[3,0] DIALOGUE III. [3,1] I. — « Il commence à faire jour, Gallus, levons-nous ; car, comme tu le vois, Postumianus est impatient ; et le prêtre, qui n’a pu t’entendre hier, attend que, selon ta promesse, tu continues tes récits sur Martin. Ce dernier, il est vrai, n’ignore pas ce que tu vas raconter, mais il est doux et agréable d’entendre de nouveau ce qu’on connaît déjà ; il a suivi Martin dès sa jeunesse ; il connaît donc tous ses miracles, mais il les écoutera encore avec plaisir. Je l’avouerai, Gallus, que bien souvent j’ai entendu raconter les miracles de Martin ; j’en ai rapporté beaucoup dans mes lettres ; mais ils sont tellement admirables, que le récit en est toujours nouveau pour moi. D’ailleurs, je suis d’autant plus heureux de voir Réfrigérius grossir notre auditoire ; que Postumianus, qui est pressé de retourner en Orient raconter toutes ces merveilles, emportera d’ici des récits dont la véracité aura été attestée par un plus grand nombre de témoins. » Après ces paroles, Gallus se préparait à parler, lorsque subitement entrèrent un grand nombre de moines, le prêtre Évagrius, Aper, Sébastien, Agricola ; et peu après le prêtre Aetherius, avec le diacre Calupion et l’archidiacre Amator. Enfin le prêtre Aurélius, mon ami intime, arriva le dernier de fort loin et hors d’haleine. « Qui peut vous faire venir de si loin, si subitement et inopinément, à cette heure matinale ? leur dis-je. — Nous avons appris hier, répondirent-ils, que pendant toute la journée Gallus avait parlé des miracles de Martin ; et qu’il avait remis la suite au lendemain, à cause de l’approche de la nuit ; nous avons donc pris la résolution de former un nombreux auditoire à celui qui devait traiter une si belle matière. » On nous annonça en ce moment qu’un grand nombre de laïques étaient à la porte, n’osant entrer, mais priant qu’on voulût bien les admettre. — « Il n’est pas convenable, dit alors Aper, de leur permettre de se mêler à nous, car ils ont été amenés plutôt par la curiosité que par la piété. » Honteux pour ceux qu’Aper ne voulait pas laisser entrer, j’obtins enfin, non sans peine, qu’on admît Eucherius, ancien vicaire, et Celse, personnage consulaire. Alors Gallus, placé sur un siège au milieu de l’assemblée, garda longtemps un modeste silence, puis il commença en ces termes : [3,2] II. — « Hommes saints et instruits, qui vous êtes réunis pour m’entendre, je m’adresserai à votre piété, bien plus qu’à votre savoir ; veuillez m’écouter plutôt comme un témoin fidèle, que comme un éloquent orateur. Je ne répèterai pas les choses que j’ai dites hier ; ceux qui ne les ont pas entendues les peuvent lire. Postumianus en attend de nouvelles, afin de les raconter à l’Orient, pour que la comparaison avec Martin l’empêche de se préférer à l’Occident. Et d’abord, je désire vivement vous raconter un miracle que Réfrigérius me souffle à l’oreille ; il s’est passé dans la ville de Chartres. Un père de famille présenta à Martin sa fille, âgée de douze ans et muette de naissance, suppliant le Saint de lui rendre l’usage de la langue par ses mérites. Martin, par déférence pour les évêques Valentinien et Victrice, qui se trouvaient par hasard près de lui, disait que cette tâche était au-dessus de ses forces, mais, qu’elle n’était pas impossible à ces saints évêques. Ceux-ci joignirent leurs pieuses instances aux supplications du père, et le prièrent d’acquiescer à sa demande. Le saint homme n’hésita pas (quelle humilité et quelle admirable miséricorde !) et fit éloigner le peuple. En présence seulement des évêques et du père de la jeune fille, il se mit en prière, selon son habitude il bénit ensuite un peu d’huile, en récitant une formule d’exorcisme, et versa la liqueur sacrée sur la langue de la jeune fille, qu’il tenait entre ses doigts. Son attente ne fut point trompée. Il lui demanda le nom de son père, qu’elle prononça aussitôt ; celui-ci jette un cri, se précipite aux pieds de Martin, en pleurant de joie, et assure aux assistants étonnés que c’est la première parole qu’il entend prononcer à sa fille. Si par hasard ce fait vous parait incroyable, Évagrius, ici présent, vous attestera sa véracité, car il en fut témoin. [3,3] III. — « Le fait que le prêtre Harpagius m’a raconté n’est pas très remarquable ; cependant je ne dois pas le passer sous silence. La femme du comte Avicien avait envoyé à Martin de l’huile dont elle se servait, selon l’usage, contre diverses maladies, afin qu’il la bénit. Cette huile était contenue dans une fiole de verre courte et ronde, et dont le col fort long n’était pas tout à fait plein, parce qu’ordinairement on ne remplit pas ces petits vases, afin de laisser de l’espace pour les boucher. Harpagius assure qu’il a vu l’huile croître pendant la bénédiction de Martin, puis déborder et se répandre au dehors ; pendant qu’on portait le vase à la femme d’Avicien, elle bouillonnait et coulait encore entre les mains de l’esclave avec tant d’abondance, qu’elle couvrit ses vêtements. La matrone reçut cependant la fiole pleine jusqu’au bord, et le prêtre Harpagius affirme qu’aujourd’hui encore elle est si pleine, qu’on ne peut y mettre un bouchon, afin de la conserver avec plus de soin. Ce qui est arrivé à celui-ci (et il me regardait) est aussi fort étonnant. Il avait déposé sur une fenêtre élevée une fiole pleine d’huile bénite par Martin. Un domestique tira sans précaution le linge qui la recouvrait, ignorant qu’elle fût dessous, et le vase tomba sur le pavé de marbre. Tous tremblaient que cet objet sacré ne fût brisé ; mais on le trouva intact, comme s’il fût tombé sur la plume la plus douce. On ne peut attribuer ce miracle au hasard, mais à Martin, dont la bénédiction ne devait point se perdre. Raconterai-je ce qui a été fait par une certaine personne dont je tairai le nom, car elle est présente et ne veut pas être connue ; Saturninus, d’ailleurs, fut témoin de ce fait à cette époque. Un chien nous importunait par ses aboiements. « Au nom de Martin, dit cette personne, je t’ordonne de te taire. » Les aboiements s’arrêtèrent aussitôt dans son gosier, et sa langue (qu’on aurait crue coupée) resta muette. C’était peu, croyez-moi, que Martin fit des miracles, car les autres en faisaient en son nom. [3,4] IV. — « Vous savez combien se montrait autrefois barbare et cruel le comte Avicien. Il venait d’entrer à Tours fort irrité, ayant à sa suite une longue file de prisonniers enchaînés, à l’aspect misérable ; il avait ordonné qu’on préparât toutes sortes de supplices, se disposant à procéder le lendemain à une si triste tâche à la vue de la ville étonnée. Lorsque Martin en fut instruit, il se rendit seul, un peu avant minuit, au palais de cette bête cruelle. Mais comme, les portes étaient fermées à cette heure de la nuit obscure, où tout le monde dort profondément, Martin se prosterna sur le seuil de cette maison de sang. Cependant Avicien, enseveli dans le sommeil, est réveillé par un ange. « Le serviteur de Dieu est à la porte, et tu reposes, » dit-il. À cette voix, il sort tout troublé de son lit, appelle ses serviteurs en tremblant, leur dit que Martin est à la porte, et ordonne d’aller sur-le-champ lui ouvrir, afin que le serviteur de Dieu n’ait pas à souffrir une injure. Mais ceux-ci (car tels sont les esclaves) ne dépassèrent pas les portes intérieures, se moquant de leur maître, devenu le jouet d’un songe, et dirent qu’il n’y avait personne à la porte ; car, ne croyant pas qu’un homme pût passer la nuit dehors, ils ne pouvaient s’imaginer qu’un évêque fût prosterné devant un seuil étranger, dans l’horreur des ténèbres. Avicien les crut facilement et se rendormit. Mais il est de nouveau réveillé par une puissance supérieure, et s’écrie que Martin est à la porte ; ce qui l’empêche d’avoir aucun repos de corps ou d’âme. Comme les esclaves tardaient à venir, il alla lui-même jusqu’à la porte extérieure, et là il trouva Martin, comme il en avait été averti. Le malheureux, frappé d’un si grand miracle, s’écria : « Pourquoi agir ainsi ? Seigneur, je sais ce que vous désirez, je vois ce que vous demandez ; éloignez-vous de suite, afin que le feu de la colère céleste ne me consume pas, à cause de l’injure que je vous fais ; j’ai assez souffert jusqu’à présent ; croyez-le bien, ce n’est pas sans raison que je suis venu moi-même ici. » Dès que Martin se fut retiré, il appela ses officiers, fit délivrer tous les prisonniers, et bientôt s’éloigna lui-même ; son départ délivra la ville et la remplit de joie. [3,5] V. — « C’est Avicien lui-même qui rapporta ce fait à beaucoup de personnes. Le prêtre Réfrigérius, ici présent, l’a récemment entendu raconter par Évagrius, homme rempli de foi et ancien tribun, qui a juré par la majesté divine qu’il le tenait d’Avicien lui-même. Ne vous étonnez point si je fais aujourd’hui ce que je ne faisais point hier ; c’est-à-dire, si à chaque miracle je nomme les témoins et les personnes encore vivantes, auxquelles les incrédules peuvent recourir. J’agis ainsi, parce que certaines personnes ont mis en doute ce que j’ai raconté hier. Je cite donc des témoins encore pleins de vie et de santé ; et ceux qui ne me croient pas auront peut-être plus de confiance en eux ; mais les croiront-ils eux mêmes, ces incrédules ? Je m’étonne qu’avec le moindre sentiment de religion, on puisse être assez coupable pour croire qu’un mensonge est possible en parlant de Martin. Que celui qui craint Dieu éloigne ce soupçon, car Martin n’a pas besoin qu’on se serve du mensonge pour ajouter à sa gloire. Ô Christ ! je te prends à témoin que dans tous mes discours je n’ai rien dit et ne dirai rien que je n’aie vu moi-même, ou que je ne tienne de personnes dignes de foi, et la plupart du temps de Martin lui-même. Quoique j’aie choisi la forme du dialogue, pour éviter la monotonie et varier mes récits, je déclare que je m’en suis loyalement tenu à la vérité de l’histoire. C’est l’incrédulité d’un grand nombre de personnes qui me force, à regret, d’interrompre mon récit. Mais revenons à l’objet de notre réunion ; on m’écoute avec tant d’attention, que je me vois forcé d’avouer qu’Aper avait raison d’éloigner les incrédules, persuadé que ceux-là seulement qui croient doivent m’entendre. [3,6] VI. — « En vérité, je suis transporté d’indignation, et la douleur m’égare ; des chrétiens ne croient pas aux miracles de Martin, et les démons y ajoutent foi ! Le monastère du Saint était éloigné de la ville d’environ deux milles. Chaque fois qu’il mettait le pied hors de sa cellule pour aller à l’église, on voyait les énergumènes rugir dans toute l’église, et les coupables trembler comme à l’approche d’un juge ; si bien que les clercs, qui ignoraient l’arrivée de l’évêque, en étaient avertis par les plaintes des démons. J’ai vu un possédé, à l’approche de Martin, s’élever en l’air, les mains étendues, et rester suspendu sans toucher le sol de ses pieds. Lorsque Martin était chargé d’exorciser des démoniaques, il ne les touchait point, ne les réprimandait pas, comme font les clercs, avec un grand bruit de paroles ; mais il faisait approcher les énergumènes, ordonnait à la foule de se retirer ; puis, les portes étant fermées, revêtu d’un cilice, couvert de cendres, il se prosternait au milieu de l’église pour prier. Alors on voyait ces misérables délivrés de diverses manières : les uns, enlevés en l’air par les pieds, semblaient suspendus aux nues, sans que leur vêtement retombât sur leur figure, et que leur nudité choquât la modestie ; les autres étaient cruellement tourmentés, et avouaient leurs noms et leurs crimes, sans qu’on les interrogeât. L’un disait qu’il était Jupiter, l’autre Mercure ; enfin le diable et ses ministres étaient à la torture ; ce qui nous force à avouer qu’en Martin s’est accompli ce qui était écrit : « Les saints jugeront les anges. » [3,7] VII. — « La grêle exerçait tous les ans de si affreux ravages sur un village du pays des Sénonais, que les habitants, dans cet excès de leurs maux, se déterminèrent à implorer le secours de Martin. Ils lui envoyèrent donc une députation d’hommes honorables, à la tête desquels était Auspicius, ancien préfet, sur les propriétés duquel le fléau faisait ordinairement le plus de dégâts. Après avoir prié dans cet endroit, Martin délivra si complètement tout le pays de cette calamité, que pendant les vingt années qu’il vécut encore la grêle n’y fit de tort à personne. Que l’on n’attribue point cela au hasard, mais plutôt à Martin ; car, l’année même de sa mort, le fléau revint et s’étendit de nouveau sur cette contrée. Le monde se ressentit tellement de la mort de ce saint homme, qu’il pleura la perte de celui dont la vie était pour lui une juste cause de joie. Si, pour s’assurer de la vérité de ce que j’avance, le lecteur incrédule me demande des témoins, je n’en citerai pas seulement un seul, mais plusieurs milliers, et j’appellerai tout le pays de Sens pour rendre témoignage de ce miracle. Mais vous, Réfrigérius, il me semble que vous devriez vous souvenir de ce que nous en avons dit avec le pieux et honorable Romulus, fils d’Auspicius, qui nous racontait ces faits comme si nous les ignorions. Or les pertes continuelles qu’il avait éprouvées le faisaient trembler pour ses récoltes futures ; et il se plaignait amèrement, comme vous l’avez vu, que Martin ne fût plus en vie aujourd’hui. [3,8] VIII. — « Mais pour en revenir à Avicien, qui laissait en tous lieux et dans toutes les villes d’horribles traces de sa cruauté, et n’était inoffensif qu’à Tours, cette tête cruelle, avide de sang humain et de supplices, devenait douce et tranquille en présence du bienheureux. Je me rappelle qu’un jour Martin l’alla trouver et entra dans son tribunal, lorsqu’il aperçut un démon d’une grandeur étonnante assis sur son épaule. De loin (ici je suis obligé de me servir d’un mot qui n’est pas très latin) il souffla sur le malin esprit. Avicien croyant qu’il soufflait sur lui : « Pourquoi me recevoir ainsi ? dit-il. — Ce n’est pas sur vous que je souffle, dit Martin, mais sur l’infâme assis sur vos épaules. » Aussitôt le diable abandonna son siège habituel, et c’est un fait constant que depuis ce moment Avicien devint plus doux et plus traitable ; soit que, comprenant qu’il exécutait en tout les volontés du démon, il ait rougi d’être ainsi l’agent du mauvais esprit, soit que ce dernier, chassé par Martin de la place qu’il occupait, ait enfin cessé de l’obséder. Dans le bourg d’Amboise (c’est-à-dire dans le vieux château, maintenant habité par un grand nombre de moines) on voyait un temple d’idoles élevé à grands frais. C’était une tour bâtie en pierres de taille, qui s’élevait en forme de cône, et dont la beauté entretenait l’idolâtrie dans le pays. Le saint homme avait souvent recommandé à Marcel, prêtre de cet endroit, de la détruire. Étant revenu quelque temps après, il le réprimanda de ce que le temple subsistait encore. Celui-ci prétexta qu’une troupe de soldats et une grande foule de peuple viendraient difficilement à bout de renverser une pareille masse de pierres, et que c’était une chose impossible pour de faibles clercs et des moines exténués. Alors Martin, recourant à ses armes ordinaires, passa toute la nuit à prier. Dès le matin s’éleva une tempête qui renversa le temple de l’idole jusque dans ses fondements. Je tiens ce fait de Marcel, qui en fut témoin. [3,9] IX. — « Sur le témoignage de Réfrigérius, je vais raconter un miracle semblable au précédent, et accompli en pareille circonstance. Martin désirait renverser une immense colonne, surmontée d’une idole, mais il n’avait aucun moyen d’exécuter ce dessein ; selon sa coutume, il recourut alors à la prière. Tout à coup l’on vit une colonne semblable tomber du ciel sur l’idole, et réduire en poudre cette immense masse de pierres. C’eût été bien peu de chose, si Martin se fût servi invisiblement des puissances du ciel, et si l’œil de l’homme n’eût pu les voir à son service. Le même Réfrigérius attestera qu’une femme soufrant d’une perte de sang toucha le vêtement de Martin, à l’exemple de la femme de l’Évangile, et fut aussitôt guérie. Un serpent traversait un fleuve, et nageait vers la rive où nous nous trouvions. « Au nom du Seigneur, dit Martin, je t’ordonne de te retirer. » À la voix du Saint, l’animal pervers se retourna, et, selon notre attente, se dirigea de nouveau vers la rive opposée. Comme nous regardions ce miracle avec étonnement, il se mit à gémir profondément et dit : « Les serpents m’écoutent, et les hommes ne m’écoutent pas. » [3,10] X. — « À Pâques, le bienheureux avait coutume de manger un poisson. Un peu avant l’heure du repas, il demanda s’il y en avait. Le diacre Caton, chargé de l’administration du monastère et habile pêcheur, lui dit qu’il n’avait pu rien prendre pendant tout le jour, et que les autres pêcheurs qui en vendaient ordinairement n’avaient pu rien prendre non plus. « Va, dit Martin, jette ton filet, et ta pêche sera fructueuse. » Nos cellules (comme Sulpice l’a écrit) étaient situées près du fleure. Nous allâmes donc tous voir le pêcheur, car c’était un jour de fête, assurés que sa tentative ne serait pas inutile, puisque Martin avait ordonné qu’on péchât pour Martin. Du premier coup de filet (et il était fort petit) le diacre retira un énorme saumon ; il accourut tout joyeux au monastère, et, comme dit je ne sais quel poète (je cite un vers classique, car je parle à des gens lettrés) : "Apporta le sanglier captif aux Argiens étonnés". C’est ainsi que Martin, véritable disciple du Christ, imitant les miracles que le Sauveur a opérés pour servir d’exemple à ses saints, montrait en lui l’opération de Jésus-Christ, qui glorifiait partout son saint serviteur, et réunissait sur un seul homme tous les dons de la grâce. Arborius, ancien préfet, vous attestera qu’il vit la main de Martin offrant le saint sacrifice briller d’un vif éclat, comme si elle eût été revêtue de magnifiques pierres précieuses, qu’il entendait s’entrechoquer lorsqu’il remuait les mains. [3,11] XI. — « J’en viens à ce miracle que Martin cacha toujours, à cause du malheur des temps, mais qu’il ne put nous dissimuler ; je veux parler de la conversation qu’il eut face à face avec un ange. Lorsque Priscillien eut été mis à mort, l’empereur Maxime couvrait de sa protection impériale l’évêque Ithace, et tous ceux de son parti, qu’il n’est pas nécessaire de nommer ici, ne voulant pas qu’on pût lui reprocher d’avoir fait condamner un homme, quel qu’il fût. Martin, forcé d’aller à la cour, afin d’intercéder pour plusieurs personnes en grand danger de mort, eut à supporter tous les coups de la tempête. Des évêques réunis à Trèves, et communiquant tous les jours avec Ithace, avaient ainsi participé à son crime. L’arrivée de Martin, qu’on leur annonça inopinément, les remplit de trouble et d’émoi. La veille déjà l’empereur avait décrété, d’après leur avis, qu’on envoyât en Espagne des tribuns munis de pouvoirs pour rechercher les hérétiques, les mettre à mort et confisquer leurs biens. Il n’était pas douteux que cette tempête ne dût entraîner la perte d’un grand nombre de fidèles, tant il y avait peu de différence entre les hérétiques et ceux qui ne l’étaient pas ; car, à cette époque, les yeux seuls étaient juges, et un homme était convaincu d’hérésie, moins sur l’examen de sa foi, que sur la pâleur de son visage et sur son habit. Les évêques sentaient que de pareils actes ne plairaient point à Martin ; mais comme ils avaient la conscience de leur faute, leur plus grand souci était la crainte qu’à son arrivée il ne voulût pas communiquer avec eux ; car ils savaient bien que son influence lui gagnerait des partisans, qui imiteraient la fermeté d’un si saint homme. De concert avec l’empereur, ils envoyèrent donc au-devant de Martin des officiers chargés de l’empêcher d’entrer à Trèves, à moins qu’il ne déclarât venir en paix avec les évêques réunis dans la ville. Le Saint les trompa habilement, en disant qu’il venait avec la paix du Christ. Il entra pendant la nuit, et se rendit à l’église, seulement pour prier ; le lendemain il alla au palais. Outre les nombreuses requêtes qu’il avait à adresser à l’empereur, et qu’il serait trop long de détailler ici, il avait surtout deux choses à lui demander : la grâce du comte Narsès et du gouverneur Leucade, tous deux ardents partisans de Gratien, et qui s’étaient attirés la colère du vainqueur. Mais le souci principal de Martin était d’empêcher qu’on n’envoyât en Espagne des tribuns avec droit de vie et de mort ; car, dans sa pieuse sollicitude, il voulait sauver non seulement les chrétiens exposés à être persécutés ; mais aussi les hérétiques eux-mêmes. Les deux premiers jours, le rusé Maxime laissa Martin dans l’incertitude, soit pour augmenter l’importance de cette affaire, soit qu’il fût inexorable, ou bien (et c’est l’avis d’un très grand nombre) parce que son avarice l’empêchait d’abandonner des biens qu’il convoitait. Ce prince, que l’on dit doué de nombreuses et belles qualités, ne pouvait résister à l’avarice ; du reste, les besoins du gouvernement le feront peut-être facilement excuser de s’être ainsi ménagé des ressources en toute occasion (car ses prédécesseurs avaient épuisé le trésor public), et il se vit toujours embarrassé par des expéditions ou par les guerres civiles. [3,12] XII. — « Cependant les évêques avec lesquels Martin avait refusé de communiquer coururent tout tremblants auprès de l’empereur, se plaignant avec douleur, d’être condamnés d’avance ; c’en était fait d’eux tous, si le puissant Martin se joignait contre eux à l’opiniâtre Théogniste, qui les avait publiquement condamnés ; que Martin n’était déjà plus le défenseur, mais le vengeur dés hérétiques, et que la mort de Prisicillien devenait inutile, puisqu’il se chargeait de la venger. Enfin, prosternés aux pieds de l’empereur, ils le supplièrent avec larmes de faire usage de sa puissance contre lui. Ils avaient presque amené Maxime à confondre Martin parmi les hérétiques ; mais ce prince, malgré sa trop grande déférence pour ces évêques, n’ignorait pas que la foi, la sainteté et les vertus de Martin le rendaient supérieur à tous les mortels. Il essaya donc de le vaincre d’une autre manière ; il le fit secrètement venir près de lui et lui parla avec douceur. « Les hérétiques, dit-il, sont justement coupables, ils ont été condamnés judiciairement, et n’ont point été victimes de la bâtie des évêques ; ce n’est pas une raison suffisante pour refuser de communiquer avec Ithace et ses partisans. Théogniste s’est séparé d’eux plutôt par haine que pour un motif légitime, et il est le seul qui l’ait fait ; les autres évêques n’ont rien changé dans leurs relations avec lui, et le concile lui-même, réuni il y a quelques jours, a déclaré qu’Ithace était innocent. » Comme toutes ces paroles faisaient peu d’impression sur Martin, l’empereur s’enflamma de colère et s’éloigna brusquement ; bientôt après il donna l’ordre d’exécuter ceux pour qui Martin l’avait imploré. [3,13] XIII. — « Lorsque Martin l’apprit, il était déjà nuit ; il se rendit précipitamment au palais, et promit à l’empereur de communiquer avec les évêques, s’il pardonnait et rappelait les tribuns envoyés en Espagne pour la ruine des églises. Sans retard, Maxime accorda tout. Le lendemain avait lieu le sacre de l’évêque Félix, très saint homme assurément, et bien digne d’être fait évêque à une meilleure époque. Ce fut ce jour-là que Martin communiqua avec les évêques, pensant qu’il était préférable de céder pour le moment, que d’abandonner ceux que le glaive menaçait. Les évêques s’efforcèrent d’obtenir de lui une attestation écrite de cette communion ; mais ils ne purent y réussir. Il s’éloigna à la hâte le lendemain, en gémissant le long du chemin d’avoir participé pour quelques heures à une coupable communion. Près du bourg d’Andethauna, là où commencent à s’étendre de vastes forêts solitaires, ses compagnons l’ayant un peu dépassé, il s’assit accusant et défendant tour à tour dans son esprit cette communion, cause de sa douleur. Tout à coup un ange se présenta à lui : « Martin, c’est avec raison que tu t’affliges, dit-il, mais tu ne pouvais t’en tirer autrement ; ranime ton courage, afin de ne pas mettre maintenant en péril non ta gloire, mais ton salut. » À partir de cette époque, il se garda de communiquer avec le parti d’Ithace. Comme il délivrait les possédés avec moins de facilité qu’auparavant, il nous avoua en pleurant qu’à cause de cette coupable communion, à laquelle il avait participé un instant par nécessité et non de cœur, il sentait une diminution de sa puissance. Pendant les seize années qu’il vécut encore, il n’assista à aucun concile ou à aucune réunion d’évêques. [3,14] XIV. — « Mais cette puissance diminuée pour un temps lui fut, certes, rendue avec usure, comme nous pûmes nous en convaincre. Car je vis plus tard un énergumène, amené à la porte dérobée du monastère, se trouver délivré avant d’en avoir touché le seuil. Une personne qui a été témoin du fait m’a raconté que, se rendant à Rome par la mer Tyrrhénienne, une tempête s’éleva, qui mit dans le plus grand péril la vie de tous les passagers. Alors un marchand égyptien, qui n’était pas encore chrétien, s’écria à haute voix : « Dieu de Martin, sauvez-nous. » À l’instant les flots s’apaisèrent, et pendant le reste du voyage ils demeurèrent calmes et tranquilles. Lycontius, ancien vicaire et homme d’une vive foi, écrivit à Martin pour implorer son secours, car une maladie contagieuse avait atteint ses esclaves et encombré sa maison de malades. Le bienheureux répondit alors que la guérison serait difficile, car le Saint-Esprit lui avait révélé que la main de Dieu s’était appesantie sur cette demeure. Pendant sept jours et sept nuits il ne cessa pas de prier et de jeûner, afin d’obtenir du Seigneur ce qu’il s’était chargé de demander. Bientôt Lycontius accourut vers lui, pénétré de reconnaissance, pour lui annoncer que tous ses esclaves étaient sauvés. Il lui offrit cent livres d’argent que le Saint accepta sans les recevoir ; car, avant que cet argent fût arrivé au monastère, il l’avait déjà employé à racheter des captifs. Et comme les frères lui suggéraient d’en garder un peu pour l’entretien du monastère, lui représentant qu’ils avaient à peine de quoi vivre et que plusieurs d’entre eux manquaient de vêtements, il leur dit : « L’église doit nous nourrir et nous vêtir, pourvu que nous ne demandions rien pour notre usage. » À présent revient à ma mémoire, le souvenir de grands miracles opérés par ce saint prélat, et qu’il est plus facile d’admirer que de rapporter. Vous reconnaîtrez certainement avec moi qu’il y en a beaucoup qu’on ne peut raconter. En voici un, par exemple, que je doute pouvoir vous exposer comme il s’est passé. Un des frères (vous le connaissez, mais je ne le nommerai pas, afin de ne pas causer de honte à un saint homme), ayant trouvé quelques charbons dans le fourneau de Martin, approcha un siège, écarta les jambes et s’assit au-dessus du feu en relevant indécemment sa robe. Martin, s’apercevant aussitôt qu’on profanait sa cellule, s’écria à haute voix : « Quel est celui qui souille ainsi notre chambre ? » Le frère l’entendit, et, reconnaissant la faute qu’on lui reprochait, il accourut tout tremblant auprès de nous, et confessa sa honte et la puissance de Martin. [3,15] XV. — « Un jour que Martin était assis dans la petite cour qui entourait sa cellule, sur l’escabeau de bois que vous connaissez tous, il vit deux démons passer sur le rocher élevé qui domine le monastère, et de là, gais et joyeux, pousser des cris d’encouragement : « Allons ! Brice ; courage ! Brice. » Ils voyaient de loin, je crois, ce malheureux qui s’approchait, et savaient bien quelle rage le malin esprit avait excité dans son coeur. Aussitôt Brice entra furieux, et dans sa folie vomit mille injures contre Martin. Ce dernier, en effet, lui avait reproché la veille d’entretenir des chevaux et d’avoir des esclaves, lui qui ne possédait rien avant d’être clerc, et qui avait été élevé, dans le monastère par Martin lui-même. Beaucoup l’accusaient alors d’acheter de jeunes esclaves des deux sexes. Ce fût pour cela que ce malheureux, enflammé d’une colère insensée et surtout, comme je le crois, excité par ces démons, s’emporta si violemment contre Martin, qu’il le menaça presque de le frapper, tandis que le saint, le visage calme, l’âme tranquille, s’efforçait par de douces paroles de calmer l’irritation qui lui troublait le jugement. Le démon avait si bien envahi le cœur de Brice, qu’il en avait presque perdu la raison ; les lèvres tremblantes, le visage décomposé et pâle de colère, il proférait des paroles de péché, assurant qu’il était plus saint que Martin. « Car moi, disait-il, j’ai passé mes premières années à observer les saintes règles du monastère où vous m’éleviez ; quant à vous, dès votre jeunesse, vous ne pouvez le nier, vous avez été souillé par la licence des camps, et maintenant, dans votre vieillesse, vous êtes tombé dans de vaines superstitions et des visions ridicules. » Après avoir vomi ces injures et d’autres plus graves encore, qu’il vaut mieux taire, il s’éloigna après avoir exhalé sa colère et croyant s’être vengé ; puis il reprit en marchant rapidement la route par laquelle il était venu. Cependant les prières de Martin, j’en suis persuadé, chassèrent les démons du cœur de Brice, qui, plein de repentir, revint tout de suite trouver Martin, se jeta à ses pieds, et, rentrant en lui-même, avoua qu’il avait cédé aux instigations du démon ; rien n’était plus facile à Martin que de pardonner à un suppliant ! C’est alors qu’il nous raconta, ainsi qu’à Brice, comment il avait vu le diable l’agiter et était demeuré insensible à des injures qui nuisaient plutôt à celui qui les proférait. Dans la suite, ce même Brice fut accusé de grands crimes ; mais jamais Martin ne put se résoudre à déposer ce prêtre, de peur de paraître venger une injure personnelle ; souvent il répétait : « Si le Christ a supporté Judas, pourquoi ne supporterai-je pas Brice ? » [3,16] XVI. — « Postumianus prit alors la parole : « Voici un bel exemple pour notre voisin ; lorsqu’on l’irrite, malgré tout son bon sens, il oublie le présent et l’avenir, ne se contient plus, s’emporte contre les clercs, attaque les laïques, et remue toute la terre pour se venger. Voilà trois ans qu’il est continuellement en querelle ; ni le temps, ni la raison ne le peuvent apaiser. Qu’il est à plaindre ! que cet état est déplorable ! et ce n’est cependant pas là son seul vice incurable. Tu aurais dû lui raconter souvent, Gallus, ces exemples de patience et de calme, afin qu’il pût oublier ses fureurs et apprendre à pardonner. Si jamais il vient à être instruit de la petite digression qu’il a occasionnée dans mon discours, qu’il considère que je parle plutôt comme ami que comme ennemi ; car, si cela était possible, j’aimerais mieux le voir ressembler au saint évêque qu’au tyran Phalaris. Mais laissons ce souvenir désagréable, et revenons à notre Martin. » [3,17] XVII. — « Comme je m’aperçus que le soleil disparaissait à l’horizon et que la nuit arrivait : « La fin du jour approche, dis-je à Postumianus ; levons-nous, car nous devons offrir à souper à des auditeurs aussi attentifs. Ne crois pas pouvoir terminer tes récits sur Martin, c’est une matière abondante qui jamais ne s’épuise. Va porter ces récits à l’Orient, et en retournant sur tes pas, en traversant les ports, les îles et les cités, répands parmi le peuple le nom et la gloire de Martin. N’oublie pas surtout la Campanie ; quoique ce pays ne soit pas sur ton chemin, ne regarde pas à un détour, même considérable, pour visiter l’illustre Paulin, cet homme célèbre dans tout l’univers. Raconte-lui, je t’en prie, tout ce que nous avons dit hier et aujourd’hui ; raconté-lui bien tout, n’oublie rien, afin qu’il fasse connaître à Rome la gloire du bienheureux, comme il a déjà répandu mon livre non seulement en Italie, mais encore dans toute l’Illyrie. Paulin, nullement jaloux de la gloire de Martin, et grand admirateur des miracles opérés en Jésus-Christ, ne refusera point de comparer notre saint évêque avec Félix de Nole. Si, par hasard, tu passes en Afrique, raconte à Carthage ce que tu viens d’entendre, bien que cette ville, comme tu nous l’as dit, connaisse déjà Martin, afin qu’elle ne garde pas toute son admiration pour son martyr Cyprien, qui l’a consacrée en y répandant son sang. Si, inclinant à gauche, tu entres dans le golfe d’Achaïe, apprends à Corinthe et à Athènes que Platon à l’Académie n’a pas surpassé Martin par sa science, et que Socrate dans sa prison ne s’est pas montré plus courageux que lui. Heureuse est la Grèce qui a mérité d’entendre la parole de l’Apôtre ! Mais le Christ n’a pas non plus abandonné les Gaules, à qui il a donné Martin. Lorsque tu seras enfin parvenu en Égypte, quoique cette contrée soit fière de la multitude et des miracles des saints, qu’elle ne dédaigne pas d’apprendre que, grâce au seul Martin, l’Europe ne le cède en rien à l’Asie tout entière. [3,18] XVIII. — « Enfin, lorsque tu mettras de nouveau à la voile pour te rendre à Jérusalem, je te charge d’une mission douloureuse : si jamais tu touches au rivage où est située l’illustre Ptolémaïs, c’est de t’informer avec soin de l’endroit de la sépulture de notre cher Pomponius, et de ne pas refuser une visite à des ossements déposés en terre étrangère. Là, que la douleur que tu éprouves de la perte d’un ami que nous chérissions tous te fasse verser des larmes, et, tout vain que soit cet hommage, couvrir sa tombe de brillantes fleurs et d’herbes odoriférantes. Dis-lui, sans dureté ni sans aigreur en le plaignant, et sans lui adresser de reproches ; que s’il eût voulu suivre toujours tes conseils et les miens, et imiter plutôt Martin que certaine personne que je ne veux pas nommer, jamais il n’aurait été si cruellement séparé de moi ; ses cendres ne reposeraient pas sous le sable d’une plage inconnue ; il n’aurait pas péri au milieu de la mer, comme un pirate naufragé, et n’aurait pas trouvé à grand’peine une sépulture à l’extrémité du rivage. Qu’ils voient leur ouvrage, ceux qui voulurent me nuire en l’éloignant de moi ! et qu’ils cessent maintenant de s’acharner contre moi, puisqu’ils tiennent maintenant leur vengeance. » Ces tristes paroles, prononcées d’une voix altérée, arrachèrent des larmes à tout l’auditoire, qui se leva rempli d’admiration pour Martin, et non moins ému de mes pleurs.