[1,44] DIEU EST INTELLIGENT. De ce qui précède, on peut montrer que Dieu est intelligent. On l'a montré plus haut, il n'est pas possible d'aller à l'infini dans la série des êtres moteurs et des êtres mus: il faut réduire tous les mobiles, comme on peut le prouver, à un unique Premier, qui se meut soi-même. Mais ce qui se meut soi-même se meut par désir et connaissance; seuls des êtres doués de ces deux qualités, l'expérience le montre, se meuvent eux-mêmes, trouvant en eux aussi bien de quoi être mus que de ne l'être pas. Donc, dans le Premier Mobile moteur de soi, la part motrice doit être pourvue de désir et de connaissance. Mais, dans le mouvement de désir ou de connaissance, ce qui désire ou connaît est un moteur mû: c'est l'objet désiré ou connu qui est, lui, un moteur non-mû. Il en résulte ceci: le Premier Moteur universel, que nous appelons Dieu, est, on le sait, un Moteur non-mû, absolument; il joue donc, par rapport à la partie motrice du Premier Mobile moteur de soi, le rôle d'un objet de désir par rapport au sujet qui désire. Non pas, du reste, le rôle d'un objet de désir pour un appétit sensible: l'appétit sensible ne vise pas le bien pur et simple, mais tel bien particulier, suivant la connaissance sensible qui, elle aussi, perçoit le particulier seulement. Or, le bien (ou désirable) pur et simple est premier par rapport à ce qui n'est bon et désirable que hic et nunc. La conséquence nécessaire, c'est que le Premier Moteur est désirable à titre d'objet intellectuel; et le Moteur qui le désire sera donc intelligent. Mais à bien plus forte raison ce Premier Désirable sera-t-il intelligent, lui aussi: puisque c'est seulement en s'unissant à lui, Intelligible, que l'autre, qui le désire, fait acte d'intellection. Ainsi donc, dans l'hypothèse, chère aux philosophes, que le Premier Mobile se meuve soi-même, Dieu est intelligent, nécessairement. Même conséquence nécessaire si la réduction des mobiles se fait, non à un premier Mobile moteur de soi, mais à un Moteur absolument immobile. Le Premier Moteur, en effet, est principe universel du mouvement. Mais tout moteur, on le sait, meut en vertu d'une certaine forme, qu'il vise, en agissant; la forme par laquelle meut le Premier Moteur doit donc être Forme universelle, et Bien universel. Or, une forme universelle ne se trouve que dans un intellect. C'est ainsi que le Premier Moteur, qui est Dieu, doit être intelligent. Dans aucun ordre de moteurs, on ne trouvera un moteur intellectuel qui soit instrument d'un moteur sans intelligence: c'est le contraire plutôt. Mais comparés au Premier Moteur, qui est Dieu, tous les moteurs du monde sont comme des instruments par rapport à l'agent principal. Or, dans le monde déjà, on trouve beaucoup de moteurs intelligents; impossible donc que le Premier Moteur soit moteur sans intelligence. Dieu est intelligent, nécessairement. Dès là qu'une chose est sans matière, elle est intelligente. Le signe en est que les formes deviennent formes intellectuelles, en acte, par abstraction de la matière. C'est même pourquoi l'intelligence a pour objets des universaux, et non des singuliers: le principe d'individuation, c'est la matière. Mais les formes, intellectuellement perçues en acte, ne font plus qu'un avec l'intellect en acte d'intellection. Si donc le fait d'être sans matière suffit à rendre les formes objets actuels d'intellection, c'est que le fait même d'être sans matière suffit à caractériser un sujet intelligent. Or, on l'a montré plus haut, Dieu est absolument immatériel. Il est donc intelligent. A Dieu ne manque aucune des perfections qu'on trouve dans les êtres, de quelque genre qu'ils soient, nous l'avons vu plus haut; ce qui n'entraîne pourtant en lui aucune composition interne, on l'a montré également. Mais, de toutes les perfections existantes, la toute première est bien d'avoir l'intelligence: puisque, par elle, on est en quelque manière toutes choses, recueillant en soi les perfections de toutes. Dieu est donc intelligent. Tout ce qui tend vers une fin d'une façon déterminée, ou bien se donne à soi-même sa fin, ou bien la reçoit d'un autre: autrement, il n'irait pas plus à telle fin qu'à telle autre. Or, les êtres de la nature tendent à des fins déterminées: ce n'est pas par hasard qu'ils trouvent ce qu'il leur faut: autrement, ils n'arriveraient pas à l'existence toujours ou le plus souvent, mais rarement; car le hasard est leur lot. Or ces êtres de la nature ne se donnent pas à eux-mêmes leur fin; ils ne connaissent pas l'idée de fin. Leur fin leur est donc nécessairement fournie par un autre, qui sera ainsi l'auteur de la nature. Cet Auteur, c'est celui qui donne l'acte d'être à toutes choses, et qui est, par lui-même, l'Acte d'être nécessaire, celui que nous appelons Dieu. Mais il ne pourrait fournir à la nature sa fin, s'il n'était doué d'intellect. Ainsi, Dieu est intelligent. Tout ce qui est imparfait dérive d'un principe parfait: ontologiquement, en effet, le parfait précède l'imparfait, comme l'acte précède la puissance. Or, les formes telles qu'on les trouve dans les choses particulières sont des formes imparfaites: puisqu'elles s'y trouvent partagées, en quelque sorte, et non selon tonte leur définition, qui est universelle. Ces formes dérivent donc, nécessairement, d'autres formes, celles-là parfaites, et non particularisées. Mais de telles formes parfaites ne peuvent exister qu'à l'état d'idées en acte: aucune forme n'existe à l'état universel, son état propre, sinon dans un intellect. Par voie de conséquence, ces formes doivent être également intelligentes, si elles sont subsistantes: or, si elles ne subsistent pas, elles n'agiront pas. C'est ainsi que Dieu doit avoir l'intelligence: lui qui est l'Acte premier, subsistant, d'où tout le reste provient. L'intelligence divine, d'autre part, est une vérité que professe la foi catholique. On lit en effet au Livre de Job, au sujet de Dieu: Son coeur est sage et sa force est grande; et encore: Il possède force et sagesse. Et dans le psaume 138: Ton savoir est prodigieux, trop grand pour moi. Et dans l'épître aux Romains: Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Au reste, cette vérité de foi a pris tant d'importance chez les hommes, que c'est l'acte d'intellection qui leur fournit le nom de Dieu: g-Théos, en effet, qui veut dire Dieu chez les Grecs, vient de g-theastai, qui veut dire regarder, voir. [1,45] L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE Du fait que Dieu est intelligent, il résulte que son intellection est identique à son essence. L'intellection est en effet l'acte de l'être intelligent; elle demeure en lui, et ne passe pas en quelque chose d'extrinsèque, comme l'action de la chaleur passe en ce qui est échauffé. La réalité intelligible ne reçoit rien du fait qu'elle est saisie par l'intelligence, c'est l'être intelligent qui est perfectionné. Or tout ce qui est en Dieu est l'essence divine. L'intellection de Dieu est donc l'essence divine, et l'être divin et Dieu lui-même, car Dieu est son essence comme il est son être. L'intellection est à l'intelligence ce que l'être est à l'essence. Or l'être divin est son essence, comme on l'a vu plus haut. Donc l'intellection de Dieu est son intelligence. Mais l'intelligence de Dieu est son essence; sinon il y aurait en Dieu quelque chose d'accidentel. Il faut donc conclure que l'intellection de Dieu est son essence. L'acte second est plus parfait que l'acte premier; ainsi l'exercice de la science remporte sur la science elle-même. Or la science de Dieu, ou l'intellect de Dieu, se confond avec son essence, si Dieu est intelligent: nous l'avons montré. Nulle perfection, en effet, ne lui appartient par participation mais par essence, comme on l'a vu. Si donc l'exercice de la science ne se confondait pas, en Dieu, avec l'essence, il y aurait en lui quelque chose de plus noble et de plus parfait que son essence. Dieu ne serait pas au terme de la perfection et de la bonté: il ne serait pas l'être premier. L'intellection est l'acte de l'être intelligent. Si donc Dieu, qui est un être intelligent, n'est pas son intellection, il y aura nécessairement entre Dieu et cette intellection le même rapport qu'entre une puissance et son acte. Il y aura donc en Dieu puissance et acte. Nous avons montré que c'était impossible. Toute substance existe en vue de son opération. Si donc L'opération de Dieu est autre chose que la substance divine, la fin de cette substance sera autre chose qu'elle-même. Dieu alors ne sera pas sa bonté; dès là que le bien de tout être est sa fin elle-même. Si l'intellection de Dieu est son acte d'être, il en résulte que cette intellection est simple, éternelle et invariable; elle n'existe qu'en acte, et est tout ce que nous avons requis par démonstration de l'être divin. Dieu n'est donc pas intelligence en puissance; il ne commence pas à comprendre à nouveau quelque chose; il n'éprouve aucun changement, aucune composition dans son intellection elle-même. [1,46] DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE. Il ressort de là avec évidence que l'intellect divin ne comprend par aucune autre espèce intelligible que son essence. L'espèce intelligible est le principe formel de l'opération intellectuelle, comme la forme de tout agent est le principe de son opération propre. Or l'opération intellectuelle de Dieu est son essence, comme nous l'avons montré. Si donc l'intellect divin comprenait par une autre espèce intelligible que son essence, il y aurait quelque chose d'autre qui serait principe et cause de l'essence divine: ce que nous avons démontré impossible. C'est par l'espèce intelligible que l'intellect est rendu intelligent en acte, de même que c'est par l'espèce sensible que le sens exerce effectivement l'action de sentir. L'espèce intelligible est donc avec l'intellect dans le rapport de l'acte à la puissance. Il en résulte que si l'intellect divin comprenait par une autre espèce intelligible que soi-même, il serait en puissance par rapport à quelque chose: ce qui est impossible, comme nous l'avons montré. L'espèce intelligible distincte de l'essence de l'intellect dans lequel elle se trouve n'a qu'un être accidentel. Or en Dieu, nous le savons, il ne saurait y avoir d'accident. Il n'y a donc, dans son intellect, aucune espèce intelligible qui ne soit l'essence divine elle-même. L'espèce intelligible est une ressemblance de la réalité qui est saisie par l'esprit. Si donc il y a dans l'intellect divin une espèce intelligible qui ne soit pas son essence, cette espèce sera la ressemblance d'une certaine réalité: essence divine, ou autre chose. Or ce ne peut être la ressemblance de l'essence divine elle-même, car alors l'essence divine ne serait pas intelligible par elle-même: c'est cette espèce qui la rendrait intelligible. - Il ne peut y avoir davantage dans l'intellect divin une espèce différente de l'essence de cet intellect, et qui serait la ressemblance d'une autre chose. Cette ressemblance, en effet, serait imprimée dans l'intellect divin par quelque chose. Ce ne pourrait être le fait de l'intellect lui-même: le même ne peut à la fois être agent et patient; il y aurait aussi en ce cas un agent qui imprimerait au patient non pas sa propre ressemblance mais celle d'un autre, et alors tout agent ne produirait pas un effet semblable à soi. - La ressemblance susdite ne viendrait pas non plus d'un autre, car cela supposerait quelque agent antérieur à l'intellect divin. Il est donc impossible que, dans l'intellect divin, il y ait quelque espèce intelligible en dehors de sa propre essence. L'intellection de Dieu est son être, nous l'avons montré. Si donc Dieu comprenait par une espèce qui ne fût pas son essence, ce serait par quelque chose d'autre que son essence. Ce qui est impossible. Dieu ne comprend donc pas par quelque espèce intelligible distincte de son essence. [1,47] DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MÊME. A partir de là, on peut montrer clairement que Dieu se comprend lui-même à la perfection. L'intellect se porte vers la réalité qu'il comprend par le moyen de l'espèce intelligible; dès lors la perfection de l'opération intellectuelle dépendra de deux conditions. La première sera que l'espèce intelligible soit parfaitement conforme à la chose qui est objet de l'intellection; la seconde, qu'elle soit parfaitement unie à l'intellect: ce qui se réalise d'autant mieux que l'intellect est plus puissant en sa force de pénétration. Or l'essence divine, qui est l'espèce intelligible par laquelle l'intellect divin comprend, est absolument identique à Dieu lui-même, absolument identique aussi à son intellect. Dieu se connaît donc lui-même avec une perfection absolue. La réalité matérielle devient intelligible dès là qu'elle est abstraite de la matière et des conditions matérielles. Ce qui est séparé par nature de toute matière et de toutes conditions matérielles se trouve donc être intelligible selon sa propre nature. Or toute réalité intelligible est effectivement saisie par l'intellect en tant qu'elle est une seule chose en acte avec l'être qui exerce l'intellection. Mais Dieu lui-même est en acte d'intelligence, comme on l'a prouvé. Par conséquent, dès là qu'il est parfaitement dégagé de la matière, et parfaitement un avec soi-même, Dieu se saisit lui-même à la perfection. Une chose est comprise en acte du fait que l'intellect en acte et la chose saisie actuellement ne font qu'un. Or l'intellect divin est toujours saisi, appréhendé en acte, dès là qu'en Dieu rien n'est en puissance et imparfait. Quant à l'essence divine, elle est parfaitement intelligible en elle-même, comme on l'a vu. L'intellect divin et l'essence divine n'étant qu'une seule chose, ainsi qu'on l'a montré, il est manifeste que Dieu se comprend parfaitement lui-même: Dieu, en effet, est son intellect et son essence. Tout ce qui est en quelqu'un selon un mode intelligible est compris par ce quelqu'un. Or l'essence divine est en Dieu selon un mode intelligible, car l'être naturel de Dieu et son être intelligible sont une seule et même chose, dès là que l'être de Dieu est sa propre intellection. Dieu comprend donc son essence et, par suite, il se comprend lui-même, puisqu'il est son essence. Les actes de l'intellect, comme ceux des autres puissances de l'âme, se distinguent d'après leurs objets. L'opération de l'intellect sera donc d'autant plus parfaite que la réalité intelligible sera elle-même plus parfaite. Or l'intelligible le plus parfait est l'essence divine, puisqu'elle est l'acte absolument parfait et la vérité première. Quant à l'opération de l'intellect divin elle est aussi le plus noble, n'étant autre que l'être divin lui-même, comme on l'a vu. Ainsi donc Dieu se comprend lui-même. Les perfections de toutes choses se trouvent souverainement en Dieu. Or, parmi les perfections qui existent dans les choses créées, la plus élevée est de comprendre Dieu. En effet, la nature intellectuelle dépasse les autres, et sa perfection est de comprendre; d'autre part, l'intelligible le plus noble n'est autre que Dieu. Dieu se comprend donc à la perfection. Tout ceci est confirmé par l'autorité divine. L'Apôtre dit, en effet, que l'Esprit de Dieu scrute jusqu'aux profondeurs de Dieu. [1,48] DIEU NE CONNAÎT QUE SOI, IMMÉDIATEMENT ET PAR SOI. Ce que nous venons de dire met en évidence que Dieu ne connaît que soi, immédiatement et par soi. Cela seul est connu par l'intellect, immédiatement et par soi, qui est connu au moyen de son espèce intelligible; l'opération est en effet proportionnée à la forme qui en est le principe. Or ce par quoi Dieu comprend n'est autre que son essence, comme on l'a prouvé. Et donc, ce qui est compris par lui immédiatement et par soi n'est autre que lui-même. Il est impossible de comprendre plusieurs choses en même temps, immédiatement et par soi, car une même opération ne peut se terminer à plusieurs choses en même temps. Or nous avons établi que Dieu se comprend lui-même à quelque moment. Si donc Dieu comprend quelque autre chose immédiatement et par soi, c'est que son intellect est passé de la considération de soi à celle de cette autre chose. Or celle-ci est moins noble que Dieu lui-même. L'intellect divin serait donc changé en pire: ce qu'on ne peut admettre. Les opérations de l'intellect se distinguent en fonction de leurs objets. Si donc Dieu comprend et soi et autre que soi comme objet principal, c'est qu'il a plusieurs opérations intellectuelles. Alors, ou son essence est divisée, ou il exerce quelque opération intellectuelle qui n'est pas sa substance: deux choses impossibles, comme nous l'avons montré. Il reste donc que Dieu ne connaît rien d'autre, immédiatement et par soi, que sa propre essence. L'intellect, en tant que différent de ce qu'il appréhende, est en puissance par rapport à lui. Si donc quelque autre chose que Dieu est comprise par lui immédiatement et par soi, il s'ensuit que Dieu est en puissance par rapport à cette autre chose: ce qui est impossible, comme on l'a vu. Ce qui est compris est la perfection de celui qui comprend. En effet, l'intellect est parfait en tant même qu'il est en acte d'intellection, ce qui se réalise selon qu'il est un avec l'objet de l'intellection. Si donc quel que autre chose que Dieu est saisie immédiatement par lui, cette chose est sa perfection, et plus noble que lui. Ce qui est impossible. La science d'un être intelligent est formée de beaucoup d'objets. Si donc il y a beaucoup de choses que Dieu connaît immédiatement et par soi, il s'ensuit que la science divine est composée de plusieurs choses. Alors: ou bien l'essence divine est composée, ou bien la science est en Dieu un accident. Toutes choses impossibles, comme on l'a vu. Il reste donc que ce qui est saisi par Dieu immédiatement et par soi n'est rien d'autre que sa substance. L'opération intellectuelle tient sa spécification et sa noblesse de ce qui est saisi immédiatement et par soi, puisque tel est son objet. Si donc Dieu appréhendait quelque chose d'autre que soi immédiatement et par soi, son opération intellectuelle recevrait sa spécification et sa noblesse conformément à ce qui est autre que lui. Ceci est impossible, dès là que son opération est son essence, comme nous l'avons montré. On ne peut donc admettre que ce que Dieu atteint par sa connaissance, immédiatement et par soi, soit autre chose que lui-même. [1,49] DIEU CONNAÎT D'AUTRES CHOSES QUE SOI. Du fait que Dieu se connaît soi-même immédiatement et par soi, on doit admettre que c'est en lui-même qu'il connaît autre chose que soi. On voit bien que la connaissance d'un effet est obtenue authentiquement dans la connaissance de sa cause: ce qui fait dire que nous savons quelque chose lorsque nous en connaissons la cause. Or Dieu est, par son essence, cause d'existence pour les autres. Et donc, comme il connaît parfaitement son essence, il faut en conclure qu'il connaît aussi les autres choses. Tout effet comporte en sa cause, d'une certaine manière, une ressemblance préexistante, puisque tout agent produit semblable à soi. Or tout ce qui existe en quelqu'un existe à la manière de ce quelqu'un. Si donc Dieu est cause de certaines choses, la ressemblance de ses effets existera en lui sous un mode intelligible, puisqu'il est lui-même de nature intellectuelle. Or ce qui existe en quelqu'un sous un mode intelligible, est compris par lui. Dieu comprend donc en lui-même les autres choses que soi. Quiconque connaît parfaitement une chose connaît tout ce qui peut être véritablement affirmé de cette chose et qui lui convient selon sa nature. Or il convient à Dieu, considéré dans sa nature, d'être la cause des autres êtres. Comme il se connaît parfaitement lui-même, il sait donc qu'il est cause. Ce qui ne peut être s'il ne connaît en quelque manière ses effets. Ceux-ci sont autres que lui-même, car rien n'est cause de soi-même. Dieu connaît donc les autres êtres que lui-même. Si nous rapprochons ces deux conclusions, il apparaît donc que Dieu se connaît soi-même comme ce qui est connu immédiatement et par soi; les autres choses sont connues de lui en tant que vues dans son essence. Cette vérité nous est enseignée expressément par Denys, au chap. VII des Noms divins: Il ne se rapporte pas à chaque chose par une vision, mais il sait toutes choses dans la cause qui les contient. Et plus loin: En se connaissant elle-même, la Sagesse divine sait tout le reste. L'autorité de la Sainte Écriture semble témoigner aussi de la vérité de cette affirmation; il est écrit de Dieu, dans le psaume: Il a regardé du haut de son sanctuaire, comme s'il voyait les autres du haut de son être. [1,50] DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE. Certains ont prétendu que Dieu n'a des choses différentes de lui qu'une connaissance universelle, ne les connaissant qu'en tant que ce sont des êtres, pour cette raison qu'il connaît la nature de l'être par la connaissance qu'il a de lui-même. Il nous reste donc à montrer que Dieu connaît toutes les autres choses en tant qu'elles sont distinctes les unes des autres et distinctes de Dieu. C'est là connaître les choses selon leurs raisons propres. Pour mettre cela en évidence, il faut présupposer que Dieu est la cause de tout être: ce que nous avons dit plus haut l'a établi déjà assez clairement, et nous le mettrons plus tard en pleine lumière. Ainsi donc rien ne peut exister en quelque chose qui ne soit pas causé par Dieu, immédiatement ou par intermédiaire. Or quand la cause est connue, on connaît aussi ses effets. Par conséquent, tout ce qui existe dans les choses peut être connu si Dieu lui-même est connu, et aussi toutes les causes intermédiaires entre Dieu et les choses. Or Dieu se connaît lui-même ainsi que toutes ces causes intermédiaires. Qu'il se connaisse lui-même parfaitement, nous l'avons déjà montré. Se connaissant ainsi, il connaît ce qui procède immédiatement de lui-même. Et ceci étant connu, il connaît aussi ce qui en sort immédiatement. Il en va de même pour toutes les causes intermédiaires jusqu'au dernier de leurs effets. On voit donc que Dieu connaît tout ce qui est dans les choses. Or c'est cela avoir une connaissance propre et complète des choses, c'est-à-dire connaître tout ce qui, commun ou propre, existe dans les choses. Dieu a donc une connaissance propre des choses selon qu'elles sont distinctes les unes des autres. Tout être qui agit par intelligence possède la connaissance de la chose qu'il fait selon sa raison propre de chose faite: c'est la connaissance de l'auteur qui détermine la forme de son oeuvre. Or Dieu est cause des choses par intelligence, puisque son être est son acte de comprendre, et que tout être agit selon qu'il est en acte. Il connaît donc ce qu'il produit d'une connaissance propre, selon que cette chose est distincte de toute autre. La distinction des choses ne peut venir du hasard, car elle implique un ordre certain. Il faut donc que cette distinction vienne de l'intention de quelque cause. Or ce n'est pas de l'intention d'une cause qui agirait par nécessité de nature, car la nature est déterminée à une seule chose, et l'intention d'une cause agissant par nécessité de nature ne peut se porter vers des choses multiples et distinctes. Il reste donc que la distinction dans les choses vient de l'intention de quelque cause douée de connaissance. Or c'est le propre de l'intellect de considérer la distinction des choses: ce qui faisait dire à Anaxagore que l'intellect était le principe de la distinction. D'autre part, la distinction universelle des choses ne saurait venir de l'intention de quelque cause seconde, car toutes ces causes appartiennent à l'ensemble des effets distincts. C'est donc à la cause première, qui par elle-même se distingue de toutes les autres, de viser la distinction de toutes les choses. Ainsi, Dieu connaît toute chose dans sa distinction d'avec les autres. Tout ce que Dieu connaît, il le connaît parfaitement: toute perfection est en lui, en effet, comme en celui qui est parfait purement et simplement, ainsi que nous l'avons montré. Or ce qui n'est connu qu'en général n'est pas connu parfaitement, car on ignore ce qu'il y a de plus important en lui, à savoir les perfections ultimes qui accomplissent son être propre. Une chose est connue en puissance plutôt qu'en acte par cette sorte de connaissance. Si donc Dieu, en connaissant son essence, connaît toutes choses en général, il connaît aussi les choses d'une connaissance propre. Celui qui connaît une nature quelconque, connaît les accidents propres de cette nature. Or les accidents propres de l'être, en tant qu'être, sont l'un et le multiple, comme on le voit au IVe Livre de la Métaphysique. Ainsi donc, si Dieu en connaissant son essence connaît en général la nature de son être, il s'ensuit qu'il connaît la multitude. Or la multitude ne peut être appréhendée sans la distinction. Dieu comprend donc les choses en tant même qu'elles sont distinctes les unes des autres. Quiconque connaît parfaitement une nature universelle, connaît le mode selon lequel cette nature peut être possédée; ainsi celui qui connaît la blancheur, sait qu'elle admet du plus et du moins. Or, c'est par leur mode divers d'exister que sont constitués les divers degrés de l'être. Si donc Dieu, en se connaissant, connaît la nature universelle de l'être, - non pas imparfaitement, car toute imperfection lui est absolument étrangère, - on ne peut lui refuser la connaissance de tous les degrés de l'être. Il possédera donc de toute chose autre que lui une connaissance propre. Quiconque connaît parfaitement une chose connaît tout ce qui lui appartient. Or Dieu se connaît parfaitement lui-même. Il connaît donc tout ce qui est en lui selon son pouvoir d'action. Mais, selon ce pouvoir actif, toutes choses sont en lui quant à leurs formes propres, dès là qu'il est lui-même le principe de tout être. Dieu a donc une connaissance propre de toutes choses. Quiconque connaît une nature, sait si cette nature est communicable: celui-là ne connaîtrait pas parfaitement la nature de l'animal qui ignorerait qu'elle est communicable à plusieurs. Or la nature divine est communicable par similitude. Dieu sait donc de quelles manières les choses peuvent être semblables à son essence. Or la diversité des formes vient de ce que les choses imitent diversement l'essence divine: ce qui fait dire au philosophe que la forme naturelle est quelque chose de divin. Dieu possède donc une connaissance des choses selon leurs formes propres. Dans le monde des hommes et des autres connaissants se vérifie la connaissance des choses en tant que distinctes dans leur multitude. Si donc Dieu ne connaissait pas les choses dans leurs caractères distinctifs, il serait tout à fait sot, comme il en allait pour ceux qui affirmaient qu'il ne connaît pas la dispute que tous connaissent: ce que n'admet pas le Philosophe au 1er Livre du De Anima et au IIIe Livre de la Métaphysique. Tout cela nous est enseigné par l'autorité de l'Écriture canonique. On lit en effet dans la Genèse: Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes. Et, dans l'Épître aux Hébreux: Il n'est pas de créature qui reste invisible devant lui; tout est à nu et ouvert à ses yeux. [1,51] RECHERCHES SUR LA MANIÈRE DONT LA MULTITUDE DES RÉALITÉS SAISIES PAR DIEU SE TROUVE DANS SON INTELLECT Il ne faudrait pas que la multitude des objets de l'intellection divine nous donne à entendre qu'il y a composition en Dieu; c'est pourquoi nous allons scruter le mode selon lequel ces objets sont plusieurs. On ne peut entendre cette multitude au sens où ses éléments auraient un être distinct en Dieu. Car, ou bien ces nombreux éléments intelligibles seraient une même chose avec l'essence divine, et alors, dans l'essence même de Dieu on admettrait quelque multitude, ou bien ils seraient surajoutés à l'essence divine, et nous aurions en Dieu des réalités accidentelles, ce dont nous avons montré déjà l'impossibilité. On ne peut davantage admettre que ces formes intelligibles existent par soi: ce que Platon, pour éviter les inconvénients susdits, semble avoir cru en introduisant le monde des idées. Mais les formes des réalités naturelles ne peuvent exister sans la matière, puisqu'on ne peut les penser sans elle. D'ailleurs, si on admettait l'existence de ces formes, on n'aurait pas davantage établi comment Dieu connaît une multitude d'objets intelligibles. Ces formes, en effet, seraient hors de l'essence divine, et, si Dieu ne pouvait sans elles penser la multitude des choses, - ce qui est requis pour la perfection de son intellect, - il en résulterait que cette perfection de l'intellection dépendrait d'autre chose et, par suite, la perfection même de son être, dès là que son être se confond avec son opération intellectuelle. Nous avons montré plus haut qu'il ne saurait en être ainsi. Tout ce qui est en dehors de l'essence de Dieu est causé par lui, comme nous le montrerons; si donc les formes dont nous parlons sont en dehors de Dieu, elles sont causées par lui. Or Dieu est cause des choses par son intelligence: on le verra plus loin. Donc, pour que ces formes soient intelligibles, on doit présupposer que Dieu, selon l'ordre naturel des choses, les pense d'abord en lui-même. Ce n'est donc pas parce qu'une multitude d'intelligibles existe par soi hors de Dieu que Dieu pense cette multitude. L'intelligible en acte et l'intellect en acte ne sont qu'une seule et même chose, de même que le sensible en acte se confond avec le sens actualisé. Mais si l'on distingue l'intelligible de l'intellect, c'est que l'un et l'autre sont considérés comme en puissance, comme on le voit pour les sens. En effet, ni l'oeil ne voit effectivement, ni le visible n'est vu réellement qu'au moment où l'oeil est informé par l'espèce de l'objet visible, l'oeil et le visible ne formant alors qu'une seule chose. Si donc les formes intelligibles que Dieu perçoit sont hors de son intellect, il s'ensuit que cet intellect est en puissance et, de même, les formes intelligibles. Dieu aura besoin, alors, de quelqu'un qui l'amène à l'acte. Ce qui est impossible, car Dieu ne serait pas, dans ce cas, l'être premier. Les formes perçues intelligiblement doivent se trouver dans l'intellect qui les perçoit. Il ne suffit donc pas, pour expliquer que Dieu connaît la multitude des choses, de supposer que les formes de ces choses existent par soi hors de l'intellect divin: il faut, de toute nécessité, les placer dans l'intellect divin lui-même. Les mêmes raisons font apparaître qu'on ne peut situer la multitude dé ces mêmes formes intelligibles en quelque intellect autre que celui de Dieu, que ce soit celui de l'âme, ou de l'ange, qui est intelligence. Car, dans cette hypothèse, l'intellect divin dépendrait, en l'une de ses opérations, de quelque intellect qui ne vient pourtant qu'après lui. [1,52] Ce qui est également impossible. De même que les choses qui subsistent par elles-mêmes viennent de Dieu, ainsi ce qui est contenu dans ces choses. Et donc, pour que puissent exister les formes intelligibles susdites en quelque intellect venant après Dieu, il faut présupposer l'intellection divine elle-même, par laquelle Dieu est cause des choses. Il s'ensuivrait aussi que l'intellect divin serait en puissance, dès là que ses objets intelligibles ne lui seraient pas conjoints. De même que chaque existant a son être propre, ainsi a-t-il son opération propre. On ne peut donc admettre que du fait qu'un intellect possède les dispositions requises pour agir, un autre intellect exerce l'opération intellectuelle: c'est l'intellect lui-même en qui se trouvent ces dispositions qui doit exercer l'action. C'est ainsi que chaque être est par son essence, non par l'essence d'un autre. On ne pourra donc justifier la connaissance qu'a de la multitude l'intellect premier par le fait que les formes intelligibles existeraient en quelque intellect secondaire. [1,53] SOLUTION DE LA DIFFICULTÉ PRÉCÉDENTE. Il est possible de résoudre facilement cette difficulté si l'on considère attentivement la manière dont les formes intelligibles existent dans l'esprit. Nous prenons notre point de départ dans notre intelligence à nous pour élever, autant qu'il est possible, à la connaissance de l'intellect divin. Les choses extérieures que nous appréhendons n'existent pas dans notre esprit selon leur nature propre, mais il faut que leurs espèces intelligibles soient dans notre intellect qui, par elles, exerce effectivement son acte d'intellection. Existant en acte par ces espèces comme par une forme qui lui est devenue propre, l'intellect se saisit des choses elles-mêmes. L'intellection n'en est pas pour autant une action transitive qui puisse atteindre l'objet intelligible d'une manière comparable à la chaleur qui passe dans l'objet chauffé; l'intellection, elle, demeure dans l'esprit, mais elle est en rapport avec la réalité appréhendée, du fait que l'espèce intelligible, qui comme forme est le principe de l'opération intellectuelle, est aussi la similitude de la réalité. L'intellect, informé par l'espèce intelligible qui répond à la réalité, forme en soi-même, par l'exercice de son acte, une certaine intention de cette réalité. Cette intention est la raison de la chose; elle-même signifiée par la définition. Or ceci s'avère indispensable. En effet, l'intellect appréhende aussi bien les choses absentes que celles qui sont présentes; en quoi il se rencontre avec l'imagination. Mais l'intellect a ceci de plus qu'il s'empare de la chose en tant que séparée des conditions matérielles sans lesquelles elle ne peut exister dans la réalité: ce qui ne pourrait se faire si l'intellect ne formait en soi l'intention susdite. Cette intention d'ordre intellectuel étant comme le terme de l'opération intellectuelle ne saurait se confondre avec l'espèce intelligible qui actue l'intellect et qu'on doit considérer comme le principe de l'opération intelligible, bien que toutes deux, intention et espèce, soient des similitudes de la réalité atteinte par l'esprit. Dès là, en effet, que l'espèce intelligible, forme de l'intellect et principe de l'intellection, est une similitude de la chose extérieure, il s'ensuit que l'intellect forme une intention semblable à cette chose: tel on est, et telles sont nos opérations. L'intention, objet de l'intellection, étant semblable à quelque réalité, il en résulte que l'intellect, en formant cette intention, comprend cette réalité. Nous avons montré que l'intellect divin ne comprend par nulle autre espèce intelligible que son essence. Cependant son essence est la similitude de toutes choses. Il en résulte que la conception de l'intellect divin, en tant qu'il se comprend, conception qui est son verbe, est la similitude non seulement de Dieu lui-même, objet d'intellection, mais aussi de tous les êtres dont l'essence divine est la similitude. Ainsi donc, par une seule espèce intelligible, qui est l'essence divine, et par une seule intention saisie intellectuellement, qui est le verbe divin, la multitude des choses peut être atteinte par Dieu. [1,54] COMMENT L'ESSENCE DIVINE, UNE ET SIMPLE, PEUT ÊTRE LA PROPRE SIMILITUDE DE TOUS LES INTELLIGIBLES. Il peut paraître difficile, et impossible, qu'une seule et même réalité toute simple comme l'essence divine soit la raison propre, ou la similitude, de choses diverses. Car les choses diverses étant distinctes en raison de leurs formes propres, ce qui est semblable à une chose selon sa forme propre ne peut être que dissemblable par rapport à une autre. Par contre, pour autant que des réalités diverses possèdent quelque chose de commun, rien n'empêche qu'elles aient une similitude unique: ainsi de l'homme et de l'âne en tant qu'ils sont animaux l'un et l'autre. Il résulterait de là que Dieu n'a pas des choses une connaissance propre mais commune. En effet, l'opération de connaissance est fonction du mode selon lequel la similitude de l'objet connu se trouve dans la faculté de connaissance, comme l'action de chauffer se produit selon le mode de la chaleur: la similitude de l'objet connu dans le connaissant étant comme la forme par laquelle il agit. Si donc Dieu possède une connaissance propre de choses nombreuses, c'est qu'il est lui-même la raison propre de chacune d'entre elles. Nous allons chercher comment cela peut être. Comme le dit le Philosophe au VIIIe Livre de la Métaphysique, les formes et les définitions des choses, qui les signifient, sont semblables aux nombres. En effet, si l'on ajoute ou si l'on retranche une unité à quelque nombre, l'espèce de ce nombre varie, comme on le voit pour le nombre deux et pour le nombre trois. Il en va de même pour les définitions: une différence, ajoutée ou retranchée, fait changer l'espèce. C'est ainsi que la substance sensible diffère spécifiquement selon qu'on lui ajoute le caractère rationnel, ou qu'on le lui refuse. Or, l'intellect et la nature ne se comportent pas de même par rapport à ce qui contient en soi plusieurs choses. En effet, la nature d'une chose répugne à voir divisé ce que son être requiert: la nature animale ne demeurera pas si l'âme est séparée du corps. Mais l'intellect peut quelquefois saisir séparément les éléments qui sont unis dans l'être, à savoir quand l'un d'entre eux n'appartient pas à la raison de l'autre. C'est ainsi que dans le chiffre trois, il peut considérer seulement deux unités, et, dans l'animal raisonnable la seule détermination sensible. Par suite, l'intellect peut saisir comme la raison propre de plusieurs ce qui implique multiplicité: il suffit d'appréhender certains éléments en laissant les autres de côté. Il peut, par exemple, saisir la dizaine comme raison propre de la neuvaine, en retranchant une unité, et de même comme la raison propre de chacun des nombres que renferme cette dizaine. De même encore, l'intellect peut appréhender dans l'homme l'exemplaire propre de l'animal non raisonnable en tant que tel et de chacune de ses espèces, sauf si celles-ci ajoutaient quelque différence positive. C'est ce qui faisait dire à un certain philosophe du nom de Clément, que les plus nobles parmi les êtres sont les exemplaires des moins nobles. Or l'essence divine contient en elle-même la noblesse de tous les êtres, non certes par manière de composition mais de perfection, comme on l'a montré. D'autre part, toute forme, aussi bien propre que commune, est une certaine perfection si l'on considère ce qu'elle implique de positif; elle ne dit imperfection qu'en tant qu'elle est déficiente par rapport à ce qui est l'être véritable. Par conséquent, l'intellect divin peut comprendre dans son essence ce qui est propre à chacun; il le fait en percevant ce en quoi son essence est imitée et ce en quoi tout être s'éloigne de la perfection de cette essence. Ainsi, en voyant son essence comme imitable par manière de vie non connaissante, il comprend la forme propre de la plante; s'il considère son essence comme imitable par manière de connaissance mais non d'intelligence, il se donne la forme propre de l'animal; et ainsi de suite. Il est donc évident que l'essence divine, en tant qu'elle est absolument parfaite, peut être considérée comme la raison propre de toute chose, et que, par elle, Dieu peut avoir une connaissance propre de tous les êtres. Maintenant, dès là que la raison propre de l'un se distingue de la raison propre de l'autre, et que la distinction est le principe de la pluralité, on est amené à considérer dans l'intellect divin une certaine distinction et la pluralité des raisons intelligibles, selon que ce qui existe dans l'intellect divin est la raison propre des êtres divers. Or ceci se réalise selon que Dieu saisit le propre rapport d'assimilation que chaque créature entretient avec lui. Par conséquent, les raisons des choses existant dans l'intellect divin ne sont plusieurs ou distinctes, qu'en tant que Dieu sait que les choses lui sont assimilables de plusieurs et de diverses manières. C'est ce qu'exprime saint Augustin quand il dit que Dieu fait l'homme selon une certaine raison et le cheval selon une autre; il dit aussi que les raisons des choses sont plusieurs dans l'esprit de Dieu. Ainsi l'opinion de Platon est aussi respectée en quelque manière, qui concevait des idées selon lesquelles étaient formés tous les êtres du monde matériel. [1,55] DIEU COMPREND TOUT EN MÊME TEMPS. Ce que nous venons de dire montre bien que Dieu comprend tout en même temps. Notre intellect, lui, ne peut comprendre en acte plusieurs choses en même temps, puisque, l'intellect en acte étant l'intelligible en acte, si nous comprenions en acte et en même temps plusieurs choses, il s'ensuivrait que notre intellect serait en même temps plusieurs choses du même genre, ce qui est impossible. Je dis bien du même genre, car rien n'empêche qu'un même sujet soit informé par diverses formes de divers genres, comme on voit qu'un même corps est à la fois figuré et coloré. Or les espèces intelligibles qui informent l'intellect pour le rendre identique en acte aux objets de son intellection, toutes ces espèces appartiennent à un même genre. Elles ont, en effet, un seul mode d'être selon l'ordre intelligible bien que les choses dont elles sont les espèces ne se ressemblent pas dans la manière d'exister. C'est pourquoi les espèces intelligibles ne sont pas rendues contraires par la contrariété des choses hors de l'âme qu'elles représentent. C'est aussi pourquoi, lorsque plusieurs choses sont atteintes selon qu'elles ne font qu'un en quelque manière, elles sont comprises en même temps. L'intellect, en effet, appréhende en même temps un tout continu, et non pas une partie après l'autre; de même, il entend en même temps la proposition, et non premièrement le sujet, et, ensuite, le prédicat. Cela, parce qu'il connaît toutes les parties selon une seule espèce intelligible qui représente le tout. Nous pouvons donc reconnaître que tout ce qui, multiple, est connu par une seule espèce, peut être appréhendé en même temps. Or, tout ce que Dieu connaît, il le connaît par une seule espèce, qui est son essence. Il peut donc comprendre toutes choses en même temps. La faculté de connaissance ne connaît en acte que s'il y a intention: ainsi, les images conservées dans la faculté organique ne sont pas toujours actualisées, pour cette raison que notre intention ne se porte pas sur elles, - c'est en effet l'appétit qui meut les autres puissances à leur acte chez les êtres qui agissent par volonté. Et donc nous ne voyons pas en même temps les multiples choses vers lesquelles notre intention ne se porte pas d'un seul coup. Quant à celles qui doivent faire l'objet d'une même intention, il faut qu'elles soient appréhendées en même temps: ainsi celui qui institue une comparaison entre deux choses dirige son intention vers elles deux et les regarde toutes deux d'un seul regard. Or tout ce qui appartient à la science divine tombe nécessairement sous une seule intention. L'intention de Dieu, en effet, est de voir parfaitement son essence. Ce qui revient à la voir selon toute sa vertu, dont tout dépend. Ainsi Dieu, en voyant son essence, voit toutes choses en même temps. Quand un intellect considère successivement une multiplicité de choses, il est impossible qu'il le fasse par une seule opération. Les opérations diffèrent en effet d'après leurs objets, l'opération intellective qui porte sur le premier objet devra être diverse de celle qui considère le deuxième. Or l'intellect divin n'a qu'une seule opération, qui est son essence, comme on l'a prouvé. Ce n'est donc pas successivement mais en une seule fois qu'il voit tous ses objets de connaissance. On ne peut concevoir la succession sans le temps, - non plus que le temps sans le mouvement, puisque le temps est le nombre du mouvement selon l'avant et l'après. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir de mouvement d'aucune sorte, comme on l'a vu. Il n'y a donc aucune succession dans la pensée divine, et tout ce qu'elle connaît, elle le connaît d'un seul coup. On l'a vu plus haut: l'action de penser, en Dieu, est identique à son être lui-même. Or, dans l'être divin, il n'y a ni avant ni après: tout est donné au même instant, comme on l'a montré. Par conséquent, la pensée divine n'a pas non plus d'avant et d'après, mais elle pense toutes choses en même temps. Toute intelligence qui pense une chose après une autre est, à un moment, en puissance à comprendre et, à un autre, en acte de compréhension: quand elle saisit en acte la première, elle ne saisit la deuxième qu'en puissance. Or l'intelligence divine n'est jamais en puissance mais toujours en acte d'intellection. Elle ne saisit donc pas les choses successivement mais toutes en même temps. L'Écriture Sainte témoigne de cette vérité, par ces mots de l'Épître de saint Jacques: Chez Dieu, il n'y a ni changement ni ombre d'une variation. [1,56] LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE HABITUELLE. Il résulte de tout cela qu'il n'y a pas en Dieu de connaissance habituelle. Partout où il y a connaissance habituelle, tout n'est pas connu en même temps, mais certaines choses sont connues en acte, et d'autres d'une connaissance habituelle. Or Dieu connaît toutes choses par un acte unique, comme on l'a montré. Il n'existe donc pas en lui de connaissance habituelle. Qui possède habituellement quelque chose et ne pense pas à elle est, d'une certaine manière, en puissance; autrement cependant qu'il l'était avant la première compréhension. Or nous savons que l'intellect divin n'est en puissance d'aucune manière. Il n'y a donc en lui aucune espèce de connaissance habituelle. En tout intellect qui connaît habituellement quelque chose, autre est son essence, autre son opération intellectuelle, qui est la considération elle-même: à l'intellect, en effet, qui connaît habituellement, manque son opération, mais son essence ne saurait lui faire défaut. Or, en Dieu, l'essence et l'opération sont identiques, comme on l'a montré. Il n'y a donc pas de connaissance habituelle dans l'intellect divin. Un intellect ne connaissant encore que d'une manière habituelle n'existe pas selon sa perfection ultime. C'est pourquoi le bonheur, qui est la meilleure des choses, est considéré comme une réalité en acte, non comme une possession seulement habituelle. Si donc Dieu connaît habituellement par sa substance, considéré selon cette substance, il ne sera pas universellement parfait, contrairement à ce que nous avons montré plus haut. Nous avons établi que Dieu comprend par son essence, et non par quelques espèces intelligibles ajoutées à cette essence. Or tout intellect en disposition habituelle exerce son opération par des espèces intelligibles. En effet, cette disposition habituelle est, ou bien une certaine habilitation de l'intellect à recevoir les espèces intelligibles qui le mettront en acte de compréhension; ou bien un groupement ordonné de ces espèces intelligibles, existant dans l'intellect, non selon un acte complet, mais comme dans un milieu entre la puissance et l'acte. Il n'y a donc pas en Dieu de science habituelle. L'habitus est une sorte de qualité. Or nulle qualité ou accident quelconque ne saurait se rencontrer en Dieu, comme on l'a vu. La connaissance habituelle ne convient donc pas à Dieu. La disposition en vertu de laquelle on dit de quelqu'un qu'il n'est qu'habituellement pensant, ou voulant, ou agissant, est assimilée à la disposition du dormeur; d'où le mot de David, pour écarter de Dieu toute disposition habituelle: Non, il ne dort ni ne sommeille, le gardien d'Israël. Et l'Ecclésiastique dit aussi: Les yeux du Seigneur sont beaucoup plus lumineux que le soleil. Le soleil, en effet, est toujours lumineux en acte. [1,57] LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE. On peut déduire de là que la pensée divine n'est pas ratiocinative, ou discursive. Notre pensée est ratiocinative lorsque nous allons d'un objet de connaissance à un autre, comme dans nos syllogismes, qui procèdent des principes jusqu'aux conclusions. En effet, on ne raisonne, on ne discourt pas du fait qu'on examine comment la conclusion découle des prémisses, celles-ci et celles-là étant tenues sous le même regard. Ceci ne se produit que dans le jugement porté sur un argument, non dans l'argumentation elle-même; non plus qu'une connaissance est matérielle pour cette raison qu'elle juge des choses matérielles. Or, nous avons montré que Dieu ne considère pas une chose après une autre, comme successivement, mais toutes choses à la fois. Sa connaissance n'est donc pas ratiocinative, ou discursive, bien qu'il connaisse tout discours et tout raisonnement. Tout esprit qui raisonne considère les principes d'un premier regard et les conclusions d'un autre. Il n'y aurait pas lieu, en effet, après la considération des principes, de procéder à la conclusion, si la vue de ces principes donnait aussi la vue immédiate de la conclusion. Or Dieu connaît toutes choses par une opération unique, qui est son essence, ainsi qu'on l'a prouvé. Sa connaissance ne procède donc pas par raisonnement. Toute connaissance ratiocinative implique, à la fois, puissance et acte: les conclusions sont en puissance dans les principes. Or, dans l'intellect divin, il n'y a aucune place pour la puissance passive, comme on l'a montré. Cet intellect ne procède donc pas par manière de discours. En toute science discursive, il y a nécessairement quelque chose de causé: les principes sont en quelque manière cause efficiente de la conclusion, ce qui a fait dire de la démonstration qu'elle est un syllogisme faisant savoir. Or, dans la science divine, il ne peut rien y avoir qui soit causé, puisque cette science est Dieu lui-même, comme on l'a vu. La science de Dieu ne peut donc être discursive. Ce que l'on connaît naturellement nous est connu sans raisonnement, comme on le voit pour les premiers principes. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir d'autre connaissance que naturelle, bien plus, essentielle: la science de Dieu se confondant avec son essence. La connaissance divine ne peut être rationnelle. Tout mouvement se ramène nécessairement au premier moteur, qui est seulement moteur, et non mû. Ce qui est donc à l'origine première du mouvement est nécessairement moteur non mû. Or c'est là l'intellect divin, comme on l'a montré. Il faut donc que cet intellect soit absolument moteur non mû. Mais le raisonnement est un certain mouvement de l'intellect allant d'un terme à un autre. L'intellect divin ne procède donc pas par raisonnement. Ce qui est suprême en nous est inférieur à ce qui est en Dieu, car l'inférieur n'atteint le supérieur qu'au sommet de soi-même. Or, ce qu'il y a de suprême dans notre connaissance, ce n'est pas la raison, mais l'intellect, origine de la raison. La connaissance de Dieu n'est donc pas rationnelle, mais seulement intellectuelle. Tout défaut est incompatible avec Dieu, dont nous savons qu'il est absolument parfait. Or la pensée ratiocinative a pour origine l'imperfection de la nature intellectuelle. En effet, ce qui est connu par un autre est moins connu que ce qui est connu par soi, et, pour atteindre ce qui est connu par un autre, la nature de l'être connaissant ne suffit pas si elle ne passe par ce qui fait connaître cet autre. Or dans la connaissance rationnelle, une chose devient connue par une autre; quant à ce qui est connu intellectuellement, il l'est par soi, et à son endroit la nature connaissante suffit sans moyen extérieur. Il est donc manifeste que la raison est une sorte d'intellect déficient. La science divine ne saurait être ratiocinative. On comprend sans démarche de la raison ce dont l'image est dans la faculté connaissante: la puissance visuelle ne discourt pas pour connaître la pierre dont la ressemblance est en elle. Or l'essence divine est la ressemblance de toutes choses, comme on l'a prouvé. Elle ne procède donc pas par voie de discours rationnel pour connaître quelque chose. On voit ainsi la réponse aux objections qui semblent postuler le raisonnement dans la science divine. Dieu, fait-on remarquer, ne connaît les choses que par la médiation de son essence. Mais nous avons montré que cela ne se fait pas par voie discursive: l'essence divine n'est pas avec les autres choses dans le rapport de principe à conclusions, mais bien d'espèce intelligible à choses connues. Certains ont pensé aussi qu'il ne convenait pas de refuser à Dieu le pouvoir de raisonner par syllogisme. A cela il faut répondre que Dieu possède la science du syllogisme par manière de jugement et non par démarche syllogistique. A cette vérité, démontrée par la raison, la Sainte Écriture ajoute son témoignage, car il est écrit dans l'Épître aux Hébreux: Toutes choses sont nues et ouvertes à ses yeux. En effet, ce que nous savons par raisonnement ne nous est pas de soi nu et ouvert, mais nous est ouvert et découvert par la raison. [1,58] DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT. Par ces mêmes raisons, on peut montrer que l'intellect divin ne comprend pas à la manière d'un intellect qui compose et qui divise. Dieu connaît toutes choses en connaissant son essence. Or il ne connaît pas son essence en composant et divisant. Il se connaît, en effet, tel qu'il est, et, en lui, il n'y a aucune composition. Dieu ne comprend donc pas par voie de composition et de division. Les choses que l'intellect saisit en composant et en divisant sont de nature à être par lui considérées à part: on n'aurait pas besoin de composition et de division si, du fait qu'on appréhendait la quiddité de quelque chose, on savait ce qui lui appartient ou ne lui appartient pas. Si donc Dieu appréhendait par manière de composition et de division, il s'ensuivrait qu'il ne verrait pas toutes choses d'un seul regard, mais chaque chose à part. Ce dont nous avons établi le contraire. En Dieu on ne saurait parler d'avant et d'après. Or la composition et la division sont postérieures à la considération de la quiddité, qui en est le principe. Il ne peut y avoir composition et division dans l'opération de l'intellect divin. L'objet propre de l'intellect est la quiddité. Si bien que, par rapport à cette quiddité, l'intellect ne peut se tromper, sauf par accident. Il se trompe, au contraire, quand il a à composer et à diviser. Ainsi en va-t-il aussi du sens, qui est toujours vrai à l'égard de ses objets propres et se trompe à l'égard des autres. Or, dans l'intellect divin, il n'y a rien d'accidentel, mais seulement ce qui est par soi. On n'y trouve donc pas de composition et de division, mais seulement la simple acception des choses. La composition d'une proposition formée par un intellect qui compose et divise existe dans l'intellect lui-même, non dans la chose qui est hors de l'âme. Si donc l'intellect divin juge des choses à la manière d'un intellect qui compose et divise, c'est qu'il est lui-même composé. Nous savons que c'est impossible. L'intellect qui compose et divise juge de diverses choses par des compositions diverses. En effet, la composition de l'intellect ne dépasse pas les termes de la composition. Par suite, la composition par laquelle l'intellect juge que l'homme est un animal, ne juge pas que le triangle est une figure. D'autre part, la composition, ou la division, est une certaine opération de l'intellect. Si donc Dieu considère les choses en composant et en divisant, il s'ensuit que son intellection ne sera pas unique mais multiple. Son essence alors sera elle-même multiple, puisque son opération intellectuelle est son essence, comme on l'a montré. Ceci ne nous oblige pas à dire que Dieu ignore les énonciables. Car son essence, bien que une et simple, est l'exemplaire de tous les multiples et de tous les composés. De sorte que c'est par elle que Dieu connaît toute multitude et toute composition aussi bien de la nature que de la raison. L'autorité de la Sainte Écriture concorde avec tout cela. Il est écrit dans Isaïe: Car mes pensées ne sont pas vos pensées. Et pourtant il est dit dans le psaume: Le Seigneur sait les pensées des hommes, dont on voit assez qu'elles procèdent par composition et division de l'intellect. Denys dit aussi, au chapitre VII des Noms divins: Ainsi donc, la Sagesse divine, en se connaissant, connaît toutes choses: les choses matérielles immatériellement, les divisibles indivisiblement, et la multiplicité par manière d'unité. [1,59] LA VÉRITÉ DES ÉNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU. Du fait que la connaissance de l'intellect divin ne procède pas par manière de composition et de division, on voit bien, d'après ce qui vient d'être dit, qu'on ne saurait lui refuser d'atteindre la vérité, dont on sait, par le philosophe, qu'elle n'existe que dans l'intellect qui compose et divise. La vérité de l'intellect consiste dans l'adéquation de cet intellect et de la chose, selon que celui-ci prononce qu'existe ce qui est, ou n'existe pas ce qui n'est pas. Par suite, la vérité de l'intellect regarde cela même que dit cet intellect et non l'opération par laquelle il le dit. Il n'est pas requis, en effet, pour la vérité de l'intellect, que l'intellection elle-même soit adéquate à la chose, puisqu'il arrive que la chose soit matérielle tandis que l'intellection est immatérielle. C'est ce que l'intellect dit et connaît par son intellection qui doit être adéquat à la chose, de telle sorte qu'il en soit dans la réalité des choses comme le dit l'intellect. Or Dieu, dans la simplicité de son intelligence, où il n'y a ni composition ni division, connaît non seulement les quiddités des choses mais aussi les énonciations, comme on l'a montré. Ainsi, ce que l'intellect divin dit par son intellection, c'est la composition et la division. Le fait de la simplicité de l'intellect divin n'exclut donc pas de lui la vérité. Lorsque ce qui est dit ou compris est quelque chose de non-complexe, ce non-complexe lui-même, pour ce qui est de lui, n'est ni adéquat, ni inadéquat à la réalité. L'adéquation, en effet, et l'inadéquation impliquent comparaison; mais le non-complexe, considéré en soi, ne renferme aucune comparaison ou application à la réalité. De sorte que, en lui-même, il ne peut être dit vrai ou faux. C'est seulement du complexe que l'on peut dire cela, car en lui se trouve désignée la comparaison de l'incomplexe à la réalité par la note de comparaison ou de division. Cependant l'intellect non complexe, en percevant la quiddité de la chose, le fait selon une certaine comparaison avec la chose: il l'appréhende, en effet, comme la quiddité de cette chose. Et donc, bien que l'incomplexe lui-même et la définition ne soient pas, en tant que tels, vrais ou faux, on dit que l'intellect appréhendant la quiddité est toujours vrai par soi, comme on le voit au IIIe Livre du De Anima. Encore qu'il puisse être faux, par accident, pour autant que la définition englobe quelque composition, ou des parties de la définition entre elles, ou de la définition totale à l'objet défini. Ainsi donc, la définition, - selon qu'on l'entend de la définition de telle ou telle chose, - appréhendée par l'intelligence, sera dite ou fausse purement et simplement si les parties de la définition manquent de cohérence, comme dans animal insensible, ou fausse relativement à telle chose, comme si l'on prend pour définition du triangle celle du cercle. Si donc l'on accordait, par impossible, que l'intellect divin ne connaît que les incomplexes, il faudrait dire encore qu'il est vrai par la connaissance de sa quiddité en tant que sienne. La simplicité divine n'exclut pas la perfection, car, dans la simplicité de son être, elle possède tout ce qu'il y a de perfection dans les autres choses par une certaine accumulation de perfections et de formes, comme on l'a montré plus haut. Or, notre intellect, dans son appréhension des simples notions, n'atteint pas à son ultime perfection, car il est encore en puissance par rapport à la composition et à la division, de même que, dans le monde de la nature, les corps simples sont en puissance par rapport aux mixtes, et les parties par rapport au tout. Ainsi donc, Dieu, par sa simple intelligence, a cette perfection de connaissance que notre intellect possède par sa double connaissance des notions complexes et des notions simples. Or la vérité appartient à notre intellect dans la parfaite connaissance qu'il a de soi, une fois qu'il est parvenu à la composition. Il y a donc bien aussi vérité dans la simple intelligence de Dieu elle-même. Dieu étant le bien de tout bien, puisqu'il a en lui-même toutes les bontés, comme on l'a montré plus haut, la bonté de l'intellect ne saurait lui manquer. Or le vrai est le bien de l'intellect: le philosophe le montre clairement au vie Livre de l'Éthique. La vérité est donc en Dieu. C'est ce que dit le psaume: Dieu est véridique. [1,60] DIEU EST LA VÉRITÉ. De ce que nous venons de dire, il résulte que Dieu lui-même est la vérité. La vérité est une certaine perfection de l'intelligence, ou de l'opération intellectuelle, comme on l'a dit. Cette intellection, se confondant avec l'être divin, est parfaite par elle-même, - comme on l'a montré pour l'être divin, - sans que lui advienne quelque autre perfection. Il faut en conclure que la substance divine est la vérité elle-même. La vérité, dit le philosophe, est une certaine bonté de l'intellect. Or Dieu est sa bonté, comme on l'a montré. Il est donc aussi sa vérité. On ne peut rien affirmer de Dieu par mode de participation, dès là qu'il est son être, qui ne participe à rien. Or la vérité est en Dieu, comme on l'a vu. Si donc elle ne lui appartient pas par participation, il faut qu'elle le fasse par essence. Dieu est donc sa vérité. Bien que, selon le philosophe, le vrai ne soit pas proprement dans les choses mais dans l'esprit, les choses sont dites vraies quelquefois en tant qu'elles réalisent proprement l'acte de leur nature propre. Ce qui fait dire à Avicenne, dans sa Métaphysique, que la vérité d'une chose est la propriété de l'être de cette chose qui a été établie en elle, selon qu'une telle chose est de nature à donner de soi une idée vraie, et en tant qu'elle imite sa propre idée existant dans la pensée divine. Or Dieu est son essence. Par conséquent, que nous parlions de la vérité de l'intellect ou de la vérité de la chose, Dieu est sa vérité. Ceci est confirmé par l'autorité du Seigneur disant de soi, en saint Jean: Je suis la voie, la vérité et la vie. [1,61] DIEU EST LA TRÈS PURE VÉRITÉ. A partir de ce nous venons de dire, il est manifeste qu'en Dieu est la pure vérité, à laquelle nulle fausseté ou mensonge ne peut se mêler. La vérité répugne à la fausseté, comme la blancheur à la noirceur. Or Dieu est non seulement vrai, il est la vérité elle-même. Il ne peut donc y avoir de fausseté en lui. L'intellect ne se trompe pas dans son appréhension de la quiddité, non plus que le sens par rapport a son objet propre. Or toute connaissance de l'intellect divin se présente à la manière d'un intellect dans sa connaissance des quiddités, ainsi qu'on l'a montré. Il est donc impossible qu'il y ait, dans la connaissance divine, erreur, tromperie ou fausseté. L'intellect ne se trompe pas quand il s'agit des principes premiers; il se trompe parfois dans les conclusions auxquelles il parvient en raisonnant à partir des premiers principes. Or l'intellect divin ne raisonne pas, ou ne discourt pas, comme on l'a vu. Il ne peut donc y avoir en lui fausseté ou erreur. Plus un pouvoir de connaissance est élevé et plus son objet propre est universel, englobant plus de choses; c'est ainsi que ce que la vue connaît par accident, le sens commun ou l'imagination l'appréhendent comme englobé par leur objet propre. Or la puissance de l'intellect divin est au sommet de la sublimité dans l'ordre de la connaissance. Tout ce qui est objet de connaissance se réfère donc à lui comme objet de connaissance en propre et par soi, non d'une manière accidentelle. Mais à l'égard de ces objets de connaissance, la puissance cognitive ne se trompe pas. Il est donc impossible que l'intellect divin se trompe par rapport à quelque objet de connaissance que ce soit. La vertu intellectuelle est une certaine perfection de l'intellect dans l'acte de la connaissance. Or, quand il exerce sa vertu intellectuelle, l'intellect ne peut dire le faux, mais seulement ce qui est vrai. En effet, dire le vrai est un acte bon de l'intellect, et c'est le fait de la vertu de rendre les actes bons. Or l'intellect divin est plus parfait par sa nature même que l'intellect humain par l'habitus de la vertu; il est, en effet, au terme de la perfection. Il apparaît donc qu'il ne peut y avoir de fausseté dans l'intellect divin. La science de l'intellect humain est causée en quelque sorte par les choses. C'est pourquoi les objets de science sont la mesure de la science humaine: le vrai vient de ce que l'intellect juge que les choses sont de telle ou telle manière, et non l'inverse. Mais l'intellect divin est cause des choses par sa science. C'est donc sa science qui est la mesure des choses, de même que l'art est la mesure des oeuvres d'art, lesquelles sont d'autant plus parfaites qu'elles concordent davantage avec l'art. Ainsi, le rapport de l'intellect divin aux choses est le même que celui des choses à l'intellect de l'homme. Or, l'erreur qui vient de l'inadéquation de l'intellect humain aux choses ne se trouve pas dans les choses mais bien dans l'intellect. Si donc il n'y avait pas adéquation absolue de l'intellect divin et des choses, l'erreur serait dans les choses et non dans l'intellect divin. Et pourtant, il n'y a pas d'erreur dans les choses, car autant chaque chose a d'être, autant a-t-elle de vérité. Il n'existe donc aucune inégalité entre l'intellect divin et les choses; aucune erreur ne peut se trouver dans cet intellect. De même que le vrai est le bien de l'intellect, ainsi le faux est son mal: nous désirons naturellement le vrai et nous répugnons à être trompés par le faux. Or il ne saurait y avoir de mal en Dieu, - nous l'avons prouvé, - et, par suite, aucune erreur. C'est pour cela qu'on lit dans l'Épître aux Romains: Dieu est véridique; dans les Nombres: Dieu n'est pas comme un homme, menteur; et en saint Jean: Dieu est lumière et il n'y a point de ténèbres en lui. [1,62] LA VÉRITÉ DIVINE EST LA VÉRITÉ PREMIÈRE ET SUPRÊME. Il résulte manifestement de ce que nous venons de dire que la vérité divine est la vérité première et suprême. La disposition des choses dans l'être est aussi la leur dans l'ordre de la vérité, comme le dit le philosophe au IIe Livre de sa Métaphysique; et cela parce que l'être et la vérité sont convertibles: il y a en effet vérité quand on affirme être ce qui est, ou ne pas être ce qui effectivement n'est pas. Or l'être divin est premier et absolument parfait. Par conséquent, la vérité divine est aussi première et suprême. Ce qui convient par essence à quelqu'un lui convient à la perfection. Or la vérité est attribuée à Dieu essentiellement, on l'a montré. La vérité divine est donc la première et souveraine vérité. La vérité est en notre esprit en tant qu'il est adéquat à la réalité perçue. Or la cause de l'égalité est l'unité, comme on le voit au Ve Livre de la Métaphysique. Puisque, dans l'intellect divin, l'intellect et l'objet de l'intellection sont absolument identiques, la vérité divine est donc première et suprême. Ce qui est mesure en quelque genre est aussi ce qu'il y a de plus parfait dans ce genre: ainsi toutes les couleurs sont-elles mesurées par la couleur blanche. Or la vérité divine est la mesure de toute vérité. En effet, la vérité de notre intellect est mesurée par les choses extérieures à l'âme, puisque cet intellect est dit vrai en tant qu'il est en accord avec les choses. Quant à la vérité des choses, elle est mesurée par l'intellect divin, qui est la cause des choses, comme on le montrera. C'est ainsi que la vérité des oeuvres de l'art est mesurée par l'art de l'artisan, le coffre est vrai quand il concorde avec l'art. Comme Dieu est aussi l'intelligence première et le premier intelligible, la vérité de tout intellect doit être mesurée par sa vérité, s'il est vrai que chacun est mesuré par le premier de son genre, comme le dit le Philosophe au Xe Livre de sa Métaphysique. La vérité divine est donc la vérité première, suprême, et absolument parfaite. [1,63] RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER À DIEU LA CONNAISSANCE DES SINGULIERS. Certains prétendent retirer à la perfection de la connaissance divine la connaissance des singuliers. Ils prennent dans ce but sept voies différentes. 1. La première se fonde sur la condition même de la singularité. Le principe de la singularité étant la matière déterminée, il ne semble pas que les singuliers puissent être connus par quelque puissance immatérielle, s'il est vrai que toute connaissance se fait par une certaine assimilation. Ainsi, en nous, seules les puissances qui usent d'organes matériels, imagination, etc., appréhendent les singuliers; l'intellect, au contraire, puissance immatérielle, ne connaît pas les singuliers. Bien moins encore l'intellect divin connaîtra-t-il les singuliers, lui qui est totalement dégagé de la matière. Dieu, semble-t-il, ne peut donc absolument pas connaître les singuliers. 2. Les singuliers n'existent pas en tout temps. Ainsi donc: ou bien ils seront toujours connus de Dieu, ou bien ils seront connus à un moment, inconnus à un autre. La première hypothèse ne peut pas se vérifier, car de ce qui n'est pas il n'y a pas de science, laquelle n'a pour objet que le vrai; - ce qui n'est pas ne saurait être vrai. La deuxième hypothèse ne peut non plus se soutenir, car la connaissance de l'intellect divin est tout à fait invariable, comme on l'a montré. 3. Les singuliers ne sont pas tous le fruit de la nécessité; certains ont une origine contingente. On ne peut donc les connaître avec certitude que lorsqu'ils existent. Est connaissance certaine, en effet, celle qui ne peut se tromper. Or toute connaissance d'une réalité contingente, encore à venir, peut être entachée d'erreur, car l'opposé de ce qu'affirme la connaissance peut se produire. Si en effet, cette éventualité contraire ne pouvait se produire, la réalité en question serait nécessaire. Ainsi donc nous ne pouvons avoir la science des futurs contingents, mais simplement une estimation conjecturale. Or il faut tenir absolument que toute connaissance divine est très certaine et infaillible, comme on l'a montré. Il est impossible ainsi que Dieu commence à connaître de nouveau quelque chose, alors qu'il est immuable. Il semble donc résulter de tout cela que Dieu ne connaît pas les singuliers contingents. 4. La cause de certains singuliers est la volonté. Or un effet, avant qu'il n'existe, ne peut être connu que dans sa cause: il ne peut exister qu'en elle avant qu'il ne commence d'exister en lui-même. Mais les mouvements de la volonté ne peuvent être connus de personne avec certitude, si ce n'est de celui qui veut, au pouvoir de qui se trouvent ces mouvements. Il semble donc impossible que Dieu ait une connaissance éternelle de cette sorte de singuliers qui ont leur cause dans la volonté. 5. Le nombre des singuliers est infini. L'infini, en tant que tel, est inconnu, car tout ce qui est connu est en quelque sorte mesuré par la compréhension du connaissant: la mensuration n'étant rien d'autre qu'un certain témoignage de la chose mesurée. C'est pourquoi tout art répugne à ce qui n'est pas défini. Or les singuliers sont en nombre infini, du moins en puissance. Il paraît donc impossible que Dieu connaisse les singuliers. 6. Les singuliers se présentent avec une certaine bassesse. Si la noblesse de la science se mesure à la noblesse de son objet, la bassesse de l'objet semble devoir entraîner celle de la science correspondante. Mais l'intellect divin est d'une noblesse absolue. Cette noblesse ne supporte donc pas que Dieu connaisse certains êtres très bas que comportent les singuliers. 7. Il y a du mal en certains singuliers. Or le sujet connu étant en quelque sorte présent dans le sujet connaissant, et le mal ne pouvant exister en Dieu, il semble en résulter que Dieu ne connaît absolument pas le mal et la privation. Seul en serait capable l'intellect qui est en puissance: la privation, en effet, ne peut être qu'en puissance. La conclusion serait que Dieu ne peut connaître les singuliers, puisque se trouvent en eux le mal et la privation. [1,64] PLAN DES RÉPONSES À FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE DIVINE. Pour réfuter cette erreur au sujet de la connaissance divine, pour mettre aussi en évidence la perfection de la science divine, il nous faut chercher avec diligence la vérité sur chacun des points précédents et réfuter ainsi ce qui est contraire à la vérité. Nous montrerons donc: 1e que l'intellect divin connaît les singuliers; 2e qu'il connaît ce qui n'est pas en acte; 3e qu'il connaît les futurs contingents d'une connaissance infaillible; 4e qu'il connaît les mouvements de la volonté; 5e qu'il connaît l'infini; 6e qu'il connaît les êtres les plus infimes et les plus petits; 7e qu'il connaît les maux et n'importe quelle privation ou manque. [1,65] DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS. Nous allons donc montrer d'abord que la connaissance des singuliers ne saurait manquer à Dieu. Nous avons déjà établi que Dieu connaît les autres choses en tant qu'il est leur cause. Or les effets de Dieu sont des réalités singulières. Car Dieu cause les choses en cette manière qui consiste à les faire exister en acte. Or les universels ne sont pas des réalités subsistantes; ils n'ont d'être que dans les singuliers, comme on le montre au VIIe Livre de la Métaphysique. Ainsi donc Dieu connaît les autres choses que soi non seulement en général mais aussi dans leur singularité. Dès que l'on connaît les principes qui constituent l'essence d'une chose, cette chose est nécessairement connue: l'homme est connu quand on connaît l'âme raisonnable et tel corps. Or l'essence singulière est constituée par la matière déterminée et par la forme individuelle: l'essence de Socrate est constituée par ce corps et cette âme, comme l'essence de l'homme universel par l'âme et le corps, ainsi qu'on le voit au VIIe Livre de la Métaphysique. Et donc, de même que ces derniers éléments intègrent la définition de l'homme universel, ainsi les premiers composeraient la définition de Socrate si celui-ci pouvait être défini. Par suite, quiconque possède la connaissance de la matière, et celle de ce que détermine la matière, et celle de la forme individuée dans la matière, ne peut manquer de la connaissance singulière. Or la connaissance de Dieu s'étend jusqu'à la matière, les accidents individuels et les formes. Dès là en effet que son intellection est son essence, la connaissance ne peut lui faire défaut de tout ce qui est dans son essence de quelque manière que ce soit. En cette essence se trouve virtuellement, comme en son origine première, tout ce qui a l'être en quelque manière, puisqu'elle est le principe d'existence premier et universel. Or la matière et l'accident ne sont pas étrangers à l'être, car la matière est de l'être en puissance et l'accident est être en un autre. La connaissance des singuliers ne manque donc pas à Dieu. La nature d'un genre ne peut être parfaitement connue si l'on ignore ses différences premières et ses propriétés: on ne connaît pas parfaitement la nature du nombre si on ignore le pair et l'impair. Or l'universel et le singulier sont les différences ou les propriétés essentielles de l'être. Si donc Dieu, en connaissant son essence, connaît parfaitement la nature commune de l'être, il ne peut manquer de connaître l'universel et le singulier. Or, de même qu'il ne connaîtrait pas parfaitement l'universel s'il connaissait l'intention d'universalité mais non la réalité universelle telle l'homme ou l'animal, ainsi ne connaîtrait-il pas parfaitement le singulier s'il connaissait seulement la raison de singularité et non tel ou tel singulier. Il faut donc que Dieu connaisse les réalités singulières. Dieu est son être même; il est aussi son acte de connaître, nous l'avons montré. Mais dès là qu'il est son être, on doit trouver en lui, comme en la première origine de l'être, toutes les perfections de l'être, ainsi qu'on l'a vu. Il en résulte que dans sa connaissance toute perfection de connaissance doit être présente comme en la première source de connaissance. Or ceci ne serait pas, si lui manquait la connaissance des singuliers, puisque c'est en cela que consiste la perfection de certains connaissants. Il est donc impossible que Dieu n'ait pas la connaissance des singuliers. Dans tous les domaines où les énergies sont ordonnées entre elles, on remarque que l'énergie supérieure s'étend à plus de choses, bien qu'elle soit unique, tandis que l'énergie inférieure ne s'étend qu'à peu d'objets et se divise même par rapport à eux, comme on le voit pour l'imagination et le sens. En effet, la seule force de l'imagination s'étend à tout ce que connaissent les cinq pouvoirs sensoriels et à d'autres objets encore. Or la puissance de connaissance en Dieu est supérieure à celle de l'homme. Ainsi donc, tout ce que l'homme connaît par ses diverses puissances, par son intelligence, son imagination et ses sens, Dieu l'atteint par son unique et simple intellect. Dieu connaît donc les réalités singulières, que nous percevons par nos sens et par notre imagination. L'intellect divin ne tire pas des choses sa connaissance, comme le nôtre, mais bien plutôt est-il par sa connaissance cause des choses, ainsi qu'on le montrera ultérieurement. La connaissance qu'il a des choses est donc une connaissance de mode pratique. Or la connaissance pratique n'est parfaite que si elle atteint jusqu'aux singuliers. En effet, la fin de la connaissance pratique est l'opération, laquelle n'existe que par rapport aux singuliers. Par conséquent, la connaissance que Dieu a des autres choses s'étend jusqu'aux réalités singulières. Nous avons montré que le premier mobile est mû par un moteur qui meut par intelligence et par volonté. Or un moteur ne pourrait causer le mouvement par son intelligence s'il ne connaissait le mobile en tant que de nature à être mû selon le lieu, ce qui se vérifie selon qu'il est ici et maintenant, et, par suite, en tant qu'il est singulier. Ainsi donc l'intellect qui est le moteur du premier mobile connaît ce premier mobile en tant qu'il est singulier. Ce moteur, ou bien on le tient pour Dieu, et alors nous avons notre preuve, ou bien pour quelque chose d'inférieur à Dieu. Mais si cet être peut connaître le singulier par sa propre force, - ce que notre intellect ne peut faire, - l'intellect divin le pourra bien davantage. La cause agente l'emporte sur le patient et l'effet, comme l'acte sur la puissance. Par suite, la forme de degré inférieur ne peut, en agissant, porter sa ressemblance jusqu'à un degré supérieur, tandis que la forme supérieure peut par son action communiquer sa ressemblance à un degré inférieur; ainsi, des formes corruptibles sont produites dans ce monde inférieur par les influences incorruptibles des étoiles, mais une puissance corruptible ne peut produire une forme incorruptible. D'autre part, toute connaissance se fait par assimilation du connaissant et de l'objet connu, avec cette différence que l'assimilation, dans le cas de la connaissance humaine, se produit par l'action des choses sensibles sur les forces humaines de connaissance, tandis que, dans la connaissance divine, c'est au contraire, par l'action de la forme de l'intellect divin sur les réalités connues. Ainsi donc la forme des réalités sensibles, dès là qu'elle est individuée par sa matérialité, ne peut pousser la ressemblance de sa singularité au point qu'elle soit tout à fait immatérielle, mais seulement jusqu'aux puissances qui se servent d'organes matériels. Cette ressemblance est élevée, par la vertu de l'intellect actif, jusqu'à l'intelligence, dans la mesure où elle est dépouillée totalement des conditions matérielles. Mais alors la ressemblance de la singularité de la forme sensible ne peut parvenir jusqu'à l'intellect humain. La ressemblance de la forme de l'intellect divin, au contraire, qui atteint jusqu'aux éléments inférieurs des choses auxquels s'étend sa causalité, parvient jusqu'à la singularité de la forme sensible et matérielle. L'intellect divin peut donc connaître les singuliers, mais l'intellect humain ne le peut pas. Si Dieu ne connaissait pas les singuliers, que les hommes eux-mêmes connaissent, il s'ensuivrait cette chose inadmissible que le philosophe oppose à Empédocle, à savoir que Dieu serait tout à fait sot. L'autorité de la Sainte Écriture confirme aussi cette vérité que nous venons d'établir. Il est écrit en effet dans l'Épître aux Hébreux: Nulle créature n'est invisible devant lui. Quant à l'erreur contraire, elle est aussi exclue par ces mots de l'Ecclésiastique: Ne dis pas: je me cacherai de Dieu, là-haut qui se souviendra de moi? On voit aussi, d'après cela, que l'objection contraire ne conclut pas correctement. Car ce par quoi l'intellect divin comprend, bien qu'immatériel, est pourtant la ressemblance de la matière et de la forme, en tant que principe premier et efficient de ces deux éléments. [1,66] DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS. Nous avons à montrer maintenant que la connaissance de ce qui n'existe pas ne manque pas non plus à Dieu. Nous l'avons vu: le rapport est le même de la science divine aux choses connues que celui des objets de connaissance à notre science. Or le rapport de l'objet de connaissance à notre science est tel que cet objet peut exister sans que nous en ayons la science, selon l'exemple de la quadrature du cercle que donne le philosophe, dans les Prédicaments. Mais le contraire ne se vérifie pas. Ainsi donc tel sera le rapport de la science divine aux autres choses qu'elle puisse s'étendre aussi à ce qui n'existe pas. La connaissance de l'intellect divin est dans le même rapport avec les autres choses que la connaissance de l'artisan avec les oeuvres de celui-ci; c'est par sa science, en effet, qu'il est cause des choses. Or l'artisan, par la connaissance de son art, atteint aussi les oeuvres qui n'existent pas encore. Car les formes artistiques procèdent de la science de l'artisan, pour informer la matière extérieure et constituer les oeuvres de l'art. Rien n'empêche donc que, dans la science de l'artiste, existent des formes qui n'ont pas encore été extériorisées. Ainsi il n'y a pas de difficulté à admettre que Dieu ait la connaissance de ce qui n'existe pas. Dieu connaît les autres êtres que soi par son essence en tant qu'elle est la ressemblance de ce qui procède de lui, comme on l'a vu. Or, l'essence divine étant d'une perfection infinie, ainsi qu'on l'a montré, et toute autre chose ayant un être et une perfection limités, il est impossible que la totalité des autres choses soit égale à la perfection de l'essence divine. La puissance de la représentation divine s'étend donc à bien plus de choses qu'à celles qui existent. Par conséquent, si Dieu connaît pleinement la puissance et la perfection de son essence, sa connaissance s'étend non seulement à ce qui est mais aussi à ce qui n'est pas. Notre intellect peut avoir la connaissance même de ce qui n'existe pas en acte, par cette opération qui porte sur ce qu'est une chose: il peut comprendre l'essence du lion ou du cheval, même si tous les animaux de cette sorte venaient à disparaître. Or l'intellect divin connaît, à la manière de qui connaît ce que sont les choses, non seulement les définitions mais aussi les énonciations, comme on l'a vu plus haut, ne peut donc avoir connaissance même de ce qui n'existe pas. [1,67] DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS; A partir de ce que nous venons de dire on peut déjà voir assez clairement que Dieu a eu de toute éternité la science infaillible des contingents singuliers sans que ceux-ci cessent d'être des contingents. Le contingent ne répugne à la certitude de la connaissance que pour autant qu'il est futur, et non en tant qu'il est présent. En effet le contingent, dès là qu'il est futur, peut ne pas être, et la connaissance de qui estime qu'il existera peut être trompée: on se trompe si ce qu'on a jugé devoir arriver n'arrive pas. Mais que le contingent soit présent, pour ce temps-là il ne peut pas ne pas être. Il peut ne pas être à l'avenir: ceci ne regarde plus le contingent en tant que présent, mais en tant que futur. Ainsi la certitude des sens n'est en rien infirmée lorsque quelqu'un voit courir un homme, bien que cette proposition soit contingente. Par conséquent toute connaissance qui porte sur le contingent en tant qu'il est présent, peut être certaine. Or le regard de l'intellect divin se porte de toute éternité sur chacune des choses qui se passent dans le temps, en tant que chacune lui est présente, comme on l'a montré. On voit ainsi que rien n'empêche que Dieu ait de toute éternité la science infaillible des contingents. Le contingent diffère du nécessaire selon la manière dont ils sont contenus dans leur Cause: le contingent est dans sa cause de telle sorte qu'il puisse, à partir d'elle, être ou ne pas être; le nécessaire, lui, ne peut qu'être, à partir de sa cause. Mais si l'on considère ce que l'un et l'autre sont en eux-mêmes, il n'y a pas de différence au point de vue de l'être, sur lequel se fonde le vrai. En effet, le contingent, selon ce qu'il est en lui-même, ne comporte pas l'être et le non-être, mais seulement l'être, bien que le contingent puisse ne pas être dans le futur. Or l'intellect divin connaît de toute éternité les choses non seulement selon l'être qu'elles ont dans leurs causes, mais aussi selon l'être qu'elles ont en elles-mêmes. Rien donc n'empêche que Dieu ait une connaissance éternelle et infaillible des contingents. De même qu'un effet découle avec certitude d'une cause nécessaire, ainsi le fait-il d'une cause contingente complète Si elle n'est pas empêchée. Or Dieu, qui connaît toutes choses, comme on l'a vu, connaît non seulement les causes des faits contingents mais aussi ce qui peut les empêcher de les produire. Il sait donc avec certitude si les contingents sont ou ne sont pas. Qu'un effet dépasse la perfection de sa cause, voilà qui n'arrive pas; mais ce qui peut arriver, c'est qu'il soit déficient par rapport à elle. C'est ainsi qu'il nous arrive, - à nous dont la connaissance part des choses, - de connaître les choses nécessaires non pas selon un mode de nécessité mais seulement selon un mode de probabilité. Or, de même que les choses sont pour nous cause de connaissance, ainsi la connaissance divine est-elle cause des choses connues. Rien n'empêche donc que soient contingentes en elles-mêmes des réalités dont Dieu a une science nécessaire. Un effet dont la cause est contingente ne peut être nécessaire; car il arriverait que l'effet existe, malgré l'éloignement de sa cause. Or la cause d'un effet ultime est à la fois une cause prochaine et une cause éloignée. Si donc la cause prochaine est contingente, son effet devra être contingent, même si la cause éloignée est une cause nécessaire: ainsi les plantes ne donnent pas nécessairement des fruits bien que le mouvement solaire soit nécessaire, et cela en raison des causes contingentes intermédiaires. Or la science de Dieu, bien qu'elle soit la cause des choses connues par elle, est pourtant une cause éloignée. La contingence des choses connues ne répugne donc pas à la nécessité de cette science divine, dès là qu'il arrive que les causes intermédiaires soient contingentes. La science de Dieu ne serait ni vraie ni parfaite si les choses n'arrivaient pas de la manière dont Dieu les voit arriver dans sa connaissance. Or Dieu, qui connaît l'universalité des êtres, dont il est le principe, connaît chaque effet non seulement en lui-même mais aussi par rapport à toutes ses causes. Mais le rapport des effets contingents à leurs causes prochaines est qu'ils procèdent d'elles d'une manière contingente. Ainsi donc la certitude de la science divine et la vérité des choses ne suppriment pas la contingence. On voit donc d'après cela comment réfuter l'objection que l'on fait contre la connaissance divine des réalités contingentes. Le changement dans les êtres qui suivent n'entraîne pas de changement dans les êtres qui précèdent, puisqu'on voit les effets ultimes se produire d'une manière contingente à partir de causes premières nécessaires. Or les choses qui sont connues de Dieu ne préviennent pas sa science, comme il en va pour nous, mais elles lui sont postérieures. Si donc ce qui est connu de Dieu peut varier, il ne s'ensuit pas que sa science puisse errer ou varier d'aucune manière. Et nous nous abusons selon ce qui s'ensuit si, pour cette raison que notre connaissance des choses variables est elle-même changeante, nous pensons que cela doive arriver nécessairement en toute espèce de connaissance. Quand on dit Dieu sait, ou sut, ce futur, on conçoit un certain intermédiaire entre la science divine et la chose sue, à savoir le moment où l'on parle et par rapport auquel ce qui est dit connu de Dieu se trouve être futur. Mais il n'est pas futur au regard de la science divine qui, existant dans le moment de l'éternité, se trouve présente à toutes choses. Par rapport à cette science, si on fait abstraction du temps où la parole est prononcée, on ne peut dire que le futur est connu comme un non-existant, de telle sorte que l'on puisse se demander s'il peut ne pas être, mais on le dira connu de Dieu comme vu déjà en son existence. Ceci étant admis, la question précédente n'a plus à se poser, car ce qui est déjà ne peut pas, par rapport à cet instant, ne pas être. L'erreur vient donc de ce que le temps dans lequel nous parlons coexiste avec l'éternité, comme aussi le temps passé (que l'on désigne en disant: Dieu sut); on attribue alors à l'éternité le rapport du temps passé au futur ce qui ne lui convient absolument pas. De là vient que l'on tombe par accident dans l'erreur. Si toute chose est connue de Dieu comme vue à la manière d'une réalité présente, on devra dire que l'existence de ce que Dieu connaît est nécessaire, comme il est nécessaire que Socrate soit assis du fait qu'on le voit dans cette position. Or ceci n'est pas nécessaire absolument, ou, comme le disent certains, d'une nécessité de conséquent, mais sous condition, ou d'une nécessité de conséquence. Cette proposition conditionnelle: si on le voit assis, il est assis, est nécessaire. Et donc, si on passe de cette conditionnelle à une proposition catégorique, et qu'on dise ce que l'on voit assis, est nécessairement assis, il est clair que si on l'entend de ce qui est dit et au sens d'une composition, cette proposition est vraie; entendue de la réalité et par manière de division, elle est fausse. C'est ainsi que, en ce domaine, et en tout domaine semblable, qui regarde la science de Dieu par rapport aux réalités contingentes, les opposants font fausse route en ne distinguant pas le sens composé du sens divisé. Que Dieu connaisse les futurs contingents, on peut le montrer aussi par l'autorité de la Sainte Écriture. Il est écrit, en effet, dans la Sagesse, au sujet de la Sagesse divine. Elle sait à l'avance signes et prodiges, ainsi que la succession des époques et des temps. Et, dans l'Ecclésiastique: Je t'ai annoncé les choses à l'avance; avant qu'elles n'adviennent, je te les ai proclamées. [1,68] DIEU CONNAÎT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTÉ. Nous avons à montrer maintenant que Dieu connaît les pensées des esprits et les volontés des coeurs. Tout ce qui existe de quelque manière que ce soit est connu de Dieu, en tant qu'il connaît son essence: on l'a montré plus haut. Or certains êtres sont dans l'âme, d'autres dans les choses en dehors de l'âme. Dieu connaît donc toutes les différences de cet être et celles qui sont renfermées en elles. Or l'être qui est dans l'âme consiste en ce qui est dans la volonté ou dans la pensée. Il est donc manifeste que Dieu connaît ce qui existe dans la pensée et dans la volonté. Dieu en connaissant son essence connaît les autres choses, comme on connaît les effets par la connaissance de leur cause. Il connaît donc en son essence tout ce à quoi s'étend sa causalité. Or cette causalité s'étend aux opérations de l'intellect et de la volonté. En effet, comme toute chose opère par sa forme, d'où lui vient son être, il faut reconnaître que le principe fontal de tout l'être, et aussi de toute forme, est le principe de toute opération, puisque les effets des causes secondes relèvent principalement des causes premières. Dieu connaît donc les pensées et les affections du coeur. De même que l'être divin est premier et, pour cette raison, cause de tout être, ainsi son intellection est première et, pour cela, la cause intellectuelle de tonte opération intellectuelle. De même donc que Dieu en connaissant son être connaît l'être de toute chose, ainsi, dans la connaissance de son intellection, et de son vouloir, il connaît toute pensée et toute volonté. Dieu connaît les choses non seulement selon qu'elles sont en elles-mêmes mais aussi en tant qu'elles sont dans leurs causes, comme on l'a vu plus haut: il connaît, en effet, l'ordre de la cause à son effet. Or les oeuvres de l'art sont dans les artisans par l'intellect et la volonté de ceux-ci, comme les choses naturelles sont dans leurs causes par les propriétés des causes: les choses naturelles s'assimilent leurs effets par leurs propriétés actives, et, de même, l'artisan imprime par son intellect la forme de l'oeuvre d'art par laquelle cette oeuvre est assimilée à l'art dont elle procède. Et il en va de même pour tout ce qui vient d'un propos délibéré. Dieu connaît donc les pensées et les volontés. Dieu ne connaît pas moins les substances intelligibles que, lui et nous, connaissons les substances sensibles les substances intellectuelles, en effet, sont plus connaissables, étant plus en acte. Or les déterminations et les inclinations des substances sensibles sont connues et de Dieu et de nous. Et donc, puisque la pensée de l'âme se fait par une certaine détermination de forme en elle, et que l'affection est une certaine inclination de l'âme vers quelque chose, - l'inclination d'une chose naturelle est appelée elle-même appétit naturel, - il faut en conclure que Dieu connaît les pensées et les affections des coeurs. Ceci est confirmé par le témoignage de la Sainte Écriture. Il est écrit en effet dans les Psaumes: Scrutant les coeurs et les reins, ô Dieu; dans les Proverbes: Enfer et perdition sont devant le Seigneur combien plus le coeur des enfants des hommes; et dans saint Jean: Lui savait ce qu'il y a dans l'homme. La maîtrise que la volonté possède sur ses actes, et par quoi il est en son pouvoir de vouloir ou de ne pas vouloir, exclut la détermination de la puissance à une seule chose et la violence d'une cause qui agit de l'extérieur, mais elle n'exclut pas l'influence de la cause supérieure d'où lui vient l'être et l'agir. Ainsi donc la causalité par rapport aux mouvements de la volonté est sauvegardée dans la cause première, qui est Dieu, de telle sorte qu'en se connaissant lui-même celui-ci puisse connaître ces mouvements. [1,69] DIEU CONNAÎT L'INFINI. Il nous faut montrer maintenant que Dieu connaît l'infini des choses. Nous l'avons vu: en se connaissant comme cause de tout, il connaît les autres choses que lui. Or il est cause d'un infini de choses, si les êtres sont infinis: il est cause, en effet, de tout ce qui est. Il connaît donc ce qui est infini. Dieu connaît parfaitement sa puissance, comme on l'a vu. Or une puissance ne peut être parfaitement connue que si l'on connaît toutes ses possibilités, dès là que la quantité de sa force se mesure en quelque sorte à ces possibilités. Mais la puissance divine, étant infinie, comme on l'a montré, s'étend à l'infinité des choses. Dieu connaît donc cette infinitude. Si la connaissance de Dieu s'étend à tout ce qui existe de quelque manière que ce soit, comme on l'a montré, il en résulte qu'il ne connaît pas seulement l'être en acte mais aussi l'être en puissance. Or, dans le monde des choses naturelles, il y a un infini en puissance, non actualisé, comme le prouve le Philosophe au IIIe Livre des Physiques. Dieu connaît donc ce qui est infini, comme l'unité, qui est le principe du nombre, connaîtrait les espèces infinies des nombres si elle connaissait tout ce qui est en elle en puissance: l'unité, en effet, est tout nombre en puissance. Dieu connaît toutes choses par son essence comme par une sorte de moyen exemplaire. Mais, comme sa perfection est infinie, ainsi qu'on l'a vu, à partir de cet exemplaire peuvent exister une infinité de choses dotées de perfections finies, car aucune d'entre ces choses, pas plus que la multiplicité des représentations, ne peut égaler la perfection de l'exemplaire: il reste toujours une nouvelle manière de l'imiter. Rien donc n'empêche que Dieu par son essence puisse connaître l'infinité des choses. L'être de Dieu est son intellection. Et donc, de même que son être est infini, ainsi l'est son intellection. Or l'infini est à l'infini ce qu'est le fini au fini. Par conséquent, si nous pouvons, selon notre intellection, qui est finie, saisir les choses finies, ainsi Dieu, selon sa propre intellection, peut comprendre l'infinité des choses. L'intellect qui connaît le plus grand intelligible n'en connaît pas moins les plus petits intelligibles, mais bien mieux, au contraire, comme on le voit chez le Philosophe au IIIe Livre du De Anima. Cela vient de ce que l'intellect n'est pas corrompu par une intelligibilité exceptionnelle, comme il en va pour les sens, mais bien plutôt perfectionné. Mais si nous considérons les êtres infinis qu'ils soient de même espèce, comme une infinité d'hommes, ou d'espèces infinies, même si certains de ces êtres, ou tous ces êtres étaient, par impossible, infinis au point de vue quantitatif, l'universalité de ces êtres serait d'une infinité moindre que celle de Dieu. En effet, chacun d'entre eux, et tous ensemble, auraient un acte d'être reçu et limité à quelque espèce ou genre, et seraient donc finis à un point de vue, s'éloignant ainsi de l'infinité de Dieu, qui est infini purement et simplement, comme on l'a montré. Rien n'empêche donc, puisque Dieu se connaît parfaitement, qu'il connaisse aussi cette somme d'infinis. Plus un intellect est efficace et limpide dans son acte de connaissance, et plus il peut connaître de choses en une seule ainsi, toute énergie est d'autant plus unie qu'elle est plus forte. Or l'intellect divin est infini au point de vue de l'efficacité et de la perfection, comme on l'a vu. Il peut donc connaître l'infinité des êtres par une seule réalité, qui est son essence. L'intellect divin est parfait purement et simplement, comme son essence. Ainsi, nulle perfection intelligible ne lui manque. Or ce à quoi notre intellect est en puissance constitue sa perfection intelligible. Mais il est en puissance à toutes les espèces intelligibles espèces qui sont infinies, puisque le sont les espèces des nombres et des figures. Il est donc manifeste que Dieu connaît toutes ces sortes d'infinis. Notre intellect connaît les infinis en puissance, dès là qu'il peut multiplier à l'infini les espèces des nombres. Si donc l'intellect divin ne connaissait pas les infinis même en acte, il s'ensuivrait, ou que l'intellect humain connaîtrait plus de choses que l'intellect divin, ou que celui-ci ne connaîtrait pas en acte tous les êtres qu'il connaît en puissance. Ces deux conséquences sont, on l'a vu, inadmissibles. L'infini répugne à la connaissance pour autant qu'il répugne au dénombrement. En effet, dénombrer les parties de l'infini est impossible en soi étant contradictoire. Mais connaître quelque chose par le dénombrement de ses parties est l'oeuvre de l'intellect qui connaît successivement partie après partie et non celle de l'intellect qui comprend en même temps les diverses parties. Ainsi donc l'intellect divin n'est pas plus empêché de connaître l'infini que le fini dès là qu'il connaît sans succession toutes choses en même temps. Toute quantité consiste en une certaine multiplication des parties et c'est pourquoi le nombre est la première des quantités. Ainsi donc, là où la pluralité ne fait aucune différence, rien de ce qui relève de la quantité n'en fait non plus. Or, dans la connaissance de Dieu, plusieurs choses sont connues à la manière d'une seule, puisqu'elles le sont, non par des espèces diverses, mais par une seule, qui est l'essence de Dieu. Beaucoup de choses sont donc connues en même temps par Dieu. De sorte que, dans la connaissance de Dieu, la pluralité ne cause aucune différence. L'infini, qui relève de la quantité, n'en cause donc pas davantage. Pour l'intellect divin, il n'y a donc pas de différence, que les objets soient finis ou qu'ils soient infinis. Et, puisqu'il connaît le fini, rien n'empêche qu'il connaisse aussi ce qui est infini. La parole du psaume: Sa sagesse est sans mesure, est en accord avec ce que nous venons de dire. On voit d'après ce qui précède pourquoi notre intellect ne connaît pas l'infini comme l'intellect divin. En effet, notre intellect diffère de l'intellect divin en quatre choses, qui fondent cette différence. La première est que notre intellect est fini purement et simplement, tandis que l'intellect divin est infini. La deuxième est que notre intellect connaît les choses diverses par des espèces diverses. De sorte qu'il ne peut embrasser l'infinité des choses dans une connaissance unique, comme le fait l'intellect divin. La troisième est une conséquence de cela: notre intellect, connaissant la diversité par des espèces diverses, ne peut connaître beaucoup de choses en même temps; aussi ne pourrait-il connaître l'infinité des êtres qu'en les dénombrant successivement. Ceci ne se produit pas pour l'intellect divin; qui considère la multiplicité des choses en même temps, atteinte comme par une seule espèce. La quatrième chose est que l'intellect divin regarde ce qui est et ce qui n'est pas, comme on l'a montré. On voit aussi comment le mot du Philosophe qui dit que l'infini, en tant qu'infini, n'est pas objet de connaissance, ne s'oppose pas à la doctrine précédente. En effet, la notion d'infini appartient à la quantité, comme il le dit lui-même; l'infini, en tant qu'infini, serait connu s'il était atteint par la mensuration de ses parties, car telle est la connaissance propre de la quantité. Or Dieu ne connaît pas de cette manière. Et donc, pour ainsi dire, il ne connaît pas l'infini en tant qu'infini mais pour autant qu'il se rapporte à sa science comme s'il était fini, ainsi qu'on l'a montré. Il faut savoir cependant que Dieu ne connaît pas l'infinité des êtres d'une science de vision, pour user des expressions d'autrui, car les êtres infinis ni ne sont en acte, ni n'ont été ni ne seront, puisque la génération n'est infinie d'aucune part, comme l'enseigne la foi catholique. Dieu connaît pourtant l'infinité par sa science de simple intelligence. Car Dieu connaît les infinis qui ne sont, ne seront et ne furent, et qui néanmoins sont en puissance de la créature. Il connaît aussi les infinis qui sont en sa puissance et qui ne sont, ni ne seront ni n'ont été. Par conséquent, pour ce qui regarde la question de la connaissance des singuliers, on peut répondre par la distinction de la majeure; car les singuliers ne sont pas en nombre infini. S'ils l'étaient cependant, Dieu ne les connaîtrait pas moins. [1,70] DIEU CONNAÎT LES CHOSES LES PLUS INFIMES. Nous avons à mettre en lumière à présent que Dieu connaît les choses les plus humbles, et que cela ne répugne pas à la noblesse de sa science. Plus une force active est puissante et plus son action rayonne au loin, comme on le voit même dans le monde des actions sensibles. Or, la puissance de l'intellect divin dans l'acte de connaître les choses est comme une force active: l'intellect divin connaît non pas du fait qu'il aurait à recevoir des choses, mais bien plutôt du fait qu'il agit sur elles. Cette puissance intellective étant infinie, comme on l'a vu, il est clair qu'elle doit s'étendre jusqu'à ce qui est le plus éloigné. Or, le degré de noblesse et de bassesse se mesure dans tous les êtres par rapport à leur proximité ou à leur distance à l'égard de Dieu, qui lui se trouve au sommet de la noblesse. Ainsi donc les réalités les plus humbles du monde sont connues de Dieu en raison de la puissance suprême de son intelligence. Tout ce qui est, en tant qu'il existe et qu'il est tel ou tel, est en acte, et ressemble à l'acte premier: de là lui vient sa noblesse. Également, ce qui est en puissance, participe à la noblesse par son rapport à l'être: on dit qu'il existe, en raison de ce rapport. On voit donc que chaque chose, considérée en elle-même, est quelque chose de noble; on ne parle de bassesse qu'en regard de ce qui est plus noble. Or, les plus nobles des choses ne sont pas moins éloignées de Dieu que les plus infimes d'entre elles ne le sont des plus hautes. Et donc, si cette dernière distance était un obstacle à la connaissance de Dieu, la première le serait bien plus. Il s'ensuivrait que Dieu ne connaîtrait rien d'autre que soi. Ce dont nous avons montré la fausseté. Si donc Dieu connaît autre chose que soi, si noble qu'il puisse être, de la même façon il connaît toute autre chose, si basse qu'on la dise. Le bien de l'ordre universel est plus noble que celui de quelque partie de l'univers, dès là que chacune des parties est ordonnée, comme à une fin, au bien de l'ordre réalisé dans le tout, ainsi qu'on le voit chez le Philosophe, au XIe Livre de la Métaphysique. Si donc Dieu connaît quelque nature élevée, il connaîtra à plus forte raison l'ordre de l'univers. Or, celui-ci ne peut être connu si l'on ignore les parties nobles et les parties infimes dont les éloignements et les rapports constituent l'ordre de l'univers. On doit donc conclure que Dieu connaît non seulement les êtres nobles mais aussi ceux qu'on juge plus vils. La bassesse des objets connus ne rejaillit pas par elle-même sur celui qui connaît, car il est de la notion même de connaissance que le connaissant contient les espèces des objets connus selon sa manière d'être. C'est par accident que la bassesse de ces objets peut rejaillir sur le sujet connaissant, ou bien parce que la considération de ces objets le retire de la pensée d'objets plus élevés, ou bien parce que la pensée de ces objets l'incline à quelque affection désordonnée. Ce qui ne saurait exister pour Dieu, on l'a montré. La connaissance des réalités infimes ne déroge donc pas à la noblesse divine mais bien plutôt relève de la perfection divine, à laquelle il appartient de précontenir en soi toutes choses, ainsi qu'on l'a vu. Une force n'est pas estimée petite du fait qu'elle peut réaliser de petites choses mais quand elle est déterminée à de petites choses, car une force qui peut de grandes choses peut aussi s'étendre à de petites choses. Ainsi donc, la connaissance qui peut atteindre à la fois des objets nobles et vils ne doit pas être jugée vile pour autant, mais seulement cette connaissance qui ne s'étend qu'aux choses de peu, comme il arrive pour nous. Car autre notre considération des choses divines, autre celle des choses humaines, et autres aussi les sciences qui portent sur ces deux sortes d'objets: ce qui permet d'appeler vile la connaissance inférieure par comparaison avec l'autre. Or, en Dieu, il n'en va pas ainsi. C'est par la même science et par la même connaissance qu'il se voit lui-même et qu'il voit les autres choses. Par suite, nulle bassesse ne s'attache à sa science du fait qu'il connaît les réalités les plus vulgaires. Le Livre de la Sagesse fait écho à cette doctrine lorsqu'il dit de la Sagesse divine: Elle atteint partout grâce à sa pureté et rien de souillé ne pénètre en elle. On voit d'après ce qui précède que l'objection rapportée plus haut ne s'oppose pas à la vérité qu'on vient de mettre en lumière. La noblesse d'une science se détermine par les objets auxquels cette science est principalement ordonnée et non par tout ce qui tombe dans le champ de cette science. En effet, aux sciences les plus nobles des hommes appartiennent non seulement les êtres les plus élevés mais aussi les plus humbles la philosophie première déploie sa pensée depuis l'être premier jusqu'à l'être en puissance, le dernier parmi les êtres. C'est ainsi que les êtres infimes sont compris dans la pensée divine comme connus en même temps que l'objet principal, à savoir l'essence divine en laquelle tout le reste est connu, comme on l'a montré. Il est évident aussi que cette vérité ne s'oppose pas à ce qu'écrit le philosophe au XIe Livre de sa Métaphysique. Car, à cet endroit, son propos est de montrer que l'intellect divin ne connaît pas autre chose que soi, qui serait sa perfection en tant qu'objet principalement connu. Et, à ce point de vue, il dit qu'il vaut mieux ignorer les choses viles que de les connaître à savoir quand la connaissance est diverse des objets quelconques et des objets élevés, et que la première empêche la seconde. [1,71] DIEU CONNAÎT LE MAL. Il nous reste à montrer maintenant que Dieu connaît aussi le mal. Quand on connaît le bien, on connaît le mal qui lui est opposé. Or, Dieu connaît tous les biens particuliers, auxquels s'opposent des maux. Dieu connaît donc ces maux. Les notions des contraires ne sont pas contraires dans l'âme; autrement, elles ne seraient pas ensemble dans l'âme, ni elles ne seraient connues en même temps. Ainsi donc, la notion qui fait connaître le mal ne répugne pas au bien mais plutôt appartient à la notion de bien. Si donc toutes les notions de bien se trouvent en Dieu, en raison de sa perfection absolue, on l'a vu plus haut, il est clair que la notion qui fait connaître le mal ne lui est pas étrangère. Dieu connaît donc aussi les maux. Le vrai est le bien de l'intellect: un intellect est dit bon, en effet, du fait qu'il connaît le vrai. Or, le vrai, c'est non seulement que le bien est le bien mais aussi que le mal est le mal. En effet, comme le vrai consiste à affirmer l'existence de ce qui est, ainsi le vrai consiste-t-il aussi à affirmer l'inexistence de ce qui n'est pas. Ainsi donc le bien de l'intellect consiste également dans la connaissance du mal. Or, l'intellect divin étant parfait dans le bien, aucune des perfections intellectuelles ne saurait lui manquer. La connaissance du mal lui est donc présente. Dieu connaît la distinction des choses, comme on l'a montré. Or, la négation entre dans la notion de distinction les choses distinctes sont celles dont l'une n'est pas l'autre. C'est ainsi que les réalités premières distinctes par elles-mêmes, impliquent mutuellement leur propre négation. Ce qui fait que les propositions négatives qui s'y réfèrent sont immédiates comme: aucune quantité n'est une substance. Dieu connaît donc la négation. Or, la privation est une certaine négation dans un sujet déterminé, comme on le voit au IVe Livre de la Métaphysique. Dieu connaît donc la privation. Et, par suite, le mal qui n'est autre chose que la privation d'une perfection qu'on devrait avoir. Dieu ne connaît pas seulement la forme mais aussi la matière, comme on l'a montré. Or, étant de l'être en puissance, la matière ne peut être parfaitement connue si l'on ignore ce à quoi s'étend sa puissance, comme cela se vérifie pour toutes les autres puissances. Or, la puissance de la matière s'étend et à la forme et à la privation, car ce qui peut être peut aussi ne pas être. Dieu connaît donc la privation. Et, par suite, il connaît aussi le mal. Si Dieu connaît quelque chose d'autre que soi, il connaît surtout ce qui est excellent. Or, tel est l'ordre de l'univers, auquel tous les biens particuliers sont ordonnés comme à leur fin. Mais, dans l'ordre de l'univers, il est des choses destinées à empêcher les dommages qui pourraient provenir de certaines autres, comme on le voit pour ce qui est donné aux animaux en vue de leur défense. Dieu connaît donc ces sortes de dommages, et, par conséquent, les maux. La connaissance des maux n'est jamais blâmée chez nous en tant qu'appartenant de soi à la science, c'est-à-dire au point de vue du jugement porté sur les maux, mais seulement par accident pour autant que la considération du mal peut entraîner à le faire. Or, ceci ne peut exister en Dieu, parce qu'il est immuable, comme on l'a montré. Rien n'empêche donc que Dieu connaisse le mal. A ceci répond ce qui est dit au Livre de la Sagesse: Contre la Sagesse le mal ne saurait prévaloir; dans les Proverbes: L'enfer et l'abîme sont présents au Seigneur; dans le psaume: Mes péchés ne te sont pas cachés; au Livre de Job: Car Lui connaît la vanité des hommes; et voyant le crime, ne lui prête-t-il pas attention? Or, il faut savoir qu'à l'égard de la connaissance du mal et de la privation, il en va autrement pour l'intellect divin et pour le nôtre. Notre intellect connaît chaque chose par autant d'espèces propres et diverses; par suite, ce qui est en acte, il le connaît par une espèce intelligible, par quoi il est lui-même en acte. Et donc, il peut connaître la puissance, en tant qu'il est, à un moment, en puissance à une telle espèce intelligible; de sorte que, de même qu'il connaît l'acte pur en acte, il connaît aussi la puissance par la puissance. Et, parce que la puissance est impliquée dans la notion de privation, - la privation étant une négation dont le sujet est un être en puissance, - il s'ensuit qu'il appartient en quelque manière à notre intellect de connaître la privation pour autant qu'il est de nature à être en puissance. Il est vrai qu'on pourrait dire aussi que la connaissance de la puissance et de la privation est impliquée dans la connaissance elle-même de l'acte. L'intellect divin, qui n'est d'aucune façon en puissance, ne connaît pas la privation de la manière que nous venons de dire. Car s'il connaissait quelque chose par une espèce qui ne serait pas lui-même, il s'ensuivrait nécessairement que son rapport à cette espèce serait celui d'une puissance à un acte. Il faut donc que Dieu comprenne uniquement par cette espèce qui est son essence. Et, par suite, qu'il se comprenne seulement comme le premier objet d'intellection. Mais en se comprenant soi-même, il connaît toute chose, comme on l'a montré; non seulement les actes, mais aussi les puissances et les privations. Tel est le sens des paroles que le philosophe énonce au IIIe Livre du De Anima: Comment connaît-il le mal, ou le noir? Car il connaît en quelque manière les contraires. Il faut donc qu'il soit en puissance de connaissance et en acte d'être en lui-même. Mais si quelqu'un ne renferme pas de contraire (à savoir en puissance), il se connaît lui-même et il est en acte, et il est séparable. Point n'est besoin de suivre l'explication d'Averroès, qui veut tirer de ce texte que l'intellect qui n'est qu'en acte ne connaît nullement la privation. Le sens du passage est que cet intellect ne connaît pas la privation pour la raison qu'il est en puissance à quelque chose d'autre, mais parce qu'il se connaît lui-même et est toujours en acte. Il faut savoir aussi que si Dieu se connaissait de telle manière que, en se connaissant, il ne connaîtrait pas les autres êtres, qui sont des biens particuliers, il ne connaîtrait nullement la privation ou le mal. Car au bien qu'il est lui-même ne s'oppose pas de privation, puisque la privation et son opposé se vérifient par rapport à la même chose et qu'ainsi nulle privation ne peut s'opposer à ce qui est acte pur. Ni, par suite, aucun mal. Ainsi donc, si on admet que Dieu ne connaît que soi, en connaissant le bien qu'il est lui-même, il ne connaîtra pas le mal. Mais parce qu'en se connaissant lui-même, il connaît les êtres qui sont par nature sujets à la privation, il faut qu'il connaisse les privations et les maux qui s'opposent aux biens particuliers. Il faut savoir encore que, de même que Dieu, sans raisonnement de l'intellect, connaît les autres choses en se connaissant lui-même, comme on l'a montré, ainsi n'est-il pas nécessaire que sa connaissance soit discursive si c'est par les biens qu'il connaît les maux. Le bien, en effet, est comme la raison de la connaissance du mal. Et donc, les maux sont connus par les biens comme le sont les choses par leurs définitions, et non comme des conclusions par les principes. Et ce n'est pas non plus imperfection de la connaissance divine si elle atteint les maux par la privation des biens. Car le mal ne dit existence qu'en tant qu'il est privation du bien. Et donc, c'est seulement de cette manière qu'il est connaissable, car chaque chose est connaissable dans la mesure où elle est.