jusque dans la ville. Quoique vous ne laviez ce sable qu'avec de l'eau douce, comme vous le trouverez chargé de vapeurs salines, vous ne laisserez pas d'en tirer un peu de sel en l'exposant au soleil. [4,12] CHAPITRE XII. Dans l'attaque d'une place à force ouverte, le danger est réciproque, mais plus grand pour l'assiégeant. Il est vrai que l'appareil de l'escalade, le son des trompettes, les cris dés soldats, sont capables d'effrayer des gens peu accoutumés à un pareil spectacle ; c'est pourquoi l'assiégeant affecte de le rendre le plus terrible qu'il peut à l'assiégé, dans l'espérance de le déterminer à se rendre à discrétion. Mais si l'assiégé lui oppose de braves gens qui soutiennent avec vigueur la première impétuosité de l'escalade, leur audace se communique dans l'instant même à toute la ville ; ce n'est plus alors la frayeur, mais l'intelligence et la valeur qui dirigent la défense. [4,13] CHAPITRE XIII. Je traiterai, dans les chapitres suivants, des machines, de leur construction, des moyens de les employer et de les rendre inutiles. Les principales sont la tortue, le bélier, la faux, le mantelet, la guérite, la galerie, la tour. [4,14] CHAPITRE XIV. La tortue est un assemblage de planches qui forment une caisse ouverte par devant et par derrière ; on la préserve de l'embrasement en la couvrant de cuirs ou de peaux rapportées ; elle renferme tantôt une poutre ou solive, à l'extrémité de laquelle on attache un fer crochu qui lui fait donner le nom de faux, et qui sert à détacher les pierres d'un mur. La tortue renferme quelquefois une poutre dont l'extrémité garnie de fer sert à briser les murs. On appelle cette poutre bélier, soit parce qu'elle a, comme cet animal, toute la force dans la tête, soit parce qu'elle recule comme lui pour frapper de plus grands coups. Au reste, cette caisse tire son nom figure de la tortue même ; semblable à cet animal, qui tantôt avance, tantôt retire sa tête, elle avance aussi et retire cette poutre dont l'extrémité, armée d'une faux, lui tient lieu de tète ; on fait aussi usage d'une poutre appelée bélier, dont les vibrations violentes augmentent considérablement la force. [4,15] CHAPITRE XV. Les anciens appelaient mantelet ce que nos militaires, à l'imitation des Barbares, appellent aujourd'hui "causia" ; cette machine, qui a huit pieds de haut, sept de large et seize de long, est composée de planches légères, à la réserve du toit, qu'on fortifie par des planches épaisses et des claies. On garnit aussi les côtés d'osier, afin d'amortir les coups de pierres ou de traits. On la garantit du feu en la couvrant de peaux entières de bêtes nouvellement écorchées, ou de petites pièces rapportées. C'est dans ces machines, dont on approche plusieurs l'une de l'autre au pied du mur, que les sapeurs travaillent sans avoir rien à craindre des assiégés. La guérite est une machine d'osier en forme de voûte et couverte de cuir ; trois petites roues, dont deux sont sous les deux montants de devant, la troisième sous la traverse du milieu de la machine, la font rouler de quel côté on veut. C'est à l'abri de ces guérites appliquées au mur que les assiégeants lancent des flèches, des javelots, des pierres, etc., du bas en haut, contre ceux qui défendent le mur, protégeant ainsi l'escalade. Le cavalier est une masse composée de terre et de pièces de bois qu'on élève au niveau, ou même au-dessus des murs de la place, d'où on lance toutes sortes d'armes. [4,16] CHAPITRE XVI. La galerie est une petite machine à couvert de laquelle les assiégeants comblent le fossé avec des pierres, du bois et de la terre; ils consolident si bien le tout, que les tours puissent rouler dessus sans obstacle, jusqu'au pied du mur; on a donné à cette machine le nom de meules, par une espèce de ressemblance qu'il y a entre eux; car, comme ce poisson de mer, tout petit qu'il est, fraie aux plus grosses baleines une route sûre loin des vaisseaux contre lesquels elles iraient heurter, de même cette machine, toute petite qu'elle soit, prépare, pour ainsi dire, et aplanit aux plus grandes tours un chemin jusqu'au pied du mur de la place. [4,17] CHAPITRE XVII. La tour ressemble assez à nos maisons; c'est une forte charpente dont l'assemblage consiste en poutres, solives et planches. Pour la préserver du feu, on la couvre de cuirs d'animaux nouvellement écorchés ou de petites pièces de peaux. Sa largeur est de trente, quarante ou cinquante pieds, relativement à sa hauteur, qui doit surpasser non seulement les murs, mais même les tours de pierres que l'assiégé élève sur les murs. On dispose sous la tour plusieurs roues dont le tournant facile fait mouvoir cette lourde masse. Il est aisé de juger que ses approches du mur sont très dangereuses pour l'assiégé, puisqu'elle contient trois étages qui fournissent autant d'attaques. On place au bas un bélier dont le choc brise les murs vers le milieu. À peu près au niveau du parapet, on construit un pont couvert d'osier, dont les deux branches, en s'abaissant tout d'un coup, s'appuient par leur extrémité sur le parapet. Alors, l'assiégeant y passant de plain-pied, s'en empare aisément. Le troisième étage ruine promptement les défenses de la place, puisqu'il est occupé par des archers et des lanciers, dont les coups de pierres, de flèches et de traits sont d'autant plus meurtriers qu'ils plongent. Une place ainsi attaquée est bientôt prise. Quelle ressource, en effet, resterait-il à des gens qui, mettant toute leur espérance dans la hauteur de leurs murs, voient tout d'un coup au-dessus d'eux une autre espèce de mur d'où on les écrase ? [4,18] CHAPITRE XVIII. Quelque dangereuses que soient ces tours, il n'est pas impossible d'en prévenir ou d'en soutenir les attaques. Premièrement, si vous avez une garnison brave et hardie, faites une vigoureuse sortie sur l'assiégeant, chassez-le de son terrain, après quoi vous brûlerez sans obstacle des machines qu'il aura abandonnées. Si le peu de confiance que vous avez en votre garnison ne vous permet pas de hasarder une sortie, chargez vos plus grandes balistes de brûlots et de falariques, qui, après avoir pénétré les cuirs ou les petites peaux dont les tours sont couvertes, porteront le feu jusque dans la charpente. Le brûlot est un faisceau de joncs qu'on embrase, qu'on lance comme une flèche et qui brûle tout ce qu'il touche. La falarique est une espèce de dard garni à l'extrémité d'un fer de résistance ; on ménage entre la hampe et le fer un tuyau ; aussi de fer, qu'on charge de soufre, de résines et d'étoupes ; après les avoir allumées, on y entretient le feu par l'huile qu'on fait couler dans ce tuyau ; la falarique, ainsi préparée et chassée avec effort de la baliste contre la tour, perce la couverture, pénètre jusque dans la charpente, et embrase souvent la machine entière. On se sert encore de cordes pour faire descendre du haut des murs, pendant la nuit, des soldats qui vont, à la lueur des lanternes sourdes, mettre le feu aux machines, après quoi ils se font remonter dans la ville par les mêmes cordes. [4,19] CHAPITRE XIX. Si l'assiégeant menace quelque partie du mur, élevez dessus un autre mur de briques, de torchis, de charpente même, si vous n'avez point d'autre matière ; mais que ce mur soit assez haut pour qu'il garantisse l'assiégé du danger qu'il y a d'être commandé ; car toute machine plus basse que ce qu'elle attaque reste sans effet, c'est pourquoi l'assiégeant pourvoit quelquefois ainsi à cet inconvénient ; il construit d'abord une tour plus basse que les murs, dans laquelle il en renferme, à l'insu de l'assiégé, une autre plus petite et faite de charpente. Dès qu'il a fait approcher sa grande tour, il élève tout d'un coup sa petite avec des câbles passés dans des moufles ; alors il en sort des soldats qui, attaquant le mur avec l'avantage du commandement, s'en emparent bientôt. [4,20] CHANTRE XX. Quelquefois l'assiégé oppose à la tour portative de longues poutres ferrées qui l'empêchent d'arriver jusqu'au mur ; mais les Rhodiens imaginèrent autrefois quelque chose de plus subtil. Voyant les tours portatives des assiégeants plus élevées que les leurs, ils pratiquèrent secrètement sous leurs murs, dès la nuit même, un souterrain qu'ils poussèrent sous l'endroit où ils savaient que l'assiégeant roulerait sa tour le lendemain, et y minèrent jusqu'à fleur de terre. L'assiégeant ne s'en aperçut point, parce que l'assiégé avait retiré sur lui la terre sortie de la mine ; ainsi, la tour ne fut pas plutôt arrivée à cet endroit, qu'enfoncée par son propre poids dans une terre qui ne résistait plus que par sa superficie, on ne put ni la faire avancer, ni même la faire mouvoir ; de sorte que l'assiégeant fut obligé de l'abandonner et de lever le siège. [4,21] CHAPITRE XXI. Dès que l'assiégeant a fait les approches de ses tours, tous les soldats qui y sont tâchent, à coups de pierres, de dards, de flèches et de javelots, de nettoyer le rempart ; après quoi d'autres y appliquent les échelles ; mais l'escalade est souvent dangereuse, comme l'éprouva Capanée lui-même, qui passe pour l'inventeur de cette espèce d'attaque. Ce capitaine, l'ayant tentée au siège de Thèbes, fut accablé d'une si prodigieuse grêle de coups, qu'il mourut dans l'instant comme un homme frappé de la foudre. On a éprouvé depuis qu'il était moins meurtrier d'employer la sambuque, le pont et la bascule, pour se loger sur le mur. La sambuque tire son nom de sa ressemblance avec certains instruments à cordes, tels, par exemple, que la harpe ; comme ces instruments reçoivent tous leurs sons des cordes dont on les garnit, de même la sambuque est une espèce de pont-levis, dont les cordes font tout le jeu. Tant qu'elle ne sert point, elle est appliquée contre la tour, d'où les cordes, roulant sur des poulies, la baissent par sa traverse la plus élevée ; alors la sambuque, se trouvant posée horizontalement, devient pour l'assiégeant une espèce de pont, sur lequel il passe aisément de la tour sur le mur. Le pont proprement dit est le même dont j'ai déjà donné la description. La bascule est composée de deux poutres, dont l'une, enfoncée profondément en terre par une de ses extrémités, s'élève perpendiculairement hors de terre à une hauteur proportionnée à l'effet qu'on en attend ; au haut de cette poutre on en attache transversalement une autre par son point milieu, y observant si bien l'équilibre pour la liberté du jeu, qu'en appuyant légèrement sur une des extrémités, on l'abaisse, tandis que l'autre s'élève. Sur l'une ou sur l'autre on construit une petite loge de charpente, capable de contenir quelques hommes armés, qu'on élève jusque sur le mur, en abaissant avec des cordes l'extrémité opposée à la loge. [4,22] CHAPITRE XXII. Les assiégés opposent machines à machines, en se servant de balistes, de catapultes, de scorpions, d'arbalètes, et de différentes sortes de frondes. La baliste est une machine qui se bande par des cordes ou de lin ou dé boyau ; plus on donne de longueur à ses bras, plus elle lance loin les javelots. Lorsqu'on la construit suivant les règles de la mécanique, et qu'on en confie le service à gens d'expérience qui en aient bien mesuré la portée avant que de l'employer, elle pénètre tout ce qu'elle frappe. La catapulte sert à lancer des pierres, dont on détermine la pesanteur suivant la longueur et la grosseur des cordes. De toutes les machines de trait, ces deux-ci sorte les plus meurtrières, surtout la catapulte. Si on la charge d'aussi grosses pierres qu'elle en peut lancer, elle écrase hommes et chevaux, elle brise même les plus fortes machines avec une impétuosité semblable à celle de la foudre. Ce que nous appelons actuellement arbalète s'appelait autrefois scorpion, parce que, malgré la finesse et la légèreté des traits qu'elle lance, elle ne laisse pas d'être très meurtrière. La description des diverses sortes d'arbalète serait inutiles, l'usage qu'on en fait aujourd'hui les mettant sous les yeux de tout le monde. [4,23] CHAPITRE XXIII. Il y a plus d'un moyen de se garantir du bélier et de la faux. Quelquefois les assiégés matelassent le mur à la hauteur du bélier, afin d'en amortir les coups en lui opposant une matière molle qui prête. Quelquefois on embrasse la tête du bélier avec des cordes, qui, lorsqu'elles sont tirées par un grand nombre d'hommes, détournent le bélier, le suspendent et le renversent même, aussi bien que la tortue où il est renfermé. Souvent on emploie des cordes fort longues, auxquelles on attache un double crochet de fer à plusieurs dents en forme de tenaille ; cette machine, qu'on appelle loup, embrassant de même la tête du bélier, le détourne du mur, ou au moins le tient suspendu de façon à en rompre tout l'effort. Dans le besoin, on jette du haut des murs des colonnes de marbre et leurs bases sur les machines ennemies qu'elles brisent ; mais enfin, si le choc des béliers est si violent que le mur en soit ouvert et même renversé, ce qui arrive souvent, il reste encore une ressource à l'assiégé, c'est d'abattre les maisons voisines, et d'en employer les matériaux à construire un mur intérieur, afin d'enfermer l'ennemi entre deux murs, s'il ose s'y présenter. [4,24] CHAPITRE XXIV. Il y a une autre sorte d'attaque secrète et souterraine ; elle emprunte son nom du lapin, parce qu'elle consiste à creuser des routes sous terre, et à nous y cacher, comme fait cet animal. Les Bessiens, dans l'espérance de tirer l'or et l'argent des entrailles de la terre, ont poussé loin cet art que nous avons appliqué à l'attaque des places. Il y a deux manières de miner, qui toutes deux demandent un grand nombre de travailleurs. La première est de se frayer un chemin par dessous les murs jusque sous quelque place de la ville ; on débouche par là tout d'un coup pendant la nuit, sans que l'assiégé s'en aperçoive : alors l'assiégeant court aux portes, les ouvre à ses compagnons, et tous ensemble sont en état d'égorger les habitants dans leurs propres maisons, sans aucune résistance. La seconde manière est de pousser le souterrain jusqu'au mur seulement, de miner sous la plus grande partie d'une de ses faces, en la soutenant par des étançons. Lorsque l'excavation est suffisante, on jette au pied des étançons du sarment et d'autres matières combustibles, auxquelles les mineurs, en se retirant, mettent le feu ; de sorte que bientôt après les étançons brûlent, le mur croule et fait brèche. [4,25] CHAPITRE XXV. On trouve une infinité d'exemples d'assiégeants taillés en pièces dans la place même où ils avaient pénétré : cela ne manquera pas d'arriver, si votre garnison tient ferme sur les murs, dans les tours, ou aux postes qui commandent, pendant que les habitants de tout sexe et de tout âge écraseront les assiégeants, du haut des toits et des fenêtres, à coups de pierres, de flèches et de javelots. Si l'assiégeant, ainsi renfermé, soutient vigoureusement tant d'attaques, ouvrez-lui les portes, de crainte que la nécessité indispensable de vaincre ou de mourir ne le porte à un excès de valeur qui vous serait funeste. Mais, en pareille occasion, soit de jour, soit de nuit, je le répète encore, la seule ressource de l'assiégé est de n'abandonner ni murs, ni tours, ni postes élevés, jusqu'à ce qu'on ait accablé l'assiégeant de tous côtés dans les places et dans les carrefours. [4,26] CHAPITRE XXVI. Il arrive souvent que l'assiégeant substitue la ruse à la force, en feignant d'être obligé de se retirer ; mais sitôt qu'il apprend que les murs ne sont plus gardés, et que la sécurité est rétablie dans la place, il profite d'une nuit obscure pour revenir sur ses pas escalader la place à l'insu de l'assiégé. Si celui-ci veut éviter ces sortes de surprises, il doit redoubler sa vigilance, placer sur les murs et dans les tours des guérites où les sentinelles soient à l'abri des injures de l'air. Il est aussi d'usage de faire coucher dans les tours des chiens d'un odorat fin et subtil, qui, sentant l'ennemi de loin, aboient à propos. Le cri des oies n'est pas moins utile ; on sait que ce fut une oie qui sauva le Capitole, puisqu'en réveillant Manlius, il mit ce brave guerrier en état de soutenir le premier choc des Gaulois. Ainsi, par un arrangement admirable de la Providence, ce peuple destiné à subjuguer tous les peuples de l'Univers doit sa propre conservation à une oie. [4,27] CHAPITRE XXVII. Non seulement dans les sièges, mais même dans toute espèce de guerre, votre première attention doit être d'étudier avec soin de quelle façon l'ennemi se conduit ordinairement, dans quel temps il est moins précautionné : si c'est vers midi, sur le soir, ou dans la nuit ; quelle est l'heure de ses travaux, de ses repas, de son sommeil. Ce n'est que par cette connaissance exacte que vous vous mettrez en état de le surprendre. Si vous vous apercevez, par exemple, d'un commencement de négligence dans l'assiégé, augmentez-la en ralentissant vos attaques ; et dès qu'il en sera venu à un certain excès auquel conduit ordinairement une fausse sécurité qui n'a été troublée par aucune disgrâce, approchez vos machines, appliquez vos échelles, sûr d'enlever aisément la place. C'est aussi contre ces attaques brusques que l'assiégé doit se précautionner de pierres et de machines qui soient toujours sur les murs, afin qu'accourant tout à coup à l'endroit attaqué, il trouve sous sa main de quoi écraser et renverser l'assiégeant. [4,28] CHAPITRE XXVIII. La négligence n'expose pas moins les assiégeants aux surprises ; s'ils donnent trop de temps aux repas ou au sommeil, s'ils restent dans l'inaction, ou qu'ils se dispersent pour quelque chose que ce soit, ce sont autant d'occasions dont l'assiégé peut profiter pour faire de vigoureuses sorties, pour mettre le feu aux béliers, aux retranchements même ; c'est ainsi qu'il ferait servir à la ruine des assiégeant leurs propres ouvrages ; c'est aussi pour soutenir ces irruptions subites que l'assiégeant trace la contrevallation hors la portée du trait, et qu'il la fortifie non seulement de palissades et de pieux, mais même de petites tours aux angles. On a renfermé l'idée de ces différentes parties de fortification dans le nom collectif de "loricula", que nos historiens emploient souvent pour signifier la ligne environnante, avec tout les ouvrages dont on peut la fortifier. [4,29] CHAPITRE XXIX. Les piques, les longs javelots, les dards, en un mot, toutes les armes de trait et de jet ont d'autant plus de force dans la main de t'assiégeant qu'il le lance de haut en bas. Soit que les balles de plomb et les pierres partent de la main, de la fronde ordinaire, ou de cette fronde plus composée, appelée fustibalum, elles portent aussi d'autant plus loin qu'elles partent de plus haut : il en est de même des flèches. À l'égard des balistes et des catapultes, lorsqu'elles sont servies par d'habiles gens, elles impriment à tout ce qu'elles lancent une impétuosité à laquelle rien ne peut résister : semblables à la foudre, elles brisent et détruisent tout ce qu'elles frappent. [4,30] CHAPITRE XXX. Si vous voulez que les échelles, et les autres machines propres à l'attaque d'une place, aient tout leur effet, faites-les faire plus hautes que ne sont les défenses, desquelles on peut connaître la hauteur de deux manières ; la première, en attachant à la pointe d'une flèche un fil dont on a mesuré la longueur ; on dirige ensuite cette flèche, de sorte qu'elle se pique à l'extrémité supérieure du mur. Alors, par la longueur connue du fil suspendu du haut au bas de ce mur, on en connaît à peu près la hauteur. La seconde manière est de mesurer, à l'insu de l'ennemi, la ligne d'ombre que trace le soleil sur la terre, lorsqu'il frappe un mur ou une tour obliquement, de piquer perpendiculairement en terre une perche qui en sorte de dix pieds, et de mesurer la ligne d'ombre que donne cette perche lorsque le soleil l'a frappé avec la même obliquité ; alors connaissant la ligne d'ombre de la perche, la ligne d'ombre du mur, et la hauteur de la perche, il est facile de connaître, par une règle de trois, la hauteur du mur ou de la tour. CONCLUSION DU LIVRE IV. Je me flatte d'avoir contribué en quelque chose au bien public, en rédigeant ce que nos anciens auteurs militaires et nos nouveaux usages m'ont appris de meilleur sur l'attaque et sur la défense des places ; mais je ne puis trop recommander aux assiégés en particulier de ne rien épargner pour éviter la disette de vivres et d'eau : mal sans remède, dès qu'il est venu à un certain point. Le vrai moyen de le prévenir est d'amasser dans la place, avant qu'elle soit investie, toutes les provisions nécessaires proportionnellement au temps qu'on prévoit que le siège pourra durer.