[0] DE L'AME. [1] I. Après avoir disputé sur l'origine de l'âme seulement avec Hermogène, qui la disait créée par une suggestion de la matière plutôt que par le souffle de Dieu, nous examinerons ici les autres questions dans lesquelles il nous faudra lutter souvent contre les philosophes. On discuta la nature de l'âme jusque dans la prison de Socrate. D'abord le temps était-il bien choisi pour cet examen? J'en doute. O maîtres, quoique le lieu soit indiffèrent, la circonstance ne l'était pas. Le navire sacré une fois de retour, la ciguë fatale une fois épuisée, en face même de la mort, quelle vérité pouvait alors entrevoir l'âme du philosophe comme affaissée sous les mouvements de la nature, ou du moins emportée hors d'elle-même, si ce n'était pas la nature qui l'accablait? En effet, cette âme a beau paraître calme et sereine devant les pleurs d'une épouse déjà veuve, devant les cris d'enfants déjà orphelins, sans se laisser ébranler par la voix de la tendresse, elle s'agita par ses efforts même pour ne pas s'agiter, et sa constance fléchit par sa lutte contre l'inconstance. D'ailleurs, à quoi devait songer un homme injustement condamné, si ce n'est au soulagement de l'injustice qui le frappait, à plus forte raison un philosophe, animal de gloire, qui cherche bien plus à braver l'affront qu'à s'en consoler? En effet, la sentence à peine prononcée, à son épouse qui accourt au-devant de lui et s'écrie avec un emportement de femme: « Socrate, tu es injustement condamné, » il répond avec orgueil: « Voulais-tu donc que je le fusse justement? » Ainsi, ne nous étonnons pas que le philosophe, désirant de briser dans sa prison les palmes honteuses d'Anytus et de Mélitus, invoque, en présence de la mort, l'immortalité de son âme en vertu d'une présomption nécessaire et pour échapper à l'injustice. Toute cette sagesse de Socrate, dans ce moment, avait sa source dans une affectation de constance réfléchie, mais non dans la confiance d'une vérité qu'il eût découverte. En effet, qui a jamais découvert la vérité à moins que Dieu ne la lui enseignât? A qui Dieu s'est-il révélé autrement que par son Christ? A qui le Christ s'est-il fait connaître autrement que par l'Esprit saint? A qui l'Esprit saint s'est-il communiqué autrement que par le sacrement de la foi? Socrate, assurément, était dirigé par un tout autre esprit. En effet, dès son enfance, dit-on, un démon lui fut attaché, perfide instituteur, à vrai dire, quoique, chez les poètes et les philosophes, les démons tiennent le second rang après les dieux, et même soient inscrits parmi eux. Les enseignements de la puissance chrétienne n'étaient pas encore venus, pour convaincre le monde que cette force si pernicieuse, qui n'est jamais bonne, est le premier artisan de l'antique erreur et l'ennemie de toute vérité. Que si Socrate fut déclaré le plus sage des hommes par l'oracle du démon pythien, qui dans cette circonstance travaillait pour son associé, combien doit être plus raisonnable et mieux assise la sagesse de la religion chrétienne, qui d'un souffle renverse toute la puissance des démons! C'est cette sagesse, inspirée du Ciel, qui nie avec une sainte liberté les dieux du siècle, qui ne s'abaisse point à sacrifier un coq à Esculape, qui, au lieu d'introduire de nouveaux démons, chasse les anciens; au lieu de corrompre la jeunesse, la forme aux bonnes mœurs; qui, luttant pour la vérité, d'autant plus odieuse qu'elle est plus parfaite, supporte non pas seulement les injustes condamnations d'une ville, mais de tout l'univers, et boit la mort, non pas à une coupe empoisonnée et comme par divertissement, mais expire sur les gibets et sur les bûchers, à travers les supplices les plus raffinés. Voilà la sagesse qui, dans ce cachot ténébreux du siècle, parmi ses Cébès et ses Phédons, doit se diriger d'après les règles de Dieu dans l'examen de l'âme. Jamais elle ne trouvera de docteur plus capable de lui expliquer l'âme, que celui qui l'a créée. Qu'elle apprenne de Dieu à connaître ce qu'elle tient de lui: ou s'il refuse de l'éclairer, qu'elle ne le demande à nul autre. Qui en effet révélera ce que Dieu a caché? Il faut questionner le même Dieu auprès duquel il est plus sûr d'ignorer: car il vaut mieux ne pas savoir parce que Dieu n'a pas révélé, que de savoir par l'homme, en s'appuyant sur ses conjectures. [2] II. Nous ne dissimulerons pas cependant qu'il est arrivé à des philosophes de se rencontrer avec nous; c'est un témoignage de la vérité, et aussi de l'événement lui-même. Parfois, dans cette longue tempête qui trouble le ciel et la mer, ils sont jetés au port par un heureux égarement; parfois, au milieu des ténèbres, ils découvrent une issue par un aveugle bonheur: mais la plupart des vérités leur étaient suggérées par la nature, en vertu de ces notions communes à tous, dont Dieu a daigné doter l'âme. La philosophie, ayant trouvé sous sa main ces notions premières, les enfla pour en faire honneur à son art, uniquement jalouse (qu'on ne s'étonne pas de mes paroles!) d'un langage habile à tout édifier comme à tout renverser, et qui persuade plus par des mots que par des enseignements. Elle impose aux choses des formes: ici elle les égale, là elle les anéantit; elle préjuge l'incertain d'après le certain; elle en appelle aux exemples, comme si toutes choses pouvaient se comparer; elle assigne des lois à des propriétés diverses même dans des substances semblables; elle ne laisse rien à l'autorité de Dieu; elle fait de ses opinions les lois de sa nature. Je la supporterais, si elle me prouvait que, née avec la nature, elle en connaît tous les secrets. Elle a cru puiser sa science dans des lettres sacrées, comme elle les appelle, parce que l'antiquité a regardé comme des dieux, à plus forte raison comme des êtres divins, la plupart des auteurs: témoin Mercure l'Egyptien, que fréquenta principalement Platon; témoin Silène le Phrygien, auquel Midas confia ses immenses oreilles, lorsque des pâtres le lui eurent amené; témoin Hermotime, auquel les habitants de Clazomène érigèrent un temple après sa mort; témoin Orphée; témoin Musée; témoin Phérécyde, maître de Pythagore. Mais que nous importe? puisque ces philosophes ont dirigé leurs excursions sur des livres qui chez nous sont condamnés comme apocryphes, assurés que nous sommes qu'il ne faut rien admettre qui ne s'accorde avec la prophétie véritable et qui précéda le monde lui-même. Nous nous rappelons d'ailleurs les faux prophètes, et bien avant eux, les anges apostats qui ont inondé la face de l'univers du poison de leurs ruses et de leur malice. Enfin, s'il est à présumer que tous ces hommes en quête de la sagesse ont interrogé les prophètes eux-mêmes, par simple curiosité, toutefois on rencontre chez les philosophes plus de dissonnance que d'accord, puisque l'on surprend beaucoup de différences dans les membres d'une même école. Rencontrent-ils des principes véritables et conformes aux prophètes? ou ils leur donnent une autre autorité, ou ils les altèrent au détriment de la vérité, au secours de laquelle ils appellent le faux, ou qu'ils mettent au service de l'erreur. Ce qui nous divise nous et les philosophes, dans la matière présente surtout, c'est que tantôt ils revêtent d'arguments qui leur sont propres, mais opposés en quelque point à notre règle, des maximes communes à tous; tantôt il fortifient des maximes qui leur sont propres par des arguments qui appartiennent à tous, et ont quelque conformité avec leurs principes: si bien que la vérité est à peu près exclue de la philosophie, grâce aux poisons dont elle l'a infectée. Voilà pourquoi, à ce double titre, qui est l'ennemi de la vérité, nous nous sentons pressé de dégager les maximes communes à tous, de l'argumentation des philosophes; ainsi que l'argumentation commune à tous, de leurs propres principes, en rappelant les questions aux Lettres divines, à l'exception toutefois de ce qu'il nous sera permis de prendre comme simple témoignage, sans le piège de quelque préjugé, parce qu'il est quelquefois nécessaire d'emprunter à son antagoniste un témoignage, quoiqu'il ne profite pas à l'antagoniste. Je n'ignore pas combien les philosophes ont entassé de volumes sur cette matière: le nombre de leurs commentateurs le dit assez. Que de principes contraires! que de luttes d'opinions! que de sources de difficultés! quelle incertitude dans les solutions! De plus, j'ai vu la Médecine, sœur de la Philosophie, comme on dit, travailler à établir qu'à elle principalement appartient l'intelligence de l'âme, par les soins qu'elle donne au corps. De là viennent ses dissidences avec sa sœur, parce qu'elle prétend mieux connaître l'âme en la traitant au grand jour, pour ainsi parler, et dans son domicile lui-même. Mais que nous importe le mérite de ces pompeuses réclamations? Pour étendre leurs recherches sur l'âme, la Philosophie a eu la liberté de son esprit, et la Médecine la nécessité de son art. On va chercher au loin les choses incertaines; d'éternelles disputes s'engagent sur des conjectures; plus la difficulté de prouver est grande, plus il en coûte pour persuader; de sorte que ce ténébreux Heraclite, en apercevant de plus épais brouillards chez tous ceux qui recherchaient la nature de l'âme, s'écria par fatigue de ces interminables questions: « J'ai parcouru tous les chemins, sans jamais rencontrer les limites de l'âme. » Le Chrétien, lui, n'a pas besoin de longs discours pour s'éclairer sur cette matière. La précision marche toujours avec la certitude; il ne lui est pas permis de chercher plus qu'il ne doit découvrir. Car l'Apôtre « défend ces questions sans fin. » Or on ne peut trouver rien au-delà de ce qui est enseigné par Dieu: ce que Dieu enseigne, voilà toute la science. [3] III. Plût au ciel que « les hérésies n'eussent jamais été un mal nécessaire, afin que l'on reconnût où était la vérité éprouvée! » nous n'aurions rien à démêler sur l'âme avec les philosophes, que j'appellerai les patriarches des hérétiques. De là vient que l'Apôtre voyait d'avance dans la philosophie le renversement de la vérité. En effet, c'est à Athènes, qu'il avait reconnue pour une cité instruite et polie; c'est après avoir connu la science de tous ces débitants de sagesse et d'éloquence, qu'il conçut cette maxime qui devait nous servir d'avertissement. Il se passe pour l'explication de l'âme quelque chose de semblable. Toutes les doctrines philosophiques des hommes mêlent sur ce point l'eau au vin. Les uns nient qu'elle soit immortelle, les autres affirment qu'elle est plus qu'immortelle; ceux-ci disputent de sa substance, ceux-là de sa forme, d'autres de chacune de ses facultés. Ceux-ci font dériver son essence d'autre part; ceux-là emportent ailleurs sa destinée, selon qu'ils se sont laissé persuader par la majesté de Platon, la vigueur de Zenon, la méthode d'Aristote, la stupidité d'Epicure, les larmes d'Heraclite, ou la fureur d'Empédocle. La sagesse divine s'est méprise, j'imagine, en établissant son berceau dans la Judée plutôt que dans la Grèce; le Christ s'est trompé également en appelant à sa prédication des pêcheurs plutôt que des sophistes. Toutes les vapeurs qui s'élèvent de la philosophie pour obscurcir l'air pur et serein de la vérité, les Chrétiens devront les dissiper, soit en ruinant les argumentations primordiales, c'est-à-dire philosophiques, soit en leur opposant les maximes célestes, c'est-à-dire émanées du Seigneur, afin que d'un côté tombent les raisonnements par lesquels la philosophie égare les païens, et que de l'autre soient réfutés les principes par lesquels l'hérésie ébranle les fidèles. Un point a été déjà décidé contre Hermogène, ainsi que nous l'avons dit en commençant. Nous soutenons que l'âme a été formée du souffle de Dieu et non de la matière, ayant pour nous dans cette circonstance la règle inviolable de la parole divine: « Il répandit sur son visage un souffle de vie, et l'homme eut une âme vivante. » Par le souffle de Dieu conséquemment. Après cette déclaration, il n'y a plus rien à examiner. Cette vérité a son titre et son hérétique. Je commence par les autres questions. [4] IV. Après avoir déterminé l'origine, il reste à fixer la nature. Car la raison veut que nous assignions un commencement à l'âme, puisque nous la proclamons née du souffle de Dieu. Platon nie qu'elle ait commencé, en la déclarant innée et incréée; nous, au contraire, nous enseignons qu'elle est née et qu'elle a été faite, du moment qu'elle a commencé. Nous ne nous sommes pas trompés en disant née et faite, parce que, autre chose serait de naître, autre chose d'être fait, puisque le premier de ces termes convient aux êtres qui vivent. Mais les distinctions ayant leurs lieux et leurs temps, ont aussi quelquefois la faculté de se prendre réciproquement l'une pour l'autre. D'une chose qui a été faite, on peut donc dire qu'elle a été engendrée, au lieu de dire qu'elle est, puisque tout ce qui reçoit l'être, n'importe à quel titre, est engendré. Car celui qui fait peut être appelé le père de ce qui est fait. Platon en use ainsi. Conséquemment, dans le langage de notre foi, que l'âme ait été faite, ou qu'elle soit née, le sentiment du philosophe est renversé par l'autorité même de la prophétie. [5] V. Qu'il appelle un Eubulus, un Critolaûs, un Xénocrate, et Aristote qui tend ici la main à Platon. Peut-être qu'ils ne s'armeront que mieux contre nous, pour nier la corporéité de l'âme, s'ils n'aperçoivent dans les rangs opposés d'autres philosophes, et en grand nombre, qui donnent un corps à l'âme. Je ne parle pas seulement de ceux qui la font sortir de corps visibles, tels que Hipparque et Heraclite du feu; Hippon et Thalès de l'eau; Empédocle et Critias du sang; Critolaus et ses péripatéticiens, de je ne sais quelle cinquième substance, supposé qu'elle soit un corps, puisqu'elle renferme des corps; j'invoque encore le témoignage des stoïciens, qui en déclarant presque avec nous que l'âme est un esprit, puisque le souffle et l'esprit sont rapprochés l'un de l'autre, persuaderont aisément que l'âme est un corps. Enfin Zenon, en définissant l'âme un esprit qui a été semé avec l'homme, raisonne de cette manière: Ce qui, en se retirant, cause la mort de l'animal, est un corps; or l'animal meurt aussitôt que l'esprit semé avec lui se retire; donc l'esprit semé avec lui est un corps; or l'esprit semé avec lui n'est rien moins que l'âme; donc l'âme est un corps. Cléanthe veut même que la ressemblance passe des pères aux enfants, non-seulement par les linéaments du corps, mais par les marques de l'âme, espèce de miroir qui reflète les mœurs, les facultés et les affections des pères! Il ajoute que l'âme est susceptible de la ressemblance et de la dissemblance du corps; par conséquent, qu'elle est un corps soumis à la ressemblance et à la dissemblance. Les affections des êtres corporels et incorporels, dit-il encore, ne communiquent pas entre elles. Or, l'âme sympathise avec le corps. A-t-il reçu quelques coups ou quelques blessures? elle souffre de ses plaies. Le corps de son côté sympathise avec l'âme. Est-elle troublée par le chagrin, par l'inquiétude, par l'amour? il est malade avec elle; il perd de sa vigueur; il atteste sa pudeur ou sa crainte par la rougeur et la pâleur. L'âme est donc un corps, puisqu'elle participe aux affections corporelles. Mais voilà que Chrysippe tend la main à Cléanthe, en établissant qu'il est absolument impossible que les êtres corporels soient abandonnés par les êtres incorporels, parce qu'ils ne sont pas en contact avec eux. De là vient l'adage de Lucrèce: « Rien ne peut toucher ni être touché, à moins que ce ne soit un corps. » Or, aussitôt que l'âme abandonne le corps, il meurt. Donc l'âme est un corps, puisqu'elle ne pourrait abandonner le corps si elle n'était pas corporelle. [6] VI. Les Platoniciens essaient d'ébranler ces principes avec plus de subtilité que de vérité. Il faut nécessairement, disent-ils, que tout corps soit animé ou inanimé. S'il est inanimé, il sera mû extérieurement; s'il est animé, il sera mû intérieurement. Or, l'âme ne sera pas mue extérieurement, puisqu'elle n'est pas inanimée; elle ne sera pas mue davantage intérieurement, puisque c'est elle plutôt qui donne au corps le mouvement. Ils concluent de là que l'âme ne peut être regardée comme un corps, puisqu'elle ne se meut d'aucun côté à la manière des substances corporelles. A cela, nous nous étonnerons d'abord de l'inconvenance d'une définition qui s'appuie sur des choses sans parité avec l'âme. En effet, l'âme ne peut être appelée un corps animé ou inanimé, puisque c'est elle-même qui rend le corps animé par sa présence, inanimé par son absence. Conséquemment, l'effet qu'elle produit, elle ne peut l'être elle-même, pour qu'on la dise un corps animé ou inanimé. Elle s'appelle âme en vertu de sa substance. Que si ce qui est âme rejette le nom de corps animé ou inanimé, comment en appelle-t-on à la forme des êtres animés et inanimés? Ensuite, si le propre d'un corps est d'être mû extérieurement par quelqu'un, et que nous ayons démontré plus haut que l'âme est mue par quelqu'un lorsqu'elle prophétise ou s'irrite, mue extérieurement aussi, puisqu'elle l'est par quelqu'un, j'ai droit, d'après l'exemple mis en avant, de reconnaître pour un corps ce qui est mû extérieurement par un autre. En effet, si le propre d'un corps est d'être mû par un autre, à plus forte raison a-t-il la faculté d'en mouvoir un autre. Or l'âme meut le corps, et tous ses efforts se manifestent à l'extérieur. C'est elle qui donne le mouvement aux pieds pour marcher, aux mains pour toucher, aux yeux pour regarder, à la langue pour parler, espèce d'image intérieure qui anime toute la surface. D'où viendrait à l'âme cette puissance si elle était incorporelle? Comment une substance, dépourvue de solidité, pourrait-elle mettre en mouvement des corps solides? Mais comment les sens corporels et intellectuels remplissent-ils leurs fonctions dans l'homme? Les qualités des êtres corporels, dit-on, tels que la terre et le feu, nous sont annoncées par les sens corporels, tels que le toucher et la vue. Au contraire, celles des êtres incorporels, tels que la bonté, la malice, répondent aux sens intellectuels. Conséquemment, m'objectera-t-on, il est certain que l'âme est incorporelle, puisque ses propriétés ne sont pas saisies par les sens corporels, mais par les sens intellectuels. D'accord, si je ne démontre pas le vice de cette définition. Voilà qu'en effet je prouve que des êtres incorporels sont soumis aux sens corporels, le son à l'ouïe, la couleur à la vue, l'odeur à l'odorat. L'âme vient aussi vers le corps, à la manière de ces substances: qu'on ne dise donc plus que les sens corporels nous en avertissent parce qu'elles répondent aux sens corporels. Ainsi, s'il est constant que les choses incorporelles elles-mêmes sont embrassées par les sens corporels, pourquoi l'âme, qui est corporelle, ne serait-elle pas également saisie par les sens incorporels? Assurément la définition est défectueuse. Le plus remarquable argument qu'on nous oppose est que, selon nos adversaires, tout corps se nourrit en s'assimilant d'autres corps. L'âme au contraire, ajoutent-ils, attendu son incorporéité, se nourrit de substances incorporelles, c'est-à-dire, des études de la sagesse. Mais cet argument ne se soutiendra pas davantage. Soranus, savant auteur de la médecine méthodique, répond qu'elle se nourrit d'aliments corporels, il y a mieux, qu'il lui faut de la nourriture pour réparer ses défaillances. Quoi donc? n'est-il pas vrai que sans nourriture, elle finit par abandonner complètement le corps? C'est ainsi que Soranus, après avoir écrit sur l'âme quatre volumes, et avoir examiné l'opinion de tous les philosophes, déclare que l'âme est une substance corporelle quoiqu'il la dépouille de son immortalité. « Car la foi des Chrétiens n'est pas à tous. » De même que Soranus nous démontre par les faits que l'âme se nourrit d'aliments corporels, le philosophe nous prouvera aussi qu'elle se nourrit d'aliments incorporels; mais à qui est incertain de la destinée de l'âme, jamais on n'a versé l'eau de la mielleuse éloquence de Platon; jamais on n'a servi les miettes du subtil raisonneur Aristote. Que feront donc tant d'ames grossières et sans culture, auxquelles manquent les aliments de la sagesse, mais qui, dénuées d'instruction, sont riches de lumières, sans les académies et les portiques d'Athènes, sans la prison de Socrate, et qui enfin n'en vivent pas moins, quoique sevrées de la philosophie? En effet, ce n'est pas à la substance elle-même que profitent les aliments des études, mais à la discipline et à la conduite, parce qu'ils accroissent les ornements de l'âme, mais non son embonpoint. Heureusement pour nous les stoïciens affirment que les arts sont aussi corporels. Tant il est vrai que l'âme est corporelle, puisqu'on croit qu'elle se nourrit des arts. Mais la philosophie absorbée dans ses spéculations, n'aperçoit pas la plupart du temps ce qui est à ses pieds: ainsi Thalès tomba dans un puits. Quelquefois aussi, quand l'intelligence lui manque pour comprendre, elle soupçonne un dérangement dans la santé: ainsi Chrysippe recourait à l'ellébore. Il arriva, j'imagine, quelque chose de semblable à ce philosophe, quand il nia que deux corps pussent être ensemble, oubliant ce qui a lieu pour les femmes enceintes, qui tous les jours renferment dans les parois de la même matrice non-seulement un corps, mais deux et même trois. On lit dans le Droit Civil qu'une grecque mit au monde cinq fils à la fois, mère à elle seule de tous, auteur multiple d'un enfantement unique, nombreuse accouchée d'un fruit unique, qui environnée de tant de corps, j'allais dire d'un peuple, fut elle-même le sixième corps. Toute la création attestera que les corps qui doivent sortir des corps, sont déjà dans les corps dont ils sortent: ce qui provient d'un autre est nécessairement le second; or rien ne provient d'un autre, sinon lorsque, par la génération, ils sont deux. [7] VII. Pour ce qui concerne les philosophes, en voici assez: quant à nos frères, je n'en ai que trop dit, puisque l'Evangile établira clairement pour eux la corporéité de l'âme. L'âme du mauvais riche se plaint dans les enfers, elle est punie par la flamme, elle est tourmentée dans sa langue par la soif, et demande à l'âme d'un bienheureux de laisser tomber de son doigt une rosée qui le rafraîchisse. Pensera-t-on que le pauvre qui se réjouit et le riche qui se lamente ne soient qu'une parabole? Mais pourquoi ce nom de Lazare, si ce n'est pas une chose réelle? Prenons ceci pour une parabole, je le veux bien; toujours sera-t-elle un témoignage de la vérité. Si l'âme n'avait pas un corps, la figure de l'âme se refuserait à la figure du corps; d'ailleurs l'Ecriture ne nous tromperait pas sur des membres corporels, s'il n'en existait pas. Mais qu'est-ce qui est transporté dans les lieux bas de la terre par sa séparation d'avec le corps? Qu'est-ce qui est détenu et mis en réserve pour le jour du jugement? Vers qui le Christ est-il descendu après sa mort? vers les âmes des patriarches, j'imagine. Mais dans quel but, si l'âme n'est rien sur la terre? Elle n'est rien, si elle n'est pas un corps. L'incorporéité est affranchie de toute espèce de prison, libre de toute peine, étrangère à toute récompense: ce par quoi elle est punie ou récompensée, c'est le corps. Je m'étendrai plus au long et en temps plus opportun sur ce point. Par conséquent, si l'âme a éprouvé quelque supplice ou quelque rafraîchissement dans le cachot ou l'hôtellerie des bas lieux de la terre, dans la flamme ou le sein d'Abraham, sa corporéité est démontrée. Une substance incorporelle ne souffre pas, puisqu'elle n'a rien par quoi elle puisse souffrir: ou si elle l'a, ce quelque chose sera un corps. Autant ce qui est corporel est capable de souffrir, autant ce qui est capable de souffrir est corporel. [8] VIII. Il serait d'ailleurs téméraire et absurde de retrancher une substance de la classe des êtres corporels, parce qu'elle ne se gouverne pas en tout comme les autres, et qu'elle possède des propriétés différentes qui lui sont particulières, dissonnances qui révèlent la magnificence du Créateur par la diversité des mêmes œuvres, aussi différentes que semblables, aussi amies que rivales. Les philosophes eux-mêmes ne s'accordent-ils pas à dire que l'univers est formé d'harmonieuses oppositions, suivant l'amitié et l'inimitié d'Empédocle? Ainsi donc, quoique les substances corporelles soient opposées aux incorporelles, elles diffèrent entre soi de telle sorte que la diversité accroît leurs espèces, sans altérer leur genre, si bien qu'elles demeurent toujours corporelles, publiant la gloire de Dieu par leur nombre en étant variées; variées en étant diverses; diverses en jouissant les unes d'un sens, les autres d'un autre; en se nourrissant celles-ci d'un aliment, celles-là d'un autre; les unes invisibles, les autres visibles, les unes pesantes, les autres légères. On dit, en effet, qu'il faut reconnaître l'âme comme incorporelle, parce qu'à son départ, les corps des défunts deviennent plus lourds, tandis qu'ils devraient être plus légers ainsi privés du poids d'un corps, si l'âme était réellement un corps. Quoi donc, répond Soranus, nierez-vous que la mer soit un corps, parce que hors de la mer le navire devient lourd et immobile? Quelle est donc, par conséquent, la vigueur du corps de l'âme, puisqu'elle porte çà et là avec tant de vitesse le corps qui acquiert ensuite tant de poids? D'ailleurs l'âme est invisible, et par la condition de son corps, et par la propriété de sa substance, et par la nature de ceux auxquels sa destinée fut de rester invisible. Les yeux du hibou ignorent le soleil; les aigles soutiennent si bien son éclat, qu'ils jugent de la noblesse de leurs enfants à l'énergie de leurs paupières. Autrement ils dédaignent d'élever le fils dégénéré qui a détourné le regard devant un rayon du soleil. Tant il est vrai qu'une chose invisible pour celui-ci, ne l'est pas pour celui-là, sans que pour cela cette substance soit incorporelle, parce que la force n'est pas la même des deux côtés. Le soleil en effet est un corps puisqu'il est de feu. Mais ce que l'aigle avouera, le hibou le niera, toutefois sans porter préjudice à l'aigle. Il en va de même du corps de l'âme: invisible, pour la chair peut-être, il ne l'est pas pour l'esprit. Ainsi, Jean ravi par Dieu en esprit, contemple les âmes des martyrs. [9] IX. Puisque nous avançons que l'âme a un corps d'une nature qui lui est propre, et d'un genre à part, cette condition de sa propriété décidant à l'avance la question de tous les autres accidents, inhérents à un corps, il suit ou que ces accidents existent dans celle que nous avons démontrée être un corps, accidents particuliers en vertu de la propriété du corps; ou, s'ils n'y sont pas présents, que c'est là une propriété de l'âme de ne pas posséder les accidents que possèdent tous les autres corps. Toutefois nous déclarerons hardiment que les accidents les plus ordinaires et qui appartiennent le plus nécessairement à un corps, se trouvent aussi dans l'âme; tels que la forme et la limite; tels que les trois dimensions avec lesquelles les philosophes mesurent les corps, je veux dire la longueur, la largeur et la hauteur. Que nous reste-t-il maintenant, qu'à donner une figure à l'âme? Platon ne le veut pas, comme si l'immortalité de l'âme courait par là quelque péril. Tout ce qui a une figure, dit-il, est composé et formé de plusieurs pièces; or tout ce qui est composé et formé de plusieurs pièces est sujet à la dissolution. L'âme, au contraire, est immortelle; elle est donc indissoluble en tant qu'elle est immortelle, et sans figure en tant qu'indissoluble: au reste il la représente composée et formée de plusieurs pièces, puisqu'il lui donne une figure, mais une figure manifestée par des formes intellectuelles, belle par la justice et les règles de la philosophie, hideuse par les qualités contraires. Pour nous, nous assignons à l'âme des linéaments corporels, non-seulement en raison de sa corporéité, par le raisonnement, mais d'après l'autorité de la grâce, par la révélation. En effet, comme nous reconnaissons les dons spirituels, nous avons mérité aussi, après Jean, d'obtenir la faveur de la prophétie. Il est aujourd'hui parmi nous une de nos sœurs douée du pouvoir des révélations que, ravie en extase, elle éprouve dans l'église, pendant le sacrifice du Seigneur; elle converse avec les anges, quelquefois avec le Seigneur lui-même; elle voit, elle entend les sacrements, elle lit dans les cœurs de quelques-uns, et donne des remèdes à ceux qui en ont besoin. Soit qu'on lise les Ecritures, soit qu'on chante des psaumes, soit qu'on adresse des allocutions à l'assemblée, ou qu'on accorde des demandes, partout elle trouve matière à ses visions. Il nous était arrivé de dire je ne sais quoi sur l'âme pendant que cette sœur était dans l'esprit. Après la célébration du sacrifice, le peuple étant déjà sorti, fidèle à la coutume où elle était de nous avertir de ce qu'elle avait vu (car on l'examine soigneusement afin d'en constater la vérité): « Entre autre choses, dit-elle, une âme s'est montrée à moi corporellement, et je voyais l'esprit, non pas dépourvu de consistance, sans forme aucune, mais sous une apparence qui permettait de la saisir, tendre, brillante, d'une couleur d'azur, et tout-à-fait humaine. » Voilà sa vision; Dieu en fut le témoin; elle a pour garant indubitable l'Apôtre qui promit à l'Eglise les dons sacrés. Ne croiras-tu pas enfin, si la chose elle-même te persuade de tous les côtés? En effet, si l'âme est un corps, il faut le ranger sans doute parmi ceux que nous avons énoncés plus haut. Puisque la couleur est une propriété inhérente à tout corps, quelle autre couleur assigneras-tu à l'âme, qu'une couleur aérienne et brillante? Il ne s'ensuit pas toutefois que l'air soit sa substance elle-même, quoique l'aient ainsi pensé Œnésidème, Anaximène, et aussi Heraclite, suivant quelques-uns. J'en dis autant de la lumière, quoique ce soit le sentiment d'Heraclite du Pont. La pierre de tonnerre n'est pas d'une substance ignée, parce que sa couleur est d'un rouge ardent; la matière du béryl n'est pas de l'eau, parce qu'il a une blancheur incertaine. Combien d'autres substances que la couleur rapproche, mais que sépare la nature! Mais comme tout corps délié et transparent, ressemble à l'air, voilà ce que sera l'âme, puisqu'elle est un souffle, et un esprit communiqué. Il est vrai que par la subtilité de ses formes, elle court risque de ne point passer pour un corps. Comprends donc, d'après ton propre jugement, qu'il ne faut assigner à l'âme humaine d'autre figure que la figure humaine, et même celle du corps qu'anime chacune d'elles. La contemplation du premier homme nous éclaire sur ce point. Souviens-toi que, « Dieu ayant soufflé un souffle de vie sur la face de l'homme, et l'homme ayant reçu une âme vivante! » ce souffle fut aussitôt transmis de la face dans l'intérieur, puis répandu dans toutes les parties du corps, et en même temps il se condensa sous la divine aspiration, et se comprima dans les limites corporelles qu'il avait remplies, comme s'il eût été jeté dans un moule. De là vient donc que le corps de l'âme prit une forme solide par la condensation et une figure par le moule qui le reçut. Celui-ci sera l'homme intérieur, l'autre l'homme extérieur, un, quoique double, ayant aussi ses yeux et ses oreilles, par lesquels le peuple aurait dû voir et entendre le Seigneur; ayant aussi tous les autres membres dont il se sert dans la réflexion et par lesquels il agit pendant le sommeil. Ainsi le riche a une langue dans les enfers, le pauvre un doigt, et Abraham un sein. C'est par ces traits que les âmes des martyrs se laissent apercevoir sous l'autel. En effet, l'âme placée dans Adam, dès la création, et prenant la configuration du corps, devint la semence de la substance et de la condition de toutes les âmes. [10] X. Il appartient à l'essence de la foi de déclarer avec Platon que l'âme est simple, c'est-à-dire uniforme, en tant que substance. Qu'importent les arts et les disciplines? Qu'importent les hérésies? Quelques-uns en effet veulent qu'il y ait en elle une autre substance naturelle, l'esprit, comme si autre chose était vivre, qui vient de l'âme, et autre chose respirer, qui a lieu par le souffle. Tous les animaux ne possèdent pas l'un et l'autre. La plupart vivent seulement, mais ne respirent pas, parce qu'ils n'ont pas les organes de la respiration, les poumons et les artères. Mais, dans l'examen de l'âme humaine, quelle misère que d'emprunter ses arguments au moucheron et à la fourmi, puisque la sagesse de Dieu a donné à chaque animal des propriétés vitales, en rapport avec son espèce, de sorte que l'on ne peut tirer de là aucune conjecture! En effet, parce que l'homme est organisé avec des poumons et des artères, ce ne sera pas une raison pour qu'il respire d'une manière et qu'il vive de l'autre. De même, si la fourmi est dépourvue de cet appareil, ce ne sera pas une raison pour qu'on lui refuse la respiration, comme ne faisant que vivre. Qui donc a pénétré assez profondément dans les œuvres de Dieu pour décider que ces organes manquent à quelque animal? Cet Hérophile, médecin ou anatomiste, qui disséqua des milliers de corps pour interroger la nature, qui déteste l'homme pour le connaître, en a-t-il exploré toutes les merveilles intérieures? Je n'oserais le dire, parce que la mort change ce qui avait vécu, surtout quand elle n'est pas uniforme et s'égare jusque parmi les procédés de la dissection. Les philosophes ont déclaré comme certain que les moucherons, les fourmis et les teignes n'avaient ni poumons, ni artères. Curieux investigateur, réponds-moi? Ont-ils des yeux pour voir? Et cependant ils se dirigent où ils veulent, ils évitent et ils désirent les choses qu'ils connaissent par la vue. Montre-moi leurs yeux; indique-moi leurs prunelles! Les teignes mangent. Fais-moi voir leurs mâchoires et leurs dents! Les moucherons bruissent, lumineux pour nos oreilles jusque pendant les ténèbres. Montre-moi cependant et la trompette et l'aiguillon de cette bouche! Un animal, quel qu'il soit, fût-il réduit à un point, se nourrit nécessairement de quelque chose. Produis-moi ses organes destinés à transmettre, à digérer, et à expulser les aliments! Que dirons-nous donc? Si c'est par ces appareils que l'on vit, tous ces appareils se rencontreront dans tous les êtres qui vivent, quoiqu'ils ne puissent être ni vus, ni touchés, à cause de leur exiguité. Tu ne seras que plus disposé à le croire, si tu te rappelles que la sagesse et la puissance de Dieu éclatent dans les plus petites choses aussi bien que dans les plus grandes. Si, au contraire, tu ne penses pas que l'habileté de Dieu soit capable de produire des corps si faibles, reconnais au moins sa magnificence, puisque sans le secours des appareils nécessaires à la vie, il a néanmoins organisé la vie dans des animaux si exigus, leur accordant la faculté de voir sans yeux, la faculté de manger sans dents, la faculté de digérer sans estomac; de même que d'autres marchent sans pieds, les serpents avec une impétuosité qui glisse, les vers avec un effort qui se dresse, les limaçons en rampant avec une bave écumeuse. Pourquoi donc ne croirais-tu pas que l'on pût respirer sans le soufflet des poumons et le canal des artères, regardant comme un irrésistible argument, que la respiration est ajoutée à l'âme humaine, parce qu'il y a des êtres qui ne respirent pas, et qu'ils ne respirent pas, parce qu'ils sont dépourvus des organes de la respiration? Quoi! tu penses qu'un être peut vivre sans respirer, et tu ne crois pas qu'il puisse respirer sans poumons? Qu'est-ce, à ton avis, que respirer? C'est, j'imagine, émettre un souffle hors de soi. Qu'est-ce que ne pas vivre? Ne pas émettre, j'imagine, un souffle hors de soi. Voilà ce que je devrai répondre, si respirer n'est pas la même chose que vivre. Mais le propre d'un mort sera de ne pas émettre de souffle; donc le propre d'un être vivant est d'émettre un souffle. Mais d'autre part le propre de ce qui respire est d'émettre un souffle, donc aussi respirer est le propre de ce qui vit. Si l'un et l'autre n'avaient pu s'accomplir sans l'âme, l'âme n'eût pas respiré; elle se fût bornée à vivre. Mais vivre, c'est respirer, et respirer, c'est vivre. Ainsi, cette double faculté, respirer et vivre, appartient tout entière à qui appartient la vie, c'est-à-dire à l'âme. Enfin si tu sépares l'esprit et l'âme, sépare aussi les œuvres: que tous les deux agissent de leur côté, l'âme à part, l'esprit à part; que l'âme vive sans l'esprit; que l'esprit respire sans l'âme; que l'un abandonne le corps, que l'autre demeure; que la mort et la vie se donnent la main, Car enfin, s'il y a deux êtres, une âme et un esprit, ils peuvent se diviser, afin que par leur séparation, l'un se retirant, l'autre restant, s'opère la réunion de la mort et de la vie. Mais jamais il n'en arrivera ainsi. Donc ces choses qui ne peuvent se diviser ne sont pas, puisqu'elles pourraient se diviser, si elles étaient deux. Toutefois il est permis à deux substances d'être inséparablement unies. Mais elles cesseront d'être unies, si respirer n'est pas la même chose que vivre. Ce sont les œuvres qui distinguent les substances: et combien il est plus raisonnable de croire que l'âme et l'esprit ne sont qu'un, puisque tu ne leur assignes aucune diversité, de sorte que l'âme est la même chose que l'esprit, la respiration appartenant au même être qui a le droit de vivre. Quoi donc? C'est vouloir que le jour soit différent de la lumière qui produit le jour. Il y a différentes espèces de lumières, dis-tu, comme le témoigne le ministère du feu. D'accord; il y a aussi différentes espèces d'esprits, ceux qui viennent de Dieu, ceux qui viennent du démon. Ainsi, quand il s'agit de l'âme et de l'esprit, l'âme sera l'esprit, de même que le jour est la lumière. Une chose est identique avec la chose par qui elle existe. [11] XI. Mais l'ordre de la question présente me force d'expliquer dans quel sens je dis que l'âme est un esprit, parce que la respiration appartient à une autre substance: en attribuant cette propriété à l'âme que nous reconnaissons simple et uniforme, il est nécessaire de déterminer les conditions de cet esprit, esprit non pas dans son essence, mais dans ses œuvres, non pas à titre de nature, mais à titre d'effet, parce qu'il respire, et non parce qu'il est proprement esprit. Car souffler, c'est respirer. Ainsi cette même âme, que nous soutenons être un souffle, en vertu de sa propriété, nous la déclarons en ce moment un esprit, en vertu de la nécessité. D'ailleurs nous prouvons contre Hermogène qui lui donne pour origine la matière et non le souffle de Dieu, qu'elle est à proprement parler un souffle. L'hérétique en effet, au mépris de l'autorité de l'Ecriture, traduit souffle par esprit, afin que, comme il est incroyable que l'esprit de Dieu tombe dans la prévarication et bientôt après dans le jugement, on en conclue que l'âme provient de la matière, plutôt que de l'esprit de Dieu. Voilà pourquoi ailleurs nous l'avons déclarée un souffle, et non un esprit, avec l'Ecriture et d'après la distinction de l'esprit, tandis que dans ce moment nous la nommons à regret un esprit, à cause de la réciprocité de la respiration et du souffle. Ailleurs, la question roulait sur la substance; car respirer est un acte de la substance. Je ne m'arrêterais pas plus longtemps sur ce point, si ce n'était à cause des hérétiques qui introduisent dans l'âme, je ne sais quelle semence spirituelle, conférée par la secrète libéralité de la Sagesse, sa mère, et à l'insu de son auteur, tandis que l'Ecriture, qui sait un peu mieux les secrets de son Dieu et de son auteur, n'a rien promulgué de plus que ces mots: « Dieu souffla sur la face de l'homme un souffle de vie, et l'homme eut une âme vivante, » par laquelle il dut vivre désormais et respirer, faisant assez connaître la différence de l'âme et de l'esprit, dans les passages suivants, où Dieu lui-même parle ainsi: « L'esprit est sorti de moi, et j'ai créé toute espèce de souffles; » en effet l'âme est un souffle né de l'esprit; et ailleurs: « Il a envoyé à son peuple sur la terre son souffle, et son esprit à ceux qui foulent aux pieds la terre. » Il communique d'abord l'âme, c'est-à-dire le souffle, au peuple qui marche sur la terre, c'est-à-dire qui vit charnellement dans la chair; puis, l'esprit à ceux qui foulent aux pieds la terre, c'est-à-dire, qui triomphent des œuvres de la chair, puisque l'Apôtre dit lui-même: « Ce n'est pas le premier corps qui est spirituel, c'est le corps animal; après lui, vient le spirituel. » Car quoique par ces paroles: « Voilà maintenant l'os de mes os, et la chair de ma chair; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair, » Adam ait prophétisé sur-le-champ, « que ce sacrement était grand et qu'il signifiait le Christ et l'Eglise, » Adam fut momentanément ravi en esprit. L'extase, cette vertu de l'Esprit saint, qui opère la prophétie, descendit sur lui; car l'esprit mauvais n'est de même qu'un accident passager. Enfin, l'esprit de Dieu convertit autant dans la suite Saül « en un autre homme, » c'est-à-dire en prophète, lorsqu'il a été dit: « Qu'est-il arrivé au Fils de Cis? Saül aussi est-il prophète? » que l'esprit malfaisant le changea plus tard en un autre homme, c'est-à-dire en apostat. Le démon entra aussi dans Judas, qui fut compté pendant quelque temps parmi les élus, jusqu'à ce qu'il fût chargé de la bourse, déjà voleur, mais non encore souillé de trahison. Conséquemment si l'esprit de Dieu, ni l'esprit du démon n'est semé avec l'âme au moment de la naissance, il est donc reconnu qu'elle est seule, avant l'arrivée de l'un ou de l'autre esprit. S'il est établi qu'elle est seule, il en résulte encore qu'elle est simple, uniforme, et qu'elle ne respire par aucun autre principe, que par la condition même de sa substance. [12] XII. Ainsi, par l'esprit, le Mens des Latins, le g-nous des Grecs, nous n'entendons pas autre chose que cette faculté qui naît avec l'âme, réside en elle, et lui appartient par droit de naissance, faculté par laquelle elle agit, par laquelle elle raisonne, qu'elle possède avec soi pour se mouvoir d'elle-même dans elle-même, et par laquelle elle semble mue comme par une substance étrangère, ainsi que le veulent ceux qui ne reconnaissent qu'une intelligence universelle, imprimant le mouvement à la nature, dieu de Socrate, dieu monogène de Valentin, ayant pour père Bythos ou l'Abîme, pour mère Sigé ou le Silence. Quelle confusion dans le système d'Anaxagore! Après avoir imaginé une intelligence, commencement de toutes choses et image abrégée de l'ensemble des êtres, rattacher à ce principe l'univers, le déclarer pur, simple, inalliable, c'était à ce titre même le séparer de tout mélange avec l'âme humaine. Toutefois, il ne laisse pas de le mêler ailleurs avec elle. Aristote signala cette contradiction, plus habile peut-être à renverser les systèmes d'autrui qu'à édifier les siens. Enfin ce dernier, après avoir ajourné lui-même la définition de l'esprit, commença par déclarer divine l'une des espèces; puis, en prouvant qu'elle était impassible, il lui enlève, lui aussi, toute participation avec l'âme. En effet, comme il est constant que l'âme souffre tout ce qu'elle doit souffrir, elle souffrira par l'esprit ou avec lui. Si elle est confondue avec l'esprit, on ne peut induire l'impassibilité de l'esprit; si elle ne souffre ni par lui ni avec lui, elle n'est donc pas confondue avec celui dans la société duquel elle ne souffre rien, impassible lui-même. Or, si l'âme ne souffre rien par lui ni avec lui, dès-lors elle cesse de sentir, de réfléchir et d'agir par lui, comme on le prétend. Car Aristote appelle les sens du nom de passions. Comment en serait-il autrement? Sentir c'est souffrir, puisque souffrir c'est sentir. Par conséquent, raisonner c'est sentir; être mû c'est sentir: ainsi tout cela c'est souffrir. Or, nous remarquons que l'âme n'éprouve aucune de ces affections, qu'on ne puisse les attribuer aussi à l'esprit, parce qu'elles s'accomplissent par lui et avec lui. Que suit-il de là? L'esprit peut donc entrer en association, contrairement à Anaxagore, et il est passible, en dépit d'Aristote. D'ailleurs, si on admet la distinction, de manière que l'esprit et l'âme soient deux substances distinctes, à l'une des deux appartiendront la passion, le sentiment, la réflexion, l'action, le mouvement; à l'autre le calme, le repos, la stupeur, l'absence de toute action. Point de milieu: ou c'est l'esprit qui est inutile, ou c'est l'âme. Que, s'il est certain que toutes ces choses peuvent être attribuées à tous les deux, l'un et l'autre ne sont donc qu'un. Démocrite aura raison de supprimer entre eux toute différence; on cherchera comment l'un et l'autre ne sont qu'un. Est-ce par la confusion des deux substances? est-ce par la disposition d'une seule? Pour nous, nous soutenons que l'esprit est tellement confondu avec l'âme, qu'au lieu d'être différent de la substance de celle-ci, il en est comme l'agent. [13] XIII. Il reste à examiner après cela où est la supériorité, c'est-à-dire lequel des deux commande à l'autre, afin que là où sera la prédominance, là soit aussi la supériorité de la substance, et que celui des deux auquel commandera la supériorité de la substance, soit regardé comme un instrument naturel de la substance. Mais comment n'accorderait-on point la suprématie à l'âme, qui a communiqué son nom à l'homme tout entier? Combien d'âmes je nourris! s'écrie le riche; et non combien d'esprits. Le pilote souhaite que les âmes soient sauvées, et non les esprits. Le laboureur dans ses travaux, le soldat sur le champ de bataille, dit: Je donne mon âme et non mon esprit. Auquel des deux les périls ou les souhaits empruntent-ils leur nom? à l'esprit ou à l'âme? Dans le langage ordinaire, que font les mourants? rendent-ils l'esprit ou bien l'âme? Enfin voyez les philosophes et les médecins eux-mêmes. Quoiqu'ils se proposent de disputer aussi sur l'esprit, chacun d'eux écrit au frontispice de son œuvre et en tête de la matière: De l'âme. Veux-tu savoir aussi comment Dieu s'exprime? C'est toujours à l'âme qu'il adresse la parole, l'âme qu'il interpelle, l'âme qu'il exhorte, pour attirer à lui l'esprit, «C'est elle que le Christ est venu sauver; elle qu'il menace de perdre dans les enfers; elle qu'il défend de trop aimer; elle que le bon Pasteur lui-même donne pour ses brebis. » Tu as la prépondérance de l'âme; tu as aussi avec elle l'union de la substance, afin d'en conclure que le principe intelligent est un instrument et non un maître. [14] XIV. L'âme d'ailleurs est une, simple, et formée tout entière d'elle-même; elle n'est pas plus composée de parties étrangères que divisibles, parce qu'elle ne peut pas se dissoudre. Composée de parties étrangères, elle pourrait se dissoudre et alors elle perdrait l'immortalité. Par conséquent, de ce qu'elle n'est pas mortelle, elle n'est pas divisible et ne peut se dissoudre. En effet, se diviser, c'est se dissoudre; se dissoudre, c'est mourir. Or elle sera divisée en différentes parties, tantôt en deux par Platon, tantôt en trois par Zenon, tantôt en cinq et en six par Panœtius, tantôt en sept par Soranus, tantôt en huit chez Chrysippe, même jusqu'en dix chez quelques stoïciens, et en plus de deux chez Posidonius, qui, parlant de deux principes, l'hégémonicon ou le dirigeant, le logicon ou le raisonnable, les divise ensuite en douze: c'est ainsi qu'on partage l'âme en différentes parties. Mais elles seront moins des parties de l'âme que des propriétés, des énergies, des œuvres, ainsi qu'Aristote lui-même a jugé de quelques-unes. En effet, ce ne sont pas des organes d'une substance animale, mais des aptitudes, telles que le mouvement, l'action, la pensée et les autres distinctions de même nature, à peu près comme les cinq sens si connus, la vue, l'ouïe, le goût, le toucher et l'odorat. Quoique les philosophes aient assigné à chacune de ces facultés des domiciles certains dans le corps de l'homme, cela ne veut pas dire que cette distribution de l'âme implique la division de l'âme, puisque le corps lui-même n'est pas partagé en membres, comme ceux-ci voudraient qu'il en fût de l'âme. Loin de là! de cette multitude de membres se forme un seul et même corps, de sorte que cette division elle-même est plutôt une incorporation. Considère l'étonnante merveille d'Archimède, je veux dire cette machine hydraulique, où tant de rouages, tant de parties diverses, tant d'assemblages, tant d'issues pour les voix, tant de sons réunis, tant d'harmonie dans les rhythmes, tant d'armées de flûtes, ne forment qu'une masse indivisible. De même l'air qui gémit par le mouvement de l'eau ne se fractionne pas en mille portions, parce qu'il est distribué différemment, partout le même dans sa substance, quoique divisé dans ses effets. Cet exemple se rapproche assez de Straton, d'Œnésidème et d'Heraclite; car ils soutiennent l'unité de l'âme, qui, répandue dans tout le corps et partout la même, comme le souffle qui sort d'un roseau à travers les différentes issues, se manifeste de différentes manières par nos sens, moins divisée que répartie. De quel nom faut-il appeler toutes ces choses? par quelles divisions se touchent-elles? dans quelles parties du corps sont-elles confinées? Cet examen appartient plutôt aux médecins et aux philosophes: pour nous, peu de choses nous conviendront. [15] XV. Cherchons avant tout s'il existe dans l'âme quelque portion vitale et sapientielle, que l'on nomme hégémonicon, ou dirigeante. La nier, c'est mettre en péril l'essence de l'âme tout entière; enfin ceux qui nient cette partie prédominante ont pensé auparavant que l'âme n'était rien. Un certain Dicœarque de Messine, et parmi les médecins André et Asclépiade, ont détruit cette faculté prééminente, en voulant que les sens auxquels on l'attribue résident dans le principe pensant lui-même. Asclépiade même s'applaudit de ce raisonnement: « La plupart des animaux, si on leur enlève les parties du corps dans lesquelles on place le siège principal de cette faculté souveraine, ne laissent pas de survivre quelque temps et de donner des marques d'intelligence. Il en est ainsi des mouches, des guêpes et des sauterelles, quand on leur coupe la tête; ainsi des chèvres, des tortues et des anguilles, quand on leur arrache le cœur. Donc la faculté prépondérante n'existe pas, ajoute-t-il. Si elle existait, la vigueur de l'âme ne continuerait pas, une fois que la faculté supérieure est anéantie avec ses organes. « Mais, contrairement à Dicœarque, la plupart des philosophes, Platon, Straton, Epicure, Démocrite, Empédocle, Socrate, Aristote; contrairement à André et Asclépiade, la plupart des médecins, Hérophile, Erasistrate, Dioclès, Hippocrate et Soranus lui-même, et enfin nous autres chrétiens, plus nombreux que tous, nous que Dieu éclaire sur ce double point, nous soutenons qu'il y a dans l'âme une faculté dominante, et qu'elle a son sanctuaire dans une certaine partie du corps. Si en effet, nous lisons « que Dieu sonde et interroge le cœur; » si on est reconnu comme son prophète par là même « que l'on révèle ce qui se passe au fond des cœurs; » si Dieu lui-même au milieu de son peuple prévient les pensées du cœur: «Que pensez-vous de mauvais dans vos cœurs? » si David demande aussi à Dieu de créer en lui un cœur pur; si Paul déclare que « c'est par le cœur que l'on croit à la justice; » si, d'après Jean, « chacun est condamné par son cœur; » si enfin « quiconque regarde une femme avec convoitise, est déjà adultère au fond de son cœur, » ces deux points deviennent manifestes; d'abord qu'il y a dans l'âme quelque chose de prédominant, où se rassemble la volonté divine, c'est-à-dire une force sapientielle et vitale; car ce qui raisonne est vivant; ensuite qu'elle réside dans le trésor de notre corps auquel Dieu fait allusion. Conséquemment il ne faut pas penser avec Heraclite, que cette faculté souveraine se meut par une force extérieure; avec Moschion, qu'elle flotte çà et là dans toute l'étendue du corps; avec Platon, qu'elle est renfermée dans la tête; avec Xénocrate, qu'elle siège sur le sommet du front; avec Hippocrate, qu'elle repose dans le cerveau. On ne la placera pas non plus vers la base du cerveau, comme Hérophile; dans les membranes qui enveloppent ce dernier, comme Straton et Erasistrate; dans le milieu des sourcils, comme Straton le physicien; ni dans toute la cuirasse de la poitrine, comme Epicure. Les Egyptiens avaient déjà reconnu cette vérité, ainsi que ceux qui passent pour les interprètes des choses divines, comme le témoigne ce vers d'Orphée ou d'Empédocle: « Le sens est le sang qui nage autour du cœur. » Il y a mieux. Protagoras, Apollodore et Chrysippe eux-mêmes sont de cette opinion, de sorte qu'Asclépiade, réfuté par eux, cherche ses chèvres qui bêlent sans cœur, et chasse ses mouches qui voltigent sans tête, et que tous ceux qui préjugent les dispositions de l'âme humaine d'après la condition des bêtes, savent que ce sont eux plutôt qui vivent sans cœur et sans cervelle. [16] XVI. Platon s'accorde avec la foi quand il partage l'âme en deux, le raisonnable et l'irraisonnable. Nous applaudissons, il est vrai, à cette définition, mais sans attribuer l'un et l'autre à la nature. Le raisonnable doit être regardé comme inhérent à la nature, puisqu'il est communiqué à l'âme dès l'origine, par un créateur essentiellement raisonnable. Comment ne serait-il pas raisonnable ce que Dieu a produit par son ordre, à plus forte raison ce qu'il a créé proprement de son souffle? Il faut regarder comme postérieur l'irraisonnable, attendu qu'il provient de la suggestion du serpent, je veux dire cette prévarication première qui par la suite s'implanta dans l'âme et grandit avec elle, à la manière d'une propriété de la nature, parce qu'elle coïncida avec le commencement de la nature. D'ailleurs puisque, d'après le même Platon, l'âme de Dieu lui-même ne renferme que le raisonnable, attribuer à la nature que notre âme a reçue de Dieu l'irraisonnable, ce serait dire que l'irraisonnable vient de Dieu, en sa qualité d'inhérent à la nature, puisque Dieu est l'auteur de la nature. Mais l'introduction du péché appartient au démon; or tout péché est chose irraisonnable; donc l'irraisonnable vient aussi du démon de qui vient le péché, étranger à Dieu auquel est étranger tout ce qui est irraisonnable. Il faut donc chercher la différence de l'un et de l'autre dans la diversité des auteurs. Après avoir ainsi réservé pour Dieu seul le raisonnable, Platon subdivise ce dernier en deux espèces, l'irascible, que l'on nomme g-thymikon, et le concupiscible, que l'on appelle g-epithymehtikon, de sorte que le premier nous est commun avec les lions, le second avec les mouches, et le raisonnable avec Dieu. Je m'aperçois qu'il est nécessaire de m'arrêter sur ce point, à cause de ce qui se rencontre dans le Christ. Car voilà que toute cette trinité se manifeste aussi dans le Seigneur: le raisonnable, par lequel il enseigne, discute et ouvre les routes du salut; l'irascible, par lequel il s'indigne contre les scribes et les pharisiens; le concupiscible, par lequel il désire manger la pâque avec ses disciples. Chez nous, par conséquent, il ne faudra pas regarder comme provenant toujours de l'irraisonnable, l'irascible et le concupiscible, puisque nous sommes certains qu'ils se sont gouvernés raisonnablement dans le Seigneur. Dieu s'indignera raisonnablement, c'est-à-dire contre ceux qui l'ont mérité; Dieu désirera raisonnablement les choses qui sont dignes de lui; car il s'indignera contre le méchant; et à l'homme de bien il désirera le salut. L'Apôtre lui-même nous permet le désir. « Si quelqu'un désire l'épiscopat, dit-il, il désire une œuvre bonne. » Par ces mots, une œuvre bonne, il nous montre que le désir est souvent raisonnable. Il nous accorde aussi l'indignation. Comment nous interdire un sentiment qu'il a éprouvé? « Plût à Dieu, s'écrie-t-il, que ceux qui mettent le trouble parmi vous fussent même retranchés! » L'indignation est encore raisonnable quand elle a sa source dans l'amour de la loi. Mais quand l'Apôtre dit: « Nous étions autrefois par nature des enfants de colère, » il flétrit comme irraisonnable l'appétit irascible, parce qu'il n'est pas de cette nature qui provient de Dieu, mais de celle qu'a introduite le démon, appelé lui-même chef de son ordre: « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres; » et surnommé lui-même père: « Pour vous, vous êtes du démon votre père, » afin que tu n'aies pas scrupule d'attribuer la propriété de l'autre nature, de la nature postérieure et viciée, à celui que tu vois semer l'ivraie après coup, et vicier pendant la nuit la pureté du froment. [17] XVII. La question des cinq sens que nous apprenons à connaître avec les premiers éléments, nous intéresse aussi, parce que les hérétiques en tirent quelques arguments: ce sont la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Les académiciens les accusent durement d'infidélité. De ce nombre se trouvent, suivant quelques-uns, Heraclite, Dioclès et Empédocle; quant à Platon, il est certain que, dans le Timée, il déclare que la faculté sensuelle et irraisonnable varie avec l'opinion. On accuse donc la vue de mensonge, parce qu'elle assure que des rames plongées dans l'eau sont fléchies ou brisées, tandis qu'elle sait bien qu'elles sont entières; parce qu'elle affirme qu'une tour carrée de loin est ronde; parce qu'elle trouble les proportions d'un portique en le faisant paraître plus étroit à son extrémité; parce qu'elle confond le ciel avec la mer, quoiqu'il soit suspendu à une si grande hauteur. De même l'ouïe est convaincue de fausseté. Par exemple, nous prenons pour un bruit venu du ciel le roulement d'un char; ou bien, si le tonnerre gronde, nous tenons pour certain que c'est un char qui roule. Ainsi de l'odorat et du goût; les mêmes parfums et les mêmes vins se déprécient ensuite par l'usage. Même reproche au toucher: le pied estime polis les mêmes pavés dont les aspérités offensent la main; et dans le bain, la même masse d'eau qui brûlait d'abord, quelques moments après semble plus tempérée. Tant il est vrai, disent ces philosophes, que nous sommes trompés par nos sens, puisque nous changeons de sentiment. Les stoïciens, avec plus de mesure, ne reprochent pas à tous les sens, ni toujours, de mentir. Les épicuriens, plus conséquents avec eux-mêmes, soutiennent que tous les sens rendent constamment de fidèles témoignages: mais ils procèdent autrement: Ce n'est pas le sens qui trompe, disent-ils, c'est l'opinion; car le sens est affecté, il ne juge pas. L'âme, ajoutent-ils, ne pense pas. Ils ont donc séparé l'opinion du sens, et le sens de l'âme. Mais d'où viendrait l'opinion si elle ne vient pas du sens? En effet, si la vue n'a pas senti que cette tour est ronde, elle n'aura aucune idée de sa rondeur. Et d'où vient le sens, s'il ne vient pas de l'âme? Le corps une fois privé de l'âme, sera privé aussi du sens. Ainsi le sens vient de l'âme, l'opinion vient du sens, et tout cela c'est l'âme. D'ailleurs, il sera raisonnable de poser en principe qu'il existe quelque chose qui fait que les sens rendent des témoignages différents des choses elles-mêmes. Or, si les sens peuvent accuser ce qui ne se trouve pas dans les choses, pourquoi par là même ne pourraient-ils pas accuser ce qui ne se trouve pas en eux, mais dans des circonstances particulières qui interviennent? Ces circonstances, il sera facile de les reconnaître. En effet, c'est l'eau qui est cause qu'une rame paraît fléchie ou brisée. Otez la rame de l'eau, elle redevient entière pour la vue. La ténuité de cette substance, que la lumière convertit en miroir réfléchissant l'image selon qu'elle a été frappée ou ébranlée, détruit la ligne droite. De même, pour que la forme de la tour se joue de la vue, il faut comme condition une certaine distance dans une plaine: car l'égalité de l'air répandu autour de l'objet, en revêtant les angles d'une lumière semblable, efface les lignes. De même l'uniformité d'un portique s'aiguise à son extrémité, parce que la vue resserrée sous un espace fermé, s'affaiblit à mesure qu'elle s'étend. Ainsi encore le ciel s'unit à la mer là où la vue est en défaut; elle distingue aussi longtemps qu'elle conserve son énergie. Quant à l'ouïe, quelle autre chose la trompera que la ressemblance des sons? Et si, avec le temps, un parfum a moins d'odeur, un vin moins de saveur, une eau moins de chaleur, la force première se trouve presque tout entière dans tous. D'ailleurs il est bien juste que les mains et les pieds, c'est-à-dire des membres délicats, et des membres endurcis par l'exercice, jugent différemment d'une surface rude ou polie. De cette manière, par conséquent, chaque erreur des sens aura sa cause. Si les causes trompent les sens, et par les sens les opinions, ce n'est donc plus dans les sens qu'il faut placer la fausseté, puisque les sens suivent les causes, ni dans les opinions, puisque les opinions sont dirigées par les sens, qui suivent les causes. Ceux qui sont frappés de démence prennent une chose pour une autre: Oreste voit sa mère dans sa sœur; Ajax voit Ulysse dans un troupeau de bœufs; Athamas et Agavé voient des bêtes sauvages dans leurs fils. Reprocheras-tu ce mensonge aux yeux ou bien à la folie? Tout devient amer pour celui qui par un débordement de bile est atteint de la jaunisse. Est-ce au goût que tu imputeras l'infidélité de ses relations, ou à la maladie? Tous les sens, par conséquent, troublés et circonvenus pour un moment, n'en demeurent pas moins des organes véridiques. Il y a mieux; les causes elles-mêmes ne doivent pas subir l'imputation de fausseté. Si, en effet, ces exceptions arrivent par une raison particulière, la raison ne mérite pas d'être appelée fausseté; ce qui doit nécessairement se passer ainsi n'est pas un mensonge. Conséquemment, si les causes elles-mêmes sont exemptes de reproche, à combien plus forte raison les sens auxquels président librement les causes? Il en résulte qu'il faut restituer aux sens la vérité, la fidélité, l'intégrité, parce que leurs relations ne sont pas différentes de ce qu'a ordonné cette raison qui fait que les sens rendent un témoignage opposé à ce qui est dans les choses. Que fais-tu, ô insolente Académie? Tu détruis tout le fondement de la vie; tu troubles l'ordre universel de la nature; tu aveugles la Providence de Dieu lui-même, qui a placé à la tête de toutes ses œuvres pour les comprendre, les habiter, les distribuer et en jouir, les sens, maîtres trompeurs et infidèles? Quoi donc? Ne sont-ce pas eux qui gouvernent en seconds toute la création? N'est-ce pas par eux que le monde a reçu sa seconde forme, tant d'arts, tant d'industries, tant d'études, tant d'affaires, tant de fonctions, de commerces, de remèdes, de conseils, de consolations, d'habillements, de parures et d'ornements? Ils sont comme la saveur et l'assaisonnement de la vie, puisque c'est par ces mêmes sens que, seul entre tous, l'homme est reconnu pour un être raisonnable, capable de comprendre, fût-ce l'Académie elle-même. Mais Platon, pour récuser le témoignage des sens, fait dire à Socrate, dans le Phèdre, qu'il lui est impossible de se connaître lui-même, comme le lui recommande l'oracle de Delphes. Dans le Théétète, il va jusqu'à se dépouiller de la science et du sentiment. Dans le Phèdre aussi, il ajourne après la mort la connaissance posthume de la vérité; et lui cependant n'avait pas attendu la mort pour philosopher. Il n'est pas permis, non, il n'est pas permis de révoquer en doute les relations des sens, de peur qu'on ne les accuse d'infidélité jusque dans la personne du Christ; de peur qu'on ne dise: « Il n'a pas vu réellement Satan précipité du ciel; il n'a pas entendu réellement la voix du Père qui lui rendait témoignage; ou bien: Il a été trompé lorsqu'il toucha la belle-mère de Pierre; s'il a senti dans la suite l'odeur d'un parfum, le parfum diffère de celui qu'il a reçu pour sa sépulture; s'il a goûté la saveur d'un vin, ce n'est pas le vin qu'il consacra en commémoration de son sang. » N'est-ce pas en vertu de ce système que Marcion aima mieux le croire un fantôme, dédaignant la vérité de son corps tout entier? Disons plus. Ses apôtres ne furent pas non plus le jouet de l'illusion. Leurs yeux et leurs oreilles furent véridiques sur la montagne; leur goût fut véridique aux noces de Cana, sur ce vin, quoique auparavant il ne fût que de l'eau. La main de Thomas, qui crut ensuite, fut véridique. Lis le témoignage de Jean: « Nous vous annonçons la parole de vie, qui était dès le commencement, que nous avons entendue, que nous avons vue de nos yeux, que nous avons considérée et que nos mains ont touchée. » Témoignage imposteur, si les dépositions de nos yeux, de nos oreilles et de nos mains ne sont par nature qu'un mensonge. [18] XVIII. J'arrive maintenant à l'intellect, tel que Platon le transmit aux hérétiques, séparé des sensations corporelles, obtenant ainsi la connaissance avant la mort. En effet, il dit dans le Phédon: Que penser de la possession elle-même de la sagesse? Le corps y sera-t-il un obstacle ou non, si quelqu'un le prend pour associé dans cette recherche? Je m'explique avec plus de précision. La vue et l'ouie renferment-elles ou non pour l'homme quelque vérité? Les poètes ne nous murmurent-ils pas incessamment à l'oreille que nous n'entendons, que nous ne voyons rien avec certitude? Il se rappelait sans doute ce vers d'Epicharme le comique: « C'est l'esprit qui voit, l'esprit qui entend; tout le reste est sourd ou aveugle. » Aussi le philosophe établit-il ailleurs, que celui-là est le plus éclairé qui est éclairé surtout par le raisonnement, sans consulter la vue, sans mêler à l'esprit aucun sens de cette nature, mais qui apporte à la méditation l'intégrité de l'intelligence pour embrasser l'intégrité des choses, faisant divorce principalement avec les yeux, les oreilles, et pour le dire en un mot, avec le corps tout entier, parce qu'il trouble l'âme et ne lui permet pas de posséder la vérité ni la sagesse, quand il est en communication avec elle. Nous voyons donc qu'à côté du sentiment s'élève une autre faculté beaucoup plus puissante, je veux dire ces forces de l'âme qui opèrent l'intelligence de la vérité, dont les œuvres ne sont ni palpables, ni exposées aux sens corporels, mais se tiennent à une grande distance de la conscience humaine, placées dans un lieu secret, au plus haut des cieux, dans Dieu lui-même. Platon, en effet, veut qu'il existe certaines substances invisibles, incorporelles, célestes, divines et éternelles, qu'il appelle idées, c'est-à-dire formes, exemplaires, et causes de tout ce qui se manifeste à nos yeux et frappe nos sens. Les idées sont les vérités: les phénomènes naturels en sont les images. Eh bien! les germes de l'hérésie des Gnostiques et des Valentiniens sont-ils reconnaissables? C'est là qu'ils ont pris leur distinction entre les sens corporels et les forces intellectuelles, distinction à laquelle ils ajustent la parabole des dix vierges. Les cinq vierges folles, disent-ils, figurent les sens corporels, insensés parce qu'ils sont faciles à tromper: les vierges sages sont une représentation des forces intellectuelles, sages, parce qu'elles découvrent cette vérité mystérieuse, supérieure à notre monde, et placée dans le Plérôme, sacrement des idées hérétiques. Car tels sont leurs Eons et leurs généalogies. Ils divisent donc le sentiment en deux. Ils font descendre l'intellect de leur semence spirituelle; quant au sentiment corporel, il proviendra de l'animal, parce qu'il est incapable de concevoir les choses spirituelles: au premier par conséquent le domaine invisible; au second les choses visibles, humbles, temporaires, et qui sont embrassées par les sens, parce qu'elles résident dans les images. Voilà pourquoi nous avons commencé par établir que l'esprit n'est pas autre chose qu'une énergie de l'âme; ni la respiration autre chose que ce que l'âme est elle-même par le souffle. D'ailleurs, que par la suite Dieu ou le démon lui fassent sentir leur souffle, il faut n'y voir qu'une chose surajoutée. Et maintenant nous n'admettons d'autre distinction entre le sentiment et l'intellect que les diversités des choses elles-mêmes, corporelles et spirituelles, visibles et invisibles, manifestes et cachées, parce que les premières sont attribuées au sentiment, les secondes à l'intellect, de manière cependant que les unes et les autres aient leur siège dans l'âme qui sent les choses corporelles par le corps, de même qu'elle comprend les choses spirituelles par l'esprit, sauf qu'elle sent aussi pendant qu'elle comprend. Car sentir, n'est-ce pas comprendre? et comprendre, n'est-ce pas sentir? Ou bien, que sera le sentiment, sinon la compréhension de l'objet senti? Que sera la compréhension, sinon le sentiment de l'objet compris? Pourquoi tant de fatigues pour torturer la simplicité et crucifier la vérité? Qui me montrera un sens ne comprenant pas ce qu'il sent? ou un intellect qui ne sent pas ce qu'il comprend, afin de me prouver par là que l'un peut subsister sans l'autre? Si les choses corporelles sont senties et les incorporelles comprises, cela tient à la diversité des choses et non à la diversité du domicile du sens et de l'intellect, c'est-à-dire que l'âme et l'esprit ne diffèrent pas. Enfin par qui sont senties les choses corporelles? Si c'est par l'esprit, donc l'esprit est aussi sensible et non pas seulement intellectuel; car en comprenant il sent, puisque s'il ne comprend pas il ne sent pas. De même, par qui sont comprises les choses incorporelles? Si c'est par l'esprit, où sera l'âme? si c'est par l'âme, où sera l'esprit? Car les choses qui diffèrent doivent être réciproquement distantes, lorsqu'elles vaquent à leurs fonctions. Tu penseras que l'esprit est loin de l'âme, s'il nous arrive d'être affectés par l'esprit, de manière à ignorer que nous avons vu, ou entendu, parce que l'esprit était ailleurs. A ce prix, je soutiendrai que l'âme elle-même n'a ni vu, ni entendu, parce qu'elle était ailleurs avec sa force, c'est-à-dire avec l'esprit. En effet, quand l'homme est en démence, c'est son âme qui est en démence, non pas que l'esprit voyage au dehors, mais il est atteint en même temps qu'elle. D'ailleurs, c'est l'âme surtout qui abandonne le corps. Ce qui le confirme, c'est qu'après le départ de l'âme, l'esprit ne se trouve plus dans l'homme, tant il est vrai qu'il suit partout celle loin de qui il ne demeure pas après la mort. Or, puisque l'esprit suit l'âme et lui est attachée, l'intellect se trouve également attaché à l'âme que suit l'esprit auquel est attaché l'intellect. Maintenant, que l'intellect soit supérieur au sens; qu'il pénètre avec plus de sagacité dans les sacrements, pourvu qu'il soit aussi ce qu'est le sens, une faculté particulière de l'âme, peu m'importe, sinon quand on donne à l'intellect la supériorité sur le sens, pour en conclure sa séparation d'avec l'intellect. Après avoir combattu la différence, il me reste à écarter la supériorité pour aborder ensuite la foi à un Dieu plus excellent. Mais nous traiterons en sa place de Dieu avec les hérétiques. Aujourd'hui la discussion roule sur l'âme, et c'est le lieu de ne pas donner frauduleusement la préférence à l'intellect. Car quoique les choses embrassées par l'intelligence soient d'une nature plus relevée, puisqu'elles sont spirituelles, que celles qui sont saisies par le sentiment, puisqu'elles sont corporelles, la supériorité retombera sur les choses les plus relevées, par rapport aux plus humbles, mais non sur l'intellect par rapport au sentiment. Comment en effet préférer l'intellect au sentiment par lequel le premier est formé à la connaissance des vérités? S'il est vrai que les vérités soient saisies par leurs images, c'est-à-dire, si les choses invisibles se manifestent par les choses visibles, puisque l'Apôtre nous écrit: « Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ses ouvrages nous donnent de lui; » puisque Platon dit aux hérétiques: « Les choses qui paraissent sont l'image de celles qui sont cachées, » il faut donc nécessairement que ce monde soit une sorte d'image de quelque autre monde. L'intellect paraît avoir le sentiment pour guide, pour conseiller et pour fondement principal: il semble impossible de pouvoir saisir la vérité sans lui. Comment donc sera-t-il supérieur à celui par qui il existe, dont il a besoin, auquel il doit tout ce qu'il embrasse? De là il faut tirer cette double conclusion: ---- L'intellect n'a point la prééminence sur le sentiment; une chose est inférieure à celle par qui elle existe. ---- L'intellect ne peut être séparé du sentiment; une chose par laquelle une autre existe se confond avec elle. [19] XIX. Mais il ne faut pas passer sous silence ceux qui dépouillent l'âme de l'intellect, même pour quelques moments. Car ils veulent que le temps fraie pour ainsi dire la voie à l'intellect, de même qu'à l'esprit de qui provient l'intellect. A les entendre, l'enfance ne posséderait qu'une âme sensitive, par laquelle elle vit, mais sans connaître, parce que tout ce qui vit n'a pas la connaissance. Ainsi les arbres vivent, mais ne connaissent pas, disent-ils d'après Aristote et quiconque gratifie l'universalité des êtres de la substance animée, qui chez nous est une chose particulière à l'homme non-seulement en tant qu'œuvre de Dieu, caractère commun à toute la création, mais en tant que souffle de Dieu, privilège qui n'appartient qu'à elle. Nous déclarons, nous, que l'âme naît avec toutes ses facultés; et si l'on nous oppose l'exemple des arbres, nous l'accepterons. En effet, ils ont en eux la force de l'âme qui leur est propre, je ne dis pas seulement les jeunes arbres, mais encore les tiges d'autrefois et les rejetons d'aujourd'hui, aussitôt qu'ils sortent de la terre où ils ont été enfouis. Toutefois, elle se développe lentement, s'incorporant avec le tronc qui l'a reçue, et grandissant avec lui, jusqu'à ce que, fortifiée par l'âge, elle soit à même de remplir les conditions de sa nature. Mais d'où leur viendraient et l'inoculation des bourgeons, et la formation des feuilles, et le gonflement des germes, et l'ornement des fleurs, et la saveur des sucs, si l'énergie nécessaire à leur reproduction ne reposait en eux-mêmes, accrue insensiblement par le temps? Les arbres connaissent donc par le même principe que celui de leur vie, par la propriété qu'ils ont de vivre qui est aussi celle de connaître, et cela même dès leur enfance. En effet, quand la vigne est encore jeune et faible, je la vois néanmoins pleine d'intelligence dans ses œuvres, chercher autour d'elle quelque protecteur pour s'appuyer, et se fortifier en s'enlaçant à lui. Enfin, sans attendre l'éducation du laboureur, sans roseau, sans ramure qui la soutienne, elle s'attache d'elle-même à ce qu'elle rencontre, et avec bien plus d'énergie par son propre naturel que par sa direction. Elle se hâte d'assurer sa sécurité. Même instinct dans le lierre: si jeune que tu le supposes, il aspire à monter et se suspend dans les airs sans aucun secours étranger, aimant mieux circuler le long des murailles, auxquelles il s'unit par le luxe de son feuillage, que de ramper sur la terre, pour y être insulté volontairement. Au contraire, l'arbuste auquel nuit le voisinage d'un édifice, comme il s'en éloigne à mesure qu'il grandit! comme il se retire de cette ombre! on sent que ces rameaux étaient destinés à l'indépendance; à ce soin qu'il met à fuir la muraille, on comprend que l'arbre a une âme, contenue dans cette faible plante qu'elle a instruite et dirigée dès le commencement, veillant toujours à sa conservation. Pourquoi n'aurais-je pas la sagesse et la science des arbres? Qu'ils vivent comme le veulent les philosophes; qu'ils connaissent comme ne le veulent pas les philosophes; toujours est-il que l'arbuste, à son origine, est intelligent, à plus forte raison, l'homme, dont l'âme, tirée de la matrice d'Adam, comme le sarment qui se propage par le provin, et confiée à l'utérus de la femme avec toutes ses facultés, développera en elle l'intellect non moins que le sentiment? Je me trompe, ou bien aussitôt que l'enfant a salué la vie par ses vagissements, il atteste par là même qu'il a senti et compris qu'il était né, prenant possession de tous ses sens à la fois, de la vue par la lumière, du son par l'ouïe, du goût par les liquides, de l'air par l'odorat, de la terre par le toucher. Ce premier cri est donc poussé par les premières impulsions du sentiment et de l'intellect. Il y a mieux. Quelques-uns interprètent ce gémissement si plaintif comme arraché par l'aspect des misères de la vie, et le pressentiment de ses tribulations futures; d'où il faudrait conclure que cette âme est douée d'une sorte de prescience, à plus forte raison de l'intellect. Ensuite le nouveau-né distingue par l'odorat sa mère, examine par l'odorat sa nourrice, reconnaît par l'odorat la femme qui le porte; il repousse le sein d'une étrangère, il se refuse à un berceau qu'il ne connaît pas, et ne s'attache à personne que par l'habitude. D'où lui vient ce discernement entre ce qui est nouveau ou connu pour lui, s'il n'a pas de sentiment? D'où vient qu'il s'irrite ou s'apaise, s'il ne comprend pas? Il serait par trop étonnant que l'enfance fût naturellement intelligente sans avoir l'esprit, et naturellement capable d'affection, sans avoir l'intellect: mais le Christ, « en tirant sa louange de la bouche des nouveau-nés et des enfants encore à la mamelle, » n'a pas déclaré que la première et la seconde enfance fussent dépourvues de sentiment. L'une, se présentant devant lui, avec ce suffrage, a pu lui rendre témoignage; l'autre, immolée pour lui, a senti par conséquent la violence. [20] XX. Ici donc nous concluons que toutes les facultés naturelles de l'âme, sont en elles-mêmes, comme inhérentes à sa substance, grandissant et se développant avec elle, à dater de sa naissance, ainsi que le dit Sénèque qui se rencontre souvent avec nous: « Les semences de tous les arts et de tous les âges sont déposées au fond de nous-mêmes. Dieu, notre maître intérieur, produit secrètement nos aptitudes, » c'est-à-dire les fait sortir des semences qu'il a déposées en nous et cachées par l'enfance, qui sont l'intellect; car c'est de là que sortent nos aptitudes. Or, de même que chaque semence a sa forme distinctive et ses développements divers; que les unes parviennent à maturité; que les autres répondent encore mieux à la culture, tandis que celles-là dégénèrent d'après les conditions du climat et du sol, en vertu des travaux et des soins, suivant les vicissitudes des saisons, enfin par tous les événements qui peuvent survenir: de même il est permis de croire que l'âme, uniforme dans sa semence, est multiforme dans sa reproduction. Car ici, les lieux ne sont pas indifférents. On dit qu'à Thèbes, les hommes naissent grossiers et stupides; à Athènes, au contraire, ils apportent à la sagesse et à l'éloquence, un esprit des plus subtils. Dans le bourg de Colyte, les enfants à peine âgés d'un mois articulent des mots avec une langue précoce. En effet, Platon affirme dans le Timée, que Minerve, prête à jeter les fondements de cette ville, ne considéra que la nature de la contrée, lui promettant ces aptitudes. Voilà pourquoi lui-même, dans ses Lois, conseille à Mégillus et à Clinias de choisir avec soin l'emplacement de la cité qu'ils voulaient fonder. Empédocle, au contraire, place dans la qualité du sang la cause, d'un esprit subtil ou épais: il fait sortir le perfectionnement et le progrès de la doctrine et de la méthode. Cependant les qualités qui caractérisent les nations font chose proverbiale. Les Comiques se moquent de la timidité des Phrygiens; Salluste reproche aux Maures leur mobilité, aux Dalmates leur cruauté. L'Apôtre attache lui-même aux Cretois la flétrissure de menteurs. Peut-être aussi le corps et la santé ont-ils quelque influence; l'embonpoint entrave la sagesse, les formes déliées l'activent; la |41 paralysie détruit l'intelligence, la phthisie la conserve: à plus forte raison, faudra-t-il tenir compte des circonstances qui, en dehors de l'embonpoint ou de la constitution, aiguisent ou émoussent l'esprit: les sciences, les méthodes, les arts, l'expérience, les affaires et les études, l'aiguisent; l'ignorance, la paresse, la nonchalance, la volupté, l'inexpérience, le repos, le vice, l'émoussent. Ajoutez à toutes ces circonstances, et à d'autres encore, les puissances qui commandent: suivant nous, le Seigneur Dieu et le démon son antagoniste; suivant l'opinion commune que l'on se fait de la Providence, le Destin, la Nécessité; ou de la fortune, la liberté du choix. Car les philosophes établissent ici des distinctions; et nous-mêmes, nous avons déjà discuté selon les règles de la foi chacun de ces articles dans un traité spécial. On voit combien sont nombreuses les influences qui agissent diversement sur la nature unique de l'âme, de sorte que le vulgaire attribue à la nature, des choses qui ne sont pas des propriétés générales, mais de simples dissonnances d'une nature et d'une substance identique, à savoir de celle que Dieu plaça dans Adam et qu'il fit le moule de toutes les autres. Il faut donc y voir les accidents, mais non les propriétés d'une substance unique, si bien que cette variété morale, avec toutes ses modifications présentes, n'était pas aussi grande dans Adam, chef de toute sa race. Autrement toutes ces dissonnances auraient dû se trouver en lui, comme principe de notre nature, et de là descendre avec leur variété jusqu'à nous, s'il y avait eu diversité de nature. [21] XXI. Si la nature de l'âme fut identique dans Adam, avant tant d'inventions, ce n'est pas par ces inventions qu'elle est devenue multiforme, ni triforme, pour renverser encore ici la trinité de Valentin, puisqu'on ne la reconnaît pas telle dans Adam. En effet, qu'y avait-il en lui de spirituel? Il a beau prophétiser « que ce sacrement était grand parce qu'il figurait le Christ et l'Eglise, » quand il dit: « Voilà maintenant l'os de mes os et la chair de ma chair: celle-ci s'appellera femme; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair, » ceci n'arriva que postérieurement, lorsque Dieu fit descendre sur lui l'extase, force spirituelle, par laquelle a lieu la prophétie. Si le mal de la transgression apparut en lui, il ne faut pas non plus le mettre sur le compte de la nature, parce qu'il agit d'après l'instigation du serpent, mal qui n'est pas plus dans sa nature que dans la matière, puisque nous avons déjà écarté le principe de la matière préexistante. Que s'il n'avait en propre, ni le principe spirituel, ni le principe appelé matériel (car s'il eût été créé avec la matière, la semence du mal eût été en lui), il reste qu'il ait eu seulement en lui comme inhérent à sa nature, le principe animé que nous soutenons simple et uniforme dans son essence. Ici il s'agit de chercher si l'on doit regarder comme susceptible de changement ce qui est inhérent à la nature. Les mêmes hérétiques nient que la nature puisse se modifier, pour établir leur trinité dans chacune de ses propriétés: « Un arbre bon ne portera pas de mauvais fruits, disent-ils, ni un arbre mauvais de bons. Personne ne cueille des figues sur des ronces, ni des raisins sur des chardons. » Conséquemment, s'il en va ainsi, « Dieu ne pourra des pierres susciter des fils à Abraham; les races de vipères ne pourront produire des fruits de pénitence. » L'Apôtre aussi s'est trompé quand il a écrit: « Vous n'étiez autrefois que ténèbres; et nous-mêmes, par notre naissance, nous avons été des enfants de colère.----Vous avez vécu autrefois dans les mêmes désordres, mais vous avez été purifiés. » Toutefois jamais les oracles sacrés ne seront en désaccord. Il est bien vrai « qu'un arbre mauvais ne donnera jamais de bons fruits, » s'il n'est pas greffé; «qu'un arbre bon en produira de mauvais, » s'il n'est pas cultivé; « que les pierres deviendront les enfants d'Abraham, » si elles sont instruites dans sa foi; qu'enfin les races de vipères produiront des fruits de pénitence, » si elles rejettent le poison de la malice. Telle sera la vertu de la grâce divine, plus puissante que la nature, exerçant son empire sur la faculté qui réside au fond de nous-mêmes et que nous appelons le libre arbitre. Etant elle-même inhérente à la nature et susceptible de modification, partout où elle incline, elle incline naturellement. Que le libre arbitre soit en nous une faculté inhérente à la nature, nous l'avons déjà prouvé à Marcion et à Hermogène. Qu'ajouter maintenant? Si l'universalité des êtres est renfermée dans cette double catégorie, ce qui a pris naissance et ce qui n'est pas né, ce qui a été fait et ce qui ne l'a point été, il suit de là que la nature de ce qui a certainement pris naissance et a été fait, est susceptible de changer; car il pourra renaître et se rétablir dans son premier état. Au contraire, ce qui n'est pas né, ce qui n'a pas été fait, demeurera immuable. Comme ce privilège n'appartient qu'à Dieu, parce que seul il n'est pas né et n'a pas été fait, seul par conséquent éternel et immuable, la question est décidée. La nature de tous les êtres qui sont nés et ont été faits, est susceptible de modification et de changement, de sorte que, fallût-il même accorder à l'âme une triple propriété, elle serait une modification accidentelle, mais non une institution primordiale de la nature. [22] XXII. Hermogène a entendu de notre bouche, quelles sont les autres facultés naturelles de l'âme, avec leur défense et leur preuve, d'où l'on reconnaît que l'âme est fille de Dieu plutôt que de la matière. Nous ne ferons que les nommer ici, pour ne pas sembler les avoir passées sous silence. En effet, nous lui avons assigné le libre arbitre, comme nous l'écrivions plus haut, l'empire sur les choses, la divination quelquefois, sans préjudice de l'inspiration prophétique qui lui arrive par la grâce de Dieu. J'abandonnerai donc le développement de cette question, pour n'en présenter que l'ensemble. L'âme, selon nous, est née du souffle de Dieu, immortelle, corporelle, ayant une forme, simple dans sa substance, intelligente par elle-même, développant ses forces diversement, libre dans ses déterminations, sujette aux changements, capable de se modifier par ses différentes cultures, raisonnable, souveraine, riche de pressentiments, et dérivant d'une seule et même âme. Il nous reste maintenant à considérer comment elle dérive d'une seule et même âme, c'est-à-dire d'où, quand et comment elle a été produite. [23] XXIII. Quelques-uns croient que l'âme est descendue des cieux, avec d'autant plus de conviction qu'ils promettent, comme chose indubitable, qu'ils y retourneront. Ainsi l'a suggéré Saturnin, disciple de Ménandre, qui appartient à la secte de Simon, quand il affirme que l'homme fut créé par les anges, et qu'œuvre futile d'abord, débile et sans consistance, il rampa sur la terre à la manière du reptile, parce que les forces lui manquaient pour se tenir debout. Dans la suite, la miséricorde de la souveraine puissance, à l'image de laquelle, mais image imparfaite, il avait été témérairement créé, lui communiqua une légère étincelle de sa vie, qui excita, redressa et anima plus énergiquement cette créature avortée, et doit après sa mort la ramener à son principe. Carpocrate va plus loin. Il s'attribue si bien une nature supérieure, que ses disciples assimilent leurs âmes et, lorsqu'il leur en prend fantaisie, les préfèrent à l'âme du Christ, à plus forte raison des Apôtres, comme les ayant reçues d'une puissance plus relevée, et supérieure aux principautés qui gouvernent le monde. Suivant Apelles, les âmes ont été attirées des régions supérieures au ciel, au moyen des séductions de la terre, par l'ange igné, le Dieu d'Israël et le nôtre, qui leur ajusta ensuite une chair pécheresse. L'école de Valentin introduit dans l'âme une semence de Sophie, ou la Sagesse, par laquelle ils retrouvent dans les images des choses visibles les rêves et les fables milésiennes de leurs Eons. Je regrette sincèrement que Platon ait fourni l'aliment de toutes les hérésies. N'est-ce pas lui qui a dit dans le Phédon, que les âmes voyagent tantôt ici, tantôt là? Dans le Timée, il veut que les enfants de Dieu auxquels avait été confié le soin de créer les mortels, aient pris un germe d'immortalité et moulé autour de cette âme un corps mortel. Il déclare ensuite que ce monde est l'image d'un autre monde. Pour accréditer l'opinion que l'âme avait autrefois vécu avec Dieu au ciel, dans le commerce des idées, qu'elle est partie de là pour descendre sur la terre, et qu'elle ne fait que s'y rappeler les exemplaires qu'elle a connus anciennement, il inventa ce principe nouveau: Apprendre, c'est se souvenir. En effet, les âmes, ajoute-t-il, en venant sur la terre, oublient les choses au milieu desquelles elles ont été, mais les choses visibles les retracent dans leur mémoire. Ce système de Platon renfermant des insinuations qu'empruntent les hérétiques, ce sera réfuter suffisamment l'hérésie, que de renverser le principe de Platon. [24] XXIV. D'abord je ne lui accorderai pas que l'âme soit capable d'oubli, parce qu'il l'a gratifiée de qualités si divines qu'il la fait égale à Dieu. Il l'a déclare innée: j'aurais pu m'armer de ce témoignage seul pour attester qu'elle possède pleinement la divinité. Il ajoute qu'elle est immortelle, incorruptible, incorporelle, parce qu'il a cru la même chose de Dieu, invisible, impossible à représenter, identique, souveraine, raisonnable, intelligente. Quelle autre qualité assignerait-il à l'âme, s'il la nommait un Dieu? Pour nous qui n'assimilons rien à Dieu, nous plaçons par là même l'âme bien au-dessous de Dieu, parce que nous reconnaissons qu'elle est née, et conséquemment qu'elle possède une divinité inférieure et un bonheur plus circonscrit; comme souffle, mais non comme esprit; immortelle, il est vrai, témoignage de divinité; mais passible, témoignage de naissance, et conséquemment capable de prévarication dès l'origine, et par suite pouvant oublier. Nous avons suffisamment discuté ce point avec Hermogène. D'ailleurs, pour que l'âme puisse à bon droit être regardée comme un Dieu par l'identité de toutes ses propriétés, il faudra qu'elle ne soit exposée à aucun trouble, ni par conséquent à l'oubli, puisque l'oubli est pour une âme aussi honteux que lui est glorieuse la mémoire, appelée par Platon lui-même la vie du sentiment et de l'intelligence, et par Cicéron, le trésor de toutes les connaissances. Il ne s'agit plus maintenant de mettre en doute si l'âme que l'on fait si divine a pu perdre la mémoire, mais si elle a pu recouvrer la mémoire qu'elle avait perdue. Je ne sais en effet si celle qui n'a pas dû oublier, en admettant qu'elle ait oublié, sera assez puissante pour se souvenir: ainsi l'une et l'autre faculté convient à mon âme; à celle de Platon, aucunement. En second lieu je lui objecterai: Est-ce en vertu de sa nature, ou non, que tu assignes à l'âme la connaissance de ces idées? ----En vertu de sa nature, me réponds-tu. ---- Eh bien, personne ne t'accordera que la connaissance des propriétés inhérentes à la nature puissent défaillir. Les études, les doctrines, les méthodes s'échapperont de la mémoire; peut-être même les aptitudes et les affections: quoiqu'elles semblent inhérentes à la nature, elles ne le sont pas néanmoins, parce que, comme nous l'établissions plus haut, elles subissent les influences des lieux, des institutions, de la corpulence, de la santé, des puissances dominatrices, des déterminations du libre arbitre, et enfin de toutes les vicissitudes. Mais la connaissance des choses inhérentes à la nature ne s'éteint pas, même dans les animaux. Sans doute le lion oubliera sa férocité, circonvenu et adouci par l'éducation: on le verra, déployant le luxe de sa crinière, devenir les délices de quelque Bérénice et lécher avec sa langue ses joues royales. Les bêtes se dépouilleront de leurs mœurs; la notion de leurs instincts naturels ne s'effacera jamais. Le lion, par exemple, n'oubliera pas ses aliments naturels, ses remèdes naturels, ses frayeurs naturelles. Que sa reine lui offre des poissons ou des gâteaux, il désirera de la chair: s'il est malade, qu'elle lui prépare de la thériaque, il cherchera la femelle d'un singe: elle aura beau le rassurer contre l'épieu, il redoutera le chant d'un coq. De même, la connaissance des choses naturelles, seule inhérente à la nature, demeurera toujours indestructible chez l'homme, de tous les animaux peut-être le plus oublieux: il se souviendra toujours de manger dans la faim, de boire dans la soif, de voir avec ses yeux, d'écouter avec ses oreilles, d'odorer avec ses narines, de goûter avec sa bouche, et de toucher avec sa main. Les voilà donc ces sens que la philosophie aime à déprécier en assignant à l'intellect la prééminence! Si donc la notion naturelle de ce qui concerne les sens demeure, comment alors peut défaillir celle de ce qui touche l'intellect, auquel on donne la supériorité? Et puis d'où vient la puissance de l'oubli qui précéda le souvenir? ----De la longueur du temps qui s'est écoulé, me dit-on. ----Réponse assez imprévoyante! La quantité de temps n'a rien à démêler avec une chose que l'on déclare innée et que l'on croit par là même éternelle. Car ce qui est éternel parce qu'il est inné, n'admettant ni commencement ni cessation de temps, ne se prête à aucune mesure de temps. Ce qui ne se prête à aucune mesure de temps n'est soumis au temps par aucune altération, et peu importe la multitude des années. Si le temps est cause de l'oubli, pourquoi la mémoire s'échappe-t-elle depuis le moment où l'âme vient habiter le corps, comme si l'âme désormais avait besoin du corps pour oublier, elle qui indubitablement antérieure au corps, n'a pas vécu par là même sans le temps? D'ailleurs oublie-t-elle aussitôt qu'elle est entrée dans le corps, ou quelque temps après? Si elle oublie aussitôt, où est donc cette multitude d'années qu'on ne peut encore supputer, puisqu'il s'agit de l'enfance? Si elle oublie quelque temps après, l'âme, dans cet intervalle, avant que soit venu le moment d'oublier, se ressouviendra donc encore: alors comment admettre qu'elle oublie ensuite, et puis se ressouvienne encore? Quel que soit le temps où l'oubli fond sur elle, quelle mesure faut-il encore assigner à ce temps? Le cours de la vie tout entière ne suffira pas, j'imagine, pour effacer la mémoire d'une vie si longue avant de s'unir au corps. Mais voilà que Platon en attribue la cause au corps, comme s'il était croyable qu'une substance qui est née pût éteindre la vertu d'une substance innée. Or il existe entre les corps de grandes et nombreuses différences, par suite de la nationalité, de la grandeur, des habitudes, de l'âge, de la santé. Y aura-t-il aussi différentes espèces d'oubli? Mais l'oubli est partout identique: donc ce ne sera pas le corps avec ses mille variétés, qui sera la cause d'un effet toujours semblable. Une foule de documents, suivant le témoignage de Platon lui-même, prouvent les pressentiments de l'âme: nous les avons déjà exposés à Hermogène. D'ailleurs quel est l'homme qui n'ait jamais senti son âme lui prédire par une sorte d'inspiration, un présage, un péril, une joie? Si le corps n'est pas un obstacle à la divination, il ne nuira pas davantage à la mémoire, j'imagine. Un fait est certain: les âmes oublient et se souviennent dans le même corps. Si quelque influence du corps engendre l'oubli, comment admettra-t-elle le souvenir, qui est le contraire de l'oubli? Puisque le souvenir lui-même, après l'oubli, est comme la résurrection de la mémoire, pourquoi ce qui s'oppose à la première mémoire n'est-il pas aussi un empêchement à la seconde? En dernier lieu, qui se souviendrait plus que les jeunes enfants, âmes toutes récentes, qui ne sont pas encore plongées dans les soins domestiques ou publics, adonnées uniquement à des études dont la connaissance n'est qu'une réminiscence? Il y a mieux. Pourquoi ne nous souvenons-nous pas tous également, puisque nous oublions tous également? Mais non, il n'y a que les philosophes qui se souviennent, encore ne sont-ce pas tous les philosophes. Platon seul, au milieu de cette multitude de nations, au milieu de cette foule de sages, a oublié et s'est rappelé les idées. Conséquemment, si l'argumentation principale ne se soutient aucunement, avec elle tombe aussi l'assertion à laquelle on l'a associée, à savoir que les âmes sont innées, qu'elles ont vécu dans les demeures célestes, qu'elles y ont été instruites des mystères divins, qu'elles en sont descendues, et qu'ici-bas elles ne font que se souvenir, sans doute pour fournir une autorité aux hérétiques. [25] XXV. Je reviens maintenant à la cause de cette disgression, afin d'expliquer comment les âmes dérivent d'une seule, quand, où et comment elles ont été formées. Il est indifférent ici que la question soit adressée par un philosophe, par un hérétique ou par le vulgaire. A ceux qui font profession de la vérité, qu'importent ses adversaires, même les plus audacieux, tels que ceux qui soutiennent d'abord que l'âme n'est point conçue dans l'utérus en même temps que se forme la chair, mais que l'accouchement une fois opéré, elle est introduite extérieurement dans l'enfant, qui ne vit pas encore? Ils ajoutent que la semence de l'homme déposée dans le sein de la femme, et mise en mouvement par une impulsion naturelle, se convertit en la substance solide de la chair. Cette dernière, en venant à la lumière, toute fumante encore de la chaleur du corps, et liquéfiée par elle, est frappée par le froid de l'air comme le fer embrasé que l'on trempe dans l'eau froide, reçoit à l'instant même la force animée et rend des sons articulés. Cette opinion est partagée par les Stoïciens, par Œnésidème, et quelquefois même par Platon, quand il dit: « L'âme est formée ailleurs et en dehors de l'utérus; l'enfant l'aspire avec son premier souffle, et elle s'échappe avec le dernier souffle de l'homme. » Est-ce là une fable? Nous le verrons. Parmi les médecins se rencontra également Hicésius, infidèle à la nature aussi bien qu'à son art. Ils ont rougi, ce semble, de s'accorder sur ces points avec des femmes. Mais combien n'est-il pas plus honteux d'être réfuté que d'être loué par des femmes! Sur cette matière, en effet, le maître, l'arbitre, le témoin le plus habile, c'est le sexe lui-même. O mères, ô femmes enceintes, et vous qui avez déjà enfanté, répondez: je ne veux point interroger les hommes ni celles qu'afflige la stérilité. C'est la vérité de votre nature que l'on cherche; il s'agit d'attester vous-mêmes vos souffrances. Parlez! Sentez-vous dans l'enfant que vous portez une vie étrangère à la vôtre? D'où vient le mouvement de vos entrailles? Qui forme cette grossesse dont votre sein est ébranlé? Qui déplace çà et là toute l'étendue du fardeau? Ces mouvements sont-ils votre joie et votre bonheur le plus assuré, dans la confiance que votre enfant vit et se joue dans votre sein? S'il cesse de tressaillir, ne commencez-vous pas à vous alarmer sur lui? N'écoute-t-il pas en vous lorsqu'il bondit à quelque son nouveau? N'est-ce point pour lui que vous éprouvez de vains désirs de nourriture; pour lui encore que vous répugnez aux aliments? Vos deux santés ne ressentent-elles pas tellement le contre-coup l'une de l'autre, que votre fruit est marqué dans votre sein et aux mêmes membres, des blessures qui vous atteignent, prenant ainsi part aux souffrances de sa mère! Si les taches livides ou rouges proviennent du sang, il n'y a point de sang là où il n'y a point d'âme: si la maladie est une preuve que l'âme est présente, point de maladie là où il n'y a point d'âme. Si l'alimentation, la faim, l'accroissement, le décroissement, la peur, le mouvement sont des opérations de l'âme, celui qui les accomplit est vivant. D'ailleurs, qui cesse de les accomplir cesse de vivre: enfin, comment les enfants morts viennent-ils au jour, sinon à la manière des vivants? Or quels sont les morts, sinon ceux qui ont vécu avant de mourir? Il y a plus. L'enfant est immolé par une nécessité cruelle jusque dans l'utérus, lorsque, placé de travers, il se refuse à l'accouchement, assassin de sa mère, si lui-même n'est pas condamné à mourir. Aussi, parmi les instruments de chirurgie, en est-il un qui force d'abord les parties secrètes de s'ouvrir, espèce de lame flexible qui, gouvernée par un anneau, déchire les membres du fœtus dans une opération pleine d'incertitude, et qui, à l'aide d'un crochet émoussé, arrache par une couche violente les sanglants débris de cet infanticide. Il y a encore une aiguille d'airain qui sert à faire périr secrètement un enfant dans le sein de sa mère: on la nomme embryosphacte, parce qu'elle a pour fonction l'infanticide, et par conséquent l'immolation d'un enfant qui vit. Elle a été entre les mains d'Hippocrate, d'Asclépiade, d'Erésistrate, d'Hérophyle qui disséquait même des hommes vivants, et de Soranus qui montra plus d'humanité. Tous étaient convaincus que l'animal était conçu, et, prenant pitié de cette malheureuse enfance, ils la tuaient pour ne pas la déchirer vivante. Hicésius, que je sache, ne doutait pas de la nécessité de ce crime, quoiqu'il introduise l'âme dans le corps du nouveau-né par le contact de l'air froid, parce que le mot âme chez les Grecs répond à celui de refroidissement. Les nations barbares et romaines ont-elles une autre âme, parce qu'elles l'ont nommée d'un autre nom que g-psychehn? Mais combien de peuples vivent sous la zone torride, brûlés par un soleil qui les noircit! D'où leur vient l'âme, puisqu'ils n'ont aucun air froid? Je ne parle pas de ces lits chauffés artificiellement, ni de cette chaleur factice si nécessaire aux femmes en couches, pour lesquelles le plus léger souffle est un péril. Mais que dis-je? le fœtus arrive à la lumière jusque dans le bain lui-même, et on entend aussitôt un vagissement. D'ailleurs, si l'air froid donne naissance à l'âme, personne ne doit naître hors de la Germanie, de la Scythie, des Alpes, et d'Argée. Loin de là, les nations sont plus nombreuses vers les contrées orientales et méridionales; les esprits y sont plus subtils, tandis que tous les Sarmates ont l'intelligence comme engourdie. En effet, l'intellect deviendra plus aiguisé par le froid, s'il est vrai que les âmes proviennent du souffle de l'air, puisque là où. est la substance, là aussi est la force. Après ces préliminaires, nous pouvons invoquer l'exemple de ceux qui vivaient déjà, lorsqu'ils ont respiré l'air dans la matrice ouverte par le scalpel, nouveaux Bacchus ou modernes Scipions. Si quelqu'un, tel que Platon, pensait que deux âmes, pas plus que deux corps, ne peuvent se trouver réunies dans une même personne, non-seulement je lui montrerais deux âmes rassemblées dans un même individu, de même que des corps dans les accouchements, mais encore beaucoup d'autres choses mêlées à l'âme, le démon de Socrate, par exemple: encore n'était-il pas seul. Je lui montrerais de plus les sept démons de Madeleine, la légion de démons qui envahit Gérasénus. N'est-il pas plus facile à une âme de s'associer à une autre âme par l'identité de substance, qu'à un esprit malfaisant dont la nature est différente? Mais le même philosophe, lorsqu'il recommande, au sixième livre des Lois, de prendre garde que la semence viciée par des moyens coupables n'imprime à l'âme et au corps quelque souillure, est-il en contradiction avec ce qu'il a dit plus haut, ou avec ce qu'il vient d'avancer? Je l'ignore. Car il montre que l'âme est introduite par la semence, à laquelle il recommande de veiller, et non par le premier souffle qu'aspire le nouveau-né. Mais d'où vient, je te prie, que nous reproduisons dans notre caractère la ressemblance de nos parents, suivant le témoignage de Cléanthe, si nous ne naissons pas de la semence de l'âme? Pourquoi encore les anciens astrologues supputaient-ils la procréation de l'homme à l'origine de sa conception, si l'âme à laquelle appartient également tout ce qui est fondamental n'existe pas dès ce moment? [26] XXVI. Il est permis à l'opinion humaine de s'agiter jusqu'à ce qu'elle rencontre les limites posées par Dieu. Je vais maintenant me resserrer dans nos lignes, afin de prouver au chrétien ce que j'ai répondu aux philosophes et aux médecins. O mon frère, édifie ta foi sur ton propre fondement. Regarde les enfants des saintes femmes, non-seulement respirant, mais prophétisant déjà dans les entrailles vivantes de leurs mères. Voilà que les flancs de Rébecca tressaillent, quoique l'enfantement soit encore éloigné et qu'il n'y ait aucune impulsion de l'air. Voilà qu'un double fruit se bat dans son sein, et nulle part encore je ne vois deux peuples. Peut-être pourrait-on regarder comme un prodige la pétulance de cette enfance qui combat avant de vivre, et déploie son courage avant d'avoir reçu l'âme, si elle n'avait fait que troubler sa mère par ses tressaillements. Mais quand les flancs qui la contiennent sont ouverts, le nombre connu et le présage vérifié, ce ne sont pas seulement les âmes des enfants, mais encore leurs combats qui sont attestés. Celui qui avait devancé la naissance de l'autre était retenu par son émule non encore arrivé à la lumière et dont la main seule était dégagée. Eh bien! si l'aîné puisait son âme par cette première aspiration suivant le système de Platon, ou s'il la recueillait du contact de l'air, d'après l'opinion des stoïciens, que faisait celui que l'on attendait, et qui, captif encore à l'intérieur, arrêtait déjà au dehors? Il ne respirait pas encore sans doute, lorsqu'il s'était emparé du pied de son frère, et que brûlant de la chaleur maternelle, il désirait sortir le premier. O enfant jaloux, vigoureux et déjà querelleur, apparemment parce qu'il vivait! De plus regarde les conceptions extraordinaires et prodigieuses. Une femme stérile et une vierge enfantent: elles auraient dû ne mettre au monde que des fruits imparfaits, eu égard à ce renversement des lois de la nature, puisque l'une était inhabile à la semence, et l'autre pure de tout contact. Il convenait, ou jamais, que ceux dont la conception avait été irrégulière naquissent sans âme. Mais chacun d'eux vit dans le sein où il est conçu: Elisabeth tressaille: c'est que Jean avait tressailli intérieurement. Marie glorifie le Seigneur: c'est que le Christ l'avait avertie intérieurement. Les deux mères reconnaissent mutuellement leurs fruits, reconnues elles-mêmes par leurs fruits, qui vivaient par conséquent, puisqu'ils étaient non seulement âmes mais esprits. Ainsi tu lis la parole que Dieu adresse à Jérémie: « Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais. » Si Dieu nous forme dans le sein maternel, il nous souffle aussi la vie comme dans l'origine: « Dieu créa l'homme, et il répandit sur lui un souffle de vie. » D'ailleurs Dieu ne connaîtrait pas l'homme s'il ne le connaissait pas tout entier: « Avant que « tu fusses sorti du sein de ta mère, je t'ai sanctifié. » Le corps est-il jusque là dans un état de mort? Point du tout. Dieu est le Dieu des vivants et non des morts. » [27] XXVII. Comment donc l'animal est-il conçu? La substance de l'âme et du corps est-elle formée simultanément, ou bien l'une précède-t-elle l'autre? Nous soutenons que toutes les deux sont conçues, formées, perfectionnées et aussi manifestées en même temps, sans qu'il survienne dans la conception un seul intervalle qui puisse assurer à l'une des deux l'antériorité. Juge, en effet, de l'origine de l'homme par sa fin. Si la mort n'est pas autre chose que la séparation de l'âme et du corps, la vie, qui est l'opposé de la mort, ne sera pas autre chose que l'union du corps avec l'âme. Si la séparation des deux substances arrive simultanément par la mort, elle doit nous enseigner que l'union a lieu également par la vie dans l'une et l'autre substance. Nous faisons commencer la vie à la conception, parce que nous soutenons que l'âme commence à la conception. La vie en effet a le même principe que l'âme: les substances qui sont séparées par la mort sont donc également confondues dans une même vie. Ensuite, si nous assignons à l'une la priorité, à l'autre la postériorité, il faudra distinguer aussi les temps de la semence, selon la nature de leurs degrés; et alors quand sera placée la semence du corps? quand viendra celle de l'âme? Il y a plus. Si les temps de la semence demandent à être distingués, les substances deviendront aussi différentes par la différence des temps. Car, quoique nous confessions qu'il y a deux espèces de semence, l'une pour le corps, l'autre pour l'âme, nous les déclarons inséparables néanmoins, et de cette manière contemporaines et simultanées. Ne rougissons pas d'une interprétation nécessaire. Les vénérables fonctions de la nature n'ont rien dont il faille rougir. C'est la volupté, mais non l'usage, qui a souillé l'union charnelle; l'impudicité est dans l'excès; elle n'est pas dans la nature de l'acte. Dieu ne l'a-t-il pas béni en ces termes: « Croissez et multipliez? » Au contraire, il a maudit ce qui en est l'abus, l'adultère, la fornication, le lupanar. Ainsi, dans cette solennelle fonction des deux sexes qui unit l'homme avec la femme, je veux dire dans ce commerce des sens, nous savons que l'âme et la chair ont chacune leur rôle; l'âme le désir, la chair les œuvres; l'âme les instincts, la chair les actes. Par l'effort simultané de l'une et de l'autre, et dans le mouvement de l'homme tout entier, la semence qui doit créer l'homme tout entier bouillonne, empruntant à la substance corporelle sa fluidité, à la substance plus subtile sa chaleur. Si l'âme chez les Grecs est synonyme de froid, pourquoi le corps se refroidit-il lorsqu'elle s'en sépare? Enfin, quand même je devrais blesser la pudeur plutôt que de renoncer à convaincre, dans ce dernier effort de la volupté qui produit la semence génitale, ne sentons-nous pas s'échapper quelque chose de notre âme, tant nous éprouvons de marasme et de prostration, joint à un affaiblissement de la vue. Telle sera la semence qui produit l'âme dans une sorte de distillation de l'âme, de même que la semence génitale produira le corps par le bouillonnement de la chair. Les exemples de la création ne sont pas trompeurs. La chair d'Adam fut formée du limon: qu'est-ce que le limon, sinon un liquide plus généreux? De là viendra le venin génital. Son âme fut créée par le souffle de Dieu: qu'est-ce que le souffle de Dieu, sinon la vapeur de l'esprit? De là viendra ce que nous transmettons à la manière d'un souffle par le venin génital. Ces deux substances, le limon et le souffle, distincts et séparés à leur origine, après avoir formé un seul et même homme, se confondirent depuis, mêlèrent leurs semences, et communiquèrent à la propagation de l'espèce humaine sa forme, de sorte que ces deux substances, quoique différentes, s'échappant simultanément et introduites à la fois dans le sillon et le champ destiné à les recevoir, contribuent également à la germination d'un homme dans lequel sera déposée aussi la semence appropriée à son espèce, comme il a été réglé d'avance pour tout être appelé à se reproduire. Ainsi toute cette multitude d'ames dérive d'un seul homme, la nature se montrant fidèle à ce décret de Dieu: « Croissez et multipliez; » car dans ce préambule qui précède la création d'un seul: « Faisons l'homme, » l'emploi du pluriel annonçait toute la postérité: « Et qu'ils commandent aux poissons de la mer: » faut-il s'en étonner? La promesse de la moisson est renfermée dans sa semence. [28] XXVIII. Quelle est cette tradition antique, restée dans la mémoire de Platon, d'après laquelle les âmes émigreraient tour à tour, quittant la terre pour aller ailleurs, puis reparaissant sur la terre pour y vivre jusqu'à ce qu'elles l'abandonnent de nouveau, reprenant la vie après l'avoir perdue? Quelques-uns l'attribuent à Pythagore; selon Albinus, elle est divine; ou bien elle appartient au Mercure égyptien. Mais il n'y a de tradition divine que celle qui émane de Dieu, au nom duquel ont parlé les prophètes, les apôtres et le Christ lui-même. Moïse est beaucoup plus ancien que Saturne; de neuf cents ans environ; à plus forte raison que ses petits-fils: certainement, est-il beaucoup plus divin, puisqu'il a raconté l'histoire du genre humain, à partir du commencement du monde, désignant chaque naissance, chaque nom et chaque époque, et prouvant ainsi la divinité de l'œuvre par l'inspiration de sa parole. Mais si c'est le sophiste de Samos qui transmit à Platon l'opinion que les âmes passent à travers des révolutions perpétuelles de la mort à la vie et de la vie à la mort, assurément, Pythagore, quoique louable d'ailleurs, a forgé, pour bâtir ce système, un mensonge, je ne dirai pas seulement honteux, mais encore téméraire. Connais-le, toi qui l'ignores, et crois avec nous. Il fait semblant d'être mort; il se cache dans un souterrain, il se condamne à une réclusion de sept ans. Dans cet intervalle, il apprend de sa conscience seulement et par l'entremise de sa mère, des particularités que, pour accréditer son système, il devait débiter sur ceux qui étaient morts après lui. Dès qu'il crut avoir assez menti à la réalité de son existence, sûr d'ailleurs de l'horreur qu'inspire un mort de sept ans, il s'échappe tout à coup du sanctuaire du mensonge, comme s'il eût été rendu par les enfers. On l'avait cru mort, qui ne l'aurait cru ressuscité, surtout en apprenant de sa bouche sur des hommes disparus après lui des particularités qu'il ne pouvait avoir connues qu'aux enfers? Telle est l'origine de la tradition antique d'après laquelle les morts revivraient. Mais qu'en penser si elle est récente? La vérité n'a pas plus besoin de l'ancienneté que le mensonge n'évite la nouveauté. Toutefois, malgré la noblesse de l'antiquité, nous déclarons cette tradition complètement fausse. Et comment ce qui n'a pour appui que le témoignage d'un imposteur ne serait-il pas faux? Comment ne croirai-je pas que Pythagore me trompe quand il ment pour me décider à croire? Comment me persuadera-t-il qu'avant d'être Pythagore il fut Æthalide, Euphorbe, Pyrrhus le pêcheur et Hermotime, afin de me persuader que les morts revivent, puisqu'il s'est parjuré une seconde fois, en se donnant pour Pythagore? En effet, plus il serait admissible qu'il eût ressuscité une fois par lui-même, au lieu d'avoir été tant de fois différent de lui-même, plus celui qui a menti dans des choses vraisemblables, m'a trompé dans celles qui révoltent ma raison. ---- Mais il a reconnu pour être le sien le bouclier d'Euphorbe, consacré dans le temple de Delphes, et il l'a prouvé par des signes inconnus au vulgaire. ---- Souviens-toi de son sépulcre souterrain, et si cela se peut, crois-le. A quelle audace n'a point recouru, quelle mystérieuse investigation n'a point tentée, pour parvenir à la connaissance de ce bouclier, un homme qui a pu imaginer une pareille invention, en cachant pendant sept années sa vie qu'il livrait aux angoisses de la faim, de l'inaction et des ténèbres, un homme enfin qui s'est pris d'un si profond dégoût pour la lumière? Mais que dirais-tu, si par hasard il avait surpris ce secret dans quelques histoires inconnues; s'il avait recueilli quelques souffles de renommée, survivant à cette tradition éteinte; s'il avait acheté d'avance de quelque gardien du temple l'examen de cette arme? La magie, nous le savons, peut connaître des choses cachées, par l'intermédiaire des esprits cataboliques, parèdres, et pythoniques. N'est-ce pas vraisemblablement par ces moyens que prophétisait, ou plutôt que rêvait Phérécyde, le maître de Pythagore? N'a-t-il pas pu être inspiré par le même démon qui versait le sang dans la personne d'Euphorbe? Enfin, pourquoi ce philosophe qui avait prouvé par le témoignage d'un bouclier qu'il avait été Euphorbe, ne reconnut-il pas également quelqu'un de ses compagnons troyens? Car eux aussi auraient revécu, si les morts recommençaient à vivre. [29] XXIX. Quoique les vivants meurent, ce n'est pas une raison pour que les morts recommencent à vivre. Car dès l'origine du monde, les vivants sont venus les premiers: de même, dès le commencement du monde, les morts sont venus les seconds, mais ne sont venus que des vivants. Les premiers ont eu pour naître un tout autre principe que celui des morts; les seconds n'ont pu provenir d'ailleurs que des vivants. Conséquemment, si dès l'origine des choses, les vivants ne naissent pas des morts, pourquoi en naîtraient-ils dans la suite? La source de cette origine, quelle qu'elle soit, avait-elle défailli? se prit-elle de repentir pour ce qu'elle avait décrété? Alors pourquoi persévère-t-elle dans ce qui concerne les morts? Parce que dès le commencement, dis-tu, les morts ne naissent pas des vivants, est-ce une raison pour qu'il en soit toujours ainsi? Et moi je te réponds qu'elle eût persévéré dans les deux formes qu'elle avait établies d'abord, ou qu'elle les eût changées l'une et l'autre. S'il avait fallu dans la suite que les vivants naquissent des morts, il faudrait également que les morts ne sortissent pas des vivants. Si la foi que réclame ton institution ne s'étend pas à toutes ses parties, il n'est pas vrai que les contraires renaissent des contraires dans une révolution successive. Nous aussi nous t'opposerons des contraires, ce qui est né et ce qui n'est pas né, la vue et la cécité, la jeunesse et la vieillesse, la sagesse et la folie: il ne s'ensuit pas néanmoins que l'inné provienne de ce qui est né, parce que le contraire arrive après le contraire, ni que la vue renaisse de la cécité, parce que la cécité survient après la vue, ni que la jeunesse revive de la vieillesse, parce que la vieillesse languit après l'éclat de la jeunesse, ni que la folie soit guérie une seconde fois par la sagesse, parce que la sagesse s'aiguise après la folie. Albinus, craignant qu'on ne fît cette objection à Platon, son maître, essaie de distinguer subtilement les différentes espèces d'oppositions, comme si les précédentes n'étaient pas aussi absolues que la vie et la mort, appliquées par lui à l'interprétation du système de son maître: toutefois, la vie ne naîtra point de la mort, parce que la mort est, amenée par la vie. [30] XXX. Mais que répondre à tout le reste? D'abord si les vivants naissaient des morts, de même que les morts des vivants, le nombre des hommes serait demeuré immuable et identique à celui des hommes qui entrèrent la première fois dans la vie. Car les vivants ont devancé les morts; puis les morts après les vivants; puis encore les vivants après les morts. Et en naissant toujours les uns des autres, le nombre ne s'en serait jamais accru, puisqu'ils naissent toujours des mêmes. Jamais plus d'ames, jamais moins d'ames pour sortir que pour rentrer. Cependant nous lisons dans les monuments des antiquités humaines, que le genre humain s'est accru par degré, soit que les peuples aborigènes, nomades, bannis ou conquérants s'emparent de nouvelles terres, tels que les Scythes envahissant l'empire des Parthes, Amyclée le Péloponèse, Athènes l'Asie, les Phrygiens l'Italie, les Phéniciens l'Asie; soit que les migrations ordinaires, nommées g-apoikias, afin de se débarrasser d'un surcroît de population, versent sur les frontières éloignées l'essaim d'une nation. Car les Aborigènes restent aujourd'hui dans leurs demeures, et ils ont multiplié ailleurs leur nation. Assurément il suffit de jeter les yeux sur l'univers pour reconnaître qu'il devient de jour en jour plus riche et plus peuplé qu'autrefois. Tout est frayé; tout est connu; tout s'ouvre au commerce. De riantes métairies ont effacé les déserts les plus fameux; les champs ont dompté les forêts; les troupeaux ont mis en fuite les animaux sauvages; les sables sont ensemencés; l'arbre croît sur les pierres; les marais sont desséchés; il s'élève plus de villes aujourd'hui qu'autrefois de masures. Les îles ont cessé d'être un lieu d'horreur; les rochers n'ont plus rien qui épouvante; partout des maisons, partout un peuple, partout une république, partout la vie. Comme témoignage décisif de l'accroissement du genre humain, nous sommes un fardeau pour le monde; à peine si les éléments nous suffisent; les nécessités deviennent plus pressantes; cette plainte est dans toutes les bouches: la nature va nous manquer. Il est bien vrai que les pestes, les famines, les guerres, les gouffres qui ensevelissent les cités, doivent être regardés comme un remède, espèce de tonte pour les accroissements du genre humain. Toutefois, quoique ces sortes de haches moissonnent à la fois une grande multitude d'hommes, jamais cependant l'univers n'a encore vu avec effroi, au bout de mille ans, la résurrection de cette multitude, ramenant la vie après la mort. La balance entre la perte et le rétablissement aurait cependant rendu la chose sensible, s'il était vrai que les vivants naquissent des morts. Ensuite, pourquoi les morts revivent-ils au bout de mille ans, et non pas aussitôt, puisque si l'objet disparu n'est pas réparé sur-le-champ, il court risque d'être complètement anéanti, la perte l'emportant sur la compensation? En effet, la course de la vie présente ne serait pas en proportion avec cette révolution de mille ans, puisqu'elle est beaucoup plus courte, et conséquemment plus facile à éteindre qu'à rallumer. Ainsi, la perte et le rétablissement n'ayant pas lieu, tandis qu'ils devraient survenir si les morts renaissaient des vivants, il est faux que la mort engendre la vie. [31] XXXI. D'ailleurs, si les vivants renaissaient des morts, chacun par là même renaîtrait de chacun. Il faudrait donc que les âmes qui avaient animé chaque corps, rentrassent dans ce même corps. Or, si deux, trois, et jusqu'à cinq âmes sont renfermées au lieu d'une dans un seul utérus, les vivants ne naîtront pas des morts, ni chacun de chacun. Dans ce cas, l'âme est unique au commencement, tandis qu'aujourd'hui plusieurs âmes sont tirées d'une seule. De même, puisque les âmes meurent à un âge différent, pourquoi reviennent-elles simultanément? Toutes les âmes passent d'abord par l'enfance: comment admettre qu'un vieillard, après sa mort, revienne enfant sur la terre? Si l'âme, une fois hors du corps, décroît en rétrogradant à l'enfance, combien il était plus raisonnable qu'elle revînt riche de connaissances au bout de mille ans! Au moins fallait-il la faire contemporaine de sa mort, afin qu'elle reprît l'âge qu'elle avait en quittant la vie. Mais je veux bien qu'elles ne raniment pas les mêmes corps. Si elles revenaient toujours les mêmes, au moins devraient-elles rapporter avec soi les propriétés anciennes de leur caractère, de leurs goûts, de leurs affections, parce que c'est sans fondement qu'on les croit les mêmes, dès qu'elles manquent de tout ce qui atteste leur identité. Comment savez-vous, me dit-on, si la chose se passe secrètement ainsi? La condition de la révolution millénaire vous ôte la faculté de les reconnaître, parce qu'elles reparaissent inconnues pour vous. Loin de là; je sais qu'il n'en est rien, lorsque vous m'objectez la transformation d'Euphorbe en Pythagore. L'âme d'Euphorbe, le fait est assez prouvé, ne fût-ce que par la gloire attachée à la consécration de son bouclier, était ardente et belliqueuse: au contraire, celle de Pythagore, amie du repos et inhabile aux combats, préfère au bruit des armes de la Grèce la tranquillité de l'Italie. Il s'adonne à la géométrie, à l'astrologie, à la musique; il n'a ni les goûts, ni les affections d'Euphorbe. Il y a mieux. Pyrrhus s'exerçait à tromper les poissons; Pythagore ne voulait pas même en manger, puisqu'il s'abstenait de la chair des animaux. Æthalide et Hermotime avaient introduit la fève au nombre des aliments ordinaires; Pythagore ne permit pas même à ses disciples de traverser un champ de fèves. Je le demande, comment reprendrions-nous les mêmes âmes, puisqu'elles ne prouvent leur identité ni par le naturel, ni par les inclinations, ni par la manière de vivre? Et puis parmi tant de Grecs, pourquoi quatre âmes seulement qui revivent? Mais pour nous borner à la Grèce, sans vouloir parler des métempsychoses et des métemsomatoses qui ont lieu tous les jours chez toutes les nations et parmi tous les âges, tous les rangs, tous les sexes, pourquoi Pythagore seul se reconnaît-il aujourd'hui différent d'hier, tandis qu'il ne m'arrive rien de semblable? Ou si c'est là un privilège réservé aux philosophes, et apparemment à ceux de la Grèce, comme si les Scythes et les Indiens ne philosophaient pas, pourquoi Epicure n'a-t-il aucun souvenir de sa transformation, ni Chrysippe, ni Zenon, ni Platon lui-même, que nous aurions pris peut-être pour Nestor, à cause du miel de son éloquence? [32] XXXII. Mais Empédocle, ayant rêvé qu'il était Dieu, et à cause de cela, dédaignant, j'imagine, de se rappeler sa transformation en quelque héros: J'ai été Thamnus et poisson, dit-il: pourquoi pas plutôt un melon, ô insensé! ou bien un caméléon, ô homme gonflé d'orgueil! Mais en sa qualité de poisson, craignant de pourrir dans quelque sépulture embaumée, il aima mieux se brûler vif, en se précipitant dans l'Etna. Dès lors finit sa métemsomatose, comme un repas d'été après les viandes rôties. Ici, conséquemment, il est nécessaire que nous combattions un système monstrueux, d'après lequel l'âme des hommes passerait dans le corps des bêtes, et l'âme des bêtes dans le corps des hommes. Laissons de côté les thamnus. Toutefois nous serons courts, de peur que nous ne soyons plus forcés de rire que d'enseigner. Nous soutenons que l'âme humaine ne peut en aucune façon être transportée dans le corps des bêtes, quand même elle serait formée, ainsi que le pensent les philosophes, de substances élémentaires. Que l'âme ait pour origine ou le feu, ou l'eau, ou le sang, ou le vent, ou l'air, ou la lumière, nous ne devons pas perdre de vue que les animaux ont des propriétés contraires à chacune de ces substances. Ainsi les animaux froids sont opposés au feu, tels que les serpents, les lézards, les salamandres, et tous ceux qui sont formés d'un élément rival, c'est-à-dire de l'eau. Par la même raison, ceux qui sont secs et arides sont opposés à l'eau; les sauterelles, les papillons, les caméléons aiment la sécheresse. De même sont opposés au sang tous ceux qui n'en ont pas la pourpre, les limaçons, les vers, et la plus grande partie des poissons. Tous ceux qui paraissent ne pas respirer, faute de poumons et d'artères, tels que les moucherons, les fourmis, les teignes, et en général tous les insectes imperceptibles, sont opposés au vent. Sont aussi opposés à l'air tous ceux qui, vivant constamment sous terre ou au fond des eaux, sont privés de respiration. On connaît la chose plutôt que le nom. Sont aussi opposés à la lumière tous ceux qui ne voient pas du tout ou qui n'ont d'yeux que pour les ténèbres, tels que les taupes, les chauve-souris et les hibous. Je ne parle ici que des animaux visibles et palpables. D'ailleurs, si j'avais en main les atomes d'Epicure, si je voyais les nombres de Pythagore, si je rencontrais les idées de Platon, si je tenais les entéléchies d'Aristote, je trouverais peut-être aussi des animaux à opposer à ces divers principes par la diversité de leurs propriétés. Or je le déclare, quelle que fût la substance mentionnée plus haut, dont l'âme humaine eût été formée, elle n'aurait pu revivre dans des animaux si opposés à chacun de ces principes, et en vertu de son émigration, transférer son essence dans des corps qui devaient plutôt l'exclure et la rejeter que l'admettre et la recevoir; d'abord à cause de ce premier antagonisme qui met en lutte la diversité des substances, ensuite à cause de toutes les conséquences qui résultent de chaque nature. En effet, l'âme humaine a reçu d'autres demeures, d'autres aliments, d'autres facultés, d'autres sens, d'autres affections, d'autres accouplements, d'autres procréations. J'en dis autant de son caractère, puis de ses œuvres, de ses joies, de ses dégoûts, de ses vices, de ses désirs, de ses voluptés, de ses maladies, de ses remèdes; elle a enfin sa vie spéciale et sa manière d'en sortir. Comment donc cette âme qui s'attachait à la terre, qui tremblait devant toute élévation ou toute profondeur, que fatiguaient les degrés d'une échelle, que suffoquaient les marches d'une piscine, affrontera-t-elle par la suite les hautes régions de l'air dans le corps d'un aigle, ou bondira-t-elle sur la mer dans le corps d'une anguille? Comment une âme nourrie d'aliments choisis, délicats, exquis, ruminera-t-elle, je ne dirai pas la paille, mais les épines, les feuilles amères et sauvages, les bêtes qui vivent dans le fumier, et jusqu'au venin des reptiles, si elle passe dans le corps d'une chèvre ou d'une caille? Que dis-je, comment vivra-t-elle de cadavres, et de cadavres humains, quand, ours et lion, elle se souviendra d'elle-même? Même inconvenance partout ailleurs, pour ne pas nous arrêter ici sur chaque point. Quelle que soit la dimension, quelle que soit la mesure de l'âme, que fera-t-elle dans des animaux plus grands ou plus petits? Car il faut nécessairement que tout le corps soit rempli par l'âme, de même que l'âme recouverte tout entière par le corps. Comment donc l'âme d'un homme remplira-t-elle un éléphant? Comment s'introduira-t-elle dans un moucheron? Si elle s'étend ou se resserre jusque là, elle ne peut que péricliter. Et voilà pourquoi j'ajoute: Si elle n'est en rien susceptible de passer dans les animaux qui ne lui ressemblent ni par les dimensions du corps ni par les autres lois de leur nature, se changera-t-elle d'après les propriétés des genres, pour adopter une vie contraire à la vie humaine, devenue elle-même, par cette transformation, contraire à l'âme humaine? En effet, si elle subit cette transformation en perdant ce qu'elle a été, elle ne sera plus ce qu'elle a été; et si elle n'est plus ce qu'elle a été, dès lors cesse la métemsomatose, c'est-à-dire qu'on ne peut plus l'attribuer à une âme qui n'existera plus, dès qu'elle sera transformée. Il n'y aura véritablement métemsomatose pour l'âme que quand elle la subira en conservant la même essence. Si donc elle ne peut ni être transformée, parce qu'elle cesserait d'être elle-même, ni conserver son essence, parce qu'elle n'admet pas deux natures contraires, je cherche encore quelque motif plausible qui justifie cette transformation. En effet, quoique certains hommes soient comparés aux bêtes à cause de leurs mœurs, de leur caractère et de leurs penchants, puisque Dieu lui-même a dit: « L'homme s'est rendu semblable aux animaux dépourvus de raison, » il ne s'ensuit pas que les voleurs deviennent à la lettre pour moi des vautours, les impudiques des chiens, les violents des panthères, les vertueux des brebis, les bavards des hirondelles, les chastes des colombes, comme si la substance de l'âme, partout la même, reprenait sa nature dans les propriétés des animaux. Autre chose est la substance, autre chose la nature de la substance. En effet, la substance est la propriété inaliénable de chaque être: la nature, au contraire, peut être commune. Citons un exemple. La pierre, le fer, voilà la substance: la dureté de la pierre et du fer, voilà la nature de la substance. La dureté est commune, la substance est différente. La flexibilité de la laine, la flexibilité de la plume, sont des qualités naturelles qui se ressemblent dans des substances qui ne se ressemblent pas. Il en est de même de l'homme. Quoiqu'on le compare à une bête cruelle ou innocente, il n'a pas la même âme. Car on signale alors la ressemblance de la nature là où l'on aperçoit la diversité de substance. Par là même que tu juges l'homme semblable à la bête, tu confesses que l'âme n'est pas la même, puisque tu la fais semblable, mais non identique. Ainsi l'oracle divin est plein de sagesse, quand il compare l'homme à la brute, sous le rapport de la nature, mais non de la substance. D'ailleurs, Dieu lui-même n'eût pas adressé à l'homme de tels reproches, s'il l'avait connu animal dans sa substance. [33] XXXIII. Puisque l'on appuie sur la nécessité du jugement ce dogme que les âmes humaines passent, d'après leur vie et leurs mérites, dans différentes espèces d'animaux, il s'ensuit qu'elles doivent être égorgées dans les animaux que l'on tue, domptées dans ceux qui sont domestiques, fatiguées dans ceux qui travaillent, souillées dans ceux qui sont immondes, de même qu'honorées, chéries, soignées, recherchées dans les plus beaux, les plus doux, les plus utiles et les plus délicats. Ici je dirai: Si les âmes sont transformées, ce ne sont plus elles qui recevront le traitement qu'elles auront mérité: l'économie du jugement n'a plus d'effet, si la perception des mérites n'existe pas. Or la perception des mérites n'existe plus, dès que l'essence des âmes est changée; et l'essence des âmes est changée, si elles ne demeurent pas ce qu'elles sont. Il en est de même quand elles demeureraient ce qu'elles sont pour être jugées. Le Mercure égyptien l'a bien compris quand il a dit que l'âme sortie du corps, au lieu d'aller se perdre dans l'âme de l'univers, demeure distincte, afin de rendre compte au Père de tout ce qu'elle a fait pendant qu'elle animait le corps. Je veux aussi examiner si par sa justice, sa gravité, sa majesté, sa dignité, le jugement divin ne l'emporte pas de beaucoup sur la loi humaine, plus complet dans l'exécution de sa double sentence, soit châtiments, soit faveurs, plus sévère dans ses vengeances, plus libéral dans ses largesses. Que deviendra, crois-tu, l'âme de l'homicide? Sans doute quelque animal destiné au couteau du boucher, afin qu'elle soit égorgée de même qu'elle a égorgé, qu'elle soit écorchée de même qu'elle a dépouillé, qu'elle soit exposée pour servir d'aliment, de même qu'elle a exposé aux animaux de proie ceux qu'elle a immolés dans les forêts et les lieux écartés. Si telle est sa condamnation, cette âme n'éprouvera-t-elle pas plus de soulagement que de torture, en trouvant sa mort parmi des cuisiniers précieux, avalée avec les assaisonnements d'Apicius et de Lurcon, servie sur les tables de Cicéron, emportée dans la riche vaisselle de Sylla, ayant un banquet pour funérailles, dévorée par ses égaux plutôt que par les vautours et les loups, de sorte que, ensevelie dans le corps d'un homme et rentrée dans le genre qui lui appartient, elle semble être ressuscitée, triomphant des jugements humains, si elle les a éprouvés. En effet, ils livrent, à des bêtes diverses, choisies à dessein et dressées par d'autres maîtres que la nature, le meurtrier vivant encore, que dis-je? mourant avec peine, afin qu'il endure toute la plénitude de son supplice par les savantes lenteurs de son trépas. Son âme a-t-elle pris les devants sous les coups d'un dernier poignard? Son corps n'est pas même à l'abri du fer. Sa gorge et ses entrailles sont percées, sa poitrine est rompue; qu'importe? on exige de lui la compensation de son propre forfait. De là on le précipite dans les flammes, afin de punir sa sépulture. D'autre sépulture, il n'y en a pas pour lui. Cependant on ne veille pas sur son bûcher avec un soin tel que d'autres animaux ne se disputent ses restes. Au moins point de pardon pour ses ossements, point de grâce pour ses cendres: il faut les châtier par la nudité. La vengeance que les hommes tirent de l'homicide est aussi grande que la nature elle-même qu'ils vengent. Qui ne préférerait la justice du siècle, qui, selon la déclaration de l'Apôtre, n'est pas armée en vain du glaive, et qui, en sévissant pour l'homme, est religieuse? Si nous nous rappelons encore le châtiment infligé aux autres crimes, le gibet, le bûcher, le sac de cuir, les harpons, les roches aiguës, quel malfaiteur ne serait pas intéressé à subir sa sentence chez Pythagore ou Empédocle? En effet, combien ceux qui, pour être punis par l'esclavage et le travail, passeront dans le corps des bêtes de somme, n'auront-ils pas à s'applaudir du moulin et de la roue qui recueille l'eau, quand ils se souviendront des mines, des loges, des travaux publics et des cachots eux-mêmes, quelque oisifs qu'ils soient! De même, je cherche les récompenses de ceux qui auront livré au juge une vie intègre et vertueuse, ou plutôt je ne rencontre que leurs supplices. Merveilleuse récompense, en vérité, pour les hommes de bien, que de revivre dans le corps de chaque animal! Homère se souvient d'avoir été paon; ainsi l'a rêvé Ennius. Mais je n'en croirai pas les poètes, même éveillés. Si beau que soit ce paon, quelque soit l'éclat de ses couleurs, ses plumes n'en sont pas moins muettes, sa voix n'en déplaît pas moins; et les poètes n'aiment rien tant que de chanter: Homère changé en paon est donc plus condamné qu'honoré. Il se réjouira davantage du salaire que lui réserve le siècle, où il est proclamé le père des sciences libérales, préférant les ornements de sa gloire à ceux de sa queue. Eh bien! d'accord, que les poètes soient transformés en paons ou en cygnes, si toutefois la voix des cygnes eux-mêmes a quelque charme: quel animal donneras-tu pour enveloppe au juste Eaque? Dans quelle bête enfermeras-tu la chaste Didon? Dans quel oiseau entrera la patience, dans quel quadrupède la sainteté, dans quel poisson l'innocence? Tous les êtres vivants sont les serviteurs de l'homme: tous lui sont assujettis en esclaves. S'il devient l'un d'eux, il est abaissé. Quoi! dégrader jusque là un homme auquel la reconnaissance publique a consacré, à cause des services qu'il a rendus, des images, des statues, des titres, des honneurs publics, des privilèges! auquel le peuple et le sénat offrent des sacrifices et des victimes! O jugements divins, plus menteurs après la mort que ceux de l'homme, méprisables dans leurs châtiments, objets de dégoût dans leurs faveurs, que la scélératesse ne redouterait point, que n'ambitionnerait point la vertu; auxquels courraient les malfaiteurs plutôt que les élus, les premiers pour se dérober plus promptement à la justice du siècle, les seconds pour la subir plus tard! Philosophes, vous nous enseignez avec raison, vous nous persuadez avec utilité que les supplices ou les récompenses sont plus légers après la mort, puisque si quelque jugement attend les âmes, il faudra le croire plus redoutable dans l'examen que dans la conduite de la vie, parce que rien de plus complet que ce qui est le dernier, et rien de plus complet que ce qui est divin. Dieu jugera donc plus complètement, parce qu'il jugera le dernier par une sentence éternelle, pour le supplice aussi bien que pour le rafraîchissement; renvoyant les âmes, non pas dans le corps des bêtes, mais dans leurs propres corps, et cela une seule fois, et cela dans « ce jour que le Père lui seul connaît, » afin que la sollicitude de la foi soit éprouvée par une attente pleine d'anxiété, les yeux constamment fixés sur ce jour, parce qu'elle l'ignore constamment, craignant tous les jours parce qu'elle espère tous les jours. [34] XXXIV. Jusqu'à ce jour aucune hérésie n'a encore avancé en son propre nom l'opinion extravagante qui fait revivre les âmes humaines dans le corps des bêtes. Mais nous avons jugé nécessaire de rapporter et de combattre cette assertion, parce qu'elle se lie aux précédentes, afin de réfuter la transformation d'Homère en paon, de même que celle de Pythagore en Euphorbe, et pour que cette métempsychose ou métemsomatose, réduite au néant, renversât également celle qui a fourni aux hérétiques quelques arguments. En effet, Simon le Samaritain, le même qui, dans les Actes des Apôtres, voulut acheter l'Esprit saint, après avoir été condamné par l'Esprit lui-même à périr avec son argent, pleura vainement, et dirigea ses efforts vers la ruine de la vérité, comme pour soulager sa défaite. Appuyé sur les ressources de son art, il recourt aux prestiges, et, avec le même argent, il achète une Tyrienne, nommée Hélène, qu'il arrache à la débauche publique, récompense digne de lui, en échange de l'Esprit saint qu'il avait marchandé. Puis il feignit qu'il était le Père souverain. Quant à l'esclave, elle était, disait-il, la première pensée par laquelle il avait résolu de créer les anges et les archanges. Une fois qu'elle en eut connaissance, elle s'élança hors du Père, et descendit sur les régions inférieures. Là, devançant les desseins du Père, elle engendra les puissances angéliques, qui ignorent leur père et ont créé ce monde; mais celles-ci la retinrent captive, par jalousie, de peur qu'après son départ elles ne fussent regardées comme les productions d'un autre. Voilà pourquoi, après avoir subi toute sorte d'affronts, afin qu'ainsi déshonorée elle ne pût jamais partir, elle fut dégradée jusqu'à la forme humaine, réduite à s'enfermer dans les liens de la chair. Elle passa pendant un grand nombre de siècles tantôt dans une femme, tantôt dans une autre; elle fut aussi cette Hélène fatale à Priam d'abord, puis aux yeux de Stesichore qu'elle aurait aveuglé pour se venger de ses épigrammes, et auquel elle aurait ensuite rendu la vue, fléchie par ses louanges. Après de nombreuses transformations de cette nature, pour dernière honte, elle fut la prostituée Hélène dans un lieu de débauche. Elle est donc la brebis perdue vers laquelle était descendu le Père souverain, c'est-à-dire Simon. Après l'avoir ainsi retrouvée et rapportée, sur ses épaules ou ailleurs? je l'ignore, il songea ensuite au salut des hommes, pour les délivrer, par une sorte d'affranchissement, des puissances angéliques. C'est pour les mieux tromper, que lui-même, prenant une forme visible et se montrant homme aux regards des hommes, joua dans la Judée le rôle de fils, dans la Samarie, celui de père. O Hélène, qui n'en peut mais entre les poètes et les hérétiques, déshonorée autrefois par l'adultère, aujourd'hui par la prostitution, si ce n'est qu'elle est arrachée plus glorieusement de Troie que d'un lieu de débauche, de Troie avec mille vaisseaux, du lieu de débauche sans qu'il en coûtât peut-être mille deniers. Rougis, Simon, et de ta lenteur à la redemander, et de ta timidité à la reconquérir. Ménélas, au contraire, se met à sa poursuite aussitôt qu'elle est perdue, la redemande aussitôt qu'elle est enlevée, l'arrache au ravisseur par un combat de dix ans, et cela sans se cacher, sans descendre à la ruse ni au mensonge. Je crains bien que le père véritable ne soit celui qui a travaillé avec plus de vigilance, avec plus de courage et avec plus de persévérance à reconquérir Hélène. [35] XXXV. Mais la métempsychose n'a pas fourni cette fable pour toi seul. Voilà qu'elle est adoptée aussi par Carpocrate, tout à la fois magicien et fornicateur, quoique du côté d'Hélène, il te cède le pas. Et pourquoi non? Puisque pour assurer le renversement de toute loi divine et humaine, il affirma que les âmes rentraient dans les corps. La vie présente, dit-il, n'est achevée pour personne, à moins d'avoir accompli tout ce qui la souille, parce que le mal n'existe pas de sa nature, mais seulement dans l'opinion. C'est pourquoi la métempsychose nous attend nécessairement, si dans cette première période de la vie, nous n'avons pas satisfait tous nos penchants dépravés. Les crimes appartiennent à la vie; d'ailleurs l'âme doit y être rappelée autant de fois qu'elle se présentera avec une dette, et n'ayant pas payé son contingent de crimes, précipitée de temps en temps dans la prison du corps, « jusqu'à ce qu'elle ait payé la dernière obole. » C'est ainsi qu'il pervertit cette allégorie tout entière du Seigneur, quoique l'interprétation en soit lumineuse, et que d'abord il eût dû l'entendre dans son sens naturel. Car le païen est un ennemi, marchant avec nous dans la carrière commune de la vie; d'ailleurs « il nous faudrait sortir de ce monde, » s'il ne nous était pas permis de converser avec eux. Il veut donc que nous lui communiquions les biens de l'âme. « Aimez vos ennemis, dit-il, et priez pour ceux qui vous maudissent, » de peur que, provoqué à tort par quelque relation d'affaires, il ne vous traîne devant son juge, et que jeté en prison, vous n'y soyez détenu jusqu'à l'acquittement de toute votre dette. Veux-tu que la mention de cet ennemi s'applique au démon, parce qu'il est dit qu'il nous observe? Tu es encore averti de garder avec lui cet accord qui est fondé sur les engagements de la foi. N'as-tu pas promis de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses anges? Tel est le traité signé entre vous. L'amitié, par suite de la fidélité aux engagements, consistera pour toi à ne rien reprendre désormais de ce que tu as répudié, de ce que tu lui as rendu, de peur qu'il ne te livre aux jugements de Dieu comme un fourbe, comme un violateur du pacte, de même que nous le voyons ailleurs, « accuser les saints, et se faire leur délateur, ainsi que l'indique son nom; » de peur enfin que ton juge ne te livre au ministre de ses « vengeances, et que tu ne sois envoyé dans une prison, d'où tu ne sortiras qu'après avoir acquitté les fautes les plus légères » dans l'intervalle de la résurrection. Quoi de plus naturel que ces sens? Quoi de plus vrai que ces interprétations? D'ailleurs, si dans le système de Carpocrate, l'âme reste la débitrice de tous les forfaits, qui faudra-t-il entendre par son ennemi et son antagoniste? A mon avis, un esprit raisonnable qui la conduirait aux œuvres de la vertu, pour la faire passer tantôt dans un corps, tantôt dans un autre, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus trouvée coupable de vertu dans aucun d'eux. C'est là comprendre ce qu'un arbre est bon quand il porte de mauvais fruits, » en d'autres termes, c'est reconnaître la doctrine de la vérité à la perversité des préceptes. Les hérétiques de cette nature, afin de venir en aide à la métempsychose, s'emparent, j'imagine, de l'exemple d'Elie, qui est comme représenté dans Jean, le précurseur du Christ. « Elie est déjà venu, et ils ne l'ont pas connu. » Et ailleurs, « Si vous voulez l'entendre, il est lui-même Elie qui doit venir. » Quoi donc? Les Juifs interrogeraient-ils Jean, « Etes-vous Elie? » en vertu du système de Pythagore, et non conformément à la prophétie divine: «Voilà que je vous enverrai Elie le thesbitain? » Mais leur métempsychose est le rappel de l'âme morte depuis longtemps et revivant dans un autre corps. Elie, au contraire, viendra, non pas après avoir quitté la vie, mais en changeant de lieu simplement; non pour être rendu à un corps dont il ne s'est pas séparé, mais pour être rendu à un monde hors duquel il a été enlevé; non pour ressusciter à une vie qu'il avait perdue, mais pour accomplir la prophétie, toujours lui, toujours le même, rapportant son nom et sa substance d'homme. ---- Mais comment Jean sera-t-il Elie? ---- Tu as la parole de l'ange. « Et il ira, devant lui, en présence du peuple, dans l'esprit et la vertu d'Elie, » mais non dans son âme, ni dans sa chair. Les substances, en effet, sont la propriété de chaque individu. Mais, de même que l'esprit et la vertu sont conférés par la grâce de Dieu, de même ils peuvent être transportés à un autre par la volonté de Dieu, comme il arriva autrefois de l'esprit de Moïse. [36] XXXVI. Nous avons abandonné, pour nous jeter dans les questions qui précèdent, un point où il nous faut revenir. Nous avions établi que l'âme est semée dans l'homme et au moyen de l'homme, et qu'il n'y avait dès le commencement qu'une semence pour l'âme, de même que pour la chair, dans toute la postérité humaine, afin de répondre ainsi aux opinions rivales des philosophes et des hérétiques, et surtout à cette tradition surannée de Platon. Maintenant nous poursuivons l'ordre des questions qui viennent après celles-là. L'âme semée dans l'utérus en même temps que la chair, reçoit en même temps qu'elle son sexe, mais si bien en même temps, qu'aucune des deux substances n'a la priorité dans ce qui concerne le sexe. Si en effet dans les semences de l'une et de l'autre substance, la conception admettait quelque intervalle, de manière que la chair ou que l'âme fût semée la première, il y aurait lieu d'attribuer à l'une des deux substances, la propriété du sexe, à cause de l'intervalle qui a séparé les deux semences, afin que la chair imprimât à l'âme son sexe, ou l'âme à la chair. Apelles en effet, non pas le peintre, mais l'hérétique, en déclarant que les âmes étaient mâles et femelles avant d'entrer dans les corps, comme il l'avait appris de la bouche de Philumène, nous montre la chair recevant de l'âme son sexe, comme étant venue la seconde. Ceux qui introduisent l'âme dans la chair après l'enfantement, préjugent aussi par là même que la chair communique à l'âme, avant sa formation, le sexe masculin ou féminin. Il n'en est rien. Les semences des deux substances, indivisibles, et contemporaines dans leur effusion, subissent un travail simultané par lequel cette économie de la nature, quelle qu'elle soit, revêt les linéaments qui lui appartiennent. Du moins, les exemples primitifs rendent encore témoignage ici, puisque le mâle est formé en moins de temps: Adam en effet fut créé le premier; la femme arrive un peu plus tard: Eve en effet fut créée la seconde. La chair de celle-ci est donc plus longtemps informe, telle qu'elle fut tirée du côté d'Adam. Toutefois elle est déjà un être animé, parce que, je le reconnais, cette portion d'Adam était alors animée. Au reste, Dieu l'eût animée elle-même de son souffle, si l'âme d'Adam n'était pas passée dans la femme, ainsi que sa chair, par voie de propagation. [37] XXXVII. Une puissance, ministre de la volonté divine, préside aux soins de semer l'homme dans l'utérus, de le former, de l'élaborer progressivement, quelles que soient les lois qu'elle ait mission d'exécuter. Frappée de ces considérations, la superstition romaine inventa aussi une déesse Alémona, chargée de nourrir le fœtus dans le sein maternel; une Nona et une Décima, à cause des mois les plus difficiles; une Partula, pour gouverner l'accouchement; et enfin une Lucine, pour produire l'enfant à la lumière. Pour nous, nous confions à un ange ces fonctions divines. Le fétus est donc un homme dans le sein maternel aussitôt qu'il est complètement formé. La loi de Moïse, en effet, punit par le talion, quiconque est coupable d'avortement, puisque le principe qui fait l'homme existe, puisqu'il peut déjà vivre et mourir, puisqu'il est déjà soumis aux vicissitudes humaines, quoique vivant encore dans sa mère, il participe à tout ce qu'éprouve sa mère. Je dirai aussi un mot de l'époque où l'âme naît, afin d'embrasser toute la question. La naissance régulière a lieu vers l'entrée du dixième mois. Ceux qui supputent les nombres honorent aussi la décade comme le nombre générateur de tous les autres, et complétant d'ailleurs la naissance humaine. Pour moi, j'aime mieux rapporter à Dieu la mesure de ce temps, afin que ces dix mois soient plutôt l'initiation de l'homme au décalogue, et que l'espace nécessaire à sa naissance soit égal au nombre des préceptes auxquels il devra sa renaissance. Mais puisque la naissance est achevée au septième mois, je lui accorderais plus volontiers qu'au huitième, l'honneur de rappeler le sabbat, de sorte que le mois où l'image de Dieu est produite à la lumière, correspond par intervalles au jour où se consomma la création divine. Il a été permis à la naissance de prendre les devants et de se rencontrer si exactement avec la semaine, comme un présage de résurrection, de repos et de royauté. Voilà pourquoi l'ogdoade ne nous engendre pas. « Alors en effet il n'y aura plus de mariage. » Nous avons déjà établi l'union de l'âme et du corps à partir de l'indivisible mélange des semences elles-mêmes jusqu'à l'ancienne formation du fétus: nous la maintenons encore en ce moment à dater de la naissance. D'abord, elles croissent ensemble, mais chacune à leur manière, selon la diversité de leur genre, la chair en volume, l'âme en intelligence; la chair en extérieur, l'âme en sentiment. D'ailleurs il n'est pas vrai que l'âme croisse en substance, de peur que l'on ne dise qu'elle décroît également en substance, et qu'on en conclue qu'elle s'éteint. Mais sa puissance intime, dans laquelle résident tous les trésors dont elle a été dotée à sa naissance, se développe par degrés avec la chair, tandis que la portion originaire de substance qu'elle a reçue avec le souffle divin ne change pas. Prenez une certaine quantité d'or ou d'argent, masse encore grossière. Sa forme resserrée, et moindre que sa forme future, contient toutefois dans les limites de ses dimensions tout ce qui est la nature de l'or. Ensuite, lorsque la masse est allongée en lame, elle devient plus grande qu'à son origine, par la dilatation d'un poids qui reste le même. mais non par son accroissement, en s'étendant, mais non en augmentant, quoiqu'il y ait accroissement pour elle, lorsqu'elle s'étend ainsi. En effet, elle peut croître en dimensions extérieures, quoique la substance soit immuable. Alors l'éclat de l'or et de l'argent, qui existait déjà dans le bloc, obscurci quoique réel, brille avec plus d'intensité: alors arrivent tantôt une modification, tantôt une autre, suivant la malléabilité de la matière, et d'après la volonté de celui qui la travaille; mais sans rien ajouter à sa mesure, que la forme. Il en est de même des accroissements de l'âme; ils n'atteignent point sa substance; ils la développent. [38] XXXVIII. Quoique nous ayons posé ce principe préliminaire, que toutes les facultés naturelles de l'âme, qui appartiennent au sentiment et à l'intellect, résident au fond de sa substance, en vertu de sa naissance elle-même, mais se développent insensiblement avec l'âge, diversement modifiées par les accidents, d'après les institutions, les lieux et les puissances dominatrices, voici cependant qu'à l'appui de l'union de l'âme et du corps, qui est maintenant agitée, nous disons que la puberté de l'âme coïncide avec celle de la chair, et qu'elles commencent simultanément l'une et l'autre vers la quatorzième année environ, la première par le progrès des sentiments, la seconde par le développement des membres; et cela, non pas parce que, suivant Asclépiade, la réflexion date de cet âge, ou parce que la loi fixe cette époque pour la capacité civile, mais parce que le motif en remonte à la création. Si, en effet, « Adam et Eve sentirent, par la connaissance du bien et du mal, qu'il fallait couvrir leur nudité, » du moment où nous avons le même sentiment, nous déclarons que nous discernons le bien et le mal. Or, à partir de cet âge, le sexe est plus disposé à rougir, il se couvre d'un duvet nouveau, la concupiscence se sert du ministère des yeux, communique ses impressions agréables, comprend ce qui est, environne son domaine d'ardeurs contagieuses comme d'une ceinture de figuier, chasse l'homme du paradis de l'innocence, glissant ensuite honteusement dans des prévarications contre nature, parce que ce n'est pas la nature, mais le vice qui les enseigne. D'ailleurs, il n'y a proprement qu'une concupiscence naturelle, celle des aliments, que Dieu donna originairement à l'homme: « Vous mangerez de tous les fruits. » Il étendit, cette faculté pour la seconde génération après le déluge. « Voilà, dit-il, que vous prendrez pour nourriture tout ce qui vit, de même que toute sorte de plantes: » pourvoyant ainsi, non pas tant à l'âme qu'à la chair, quoiqu'en vue de l'âme. Car il faut enlever au sophiste l'occasion de dire que l'âme paraissant désirer des aliments doit être réputée mortelle, puisque les aliments la soutiennent, tandis qu'elle languit, lorsqu'on les diminue, et qu'elle succombe, lorsqu'on les lui retranche complètement. Or, non seulement il faut examiner qui désire ces aliments, mais encore dans quel but; puis si c'est pour soi qu'il les désire, pourquoi, quand et jusqu'à quand il les désire, parce qu'autre chose est de désirer par nature, autre chose par nécessité; autre chose en vertu d'une propriété, autre chose en vertu d'une raison. L'âme désirera donc des aliments, pour elle, il est vrai, par un motif de nécessité, pour la chair, au contraire, par la nature de sa propriété. Assurément la chair est la maison de l'âme, et l'âme est l'hôte de la chair. L'habitant, par la raison et la nécessité même de ce nom, désirera donc tout ce qui doit profiter à la maison, pendant le temps qu'il y habitera, non pas qu'il soit lui-même assis sur ces fondements, enfermé dans ces murs, soutenu par ce toit, mais pour y être contenu, puisqu'il ne peut l'être autrement que par une maison en bon état. Sans quoi, il sera permis à l'âme, une fois que la maison croule faute de ses propres soutiens, de se retirer saine et sauve, conservant ses appuis, et les aliments qui appartiennent à sa nature, l'immortalité, la raison, le sentiment, l'intellect et le libre arbitre. [39] XXXIX. Celui qui dans l'origine fut jaloux de l'homme, obscurcit et déprave encore aujourd'hui toutes ses facultés, conférées à l'âme au moment de sa naissance, afin d'empêcher qu'elles ne brillent par elles-mêmes ou qu'elles ne soient dirigées là où il faut. En effet, à quel homme ne s'attachera pas l'esprit mauvais, puisqu'il guette les âmes, aux portes mêmes de la vie, ou même qu'il est appelé par toutes les superstitions qui environnent un enfantement, tant l'idolâtrie est comme l'accoucheuse de tous les nouveau-nés, et lorsque les femmes enceintes, couronnées de bandelettes, tressées devant les idoles, déclarent que leurs fruits sont consacrés aux démons; et lorsqu'on appelle à grands cris Diane et Lucine pendant le travail de l'enfantement; et lorsque toute une semaine une table est dressée à Junon; et lorsque le dernier jour on tire l'horoscope qui sera consigné par écrit; et lorsque les premiers pas que l'enfant imprime sur la terre sont consacrés à la déesse Statina? Qui ensuite ne voue à la malédiction la tête tout entière de son fils, ou n'excepte quelque cheveu, ou ne coupe la totalité avec un rasoir, ou ne l'enchaîne par quelque sacrifice, ou ne le marque de quelque sceau sacré, pour quelque superstition en l'honneur de la patrie ou des aïeux, particulière ou publique? C'est dans cet état qu'un esprit démoniaque trouva Socrate encore enfant. C'est ainsi que l'on assigne à chacun son génie, qui est le nom des démons. Tant il est vrai qu'aucune naissance n'est pure, des païens veux-je dire. De là vient que l'Apôtre déclare « que les deux sexes ayant été sanctifiés, engendrent des saints, non moins par la prérogative de la semence, que par la loi de l'institution. D'ailleurs, ajoute-t-il, ils naîtraient impurs; » comme voulant faire entendre que les enfants des fidèles sont désignés néanmoins à la sainteté, et conséquemment au salut, afin que par le gage de cette espérance, il vînt en aide aux mariages, qu'il avait jugé à propos de maintenir. D'ailleurs il se souvient de l'oracle du Seigneur: « Quiconque ne renaîtra point de l'eau et de l'esprit, ne pourra entrer dans le royaume de Dieu. » [40] XL. Ainsi, toute âme naît dans Adam, jusqu'à ce qu'elle renaisse dans le Christ, impure aussi longtemps qu'elle n'a pas pris cette seconde naissance. Or, elle est pécheresse, parce qu'elle est impure, soumise à la honte par son association avec la chair. Car quoique la chair « suivant laquelle il nous est interdit de marcher, dont les œuvres sont condamnées parce qu'elle est en lutte contre l'esprit, et à cause de laquelle les hommes sont appelés charnels, soit une chair pécheresse, » toutefois elle n'est pas ignominieuse de son chef. En effet, elle n'a par son propre fonds ni la réflexion, ni le sentiment pour conseiller, ou pour ordonner le péché. Et comment en serait-il autrement, puisqu'elle n'est qu'un ministère. Encore est-elle un ministère, non pas à la manière d'un esclave, ou d'un ami d'un rang inférieur: il y a là des âmes; mais à la manière d'une coupe, ou de tout autre corps de cette nature, où l'âme est absente. En effet, la coupe fournit son ministère à l'homme altéré; mais si celui qui a soif ne prépare lui-même la coupe, la coupe ne le servira point. Tant il est vrai qu'aucune propriété de l'homme ne réside dans la matière terrestre; la chair n'est pas homme, comme étant une autre faculté de l'âme, ni une autre personne, elle est chose d'une substance absolument différente, et d'une autre nature, attachée à l'âme toutefois, comme un meuble, comme un instrument pour les diverses fonctions de la vie. Les Ecritures adressent donc des reproches à la chair, parce que, dans les œuvres de la volupté, de la gourmandise, de l'ivresse, de la colère, de l'idolâtrie, et dans tous les autres actes charnels, l'âme n'exécute rien sans le concours de la chair, non par la volonté, mais par les effets. Enfin la volonté de pécher, même lorsqu'elle n'est pas accompagnée de l'acte, est imputée constamment à l'âme: « Quiconque regarde une femme avec convoitise, a commis l'adultère dans son cœur. » Au reste, qu'est-ce que la chair sans l'âme? que peut-elle seule conséquemment dans les œuvres de vertu, de justice, de patience, de chasteté? Or, quelle contradiction que d'attribuer des crimes à une substance à laquelle on n'accorde pas même de bons enseignements qui lui soient propres! Mais la substance par le ministère de laquelle se commet le délit est recherchée, afin que celle qui a péché devienne plus solidaire, sans dispenser de l'accusation celle qui lui a prêté son ministère. L'odieux s'attache plus fortement au chef, lorsque l'on incrimine les divers acteurs: celui qui ordonne est plus sévèrement châtié, quoique celui qui s'est contenté d'obéir ne soit pas excusé. [41] XLI. Ainsi le mal de l'âme, outre celui qui est semé après coup par l'arrivée de l'esprit malfaisant, a sa source antérieure dans une corruption originelle, en quelque façon inhérente à la nature. Car, ainsi que nous l'avons dit, la corruption de la nature est comme une autre nature, ayant son dieu et son père, à savoir l'auteur de la corruption lui-même, de telle sorte néanmoins qu'il n'exclue pas le bien de l'âme, suréminent, divin et pur, le bien proprement inhérent à sa nature. En effet, ce qui vient de Dieu, s'éteint moins qu'il ne se voile. Il peut être voilé, parce qu'il n'est pas Dieu; il ne peut s'éteindre, parce qu'il vient de Dieu. C'est pourquoi, de même que la lumière arrêtée par quelque obstacle, demeure, quoique sans briller, si l'obstacle est assez épais, de même le bien, étouffé dans l'âme par le mal, d'après l'intensité de celui-ci, ou disparaît complètement, en cachant sa lumière, ou bien rayonne par toutes les issues aussitôt qu'il a reconquis sa liberté. Ainsi, il y a des méchants et des hommes vertueux, quoique nous ayons tous une âme de semblable nature: ainsi se rencontre quelque bien dans les plus pervers, quelque mal dans les plus vertueux, parce que Dieu seul est sans péché, « et que le Christ est le seul homme sans péché, » attendu que le Christ est Dieu. Ainsi encore la divinité de l'âme, en vertu de son bien antérieur, éclate en présages, et la conscience prend une voix pour rendre témoignage à Dieu: « O Dieu bon! ---- Dieu me voit! ---- Je m'abandonne à Dieu! » Voilà pourquoi il n'y a point d'âme sans souillures, parce qu'il n'y a point d'âme qui n'ait la semence du bien. Conséquemment, lorsqu'elle parvient à la foi, régénérée par l'eau et par une vertu supérieure dans cette seconde naissance, après qu'est arraché le voile de son ancienne corruption, elle contemple sa lumière dans tout son éclat. Elle est reçue aussi par l'Esprit saint, de même que dans sa première naissance par l'Esprit profane. La chair accompagne l'âme dans son union avec l'Esprit, comme un esclave qui fait partie de la dot, dès lors n'étant plus la servante de l'âme, mais de l'esprit. O bienheureuse alliance, si elle ne commet pas l'adultère! [42] XLII. Il nous reste maintenant à parler de la mort, afin que le traité se termine là où l'âme elle-même a consommé ses œuvres, quoiqu'Epicure, par un sophisme assez répandu, ait nié que nous fussions soumis à la mort. En effet, ce qui se dissout, dit-il, est privé de sentiment. Ce qui est privé de sentiment n'a rien de commun avec nous. ---- Fort bien! Mais ce qui se dissout, et ce qui est privé de sentiment ce n'est pas la mort, mais l'homme qui l'endure. L'homme a donné prise sur son corps à celle dont il subit l'action. Que s'il est dans la nature de l'homme d'endurer la mort, qui dissout la matière et enlève le sentiment, quelle extravagance que de dire! Une si grande puissance n'a rien à démêler avec l'homme! Sénèque a dit avec plus de précision: « Tout finit avec la mort, jusqu'à la mort elle-même. » S'il en ainsi, la mort aura donc action sur elle-même, puisqu'elle finit elle-même, à plus forte raison donc sur l'homme, dans la destruction duquel elle finit, au milieu de toutes les ruines. La mort nous est étrangère! donc la vie nous est étrangère. Si, en effet, le principe qui nous dissout est hors de nous, celui par lequel nous existons est également hors de nous. Si la privation du sentiment nous importe peu, l'acquisition du sentiment nous est indifférente. Mais que celui qui tue l'âme tue aussi la mort. Pour nous, nous traiterons de la vie posthume, et de l'autre manière d'être de l'âme, ainsi que nous traiterons de la mort à laquelle nous appartenons, s'il est vrai qu'elle nous appartienne. Enfin le sommeil, qui en est le miroir, n'est pas une matière étrangère à ce traité. [43] XLIII. Discutons d'abord sur le sommeil; nous chercherons ensuite ce que devient l'âme après la mort. Le sommeil n'est pas quelque chose de surnaturel, comme il plaît à certains philosophes de le soutenir, lorsqu'ils lui assignent pour cause des raisons en dehors de la nature. Les stoïciens voient dans le sommeil l'affaissement de la vigueur des sens; les épicuriens, la diminution de l'esprit animal; Anaxagore avec Xénophane, une défaillance; Empédocle et Parménide, un refroidissement; Straton, la séparation de l'esprit né avec l'homme; Démocrite, un dénuement d'esprit; Aristote, un engourdissement de la chaleur qui environne le cœur. Pour moi, je ne crois pas avoir jamais dormi de manière à reconnaître quelqu'une de ces assertions. En effet, je n'irai pas croire que la défaillance soit le sommeil, qui est plutôt l'opposé de la défaillance, qu'il fait disparaître. Il est vrai de dire que l'homme est plutôt fortifié que fatigué par le sommeil. D'ailleurs, le sommeil ne naît pas toujours à la suite de la fatigue; et cependant quand il vient d'elle, elle n'existe plus. Je n'admettrai pas davantage le refroidissement, ni un engourdissement de la chaleur qui environne le cœur, puisque les corps s'échauffent tellement par le sommeil, que la répartition des aliments pendant le sommeil ne s'exécuterait pas aisément par une chaleur précipitée, pas plus que par les lenteurs du refroidissement, si le sommeil nous refroidissait. Il y a plus. La sueur est le témoignage d'une digestion brûlante. Enfin on dit que l'estomac cuit les aliments, ce qui est un effet de la chaleur et non du froid. Par conséquent, l'immortalité de l'âme ne nous permet de croire ni à une diminution de l'esprit animal, ni à la rareté de l'esprit, ni à la séparation de l'esprit né avec nous; l'âme périt si on l'amoindrit. Il reste à examiner si nous pouvons dire avec les stoïciens que le sommeil est le relâchement de la vigueur des sens, puisqu'il n'amène que le repos du corps et non celui de l'âme. L'âme, en effet, toujours active, toujours en exercice, ne succombe jamais au repos, chose étrangère à l'essence de l'immortalité; car rien de ce qui est immortel n'admet la fin de son action; or le sommeil est la fin de l'action. En un mot, le corps, soumis à la mortalité, est le seul dont l'action soit interrompue par le repos. Celui donc qui doutera que le sommeil soit conforme à la nature, a déjà, il est vrai, les philosophes qui révoquent en doute, la distinction entre les choses naturelles et extra-naturelles, pour lui apprendre qu'il peut attribuer à la nature les choses qu'il estimait hors de la nature, parce qu'elle leur a donné un mode d'existence, tel qu'elles paraissent en dehors de la nature, et conséquemment ou toutes naturelles, ou toutes contraires à la nature. Mais chez nous il pourra entendre ce que suggère la contemplation de Dieu, auteur de tout ce qui est l'objet de la discussion. Nous croyons en effet que la nature, si elle est quelque chose, est une œuvre raisonnable de Dieu. Or, la sagesse préside au sommeil, qui est si favorable, si utile, si nécessaire, qu'aucune âme ne subsiste longtemps sans lui. N'est-ce pas lui qui répare les corps, renouvelle les forces, témoigne de la santé, suspend les travaux, guérit les fatigues? N'est-ce pas pour que nous en goûtions les légitimes douceurs que le jour disparaît et que la nuit revient régulièrement, enlevant même aux objets leur couleur? Que si le sommeil est chose vitale, salutaire, secourable, il n'y a rien de ce genre qui ne soit raisonnable, rien qui ne soit naturel. Ainsi les médecins relèguent hors des limites de la nature tout ce qui est le contraire d'une chose vitale, salutaire, secourable. Car en déclarant que les affections frénétique et cardiaque, opposées au sommeil, sont en dehors de la nature, ils ont décidé d'avance que le sommeil était conforme à la nature. De plus, en remarquant qu'il n'était pas naturel dans la léthargie, ils attestent avec nous que le sommeil est naturel lorsqu'il est dans ses conditions. Toute propriété naturelle, en effet, s'anéantit par défaut ou par excès, tandis qu'elle se conserve dans les limites de sa mesure. Ainsi une chose sera naturelle dans son essence, qui cessera de l'être si elle s'affaiblit ou s'exagère. Qu'arrivera-t-il, si vous retranchez l'aliment et la boisson des lois de la nature? car la préparation au sommeil est là principalement. Il est certain que l'homme en fut comme rassasié dès le commencement de sa nature. Si tu cherches à t'instruire auprès de Dieu, tu verras Adam, principe du genre humain, goûter le sommeil avant de soupirer après le repos, s'endormir avant d'avoir vaqué au travail, que dis-je? avant d'avoir mangé, avant d'avoir parlé, afin de nous apprendre que le sommeil naturel est une faculté qui domine toutes les autres facultés naturelles. De là vient que nous regardons le sommeil, même alors, comme une image de la mort. Si, en effet, Adam figurait le Christ, le sommeil d'Adam était la mort du Christ dormant un jour dans la mort, afin que l'Eglise, véritable mère des vivants, fût figurée par la blessure qui ouvrit son côté. Voilà pourquoi un sommeil si silutaire, si rationnel, est pris déjà pour modèle de la mort commune au genre humain. Dieu, qui d'ailleurs n'a rien établi dans ses dispensations qui n'ait sa figure, a voulu, d'après le paradigme de Platon, ébaucher tous les jours plus complètement sous nos yeux le dessein de l'origine et de la fin humaines, tendant ainsi la main à notre foi, afin de lui venir mieux en aide par des images et des paraboles, dans les discours comme dans les choses. Il expose donc à tes regards le corps brisé par la puissance bienfaisante du sommeil, abattu par l'agréable nécessité du repos, dans un état d'immobilité tel qu'il fut gisant avant de vivre, tel qu'il sera gisant après la mort, témoignage de sa formation et de sa sépulture, et attendant l'âme, comme s'il ne l'avait pas encore, ou qu'elle lui fût déjà retirée. Mais l'âme est affectée de telle sorte qu'elle semble exercer ailleurs son activité, apprenant ainsi à s'absenter un jour en dissimulant déjà sa présence; toutefois elle rêve pendant cet intervalle sans se reposer, sans se livrer à l'inaction, sans asservir au joug du sommeil sa nature immortelle. Elle prouve qu'elle est toujours mobile; sur terre, sur mer, elle voyage, commerce, s'agite, travaille, joue, se plaint, se réjouit, poursuit ce qui est licite et ce qui ne l'est pas, montre que, même sans le corps, elle peut beaucoup, parce qu'elle est pourvue de ses organes, mais éprouve néanmoins la nécessité d'imprimer de nouveau le mouvement au corps. Ainsi le corps, rendu à ses fonctions lorsqu'il s'éveille, te confirme la résurrection des morts. Telle sera la raison naturelle et la nature raisonnable du sommeil. Jusque par l'image de la mort, tu es initié à la foi, tu nourris l'espérance, tu apprends à mourir et à vivre, tu apprends à veiller pendant que tu dors. [44] XLIV. Au reste, on dit d'Hermotime qu'il était privé d'âme pendant le sommeil, parce qu'elle s'échappait par intervalle du corps de cet homme, qui restait vide. Sa femme révéla ce secret. Ses ennemis, l'ayant trouvé endormi, le brûlèrent comme mort. Son âme, rentrée trop tard, s'imputa, j'imagine, cet homicide. Les habitants de Clazomène consolèrent Hermotime par un temple; aucune femme n'y paraît, à cause de la honte de son épouse. Pourquoi cette fable? De peur que la crédulité du vulgaire, déjà enclin à s'imaginer que le sommeil n'est que la retraite de l'âme, ne soit fortifiée par cet exemple d'Hermotime. Il s'agissait de quelque sommeil plus pesant, comme qui dirait un incube, ou bien de quelque affection, que Soranus oppose à la précédente, excluant l'incube, ou tout autre maladie semblable, d'où est venue la fable qu'Epiménide avait dormi près de cinquante ans. Néron, d'après Suétone, et Thrasimède, d'après Théopompe, n'ont jamais rêvé, excepté pourtant Néron, vers la fin de sa vie, après ses terreurs. Mais que répondre, si Hermotime fut si immobile que le repos de son âme, inactive pendant le sommeil, fut pris pour sa séparation d'avec le corps? Il faut admettre toute espèce de conjecture plutôt que cette licence de l'âme s'échappant ainsi avant la mort, et cela continuellement, par une sorte d'habitude. Si, en effet, on me disait qu'il arrive à l'âme, comme au soleil et à la lune, une sorte d'éclipsé, je me persuaderais que cela procède d'en haut: il est convenable que l'homme soit averti, ou épouvanté par Dieu, qui le frappe d'une mort temporaire, comme par un éclair rapide, si toutefois il n'était pas plus naturel de croire que c'est là un songe, puisque ces avertissements devraient arriver plutôt pendant la veille. [45] XLV. Nous sommes contraints ici d'exprimer l'opinion des Chrétiens sur les songes, attendu qu'ils sont les accidents du sommeil, et les élans non médiocres d'une âme que nous avons déclarée toujours occupée et agissante par la perpétuité du mouvement, ce qui est une preuve de sa divinité et de son immortalité. Ainsi, lorsque le repos arrive pour les corps, dont il est le soulagement spécial, l'âme, dédaignant un soulagement qui lui est étranger, ne se repose pas, et si le ministère des membres corporels lui manque, elle se sert des siens. Figure-toi un gladiateur sans armes, ou un cocher sans char, reproduisant, par leurs gestes, les habitudes et les efforts de leur art: quel combat! quelle rivalité! Toute cette agitation est vaine; il leur semble néanmoins qu'elle est vraie, quoiqu'elle n'ait rien de vrai. Il y a là des actes, mais pas d'effets. Nous appelons du nom d'extase cette puissance par laquelle l'âme est emportée ailleurs, comme dans une sorte de démence. Ainsi, à l'origine de la création, le sommeil fut consacré avec l'extase. « Et Dieu envoya l'extase à Adam, et il s'endormit. » Le sommeil, en effet, amena le repos du corps; l'extase, au contraire, envahit l'âme pour l'arracher au repos: de là le sommeil mêlé ordinairement à l'extase, et la nature de l'extase formée sur celle d'Adam. D'ailleurs, nos songes nous réjouissent, nous attristent, nous épouvantent; avec quelle douceur! avec quelle anxiété! avec quelle torture! tandis que de fantastiques imaginations ne nous troubleraient aucunement, si nous étions maîtres de nous-mêmes pendant que nous rêvons. Enfin, les bonnes œuvres sont inutiles dans le sommeil, et les fautes ont leur sécurité, puisque nous ne serons pas plus condamnés pour un fantôme de volupté, que couronnés pour un fantôme de martyre. Et comment, me diras-tu, l'âme se souvient-elle de ses songes, puisqu'elle ne peut avoir la conscience de ses opérations? Telle sera la propriété de cette démence, parce qu'au lieu de provenir de la maladie, elle a sa raison dans la nature; car elle ne bannit pas l'esprit, elle le détourne. Autre chose est renverser, autre chose mouvoir, autre chose est détruire, autre chose agiter. Conséquemment, ce que fournit la mémoire est le fait d'un esprit sain; ce qu'un esprit sain poursuit dans l'extase, sans en perdre la mémoire, est une espèce de démence. Voilà pourquoi cet état s'appelle rêve et non aliénation; voilà pourquoi nous sommes alors dans notre sens, ou jamais. Car, quoique notre raison soit voilée en ce moment, elle n'est pas éteinte, si ce n'est qu'alors elle peut paraître superflue; or, la vertu propre à l'extase, c'est de nous apporter les images de la sagesse aussi bien que de l'erreur. [46] XLVI. Voilà que nous sommes contraints de discuter la nature des songes eux-mêmes par lesquels l'âme est mise en mouvement. Et quand parviendrons-nous à la mort? Ici, je répondrai quand Dieu le permettra. Ce qui doit arriver ne se fait pas attendre longtemps. Epicure, en débarrassant la divinité de tout soin, en détruisant le plan de l'univers, et en livrant ce monde complètement passif au hasard et à la fortune, a jugé que les songes étaient absolument vains. Or, s'il en est ainsi, la vérité sera sujette aux vicissitudes, parce que je n'admets pas, que tout étant livré nécessairement au hasard, la vérité seule en soit affranchie. Homère assigne deux portes aux songes: la porte de corne, pour la vérité; la porte d'ivoire, pour le mensonge. On peut apercevoir, dit-on, à travers la corne, tandis que l'ivoire n'est pas transparent. Aristote, renchérissant sur ce mensonge, reconnaît cette opinion pour vraie. Les habitants de Telmesse attachent un sens à tous les songes: s'ils ne l'entrevoient pas, ils accusent la faiblesse de leur pénétration. Or, quel est l'homme assez étranger à l'humanité pour n'avoir pas reconnu quelquefois la fidélité de telle ou telle vision? Je veux faire rougir Epicure, en ne disant qu'un mot des plus connus. Suivant Hérodote, Astyage, roi des Mèdes, vit en songe un fleuve sortir du sein de Mandane, sa fille, encore vierge, et inonder toute l'Asie. De même, dans l'année qui suivit le mariage de Mandane, il vit encore une vigne sortie du même lieu, ombrager toute l'Asie. Charon de Lampsaque rapporta ce fait avant Hérodote. Les devins, qui en conclurent que son fils était destiné à un grand œuvre, ne se trompèrent pas. Cyrus, en effet, inonda et opprima l'Asie. Philippe le Macédonien, avant d'être père, avait vu le sein d'Olympiade, son épouse, fermé par un anneau. Le sceau était un lion; il en avait auguré que toute postérité lui était interdite, parce que le lion, j'imagine, n'est père qu'une fois. Aristodème, ou bien Aristophon, conjecturant que rien de vide n'est scellé, lui annonça que c'était le présage d'un fils, et même d'un grand conquérant. Tous ceux qui savent ce que fut Alexandre, reconnaissent, dit Ephore, le lion de l'anneau. Il y a mieux, une femme d'Himéra vit en songe la tyrannie que Denys devait faire peser sur la Sicile: ainsi le raconte Héraclide. Laodice, mère de Séleucus, prévit qu'il régnerait sur l'Asie, avant de lui avoir donné le jour. C'est Euphorien qui le publia. Je lis aussi dans Strabon que ce fut en vertu d'un songe que Mithridate s'empara du Pont. J'apprends de Callisthène que l'Illyrien Balaris étendit sa domination depuis les Molosses jusqu'à la Macédoine, à la suite d'un songe. Les Romains, eux aussi, connurent la vérité des songes. Un songe avait montré à Cicéron, dans un jeune enfant que n'environnait aucun honneur, qui n'était encore que Jules Octave, et inconnu à lui-même, le restaurateur de l'empire, et le futur Auguste qui apaiserait les tempêtes civiles. Ce songe est consigné dans la vie de Vitellius. Mais le songe, ne se bornant point à prédire l'élévation et la puissance, annonce encore les périls et les catastrophes. Ainsi, Auguste, malade à la journée de Philippes, échappa au poignard de Brutus et de Cassius, et ensuite à un danger encore plus imminent, en abandonnant sa tente, sur une vision d'Artorius. Ainsi la fille de Polycrate de Samos, l'ayant vu en songe, baigné par Jupiter, et parfumé par le soleil, prévit qu'il périrait sur la croix. Le sommeil révèle encore les honneurs et les talents; il découvre les remèdes; il dénonce les vols; il indique les trésors. La nourrice de Cicéron augura sa grandeur future, même dès son berceau. Le cygne qui s'envole du sein de Socrate, en charmant l'oreille des hommes, c'est Platon, son disciple. L'athlète Cléonyme est guéri pendant son sommeil par Achille. Sophocle le tragique retrouve dans un songe la couronne d'or qui avait été dérobée à la citadelle d'Athènes. L'acteur tragique Néoptolème, averti en songe par Ajax lui-même, sauve de la destruction le tombeau de ce guerrier, sur le rivage de Rhétée, devant Troies; et, en relevant ces pierres qui tombaient en ruines, il revient chargé d'or. Que de commentateurs, que d'historiens pour affirmer cette circonstance! Artémon, Antiphon, Straton, Philochorus, Epicharme, Sérapion, Cratippe, Denys de Rhodes, Hermippe, toute la littérature du siècle. Seulement, je rirai ou jamais de celui qui a cru pouvoir nous persuader que Saturne est le premier qui ait rêvé, à moins qu'Aristote aussi ne soit le premier qui ait vécu. Pardonnez-moi de rire. Au reste, Epicharme, avec Philochorus l'Athénien, assigne aux songes le premier rang entre toutes les divinations. L'univers, en effet, est rempli d'oracles de cette nature, tels que celui d'Amphiaraüs à Orope, d'Amphiloque à Mallé, de Sarpédon dans la Troade, de Trophonius dans la Béotie, de Mopsus en Sicile, d'Hermione en Macédoine, de Pasiphaé en Laconie. Hermippe de Béryte te racontera avec satiété, dans cinq volumes, tous les autres oracles, avec leurs origines, leurs rites, leurs historiens, et ensuite toute l'histoire des songes. Mais les stoïciens aiment mieux dire que Dieu, veillant sur l'humanité, qui est son œuvre, outre le secours des arts et des sciences divinatoires, nous donna aussi les songes comme l'assistance particulière d'un oracle naturel. Voilà sur les songes la vérité telle que nous devons la consigner nous aussi, et avec son interprétation. Quant aux autres oracles où il n'est pas question de sommeil, qu'en dirons-nous, sinon qu'il faut les attribuer à la fourberie démoniaque de ces esprits qui habitaient alors dans ces hommes eux-mêmes ou qui ressuscitèrent leurs mémoires, pour établir le théâtre de leur malice, se donnant là encore pour des dieux, et trompant à dessein les hommes par leurs remèdes, par leurs avertissements, par leurs prédictions, bienfaits qui tuent en secourant, puisqu'ils n'ont d'autre but en secourant que de détourner l'esprit de la recherche du Dieu véritable, en lui insinuant un dieu mensonger? Conséquemment leur puissance n'est ni contenue ni circonscrite dans les murailles d'un sanctuaire. Elle se répand au-dehors, circule çà et là, et par intervalles elle est libre, afin que personne ne doute que les maisons elles-mêmes sont aux démons, et qu'ils assiègent les hommes de leurs illusions, non-seulement dans les temples, mais jusque dans les lieux les plus secrets. [47] XLVII. Nous déclarons donc que les songes nous sont envoyés la plupart du temps par les démons, quoique vrais et secourables parfois, mais toujours avec le but que nous avons signalé, le mensonge et la fourberie; à plus forte raison quand ils sont vains, trompeurs et obscurs, pleins d'illusions et impudiques. Faut-il nous étonner que les images appartiennent aux mêmes maîtres que les choses? Mais au Dieu qui a promis « que son esprit se répandrait sur toute chair, et que ses serviteurs et ses servantes prophétiseraient et auraient des visions, » il faut attribuer les songes qui seront conformes à sa grâce, tous ceux qui sont honnêtes, vertueux, prophétiques, révélateurs, édifiants, sous forme d'appel, dont la largesse a coutume de couler jusque sur les profanes, parce que « Dieu distribue également aux justes et aux injustes ses rosées et ses soleils. » En effet, Nabuchodonosor n'a-t-il pas un songe qui lui est envoyé par Dieu? La plupart des hommes n'apprennent-ils pas à connaître Dieu par des visions? Ainsi, de même que la miséricorde de Dieu se répand sur les païens, de même, les saints sont exposés à la tentation de l'esprit mauvais qui ne les quitte jamais, profitant de leur sommeil pour se glisser en eux, s'il ne peut y parvenir pendant qu'ils veillent. La troisième espèce de songes se composera de ceux que l'âme semble se créer à elle-même par le souvenir de ce qui l'a frappée. Or, puisque l'âme ne peut rêver à son gré, car ainsi le pense Epicharme, comment sera-t-elle cause pour elle-même de quelque vision? Faut-il abandonner cette catégorie à une action naturelle, en réservant à l'âme, même en extase, la faculté de reproduire ce qui l'a ébranlée? Mais les songes qui paraîtront ne provenir ni de Dieu, ni du démon, ni de l'âme, sans pouvoir être attendus, ni expliqués, ni rapportés, il faut les attribuer proprement à l'extase et à ses propriétés. [48] XLVIII. On assure que les songes les plus certains et les plus raisonnables sont ceux qui surviennent vers la fin de la nuit, parce qu'alors la vigueur de l'âme se dégage, et que le sommeil se retire. Quant aux saisons de l'année, c'est au printemps qu'ils sont plus paisibles; la raison en est que l'été relâche les âmes; l'hiver les endurcit en quelque façon; l'automne, qui d'ailleurs met en péril la santé, les amollit par le suc de ses fruits. Il en est de même de la position du corps pendant le sommeil. Il ne faut dormir ni sur le dos, ni sur le côté droit, ni l'intérieur du corps renversé, parce que le lieu des sens est troublé quand les cavités de la poitrine sont dérangées, et que la compression du foie met l'esprit à la gêne. Mais ce sont là, j'imagine, d'ingénieuses conjectures plutôt que des preuves certaines, quoique Platon en soit l'auteur. Peut-être même ces circonstances proviennent-elles du hasard. Autrement, les songes arriveront à volonté, si on peut les diriger. Car il s'agit d'examiner en ce moment les règles que l'opinion d'une part, la superstition de l'autre, prescrivent pour les songes au sujet des aliments qu'il faut prendre ou éviter. Il y a superstition, lorsque le jeûne est ordonné à ceux qui doivent consulter l'oracle, afin que l'abstinence amène la pureté: il y a simple opinion, lorsque les disciples de Pythagore rejettent la fève pour le même but, parce que c'est un aliment lourd et indigeste. Mais les trois frères, compagnons de Daniel, qui se contentèrent de légumes pour ne pas se souiller par les viandes, placées sur la table du roi, méritèrent surtout de Dieu la faveur et l'interprétation des songes. Pour moi, j'ignore si je suis le seul, mais le jeûne me fait rêver si bien, que je ne m'aperçois pas avoir rêvé. ---- Quoi donc! me diras-tu, la sobriété est-elle indifférente sur ce point? ---- Loin de là; elle est aussi nécessaire là-dessus que partout ailleurs: si elle profite à la superstition, à plus forte raison à la religion. Les démons l'exigent de leurs rêveurs, pour qu'elle serve d'introduction à leur divinité, parce qu'ils savent qu'elle est familière à Dieu. D'ailleurs Daniel ne s'est-il pas privé d'aliments pendant l'espace de trois semaines? Mais dans quel but? afin de se concilier Dieu par l'exercice de la mortification, et non pour attirer l'intelligence et la sagesse sur son âme qui aspirait à rêver, comme si la révélation devait s'obtenir autrement que par l'extase. Ainsi la sobriété ne servira point à faire naître l'extase, mais elle sera comme la recommandation de l'extase pour qu'elle s'accomplisse en Dieu. [49] XLIX. Les enfants ne rêvent pas, dit-on, puisque toutes les facultés de leur âme sont encore comme ensevelies, à cause de la faiblesse de leur âge. Que ceux qui le pensent remarquent leurs soubresauts, leurs signes et leurs sourires pendant leur sommeil, afin de se convaincre par les faits que les mouvements de l'âme qui sommeille éclatent facilement à la surface, à travers la délicatesse de la chair. On veut que les Atlantes, peuple de la Lybie, dorment d'un sommeil dont ils ne se souviennent pas; on en conclut la stupeur de l'âme. Or, ou la renommée, qui souvent calomnie les barbares, a trompé Hérodote; ou bien une grande multitude de démons de cette nature règne dans cette contrée. S'il est vrai qu'Aristote parle d'un certain héros de Sardaigne, qui privait de visions ceux qui dormaient dans son temple, il en résulte qu'il est à la fantaisie des démons de chasser ou d'amener les songes, si bien que les songes tardifs de Néron et l'absence merveilleuse de songes chez Thrasimède partent de la même source. Mais nous, nous faisons remonter les songes à Dieu. Pourquoi donc les Atlantes n'auraient-ils pas aussi des songes envoyés par Dieu, ne fût-ce que par cette raison, qu'il n'y a pas de nation étrangère à Dieu, puisque « l'Evangile brille sur toute la terre et jusqu'aux extrémités du monde? » La renommée a-t-elle donc menti à Aristote, ou bien les démons disposent-ils encore des songes, loin de nous imaginer qu'aucune nature d'âme soit exempte de songes? [50] L. En voilà suffisamment sur l'image de la mort, c'est-à-dire sur le sommeil; suffisamment aussi sur les opérations du sommeil, c'est-à-dire sur les songes. Abordons maintenant la cause de notre sortie de ce monde, ou, en d'autres termes, parlons de la mort, parce qu'il ne faut pas la passer sous silence, quoiqu'elle soit le terme de toutes les discussions. Nous déclarons par la bouche du genre humain tout entier que la mort est la dette de la nature. Tel est le décret prononcé par Dieu, tel est le pacte signé par tout ce qui naît, afin de réfuter par là non seulement l'extravagance d'Epicure, quand il nie que nous ayons rien de commun avec cette dette, mais encore de couvrir d'ignominie la démence de l'hérétique Ménandre le Samaritain, qui assure que la mort, loin d'avoir quelque chose à démêler avec ses disciples, ne les atteint même pas. En effet, ajoute-t-il, j'ai été délégué par la suprême et mystérieuse puissance, pour que les hommes revêtus de mon baptême soient mis sur le champ en possession de l'immortalité, de l'incorruptibilité et de la résurrection. Nous lisons, il est vrai, qu'il existe un grand nombre d'eaux merveilleuses. La source vineuse de Lynceste engendre l'ivresse; la fontaine démoniaque de Colophon produit la fureur; le poison de Nonacris, en Arcadie, tua Alexandre; il y eut aussi en Judée, avant le Christ, un lac médicinal. Le poète nous raconte que le marais du Styx détruit la mort. Mais Thétys cependant pleura son fils. Ainsi, quand même Ménandre plongerait les siens dans le Styx, il n'en faudrait pas mourir pour arriver au Styx; car c'est dans les enfers qu'on place le Styx. Quelle est donc et où se trouve cette eau d'une vertu merveilleuse dont Jean-Baptiste ne fit jamais usage, et que le Christ lui-même n'enseigna point à ses disciples? Quel est ce baptême de Ménandre? Il est magique, sans doute. Mais pourquoi est-il si rare, si mystérieux, et destiné à si peu d'hommes? La rareté d'un sacrement auquel est attaché tant de sécurité et de certitude, qu'il dispense même de mourir pour Dieu, me devient suspecte, puisqu'au contraire toutes les nations gravissent déjà « la montagne du Seigneur et le temple du Dieu de Jacob, » qui réclame par la voie du martyre la mort qu'il a exigée de son Christ lui-même. Personne n'accordera sans doute à la magie la vertu d'affranchir de la mort, ou de rendre à la vigne une nouvelle vie en renouvelant son âge. Médée elle-même ne l'a pas pu pour un homme, quoiqu'elle l'ait pu pour un animal. Enoch et Elie furent enlevés à la terre: rien de leur corps ne fut retrouvé, parce que leur mort a été différée: d'ailleurs ils sont tenus à l'écart pour mourir, destinés à éteindre dans leur sang les fureurs de l'Antéchrist. Jean est mort aussi, Jean qui, on l'espérait vainement, devait nous rester jusqu'à l'avènement du Christ. En effet, la plupart des hérésies s'emparent de nos exemples, empruntant ainsi leurs arguments à une religion qu'ils attaquent. Enfin je ne veux que cette preuve abrégée: Où sont ceux que Ménandre a baptisés lui-même? ceux qu'il a plongés dans son Styx? Qu'ils approchent, qu'ils se montrent devant nous, ces apôtres éternels! que mon Thomas les voie, qu'il les entende, qu'il les touche; et il est convaincu. [51] LI. L'œuvre de la mort est assez connue; elle sépare l'âme d'avec le corps, mais pour laisser à l'âme cette immortalité que plusieurs, faute d'être instruits par Dieu, défendent faiblement. Telle est même l'indigence de leurs raisonnements, qu'ils veulent nous persuader que certaines âmes demeurent attachées au corps, même après la mort. C'est dans ce sens que Platon, quoiqu'il envoie immédiatement au ciel les âmes qu'il lui plaît, nous parle néanmoins, dans sa République, du cadavre d'un homme laissé sans sépulture, mais qui se conserva longtemps sans se corrompre, parce que l'âme ne l'avait pas abandonné. C'est dans ce sens que Démocrite remarque que les ongles et les cheveux croissent pendant quelque temps dans le tombeau. Or, la qualité de l'air peut avoir arrêté la dissolution de ce corps. En effet, ne se peut-il pas qu'un air plus brûlant, qu'un sol plus imprégné de sel, que la substance du corps elle-même, plus desséchée, enfin que le genre de mort, eussent enlevé d'avance à la corruption tous ses éléments? Quant aux ongles, comme ils sont l'origine des nerfs, il ne faut pas s'étonner que, dans la résolution et l'allongement des nerfs, ils s'allongent eux-mêmes, et paraissent s'étendre de plus en plus à mesure que la chair s'affaiblit. Les cheveux sont alimentés aussi par la cervelle, qui doit à son rempart secret de résister plus longtemps. D'ailleurs, chez les vivants eux-mêmes, la chevelure abonde ou disparaît suivant l'abondance de la cervelle. Tu as le témoignage des médecins. Il y a plus. Il est certain qu'il ne demeure pas la moindre parcelle de l'âme dans le corps, condamné lui-même à disparaître un jour, aussitôt que le temps aura détruit tout le théâtre de ce corps. Voilà pourquoi quelques-uns ne veulent pas qu'on lui rende les honneurs funèbres par le feu, afin d'épagner le superflu de l'âme. Mais cette piété a son principe dans une autre cause qui, loin de ménager les restes de l'âme, a en horreur cette cruauté, même à l'égard du corps lui seul, parce que ce corps humain n'a pas mérité la barbarie de ce supplice. D'ailleurs, l'âme étant indivisible, puisqu'elle est immortelle, nous oblige à croire que la mort est indivisible, survenant indivisiblement pour l'âme, non pas en tant qu'immortelle, mais en tant qu'indivisible. Or, la mort se divisera si l'âme se divise aussi, le superflu de l'âme devant mourir un jour: ainsi une portion de la mort demeurera avec une portion de l'âme. Qu'il existe des vestiges de cette opinion, je ne l'ignore pas. Je l'ai appris par l'exemple d'un des miens. J'ai connu une femme, née de parents chrétiens, morte dans la fleur de l'âge et de la beauté, peu de temps après un mariage unique. Elle s'était endormie dans la paix du Seigneur. Avant que l'on procédât à sa sépulture, au moment où le prêtre prononçait les prières, au premier souffle de l'oraison, elle écarta les mains de sa poitrine, les croisa dans l'attitude d'une suppliante, et ne les laissa retomber à leur place qu'après que les prières eurent été achevées. Il court chez les nôtres un autre récit. On veut que dans un cimetière un corps se soit retiré pour céder l'espace à un autre corps que l'on plaçait auprès de lui. Si on raconte quelque chose de semblable chez les païens, c'est que Dieu déploie partout les signes de sa puissance pour servir de consolation aux siens, de témoignage aux étrangers. J'aime mieux attribuer cette merveille à Dieu qu'aux restes de l'âme, qui, s'ils existaient, auraient remué aussi leurs autres membres, et n'eussent-ils remué que leurs mains, ce n'eût pas été pour prier. Quant à ce corps, non-seulement il eût cédé la place à son frère, mais il se fût porté secours à lui-même, en changeant de situation. De quelque part que procèdent ces choses, il est certain qu'il faut les mettre sur le compte du prodige et du phénomène, plutôt que d'y voir le cours régulier de la nature. Si la mort n'arrive pas toute entière et d'une seule fois, elle n'existe pas. S'il reste une parcelle de l'âme, c'est la vie: la mort ne se mêlera pas plus à la vie que la nuit au jour. [52] LII. Cette œuvre de la mort, en d'autres termes la séparation du corps et de l'âme, sans vouloir parler ici de la fin, naturelle ou fortuite, a été divisée en deux catégories par la volonté de l'homme, l'ordinaire et l'extraordinaire. Il attribue l'ordinaire à la nature: c'est toute mort paisible. Quant à l'extraordinaire, il la juge en dehors de la nature; c'est toute mort violente. Pour nous, qui connaissons les origines de l'homme, nous posons hardiment en principe que l'homme n'était pas né mortel, mais qu'il l'est devenu par une faute, qui même n'était pas inhérente à sa nature. Toutefois on usurpe volontiers le nom de nature dans des choses qui semblent s'être attachées accidentellement à l'âme, depuis sa naissance. Car si l'homme avait été créé directement pour la mort, alors on pourrait imputer la mort à la nature. Or, qu'il n'ait pas été créé pour la mort, la preuve en est dans la loi elle-même qui tient suspendue sur sa tête une menace conditionnelle, et abandonne à la liberté de l'homme l'événement de la mort. Enfin, s'il n'avait pas péché, il ne serait jamais mort. N'appelons donc pas nature ce qui survient en vertu d'un choix qui a été offert, acte de volonté et non pas de nécessité, l'institution en fait foi. Conséquemment, quoique la mort ait mille formes diverses, de même que la nature des causes est variée, nous ne connaissons aucune manière de finir assez douce pour qu'elle ne soit pas amenée par la force. Cette loi elle-même qui opère la mort, toute simple qu'elle est, est une force. Quoi donc de plus puissant que cette cause qui interrompt une si grande société du corps et de l'âme, et arrache l'une à l'autre deux substances sœurs qui n'en formaient qu'une depuis la conception? en effet, que l'on exhale l'esprit dans un transport de joie, comme le Spartiate Chilon, embrassant son fils vainqueur à Olympie; que l'on meure de gloire, comme l'Athénien Clidème, pendant que les histrions avouent sa supériorité en lui offrant une couronne d'or; ou dans un songe, comme Platon; ou dans un accès de rire, comme Crassus, une mort qui surprend par une voie étrangère, qui chasse l'âme par ce qui la flatte, qui apporte le trépas au moment où il est plus doux de vivre, dans l'allégresse, dans les honneurs, dans le repos, dans le plaisir, une pareille mort n'en est que beaucoup plus violente. Pareille est la force qui pousse les vaisseaux, lorsque, loin des écueils de Capharé, sans être battus par la tempête, sans être brisés par les vagues, poussés par des brises favorables, glissant sur la mer au milieu des chants de l'équipage, saisis tout à coup d'un déchirement intérieur, ils disparaissent avec toute leur sécurité. Il en est ainsi des naufrages de la vie, même lorsque la mort arrive paisiblement. Que le navire de notre corps s'en aille tout entier, ou mis en pièces, qu'importe, puisque la navigation de l'âme est arrêtée? [53] LIII. Fidèle à notre plan, nous suivrons l'âme dans le lieu où elle se rend, une fois nue et dégagée de sa dépouille. Toutefois, il faut achever auparavant ce qui concerne ce point, de peur que, s'appuyant sur les différents genres de mort que nous avons annoncés, on n'attende de nous sur chacun d'eux un examen qu'il faut abandonner plutôt aux médecins, juges naturels de tout ce qui regarde la mort, soit des causes, soit des conditions corporelles elles-mêmes. Toutefois, pour fortifier encore ici la preuve de l'immortalité de l'âme, en parlant de la mort, je toucherai occasionnellement un mot de cette manière de finir dans laquelle l'âme s'échappe par degré et de moment en moment. En effet, présentant l'aspect d'une défaillance progressive, elle se retire en paraissant se consumer, et par les lenteurs de son départ fournit l'idée qu'elle s'anéantit. Mais la cause tout entière réside dans le corps et vient du corps: car ce genre de mort, quel qu'il soit, est infailliblement la destruction ou des matières, ou des régions, ou des voies vitales; des matières, telles que le fiel et le sang; des régions, telles que le cœur et le foie; des voies vitales, telles que les veines et les artères. Ainsi, tandis que tous ces organes sont ravagés dans le corps par un outrage particulier à chacun d'eux, nécessairement jusqu'à la ruine et le déchirement absolus de la vitalité, c'est-à-dire des fins, des enceintes, et des offices naturels, l'âme contrainte de se retirer elle-même a mesure que ses instruments, ses domiciles et ses espaces tombent en ruines, semble s'amoindrir aussi, à peu près comme le conducteur d'un char paraît défaillir quand la fatigue de ses chevaux trahit ses forces, privé de son secours, mais non atteint dans sa personne. De même, l'esprit animal, qui est le cocher du corps, tombe en défaillance, non pas en lui-même, mais dans son véhicule qui s'en va en lambeaux, abandonnant son œuvre, mais non sa vigueur, s'allanguissant dans son opération, mais non dans son essence, ruinant sa constance, mais non sa substance, parce qu'il cesse de paraître, mais non parce qu'il cesse d'être. Ainsi toute mort rapide, semblable à une faulx qui moissonne des têtes, et ouvrant d'un seul coup à l'âme une large porte; ou bien une force soudaine qui brise à la fois tous les organes de la vie, telle que l'apoplexie, cette ruine intérieure, n'apportent à l'âme aucun délai, et ne prolongent pas le supplice de son départ. Mais là où la mort est lente, l'âme abandonne selon qu'elle est abandonnée. Toutefois elle n'est pas fractionnée par ce genre de mort, elle est arrachée, et, ainsi arrachée, elle laisse croire que sa fin est une portion d'elle-même. Or, toute portion n'est pas coupée sur-le-champ, parce qu'elle est la dernière, et de ce qu'elle est exiguë, il ne s'ensuit pas qu'elle périsse aussitôt. Chaque fin correspond à sa série, chaque portion se rapporte au principe, et les restes qui sont en cohésion avec l'universalité, l'âme les attend au lieu de les abandonner: de sorte que, j'ose le dire, la dernière parcelle de la totalité est la totalité, parce que, pour être la plus petite et la dernière, elle n'appartient pas moins à l'âme. De là vient enfin que souvent l'âme, au moment même de son divorce, est plus puissamment agitée, que son intuition est plus lumineuse, sa parole plus abondante, parce que, placée sur un théâtre plus élevé, et libre dans son action, elle énonce par les parcelles qui séjournent encore dans la chair ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle commence à connaître. Si, en effet, Platon compare le corps à une prison, l'Apôtre dit qu'il « est le temple de Dieu, » lorsqu'il est avec Jésus-Christ. Cependant il n'en est pas moins vrai que le corps enferme l'âme dans son enceinte, qu'il l'obscurcit, qu'il la souille par la lie et le contact de la chair. Voilà pourquoi la lumière ne lui parvient que confuse, et comme au travers d'un miroir de corne. Mais, il ne faut point en douter, lorsque par la violence de la mort elle est arrachée à la société de la chair, et purifiée par ce déchirement lui-même, il est certain qu'elle s'élance de la clôture du corps dans l'immensité, vers sa pure et incorruptible lumière. Elle se reconnaît aussitôt elle-même dans l'affranchissement de sa substance, et, rendue à sa liberté, elle revient à la divinité, comme si elle sortait d'un songe, comme si elle passait des fantômes à la réalité. Alors elle énonce ce qu'elle voit; alors elle tressaille d'allégresse ou frémit d'épouvanté, selon les apparences de son domicile, et d'après l'aspect de l'ange chargé d'appeler les âmes, le Mercure des poètes. [54] LIV. Nous répondons enfin à cette question: Où l'âme sera-t-elle conduite? La plupart des philosophes qui établissent l'immortalité de l'âme, quoiqu'ils la pervertissent à leur gré, tels que Pythagore, Empédocle, Platon; et ceux qui lui accordent une durée de quelque temps depuis sa sortie jusqu'à la conflagration de l'univers, tels que les stoïciens, ne placent dans les demeures supérieures que leurs âmes, c'est-à-dire les âmes des sages. Platon, il est vrai, n'accorde pas indistinctement cette faveur aux âmes des philosophes, mais seulement à ceux qui ont cultivé la philosophie par l'amour pour les garçons. Tant l'impureté a de privilège, même parmi les philosophes! Aussi les âmes des sages sont-elles emportées, suivant lui, dans l'éther; suivant Arius, dans l'air; suivant les stoïciens, dans la lune. Je m'étonne qu'ils abandonnent sur la terre les âmes des ignorants, puisqu'ils affirment qu'elles sont instruites par des sages bien supérieurs à elles. Où sera la contrée qui servira d'école dans une si grande distance des domiciles? Comment les disciples se rassembleront-elles auprès de leurs maîtresses, quand elles sont séparées par un intervalle si immense? D'ailleurs, à quoi servira cette érudition posthume pour des âmes que va détruire la conflagration universelle? Ils renvoient dans les enfers toutes les autres âmes. Platon, décrivant les enfers dans son Phédon, les représente comme le sein de la terre où les ordures du monde se rendent de toute part, croupissent, exhalent une odeur infecte, et chargent d'un bourbier d'immondices l'air épais et privé de lumière qu'on y respire. [55] LV. Pour nous, nous ne croyons pas que les enfers soient un souterrain tout nu, ni une sentine recouverte d'un toit dans quelque partie du monde; c'est une vaste étendue dans l'intérieur de la terre, profonde et cachée jusque dans ses entrailles elles-mêmes. Nous lisons, en effet, que Jésus-Christ passa les trois jours de sa mort dans le cœur de la terre, c'est-à-dire dans sa cavité secrète, intérieure, cachée sous la terre, enfermée dans la terre, et placée sur les abîmes inférieurs eux-mêmes. Que si, tout Dieu qu'il était, le Christ, en sa qualité d'homme néanmoins, mort selon les Ecritures, et enseveli selon les mêmes, se conforma dans les enfers aux lois de la mort humaine; « que s'il ne monta point au plus haut des cieux avant d'être descendu dans les parties les plus basses de la terre, » pour se manifester aux patriarches et aux prophètes, tu as lieu de croire que la région des enfers est placée sous terre, et de heurter du coude ceux qui, avec un peu trop d'orgueil, s'imaginent que les enfers ne sont pas dignes de recevoir les âmes des fidèles, « serviteurs au-dessus du Seigneur, disciples au-dessus du maître, » dédaignant en quelque manière la consolation d'attendre la résurrection dans le sein d'Abraham. ---- Mais, répondra-t-on, Jésus-Christ est descendu aux enfers, pour nous en dispenser; d'ailleurs, quelle différence entre les païens et les Chrétiens, si les morts sont enfermés dans le même cachot? ---- Comment l'âme monterait-elle au ciel, « lorsque le Christ y siège encore à la droite du Père; lorsque l'ordre de Dieu n'a pas été encore entendu par la trompette de l'archange; lorsque ceux que l'avènement du Seigneur aura trouvés vivants, n'ont pas encore pris leur vol pour aller à sa rencontre dans les airs, avec ceux qui, étant morts dans le Christ, ressusciteront les premiers? » Le ciel ne s'ouvre pour personne tant que la terre est sauve, pour ne pas dire fermée. Ce n'est qu'à la consommation du monde que les royaumes des cieux élargiront leurs portes. ---- Mais nous dormirons donc dans l'éther avec les beaux garçons de Platon; ou dans l'air avec Arius; ou dans les environs de la lune, avec les Endymions des stoïciens? ---- Non, répondrai-je, mais dans le paradis, où déjà les patriarches et les prophètes, appendices de la résurrection du Seigneur, habiteront après avoir quitté les enfers. Et comment la région du paradis, placée sous l'autel, et révélée à Jean dans le ravissement de l'esprit, ne lui montra-t-elle d'autres âmes dans son sein que les âmes des martyrs? Comment l'héroïque martyre Perpétue, dans la révélation du paradis au jour de sa passion, n'y aperçut-elle que les compagnons de son martyre, sinon parce que l'épée flamboyante, qui garde le paradis, n'en ouvre la porte qu'à ceux qui sont morts dans le Christ et non dans Adam? La mort nouvelle pour Dieu, la mort extraordinaire pour le Christ, est reçue dans un autre domicile particulier. Reconnais donc la différence qui caractérise la mort d'un fidèle et celle d'un païen! Si tu succombes pour Dieu, comme le Paraclet nous en avertit, non pas dans les langueurs de la fièvre, ni sur ta couche funèbre, mais dans la constance du martyre; si tu portes ta croix et que tu suives le Seigneur, ainsi qu'il l'a prescrit, la clef du paradis est aussitôt le prix de ton sang. Tu as d'ailleurs un de nos traités, intitulé Paradis, où nous établissons que toutes les âmes sont tenues en réserve dans les lieux bas de la terre jusqu'au jour du Seigneur. [56] LVI. Il se rencontre une discussion: Les âmes sont-elles séquestrées immédiatement après leur sortie de la terre? Quelque cause en retient-elle un bon nombre pendant un certain temps ici-bas? Une fois reçues dans les lieux inférieurs, peuvent-elles en sortir à leur gré ou sur les ordres divins? Ces opinions ne manquent pas de partisans. L'antiquité a cru que ceux qui n'avaient pas reçu la sépulture n'étaient pas admis dans les enfers avant d'avoir acquitté leur dette, témoin Patrocle, qui, dans Homère, réclame en songe, auprès d'Achille, les honneurs funéraires, parce qu'il ne pouvait sans eux arriver aux portes des enfers, attendu que les âmes de ceux qui avaient été ensevelis l'en repoussaient obstinément. Or, outre les droits de la poésie, nous connaissons quel est le respect d'Homère pour les morts. En effet, il visa d'autant plus au soin de la sépulture, qu'il en blâma davantage le retard comme injurieux pour les âmes, craignant d'ailleurs que quelqu'un, en gardant chez lui un mort sans lui rendre les derniers devoirs, ne se préparât ainsi de plus cruelles tortures, par l'énormité d'une consolation, nourrie de douleur. Il s'est donc proposé un double but en nous représentant les gémissements d'une âme sans sépulture; il a voulu maintenir le respect pour les corps par la promptitude des funérailles, et tempérer l'amertume des chagrins. D'ailleurs, quelle chimère que de s'imaginer que l'âme attende la sépulture du corps, comme si elle emportait aux enfers quelque chose de ces honneurs! Chimère plus ridicule encore que d'imputer à l'âme comme un outrage la privation de sépulture, qu'elle devrait accepter comme une faveur! N'est-il pas évident que celle qui n'a pas voulu mourir, aimerait mieux être traînée aux enfers le plus tard possible? Elle chérira l'héritier inhumain par lequel elle se repaît encore de la lumière; ou s'il y a certainement quelque affront à être tardivement précipité sous la terre, et que la matière de l'affront soit la privation de la sépulture, il est de la plus criante injustice que l'affront retombe sur celle à qui l'on ne peut imputer ce retard, puisque les proches seuls en sont coupables. On dit encore que les âmes, prévenues par une mort prématurée, errent çà et là parmi nous jusqu'à ce qu'elles aient complété le temps qu'elles auraient vécu ici-bas, si elles n'étaient pas mortes avant cette époque. Or, ou les temps sont fixés pour chacune, et je ne sache pas que les temps fixés puissent être devancés; ou bien si, quoique fixés, ils sont néanmoins retranchés par la volonté de Dieu, ou par quelque autre puissance, c'est vainement qu'ils sont retranchés, si on leur donne le temps de s'accomplir; ou bien, enfin, s'ils n'ont pas été fixés, il n'y a pas de dette là où rien n'a été fixé. J'ajouterai de plus: Voilà que meurt un enfant, encore à la source des mamelles, par exemple; ou bien, si vous le voulez, avant la puberté, avant l'adolescence, mais qui aurait vécu quatre-vingts ans. Comment admettre que son âme passe ici-bas les années qui lui sont déjà enlevées? Elle ne peut, en effet, se prêter sans le corps aux révolutions du temps, puisque l'âge ne se mesure que par les corps. Que les nôtres, d'ailleurs, se rappellent que les âmes reprendront à la résurrection les mêmes corps dans lesquels elles sont sorties de la vie. Il faut donc attendre et les mêmes dimensions pour les corps, et les mêmes âges qui constituent les dimensions des corps. A quel titre donc l'âme d'un enfant peut-elle passer ici-bas la période qui lui est enlevée, pour ressusciter octogénaire dans un corps d'un mois? Ou s'il est nécessaire qu'elle accomplisse ici-bas les temps qui avaient été déterminés, l'âme parcourra-t-elle également ici-bas les vicissitudes de la vie qui sont échues aux temps, et qui sont également déterminées ici-bas? Faudra-t-il qu'elle étudie depuis une enfance étendue jusqu'à l'adolescence; qu'elle porte les armes depuis une adolescence prolongée jusqu'à la jeunesse; qu'elle exerce les magistratures depuis une jeunesse mesurée jusqu'à la vieillesse? Faudra-t-il qu'elle prête à usure, qu'elle fatigue un champ, qu'elle navigue, qu'elle plaide, qu'elle épouse, qu'elle travaille, qu'elle subisse la maladie et toutes les joies ou toutes les tristesses qui lui étaient réservées avec ces temps? Mais comment satisfaire à toutes ces vicissitudes sans le corps? La vie sans la vie? ---- Les temps seront vides; il s'agit simplement de les parcourir. ---- Et quoi donc empêche qu'ils ne s'achèvent dans les lieux bas de la terre, puisque les temps n'y sont pas non plus employés? Conséquemment, nous soutenons que l'âme, à quelque âge qu'elle se retire, y persévère immuablement jusqu'au jour où lui est promis cet état parfait, qui lui assurera la plénitude de la nature angélique. Il en résulte que les âmes que l'on estime arrachées par la force, et surtout par la cruauté des supplices, tels que la croix, la hache, le glaive et la bête féroce, ne seront pas exemptes des enfers, pas plus que ces morts violentes, décernées par la justice humaine, lorsqu'elle réprime la violence. ---- Voilà pourquoi, me dira-t-on, les âmes perverses seront bannies des enfers. Ici, je te contrains de choisir. Ou les enfers sont bons, ou ils sont mauvais. Veux-tu qu'ils soient mauvais? dès-lors il faut y précipiter les âmes criminelles. Sont-ils bons? pourquoi juges-tu qu'ils soient indignes de recevoir momentanément les âmes, enlevées avant le temps et avant le mariage, pures et innocentes encore, en vertu de leurs années? [57] LVII. Ou il est très-bon que les âmes soient retenues ici-bas, par rapport aux Ahores; ou cette détention est très mauvaise par rapport aux Biœothanates, pour me servir ici des mêmes termes qu'emploie la magie qui a inventé ces opinions, Hostane, Typhon, Dardanus, Damigéron, Nectabis et Bérénice. Il existe un livre bien connu qui se fait fort de rappeler du séjour des enfers, même les âmes qui se sont endormies à un âge légitime; même celles qui ont passé par une mort vertueuse; même celles qui ont reçu incontinent les honneurs de la sépulture. Comment donc appellerons-nous la magie? Comme l'appellent presque tous: Une imposture. Mais les Chrétiens sont les seuls qui pénètrent la raison de cette imposture; nous qui connaissons les puissances spirituelles du mal, non par une secrète complicité avec elles, mais par une science qui les hait; nous qui, au lieu de les attirer par des opérations invitantes, les traitons avec une fierté qui les subjugue; science de la magie, fléau multiple de l'intelligence humaine, artisan de toutes les erreurs, ruine non moins fatale au salut qu'à l'âme, seconde idolâtrie, enfin, dans laquelle les démons contrefont les morts, de même que, dans la première, ils contrefont la divinité. En peut-il être autrement, puisque les dieux sont des morts? Voilà pourquoi on invoque les Ahores et les Biœothanates, d'après cet argument de la foi, que vraisemblablement ces âmes sont les plus puissantes en fait de violences et d'outrages, puisque victimes d'une fin cruelle et prématurée, elles doivent avoir soif de représailles. Mais ce sont les démons qui agissent sous le voile de ces âmes, et les démons surtout qui résidaient en elles pendant qu'elles vivaient, et qui les brisèrent par ces catastrophes violentes. Enfin, nous avons insinué que tout homme, ou à peu près, avait son démon; et il est connu à la plupart, que les morts prématurées et cruelles, que l'on met sur le compte du hasard, sont l'œuvre des démons. Cette imposture de l'esprit mauvais qui se cache sous la personne des morts, nous la prouvons encore, si je ne me trompe, par les faits eux-mêmes, lorsque, dans les exorcismes, il se donne tantôt pour un homme de ses parents, tantôt pour un gladiateur, tantôt pour un criminel condamné aux bêtes, de même qu'ailleurs pour un dieu, n'ayant d'autre soin que d'étouffer la vérité que nous prêchons, de peur que nous ne croyions trop aisément que toutes les âmes se rendent aux lieux bas de la terre, afin d'ébranler la foi au jugement et à la résurrection. Et cependant ce démon, après avoir essayé de circonvenir les spectateurs, vaincu par l'insistance de la grâce divine, confesse malgré lui la vérité. De même dans cette autre espèce de magie qui passe pour arracher aux enfers ei montrer aux regards les âmes qui reposent déjà, l'imposture provient de la même puissance: elle crée un fantôme et lui adapte un corps. Il lui en coûte peu de tromper les yeux extérieurs de celui dont il lui est très facile d'aveugler l'intelligence. D'ailleurs Pharaon et les Egyptiens voyaient des corps, serpents nés de la verge des magiciens; mais la vérité de Moïse dévora le mensonge. Les magiciens Simon et Elymas opérèrent aussi beaucoup de prodiges contre les Apôtres: mais la plaie de leur cécité ne fut pas un prestige. Que l'esprit immonde contrefasse la vérité, qu'y-a-t-il là de nouveau? Voilà qu'aujourd'hui les hérétiques du même Simon accordent à leur art une si grande confiance, qu'ils s'engagent à évoquer des enfers les âmes des prophètes eux-mêmes. Et je ne doute pas qu'ils ne le puissent par le mensonge; car l'esprit pythonique a été assez fort autrefois pour imiter l'âme de Samuel, quand Saül, après avoir interrogé Dieu, consulta les morts. Loin de nous, d'ailleurs, de croire que l'âme d'un saint, encore moins d'un prophète, ait été arrachée par le démon, nous qui savons que « Satan lui-même se transfigure parfois en ange de lumière, » à plus forte raison en homme de lumière, et qu'il doit établir sa divinité à la fin des temps, et opérer des signes prodigieux capables d'ébranler les élus, s'il est possible. A-t-il hésité peut-être à déclarer, et cela à Saül lui-même dans lequel il habitait déjà, qu'il était le prophète de Dieu? Qu'il y en ait eu un autre qui produisait le fantôme, un autre qui le contemplait, ne l'imagine pas: c'était le même esprit qui représentait frauduleusement et dans la fausse prophétesse et dans l'apostat, ce qu'il avait fait croire, l'esprit par lequel « le trésor de Saül était là où était son cœur, » c'est-à-dire là où n'était pas Dieu. Il a donc vu par celui qui lui avait persuadé qu'il verrait, parce qu'il a cru à celui par qui il a vu. ---- Mais on nous oppose les images nocturnes. Ce n'est pas en vain, nous dit-on, que les morts se sont montrés, et cela plus d'une fois. Les Nasamons, ainsi que l'écrivent Héraclide, Nymphore ou Hérodote, consultent des oracles domestiques en séjournant auprès du tombeau de leurs parents. Nicandre affirme que les Celtes passent la nuit, pour la même raison, devant les monuments des héros. ---- Les morts ne se présentent pas en songe devant nos yeux plus réellement que les vivants; mais il en est des morts comme des vivants, et en général de tout ce qui se voit. En effet, les choses sont véritables, non parce qu'elles se voient, mais parce qu'elles s'accomplissent. Il faut juger de la fidélité des songes par l'effet et non par la vue. Que les enfers ne s'ouvrent à aucune âme, le Seigneur, sous le nom d'Abraham, le confirme suffisamment par cet argument du pauvre qui repose et du riche qui gémit. Non, personne ne peut sortir pour annoncer ce qui se passe dans les enfers; chose qui aurait pu être permise alors cependant, pour que l'on crût à Moïse et aux prophètes. Quoique la vertu de Dieu ait rappelé quelques âmes dans leur corps pour attester ses droits, ce n'est pas une raison pour qu'il y ait communauté entre la foi, l'audace des magiciens, l'imposture des songes, et les licences des poètes. Loin de là! Dans les exemples de résurrection, lorsque Ja vertu de Dieu rend les âmes à leur corps, soit par ses prophètes, soit par son Christ, soit par ses Apôtres, cette réalité solide, palpable, surabondante, établit d'avance que telle est la forme que revêt la vérité, de sorte qu'il faut regarder comme de vains prestiges toute apparition de morts incorporelle. [58] LVIII. Toutes les âmes descendent donc aux enfers, diras-tu? Que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas, ils renferment des supplices et des rafraîchissements transitoires: tu as, pour t'en convaincre, le pauvre et le riche. Et puisque j'ai renvoyé à cette partie je ne sais quoi, il est temps d'acquitter ma promesse en achevant. Pourquoi, en effet, ne penserais-tu pas que l'âme soit momentanément punie et récompensée dans les lieux inférieurs, en attendant le double jugement auquel elle prélude par une sorte d'apprentissage et de candidature? Parce que, réponds-tu, l'opération du jugement divin doit demeurer entière, sans admettre aucune anticipation sur la sentence; ensuite, parce qu'il faut attendre le rétablissement de la chair, qui, participante des œuvres, doit participer aux rétributions. Que se passera-t-il donc dans cet intervalle? Dormirons-nous? Mais les âmes ne dorment pas, même chez les vivants: aux corps le sommeil, puisque la mort est aussi pour eux, avec le sommeil son miroir! Veux-tu donc qu'il ne se fasse rien là où est emportée l'humanité tout entière; là où toute espérance est tenue en dépôt? Crois-tu que le jugement soit anticipé ou commencé, précipité ou exécuté? D'ailleurs ne serait-ce pas une flagrante iniquité, même dans les enfers, que le pécheur y fût encore bien traité et l'homme vertueux pas encore? Quoi! la mort, à ton avis, est-elle suivie d'un ajournement qui se joue d'une espérance confuse et d'une attente incertaine, ou bien amène-t-elle un interrogatoire et un jugement préparatoire plein d'épouvanté? D'ailleurs l'âme attend-elle constamment le corps pour s'attrister ou se réjouir? Ne suffit-elle pas de son propre fonds à l'une et à l'autre de ces sensations? Combien de fois l'âme seule, sans que le corps en soit atteint, est-elle déchirée par un ressentiment, une colère, un ennui, qui la plupart du temps lui est inconnu? De même combien de fois, dans l'affliction du corps, se cherche-t-elle une joie furtive, et se sépare-t-elle en ce moment de l'importune société du corps? Je me trompe, ou bien, seule, elle a coutume de se glorifier des tortures du corps. Regarde l'âme de Mutius, lorsqu'elle détruit sa main droite dans les flammes. Regarde l'âme de Zenon, lorsque les supplices de Denys la laissent indifférente. Les morsures des bêtes féroces sont les joyaux de la jeunesse, comme dans Cyrus, les cicatrices de l'ours. Tant il est vrai que l'âme, jusque dans les enfers, sait s'attrister et se réjouir sans la chair, parce qu'elle s'attriste, à son gré, dans une chair qui ne souffre pas, et se réjouit, à son gré, dans une chair qui souffre. Si elle le peut, en vertu de sa liberté, pendant la vie, à combien plus forte raison, en vertu du jugement de Dieu, après la mort! Il y a mieux. L'âme n'exécute pas toutes ses œuvres par le ministère de la chair; car la vindicte divine poursuit la pensée toute seule et la simple volonté: « Quiconque regarde avec convoitise a commis l'adultère dans son cœur. » C'est pour cela qu'il est donc très convenable que l'âme, sans attendre la chair, soit punie de ce qu'elle a commis sans le concours de la chair. De même elle sera récompensée, sans la chair, des pensées compatissantes et miséricordieuses, pour lesquelles elle n'a pas eu besoin de l'assistance de la chair. Que dire maintenant, si, même dans les choses charnelles, elle est la première qui conçoit, dispose, ordonne, encourage? Et, si quelquefois elle agit malgré elle, toutefois elle exécute toujours la première ce qu'elle effectuera par le corps. Enfin jamais la conscience ne sera postérieure au fait: par conséquent, il convient aussi à ce point de vue, que la substance qui la première a mérité la récompense la goûte la première. En un mot, puisque par ce cachot que nous montre l'Evangile, nous entendons les enfers, puisque « par cette dette, qu'il faut acquitter jusqu'à la dernière obole, » nous comprenons qu'il est nécessaire de se purifier dans ces lieux même des fautes les plus légères, dans l'intervalle de la résurrection, personne ne doutera que l'âme ne reçoive déjà quelque rétribution dans les enfers, sans préjudice de la plénitude de la résurrection, où elle sera récompensée aussi dans sa chair. Le Paraclet a insisté fréquemment sur ce point pour quiconque admet ses discours d'après la connaissance des grâces qu'il a promises. Ayant combattu, d'après les principes de la foi, ainsi que je l'imagine, toutes les opinions humaines au sujet de l'âme, nous croyons avoir satisfait seulement à une curiosité légitime et nécessaire. Quant à la curiosité exorbitante et oiseuse, la science lui fera d'autant plus défaut, qu'elle poussera plus loin ses investigations.