[1,0] TRAITÉ DE L'ORNEMENT DES FEMMES - LIVRE PREMIER. [1,1] I. Si la foi des hommes sur la terre était en proportion de la récompense qui leur est promise dans le ciel, aucune de vous, très chères sœurs, depuis le moment où elle aurait connu le Dieu vivant, et compris sa condition, c'est-à-dire la condition de la femme, aucune ne chercherait à se parer, je ne dis pas de vêtements de luxe, mais seulements d'habits de fête.Ne devrait-elle pas même affecter plutôt une sorte de négligence, comme pour montrer, en sa personne, Eve pleurant de repentir ; et pour expier par l'humilité de sa tenue extérieure, ce qu'elle a hérité d'Eve à un si haut degré, c'est-à-dire la honte du premier péché, et tout l'odieux de la perte du genre humain. Femme, tu enfanteras dans les douleurs et les angoisses, tu seras sans cesse attirée vers ton mari, et il te dominera. Et tu ne veux pas reconnaître Eve en toi ? La sentence de Dieu sur ce sexe vit encore de nos jours. Eh bien, oui, qu'elle vive ; il faut que ce crime demeure comme un opprobre éternel. O femme ! tu es la porte par où le démon est entré dans le monde ; tu as découvert l'arbre la première ; tu as enfreint la loi divine; c'est toi qui as séduit celui que le démon n'eut pas le courage d'attaquer en face ; tu as brisé sans efforts l'homme, cette image de Dieu; c'est enfin pour effacer la peine que tu as encourue, c'est-à-dire la mort, que le fils de Dieu lui-même dut mourir ; et tu songes encore à charger d'ornements tes tuniques de peau ! Vois donc si, à l'origine des choses, les Milésiens tondaient leurs troupeaux, si les Sères filaient leurs arbres, si les Tyriens variaient les couleurs, si les Phrygiens brodaient, si les Babyloniens tissaient, si les perles brillaient, si la céraunie étincelait ; si l'or lui-même avait été tiré de la terre pour assouvir la cupidité; si alors on pouvait tromper par l'art de la toilette. Mais c'est là ce qui enflamma les désirs d'Eve, chassée du paradis, et déjà morte. Elle ne doit donc plus, si elle veut renaître à une nouvelle vie, ni désirer ni connaître les choses qu'elle n'avait point et ne connaissait point tant qu'elle vécut. Aussi tout cet attirail de la femme condamnée à la mort, ne fut trouvé que pour orner la pompe de ses funérailles. [1,2] II. Ceux en effet qui ont imaginé ses superfluités ont été condamnés à mourir ; ce sont ces anges qui se précipitèrent du ciel sur les filles des hommes, afin que la femme supportât encore cette infamie de plus. Car ayant indiqué à un siècle encore grossier, des matières jusque là si bien cachées et la plupart des arts alors à peine connus, puisqu'ils avaient divulgué le secret des métaux, enseigné les vertus des herbes, révélé le pouvoir de la magie, et qu'ils avaient même entraîné la curiosité humaine jusqu'à l'interprétation des astres, ils apportèrent aux femmes, en même temps et comme à dessein, tous ces moyens de briller dont elles sont avides : le feu des pierreries pour briller sur les colliers, les cercles d'or pour entourer le bras, les préparations de rouge pour teindre la laine, et même cette poudre noire dont elles se servent pour se peindre un prolongement aux yeux. Ces objets, quels qu'ils soient, ne peuvent jamais de l'aveu même de leurs prôneurs de tout rang et de toute condition, ni enseigner la justice aux pécheurs, ni la chasteté aux débauchés, ni la crainte de Dieu à ceux qui l'ont perdue, et ne donneront pas assurément ni aux uns ni aux autres les moyens d'y parvenir. S'il s'agit de donner des préceptes, ces mauvais maîtres ne doivent apprendre que de mauvaises choses; si elles sont le prix de la passion, comment des actions honteuses peuvent-elles avoir quelque chose de bon pour récompense ? Pourquoi donc était-il nécessaire de montrer et de donner tant d'ornements aux femmes ? n'auraient-elles pas pu plaire aux hommes sans l'éclat de ces parures et sans ces industrieux artifices de beauté, elles qui, sans art encore, sans affectation, et pour ainsi dire, aussi incultes qu'inexpérimentées, ont fait tomber des anges. Mais si ces amoureux qui attirent une femme dans leurs pièges ne lui donnent en retour aucun présent, ne leur reprochera-t-on pas leur avarice sordide, et ne sera-t-il pas honteux pour eux de jouir ainsi d'un plaisir qui ne leur coûtera rien ? Or est-ce ainsi qu'il faut juger ! Que pouvaient désirer encore celles qui possédaient des anges ? Car elles avaient fait payer cher ces alliances. En effet, eux qui de temps en temps durent songer au point d'où ils étaient descendus, et, après les premiers moments de volupté passés, soupirer après le ciel ; pour récompenser dignement ce qui fit leur bonheur; et à la fois tout leur mal, cette beauté naturelle des femmes, ils ne les ont point fait participer à leur félicité, mais au contraire ils cherchent à les détacher de leur simplicité et de leur sincérité pour les entraîner avec eux dans leur révolte contre Dieu ; car ils étaient assurés que toute gloire, que toute ambition, que tout désir de plaire par la chair, déplaît à Dieu. Ce sont donc là les anges que nous devons juger, ce sont là ceux auxquels nous renonçons dans le baptême ; c'est pour cela donc qu'ils ont mérité d'être soumis au jugement des hommes. Qu'y a-t-il donc entre leurs affaires et leurs juges ! Quels rapports peut-il y avoir entre ceux qui condamneront et ceux qui doivent être condamnés? Les mêmes, je pense, qu'entre Jésus et Bélial. De quel front monterons-nous donc sur le tribunal, pour nous prononcer contre ceux dont nous attendons des présents ? Or en vous promettant une nature semblable à celles des anges, un sexe égal à celui des hommes, on vous fait espérer le même honneur de les juger. Si donc nous ne les jugeons pas d'avance, en condamnant en eux les œuvres que nous serons obligés de condamner plus tard, ce sont eux qui les premiers nous jugeront et nous condamneront. [1,3] III. Je sais que le livre d'Enoch, qui classe ainsi les anges, n'est pas reçu de tout le monde, parce qu'il n'est pas admis dans le canon des Juifs. Ils n'ont pas pensé que cet écrit rédigé avant le déluge ait pu échapper à cette catastrophe qui détruisit tout ce qu'il y avait sur la terre. Si c'est là leur raison, qu'ils se souviennent que l'arrière petit fils de ce même Enoch fut Noë qui survécut au déluge, et qui autant par ses ancêtres que par une tradition héréditaire avait eu connaissance et avait gardé le souvenir de la piété de son aïeul envers Dieu, et de tous ses enseignements ; puisque Enoch ne recommanda pas autre chose à son fils Mathusalem, que d'en faire passer la mémoire à la postérité. Noë put donc sans aucun doute avoir succédé à ses ancêtres dans ce ministère de prédication. D'ailleurs sans avoir été précisément élevé à cette dignité, il n'a jamais tenu cachés îes admirables desseins de Dieu qui l'avait délivré, ni même la gloire de ses ancêtres. Qu'il n'ait pu posséder le livre en son entier, l'autorité de ce livre n'en est pas affaiblie pour cela. Il aurait péri dans la violence du déluge ; mais Noë n'a-t-il pas pu le recomposer de mémoire, de la même façon que plus tard après la prise et la ruine de Jérusalem par les Babyloniens, il est constant que tout l'ensemble des livres juifs fut recomposé par Esdras. Mais bien qu'Enoch dans cet écrit n'ait guère parlé que de Dieu, il ne faut pas pour cela en rejeter ce qui se rapporte à nous. Or nous lisons que toute écriture qui peut porter à l'édification est une œuvre inspirée. Si les Juifs le rejettent, c'est qu'ils l'enveloppent dans le même anathême qui enveloppe à leurs yeux tout ce qui peut se rapporter en quelque façon au Christ. Il n'est pas étonnant en effet qu'ils repoussent quelques pages qui parlent de lui, puisqu'ils devaient le repousser également lui-même quand il parlerait devant eux : ajoutez cependant que Enoch est cité par l'apôtre Jude. [1,4] IV. Ne flétrissons donc pas encore le luxe des femmes, et ne jugeons point par avance quelle doit être la fin de ses auteurs ; n'accusons point les anges, ni sur leur abandon du ciel, ni sur leurs unions charnelles avec les femmes : examinons les choses de plus près ; tâchons de les bien apprécier, et nous reconnaîtrons bientôt les traces des désirs déréglés de celles-ci. L'habillement des femmes se compose de deux choses : la toilette et le soin. La toilette c'est ce qu'on appelle communément l'attirail ou le monde de leurs parures ; le soin, c'en est à proprement parler l'immonde. D'un côté l'or, l'argent, les pierreries et les vêtements, d'un autre le soin de la chevelure, de la peau et de toutes les parties du corps qui se cachent aux yeux. Dans le premier cas, c'est le désir de briller, dans le second celui de se livrer. Entre ces deux écueils, vois de quel côté tu inclines, ô servante de Dieu ! toi qui es astreinte à deux vertus si opposées, c'est-à-dire l'humilité et la chasteté. [1,5] V. Il faut bien que l'or et l'argent existent, mais ces deux princes de la matière auxquels le monde a voué un culte, d'où viennent-ils? Sans doute la terre doit en être fière; car ces métaux maudits qui ne devaient servir qu'à des usages barbares, et pour punir les crimes, elles les a transformés dans ses entrailles de feu ; et c'est de là que ces instruments de torture sont devenus des ornements : destinés aux supplices, ils sont devenus un objet de luxe, et dédaignés jusque-là, ils ont été ensuite recherchés du monde entier. Mais le fer et l'airain et les plus vils métaux ont pourtant une origine semblable. N'est-ce point la terre en effet qui les a tous produits ? ne sont-ils pas l'effet d'une même opération ? aussi aux yeux de la nature, on ne voit pas comment la substance de l'or ou de l'argent serait plus noble que toute autre. Si c'est à l'usage qu'on en fait que ces deux métaux doivent l'estime dont ils jouissent, combien plus ne pourrait-on pas estimer le fer et l'airain, dont l'emploi est si fréquent que non seulement ils servent à l'homme dans ce qui leur est propre, pour ses besoins les plus nécessaires, mais que c'est avec leur aide qu'on arrive à faire servir l'or et l'argent à ses caprices. N'est-ce point avec le fer qu'on travaille les bagues? La plupart des vases destinés à manger ou à boire ont toujours été d'airain, l'antiquité nous l'atteste, et nous le faisons encore de nos jours. Voyez donc, foule aveugle, si l'on emploie l'or dans l'usage le plus commun. Est-ce à l'aide de l'or qu'on prépare la terre ? Est-ce avec l'argent qu'on assure la solidité d'un navire? Le hoyau a-t-il jamais fait pénétrer au fond de la terre une semence d'or, a-t-on jamais cloué une table avec des clous d'argent? Je ne parle pas de la nécessité indispensable du fer et de l'airain. D'ailleurs les plus riches productions minérales ne peuvent être mises en œuvre sans le secours de ces deux métaux, parce que leur dureté seule peut résister aux travaux dont a on besoin pour extraire les autres métaux du sein de la terre, ou pour les façonner sur l'enclume. Cherchez donc maintenant d'où peut venir le grand cas qu'on fait de l'or et de l'argent, et pourquoi l'on préfère ces deux métaux à d'autres qui ont avec eux une origine commune, et dont l'utilité est sans contredit infiniment plus grande. [1,6] VI. Mais ces petites pierres aussi, qui se font estimer autant que l'or, qu'en dirai-je? si ce n'est que ce sont de petites pierres et de petits cailloux, poussière de la même terre, et qui ne servent cependant ni à établir des fondations, ni à construire des murailles ni à couvrir le faîte ou le toit des maisons. Elles ont pu autrefois exciter l'admiration des femmes, parce qu'il faut beaucoup de temps pour les polir et les faire briller de toute leur beauté. On les monte avec art pour leur donner tout leur éclat ; on les perce avec un soin laborieux pour les suspendre : on mêle leurs séductions à celles de l'or. Qu'on vienne à pêcher un certain genre de coquillage dans la mer britannique ou indienne, on ne saurait y trouver, je ne dis pas le goût du murex ou de l'huître, mais celui même de la palourde ; on-n'en doit pas moins avouer que tous ces coquillages sont l'un comme l'autre des fruits de la mer. Or que dans cette coquille s'élève une grosseur, ce sera plutôt, il me semble, un défaut qu'une beauté; et quoiqu'on donne à cette excroissance le nom de perle, ce n'en est pas moins réellement une sorte de verrue dure et ronde. On dit aussi qu'il se trouve des pierres précieuses dans le front des dragons, comme on trouve une espèce de pierre dans la cervelle des poissons. Il ne manquait donc plus à une chrétienne, que de tirer ses ornements d'un serpent. Est-ce ainsi qu'elle foulera aux pieds la tête du démon, en cherchant dans la tête du reptile une parure pour sa propre tête ? [1,7] VII. Ce qui donne un tel prix à toutes ces substances, c'est qu'elles sont rares, et qu'on les tire des pays étrangers ; car dans les lieux mêmes où elles se trouvent, elles sont loin de jouir d'une si grande faveur. L'abondance avilit : chez certains peuples barbares qui ont chez eux des mines d'or abondantes, c'est avec des chaînes d'or qu'ils attachent leurs captifs dans les ergastules; ils chargent de richesses ceux qu'ils ne peuvent dompter ; et plus on les juge coupables, plus on les enrichit : il se trouve ainsi des circonstances où l'or est beaucoup moins envié. Nous avons vu de même à Rome la noblesse des pierres précieuses pâlir étrangement, sous les yeux mêmes des femmes, devant le dédain des Parthes, des Mèdes et des autres barbares qui les accompagnaient; car pour eux ce n'est guère un objet d'ostentation. Ils portent des émeraudes à peu près cachées dans leurs bracelets et dans leurs colliers ; leur épée seule connaît les pierres précieuses qui leur servent de fourreau : la seule distinction qu'ils accordent aux perles, c'est de les porter dans de petits sacs. Enfin ils n'ornent de pierreries que les objets qui ne devraient point en être ornés, puisqu'ils ne se voient point ; et que s'ils se voient, ce n'est que pour témoigner du peu de cas qu'on a fait de ces richesses, [1,8] VIII. De même l'éclat des couleurs dans les habits est abandonné à leurs esclaves, et les murailles que vous transformez à grands frais par des enduits de pourpre et d'hyacinthe, que vous dissimulez sous des tentures toutes royales, ils les surchargent de peintures. La pourpre est pour eux moins précieuse que le vermillon. Et d'ailleurs, pour les habits, comment peut-on trouver juste l'honneur qui ressort d'un mélange injuste et adultère des couleurs ? Ce que Dieu n'a pas produit ne saurait lui plaire ; à moins que ce ne soit par impuissance qu'il n'ait pas fait naître les brebis couleur de pourpre, ou de toute autre couleur. S'il a pu le faire et ne l'a point fait, c'est donc qu'il ne l'a point voulu : or ce que Dieu n'a pas voulu, est-il donc permis de le faire? Dans la nature, on ne peut regarder comme parfaites les choses qui ne viennent pas de Dieu, auteur de la nature : il faut les regarder comme venant du diable, le corrupteur de la nature. Ces choses en effet ne peuvent venir d'un autre, si elles ne viennent pas de Dieu. Car ce qui n'est pas de Dieu est de son ennemi, et il n'y a que le démon, avec ses anges, qui soit l'ennemi de Dieu. Au reste, si les objets matériels sont de Dieu, ce n'est pas à dire pour cela que tout ce qu'on en peut faire soit de Dieu également. En effet, toutes ces voluptés profanes des spectacles du monde, dont nous avons parlé dans un traité spécial, et l'idolâtrie elle-même, ne se soutiennent-elles pas à l'aide des créations divines ? cependant le chrétien ne doit admettre ni les fureurs du cirque, ni les férocités de l'arène, ni les infamies de la scène, sous le prétexte que les chevaux, les panthères et la voix de l'homme sont l'œuvre de Dieu ; il ne doit pas se livrer impunément à l'idolâtrie, parce que c'est Dieu qui a créé l'encens, le vin, le feu qu'on entretient, les animaux qu'on immole comme victimes, et la matière même qu'on adore Ainsi pour ce qui touche l'emploi qu'on fait de la matière créée, toute appréciation qui s'éloigne des vues de Dieu, accuse des intentions étrangères à celles de Dieu, et coupables, puisqu'elles ne recherchent qu'une gloire mondaine. [1,9] IX. Mais comme chacune des productions de la nature a été distribuée par Dieu dans un pays, dans un coin de terre particulier, elles sont toutes étrangères l'une à l'autre, rares pour les contrées où elles ne naissent point ; et pour celles qui les prodiguent, qu'elles y soient recherchées ou négligées, elles n'y jouissent jamais d'une estime excessive ; elles sont trop répandues. Mais puisque c'est de la distribution de ces productions diverses, faite comme Dieu l'a voulu, que vient cette rareté et cette étrangeté qui trouve toujours grâce devant les hommes de tous les pays, ce n'est que parce qu'on n'a pas l'objet que Dieu a placé ailleurs qu'on désire plus ardemment l'avoir. Ce premier mal en entraîne un plus grand, le désir d'avoir d'une manière exagérée : pourtant, en admettant qu'on puisse avoir, encore faudrait-il admettre une certaine mesure. C'est là l'ambition, dont le nom même signifie ce désir de l'âme qui brigue la gloire et les distinctions ; désir immense, qui n'est excité ni par la nature, comme nous l'avons dit, ni par la vérité, mais par une passion dépravée qui enflamme les appétits aveugles de l'âme, et développe à l'excès ce besoin de faste et d'orgueil; de sorte qu'on n'exalte le mérite de ces objets que pour exalter en soi-même l'empressement qu'on met à les posséder : et le désir s'augmente en raison du prix qu'on donne au sujet de ce désir. Aussi de petites parties du corps sont ornées avec tant de profusion qu'il s'y engloutit des richesses immenses, un seul fil vaut jusqu'à dix sesterces, une tête frêle porte la valeur de plusieurs îles et forêts, le lobe si mince des oreilles envahit tout le livre des dépenses, et la main gauche porte, comme en se jouant, un sac d'argent à chaque doigt. Voilà ce que peut faire le désir de briller, et c'est le faible corps d'une femme qui arrive à porter sans peine tous ces trésors à la fois.