[1,0] Vie de Jules César. [1,1] Jeunesse de César. Il est proscrit par Sylla (1) César avait seize ans lorsqu'il perdit son père. L'année suivante, il fut désigné flamine de Jupiter; et quoiqu'on l'eût fiancé, dès son enfance, à Cossutia, d'une simple famille équestre, mais fort riche, il la répudia, pour épouser Cornélie, fille de Cinna, lequel avait été quatre fois consul. Il en eut bientôt une fille, nommée Julie. Le dictateur Sylla voulut le contraindre à la répudier, et, ne pouvant y réussir par aucun moyen, (2) le priva du sacerdoce, de la dot de sa femme, de quelques successions de famille, et le regarda dès lors comme son ennemi. César fut même réduit à se cacher, et, quoique atteint de la fièvre quarte, à changer presque toutes les nuits de retraite, et à se racheter, à prix d'argent, des mains de ceux qui le poursuivaient. Il fallut que les Vestales, et Mamercus Aemilius avec Aurelius Cotta, ses parents et ses alliés se réunissent pour obtenir son pardon. (3) Il est bien établi que Sylla le refusa longtemps aux prières de ses meilleurs amis et des hommes les plus éminents, et que, vaincu par leur persévérance, il s'écria, par une inspiration divine ou par un secret pressentiment de l'avenir : "Eh bien, vous l'emportez, soyez satisfaits; mais sachez que celui dont la vie vous est si chère écrasera un jour le parti de la noblesse, que nous avons défendu ensemble; car il y a dans César plus d'un Marius." [1,2] Ses premières campagnes. Son commerce avec Nicomède (1) César fit ses premières armes en Asie, où l'avait emmené le préteur Marcus Thermus. Chargé par lui d'aller chercher une flotte en Bithynie, il s'arrêta chez le roi Nicomède, à qui on le soupçonna de s'être prostitué. Ce qui confirma ce bruit, c'est qu'on le vit, peu de jours après, retourner en Bithynie, sous prétexte de faire payer une certaine somme, due à un affranchi, son client. (2) Le reste de la campagne fut plus favorable à sa réputation; et, à la prise de Mytilène, il reçut de Thermus une couronne civique. [1,3] Son retour subit à Rome (1) Il servit aussi en Cilicie, sous Servilius Isauricus, mais pendant peu de temps; (2) car, à la nouvelle de la mort de Sylla, et sur les espérances qu'il conçut des nouveaux troubles provoqués par Marcus Lepidus, il se hâta de revenir à Rome. Toutefois, il ne voulut pas entrer dans ses projets, quelques avantages qui lui fussent offerts; le caractère de Lépide ne lui inspirait pas de confiance, et l'occasion lui semblait moins belle qu'il ne l'avait cru. [1,4] Son accusation contre Dolabella. Il va étudier à Rhodes. Il est pris par des pirates. Ses succès contre Mithridate (1) Ces troubles apaisés, il accusa de concussion Cornelius Dolabella, qui avait été honoré du consulat et du triomphe. L'accusé fut absous, et César résolut de se retirer à Rhodes, tant pour se dérober aux ennemis qu'il s'était faits, que pour y consacrer ses loisirs aux leçons d'Apollonius Molon, le plus célèbre rhéteur de ce temps-là. (2) Dans ce trajet, exécuté pendant l'hiver, il fut pris par les pirates, à la hauteur de l'île Pharmacuse; et, non sans la plus vive indignation, il resta leur prisonnier l'espace d'environ quarante jours, n'ayant près de lui qu'un médecin et deux esclaves du service de sa chambre; car il avait dépêché sur le champ ses compagnons et ses autres esclaves, pour lui rapporter l'argent nécessaire à sa rançon. (3) Il la paya cinquante talents, et, à peine débarqué sur le rivage, il poursuivit, à la tête d'une flotte, les pirates qui s'en retournaient, les réduisit en son pouvoir, et les punit du supplice dont il les avait souvent menacés comme en plaisantant. (4) Mithridate ravageait alors les pays voisins; César ne voulut pas paraître indifférent au malheur des alliés: de Rhodes, où il s'était rendu, il passa en Asie, leva des troupes auxiliaires, chassa de la province le lieutenant de ce roi, et retint dans le devoir les peuples dont la foi était ébranlée et douteuse. [1,5] Il est fait tribun des soldats (1) Revenu à Rome, la première magistrature qu'il obtint par les suffrages du peuple fut celle de tribun militaire. On le vit alors aider de tout son pouvoir ceux qui voulaient rétablir la puissance tribunitienne, dont Sylla avait beaucoup retranché. (2) Il fit aussi servir la proposition Plotia au rappel de L. Cinna, frère de sa femme, et de tous ceux qui, dans les troubles civils, s'étaient attachés à Lépide, et qui, après la mort de ce consul, s'étaient réfugiés auprès de Sertorius: il prononça même un discours à ce sujet. [1,6] Il est nommé questeur. Son origine (1) Étant questeur, il fit, à la tribune aux harangues et selon l'usage reçu, l'éloge de sa tante Julie et de sa femme Cornélie, qui venaient de mourir. (2) Dans le premier, il établit ainsi la double origine de sa tante et celle de son propre père: "Par sa mère, ma tante Julie est issue des rois; par son père, elle se rattache aux dieux immortels. En effet, d'Ancus Marcius descendaient les Marcius Rex, dont le nom fut celui de sa mère; de Vénus descendent les Jules, dont la race est la nôtre. On voit donc unis dans notre famille et la majesté des rois, qui sont les maîtres des hommes, et la sainteté des dieux, qui sont les maîtres des rois." (3) Pour remplacer Cornélie, il épousa Pompeia, fille de Q. Pompée et petite-fille de L. Sylla; mais, dans la suite, il divorça d'avec elle, sur le soupçon d'un commerce adultère avec Publius Clodius, si publiquement accusé de s'être introduit chez elle sous un costume de femme, pendant une fête religieuse, que le sénat dut ordonner une enquête pour sacrilège. [1,7] Sa questure en Espagne. La statue d'Alexandre (1) Pendant sa questure, l'Espagne ultérieure lui échut en partage. En visitant les assemblées de cette province, pour y rendre la justice par délégation du préteur, il alla jusqu'à la ville de Gadès; c'est là que voyant, près d'un temple d'Hercule, la statue du grand Alexandre, il poussa un profond soupir, comme pour déplorer son inaction: et, se reprochant de n'avoir encore rien fait de mémorable à un âge où Alexandre avait déjà conquis l'univers, il demanda incontinent son congé, afin de venir à Rome pour saisir le plus tôt possible les occasions de se signaler. (2) Les devins élevèrent encore ses espérances, en interprétant un songe qu'il avait eu la nuit précédente, et qui lui troublait l'esprit; car il avait rêvé qu'il violait sa mère. Ils déclarèrent que ce songe lui annonçait l'empire du monde, "cette mère qu'il avait vue soumise à lui n'étant autre que la terre, notre mère commune. " [1,8] Ses projets Étant donc parti avant le temps, il visita les colonies latines, qui nourrissaient des prétentions au droit de cité romaine; et il les aurait poussées à quelque audacieuse entreprise, si, dans cette crainte même, les consuls n'avaient retenu quelque temps les légions destinées pour la Cilicie. [1,9] Il entre dans plusieurs conjurations qui avortent (1) Il n'en médita pas moins bientôt à Rome de plus grands projets. On dit, en effet, que, peu de jours avant de prendre possession de l'édilité, il entra dans une conspiration avec le consulaire Marcus Crassus, et avec Publius Sylla et L. Autronius, condamnés tous deux pour brigue, après avoir été désignés consuls. Ils devaient attaquer le sénat au commencement de l'année, en égorger une partie, donner la dictature à Crassus, qui aurait eu César pour maître de la cavalerie; et, après s'être ainsi emparés du gouvernement, rendre à Sylla et à Autronius le consulat qu'on leur avait ôté. (2) Tanusius Geminus dans son histoire, Marcus Bibulus dans ses édits, et C. Curion, le père, dans ses discours, parlent de cette conjuration. Cicéron lui-même paraît y faire allusion dans une lettre à Axius, où il dit que "César effectua, pendant son consulat, le projet de domination qu'il avait conçu étant édile." Tanusius ajoute que Crassus, soit peur, soit repentir, ne se montra pas le jour marqué pour le meurtre, et que, pour cette raison, César ne donna point le signal convenu, qui était, à ce que rapporte Curion, de laisser tomber sa toge de son épaule. (3) Le même Curion et M. Actorius Nason lui imputent encore une autre conspiration avec le jeune Gnaeus Pison, et prétendent que c'est sur le soupçon des menées de ce Pison dans Rome, qu'on lui donna, à titre extraordinaire, le gouvernement de l'Espagne; que néanmoins ils convinrent de provoquer ensemble une révolution, l'un au dehors, l'autre à Rome, et d'agir au moyen des Ambrones et des peuples qui sont au-delà du Pô; mais que la mort de Pison fit avorter leurs projets. [1,10] Son édilité. Ses munificences (1) Édile, César ne se borna pas à orner le comitium, le forum, et les basiliques; il orna aussi le Capitole, et y fit élever, pour le temps d'une exposition, des portiques provisoires où il étala aux yeux du peuple une partie des nombreuses collections d'oeuvres d'art qu'il avait rassemblées. (2) Il donna des jeux et des combats de bêtes, tantôt avec son collègue et tantôt en son propre nom; ce qui fit que la popularité ne s'attacha qu'à lui pour des dépenses faites en commun. Aussi son collègue, Marcus Bibulus, disait-il, en se comparant à Pollux, "que comme on avait coutume d'appeler du seul nom de Castor le temple érigé dans le forum aux deux frères, on appelait magnificence de César les prodigalités de César et de Bibulus." (3) César joignit à ces prodigalités un combat de gladiateurs; mais il y en eut quelques couples de moins qu'il ne le voulait; car il en avait fait venir de toutes parts une si grande multitude, que ses ennemis, épouvantés, firent restreindre, par une loi expresse, le nombre des gladiateurs qui pourraient à l'avenir entrer dans Rome. [1,11] Il demande un commandement extraordinaire et se venge du refus des grands. (1) S'étant concilié la faveur du peuple, il essaya, par le crédit de quelques tribuns, de se faire donner le gouvernement de l'Égypte, en vertu d'un plébiscite. Cette demande inopinée d'un gouvernement extraordinaire était fondée sur ce que les habitants d'Alexandrie avaient chassé leur roi, ami et allié du peuple romain, conduite généralement blâmée à Rome. (2) L'opposition des optimates fit échouer les prétentions de César, qui, pour affaiblir à son tour leur autorité par tous les moyens possibles, releva les trophées de Gaius Marius sur Jugurtha, sur les Cimbres et sur les Teutons, monuments autrefois renversés par Sylla; et quand on informa contre les sicaires, il fit ranger parmi ces meurtriers, malgré les exceptions de la loi Cornélie, ceux qui, pendant la proscription, avaient reçu de l'argent du trésor public pour prix des têtes des citoyens romains. [1,12] Il fait accuser Rabirius et le condamne Il suscita aussi un accusateur, pour haute trahison, contre Gaius Rabirius, qui, quelques années auparavant, avait plus que personne aidé le sénat à comprimer les séditieuses entreprises du tribun Lucius Saturninus. Désigné par le sort pour être un des juges de l'accusé, il le condamna avec tant de passion, que, devant le peuple, rien ne fut aussi utile à l'appelant que la partialité de son juge. [1,13] Il est nommé souverain pontife. Ses profusions et ses dettes Déçu de l'espérance d'un commandement, César brigua le souverain pontificat, et répandit l'argent avec une telle profusion, qu'effrayé lui-même de l'énormité de ses dettes, il dit à sa mère, en l'embrassant avant de se rendre aux comices, qu'il ne rentrerait pas chez lui, sinon comme pontife. (2) Il l'emporta sur deux compétiteurs bien redoutables, bien supérieurs à lui par l'âge et par la dignité; et il eut même sur eux cet avantage, de réunir plus de suffrages dans leurs propres tribus, qu'ils n'en eurent ensemble dans toutes les autres. [1,14] Sa préture. Son opinion dans le jugement des complices de Catilina (1) César était préteur quand on découvrit la conjuration de Catilina. La mort des coupables avait été résolue dans le sénat, d'une voix unanime: lui seul opina pour qu'ils fussent détenus séparément dans des villes municipales, et que leurs biens fussent vendus. (2) Bien plus; ceux qui avaient proposé une peine plus sévère, il les effraya tellement par la menace réitérée des haines populaires qui, un jour, se déchaîneraient contre eux, que Décimus Silanus, consul désigné, ne craignit pas d'adoucir, par une interprétation, son avis, dont il ne pouvait changer sans honte, et qu'on avait compris, dit-il alors, dans un sens plus rigoureux qu'il ne l'avait voulu. (3) César allait l'emporter: déjà même un grand nombre de sénateurs étaient passés de son côté, entre autres Cicéron, le frère du consul; c'en était fait, si le discours de M. Caton n'eût raffermi le sénat intimidé. (4) César, loin de renoncer à son opposition, y mit une telle persistance, qu'une troupe de chevaliers romains, qui gardait armée la salle du sénat, menaça de lui donner la mort: des glaives nus furent même dirigés contre lui, en sorte que ses voisins se reculèrent; quelques-uns seulement, le tenant dans leurs bras et le couvrant de leurs toges, réussirent, non sans peine, à le sauver. (5) Alors, saisi d'effroi, il céda; et, de tout le reste de l'année, il ne parut plus au sénat. [1,15] Il veut enlever à Q. Catulus le droit de faire la dédicace du Capitole Le premier jour de sa préture, il cita devant le peuple Q. Catulus, aux fins d'enquête sur la reconstruction du Capitole; et il proposa d'en confier le soin à un autre. Mais voyant que les optimates, au lieu d'aller rendre leurs devoirs aux nouveaux consuls, accouraient en foule à l'assemblée pour lui opposer une résistance opiniâtre, et jugeant la lutte inégale, il abandonna cette poursuite. [1,16] Il est suspendu de ses fonctions, et rétabli (1) Il n'en montra que plus d'obstination à soutenir et à défendre, malgré l'opposition de ses collègues, le tribun du peuple Caecilius Metellus, auteur de lois particulièrement subversives. Un décret du sénat finit par les suspendre tous deux de leurs fonctions publiques. (2) César eut néanmoins l'audace de rester en possession de sa charge, et de rendre encore la justice. Mais quand il apprit qu'on se préparait à employer contre lui la violence et les armes, il congédia ses licteurs, se dépouilla de la prétexte, et se retira secrètement chez lui, résolu, eu égard aux circonstances, de se tenir tranquille. (3) Deux jours après, la foule s'assembla d'elle-même et spontanément devant sa maison, et lui offrit son appui pour le rétablir dans sa dignité: le tumulte était au comble; César l'apaisa. (4) Étonnés de cette modération, les sénateurs, que la nouvelle de l'attroupement avait réunis à la hâte, envoyèrent, pour lui rendre grâces, les plus illustres d'entre eux; et il fut rappelé dans le sénat, où lui furent prodigués les plus pompeux éloges. Enfin, on le réintégra dans sa charge, en rapportant le premier décret. [1,17] Il est nommé comme complice de Catilina (1) D'autres embarras ne tardèrent pas à l'assaillir: il fut nommé parmi les complices de Catilina, devant le questeur Novius Niger, par le délateur Lucius Vettius, et dans le sénat, par Quintus Curius, à qui l'on avait décerné des récompenses publiques pour avoir révélé le premier les projets des conjurés. (2) Curius prétendait tenir de Catilina ce qu'il avançait. Vettius s'engageait à produire un billet écrit par César à Catilina. (3) César ne crut pas devoir souffrir ces attaques; il implora le témoignage de Cicéron, pour prouver qu'il lui avait, de son plein gré, transmis certains détails sur la conjuration; et il fit priver Curius des récompenses qu'on lui avait promises. Quant à Vettius, à qui l'on infligea une saisie, dont on pilla les meubles, dont on maltraita la personne, et qui enfin fut près d'être mis en pièces en pleine assemblée, au pied de la tribune, César le fit jeter en prison. Il y fit conduire aussi le questeur Novius, pour avoir souffert qu'on accusât à son tribunal un magistrat supérieur à lui en autorité. [1,18] Il part pour l'Espagne (1) À l'issue de sa préture, le sort lui départit l'Espagne ultérieure. Mais, retenu par ses créanciers, il ne s'en délivra qu'après avoir donné des cautions; et sans attendre que, selon l'usage et les lois, le sénat eût réglé tout ce qui concernait les provinces, il partit, soit pour échapper à une action judiciaire qu'on voulait lui intenter à l'expiration de sa charge, soit pour porter plus promptement secours aux alliés, qui imploraient la protection de Rome. Quand il eut pacifié sa province, il revint, avec la même précipitation et sans attendre son successeur, pour demander à la fois le triomphe et le consulat. (2) Mais le jour des comices étant déjà indiqué, l'on ne pouvait tenir compte de sa candidature que s'il entrait dans la ville en simple particulier; et lorsqu'il intrigua pour être affranchi de la loi, il rencontra une forte opposition. Il fut donc forcé de renoncer au triomphe, pour n'être pas exclu du consulat. [1,19] Il est nommé consul. Premier triumvirat (1) De ses deux compétiteurs au consulat, Lucius Lucceius et Marcus Bibulus, il s'attacha le premier, qui avait moins de crédit mais une grande fortune, à condition que celui-ci associerait le nom de César au sien dans ses largesses aux centuries. (2) Les optimates, instruits de ce marché, dont ils craignaient les suites, et persuadés que César, avec la plus haute magistrature de l'État et un collègue tout à lui, ne mettrait pas de bornes à son audace, voulurent que Bibulus fît aux centuries les mêmes promesses, et la plupart d'entre eux se cotisèrent à cet effet. Caton lui-même avoua que, cette fois, la corruption profiterait à la république. (3) César fut donc nommé consul avec Bibulus. Les optimates n'eurent plus d'autres ressources que d'assigner aux futurs consuls des départements sans importance, à savoir ceux des bois et des pâturages. (4) Excité surtout par cette injure, César ne négligea aucun moyen de s'attacher Gnaeus Pompée, alors irrité lui-même contre les sénateurs de ce que, malgré ses victoires sur le roi Mithridate, ils hésitaient à ratifier ses actes. Il le réconcilia aussi avec Marcus Crassus, qui était resté son ennemi depuis les violentes querelles de leur consulat; et il conclut avec eux une alliance, en vertu de laquelle rien ne devrait se faire dans l'État de ce qui déplairait à l'un des trois. [1,20] Actes principaux et violences de son consulat (1) En prenant possession de sa dignité, César établit, le premier, que l'on tiendrait un journal de tous les actes du sénat et du peuple, et que ce journal serait rendu public. (2) Il fit revivre aussi l'ancien usage de se faire précéder par un huissier et suivre par des licteurs, pendant le mois où l'autre consul aurait les faisceaux. (3) Il promulgua une loi agraire; et, comme son collègue s'y opposait, il le chassa du forum par les armes. Le lendemain, celui-ci porta ses plaintes au sénat; mais il ne se trouva personne qui osât faire un rapport sur cette violence, ou proposer de ces résolutions vigoureuses qu'on avait si souvent prises dans de moindres désordres. Bibulus, au désespoir, se retira chez lui, où il se tint caché tout le temps de son consulat, ne manifestant plus son opposition que par la voie des édits. (4) De ce moment, César régla tout dans l'État à sa guise; si bien que des railleurs, avant de signer leurs lettres, les dataient par plaisanterie, non du consulat de César et de Bibulus, mais du consulat de Jules et de César; faisant ainsi deux consuls d'un seul, dont ils séparaient le nom et le surnom. On fit aussi courir les vers suivants: Ce que César a fait, qui d'entre nous l'ignore? Ce qu'a fait Bibulus, moi je le cherche encore. (5) La plaine de Stella, consacrée par nos ancêtres, et le territoire campanien qui était resté soumis à l'impôt pour les besoins de la république, furent distribués, par son ordre et sans que le sort fût consulté, à vingt mille citoyens, pères de trois enfants ou d'un plus grand nombre. (6) Les fermiers de l'État demandaient une réduction; César leur remit le tiers de leur fermage, et les engagea en public à ne point enchérir inconsidérément à la prochaine adjudication des impôts. (7) Il en était ainsi du reste: tout ce que l'on convoitait, César en faisait largesse; personne n'osait s'y opposer, et quiconque l'osait se voyait en butte à ses vengeances. Caton l'ayant un jour tenté, il le fit traîner hors du sénat par un licteur, et conduire en prison. Lucius Lucullus, qui lui avait résisté avec trop de hardiesse, fut si épouvanté de ses menaces, qu'il lui demanda grâce à genoux. Cicéron, dans un plaidoyer, avait déploré le malheur des temps; le jour même, à la neuvième heure, César fit passer dans les rangs plébéiens le patricien Publius Clodius, ennemi de Cicéron, et qui, depuis longtemps, tâchait en vain d'y entrer. (8) Voulant en finir avec ses adversaires, il suborna Vettius, à prix d'argent, pour qu'il déclarât que quelques-uns d'entre eux l'avaient engagé à tuer Pompée, et qu'amené au forum, il nommât les prétendus auteurs de ce complot: mais Vettius accusant sans preuves tantôt l'un, tantôt l'autre, la fraude fut bientôt soupçonnée; et César, désespérant du succès d'une entreprise aussi imprudente, fit, dit-on, empoisonner le dénonciateur. [1,21] Il devient le gendre de Pison et le beau-père de Pompée (1) Vers le même temps, il épousa Calpurnie, fille de L. Pison, qui allait lui succéder au consulat; et il donna en mariage à Gnaeus Pompée sa fille Julie, en congédiant son premier fiancé Servilius Cépion, l'un de ceux qui, peu de temps auparavant, l'avaient aidé à se défaire de Bibulus. (2) Après cette nouvelle alliance, il commença, dans le sénat, par prendre d'abord l'avis de Pompée, alors qu'il avait coutume d'interroger Crassus le premier, et qu'il était d'usage que le consul conservât toute l'année l'ordre établi par lui aux calendes de janvier pour recueillir les votes. [1,22] Il obtient le gouvernement des Gaules. Son arrogance (1) Ainsi appuyé du crédit de son beau-père et de son gendre, il choisit, parmi toutes les provinces romaines, celle des Gaules, qui, entre autres avantages, offrait à son ambition un vaste champ de triomphes. (2) Il reçut d'abord la Gaule Cisalpine avec l'Illyrie, en vertu de la loi Vatinia, et ensuite la Gaule Chevelue, par un décret des sénateurs, qui craignaient, s'ils la lui refusaient, que le peuple ne la lui donne également. (3) Il en éprouva une joie qu'il ne put contenir: on l'entendit, peu de jours après, se vanter en plein sénat d'être enfin parvenu au comble de ses voeux, malgré la résistance et les lamentations de ses adversaires, et s'écrier qu'il marcherait désormais sur leurs têtes à tous: "Cela ne sera pas facile à une femme," répondit une voix, pour l'outrager: "Je ne sache pas, répliqua-t-il en ayant l'air de plaisanter, que cela ait empêché Sémiramis de régner sur l'Assyrie, et les Amazones de posséder jadis une grande partie de l'Asie." [1,23] Il est cité en justice. Ses précautions pour s'assurer l'impunité (1) Après son consulat, les préteurs Gaius Memmius et Lucius Domitius demandèrent qu'on examina les actes de l'année précédente. César déféra l'affaire au sénat, qui ne voulut point en connaître. Trois jours s'étant passés en vaines altercations, il partit pour son gouvernement; et aussitôt, afin de constituer à son égard un précédent fâcheux, on traîna son questeur en justice, sous plusieurs inculpations, en vue d'une enquête préjudicielle. (2) Lui-même y fut bientôt cité par le tribun du peuple Lucius Antistius; mais, grâce à l'intervention du collège des tribuns, il obtint de ne pas être accusé pendant qu'il était absent pour le service de la république. (3) Aussi, pour se mettre désormais à l'abri de pareilles attaques, il eut grand soin de s'attacher par des services les magistrats en charge chaque année, et il se fit une loi de n'aider de son crédit ou de ne laisser parvenir aux honneurs que ceux qui se seraient engagés à le défendre en son absence; condition pour laquelle il n'hésita pas à exiger de certains un serment et même une promesse écrite. [1,24] . Il oblige Crassus et Pompée à demander le consulat dans son intérêt. Sa conduite coupable en Gaule. (1) Mais Lucius Domitius, qui aspirait au consulat, s'étant vanté publiquement d'accomplir comme consul ce qu'il n'avait pu faire comme préteur, et d'ôter, en outre, à César l'armée qu'il commandait, celui-ci fit venir Crassus et Pompée à Lucques, ville de sa province, et il les contraignit de demander aussi le consulat, pour en écarter Domitius, et faire ensuite proroger son commandement pour cinq ans; ce qui fut exécuté. (2) Rassuré de ce côté, il ajouta d'autres légions à celles qu'il avait reçues de la république, et il les entretint à ses frais. Il en forma même, dans la Gaule Transalpine, une dernière, à laquelle il fit prendre le nom gaulois d'Alauda, qu'il sut former à la discipline des Romains, qu'il arma et habilla comme eux, et que, dans la suite, il gratifia tout entière du droit de cité. (3) Il ne laissa désormais aucune occasion de faire la guerre, fût cette guerre injuste et périlleuse: il attaqua indistinctement et les peuples alliés et les nations ennemies ou sauvages. À tel point que sa conduite fit prendre, un jour, au sénat la résolution d'envoyer des commissaires dans les Gaules, pour informer sur l'état de cette province; quelques sénateurs proposèrent même de le livrer aux ennemis. Mais le succès de ses entreprises lui fit, au contraire, décerner de solennelles actions de grâces, plus longues et plus fréquentes qu'à aucun autre avant lui. [1,25] Ses expéditions militaires (1) Voici, en peu de mots, ce qu'il fit pendant les neuf années que dura son commandement. (2) Toute la Gaule comprise entre les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, le Rhône et le Rhin, c'est-à-dire dans un circuit de quelque trois millions deux cent mille pas, il la réduisit en province romaine, à l'exception des villes alliées et de celles qui avaient bien mérité de Rome, et il imposa au pays conquis un tribut annuel de quarante millions de sesterces. (3) Il est le premier qui, après avoir jeté un pont sur le Rhin, ait attaqué les Germains au-delà de ce fleuve, et qui leur ait infligé de lourdes défaites. (4) Il attaqua aussi les Bretons, jusqu'alors inconnus, les vainquit, et en exigea des contributions et des otages. Au milieu de tant de succès, il n'éprouva que trois revers: l'un en Bretagne, où une violente tempête faillit détruire sa flotte; un autre en Gaule, devant Gergovie, où une légion fut mise en déroute; et le troisième sur le territoire des Germains, où ses lieutenants Titurius et Aurunculeius périrent dans une embuscade. [1,26] Ses menées à Rome, pendant la guerre des Gaules (1) C'est dans ce même temps qu'il perdit d'abord sa mère, puis sa fille, et peu après son petit-fils. (2) Cependant le meurtre de Publius Clodius avait mis le trouble dans Rome, et le sénat, qui était d'avis de ne créer qu'un consul, désignait nommément Gnaeus Pompée. Les tribuns du peuple lui destinaient César comme collègue; mais ne voulant pas revenir, pour cette candidature, avant d'avoir terminé la guerre, il s'entendit avec eux pour qu'ils lui fissent plutôt obtenir du peuple la permission de briguer, absent, son second consulat, lorsque le temps de son commandement serait près d'expirer. (3) On lui accorda ce privilège; et concevant déjà de plus grands projets et rempli d'espérance, il ne négligea rien pour se faire des partisans, à force de bons offices et de largesses publiques et particulières. Avec le produit du butin, il commença la construction d'un forum, dont le terrain seul coûta plus de cent millions de sesterces. Il promit au peuple, en mémoire de sa fille, un combat de gladiateurs et un festin, ce qui était sans exemple. Pour donner à ces réjouissances le plus d'attrait possible, il ne s'en rapporta pas seulement aux traiteurs choisis pour cet objet: ses esclaves aussi y furent employés. (4) Il avait à Rome des agents qui enlevaient de force, pour les lui garder, les gladiateurs les plus fameux, lorsqu'ils combattaient devant des spectateurs malveillants. Quant aux élèves gladiateurs, ce n'était ni dans l'enceinte d'une école ni par des professeurs d'escrime qu'il les faisait instruire, mais dans les maisons des particuliers, par des chevaliers romains, ou même par des sénateurs habiles à manier les armes, et qu'il suppliait (ses lettres en font foi) d'entreprendre l'instruction de chacun de ces gladiateurs, et de présider eux-mêmes, comme des maîtres, à leurs exercices. (5) César doubla pour toujours la solde des légions. Dans les années d'abondance, il distribuait le blé sans règle ni mesure, et on le vit parfois donner à chaque homme un esclave pris sur le butin. [1,27] Il augmente par tous les moyens le nombre de ses partisans (1) Afin de rester le parent et l'ami de Pompée, il lui offrit la main d'Octavie, petite-fille de sa soeur, qui avait été mariée à Gaius Marcellus; et il lui demanda pour lui-même la main de sa fille, destinée à Faustus Sylla. (2) Tous ceux qui entouraient Pompée, et presque tous les membres du sénat, César les avait faits ses débiteurs, sans leur demander d'intérêt ou en n'acceptant d'eux qu'un intérêt modique. Il faisait aussi de magnifiques présents aux citoyens des autres ordres, qui se rendaient auprès de lui sur son invitation ou de leur propre mouvement. Sa libéralité s'étendait jusque sur les affranchis et les esclaves, selon ce qu'ils avaient de crédit sur l'esprit de leur maître ou de leur patron. (3) Les accusés, les citoyens perdus de dettes, la jeunesse prodigue, ne trouvaient qu'en lui un refuge assuré, à moins que les accusations ne fussent trop graves, la ruine trop complète, les désordres trop grands, pour qu'il pût les secourir: à ceux-là, il disait ouvertement "qu'il leur fallait une guerre civile". [1,28] De vives attaques sont dirigées contre lui à Rome (1) Il ne montra pas moins d'empressement à s'attacher les rois et les provinces dans toute l'étendue de la terre, offrant aux uns, en pur don, des milliers de captifs, envoyant aux autres des troupes auxiliaires, où et quand ils le voulaient, sans prendre l'avis du sénat ni du peuple. Il orna de magnifiques monuments les plus puissantes villes non seulement de l'Italie, des Gaules et des Espagnes, mais aussi de la Grèce et de l'Asie. (2) Enfin tout le monde commençait à démêler avec terreur le but de tant d'entreprises, lorsque le consul Marcus Claudius Marcellus, après avoir annoncé par un édit qu'il allait prendre des mesures de salut public, fit un rapport au sénat: il proposait de donner un successeur à César avant l'expiration de son commandement, puisque la guerre était finie, que la paix était assurée, et qu'il fallait licencier une armée victorieuse. Il demandait aussi que, dans les prochains comices, on ne tînt pas compte de César absent, puisque Pompée lui-même avait abrogé le plébiscite rendu en sa faveur. (3) Il était en effet arrivé que, dans une loi portée par Pompée sur les droits des magistrats, et au chapitre où il interdisait aux absents la demande des honneurs, il avait oublié d'excepter César; erreur qu'il n'avait corrigée que lorsque la loi était déjà gravée sur l'airain et déposée dans le trésor. (4) Non content d'enlever à César ses provinces et son privilège, Marcellus était encore d'avis de retirer à la colonie fondée par lui à Novum Comum, en vertu de la loi Vatinia, le droit de cité romaine, alléguant que c'était le résultat de la brigue et de la violation des lois. [1,29] Ses mesures contre ces attaques (1) Ébranlé par ces attaques, et persuadé, comme il le disait souvent, qu'il serait plus difficile, quand l'État l'aurait pour chef, de le faire descendre du premier rang au second, que du second jusqu'au dernier, il résista de tout son pouvoir à Marcellus, et lui opposa, tantôt le veto des tribuns, tantôt l'intervention de Servius Sulpicius, l'autre consul. (3) L'année suivante encore, comme Gaius Marcellus, qui avait succédé, dans le consulat, à son cousin germain Marcus, suivait le même plan que lui, César s'assura, au prix d'immenses largesses, le concours de son collègue Paul-Émile et de Gaius Curion, le plus violent des tribuns. (3) Mais rencontrant partout une résistance obstinée, et voyant que les consuls désignés étaient aussi contre lui, il écrivit au sénat, pour le conjurer de ne pas lui enlever une faveur accordée par le peuple, ou du moins d'ordonner que les autres généraux quittassent aussi leurs armées. Il se flattait, à ce que l'on croit, de rassembler ses vétérans, dès qu'il le voudrait, plus aisément que Pompée ne réunirait de nouveaux soldats. (4) Il offrit néanmoins à ses adversaires de renvoyer huit légions, de quitter la Gaule Transalpine, et de garder la Cisalpine avec deux légions, ou même l'Illyrie avec une seule, jusqu'à ce qu'il fût créé consul. [1,30] Il vient à Ravenne, préparé à tous les événements (1) Mais le sénat n'eut aucun égard à ses demandes, et ses ennemis refusèrent de mettre en marché le salut de la république. Alors il passa dans la Gaule Citérieure, et, après avoir tenu les assemblées provinciales, il s'arrêta à Ravenne, prêt à venger par la force des armes les tribuns qui avaient embrassé sa cause, dans le cas où le sénat prendrait contre eux quelque parti violent. (2) Tel fut, en effet, le prétexte de la guerre civile; mais on pense qu'elle eut d'autres causes. (3) Gnaeus Pompée disait souvent que, ne pouvant achever les travaux qu'il avait commencés, ni répondre, par ses ressources personnelles, aux espérances que le peuple avait fondées sur son retour, César avait voulu tout troubler, tout bouleverser. (4) Selon d'autres, il craignait qu'on ne l'obligeât à rendre compte de ce qu'il avait fait contre les lois, les auspices et les oppositions des magistrats, dans son premier consulat. En effet, M. Caton déclara plus d'une fois, avec serment, qu'il le citerait en justice, dès qu'il aurait licencié son armée; et l'on disait généralement que, s'il revenait sans caractère public, il serait forcé, comme Milon, de se défendre devant des juges entourés de soldats armés. (5) Ce qui rend cette dernière opinion probable, c'est ce que rapporte Asinius Pollion, qu'à la bataille de Pharsale, César, jetant les yeux sur ses adversaires vaincus et en déroute, prononça ces propres mots: "Voilà ce qu'ils ont voulu: après tant de victoires, j'aurais été, moi Gaius César, condamné par eux, si je n'avais réclamé le secours d'une armée." (6) Certains auteurs pensent qu'il était dominé par l'habitude du commandement, et qu'ayant pesé les forces de ses ennemis et les siennes, il avait cru devoir saisir l'occasion de s'emparer du pouvoir suprême, objet de tous ses voeux depuis sa première jeunesse. (7) Telle paraît avoir été aussi l'opinion de Cicéron, qui nous apprend, dans le troisième livre du Traité des Devoirs, que César avait sans cesse à la bouche ces vers d'Euripide, dont il nous a donné la traduction: Pratiquez la vertu; mais, s'il vous faut régner, Vertu, justice et lois, sachez tout dédaigner. [1,31] Il s'avance la nuit jusqu'au Rubicon (1) Donc, quand il apprit qu'on n'avait tenu aucun compte de l'opposition des tribuns, et qu'eux-mêmes étaient sortis de Rome, il fit prendre aussitôt les devants à quelques cohortes, et dans le plus grand secret, pour n'éveiller aucun soupçon. Puis, pour donner le change, il assista à un spectacle public, examina le plan d'une école de gladiateurs qu'il voulait faire construire, et se livra, comme de coutume, à la joie d'un grand festin. (2) Mais, après le coucher du soleil, il fit atteler à un chariot les mulets d'une boulangerie voisine et, suivi de fort peu de monde, il prit les chemins les plus détournés. Les flambeaux s'éteignirent; il se trompa de route et erra longtemps au hasard. Enfin, au point du jour, ayant trouvé un guide, il suivit à pied des sentiers étroits (3) jusqu'au Rubicon, limite de sa province, et où l'attendaient ses cohortes. Il s'y arrêta quelques instants, et, réfléchissant aux conséquences de son entreprise: "Il est encore temps de retourner sur nos pas, dit-il à ceux qui l'entouraient; une fois ce petit pont franchi, c'est le fer qui décidera tout." [1,32] Un prodige le détermine à passer ce fleuve (1) Il hésitait; un prodige le détermina. (2) Un homme d'une taille et d'une beauté remarquables apparut tout à coup, assis à peu de distance et jouant du chalumeau. Des bergers et de très nombreux soldats des postes voisins, parmi lesquels il y avait des trompettes, accoururent pour l'entendre. Il saisit l'instrument d'un de ces derniers, s'élança vers le fleuve, et, tirant d'énergiques accents de cette trompette guerrière, il se dirigea vers l'autre rive. (3) "Allons, dit alors César, allons où nous appellent les signes des dieux et l'injustice de nos ennemis: le sort en est jeté!" [1,33] Sa harangue et ses promesses à ses soldats (1) Quand l'armée eut ainsi passé le fleuve, César fit paraître les tribuns du peuple, qui, chassés de Rome, étaient venus dans son camp: alors il harangua ses troupes assemblées et invoqua leur fidélité, en pleurant et en déchirant ses vêtements sur sa poitrine. (2) On crut aussi qu'il avait promis à chaque soldat le cens de l'ordre équestre. Mais ce qui donna lieu à cette erreur, (3) c'est que, dans la chaleur du discours, il montra souvent le doigt annulaire de sa main gauche, protestant qu'il était prêt à donner tout, jusqu'à son anneau, pour ceux qui défendraient sa dignité; en sorte que les derniers rangs, plus à portée de voir que d'entendre, prêtèrent à ce geste une signification qu'il n'avait point; et le bruit ne tarda pas à se répandre que César avait promis à ses soldats le droit de porter un anneau et les revenus des chevaliers, c'est-à-dire quatre cent mille sesterces. [1,34] Commencement de la guerre civile (1) Voici, dans l'ordre des faits, le résumé de ce qu'il fit ensuite. (2) Il occupa d'abord le Picénum, l'Ombrie et l'Étrurie. Lucius Domitius, que, dans ces troubles on lui avait donné comme successeur, s'étant enfermé dans Corfinium avec une garnison, César le contraignit de se rendre à discrétion, le renvoya, et, longeant la mer Supérieure, marcha sur Brindes, où les consuls et Pompée s'étaient enfuis, dans le dessein de passer au plus tôt la mer. (3) Après avoir tout tenté inutilement pour empêcher l'exécution de ce projet, César se dirigea sur Rome, convoqua le sénat pour délibérer sur la république, et marcha contre les meilleures troupes de Pompée, qui étaient en Espagne sous les ordres de trois lieutenants, M. Petreius, L. Afranius et M. Varron. Il avait dit à ses amis en partant: "Je vais combattre une armée sans général, pour venir ensuite combattre un général sans armée." (4) Quoique retardé par le siège de Marseille, qui sur sa route lui avait fermé ses portes, et par une extrême pénurie de vivres, il lui fallut peu de temps pour tout soumettre. [1,35] Bataille de Pharsale. Guerre d'Alexandrie. Défaite de Pharnace. Guerre d'Afrique (1) Il revint ensuite à Rome, passa en Macédoine, investit Pompée et le tint assiégé, pendant près de quatre mois, derrière de formidables retranchements. Enfin il le vainquit à Pharsale, et le poursuivit dans sa fuite jusqu'à Alexandrie, où, le trouvant assassiné, il fit lui-même au roi Ptolémée, qui lui tendit aussi des embûches, une guerre des plus difficiles et que rendaient pour lui bien périlleuse le désavantage du temps et du lieu, un rigoureux hiver, dans les murs d'un ennemi pourvu de tout et très rusé, alors que lui-même manquait de tout et n'avait rien préparé. (2) Vainqueur, il donna le royaume d'Égypte à Cléopâtre et au plus jeune de ses frères. Il craignait, en faisant de ce pays une province romaine, qu'il ne devînt un jour, entre les mains d'un gouverneur turbulent, une cause d'entreprises séditieuses. (3) D'Alexandrie, César passa en Syrie, et de là dans le Pont, où l'appelaient de pressants messages; car Pharnace, fils du grand Mithridate, profitait de ces troubles pour faire la guerre, et avait déjà remporté de nombreux avantages, qui l'avaient fort enorgueilli. Quatre heures de combat suffirent à César, le cinquième jour de son arrivée, pour détruire cet adversaire en une seule bataille. Aussi se récriait-il souvent sur le bonheur de Pompée, qui avait dû, en grande partie, sa gloire militaire à la faiblesse de pareils ennemis. (4) Il vainquit ensuite Scipion et Juba, qui avaient recueilli en Afrique les restes de leur parti, et il défit en Espagne les fils de Pompée. [1,36] Revers de ses lieutenants. Ses dangers (1) Dans le cours de toutes les guerres civiles, César n'éprouva de revers que par le fait de ses lieutenants. C. Curion, l'un d'eux, périt en Afrique; un autre, C. Antoine, tomba au pouvoir de ses adversaires, en Illyrie. P. Dolabella y laissa aussi sa flotte, et Cn. Domitius Calvinus perdit son armée dans le Pont. (2) Lui-même obtint toujours de brillants succès, et ne fut en danger que deux fois: l'une à Dyrrachium, où, repoussé par Pompée, qui ne songea pas à le poursuivre, il dit que cet adversaire ne savait pas vaincre; l'autre, au dernier combat livré en Espagne, et où ses affaires parurent si désespérées, qu'il songea même à se donner la mort. [1,37] Ses triomphes à Rome (1) Ses guerres terminées, il triompha cinq fois; dont quatre dans le même mois, après sa victoire sur Scipion, mais à quelques jours d'intervalle, et la cinquième après la défaite des fils de Pompée. (2) Il triompha de la Gaule, et ce fut le premier et le plus beau de ses triomphes; ensuite d'Alexandrie, puis du Pont, puis de l'Afrique, et en dernier lieu de l'Espagne; toujours avec une pompe et un appareil différents. (3) Le jour où il triompha de la Gaule, comme il traversait le Vélabre, il fut presque jeté hors de son char, dont l'essieu se rompit. Il monta au Capitole à la lueur des flambeaux, que portaient dans des candélabres quarante éléphants rangés à droite et à gauche. (4) Dans son triomphe du Pont, on remarqua, entre autres ornements de la pompe triomphale, un tableau où étaient écrits ces seuls mots: "Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu," qui ne retraçaient pas, comme les autres inscriptions, tous les événements de la guerre, mais qui en marquaient la rapidité. [1,38] Ses largesses à ses soldats et au peuple (1) Outre les deux mille sesterces qu'il avait fait compter à chaque fantassin des légions de vétérans, à titre de butin, au commencement de la guerre civile, César leur en donna vingt-quatre mille. Il leur assigna aussi des terres, mais non contiguës, afin de ne point dépouiller les possesseurs. (2) Il distribua au peuple dix boisseaux de blé par tête et autant de livres d'huile, avec trois cents sesterces qu'il avait promis autrefois, et auxquels il en ajouta cent autres, pour compenser le retard. (3) Il remit même, pour un an, les loyers dans Rome jusque concurrence de deux mille sesterces, et dans le reste de l'Italie, jusqu'à concurrence de cinq cents. (4) À tous ces dons, il ajouta un festin public et une distribution de viandes. Après sa victoire en Espagne, il fit servir deux repas; car le premier lui avait paru peu digne de sa magnificence: le second, donné cinq jours après, fut des plus somptueux. [1,39].Magnificence de ses spectacles (1) Il donna des spectacles de divers genres: des combats de gladiateurs, des pièces de théâtre jouées dans tous les quartiers de la ville, et même par des acteurs parlant toutes les langues, des jeux dans le cirque, des combats d'athlètes, une naumachie. (2) On vit combattre dans le forum, parmi les gladiateurs, Furius Leptinus, d'une famille prétorienne, et Q. Calpenus, qui avait été sénateur et avocat. Les enfants de plusieurs princes d'Asie et de Bithynie dansèrent la pyrrhique. (3) Aux jeux scéniques, Decimus Laberius, chevalier romain, joua un mime de sa composition. Il reçut de César cinq cents sesterces et un anneau d'or; et, de la scène, il alla, en traversant l'orchestre, s'asseoir sur l'un des quatorze gradins (réservés aux chevaliers). (4) Au cirque, l'arène fut agrandie des deux côtés; on creusa tout autour un fossé qui fut rempli d'eau, et l'on vit des jeunes gens des plus nobles familles faire courir dans cette enceinte des chars à deux et à quatre chevaux, ou sauter alternativement sur des coursiers dressés à cette manœuvre. Des enfants, partagés en deux troupes, suivant la différence de leur âge, célébraient les jeux appelés Troyens. Cinq jours furent consacrés à des chasses. Le dernier spectacle fut celui d'une bataille rangée entre deux armées, et où combattirent, de part et d'autre, cinq cents fantassins, trente cavaliers et vingt éléphants. Afin d'ouvrir à ces troupes un plus vaste champ de bataille, on avait enlevé les bornes et dressé à leur place deux camps opposés l'un à l'autre. (5) Des athlètes luttèrent, pendant trois jours, dans un stade construit exprès dans le quartier du champ de Mars. (6) Pour la naumachie, un lac fut creusé dans la petite Codète, où s'affrontèrent des vaisseaux tyriens et égyptiens, à deux, à trois, à quatre rangs de rames, et chargés de soldats. (7) L'annonce de tous ces spectacles avait attiré à Rome une si prodigieuse affluence d'étrangers, que la plupart d'entre eux couchèrent sous des tentes, dans les rues et dans les carrefours, et que beaucoup de personnes, entre autres deux sénateurs, furent écrasées ou étouffées dans la foule. [1,40] Il réforme le calendrier (1) Tournant ensuite ses vues vers la réorganisation de l'État, César corrigea le calendrier, tellement dérangé par la faute des pontifes et par l'abus, déjà ancien, des intercalations, que les fêtes de la moisson ne tombaient plus en été, ni celles des vendanges en automne. Il régla l'année sur le cours du soleil, et la composa de trois cent soixante-cinq jours, en supprimant le mois intercalaire, et en augmentant d'un jour chaque quatrième année. (2) Pour que ce nouvel ordre de choses pût commencer avec les calendes de janvier de l'année suivante, il ajouta deux autres mois supplémentaires, entre novembre et décembre, à celle où se fut cette réforme; et elle fut ainsi de quinze mois, avec l'ancien mois intercalaire, qui, selon l'usage, s'était présenté cette année-là. [1,41] Ses règlements politiques (1) Il compléta le sénat; il créa de nouveaux patriciens; il augmenta le nombre des préteurs, des édiles, des questeurs et des magistrats inférieurs. Il réhabilita des citoyens que les censeurs avaient dépouillés de leurs dignités, ou que les tribunaux avaient condamnés pour brigue. (2) Il partagea avec le peuple le droit d'élection dans les comices; de sorte qu'à l'exception de ceux qui se présentaient au consulat, les candidats étaient élus, moitié par la volonté du peuple, moitié sur la désignation de César. Or, il désignait les siens au moyen de circulaires qu'il envoyait à toutes les tribus, et qui contenaient ce peu de mots: "César dictateur, à telle tribu. Je vous recommande tels et tels, afin qu'ils tiennent leur dignité de vos suffrages". (3) Il admit aux honneurs également les enfants des proscrits. (4) Il restreignit le pouvoir judiciaire à deux sortes de juges, ceux de l'ordre équestre et ceux de l'ordre sénatorial; et il supprima les tribuns du trésor, qui formaient la troisième. (5) Il fit le recensement du peuple, non de la manière accoutumée, ni dans le lieu ordinaire, mais par quartiers, en passant par les propriétaires d'îlots. Le nombre de ceux à qui l'État fournissait du blé fut réduit, de trois cent vingt mille à cent cinquante mille; et pour que la formation de ces listes ne pût être à l'avenir l'occasion de nouveaux troubles, il établit qu'avec ceux qui n'y seraient pas encore inscrits, le préteur pourvoirait chaque année, par la voie du sort, au remplacement de ceux qui seraient morts dans l'intervalle. [1,42] Ses mesures pour augmenter la population de Rome et éteindre les dettes (1) Quatre-vingt mille citoyens furent répartis dans les colonies d'outre-mer. Pour que la population de Rome n'en fût point épuisée, César défendit par une loi qu'aucun citoyen au-dessus de vingt ans et au-dessous de soixante, à moins qu'il ne fût sous les drapeaux, restât plus de trois ans de suite absent de l'Italie; qu'aucun fils de sénateur entreprît des voyages à l'étranger, si ce n'était pour accompagner un général ou un magistrat; et enfin que ceux qui élevaient des bestiaux eussent, parmi leurs bergers, au moins un tiers d'hommes libres en âge de puberté. (2) Il conféra le droit de cité à tous ceux qui pratiquaient la médecine à Rome et qui y professaient les arts libéraux, une telle faveur devant leur faire aimer davantage le séjour de cette ville, et en attirer d'autres encore. (3) Quant aux dettes, au lieu d'en ordonner l'abolition, qui était vivement attendue et réclamée sans cesse, il finit par décréter que les débiteurs satisferaient leurs créanciers suivant l'estimation de leurs propriétés, et conformément au prix de ces biens avant la guerre civile, et que l'on déduirait du principal tout ce qui aurait été payé en argent ou en valeurs écrites, à titre d'intérêts. Ce règlement anéantissait environ le quart des dettes. (4) César fit dissoudre toutes les associations, hormis celles dont l'institution remontait aux premiers âges de Rome. (6) Il augmenta les peines établies contre les crimes; et comme les riches en commettaient d'autant plus facilement qu'ils en étaient quittes pour s'exiler, sans rien perdre de leur fortune, il ordonna contre les parricides, ainsi que le rapporte Cicéron, la confiscation entière, et contre les autres criminels, celle de la moitié des biens. [1,43] Sa sévérité dans la distribution de la justice. Ses lois somptuaires (1) Il rendit la justice avec beaucoup de zèle et de sévérité. Il alla jusqu'à retrancher de l'ordre sénatorial ceux qui étaient convaincus de concussion. Il déclara nul le mariage d'un ancien préteur qui avait épousé une femme séparée depuis deux jours seulement d'avec son mari, et cela sans qu'il y eût soupçon d'adultère. (2) Il mit des impôts sur les marchandises étrangères. Il défendit l'usage des litières, des vêtements de pourpre et des perles, excepté à certaines personnes, à certain âge et pour certains jours. (3) Il veilla surtout à l'observation des lois somptuaires, et il envoyait dans les marchés des gardes qui saisissaient les denrées défendues et les portaient chez lui. Quelquefois, même des licteurs et des soldats allaient, par son ordre, enlever jusque sur les tables des dîneurs ce qui avait pu échapper à la surveillance de ces gardes. [1,44] Ses projets. Il médite la guerre contre les Parthes (1) Il avait conçu pour l'embellissement et l'équipement de Rome, pour la sûreté et l'agrandissement de l'empire, des projets de jour en jour plus vastes et plus nombreux. (2) Il voulait, avant tout, construire un temple de Mars plus grand qu'aucun temple du monde, en comblant jusqu'au niveau du sol le lac où il avait donné le spectacle d'un combat naval. Il voulait aussi bâtir un immense théâtre au pied du mont Tarpéien. (3) Il voulait condenser le droit civil, et renfermer en un très petit nombre de livres ce qu'il y avait de meilleur et d'indispensable dans l'immense et diffuse quantité des lois existantes. (4) Il voulait ouvrir au public des bibliothèques grecques et latines aussi riches que possible, et confier à Marcus Varron le soin d'acquérir et de classer les livres. (5) Il voulait dessécher les marais Pontins, ouvrir une issue aux eaux du lac Fucin, construire une route allant de la mer Supérieure au Tibre, en franchissant la crête des Apennins. Il voulait percer l'Isthme de Corinthe. (6) Il voulait contenir les Daces, qui s'étaient répandus dans la Thrace et dans le Pont; porter ensuite la guerre chez les Parthes, en passant par l'Arménie mineure, et ne les attaquer en bataille rangée qu'après avoir éprouvé leurs forces. (7) C'est au milieu de ces travaux et de ces projets que la mort le surprit. (8) Mais, avant de parler de sa mort, il ne sera pas inutile de donner une idée succincte de sa figure, de son extérieur, de son habillement et de ses moeurs, ainsi que de ses travaux civils et militaires. [1,45] Son portrait. Son tempérament, ses habitudes (1) Il avait, dit-on, une haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le visage un peu trop plein, les yeux noirs et vifs, une santé robuste, si ce n'est que, dans les derniers temps de sa vie, il était sujet à des syncopes subites, et à des terreurs nocturnes qui troublaient son sommeil. (2) Deux fois aussi, il fut atteint d'épilepsie dans l'exercice de ses devoirs publics. (3) Il attachait trop d'importance au soin de son corps; et, non content de se faire tondre et raser de près, il se faisait encore épiler, comme on le lui reprocha. Il supportait très péniblement le désagrément d'être chauve, qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis. (4) Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les honneurs que lui décernèrent le peuple et le sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier. (5) On dit aussi que sa mise était recherchée, et son laticlave garni de franges qui lui descendaient sur les mains. C'était toujours par-dessus ce vêtement qu'il mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche; habitude qui fit dire souvent à Sylla, en s'adressant aux grands: "Méfiez-vous de ce jeune homme, qui met si mal sa ceinture." [1,46] Son faste (1) Il habita d'abord une assez modeste maison dans Subure; mais quand il fut nommé grand pontife, il eut pour demeure un bâtiment de l'État, sur la Voie Sacrée. (2) Il passe pour avoir aimé passionnément le luxe et la magnificence. Il avait fait bâtir sur le territoire d'Aricie une maison de campagne, dont la construction et les ornements lui avaient coûté des sommes énormes; il la fit, dit-on, jeter à bas, parce qu'elle ne répondait pas entièrement à son attente: et il n'avait encore qu'une fortune médiocre et des dettes. Dans ses expéditions, il portait avec lui, pour en paver son logement, des carrelages et des pièces de mosaïque. [1,47] Son goût pour les choses rares On dit qu'il n'alla en Bretagne que dans l'espoir d'y trouver des perles, et que, pour en comparer la grosseur, il les soupesait parfois dans sa main; qu'il recherchait toujours avec une incroyable avidité les pierres précieuses, les vases ciselés, les statues et les tableaux antiques; qu'il payait un prix exorbitant les esclaves bien faits et bien élevés, et qu'il défendait de porter cette dépense sur ses livres de compte, tant il en avait honte lui-même. [1,48] Sa sévérité envers ses esclaves et ses affranchis (1) Dans les provinces, pour les festins qu'il donnait continuellement, il avait toujours deux tables: l'une pour ses officiers et pour les Grecs; l'autre, pour les Romains et les plus illustres habitants du pays. (2) La discipline domestique était chez lui exacte et sévère, dans les petites choses comme dans les grandes. Il fit mettre aux fers un esclave boulanger, pour avoir servi à ses convives un autre pain qu'à lui-même. Un de ses affranchis avait commis un adultère avec la femme d'un chevalier romain: César, quoiqu'il l'aimât beaucoup et que personne n'eût porté plainte, le punit du dernier supplice. [1,49] La corruption de ses moeurs (1) Sa réputation de sodomite lui vint uniquement de son séjour chez Nicomède; mais il en rejaillit sur lui un opprobre ineffaçable, éternel et qui l'exposa à une foule de railleries. (2) Je ne rappellerai pas ces vers, si connus, de Licinius Calvus: Tout ce que posséda jamais la Bithynie, Et l'amant de César ... (3) Je ne citerai pas les discours de Dolabella et de Curion le père, où César est appelé par le premier "la rivale de la reine, la planche intérieure de la litière royale;" et par le second, "l'étable de Nicomède," et "le mauvais lieu de Bithynie." (4) Je ne m'arrêterai pas non plus aux édits de Bibulus contre son collègue; édits où il le traite de "reine de Bithynie," et lui reproche à la fois son ancien goût pour un roi et son nouveau penchant pour la royauté. (5) Marcus Brutus raconte qu'à cette même époque un certain Octavius, espèce de fou qui avait le droit de tout dire, donna à Pompée, devant une assemblée nombreuse, le titre de roi, et salua César du nom de reine. (6) C. Memmius lui reproche aussi d'avoir servi Nicomède à table, avec d'autres débauchés, et de lui avoir présenté la coupe et le vin devant un grand nombre de convives, parmi lesquels étaient plusieurs négociants romains, dont il cite les noms. (7) Cicéron, non content d'avoir écrit, dans ses lettres, que César fut conduit par des gardes dans la chambre du roi, qu'il s'y coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de Vénus prostitua en Bithynie la fleur de son âge, lui dit un jour en face, au milieu du sénat, où César défendait la cause de Nysa, fille de Nicomède, et rappelait les obligations qu'il avait à ce roi: "Passons, je vous prie, sur tout cela; on sait trop ce que vous en avez reçu et ce que vous lui avez donné." (8) Enfin, le jour où il célébra son triomphe sur les Gaules, les soldats, parmi les chansons satiriques dont ils ont coutume d'égayer la marche du triomphateur, chantèrent aussi ce couplet fort connu: César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César: Vous voyez aujourd'hui triompher César qui a soumis les Gaules, Mais non point Nicomède qui a soumis César. [1,50] Ses adultères à Rome (1) Une opinion bien établie, c'est qu'il était très porté aux plaisirs de l'amour, et n'y épargnait pas la dépense. Il séduisit un très grand nombre de femmes du premier rang, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius; Lollia, femme d'Aulus Gabinius; et Tertulla, femme de Marcus Crassus. On cite aussi Mucia, femme de Cn. Pompée. (2) Ce qu'il y a de certain, c'est que les Curions père et fils, et beaucoup d'autres, reprochèrent à Pompée "d'avoir, dans l'intérêt de son ambition, épousé la fille de celui pour qui il avait répudié une femme qui lui avait donné trois enfants; de celui que, dans l'amertume de ses regrets, il avait coutume d'appeler un autre Égisthe." (3) Mais il n'aima aucune femme autant que Servilia, mère de Marcus Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat, une perle qui lui avait coûté six millions de sesterces; et, à l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la combla, il lui fit adjuger à vil prix d'immenses domaines, vendus alors aux enchères. Or, comme on s'étonnait de ce bon marché, Cicéron répondit fort plaisamment: "Il est d'autant meilleur qu'on a fait déduction du tiers." On soupçonnait en effet Servilia de favoriser elle-même un commerce d'amour entre sa fille Tertia et César. [1,51] Ses adultères dans ses gouvernements Dans les provinces de son gouvernement, il ne respectait pas davantage le lit conjugal, témoin ces vers chantés en choeur par ses soldats, le jour où il triompha des Gaules: Citoyens, surveillez vos femmes: nous amenons un adultère chauve Tu as forniqué en Gaule avec l'or emprunté à Rome. [1,52] Les reines qu'il aima. Loi qui lui donnait toutes les femmes (1) Il aima aussi des reines, entre autres, Eunoé, femme de Bogud, roi de Mauritanie; et, au rapport de Nason, il lui fit, ainsi qu'à son mari, de nombreux et d'immenses présents. (2) Mais il affectionna surtout Cléopâtre; et il leur arriva souvent de prolonger leurs repas jusqu'au jour. Il remonta le Nil avec elle sur un vaisseau pourvu de cabines; et il aurait traversé ainsi toute l'Égypte et pénétré jusqu'en Éthiopie, si l'armée n'eût refusé de les suivre. Enfin il la fit venir à Rome, et ne la renvoya que comblée d'honneurs et de récompenses magnifiques; il souffrit même que le fils qu'il eut d'elle fût appelé de son nom. (3) Quelques auteurs grecs ont écrit que ce fils lui ressemblait pour la figure et la démarche; M. Antoine affirma, en plein sénat, que César l'avait reconnu; et il invoqua le témoignage de C. Matius, de C. Oppius, et des autres amis du dictateur. Mais Gaius Oppius crut nécessaire de le défendre et de le justifier sur ce point, et publia un livre pour démontrer que le fils de Cléopâtre n'était pas, comme elle le disait, fils de César. (5) Helvius Cinna, tribun du peuple, a avoué à beaucoup de personnes qu'il avait rédigé et tenu prête une loi dont César lui avait ordonné de faire la proposition en son absence, et qui permettait à celui-ci d'épouser, à son choix, autant de femmes qu'il voudrait, pour en avoir des enfants. (6) D'ailleurs, pour que personne ne puisse douter le moins du monde que César eut la plus triste réputation de sodomite et d'adultère, Curion le père, dans un de ses discours, l'appelle "le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris". [1,53] Sa sobriété (1) Ses ennemis mêmes conviennent qu'il faisait un usage très modéré du vin; et l'on connaît ce mot de Marcus Caton, "que, de tous ceux qui avaient entrepris de renverser la république, César seul était sobre." (2) Gaius Oppius nous apprend qu'il était si indifférent à la qualité des mets, qu'un jour qu'on lui avait servi, chez un de ses hôtes, de l'huile rance au lieu d'huile fraîche, il fut le seul des convives qui ne le refusa point, et que même il affecta d'en redemander, pour épargner à son hôte le reproche, même indirect, de négligence ou de rusticité. (3) Il ne montra aucun désintéressement ni dans ses commandements ni dans ses magistratures. [1,54] Ses concussions (1) Il est prouvé, par des mémoires contemporains, qu'étant proconsul en Espagne, il reçut des alliés de fortes sommes, mendiées par lui comme un secours pour acquitter ses dettes; et qu'il livra au pillage plusieurs villes de la Lusitanie, quoiqu'elles n'eussent fait aucune résistance, et qu'elles eussent ouvert leurs portes à son arrivée. (2) Dans la Gaule, il pilla les chapelles particulières et les temples des dieux, remplis d'offrandes; et il détruisit certaines villes plutôt pour y faire du butin qu'en punition de quelque faute. Ce brigandage lui procura beaucoup d'or, qu'il fit vendre en Italie et dans les provinces, à raison de trois mille sesterces la livre. (3) Pendant son premier consulat, il vola dans le Capitole trois mille livres d'or, et il y substitua une pareille quantité de bronze doré. (4) Il vendit à prix d'argent les alliances et les royaumes: il tira ainsi du seul Ptolémée, en son nom et en celui de Pompée, près de six mille talents. (5) Plus tard encore, ce ne fut qu'à force de sacrilèges et d'audacieuses rapines qu'il put subvenir aux frais de la guerre civile, de ses triomphes et de ses spectacles. [1,55] Son mérite comme orateur et comme écrivain (1) Pour l'éloquence et les talents militaires, il égala, il surpassa même la gloire des plus grands maîtres. (2) Son accusation contre Dolabella le fit ranger, sans contestation, parmi les premiers talents du barreau. En tout cas, Cicéron, dans son traité à Brutus, où il énumère les orateurs, dit "qu'il n'en voit point à qui César doive le céder," et il ajoute "qu'il y a dans sa manière de l'élégance et de l'éclat, de la magnificence et de la grandeur." Cicéron écrivait aussi à Cornélius Nepos: "Quel orateur oseriez-vous lui préférer parmi ceux qui n'ont jamais cultivé que cet art? qui pourrait l'emporter sur lui pour l'abondance ou la vigueur des pensées? qui, pour l'élégance ou la beauté des expressions?" (3) Fort jeune encore, il avait, à ce qu'il semble, adopté le genre d'éloquence de César Strabon, et il inséra même textuellement dans sa Divination plusieurs passages du discours de cet orateur Pour les Sardes. (4) Il avait, dit-on, la voix pénétrante, et il savait unir, dans ses mouvements et ses gestes, la grâce et la chaleur. (5) Il a laissé plusieurs discours, mais il en est qu'on lui a faussement attribués; (6) et Auguste regardait avec raison le plaidoyer Pour Q. Metellus plutôt comme la copie infidèle de sténographes qui n'avaient pu suivre la rapidité de son débit, que comme un ouvrage publié par lui-même. De fait, je trouve que plusieurs exemplaires ne sont pas intitulés Discours pour Metellus, mais Discours écrit pour Metellus. Toutefois, c'est César qui y parle, pour se justifier, en même temps que Métellus, des accusations de leurs détracteurs communs. (7) Auguste hésite même à lui attribuer la harangue Aux soldats en Espagne; on en possède néanmoins deux sous ce même titre: l'une, qu'il aurait prononcée avant le premier combat, et l'autre avant le second; mais Asinius Pollion dit qu'à la dernière bataille, la brusque attaque des ennemis ne lui laissa pas le temps de haranguer ses troupes. [1,56] Jugements sur ses Commentaires. Ses autres ouvrages (1) César a laissé aussi des mémoires sur ses campagnes dans les Gaules et sur la guerre civile contre Pompée. Pour l'histoire des guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, on ne sait pas quel en est l'auteur. Les uns nomment Oppius, et les autres Hirtius, qui aurait même complété le dernier livre de la guerre des Gaules, laissé inachevé par César. (2) Voici le jugement que Cicéron a porté des Commentaires de César, dans le traité à Brutus: "Ses commentaires sont un livre excellent; le style en est simple, sans détours et plein de grâce, dépouillé de toute pompe de langage: c'est une beauté sans parure. En voulant fournir aux futurs historiens des matériaux tout prêts, il a peut-être fait plaisir à des sots, qui ne manqueront pas de charger d'ornements frivoles ces grâces naturelles; mais il a ôté aux gens de goût jusqu'à l'envie de traiter le même sujet." (3) Hirtius dit aussi, en parlant du même ouvrage: "La supériorité en est si généralement reconnue, que l'auteur semble plutôt avoir ravi que donné aux historiens la faculté d'écrire après lui. Mais nous avons plus de motifs que personne d'admirer ce livre: les autres savent avec quel talent et quelle pureté il est écrit; nous savons, de plus, avec quelle vitesse et quelle facilité il le fut." (4) Asinius Pollion prétend que ces commentaires ne sont pas toujours exacts, ni fidèles, César ayant, pour les actions des autres, ajouté une foi trop entière à leurs récits, et, pour les siennes mêmes, ayant altéré, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits. Aussi Pollion est-il persuadé qu'il devait les récrire et les corriger. (5) César a laissé encore un traité en deux livres Sur l'Analogie, un autre, en autant de livres, appelé Anti-Catons, et un poème intitulé le Voyage. (8) Il composa le premier de ces écrits en passant les Alpes, pour aller rejoindre son armée, après avoir présidé les assemblées de la Gaule Citérieure; le second, vers le temps de la bataille de Munda; le dernier, dans les vingt-quatre jours qu'il mit à se rendre de Rome dans l'Espagne Ultérieure. (7) On a aussi ses lettres au sénat; et il paraît être le premier qui ait écrit ses rapports en divisant les pages à la façon d'un mémoire, tandis qu'auparavant les consuls et les généraux écrivaient les leurs dans toute l'étendue des feuilles. (8) On possède enfin de César des lettres à Cicéron, et sa correspondance avec ses amis sur ses affaires domestiques. Il y employait, pour les choses tout à fait secrètes, une espèce de chiffre qui en rendait le sens inintelligible (les lettres étant disposées de manière à ne pouvoir jamais former un mot), et qui consistait, je le dis pour ceux qui voudront les déchiffrer, à changer le rang des lettres dans l'alphabet, en écrivant la quatrième pour la première, c'est-à-dire le d pour l'a, et ainsi de suite. (9) On cite même quelques essais de sa prime jeunesse, par exemple un Éloge d'Hercule, une tragédie d'Oedipe, un Recueil de bons mots. Mais Auguste défendit de publier aucun de ces écrits, par une lettre, aussi courte que simple, adressée à Pompeius Macer, à qui il avait confié le soin de ses bibliothèques. [1,57] Sa célérité (1) Il excellait à manier les armes et les chevaux, et il supportait la fatigue au-delà de ce qu'on peut croire. (2) Dans les marches il précédait son armée, quelquefois à cheval, mais le plus souvent à pied, et la tête toujours nue, malgré le soleil ou la pluie. Il franchissait les plus longues distances avec une incroyable célérité, sans apprêt, dans une voiture de louage, et il faisait ainsi jusqu'à cent milles par jour. Si des fleuves l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur des outres gonflées, et il lui arrivait souvent de devancer ses courriers. [1,58] Sa prudence et sa témérité (1) On ne saurait dire s'il montrait, dans ses expéditions, plus de prudence que de hardiesse. Jamais il ne conduisit son armée dans un pays propre à cacher des embuscades, sans avoir fait explorer les routes; et il ne la fit passer en Bretagne qu'après s'être assuré par lui-même de l'état des ports, du mode de navigation, et des endroits qui pouvaient donner accès dans l'île. (2) Ce même homme, si précautionné, apprenant un jour que son camp est assiégé en Germanie, revêt un costume gaulois, et arrive jusqu'à son armée, à travers celle des assiégeants. (3) Il passa de même, pendant l'hiver, de Brindes à Dyrrachium, au milieu des flottes ennemies. Comme les troupes qui avaient ordre de le suivre n'arrivaient pas, malgré les messages qu'il ne cessait d'envoyer, il finit par monter seul, en secret, la nuit, sur une petite barque, la tête couverte d'un voile; et il ne se fit connaître au pilote, il ne lui permit de céder à la tempête, que quand les flots allaient l'engloutir. [1,59] Il est inaccessible à la superstition (1) Jamais un scrupule ne lui fit abandonner ou différer une seule de ses entreprises. Quoique la victime du sacrifice eût échappé au couteau, il ne remit pas son expédition contre Scipion et Juba. Un autre jour, il était tombé en sortant de son vaisseau, et tournant dans un sens favorable ce présage, il s'écria: "Je te tiens, Afrique." (2) Pour éluder les prédictions d'après lesquelles le succès et la victoire dans cette province étaient attachés par les destins au nom des Scipions, il eut sans cesse avec lui dans son camp un obscur descendant de la famille Cornélia, homme des plus abjects, et à qui l'infamie de ses moeurs avait fait donner le surnom de Salviton. [1,60] Ses batailles (1) Pour les batailles, ce n'était pas seulement un plan bien arrêté, mais aussi l'occasion qui le déterminait. Il lui arrivait souvent d'attaquer aussitôt après une marche, et quelquefois par un temps si affreux que personne ne pouvait croire qu'il se fût mis en mouvement. Ce n'est que vers les dernières années de sa vie qu'il hésita davantage à livrer bataille, persuadé que plus il avait vaincu souvent, moins il devait tenter la fortune, et qu'il gagnerait toujours moins à une victoire qu'il ne perdrait à une défaite. (2) Jamais il ne mit un ennemi en déroute qu'il ne s'emparât aussi de son camp, et il ne laissait aucun répit à la terreur des vaincus. (3) Quand le sort des armes était douteux, il renvoyait tous les chevaux, à commencer par le sien, afin d'imposer à ses soldats l'obligation de vaincre, en leur ôtant les moyens de fuir. [1,61] Son cheval Il montait un cheval remarquable, dont les pieds rappelaient la forme humaine, et dont le sabot fendu offrait l'apparence de doigts. Ce cheval était né dans sa maison, et les haruspices avaient annoncé qu'il présageait l'empire du monde à son maître: aussi l'éleva-t-il avec grand soin. César fut le premier, le seul, qui dompta la fierté rebelle de ce coursier. Dans la suite, il lui érigea une statue devant le temple de Vénus Genetrix. [1,62] Son énergie dans les moments critiques On le vit souvent rétablir seul sa ligne de bataille qui pliait, se jeter au-devant des fuyards, les arrêter un à un, et les prendre à la gorge, pour les tourner vers l'ennemi. Et cependant ils étaient quelquefois si effrayés, qu'un porte aigle, qu'il arrêta ainsi, le menaça de son glaive et qu'un autre, dont il avait saisi l'étendard, le lui laissa dans les mains. [1,63] Son intrépidité Voilà jusqu'où allait son intrépidité, et l'on pourrait en trouver des traits plus grands encore. Après la bataille de Pharsale, il avait d'avance envoyé ses troupes en Asie, et lui-même passait le détroit de l'Hellespont sur un petit bâtiment de transport: il rencontre L. Cassius, qui était du parti adverse, à la tête de dix vaisseaux de guerre; loin de fuir, il s'avance, l'exhorte aussitôt à se rendre; et le reçoit suppliant à son bord. [1,64] Sa présence d'esprit dans le danger Il attaquait un pont dans Alexandrie; mais une brusque sortie de l'ennemi le força de sauter dans une barque. Comme de nombreux soldats s'y précipitaient aussi, il se jeta à la mer, et nagea l'espace de deux cents pas, jusqu'au vaisseau le plus proche, élevant sa main gauche au-dessus des flots, pour ne pas mouiller des écrits qu'il portait, traînant son manteau de général avec ses dents, pour ne pas laisser cette dépouille aux ennemis. [1,65] Sa conduite envers ses soldats (1) Il ne jugeait point le soldat sur ses moeurs ou d'après les hasards de la fortune, mais seulement sur sa valeur; et il le traitait avec autant de sévérité que d'indulgence. (2) Sévère, il ne l'était pas partout ni toujours; mais il le devenait quand il était près de l'ennemi. C'est alors surtout qu'il maintenait la plus rigoureuse discipline; il n'annonçait à son armée ni l'heure de la marche ni celle du combat; il voulait que, dans l'attente continuelle de ses ordres, elle fût toujours prête, au premier signal, à marcher où il la conduirait. (3) Le plus souvent, il la mettait en mouvement sans motif, surtout les jours de fêtes et de pluie. Parfois même il avertissait qu'on ne le perdît pas de vue, et s'éloignant tout à coup, soit de jour, soir de nuit, il forçait sa marche, de manière à lasser ceux qui le suivaient sans l'atteindre. [1,66] Comment il les rassurait (1) Voyait-il ses soldats effrayés par ce qu'on racontait sur la puissance des ennemis, ce n'est pas en niant leurs forces ou en les dépréciant qu'il rassurait son armée, mais, au contraire, en les grossissant jusqu'au mensonge. (2) Ainsi l'approche de Juba ayant jeté la terreur dans tous les esprits, il assembla ses soldats et leur dit: "Sachez que, dans très peu de jours le roi sera devant vous, avec dix légions, trente mille chevaux, cent mille hommes de troupes légères, et trois cents éléphants. Que l'on s'abstienne donc de toute question, de toute conjecture, et qu'on s'en rapporte à moi, qui suis bien informé. Sinon, je ferai jeter les alarmistes sur un vieux navire, et ils iront aborder où les poussera le vent. [1,67] Son affection pour eux (1) Il ne faisait pas attention à toutes les fautes, et ne leur proportionnait pas toujours les peines; mais il poursuivait avec une rigueur impitoyable le châtiment des déserteurs et des séditieux; il fermait les yeux sur le reste. (2) Quelquefois, après une grande bataille et une victoire, il dispensait les soldats des devoirs ordinaires, et leur permettait de se livrer à tous les excès de la licence. Il avait coutume de dire "que ses soldats même parfumés, pouvaient se bien battre." (3) Dans ses harangues, il ne les appelait point soldats, mais se servait du terme plus flatteur de camarades. Il aimait à les voir bien vêtus, et leur donnait des armes enrichies d'or et d'argent, autant pour la beauté du coup d'oeil que pour les y attacher davantage au jour du combat, par la crainte de les perdre. (4) Il avait même pour eux une telle affection, que lorsqu'il apprit la défaite de Titurius, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et il ne les coupa qu'après l'avoir vengé. [1,68] Leur amour pour lui. Leur bravoure (1) C'est ainsi qu'il leur inspira un entier dévouement à sa personne, et un courage invincible. (2) Quand il commença la guerre civile, les centurions de chaque légion s'engagèrent à lui fournir chacun un cavalier, sur leurs propres économies, et tous les soldats à le servir gratuitement, sans ration ni paye, les plus riches devant subvenir aux besoins des plus pauvres. (3) Pendant une guerre aussi longue, aucun d'eux ne l'abandonna; il y en eut même un grand nombre qui, faits prisonniers par l'ennemi, refusèrent la vie qu'on leur offrait sous la condition de porter les armes contre lui. (4) Assiégés ou assiégeants, ils supportaient si patiemment la faim et les autres privations, que Pompée, ayant vu dans les retranchements de Dyrrachium l'espèce de pain d'herbes dont ils se nourrissaient, dit "qu'il avait affaire à des bêtes sauvages;" et il le fit disparaître aussitôt, sans le montrer à personne, de peur que ce témoignage de la patience et de l'opiniâtreté de ses ennemis ne décourageât son armée. (5) Une preuve de leur indomptable courage, c'est qu'après le seul revers éprouvé par eux près de Dyrrachium, ils demandèrent eux-mêmes à être châtiés, et leur général dut plutôt les consoler que les punir. Dans les autres batailles, ils défirent aisément, malgré leur infériorité numérique, les innombrables troupes qui leur étaient opposées. (6) Une seule cohorte de la sixième légion, chargée de la défense d'un petit fort, soutint pendant quelques heures le choc de quatre légions de Pompée, et périt presque tout entière sous une multitude de traits: on trouva dans l'enceinte du fort cent trente mille flèches. (7) Tant de bravoure n'étonnera pas, si l'on considère les exploits individuels de quelques-uns d'entre eux: je ne citerai que le centurion Cassius Scaeva et le soldat Gaius Acilius. (8) Scaeva, quoiqu'il eût l'oeil crevé, la cuisse et l'épaule traversées, son bouclier percé de cent vingt coups, n'en demeura pas moins ferme à la porte d'un fort dont on lui avait confié la garde. (9) Acilius, dans un combat naval près de Marseille, imita le mémorable exemple donné chez les Grecs par Cynégire: il avait saisi de la main droite un vaisseau ennemi; on la lui coupa; il n'en sauta pas moins dans le vaisseau, en repoussant à coups de bouclier tous ceux qui faisaient résistance. [1,69] Sa fermeté devant ses troupes séditieuses (1) Pendant les dix années de la guerre des Gaules, il ne s'éleva aucune sédition dans l'armée de César. Il y en eut quelques-unes pendant la guerre civile; mais il les apaisa sur-le-champ, et par sa fermeté bien plus que par son indulgence; (2) car il ne céda jamais aux mutins, et leur tint toujours tête. Près de Plaisance, il licencia ignominieusement toute la neuvième légion, quoique Pompée fût encore sous les armes, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, ce ne fut qu'après les plus nombreuses et les plus pressantes supplications, qu'après le châtiment des coupables, qu'il consentit à la rétablir. [1,70] Il apaise d'un seul mot une révolte (1) À Rome, les soldats de la dixième légion réclamèrent un jour des récompenses et leur congé, en proférant d'effroyables menaces, qui exposaient la ville aux plus grand dangers. Quoique la guerre fût alors allumée en Afrique, César, que ses amis essayèrent en vain de retenir, n'hésita pas à se présenter aux mutins et à les licencier. (2) Mais avec un seul mot, en les appelant citoyens au lieu de soldats, il changea entièrement leurs dispositions: "Nous sommes des soldats," s'écrièrent-ils aussitôt; et ils le suivirent en Afrique malgré son refus; ce qui ne l'empêcha pas d'enlever aux plus séditieux le tiers du butin et des terres qui leur étaient destinées. [1,71] Son zèle pour ses clients Son zèle et sa fidélité envers ses clients éclatèrent même dans sa jeunesse. Il défendit Masintha, jeune homme d'une naissance distinguée, contre le roi Hiempsal, et avec tant d'opiniâtreté, que, dans la chaleur de la discussion, il saisit par la barbe Juba, fils de ce roi. Après le jugement qui déclara son client tributaire d'Hiempsal, il l'arracha des mains de ceux qui l'entraînaient, et le cacha longtemps dans sa maison; enfin, lorsqu'il partit pour l'Espagne, à l'issue de sa préture, il l'emmena dans sa litière, sous la protection de ses licteurs et des nombreux amis qui lui faisaient cortège. [1,72] Son dévouement à ses amis (1) Il traita toujours ses amis avec des égards et une bonté sans bornes. Gaius Oppius, qui l'accompagnait dans un chemin agreste et difficile, étant tombé subitement malade, César lui céda la seule cabane qu'ils trouvèrent, et coucha en plein air, sur la dure. (2) Quand il fut parvenu au souverain pouvoir, il éleva aux premiers honneurs même des hommes de la plus basse naissance; et comme on le lui reprochait, il répondit publiquement: "Si des brigands et des assassins m'avaient aidé à défendre ma dignité, à eux aussi je témoignerais la même reconnaissance." [1,73] Sa facilité à pardonner les outrages (1) Jamais, d'un autre côté, il ne conçut d'inimités si fortes, qu'il ne les abjurât volontiers dans l'occasion. (2) Gaius Memmius l'avait attaqué, dans ses discours, avec un extrême véhémence, et César lui avait répondu par écrit avec autant d'emportement; mais il l'aida plus tard de tout son crédit dans la poursuite du consulat. (3) Gaius Calvus, qui l'avait accablé d'épigrammes diffamatoires, cherchant à se réconcilier avec lui par l'entremise de ses amis, César, par un généreux mouvement lui écrivit le premier. (4) Il avouait que Valerius Catullus, dans ses vers sur Mamurra, l'avait marqué d'une flétrissure ineffaçable; et pourtant quand le poète s'excusa, il l'admit le jour même à sa table. Il n'avait pas même interrompu les relations d'hospitalité qui l'unissaient au père du poète. [1,74] Sa douceur, même dans la vengeance (1) Il était fort doux de nature, même dans ses vengeances. Quand il eut pris, à son tour, les pirates dont il avait été le prisonnier, et auxquels il avait alors juré de les mettre en croix, il ne les fit attacher à cet instrument de supplice qu'après les avoir fait étrangler. (2) Il ne voulut jamais se venger de Cornelius Phagita, qui lui avait tendu toutes sortes d'embûches, à l'époque où, pour échapper à Sylla, il était obligé, quoique malade, de changer toutes les nuits de retraite, et qui n'avait cessé de l'inquiéter qu'au prix d'une forte récompense. (3) Il pouvait livrer à d'affreux tourments Philémon, son esclave et son secrétaire, qui avait promis à ses ennemis de l'empoisonner; il se contenta de le faire mourir. (4) Appelé en témoignage contre Publius Clodius, qui était à la fois accusé de sacrilège et convaincu d'adultère avec Pompeia, sa femme, il affirma ne rien savoir, quoique sa mère Aurélia et sa soeur Julie eussent fidèlement déclaré aux mêmes juges toute la vérité; et comme on lui demandait pourquoi donc il avait répudié Pompeia: "C'est, dit-il, parce que je veux que les miens soient aussi exempts de soupçon que de crime." [1,75] Sa clémence et sa modération (1) Mais c'est surtout pendant la guerre civile et après ses victoires qu'il fit admirer sa modération et sa clémence. (2) Pompée avait dit qu'il tiendrait pour ennemis ceux qui ne défendraient pas la république; César déclara qu'il regarderait comme amis les indifférents et les neutres. (3) D'autre part il autorisa tous ceux à qui il avait donné des grades à la recommandation de Pompée, à passer dans l'armée de son rival. (4) Au siège d'Ilerda, il s'était établi entre les deux armées des relations amicales, à la faveur des négociations entamées par les chefs pour la reddition de cette place. Afranius et Petreius, abandonnant tout à coup ce projet, firent massacrer ceux des soldats de César qui se trouvèrent dans leur camp; mais cet acte de perfidie ne put le déterminer à user de représailles. (5) À la bataille de Pharsale, il cria "qu'on épargnât les citoyens," et il n'y eut pas un soldat à qui il ne permît de sauver, dans le parti contraire, celui qu'il voudrait. (6) On ne voit pas non plus qu'aucun de ses ennemis ait péri autrement que sur le champ de bataille, excepté Afranius, Faustus et le jeune Lucius César; encore ne croit-on pas qu'ils aient été tués par ses ordres. Et cependant les deux premiers s'étaient armés contre lui, après en avoir obtenu leur pardon; et le troisième avait fait cruellement périr, par le fer et par le feu, les esclaves et les affranchis de son bienfaiteur, et avait égorgé jusqu'aux bêtes achetées par César pour les spectacles de Rome. (7) Enfin, dans les derniers temps, César permit à tous ceux à qui il n'avait pas encore pardonné, de revenir en Italie, et d'y exercer des magistratures et des commandements. Il releva même les statues de Lucius Sylla et de Pompée, que le peuple avait abattues. Apprenait-il qu'on méditait contre lui quelque projet sinistre ou qu'on en parlait mal, il aimait mieux contenir les coupables que de les punir. (8) Ainsi, ayant découvert des conspirations et des assemblées nocturnes, il se borna, pour toute vengeance, à déclarer, par un édit, qu'il était au courant. À ceux qui le critiquaient avec aigreur, il se contentait de donner en pleine assemblée le conseil de ne pas continuer. Il souffrit même, sans se plaindre, qu'Aulus Caecina déchirât sa réputation dans un libelle des plus injurieux, et Pitholaüs dans un poème des plus diffamatoires. [1,76] Son orgueil. Son despotisme (1) L'emportent néanmoins dans la balance des actions et des paroles qui prouvent chez lui l'abus de la toute-puissance et qui semblent justifier sa mort. (2) Non content d'accepter des honneurs excessifs, comme le consulat prolongé, la dictature et la censure des moeurs à perpétuité, sans compter le prénom d'imperator, le surnom de Père de la patrie, une statue parmi celles des rois, une estrade dans l'orchestre, il souffrit encore qu'on lui en décernât qui dépassent la mesure des grandeurs humaines. Il eut un siège d'or au sénat et dans son tribunal; il eut, dans la procession du cirque, un char et un brancard sacré; il eut des temples et des autels, et des statues auprès de celles des dieux; comme eux il eut un lit de parade; il eut un flamine; il eut des luperques, et enfin le privilège de donner son nom à un mois de l'année. Il n'est pas de distinction qu'il ne reçut selon son caprice, et qu'il ne donnât de même. (3) Consul pour la troisième fois et pour la quatrième, il n'en prit que le titre, se contenta d'exercer la dictature qu'on lui avait décernée avec ses consulats, et ces deux années-là, il désigna deux consuls suppléants pour les trois derniers mois. Dans l'intervalle il n'assembla les comices que pour l'élection des tribuns et des édiles du peuple; il établit des préfets propréteurs, pour administrer, en son absence, les affaires de la ville. (4) Un des consuls étant mort subitement la veille des calendes de janvier, il revêtit de cette magistrature vacante, pour le peu d'heures qui restaient, le premier qui la demanda. (5) C'est avec le même mépris des usages consacrés qu'il attribua des magistratures pour plusieurs années, qu'il accorda les insignes consulaires à dix anciens préteurs, qu'il fit entrer au sénat des gens qu'il avait gratifié du droit de cité et même de quelques Gaulois à demi barbares; (6) qu'il donna l'intendance de la monnaie et des revenus publics à des esclaves de sa maison; (7) qu'il abandonna le soin et le commandement des trois légions laissées par lui dans Alexandrie, à Rufion, fils d'un de ses affranchis, et l'un de ses mignons. [1,77] Orgueil de ses discours (1) Il lui échappait publiquement, comme l'a écrit Titus Ampius, des paroles qui ne marquaient pas moins d'orgueil que ses actes. Il disait "que la république était un mot sans réalité, sans valeur; que Sylla ignorait jusqu'aux principes de la science du gouvernement, puisqu'il avait déposé la dictature; que les hommes devaient lui parler désormais avec plus de respect, et regarder comme loi ce qu'il dirait." (2) Il en vint même à ce point d'arrogance, de répondre à un haruspice qui lui annonçait des présages funestes et qu'on n'avait pas trouvé de coeur dans la victime, "que les présages seraient plus favorables quand il voudrait, et que ce n'était point un prodige si une bête n'avait pas de coeur." [1,78] Son mépris pour le sénat (1) Mais voici ce qui attira sur lui la haine la plus violente et la plus implacable. (2) Les sénateurs étant venus en corps lui présenter une foule de décrets les plus flatteurs, il les reçut assis devant la temple de Vénus Genetrix. (2) Quelques écrivains disent que Cornelius Balbus le retint quand il voulut se lever; d'autres, qu'il n'en fit même pas le mouvement, et que Gaius Trebatius l'ayant averti de se lever, il jeta sur lui un regard sévère. (4) Ce dédain parut d'autant plus intolérable, que lui-même, dans un de ses triomphes, avait manifesté une vive indignation de ce qu'au moment où son char passait devant les sièges des tribuns, seul dans tout le collège Pontius Aquila fût resté assis. Il s'était même écrié: "Tribun Aquila, redemande-moi donc la république;" et pendant plusieurs jours, il n'avait rien promis à personne qu'en y mettant cette condition: "Si toutefois Pontius Aquila le permet." [1,79] Tentatives qui sont faites pour le nommer roi (1) À ce cruel outrage fait au sénat, il ajouta un trait d'orgueil encore plus odieux. (2) Il rentrait dans Rome, après le sacrifice des Féries latines, lorsque, au milieu des acclamations excessives et inouïes du peuple, un homme, se détachant de la foule, alla poser sur sa statue une couronne de laurier, nouée par devant d'une bandelette blanche. Les tribuns de la plèbe Epidius Marullus et Caesetius Flavus firent enlever la bandelette et conduire l'homme en prison. Mais César, voyant avec douleur que cette allusion à la royauté eût si peu de succès, ou, comme il le prétendait, qu'on lui eût ravi la gloire du refus, apostropha durement les tribuns, et les dépouilla de leur pouvoir. (3) Jamais il ne put se laver du reproche déshonorant d'avoir ambitionné le titre de roi, quoiqu'il eût répondu un jour au peuple, qui le saluait de ce nom: "Je suis César et non pas roi," et qu'aux fêtes Lupercales il eût repousser et fait porter au Capitole, sur la statue de Jupiter Très Bon et Très Grand, le diadème que le consul Antoine essaya, à plusieurs reprises, de placer sur sa tête, dans la tribune aux harangues. (4) Bien plus, différents bruits coururent: il devait, disait-on, transporter à Alexandrie ou à Troie les richesses de l'empire, après avoir épuisé l'Italie par des levées extraordinaires, et laissé à ses amis le gouvernement de Rome. On ajoutait qu'à la première assemblée du sénat, le quindécemvir Lucius Cotta devait proposer de donner à César le nom de roi, puisqu'il était écrit dans les livres Sibyllins que les Parthes ne pouvaient être vaincus que par un roi. [1,80] Conjuration tramée contre lui. Dispositions du peuple (1) Les conjurés, craignant d'être obligés de donner leur assentiment à cette proposition, y virent une raison de hâter l'exécution de leur entreprise. (2) Ils se réunirent donc tous, et mirent en commun des résolutions jusqu'alors distinctes et qui n'avaient été conçues que dans des réunions de deux ou trois personnes. Le peuple même était alors mécontent de la situation de l'État; il laissait voir en toute occasion sa haine pour la tyrannie, et demandait des libérateurs. (3) Quand César admit des étrangers au sénat, on placarda l'affiche: "À tous, salut; que personne ne montre aux nouveaux sénateurs le chemin du sénat." On chanta aussi dans les rues de Rome: Après avoir triomphé des Gaulois, César les fait entrer à la curie, Les Gaulois ont quitté leurs braies pour prendre le laticlave. (4) Au théâtre, le licteur ayant annoncé, selon l'usage, l'entrée du consul Quintus Maximus, que César avait nommé suppléant pour trois mois, on lui cria de tous côtés "qu'il n'était pas consul." (5) Après la destitution des tribuns Caesetius et Marullus, on trouva, à la première assemblée des comices, beaucoup de bulletins qui les nommaient consuls. (6) On écrivit sous la statue de Lucius Brutus: "Plût aux dieux que tu vécusses!" et sous celle de César: Brutus, pour avoir chassé les rois, a, le premier, été fait consul; Cet homme, pour avoir chassé les consuls, a finalement été fait roi. (7) Le nombre des conjurés s'élevait à plus de soixante; Gaius Cassius et les deux Brutus (Marcus et Decimus) étaient les chefs. (8) Ils délibérèrent d'abord si, divisant leurs forces, les uns le précipiteraient du pont, pendant les comices du champ de Mars et au moment où il appellerait les tribus aux suffrages, tandis que les autres l'attendraient en bas pour le massacrer, ou bien s'ils l'attaqueraient dans la voie Sacrée ou à l'entrée du théâtre. Mais une réunion du sénat ayant été annoncée pour les ides de mars dans la curie de Pompée, ils s'accordèrent tous à ne point chercher de moment ni de lieu plus favorables. [1,81] Présages de sa mort (1) Cependant des prodiges manifestes annoncèrent à César le meurtre qui allait avoir lieu. Quelques mois auparavant, les colons conduits à Capoue en vertu de la loi Julia, voulant bâtir des maisons de campagne, détruisirent des tombeaux très anciens, et avec d'autant plus d'empressement qu'ils découvraient, en les explorant, une quantité de vases d'un travail ancien. Ils trouvèrent, dans un tombeau où était, dit-on, enseveli Capys, fondateur de Capoue, une tablette de bronze qui portait, en caractères grecs et dans cette langue, une inscription ainsi conçue: "Quand on aura découvert les ossements de Capys, un descendant d'Iule périra de la main de ses proches, et sera bientôt vengé par les malheurs de l'Italie." (3) Pour qu'on ne croie pas que c'est là une fable inventée à plaisir, je citerai mon autorité, Cornelius Balbus, un ami très intime de César. (4) Quelques jours avant sa mort, ce dernier apprit que les troupes de chevaux qu'il avait consacrés aux dieux avant de passer le Rubicon, et qu'il avait laissés errer sans maître, refusaient toute espèce de nourriture et versaient d'abondantes larmes. (5) De son côté, l'haruspice Spurinna l'avertit, pendant un sacrifice, de prendre garde à un danger qui le menacerait jusqu'aux ides de mars. (6) La veille de ces mêmes ides, un roitelet qui se dirigeait, portant une petite branche de laurier, vers la curie de Pompée, fut poursuivi et mis en pièces par des oiseaux de différentes espèces sortis d'un bois voisin. (7) Enfin, la nuit qui précéda le jour du meurtre, il lui sembla, pendant son sommeil, qu'il volait au-dessus des nuages, et une autre fois qu'il mettait sa main dans celle de Jupiter. Sa femme Calpurnie rêva aussi que le faîte de sa maison s'écroulait, et qu'on perçait de coups son époux dans ses bras; et les portes de la chambre s'ouvrirent brusquement d'elles-mêmes. (8) Tous ces présages, et le mauvais état de sa santé, le firent hésiter longtemps s'il ne resterait pas chez lui, et ne remettrait pas à un autre jour ce qu'il avait à proposer au sénat. Mais Decimus Brutus l'ayant exhorté à ne pas faire attendre en vain les sénateurs, qui étaient réunis en grand nombre et depuis longtemps, il sortit vers la cinquième heure. Sur son chemin, un inconnu lui présentait un mémoire où était dévoilée toute la conjuration; César le prit, et le mêla avec d'autres qu'il tenait dans sa main gauche, comme pour les lire bientôt. (9) Plusieurs victimes, qu'on immola ensuite, ne donnèrent que des signes défavorables; mais, bravant ces scrupules religieux, il entra dans le sénat, et dit, en raillant, à Spurinna "qu'il s'inscrivait en faux contre ses prédictions, puisque les ides de mars étaient venues sans amener aucun malheur." - "Oui, répondit l'haruspice, elles sont venues, mais ne sont pas encore passées." [1,82] Il est tué dans le sénat (1) Lorsqu'il s'assit, les conjurés l'entourèrent, sous prétexte de lui rendre leurs devoirs. Tout à coup Tillius Cimber, qui s'était chargé du premier rôle, s'approcha davantage comme pour lui demander une faveur; et César se refusant à l'entendre et lui faisant signe de remettre sa demande à un autre temps, il le saisit, par la toge, aux deux épaules. "C'est là de la violence," s'écrie César; et, dans le moment même, l'un des Casca, auquel il tournait le dos, le blesse, un peu au-dessous de la gorge. (2) César, saisissant le bras qui l'a frappé, le perce de son poinçon, puis il veut s'élancer; mais une autre blessure l'arrête, et il voit bientôt des poignards levés sur lui de tous côtés. Alors il s'enveloppe la tête de sa toge, et, de la main gauche, il en abaisse en même temps un des pans sur ses jambes, afin de tomber plus décemment, la partie inférieure de son corps étant ainsi couverte. (3) Il fut ainsi percé de vingt-trois coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s'avancer contre lui Marcus Brutus, il dit en grec: "Et toi aussi, mon fils!" Quand il fut mort, tout le monde s'enfuit, et il resta quelque temps étendu par terre. Enfin trois esclaves le rapportèrent chez lui sur une litière, d'où pendait un de ses bras. (4) De tant de blessures, il n'y avait de mortelle, au jugement du médecin Antistius, que la seconde, qui lui avait été faite à la poitrine. (5) L'intention des conjurés était de traîner son cadavre dans le Tibre, de confisquer ses biens , et d'annuler ses actes: mais la crainte qu'ils eurent du consul Marc-Antoine et de Lépide, maître de la cavalerie, les fit renoncer à ce dessein. [1,83] Son testament. (1) Son testament fut donc ouvert, sur la demande de Lucius Pison son beau-père, et on en fit la lecture dans la maison d'Antoine. César l'avait fait aux dernières ides de septembre, dans sa propriété de Lavicum; il l'avait ensuite confié à la grande Vestale. (2) Quintus Tubéron rapporte que, dans tous ceux qu'il écrivit depuis son premier consulat jusqu'au commencement de la guerre civile, il laissait à Cn. Pompée son héritage, et qu'il avait lu cette clause devant une assemblée de soldats. (3) Mais dans le dernier il nommait trois héritiers; c'étaient les petits-fils de ses soeurs, savoir: Gaius Octavius pour les trois quarts, et Lucius Pinarius avec Quintus Pedius pour l'autre quart. Par une dernière clause, il adoptait Gaius Octavius et lui donnait son nom. Il désignait parmi les tuteurs de son fils, pour le cas où il lui en naîtrait un, plusieurs de ceux qui le frappèrent. Decimus Brutus était aussi inscrit dans la seconde classe de ses héritiers. Enfin, il léguait au peuple romain ses jardins près du Tibre, et trois cents sesterces par tête. [1,84] Ses funérailles (1) Le jour de ses funérailles étant fixé, on lui éleva un bûcher dans le champ de Mars, près du tombeau de Julie, et l'on construisit, devant la tribune aux harangues, une chapelle dorée, sur le modèle du temple de Vénus Genetrix. On y plaça un lit d'ivoire couvert de pourpre et d'or, et à la tête de ce lit un trophée, avec le vêtement qu'il portait quand il fut tué. (2) La journée ne paraissant pas devoir suffire au défilé de tous ceux qui voulaient apporter des offrandes, on déclara que chacun irait, sans observer aucun ordre et par le chemin qui lui plairait, déposer ses dons au champ de Mars. (3) Dans les jeux funèbres, on chanta des vers propres à exciter la piété pour le mort et la haine contre les meurtriers; vers qui étaient tirés du Jugement des armes, de Pacuvius, par exemple: Les avais-je épargnés, pour tomber sous leurs coups? et des passages de l'Électre d'Atilius, qui pouvaient offrir les mêmes allusions. (4) En guise d'éloge funèbre, le consul Antoine fit lire par un héraut le sénatus-consulte qui décernait à César tous les honneurs divins et humains, puis le serment par lequel tous les sénateurs s'étaient engagés à défendre la vie du seul César. Il ajouta fort peu de mots à cette lecture. (5) Des magistrats en fonction ou sortis de charge portèrent le lit au forum, devant la tribune aux harangues. (6) Les uns voulaient qu'on brûlât le corps dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin; les autres dans la curie de Pompée. Tout à coup, deux hommes, portant un glaive à la ceinture, et à la main deux javelots, y mirent le feu avec des torches ardentes; et aussitôt chacun d'y jeter du bois sec, les sièges et les tribunaux des magistrats, enfin tout ce qui se trouvait à sa portée. (7) Bientôt après, des joueurs de flûte et des acteurs, qui avaient revêtu, pour cette cérémonie, les ornements consacrés aux pompes triomphales, s'en dépouillèrent, les mirent en pièces, et les jetèrent dans les flammes; les vétérans légionnaires y jetèrent en même temps les armes dont ils s'étaient parés pour les funérailles; et même un grand nombre de matrones, les bijoux qu'elles portaient, avec les bulles et les prétextes de leurs enfants. (8) Une foule d'étrangers prirent part à ce grand deuil public, manifestèrent à qui mieux mieux leur douleur, chacun à la manière de son pays. On remarqua surtout les Juifs, lesquels veillèrent même, plusieurs nuits de suite, auprès de son tombeau. [1,85] Fureur du peuple contre ses meurtriers (1) Le peuple, aussitôt après les funérailles, courut avec des torches aux maisons de Brutus et de Cassius, et n'en fut repoussé qu'avec peine. Sur sa route, cette foule tumultueuse rencontra Helvius Cinna, et, par suite d'une erreur de nom, le prenant pour Cornelius, à qui elle en voulait pour avoir prononcé, la veille, un discours véhément contre César, elle le tua, et promena sa tête au bout d'une pique. (2) Plus tard on éleva dans le forum une colonne de marbre de Numidie, d'un seul bloc et de près de vingt pieds, avec cette inscription: "Au père de la patrie"; et ce fut pendant longtemps un usage d'y offrir des sacrifices, d'y former des voeux, et d'y régler certains différents, en jurant par le nom de César. [1,86] Son mépris de la vie. Sa sécurité (1) Quelques-uns des siens eurent l'impression que César ne voulait pas vivre davantage, et que cette indifférence, qui lui venait de sa mauvaise santé, lui avait fait mépriser les avertissements de la religion et les conseils de ses amis. (2) Il en est aussi qui pensent que, rassuré par le dernier sénatus-consulte et par le serment prêté à sa personne, il avait renvoyé une garde espagnole qui le suivait partout, l'épée à la main. (3) D'autres, au contraire, lui prêtent cette pensée, qu'il aimait mieux succomber une fois aux complots de ses ennemis, que de les craindre toujours. Selon d'autres encore, il avait coutume de dire "que la république était plus intéressée que lui-même à sa conservation; qu'il avait acquis, depuis longtemps, assez de gloire et de puissance; mais que la république, s'il venait à périr, ne jouirait d'aucun repos, et irait s'abîmer dans les effroyables maux des guerres civiles." [1,87] Ses souhaits pour une mort prompte. (1) Mais ce dont on convient assez généralement, c'est que sa mort fut à peu près telle qu'il l'avait désirée. (2) Car lisant un jour, dans Xénophon, que Cyrus avait donné, pendant sa dernière maladie, quelques ordres pour ses funérailles, il témoigna son aversion pour une mort aussi lente, et souhaita que la sienne fût prompte et subite. La veille même du jour où il périt, à un souper chez Marcus Lepidus, un convive ayant soulevé cette question: Quelle est la fin la plus désirable? "Une mort brusque et inopinée," répondit César. [1,88] Son apothéose (1) Il périt dans la cinquante-sixième année de son âge, et fut mis au nombre des dieux, non seulement par le décret qui ordonna son apothéose, mais aussi par la foule, persuadée de sa divinité. (2) Pendant les premiers jeux que donna pour lui, après son apothéose, son héritier Auguste, une comète, qui se levait vers la onzième heure, brilla durant sept jours de suite, et l'on crut que c'était l'âme de César reçue dans le ciel. C'est pour cette raison qu'il est représenté avec une étoile au-dessus de la tête. (2) On fit murer la curie où il avait été tué; les ides de mars furent appelées jour parricide, et il fut défendu pour jamais d'assembler les sénateurs ce jour-là. [1,89] Destinée commune à ses meurtriers Presque aucun de ses meurtriers ne lui survécut plus de trois ans, et ne mourut de mort naturelle. Condamnés tous, ils périrent tous, chacun d'une manière différente; ceux-ci dans des naufrages, ceux-là dans les combats: il y en eut même qui se percèrent du même poignard dont ils avaient frappé César. [2,0] Vie d'Auguste [2,1] I. Origine de la famille Octavia (1) La famille Octavia était anciennement une des premières de Vélitres; plusieurs monuments en font foi. (2) Un des quartiers les plus fréquentés de la ville s'appelait depuis longtemps Octavius. On montrait un autel consacré par un habitant de ce nom, qui commandait dans une guerre contre un peuple voisin. Averti, au milieu d'un sacrifice qu'il offrait à Mars, d'une subite incursion de l'ennemi, il enleva du feu les chairs de la victime à demi rôties, les découpa, courut au combat, et remporta la victoire. (3) Il existait encore un décret public qui ordonnait de présenter à l'avenir tous les ans à Mars les entrailles des victimes de la même manière, et qui en adjugeait les restes aux Octavius. [2,2] II. Les ancêtres d'Auguste (1) Élevée par Tarquin l'Ancien au rang des familles romaines, celle-ci fut bientôt après classée parmi les patriciennes par Servius Tullius. Redevenue ensuite plébéienne, elle fut rétablie avec beaucoup de peine dans sa première dignité par Jules César. (2) Le premier de ses membres qui obtint une magistrature par les suffrages du peuple fut C. Rufus. Après avoir été questeur, il laissa deux fils, Cneius et Caius, qui formèrent, avec des destinées diverses, les deux branches de la famille Octavia. Cneius et ses descendants remplirent les premières fonctions de la république; mais, soit par hasard, soit par goût, Caius et toute sa postérité demeurèrent dans l'ordre des chevaliers jusqu'au père d'Auguste. (3) Pendant la première guerre punique, le bisaïeul de celui-ci servit en Sicile sous les ordres d'Aemilius Papus, en qualité de tribun militaire. (4) Son aïeul, content d'exercer des fonctions municipales au sein de l'opulence, atteignit paisiblement le terme de sa vieillesse. (5) À ces témoignages joignons celui d'Auguste. Lui-même prétend n'être issu que d'une famille de chevaliers, ancienne et riche, et il avoue que son père est le premier sénateur de son nom. (6) Marc-Antoine lui reproche d'avoir eu pour bisaïeul un affranchi, un cordier de Thurium, et pour grand-père un courtier. Voilà ce que j'ai pu découvrir sur les ancêtres paternels d'Auguste. [2,3] III. Services de C. Octavius, son père (1) Octavius son père jouit, dès sa jeunesse, d'une grande fortune et d'une haute considération. J'ai donc lieu de m'étonner que des historiens l'aient fait passer pour un courtier, ou, même l'aient compté parmi les accapareurs de suffrages au champ de Mars. Élevé dans l'opulence, il parvint facilement aux emplois, et les exerça avec distinction. (2) Il obtint, après sa préture, la province de Macédoine. En s'y rendant, il remplit la mission extraordinaire dont le sénat l'avait chargé: il anéantit les restes fugitifs des troupes de Spartacus et de Catilina qui infestaient le territoire de Thurium. (3) Dans son gouvernement, il ne montra pas moins d'équité que de courage. Il défit dans une grande bataille les Besses et les Thraces, et traita si bien les alliés, que Cicéron, dans des lettres qui existent encore, engage vivement son frère Quintus, dont l'administration, comme proconsul d'Asie, excitait quelques mécontentements, à se concilier l'estime des alliés, comme son voisin Octave. [2,4] IV. Sa famille (1) À son retour de Macédoine, il mourut de mort subite avant d'avoir pu se mettre sur les rangs pour le consulat. Il laissait de sa première femme Ancharia une fille nommée Octavie, et d'Atia sa seconde femme, une autre Octavie et Auguste. (2) Atia était fille de M. Atius Balbus, et de Julie, soeur de C. César. Du côté paternel, Balbus était originaire d'Aricie. Il comptait beaucoup de sénateurs dans sa famille. Du côté maternel, il tenait de très près au grand Pompée. En quittant la préture, il fut un des vingt commissaires chargés de partager les terres de Campanie en vertu de la loi Julia. (3) Cependant le même Antoine traite avec dédain les ancêtres maternels d'Auguste. Il prétend que son bisaïeul était africain, et qu'il avait été tour à tour parfumeur et boulanger à Aricie. (4) Dans une de ses lettres, Cassius de Parme ne se borne pas à dire qu'Auguste est le petit-fils d'un boulanger; il le taxe aussi de petit-fils d'un courtier de monnaies : "Ta farine maternelle, dit-il, prise dans le plus grossier moulin d'Aricie, a été pétrie par les mains du changeur de Nerulum que l'argent avait noircies". [2,5] V. Sa naissance (1) Auguste naquit sous le consulat de M. Tullius Cicéron et d'Antoine, le neuf des calendes d'octobre, un peu avant le lever du soleil, dans le quartier palatin, près des Têtes de boeuf, à l'endroit même où il a maintenant un sanctuaire qui fut bâti peu de temps après sa mort. (2) Les actes du sénat rapportent que C. Laetorius, jeune patricien, convaincu d'adultère, pour obtenir qu'on adoucît sa punition, avait allégué, outre son âge et ses ancêtres, l'avantage qu'il avait d'être le possesseur, et, pour ainsi dire, le gardien du sol qui avait vu naître Auguste; qu'il avait demandé grâce en considération de ce dieu qui lui appartenait plus particulièrement, et que le sénat avait ordonné que cette partie de la maison serait consacrée. [2,6] VI. Tradition superstitieuse touchant l'appartement où il fut nourri (1) On montre encore, dans un faubourg de Vélitres et dans le logis de ses aïeux, la chambre où il fut nourri. Elle est fort petite, et ressemble à un garde-manger. Tout le canton croit que c'est là qu'Auguste est né. (2) On se fait un scrupule d'y entrer sans nécessité et sans lui rendre hommage. D'après une ancienne tradition, ceux qui visitent ce lieu avec irrévérence sont saisis d'horreur et d'effroi. Ce qui a confirmé cette croyance, (3) c'est que le nouveau possesseur de cette propriété, soit inadvertance, soit bravade, étant allé s'y coucher, en fut, quelques heures après, arraché de vive force par une puissance soudaine et inconnue, et on le trouva avec son lit presque demi-mort devant sa porte. [2,7] VII. Ses surnoms (1) Dans son enfance, on le surnomma Thurinus, soit pour rappeler l'origine de ses aïeux, soit parce que, peu de temps après sa naissance, son père Octavius avait remporté quelques succès sur les fugitifs dans le canton de Thurium. (2) Il me serait facile de fournir des preuves certaines qu'il fut appelé Thurinus, d'après une petite médaille en bronze que je possède, où il est représenté encore enfant avec ce surnom en lettres de fer déjà presque effacées. J'en ai fait présent à l'empereur qui maintenant la révère parmi ses dieux domestiques. (3) De plus, Antoine, dans ses lettres, appelle souvent Octave Thurinus par forme de mépris, et Octave lui répond qu'il trouve étrange qu'on lui fasse une injure de son premier nom. (4) Dans la suite il prit celui de César, puis celui d'Auguste, l'un d'après le testament de son grand oncle, l'autre en vertu de la motion faite par Munatius Plancus. Quelques-uns pensaient qu'il fallait l'appeler Romulus, parce qu'il était en quelque sorte le fondateur de Rome. Mais le surnom d'Auguste prévalut comme nouveau et plus noble. Il caractérisait les lieux saints, ceux où les augures consacraient quelque chose, soit que cette dénomination vînt d'auctus, soit qu'elle fût tirée des mots "auium gestus" ou "gustus", appliqués aux oiseaux, ainsi que l'indique ce vers d'Ennius : "Quand Rome s'éleva sous d'augustes présages, etc." [2,8] VIII. Ses premières campagnes; ses études. Précis de sa vie (1) Il perdit son père à quatre ans. À douze, il prononça en public l'éloge funèbre de son aïeule Julie. (2) À seize, il prit la robe virile, et reçut des récompenses militaires dans le triomphe de César sur les Africains, quoique son âge l'exemptât du service. (3) Bientôt après son oncle partit pour aller combattre les fils de Cn. Pompée en Espagne. À peine relevé d'une maladie grave et sauvé d'un naufrage, Auguste l'y suivit avec une faible escorte, à travers des chemins infestés d'ennemis; et le caractère qu'il annonçait déjà lui mérita hautement l'approbation de César pour l'habileté avec laquelle il avait accompli ce trajet. (4) Après la soumission de l'Espagne, César préparait une expédition contre les Daces et contre les Parthes. Auguste fut envoyé en avant à Apollonie, où il se livra à l'étude. (5) C'est là qu'il apprit la mort du dictateur qui le nommait son héritier. Après une longue hésitation, il voulut appeler à lui des légions voisines; mais il rejeta ce parti comme téméraire et prématuré. (6) Cependant il revint à Rome, et se porta pour héritier de César, malgré les irrésolutions de sa mère et les vives remontrances de son beau-père Marcius Philippus, homme consulaire. (7) Ayant ensuite levé des armées, il gouverna la république d'abord avec le concours d'Antoine et de Lépide, puis avec celui d'Antoine seul pendant près de douze années; et enfin il en fut souverain unique pendant quarante-quatre ans. [2,9] IX. Ses guerres (1) Tel est le précis de sa vie. Je vais en détailler chaque partie, non pas suivant l'ordre chronologique, mais en classant les différents objets, pour les présenter sous un point de vue plus net et plus distinct. (2) Auguste soutint cinq guerres civiles, celle de Modène, celle de Philippes, celle de Pérouse, celle de d'Actium; la première et la dernière contre Marc Antoine, la seconde contre Brutus et Cassius, la troisième contre L. Antoine, le frère du triumvir, la quatrième contre Sextus, fils du grand Pompée. [2,10] X. Ses menées à Rome. Ses premiers démêlés avec Marc-Antoine. Il embrasse le parti des grands, et lève une armée. Ses actes de lâcheté et de courage. (1) Toutes eurent pour principe et pour cause l'obligation où il croyait être de venger la mort de son oncle, et de défendre ses actes. Dès qu'il fut revenu d'Apollonie, il résolut d'attaquer à l'improviste Brutus et Cassius ; mais ils prévinrent ce danger par la fuite. Alors, s'armant de l'autorité des lois, il les accusa, en leur absence, du meurtre de César. (2) Il célébra lui-même les jeux institués en mémoire de la journée de Pharsale, parce que ceux qui en étaient chargés n'osaient pas s'en acquitter. (3) Pour assurer l'exécution de ses volontés, il se porta candidat à la place d'un tribun du peuple qui venait de mourir, et cela, quoiqu'il fût patricien, mais non encore sénateur. (4) Toutefois, éprouvant beaucoup d'opposition de la part du consul Marc Antoine qu'il avait cru devoir être son principal appui, et qui ne lui accordait rien que le droit commun, celui qui découlait des règles établies, encore en stipulant pour lui d'immenses avantages, il passa dans la faction des grands. Il savait qu'Antoine leur était odieux, surtout depuis qu'il tenait Decimus Brutus assiégé dans Modène, et qu'il voulut le chasser d'une province qu'il avait reçue de César avec l'approbation du sénat. (5) D'après le conseil de quelques-uns, Auguste lui suscita des assassins; mais le complot fut découvert. Alors, craignant à son tour, il leva des vétérans qu'il combla de largesses pour les appeler au secours de la république et au sien. Il reçut ordre de se mettre à la tête de cette armée, comme propréteur, et d'aller avec Hirtius et Pansa, nommés consuls, soutenir Decimus Brutus. Cette expédition fut terminée en trois mois et en deux combats. (6) Dans le premier, il prit la fuite, s'il faut en croire Antoine, et ne reparut que deux jours après, sans cheval et sans cotte d'armes. On convient que, dans le second, il remplit les devoirs d'un chef et d'un soldat, et que le porte-enseigne de sa légion ayant été grièvement blessé dans la mêlée, il prit l'aigle sur ses épaules et la porta longtemps. [2,11] XI. Il est soupçonné d'avoir fait tuer les deux consuls Hirtius et Pansa périrent tous deux dans cette guerre, l'un sur le champ de bataille, l'autre, peu après, des suites d'une blessure. Le bruit se répandit qu'Auguste était coupable de leur mort, parce qu'après la défaite d'Antoine, la république étant sans consuls, il était seul maître de l'armée victorieuse. (2) La mort de Pansa excita même de tels soupçons, que Glycon, son médecin, fut détenu en prison comme accusé d'avoir empoisonné sa blessure. (3) Aquilius Niger ajoute qu'Auguste tua lui-même Hirtius dans la mêlée. [2,12] XII. Il abandonne le parti des grands. Ses griefs contre ce parti; sa vengeance (1) Quoi qu'il en soit, lorsqu'il apprit qu'Antoine, après sa défaite, avait été reçu dans le camp de Lépide, et que les autres chefs, ainsi que leurs légions, étaient dévoués aux grands, il n'hésita pas à abandonner ce parti. Il prétexta, pour expliquer son changement, qu'il avait à se plaindre de leurs paroles et de leurs actions; que les uns l'avaient traité d'enfant; que d'autres avaient dit qu'il fallait le récompenser et l'élever; et il trouvait qu'ils ne s'étaient pas montrés assez reconnaissants envers lui et ses vétérans. (2) Pour faire éclater davantage ses regrets d'avoir servi les grands, il frappa d'une amende énorme les habitants de Nursie, qui avaient érigé un monument aux citoyens morts devant Modène, avec cette inscription: "Aux victimes de la liberté"; et, comme ils ne pouvaient payer cette amende, il les chassa de leur ville. [2,13] XIII. Triumvirat. Cruauté d'Auguste. Partage de l'empire (1) Uni avec Antoine et Lépide, il termina aussi en deux batailles la guerre de Macédoine, quoiqu'il fût alors faible et malade. Dans la première, il fut chassé de son camp, et put à peine se réfugier vers Antoine; (2) dans la seconde, il n'usa pas avec modération de la victoire. Il envoya à Rome la tête de Brutus pour qu'elle fût mise aux pieds de la statue de César. Il mêla l'outrage aux supplices qu'il prononça contre les plus illustres captifs. On dit même que l'un d'eux lui demandant avec instance la sépulture, il lui répondit que les vautours en prendraient soin. D'autres rapportent qu'un père et un fils le suppliant de leur accorder la vie, il ordonna qu'ils tirassent au sort ou qu'ils combattissent ensemble, promettant la grâce au vainqueur, et il vit le père succomber sous l'épée de son fils, et le fils se donner volontairement la mort. (3) Aussi, quand les autres captifs, et notamment M. Favonius, l'émule de Caton, parurent enchaînés, ils saluèrent respectueusement Antoine du nom d'imperator, et accablèrent Auguste des plus méprisantes railleries. (4) Dans le partage qui suivit la victoire, Antoine se chargea des affaires d'Orient; Auguste ramena en Italie les vétérans, et les établit sur le territoire des villes municipales. Mais il ne sut se concilier ni l'esprit des soldats, ni celui des anciens possesseurs. Les uns se plaignirent d'être dépouillés, les autres de n'être pas récompensés selon leurs mérites. [2,14] XIV. Dangers qu'il court à l'époque de la guerre de Pérouse (1) Dans ce même temps, enorgueilli de son consulat et du pouvoir de son frère, L. Antoine voulut exciter des troubles dans Rome. Auguste le força de s'enfuir à Pérouse, où il le réduisit par la famine; mais ce ne fut pas sans courir de grands dangers personnels dans cette guerre et avant la guerre. (2) Un jour, assistant aux jeux publics, il fit expulser par l'appariteur un soldat qui s'était assis sur les bancs des chevaliers. Ses ennemis répandirent le bruit qu'il l'avait fait expirer dans les tourments; et, par suite de l'indignation des soldats qui accouraient en foule, il s'en fallut de peu qu'Auguste ne perdît la vie. Heureusement pour lui, le soldat qu'on disait mort parut tout à coup sain et sauf. (3) Une autre fois, tandis qu'il offrait un sacrifice près des murs de Pérouse, il faillit être tué par une troupe de gladiateurs qui fit une brusque sortie. [2,15] XV. Ses vengeances après la victoire (1) Après la prise de cette place, il sévit contre presque tous ses habitants. À ceux qui imploraient sa clémence ou tentaient de s'excuser, il ne répondait que ces mots: "Il faut mourir". (2) Quelques auteurs rapportent que, parmi ceux qui se rendirent, il en choisit trois cents des deux ordres de l'État pour les immoler comme des victimes, le jour des ides de mars, sur un autel élevé à Jules César. (3) D'autres prétendent qu'il avait excité cette guerre uniquement afin que ses ennemis secrets, et ceux que retenaient plutôt la crainte que la volonté, profitassent, pour se montrer, de l'occasion qui leur donnait pour chef L. Antoine. Il voulait, après les avoir vaincus, confisquer leurs biens pour s'acquitter envers les vétérans des récompenses promises. [2,16] XVI. Guerre contre Sextus Pompée. Ses préparatifs. Sa conduite avant et pendant la bataille. Périls auxquels il est exposé. Il exile Lépide (1) La guerre de Sicile fut une de ses premières expéditions. Mais il la traîna en longueur et l'interrompit souvent, tantôt pour réparer les flottes qu'il avait perdues dans un double naufrage au milieu de l'été, tantôt pour faire la paix, aux instances du peuple qui voyait intercepter les convois, et qui redoutait les progrès de la famine. (2) Mais, quand il eut fait reconstruire ses vaisseaux, quand il eut transformé en matelots vingt mille esclaves affranchis, il créa le port de Jules dans le voisinage de Baïes, et introduisit la mer dans le lac Lucrin et dans l'Averne. (3) Après y avoir exercé ses troupes pendant tout l'hiver, il vainquit Pompée entre Myles et Nauloque. Au moment du combat, il fut tout à coup plongé dans un si profond sommeil, que ses amis durent le réveiller pour donner le signal. (4) Voilà sans doute ce qui donna lieu à Antoine de lui reprocher "de n'avoir pas même osé lever les yeux sur un front de bataille; d'être resté, dans sa stupeur, couché sur le dos, les regards attachés au ciel, et de n'avoir quitté cette attitude pour se montrer à ses soldats, que lorsque M. Agrippa eut mis en fuite la flotte ennemie". (5) D'autres blâment à la fois ses paroles et ses actions, prétendant que, lorsque ses vaisseaux furent brisés par la tempête, il s'écria qu'il saurait bien vaincre malgré Neptune, et qu'aux premiers jeux du cirque, il fit enlever de la pompe solennelle la statue de ce dieu. (6) Dans aucune guerre peut-être il ne fut exposé à de plus grands et à de plus nombreux dangers. Il venait de faire passer une armée en Sicile, et se dirigeait vers le continent pour y chercher le reste de ses troupes, quand il fut attaqué à l'improviste par Démochare et Apollophane, lieutenants de Pompée, et il eut beaucoup de peine à se sauver avec un seul vaisseau. (7) Dans une autre circonstance, en passant à pied près de Locres pour se rendre à Rhégium, il aperçut des galères de Pompée qui côtoyaient le rivage. Persuadé qu'elles étaient des siennes, il descendit sur la plage, et fut sur le point d'être pris. (8) Il s'enfuit par des sentiers détournés. Un esclave de Paul Émile qui l'accompagnait, se souvenant qu'il avait autrefois proscrit le père de son maître, saisit l'occasion de la vengeance, et essaya de le tuer. (9) Après la fuite de Pompée, Lépide, le second de ses collègues, qu'il avait appelé d'Afrique à son secours, fier de l'appui de ses vingt légions, réclamait avec instances et menaces le premier rang dans l'État. Il le dépouilla du commandement, lui accorda la vie qu'il demandait à genoux, et le relégua à perpétuité dans l'île de Circéies. [2,17] XVII. Il se brouille avec Antoine. Bataille d'Actium. Mort d'Antoine et de Cléopâtre (1) Son alliance avec Antoine avait toujours été chancelante et incertaine. Après de fausses réconciliations, il la rompit enfin; et, pour prouver combien son collègue s'était écarté des usages reçus, il fit ouvrir et lire en pleine assemblée le testament qu'il avait laissé à Rome, testament dans lequel figuraient au nombre de ses héritiers les enfants de Cléopâtre. (2) Cependant, après l'avoir fait déclarer ennemi de la république, il lui renvoya tous ses parents et ses amis, entre autres C. Sosius et T. Domitius, alors consuls. (3) Il dispensa aussi les habitants de Bologne, qui de tout temps étaient de la clientèle des Antoines, de prendre les armes contre lui avec le reste de l'Italie. (4) Peu de temps après, il le vainquit à la bataille navale d'Actium. La lutte se prolongea si longtemps, que le vainqueur passa la nuit sur son vaisseau. (5) D'Actium il alla prendre ses quartiers d'hiver à Samos. Là, il apprit que les soldats de tous les corps qu'il avait envoyés à Brindes après la victoire, s'étaient soulevés, et demandaient leur congé et des récompenses. Il retourna donc en Italie. Dans cette traversée il essuya deux tempêtes, l'une entre les promontoires du Péloponnèse et de l'Étolie, l'autre près des monts Cérauniens. Cette double tourmente submergea une partie de ses vaisseaux liburniens, dispersa les agrès et brisa le gouvernail du bâtiment qu'il montait. (6) Il ne resta que vingt-sept jours à Brindes pour répondre aux demandes des soldats. Puis il gagna l'Égypte par l'Asie et la Syrie, assiégea Alexandrie où Antoine s'était réfugié avec Cléopâtre, et s'en rendit bientôt maître. (7) Antoine voulut parler de paix; mais il n'était plus temps. Auguste le contraignit à se tuer, et il le vit mort. (8) Il désirait ardemment réserver Cléopâtre pour son triomphe; et, comme on croyait qu'elle avait été mordue par un aspic, il fit venir des psylles pour sucer le venin de la plaie. (9) Il accorda les honneurs d'une sépulture commune à Antoine et à Cléopâtre, et ordonna qu'on achevât le tombeau qu'ils avaient commencé pour eux-mêmes. (10) Le jeune Antoine, l'aîné des deux fils nés de Fulvie, après avoir vainement essayé de fléchir Auguste à force de prières, s'était réfugié aux pieds de la statue de César. Auguste l'en arracha, et le fit mettre à mort. (11) Césarion, que Cléopâtre se vantait d'avoir eu de César, fut arrêté dans sa fuite et livré au supplice. (12) Quant aux autres enfants d'Antoine et de la reine, Auguste les traita comme ses proches, et leur fit un sort convenable à leur naissance. [2,18] XVIII. Il fait ouvrir le tombeau d'Alexandre. Ses travaux en Égypte (1) Vers le même temps, il fit retirer de son tombeau le corps d'Alexandre, lui mit avec respect une couronne d'or sur la tête, et le couvrit de fleurs. On lui demanda s'il ne voulait pas visiter aussi le Ptoléméum [= les tombes des Ptolémées]. Il répondit qu'il était venu pour voir un roi, et non des morts. (2) Il réduisit l'Égypte en province romaine; et, afin de la rendre plus fertile et d'une plus grande ressource pour Rome, il fit curer par ses soldats tous les canaux faits pour recevoir les inondations du Nil, et qui, de temps immémorial, étaient engorgés de limon. (3) Pour perpétuer la mémoire de la journée d'Actium, il fonda Nicopolis dans le voisinage de cette ville, et y institua des jeux quinquennaux. Il agrandit l'ancien temple d'Apollon, orna de dépouilles navales le lieu où avaient campé ses troupes, et le consacra à Mars et à Neptune. [2,19] XIX. Il échappe à plusieurs conspirations (1) Il découvrit par sa police et étouffa dans leur naissance, des émeutes, des complots, de nombreuses conspirations qui se formèrent contre lui en différents temps; d'abord la conjuration du jeune Lépide, celle de Varron Murena, de Fannius Cépion, de Marcus Egnatius, de Plautius Rufus, de Lucius Paulus, mari de sa petite-fille ; puis celle de Lucius Audasius, accusé de faux testament, et affaibli par l'âge et la maladie; enfin celle d'Asinius Epicadus, demi-Parthe et demi-Romain, et celle de Télèphe, esclave nomenclateur d'une femme; (2) car il eut à redouter les machinations et les embûches des gens de la plus basse condition. (3) Audasius et Épicade voulaient enlever sa fille Julie et son neveu [petit-fils] Agrippa des îles où ils étaient relégués, et les présenter à l'armée. Télèphe, qui se croyait destiné à l'empire, avait projeté d'attaquer Auguste et le sénat. (4) Il n'y eut pas jusqu'à un valet de l'armée d'Illyrie, qui, trompant la vigilance des gardiens, fut trouvé la nuit près de son lit, armé d'un couteau de chasse. Soit qu'il fût aliéné, soit qu'il feignît de l'être, la question ne put lui arracher aucun aveu. [2,20] XX. Guerres qu'il fit en personne (1) Quant aux guerres étrangères, il n'en fit que deux par lui-même; celle de Dalmatie, dans sa première jeunesse, et celle des Cantabres, après la défaite d'Antoine. (2) Il fut blessé deux fois pendant la guerre de Dalmatie. Dans un combat il reçut au genou droit un coup de pierre; dans un autre, il fut atteint aux deux bras et à la cuisse par la chute d'un pont. (3) Il laissa le soin des autres guerres à ses lieutenants. Cependant il prit part à quelques campagnes en Pannonie et en Germanie, ou du moins il s'en tint peu éloigné, allant de Rome à Ravenne, à Milan ou à Aquilée. [2,21] XXI. Ses conquêtes. Son autorité sur les peuples étrangers (1) Il soumit, ou par lui-même, ou par ses généraux, les Cantabres, l'Aquitaine, la Pannonie, la Dalmatie, avec toute l'Illyrie; de plus la Rhétie, la Vindélicie et les Salasses, peuples des Alpes. (2) Il arrêta les incursions des Daces, et tailla en pièces trois de leurs chefs et une foule innombrable de leurs soldats. Il rejeta les Germains au-delà de l'Elbe. il reçut à composition les Suèbes et les Sigambres, et les transporta dans la Gaule sur les bords du Rhin. (3) Il assujettit encore d'autres peuples indociles. (4) Il ne fit jamais la guerre à aucun sans raison ou sans nécessité. Il avait tellement peu l'ambition d'augmenter à tout prix son empire ou sa gloire militaire, qu'il obligea plusieurs rois barbares de lui jurer, dans le temple de Mars Vengeur, qu'ils seraient fidèles à la paix et à l'alliance qu'ils lui demandaient. Dans ce dessein il essaya d'engager quelques-uns d'entre eux à lui donner des femmes, comme nouveau genre d'otages, parce qu'il avait remarqué qu'ils ne tenaient pas compte des hommes. Cependant il les laissa toujours les maîtres de retirer leurs otages, quand ils le voulaient, et ne punit jamais leurs fréquentes révoltes et leurs perfidies qu'en vendant les prisonniers qu'il faisait sur eux, sous la condition qu'ils ne serviraient point dans un pays voisin, et qu'ils ne seraient pas libres avant trente ans. (6) Tant de sagesse et de modération détermina les Indiens et les Scythes, peuples que l'on ne connaissait que de nom, à solliciter par des ambassadeurs son amitié et celle du peuple romain. (7) Les Parthes lui cédèrent sans contestation l'Arménie qu'il revendiquait, lui rendirent, sur sa demande, les aigles prises à M. Crassus et à M. Antoine, en lui offrant même des otages, et enfin s'en rapportèrent à son choix pour élire un souverain entre plusieurs prétendants qui se disputaient la couronne. [2,22] XXII. Ses triomphes (1) Le temple de Janus Quirinus, qui n'avait été fermé que deux fois avant lui, depuis la fondation de Rome, le fut trois fois sous son règne, dans un bien moindre espace de temps. La paix était établie sur terre et sur mer. (2) Il entra deux fois à Rome avec les honneurs de l'ovation, d'abord après la bataille de Philippes, et ensuite après la guerre de Sicile. Il célébra trois triomphes curules durant trois jours de suite: ce furent ceux de Dalmatie, d'Actium et d'Alexandrie. [2,23] XXIII. Ses revers. Son désespoir à la nouvelle de la défaite de Varus (1) Il n'essuya de défaites ignominieuses que celles de Lollius et de Varus, toutes deux en Germanie. La première fut plutôt un affront qu'une perte. La seconde faillit être funeste à l'État : trois légions furent taillées en pièces avec leur chef, ses lieutenants et ses troupes auxiliaires. (2) À cette nouvelle, il disposa des sentinelles dans Rome pour prévenir tout désordre, et confina dans leur place les commandants des provinces, afin que leurs lumières et leur expérience retinssent les alliés dans le devoir. (3) Il consacra de grands jeux à Jupiter pour le rétablissement des affaires de la République, ainsi qu'on l'avait fait dans la guerre des Cimbres et des Marses. (4) Enfin on dit qu'Auguste fut tellement consterné de ce désastre, qu'il laissa croître sa barbe et ses cheveux plusieurs mois de suite, et qu'il se frappait de temps en temps la tête contre la porte, en s'écriant: " Quintilius Varus, rends-moi mes légions". L'anniversaire de cette défaite fut toujours pour lui un jour de tristesse et de deuil. [2,24] XXIV. Ses règlements militaires (1) Il fut l'auteur de beaucoup de changements et d'établissements relatifs à l'état militaire. Il ressuscita en plusieurs points les anciennes coutumes, (2) et maintint la discipline avec une extrême sévérité. Il ne permit à ses lieutenants de venir voir leurs femmes qu'en hiver, et avec beaucoup de difficulté. (3) Un chevalier romain avait coupé les pouces à ses deux fils adolescents pour les dispenser du service. Il fit vendre à l'encan ses biens et sa personne. Mais, voyant que les fermiers publics se pressaient de l'acheter, il l'adjugea à son affranchi, afin qu'il fût relégué dans les champs où cet affranchi le laisserait vivre en liberté. (4) Il licencia ignominieusement la dixième légion qui s'était mutinée. Il donna le congé à d'autres qui le demandaient avec insolence, sans leur accorder les récompenses assurées aux vétérans. Il décima des cohortes qui avaient lâché pied, et les nourrit d'orge. (5) Il punit de mort des centurions, comme de simples soldats, pour avoir quitté leur poste. Il appliquait aux autres délits diverses peines infamantes : tantôt il condamnait les coupables à rester debout, toute la journée, devant la tente du général, en tunique flottante; tantôt il leur mettait à la main une toise ou une touffe de gazon. [2,25] XXV. Sa conduite envers ses soldats. Ses adages militaires (1) Depuis les guerres civiles, il n'appela jamais ses soldats "compagnons", ni dans ses harangues, ni dans ses édits; il les qualifiait seulement de "soldats". Il ne souffrit pas que ses fils ou ses beaux-fils, quand ils eurent le commandement, employassent une autre dénomination. Il trouvait que le nom de compagnons était une flatterie qui ne convenait ni au maintien de la discipline, ni à l'état de l'empire, ni à la majesté des Césars. (2) Si l'on en excepte les incendies ou les émeutes, occasionnées dans Rome par la cherté des vivres, il ne se servit d'esclaves affranchis comme soldats que deux fois seulement: la première, pour la défense des colonies voisines de l'Illyrie; la seconde, pour protéger les rives du Rhin. C'étaient des esclaves que les personnes les plus riches des deux sexes eurent ordre d'acheter et d'affranchir sur-le-champ. Ils étaient placés à la première ligne, distingués des hommes libres, et armés différemment. (3) En fait de récompenses militaires, Auguste donnait plus facilement des harnais, des colliers, et toutes sortes d'objets en or ou en argent, que des couronnes obsidionales ou murales, qui étaient bien plus distinguées. Quoiqu'il en fût avare, et qu'il ne cherchât pas à plaire, il les accordait souvent à de simples soldats. (4) Après sa victoire navale en Sicile, il fit présent à Agrippa d'un drapeau de couleur de mer. Les généraux qui avaient triomphé, quoiqu'ils eussent pris part à ses expéditions et contribué à ses victoires, furent les seuls qu'il ne jugea pas à propos de gratifier de ces récompenses, parce qu'ils avaient eux-mêmes eu le droit de les distribuer comme ils voulaient. (5) Rien ne convenait moins, selon lui, à un parfait capitaine que la précipitation et la témérité. Aussi répétait-il souvent ce proverbe grec: "Hâte-toi lentement"; et cet autre : "Mieux vaut un chef prudent qu'un chef audacieux." Enfin celui-ci: "On fait assez vite, quand on fait bien". (6) Il disait qu'il ne fallait ni entreprendre une guerre ni engager un combat, que lorsqu'il y avait plus à gagner en cas de victoire, qu'à perdre en cas de défaite. Il comparait ceux qui hasardent beaucoup pour gagner peu, à des pêcheurs qui se serviraient d'un hameçon d'or dont la perte ne pourrait être compensée par aucune capture. [2,26] XXVI. Ses consulats (1) Les magistratures et les honneurs lui arrivèrent avant le temps; il en eut même quelques-uns de création nouvelle, et de perpétuels. (2) Dès sa vingtième année, il s'empara du consulat, en faisant marcher ses légions sur Rome, et en envoyant demander cette dignité, au nom de l'armée. Le sénat hésitait. Le centurion Cornélius, qui était à la tête de la députation, écarta son manteau, et, montrant la poignée de son glaive, osa dire en pleine assemblée : "Si vous refusez de le faire consul, voici qui le fera pour vous". (3) Neuf ans s'écoulèrent entre son premier consulat et le second. Il n'y eut qu'une année d'intervalle entre le second et le troisième. Il alla ensuite jusqu'au onzième sans interruption. Puis, après avoir souvent refusé ceux qui lui furent offerts, dix-sept ans après, il en demanda de lui-même un douzième; et, à deux ans de là, un treizième, pour se trouver revêtu de la souveraine magistrature, quand il ferait entrer ses petits-fils Caius et Lucius dans les carrières publiques. (4) Il géra en entier cinq de ses consulats. depuis le sixième jusqu'au onzième. Les autres furent de neuf, de six, de quatre ou de trois mois; le second même ne fut que de quelques heures. (5) En effet, le jour des calendes de janvier, s'étant assis le matin, sur sa chaise curule, devant le temple de Jupiter Capitolin, il se démit de sa charge, après avoir nommé un autre consul à sa place. (6) Il ne prit point possession de tous ses consulats à Rome. Le quatrième fut commencé en Asie, le cinquième à Samos, le huitième et le neuvième à Tarragone. [2,27] XXVII. Sa cruauté pendant le triumvirat. Ses terreurs. Son tribunat perpétuel (1) Il gouverna pendant dix ans la république en qualité de triumvir. Il s'opposa quelque temps à ses collègues qui voulaient des proscriptions; mais il y mit ensuite plus de rigueur qu'aucun d'eux. (2) En effet, ils se montrèrent souvent sensibles aux recommandations et aux prières; lui seul s'obstina à ne faire grâce à personne. Il alla jusqu'à proscrire Toranius son tuteur, qui avait été le collègue de son père dans l'édilité. (3) Julius Saturninus ajoute qu'après les proscriptions, M. Lépide s'excusant sur le passé dans le sénat, et faisant espérer qu'à l'avenir la clémence mettrait des bornes aux châtiments, Auguste fut d'un avis contraire, et déclara qu'en cessant de proscrire, il se réservait toute liberté de punir encore. (4) Cependant il parut se repentir de cette dureté, lorsqu'il mit au rang des chevaliers T. Vinius Philopoemen, qui passait pour avoir caché son maître proscrit. (5) Il fut, comme triumvir, l'objet d'une haine générale. (6) Un jour qu'il haranguait ses soldats, et qu'il avait permis aux habitants des campagnes voisines de s'approcher, il aperçut Pinarius, chevalier romain, qui écrivait sur des tablettes. Il le prit pour un indiscret et un espion, et le fit égorger devant lui. (7) Tédius Afer, consul désigné, avait lancé contre un de ses actes un trait malin. Il lui fit de si effrayantes menaces, que ce malheureux se précipita d'un lieu élevé. (8) Le préteur Quintus Gallius venant lui faire sa cour tenait des tablettes doubles cachées sous sa robe. Auguste soupçonna que c'était un glaive. Il n'osa s'en assurer sur-le-champ, de peur que ce ne fût autre chose. Mais, un moment après, il le fit arracher de son tribunal par des centurions et des soldats, et appliquer à la question, comme un esclave. Ne pouvant obtenir de lui aucun aveu, il le condamna à la mort, après lui avoir crevé les yeux de sa propre main. (9) Cependant Auguste rapporte que ce préteur avait attenté à sa vie dans une entrevue particulière; qu'il le fit mettre en prison, et qu'ensuite il lui rendit la liberté en lui interdisant le séjour de Rome, qu'enfin Gallius périt dans un naufrage sous le fer des brigands. (10) Auguste fut revêtu à perpétuité de la puissance tribunitienne, et se donna deux fois un collègue, de cinq ans en cinq ans. (11) Il se réserva aussi toujours l'inspection des moeurs, et le soin de faire exécuter les lois. C'est en vertu de ce droit, quoiqu'il ne fût pas revêtu de la censure, qu'il procéda trois fois au dénombrement du peuple, la première et la troisième fois avec un collègue, et la seconde fois lui seul. [2,28] XXVIII. Il feint deux fois de vouloir rétablir la république. Son projet d'embellir Rome (1) Il songea deux fois à rétablir la république, d'abord immédiatement après la défaite d'Antoine, parce qu'il se souvenait qu'il lui avait souvent reproché d'être le seul obstacle au retour de la liberté. La seconde fois, ce projet lui fut inspiré par les dégoûts d'une longue maladie. Il fit même venir chez lui les sénateurs et les magistrats, et leur remit les comptes de l'empire. (2) Mais, faisant réflexion que, s'il redevenait simple particulier, il s'exposerait au péril, et qu'il y aurait de l'imprudence à abandonner la république entre les mains de plusieurs, il se décida à garder le pouvoir; et l'on ne sait ce qu'il faut louer le plus, ou l'événement, ou sa résolution. (3) Ce projet qu'il manifestait quelquefois, il l'a consigné dans un édit en ces termes: "Puissé-je affermir la république dans un état de sécurité et de splendeur! Je serai assez récompensé, si sa bonne organisation passe pour être mon ouvrage. et si je puis me flatter, en mourant, de l'avoir établie sur des fondements durables." (4) Il accomplit lui-même son voeu en faisant tous ses efforts pour que personne n'eût à se plaindre du nouvel ordre de choses. (5) La beauté de Rome ne répondait point à la majesté de l'empire: elle était exposée aux inondations et aux incendies. Il l'embellit tellement, qu'il se vanta avec raison d'avoir trouvé une ville de briques et d'en avoir laissé une de marbre. (6) Il pourvut également à sa sûreté pour l'avenir, d'après tous les calculs de la prudence humaine. [2,29] XXIX. Les transformations de Rome (1) Il fit exécuter un grand nombre de travaux publics. Voici les principaux: le Forum et le temple de mars Vengeur, le temple d'Apollon sur le mont Palatin, le temple de Jupiter Tonnant au Capitole. (2) Les deux places publiques où l'on rendait la justice ne pouvant plus suffire à la foule des plaideurs, il en fit faire une troisième. Telle fut l'origine du Forum. Avant que le temple de Mars fût achevé, il se hâta de publier et d'ordonner que ce lieu serait destiné au jugement des affaires criminelles, et à la désignation des juges par la voie du sort. (3) Il avait fait voeu de construire le temple de Mars pendant la guerre de Macédoine qu'il avait entreprise pour venger la mort de son père. Il ordonna que ce serait dans ce temple que le sénat délibèrerait sur les guerres et les triomphes; que ceux qui se rendraient dans les provinces avec un commandement partiraient de cet édifice; et que ceux qui reviendraient vainqueurs y porteraient leurs trophées. (4) Il éleva le temple d'Apollon dans l'endroit de sa maison du mont Palatin qui avait été frappé de la foudre, et où les augures avaient déclaré qu'Apollon désirait une demeure. Il y ajouta un portique et une bibliothèque grecque et latine. C'est là que, sur ses vieux jours, il assemblait souvent le sénat et dénombrait les décuries de juges. (5) Dans son expédition chez les Cantabres, pendant une marche de nuit, la foudre, en effleurant sa litière, avait écrasé l'esclave qui le précédait pour l'éclairer. Échappé à ce danger, il consacra un temple à Jupiter Tonnant. (6) On lui doit encore d'autres édifices qui ne portent point son nom, mais celui de ses neveux, de sa soeur ou de sa femme, comme le portique et la basilique de Lucius et de Caius, les portiques de Livie et d'Octavie, et le théâtre de Marcellus. (7) Souvent il engageait les principaux citoyens à décorer Rome, chacun selon ses facultés, ou par de nouveaux bâtiments, ou par des réparations. (8) Aussi y en eut-il beaucoup de construits par diverses personnes. C'est ainsi que Marcius Philippus érigea le temple de l'Hercule des Muses; L. Cornificius, celui de Diane; Asinius Pollion, le vestibule de la Liberté; Munatius Plancus, le temple de Saturne; Cornelius Balbus, un théâtre; Statilius Taurus, un amphithéâtre; enfin M. Agrippa, un grand nombre de beaux monuments. [2,30] XXX. Ses lois de police. Ses dons aux temples (1) Auguste divisa Rome par sections et par quartiers. Les magistrats annuels furent chargés de tirer au sort la garde des sections, et le soin des quartiers fut confié à des inspecteurs, choisis dans le voisinage. (2) Il établit contre les incendies des sentinelles qui veillaient pendant la nuit. Pour prévenir les inondations du Tibre, il en élargit et en nettoya le lit qui depuis longtemps était encombré de ruines et rétréci par la chute des édifices. (3) Afin de rendre l'accès de Rome plus aisé, il se chargea de réparer la voie Flaminienne jusqu'à Ariminum, et voulut que chaque citoyen honoré d'un triomphe employât à la construction des autres routes, les fonds provenant de leur part de butin. (4) Il releva les temples qui étaient tombés de vétusté ou consumés par des incendies, et les orna, ainsi que les autres, des plus riches présents. Il fit porter, en une seule fois, dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin, seize mille livres pesant d'or, et pour cinquante millions de sesterces en perles et en pierres précieuses. [2,31] XXXI. Ses institutions religieuses. Il réforme le calendrier et donne son nom à un mois de l'année. Son respect pour la mémoire des grands hommes (1) Après la mort de Lépide, Auguste s'empara du souverain pontificat qu'il n'avait jamais osé lui enlever de son vivant. Il fit réunir et brûler plus de deux mille volumes de prédictions grecques et latines, répandues dans le public, sans nom d'auteur ou d'une authenticité suspecte; ne conserva que les livres sibyllins, dont il fit un choix, et les renferma dans deux cassettes dorées au bas de la statue d'Apollon Palatin. (2) Il régla de nouveau le calendrier arrangé par Jules César, où la négligence des pontifes avait introduit une extrême confusion. Dans ce remaniement, il donna son nom au mois "sextilis" plutôt qu'à celui de septembre dans lequel il était né, parce que c'était dans ce mois qu'il avait obtenu son premier consulat, et qu'il avait remporté ses plus grandes victoires. (3) Il augmenta le nombre des prêtres, rehaussa leur dignité, et leur accorda de plus grands avantages, surtout aux vestales. (4) L'une d'elles étant morte, il s'agissait de la remplacer. Beaucoup de pères demandaient à être dispensés de présenter leurs filles au sort. Auguste protesta que, si l'une de ses petites-filles avait atteint l'âge convenable, il ne manquerait pas de l'offrir. (5) Il rétablit quelques anciennes cérémonies tombées peu à peu en désuétude, comme l'augure du salut, les fonctions du flamendial [flamine de Jupiter], les fêtes lupercales, les jeux séculaires et les processions dans les carrefours. (6) Il défendit aux adultes de courir dans les fêtes lupercales, et interdit aux jeunes gens des deux sexes tout spectacle nocturne des jeux séculaires, à moins qu'ils n'y fussent accompagnés d'un parent avancé en âge. Il ordonna que, deux fois l'an, on couvrît des fleurs du printemps et de l'été les lares des carrefours. (7) Il décerna les plus brillants honneurs, après ceux des dieux immortels, à la mémoire des généraux qui avaient porté l'empire romain, si faible d'abord, au plus haut degré de puissance. (8) Il restaura tous les monuments qu'ils avaient élevés, en y laissant les anciennes inscriptions, et rangea leurs statues triomphales sous les deux portiques du Forum qu'il avait construits. Il déclara dans un édit qu'il voulait que, de son vivant, lui et ses successeurs fussent jugés par leurs concitoyens d'après l'exemple de ces grands hommes. (9) Il fit transporter la statue de Pompée, de la salle du sénat où César avait été tué, à la basilique attenante au théâtre de ce même Pompée, et la plaça au-dessus d'une arcade de marbre. [2,32] XXXII. Il corrige un grand nombre d'abus (1) Il corrigea plusieurs abus déplorables qu'entretenaient, pour la perte de l'État, les habitudes et la licence des guerres civiles, et que la paix même n'avait pu détruire. (2) Un grand nombre de brigands portaient publiquement des armes, sous prétexte de pourvoir à leur propre sûreté. Ils enlevaient les voyageurs dans les campagnes, sans distinction d'hommes libres ou d'esclaves, et les enfermaient dans les ateliers des possesseurs de terres. Sous le titre d'association nouvelle, il se formait des troupes de malfaiteurs qui ne reculaient devant aucun crime. (4) Auguste contint les brigands en disposant des postes dans des lieux favorables. Il passa en revue les ateliers d'esclaves, et cassa toute association, excepté celles qui étaient anciennes et légitimes. (5) Il brûla les registres où étaient inscrits les anciens débiteurs du fisc, comme la plus ample matière à chicane. Il adjugea aux particuliers les lieux publics de Rome sur lesquels on était en contestation avec eux. Quant aux accusés dont l'affaire était ancienne, et dont le deuil ne pouvait servir qu'à réjouir leurs ennemis, il effaça leurs noms, imposant à quiconque voudrait les poursuivre la chance d'une peine égale à celle qui menaçait le coupable. (5) Afin qu'à l'avenir aucun méfait ne restât impuni, et qu'aucune affaire ne traînât en longueur, il rendit aux négociations et au travail plus de trente jours qui étaient occupés par des jeux honoraires. (6) Aux trois décuries des juges il en ajouta une quatrième, choisie parmi les citoyens qui payaient un cens inférieur: on l'appela celle des ducenarii, qui devait juger les procès de moindre importance. (7) Il choisit les juges à l'âge de trente ans, c'est-à-dire cinq ans plus tôt qu'on n'avait coutume de le faire; (8) et, comme la plupart des citoyens refusaient de remplir cette charge, il accorda, quoique avec peine, à chaque décurie un an de vacation, et leur permit de surseoir aux affaires pendant les mois de novembre et de décembre. [2,33] XXXIII. Son assiduité à rendre la justice, et sa modération comme juge (1) Pour lui, il était fort assidu à rendre la justice, et quelquefois jusqu'à la nuit. Quand sa santé était mauvaise, on plaçait une litière devant son tribunal, ou bien il jugeait couché dans son palais. (2) Il mettait en même temps le plus grand soin au jugement des causes, et y apportait la plus grande douceur. Pour épargner à un homme manifestement coupable de parricide le supplice du sac de cuir dans lequel on ne faisait coudre que ceux qui avouaient leur crime, il posa, dit-on, la question en ces termes : "Bien certainement tu n'as pas tué ton père!" Dans une accusation de faux testament, qui, selon la loi Cornelia, devait frapper tous ceux qui l'avaient signé, il ne se borna point à donner aux magistrats chargés de cette cause deux bulletins, l'un pour condamner, l'autre pour absoudre; il en ajouta un troisième qui pardonnait à ceux dont la signature avait été obtenue par fraude, ou qui étaient dans l'erreur. (3) Il déférait tous les ans les appels des plaideurs de la ville au préfet de Rome, et ceux des provinces aux personnages consulaires qui en avaient le département. [2,34] XXXIV. Il révise toutes les lois. Ses vaines mesures contre le célibat (1) Il fit une révision des lois, et en rétablit quelques-unes dans leur entier, telle que la loi somptuaire, la loi sur les adultères, et la loi sur les débauches honteuses; enfin la loi sur la brigue, et la loi sur les mariages des sénateurs et des chevaliers. (2) Comme il avait mis plus de sévérité dans cette dernière que dans toutes les autres, il y trouva tant d'opposition qu'il ne put la faire passer, à moins de supprimer ou d'adoucir une partie des peines, en statuant un délai de trois ans et en augmentant les récompenses. (3) Malgré ces changements, l'ordre des chevaliers demanda obstinément, en plein spectacle, l'abolition de cette loi. Auguste alors fit venir les enfants de Germanicus, prit les uns dans ses bras, mit les autres dans ceux de leur père, et, les montrant au public, il fit signe, du geste et du regard , qu'il ne fallait pas craindre de suivre l'exemple de son petit-fils. (4) S'apercevant ensuite qu'on éludait l'esprit de sa loi en prenant des fiancées trop jeunes ou en changeant fréquemment de femmes, il restreignit la durée des fiançailles et mit un frein à la trop grande liberté des divorces. [2,35] XXXV. Il réforme le sénat. Ses précautions contre les sénateurs. Ses rapports avec eux (1) Le sénat, compagnie dégradée et confuse, comptait plus de mille membres, et quelques-uns étaient indignes de ce rang où les avaient placés, après la mort de Jules César, la faveur et l'argent : on les appelait "sénateurs [d'outre-tombe] d'enfer". Auguste, au moyen de deux élections, ramena ce corps à son ancien nombre, et lui rendit son ancien éclat. La première fut abandonnée au choix des sénateurs: l'homme choisissait l'homme. La seconde fut faite par lui-même et par Agrippa. On dit qu'en présidant à cette opération, il portait sous ses vêtements une cuirasse et une épée, et que dix de ses amis les plus robustes, appartenant à l'ordre du sénat, entouraient son siège. (2) Crémutius Cordus rapporte que, dans ce temps, Auguste n'admettait devant lui aucun sénateur que seul, et après l'avoir fait visiter. (3) Il engagea quelques-uns d'entre eux à se retirer modestement, et leur conserva les honneurs de leur place à l'orchestre et dans les festins publics. (4) Afin que les sénateurs, nouvellement élus et approuvés, remplissent leurs fonctions avec plus de scrupule et moins de peine, il ordonna qu'avant de s'asseoir, chacun offrirait du vin et de l'encens devant l'autel du dieu dans le temple duquel on se rassemblerait; que le sénat n'aurait pas plus de deux assemblées réglées par mois, aux calendes et aux ides; et que, dans les mois de septembre et d'octobre, personne ne serait tenu au service, excepté ceux que le sort aurait désignés comme formant le nombre nécessaire pour rendre des décrets. Enfin il créa pour lui un conseil que le sort lui désignait à chaque semestre, afin de préparer avec lui les affaires qui devaient être portées devant le sénat assemblé. (5) Dans les affaires importantes, il ne suivait, pour aller aux voix, ni le rang ni l'usage; il interrogeait à son gré, afin que chacun s'appliquât à donner son opinion, plutôt qu'à approuver celle d'autrui. [2,36] XXXVl. Nouveaux règlements dont il est l'auteur Il fut encore l'auteur d'autres dispositions. Il défendit de publier les actes du sénat, d'envoyer les magistrats dans les provinces immédiatement après qu'ils se seraient démis de leur charge. Il établit une indemnité pécuniaire pour les proconsuls, afin qu'ils pussent solder le prix des mulets et des tentes, qu'auparavant on fournissait par voie d'adjudication. Il fit passer l'administration du fisc des questeurs de la ville aux préteurs ou à ceux qui l'avaient été. Les juges nommés centumvirs, qui étaient ordinairement rassemblés par des questeurs honoraires, le furent désormais par des décemvirs. [2,37] XXXVII. Il crée de nouveaux offices (1) Pour appeler un plus grand nombre de citoyens à l'administration de l'État, il imagina de nouvelles fonctions: la surintendance des travaux publics, des chemins, des eaux, du lit du Tibre, des grains à distribuer au peuple, la préfecture de Rome, le triumvirat pour le personnel du sénat, et un autre pour passer en revue les chevaliers, quand il en serait besoin. (2) Il créa des censeurs que, pendant un long espace de temps, on avait cessé de nommer, et augmenta le nombre des préteurs. (3) Il voulut aussi avoir deux collègues au lieu d'un, chaque fois que le consulat lui serait conféré. Mais il ne l'obtint pas, tout le monde se récriant que c'était déjà une assez forte atteinte à sa dignité personnelle, que de partager avec un autre un honneur qu'il pouvait garder pour lui seul. [2,38] XXXVIII. Il avance les fils des sénateurs. Il rétablit l'usage des revues des chevaliers (1) Il ne fut pas plus avare de récompenses pour le mérite militaire. Il fit accorder le triomphe à plus de trente généraux, et les ornements du triomphe à un plus grand nombre encore. (2) Pour accoutumer de bonne heure les fils des sénateurs aux affaires publiques, il leur permit de prendre le laticlave en même temps que la robe virile, et d'assister au sénat. A peine commençaient-ils à servir, il les faisait tribuns de légion ou même commandants de cavalerie; et, pour que personne ne restât étranger à la vie des camps, il mettait quelquefois deux chefs à la tête de chaque escadron. (3) Il passa souvent en revue les chevaliers, et rétablit leur marche solennelle au Capitole, qui était tombée en désuétude depuis longtemps; mais il ne souffrit pas que, pendant cette marche, un accusateur pût, comme autrefois, faire descendre un chevalier de son cheval. Il permit à ceux qui étaient vieux ou mutilés d'envoyer leur cheval à leur rang, et de venir répondre à pied, si on les citait. Bientôt aussi ceux qui avaient plus de trente-cinq ans obtinrent la faveur de vendre leur cheval, s'ils ne voulaient pas le garder. [2,39] XXXIX. Il fait rendre aux chevaliers un compte rigoureux de leur conduite Le sénat lui ayant accordé dix collaborateurs, il exigea que les chevaliers rendissent compte de leur conduite. Il châtiait ou flétrissait ceux qu'il trouvait en faute; il en réprimandait plusieurs autres de diverses manières. Le genre de réprimande le plus doux était de leur remettre des tablettes qu'ils lisaient tout bas et sur-le-champ. Il nota aussi d'infamie quelques chevaliers pour avoir emprunté l'argent à de légers intérêts, et l'avoir replacé à de grosses usures. [2,40] XL. Ses règlements en faveur de l'ordre équestre. Ses distributions de blé au peuple. Sa conduite à l'égard des comices. Il restreint la faculté des affranchissements et le droit de cité. Il rétablit le costume romain (1) S'il manquait de candidats sénateurs pour l'élection des tribuns, il les choisissait parmi les chevaliers, et il leur était loisible, après l'expiration de leur charge, de rester dans l'ordre qu'ils préféraient. (2) Comme la plupart des chevaliers, ruinés par la guerre civile, n'osaient, dans les jeux publics, se placer sur les bancs qui leur étaient réservés, de peur d'encourir la peine établie pour ce fait, il déclara que cette peine n'atteindrait point ceux qui n'avaient jamais possédé la fortune équestre ni par eux-mêmes ni par leurs parents. (3) Il ordonna le recensement du peuple par quartiers; et, pour que les plébéiens ne fussent pas trop souvent détournés de leurs affaires par les distributions de grains, il fit délivrer des bons sur lesquels on en recevait trois fois l'an pour quatre mois. Mais, voyant que le peuple regrettait l'ancien usage, il permit que les distributions eussent lieu de nouveau pour chaque mois. (4) Il rétablit aussi les anciennes règles des comices, et réprima la brigue par divers châtiments. Le jour des élections, il distribuait aux tribus Fabia et Scaptia, dont il était membre, mille sesterces par tète, afin qu'elles n'eussent rien à demander à aucun candidat. (5) Persuadé qu'il était important de conserver le peuple romain pur de tout mélange de sang étranger ou servile, il fut très avare du droit de cité, et restreignit les affranchissements. (6) Il écrivit à Tibère, qui le priait d'admettre un Grec son client au nombre des citoyens, qu'il n'y consentirait que lorsque Tibère l'aurait convaincu de vive voix que sa demande était fondée sur des motifs légitimes. Livie sollicitait la même faveur pour un Gaulois tributaire. Il la refusa; mais il lui accorda l'exemption de tribut, aimant mieux, disait-il, ôter quelque chose au trésor public, que de voir profaner la dignité de citoyen romain. (7) Non content d'avoir, à force d'obstacles, détourné les esclaves de l'affranchissement, et, par des difficultés plus grandes encore, de l'entière liberté, il détermina soigneusement le nombre, les conditions et les différences de leur affranchissement; il stipula encore qu'aucun genre de liberté ne pourrait conférer le droit de citoyen à celui qui aurait été enchaîné ou soumis à la torture. (8) Il s'attacha aussi à ramener l'ancien costume des Romains. Un jour dans une assemblée du peuple, voyant une immense multitude de manteaux noirs, il s'écria, plein d'indignation: "Voilà donc les Romains, peuple-roi, revêtu de la toge!". Puis il chargea les édiles de veiller à ce qu'à l'avenir nul citoyen ne parût dans le forum ou dans le cirque, sans avoir déposé le marteau qui couvrait sa toge. [2,41] XLI. Ses libéralités (1) Il profita de toutes les occasions pour témoigner sa libéralité envers les différents ordres de l'État. (2) Le trésor royal d'Alexandrie qu'il fit transporter à Rome rendit les emprunts si faciles que les intérêts diminuèrent, et que le prix des terres s'en accrut beaucoup. Depuis ce moment, toutes les fois que l'argent surabondait par suite des confiscations, il prêtait gratuitement, et pour un certain temps, à ceux qui pouvaient fournir double garantie. (3) Il éleva le cens exigé pour les sénateurs, et le porta à douze cent mille sesterces, au lieu de huit cent mille. Il le compléta pour ceux qui ne le possédaient pas. (4) Il fit de fréquentes donations au peuple, tantôt de quatre cents sesterces par tête, tantôt de trois cents, quelquefois de deux cents, ou seulement de cinquante. Il n'oublia pas même les plus jeunes enfants, quoique, jusque-là, on eût coutume de ne comprendre dans ces libéralités que ceux qui étaient âgés de plus de onze ans. (5) Dans les disettes, on le vit aussi donner des rations de grains, soit pour un prix fort modique, soit pour rien, et doubler les distributions d'argent. [2,42] XLII. Sa fermeté vis-à-vis du peuple. Sa conduite pendant une disette. Il projette d'abolir les distributions de blé, et renonce à cette mesure (1) Ce qui prouve qu'Auguste cherchait à rendre service, et non à flatter, c'est que, lorsque le peuple se plaignit de la rareté et de la cherté du vin, il le réprimanda sur un ton très sévère, et lui dit qu'en établissant plusieurs cours d'eau, Agrippa son gendre avait suffisamment pourvu à ce que personne n'eût soif. (2) Un jour la multitude réclamait une distribution d'argent qu'il avait promise: il répondit qu'il tiendrait sa parole, mais, comme elle sollicitait une autre fois ce qu'il n'avait point promis, le prince lui reprocha dans un édit son infamie et son impudence, et assura qu'il ne donnerait rien, quoiqu'il eût l'intention de donner. (3) Il ne montra pas moins de grandeur et de fermeté, lorsque, après avoir annoncé une gratification, il s'aperçut que beaucoup d'affranchis et d'intrus s'étaient glissés parmi les citoyens. Il refusa d'y faire participer ceux auxquels il n'avait rien promis; et, pour que la somme destinée à cet usage pût y suffire, il donna aux autres moins qu'il n'avait dit. (4) Pendant une grande stérilité à laquelle il était difficile de remédier, il chassa de Rome les troupes d'esclaves à vendre, les gladiateurs et tous les étrangers, à l'exception des médecins et des professeurs; il expulsa même une partie des autres esclaves. Il nous apprend à ce sujet que, lorsque l'abondance fut revenue, il conçut le projet d'abolir à jamais les distributions de grains, parce que, se reposant sur elles, on négligeait la culture des terres; mais qu'il abandonna ce dessein, parce qu'il était persuadé qu'on pourrait un jour rétablir ces libéralités, comme moyen de séduction. (5) Depuis lors il s'arrangea de manière à ménager autant les intérêts des cultivateurs et des commerçants que ceux du peuple. [2,43] XLIII. Ses spectacles (1) Auguste surpassa tous ses prédécesseurs par le nombre, la variété et la magnificence des spectacles. Il rapporte qu'il célébra quatre fois des jeux en son propre nom, et vingt-trois fois pour des magistrats absents, ou qui ne pouvaient en payer les frais. (2) Quelquefois il divisait les spectacles par quartiers, et en plusieurs troupes d'acteurs de toutes les langues, non seulement dans le Forum ou dans l'amphithéâtre, mais encore dans le cirque et dans l'enceinte des comices. Quelquefois aussi, outre les chasses, il fit combattre des athlètes dans le champ de Mars, qu'il avait entouré de sièges de bois. Il donna également un combat naval dans un bassin creusé auprès du Tibre, à l'endroit où s'élève aujourd'hui le bois sacré des Césars. (3) Il disposait pendant ces fêtes des gardes dans Rome, de peur que les brigands ne profitassent de l'occasion pour surprendre le petit nombre d'habitants qui y restaient. (4) Il fit paraître dans le cirque des conducteurs de chars, des coureurs, des combattants pour attaquer les bêtes; et il les choisissait quelquefois parmi les jeunes gens de la plus haute noblesse. (5) Il aimait à voir célébrer fréquemment les jeux troyens par une élite d'enfants de différents âges, croyant qu'il était beau et digne des anciennes moeurs, de signaler de bonne heure les goûts des plus illustres races. (6) Nonius Asprenas ayant été blessé d'une chute dans un de ces jeux, Auguste lui offrit un collier d'or, et lui permit, ainsi qu'à ses descendants, de porter le nom de Torquatus. (7) Cependant il mit bientôt fin à ces exercices, sur les plaintes vives et amères que fit entendre contre lui dans le sénat l'orateur Asinius Pollion, dont le neveu Aeserninus s'était cassé la jambe. (8) Il ne cessa d'employer des chevaliers romains dans les jeux scéniques, et dans les combats de gladiateurs, que lorsqu'un sénatus-consulte les eut interdits. (9) À partir de ce moment, il n'y produisit aucun homme bien né, si l'on excepte le jeune Lucius, et encore ne fut-ce que pour le montrer, parce qu'il n'avait pas deux pieds de haut, ne pesait que dix-sept livres, et avait une voix très étendue. (10) Un jour de spectacle, il fit traverser l'arène aux otages des Parthes, les premiers qu'on eût encore vus, et les plaça au-dessus de lui sur le second banc. (11) Lors même que ce n'était pas jour de représentation, s'il arrivait quelque chose d'extraordinaire et qui intéressât la curiosité, il l'exposait aux regards du public, en quelque endroit que ce fût. C'est ainsi qu'il montra un rhinocéros au champ de Mars, un tigre au théâtre, et un serpent de cinquante coudées devant le comitium. (12) Surpris par une indisposition, un jour qu'on célébrait des jeux dans le cirque pour l'accomplissement d'un voeu, il guida de sa litière la marche des chars sacrés. Une autre fois, pendant une représentation qui avait lieu pour la dédicace du théâtre de Marcellus, les liens de sa chaise curule s'étant rompus, il tomba à la renverse. (13) Dans un spectacle donné par ses petits-fils, ne pouvant ni retenir ni rassurer le peuple qui craignait que l'amphithéâtre ne s'écroulât, il quitta sa place et alla s'asseoir dans l'endroit qui menaçait le plus. [2,44] XLIV. Ordre qu'il introduit parmi les spectateurs (1) Il remédia à la confusion et au désordre extrêmes qui régnaient dans les spectacles. La célébration des jeux à Pouzzoles avait attiré un concours immense. Indigné de ce que personne n'eût fait place à un sénateur qui s'y était présenté, (2) il ordonna par un sénatus-consulte que, dans toutes les représentations publiques, les premières places seraient réservées aux sénateurs. Il défendit aux députés des nations libres et alliées de s'asseoir à l'orchestre, parce qu'il avait remarqué que plusieurs d'entre eux étaient de race d'affranchis. (3) Il sépara du peuple le soldat. Il assigna des sièges particuliers aux hommes mariés, donna des gradins spéciaux à ceux qui portaient encore la robe prétexte, et plaça leurs précepteurs sur des bancs auprès d'eux. Il interdit aux gens vêtus de noir le centre de la salle. (4) Les femmes, jadis confondues avec les hommes, ne purent pas même assister aux combats de gladiateurs, à moins qu'elles n'occupassent un lieu élevé et qu'elles ne soient seules. Il marqua pour les Vestales une place séparée auprès du tribunal du préteur. (5) Enfin il éloigna avec tant de rigueur toutes les femmes des spectacles d'athlètes, qu'aux jeux pontificaux, il remit au lendemain matin un pugilat qu'on lui demandait, et déclara hautement qu'il ne trouverait pas bon que les femmes vinssent au théâtre avant la cinquième heure. [2,45] XLV. Sa conduite pendant les spectacles. Son goût pour le pugilat. Sa sévérité envers les acteurs (1) Pour lui, il avait coutume de regarder les jeux du cirque de l'un des cabinets de ses amis ou de ses affranchis, quelquefois du haut d'un lit sacré, avec sa femme et ses enfants. (2) Quand il quittait le spectacle pendant plusieurs heures, ou s'en tenait quelquefois éloigné des jours entiers, ce n'était qu'après s'en être excusé et avoir désigné quelqu'un pour présider à sa place. (3) Mais, lorsqu'il y assistait, il ne faisait pas autre chose, soit pour éviter les murmures, parce qu'il se rappelait qu'on avait blâmé César, son père, de ce qu'il lisait des lettres, et y répondait pendant le spectacle; soit qu'il fût captivé par le plaisir; car il ne dissimula jamais le vif intérêt qu'il prenait aux jeux, et plus d'une fois il l'avoua avec franchise. (4) Aussi le vit-on fréquemment donner, de ses deniers, des couronnes et d'autres récompenses d'un grand prix pour des exercices et des jeux qui lui étaient étrangers. Jamais il n'assista aux luttes grecques, sans rétribuer chacun des concurrents selon son mérite. (5) Il aimait passionnément ceux qui se vouaient au pugilat, surtout les Latins, et non seulement ceux qui en faisaient leur profession, et qu'il avait coutume de faire battre avec les Grecs, mais encore les premiers venus, ceux qui luttaient ensemble, sans aucun art, dans les rues et dans les carrefours. (6) Tous ceux qui travaillaient aux spectacles publics lui paraissaient dignes de sa sollicitude. Il maintint les privilèges des athlètes, et les augmenta. Il défendit de faire combattre des gladiateurs à outrance. Il restreignit aux jeux et à la scène l'ancienne loi qui accordait aux magistrats le droit de punir les comédiens en tout temps et en tout lieu, il n'en régla pas moins avec une extrême sévérité, les combats des athlètes et des gladiateurs. (7) Il réprima avec tant de rigueur la licence des histrions, qu'il fit battre de verges sur trois théâtres, Stéphanion, et l'exila ensuite, parce qu'il avait appris que cet acteur se faisait servir par une matrone, vêtue en jeune garçon, et rasée autour de la tête, comme un esclave. Sur la plainte du préteur, il fit fouetter publiquement, à l'entrée de son palais, le pantomime Hylas. Enfin il chassa de Rome et d'Italie Pylade, pour avoir montré du doigt et fait connaître à tout le monde un spectateur qui le sifflait. [2,46] XLVI. Ses colonies. Ses innovations en faveur de l'Italie. Il encourage l'honneur et la propagation (1) Tout étant ainsi réglé dans Rome, il peupla l'Italie de vingt-huit colonies, et en augmenta les revenus et les travaux. Il la rendit même, en quelque sorte, la rivale de Rome pour les droits et la dignité. En effet, il imagina un genre de suffrages au moyen duquel les décurions des colonies pouvaient chacun voter pour l'élection des magistrats de Rome, en y envoyant, le jour des comices, leurs bulletins cachetés. (2) Afin d'encourager la population dans les familles honnêtes de ces colonies, il admettait au service de la cavalerie ceux dont la demande était appuyée d'une recommandation de leur cité; et, quand il faisait la revue d'une section, il distribuait mille sesterces par tête à ceux qui lui prouvaient la légitimité de leurs garçons et de leurs filles. [2,47] XLVII. Il administre une partie des provinces romaines. Sa conduite envers quelques villes. Ses voyages dans tout l'empire (1) Il se chargea du gouvernement des provinces les plus considérables, qu'il n'était ni aisé ni sûr de confier à des magistrats annuels, et laissa les proconsuls se partager les autres par la voie du sort. Néanmoins il fit parfois des échanges, et souvent il visita la plupart de ces provinces de l'une et l'autre espèce. (2) Il ôta la liberté à plusieurs villes alliées qui en abusaient pour leur perte; il en soulagea d'autres qui étaient obérées, et rebâtit celles qui avaient été renversées par des tremblements de terre. Il conféra le droit des Latins ou le droit de cité à celles qui faisaient valoir des services rendus au peuple romain. (3) Il visita toutes les provinces, excepté peut-être l'Espagne et l'Afrique. Il se préparait à y passer après la défaite du jeune Pompée en Sicile; mais il en fut empêché par de violentes et continuelles tempêtes. Plus tard, l'occasion ou le motif lui manqua. [2,48] XLVIII. Sa politique à l'égard des rois alliés de Rome (1) À peu d'exceptions près, il rendit les états conquis à leurs possesseurs, ou les donna à des étrangers. (2) Il unit entre eux par les liens du sang les rois alliés. Il se montra toujours l'ardent protecteur et le négociateur de toutes les unions et de toutes les amitiés. Dans sa sollicitude, il les regardait comme des membres de l'empire. Il avait coutume aussi de donner des tuteurs aux mineurs et aux aliénés, jusqu'à leur majorité ou à leur guérison. Il éleva et instruisit avec les siens les enfants d'un grand nombre de ces rois. [2,49] XLIX. Ses règlements concernant l'armée. Institution des courriers (1) Il distribua par départements les légions et les troupes auxiliaires. Il établit une flotte à Misène, et une autre à Ravenne, pour protéger les deux mers. Il choisit un certain nombre de troupes pour sa garde et pour celle de la ville, et licencia le corps des Calagurritains qu'il avait conservé jusqu'à la défaite d'Antoine, et celui des Germains qui avait fait partie de sa garde jusqu'au désastre de Varus. (2) Cependant il ne souffrit jamais qu'il y eût dans Rome plus de trois cohortes; encore n'y campaient-elles pas. Il mettait habituellement les autres en quartiers d'hiver ou d'été près des villes voisines. (4) Il régla la paie et les récompenses des gens de guerre, d'après les grades et le temps du service. Il détermina les retraites attachées aux congés, afin qu'après les avoir obtenues, le besoin ne devînt pas pour les vieux soldats une occasion de troubles. (5) Pour qu'il lui fût facile de fournir aux frais d'entretien et de pension du soldat, il créa une caisse militaire avec des revenus nouveaux. (6) Il disposa sur les routes stratégiques, à de courtes distances, d'abord des jeunes gens, puis des voitures, afin d'avoir des nouvelles plus promptes des provinces, et de pouvoir plus aisément aussi interroger les courriers qui lui étaient dépêchés d'un lieu quelconque, quand les circonstances l'exigeaient. [2,50] L. Ses cachets Le cachet qu'il apposait aux actes publics, aux requêtes et aux lettres, fut d'abord un sphinx, ensuite l'image du grand Alexandre, et enfin son portrait gravé par Dioscoride. Ce dernier cachet fut celui dont les princes ses successeurs continuèrent à faire usage. Dans toutes ses lettres il marquait à quelle heure du jour ou de la nuit elles avaient été écrites. [2,51] LI. Sa clémence et sa douceur (1) Il donna beaucoup de preuves signalées de clémence et de douceur. (2) Sans parler d'une foule d'ennemis auxquels il pardonna, et qu'il laissa même occuper les premiers rangs, je citerai Junius Novatus et Cassius de Padoue, tous deux plébéiens. Le premier avait publié contre lui une lettre virulente sous le nom du jeune Agrippa; le second avait hautement déclaré, au milieu d'un festin, qu'il ne manquait ni de courage ni de bonne volonté pour tuer Auguste. L'empereur se contenta de punir l'un d'une amende, et de prononcer contre l'autre un léger exil. (3) Dans un procès criminel, entre autres griefs, on reprochait à Aemilius Aelianus de Cordoue de mal penser de l'empereur. Auguste se tournant vers l'accusateur d'un air ému: "Prouvez-moi cela, s'écria-t-il. J'apprendrai à Aelianus que j'ai aussi une langue, et j'en dirai bien plus encore sur son compte." Dès ce moment il ne s'en occupa plus. (4) Tibère, dans une lettre, se plaignait avec véhémence de ce même genre de crime. "En cela, mon cher Tibère, lui répondit Auguste, n'écoutez point la chaleur de votre âge, et ne vous fâchez pas trop du mal qu'on dit de moi. C'est assez qu'on ne puisse pas nous en faire." [2,52] LII. Sa modération (1) Quoiqu'il sût que l'on décernait des temples même aux proconsuls, il n'en accepta dans aucune Province, à moins que ce ne fût à la fois au nom de Rome et au sien. À Rome il refusa constamment cet honneur. Il fit fondre toutes les statues d'argent qu'on lui avait autrefois érigées, et leur prix fut consacré à des trépieds d'or pour le temple d'Apollon Palatin. (2) Le peuple lui ayant offert la dictature avec beaucoup d'instances, il la refusa, en fléchissant le genou, en abaissant sa toge, et en se découvrant la poitrine. [2,53] LIII. Sa modestie. Son affabilité. Ses relations d'amitié avec un grand nombre de citoyens (1) Il eut toujours horreur du nom de "maître" qu'il regardait comme une injure et un opprobre. (2) Un jour qu'il assistait aux jeux, l'acteur ayant dit: "Ô maître juste et bon!", tous les spectateurs applaudirent en lui appliquant ce passage. Mais il réprima de la main et du regard ces indécentes adulations, et le lendemain il les blâma très sévèrement dans un édit. Il ne souffrit pas même que ses enfants et ses petits-fils lui donnassent ce titre, ni sérieusement, ni par forme de plaisanterie, et à leur interdit ce genre de courtoisie entre eux. (3) Soit qu'il entrât à Rome ou dans toute autre ville, soit qu'il en sortît, il avait soin que ce fût le soir ou la nuit, de peur de causer du dérangement par les honneurs qu'on lui rendait. (4) Quand il était consul, il allait presque toujours à pied; et, en d'autre temps, il se faisait porter en litière découverte. (5) Les jours de réception, il admettait aussi les gens du peuple, et recevait leurs demandes avec tant de grâce, qu'il reprocha plaisamment à quelqu'un de lui présenter un placet avec autant de timidité que s'il offrait une pièce de monnaie à un éléphant. (6) Les jours d'assemblée du sénat, il ne saluait les sénateurs que dans la salle où ils se réunissaient, et, quand ils étaient assis, en les désignant, chacun par son nom, sans qu'il eût besoin de personne pour le lui rappeler. En se retirant, il prenait congé d'eux de la même manière. (7) Il entretenait avec beaucoup de citoyens un commerce de devoirs réciproques, et ne cessa d'assister à leurs fêtes de famille que dans sa vieillesse, et après avoir été incommodé par la foule dans une cérémonie de fiançailles. (8) Le sénateur Gallus Terrinius, qui ne vivait pas dans son intimité, vint à perdre subitement la vue. Dans son désespoir, il voulait se laisser mourir de faim. Auguste alla le voir, le consola et le rappela à la vie. [2,54] LIV. Espèce de liberté dont il laisse jouir les sénateurs (1) Un jour qu'il parlait dans le sénat, quelqu'un lui dit: "Je ne comprends pas;" et un autre: "Je vous contredirais, si j'avais la parole." Lorsque le dépit que lui causaient des discussions violentes le faisait sortir de la salle, on lui criait "qu'il devait être permis à des sénateurs de parler des affaires publiques." (2) Lors de la nomination des sénateurs, Antistius Labeo avait choisi le triumvir Lépide, autrefois l'ennemi d'Auguste, et alors exilé. Le prince lui demanda s'il n'en connaissait pas de plus digne. Labeo répondit que "chacun avait son avis," et aucun d'eux n'eut à se repentir ou de sa franchise ou de son audace. [2,55] LV. Sa conduite à l'égard des auteurs de libelles Il ne craignit point les libelles diffamatoires répandus contre lui dans le sénat, et ne prit pas grand soin de les réfuter. Il n'en chercha pas même les auteurs; il ordonna seulement qu'à l'avenir on poursuivît ceux qui, sous un nom emprunté, publieraient des vers ou des pamphlets attentatoires à la réputation d'autrui. [2,56] LVI. Il se soumet, en quelques circonstances, aux lois de l'égalité. Sa conduite envers ses amis et ses clients (1) En butte à des plaisanteries insolentes ou haineuses, il y répondit par un édit. Cependant il ne permit pas qu'aucun sénatus-consulte restreignît l'indépendance des testaments. (2) Toutes les fois qu'il assistait aux comices pour la création des magistrats, il parcourait les tribus avec ses candidats en faisant les supplications d'usage. Lui-même il votait dans les tribus, comme un simple citoyen. (3) Témoin dans les affaires judiciaires, il souffrait avec une patience extrême qu'on l'interrogeât ou qu'on le réfutât. Il construisit le Forum plus étroit qu'il ne l'aurait voulu, n'ayant pas osé dépouiller les possesseurs des maisons voisines. (4) Jamais il ne recommanda ses fils au peuple romain sans ajouter: "S'ils le méritent". Il se plaignit vivement de ce qu'au théâtre, le public se fût levé pour eux en les applaudissant, tandis qu'ils portaient encore la robe prétexte. (5) Il voulut bien que ses amis fussent grands et puissants dans l'État, mais sans avoir plus d'indépendance légale que les autres citoyens. (6) Asprenas Nonius, lié étroitement avec lui, avait à se défendre d'une accusation d'empoisonnement portée par Cassius Severus. Auguste consulta le sénat sur ce qu'il avait à faire. Il craignait, s'il gagnait sa cause, d'arracher le coupable à la vindicte des lois; et, d'un autre côté, s'il ne l'assistait, de passer pour abandonner son ami, et le condamner d'avance. Du consentement de tous, il alla s'asseoir pendant quelques heures sur les bancs, mais sans prononcer un mot, sans même se servir du moyen des louanges judiciaires. (7) Il assista toujours ses clients, et notamment un certain Scutarius, l'un de ses anciens soldats, qui était poursuivi pour injures. Le seul accusé qu'il ait jamais sauvé, ce fut Castricius qui lui avait découvert la conjuration de Muréna; encore n'employa-t-il que la prière pour désarmer l'accusateur en présence des juges. [2,57] LVII. Témoignages de l'affection qu'il inspire à tous les ordres (1) Avec cette conduite, il est facile d'imaginer combien il se fit aimer. (2) Je ne parlerai pas des décrets du sénat, qu'on peut attribuer à la nécessité ou au respect; mais les chevaliers romains, de leur propre mouvement et d'un concert unanime, ne manquèrent jamais de célébrer pendant deux jours l'anniversaire de sa naissance. (3) Chaque année, tous les ordres de l'État jetaient dans le gouffre de Curtius des pièces d'argent pour son salut. Aux calendes de janvier, lors même qu'il était absent, on lui portait des étrennes au Capitole. De cet argent il achetait les plus belles statues des dieux, et les faisait élever dans les divers quartiers de Rome, comme l'Apollon des Sandales, le Jupiter Tragédien et quelques autres. (4) Quand sa maison du mont Palatin fut brûlée, les vétérans, les décuries, les tribus, et les particuliers de toutes les classes se mirent volontairement à contribution, chacun selon ses moyens. Mais Auguste ne fit qu'effleurer les monceaux d'argent qu'on lui apportait, et n'accepta rien de personne au delà d'un denier. (5) À son retour d'une province, non seulement on lui souhaitait mille prospérités, mais on chantait des hymnes en son honneur; et, toutes les fois qu'il entrait à Rome, on avait soin de ne point exécuter de jugements criminels. [2,58] LVIII. Il reçoit le titre de Père de la patrie (1) Le surnom de Père de la patrie lui fut donné d'un consentement soudain et universel. Les plébéiens lui envoyèrent à ce sujet une députation à Antium. Malgré son refus, une foule nombreuse et couronnée de lauriers lui offrit encore cette distinction à Rome, au moment où il entrait au spectacle; et le sénat la confirma bientôt, non par un décret ni par acclamation, mais par l'organe de Valérius Messala, (2) qui, portant la parole pour tous, lui dit: "César Auguste, en te souhaitant à toi et à ta maison ce qui peut tourner à ton bonheur et à son avantage, nous confondons ensemble l'éternelle félicité de la république et la prospérité de ta famille. Le sénat, d'accord avec le peuple romain, te salue Père de la patrie." (3) Auguste, les larmes aux yeux, répondit en ces termes que j'ai conservés ainsi que ceux de Messala: "Sénateurs, mes voeux sont accomplis. Que pourrai-je encore demander aux dieux immortels, sinon qu'ils vous maintiennent dans de tels sentiments pour moi jusqu'à la fin de ma vie?" [2,59] LIX. Autres témoignages de cette affection (1) Le peuple éleva à frais communs une statue, près de celle d'Esculape, à son médecin Antonius Musa, qui l'avait guéri d'une maladie dangereuse. (2) Quelques pères de famille, dans leur testament, enjoignirent à leurs héritiers de conduire des victimes au Capitole, en les faisant précéder du glorieux surnom, et d'accomplir un sacrifice en actions de grâces de ce qu'ils avaient laissé Auguste leur survivre. (3) Des villes d'Italie datèrent le commencement de l'année du jour où il les visita pour la première fois. La plupart des provinces, outre les temples et les autels qu'elles lui érigèrent, établirent aussi des jeux quinquennaux dans presque toutes les villes. [2,60] LX. Respect des rois pour sa personne Les rois amis et alliés bâtirent, chacun dans son royaume, des villes appelées Césarée, et tous ensemble résolurent de faire achever à leurs frais le temple de Jupiter Olympien, anciennement commencé à Athènes, de le consacrer au Génie d'Auguste. Souvent ils quittaient leurs États, et venaient lui rendre des devoirs journaliers, non seulement à Rome, mais encore dans ses voyages en province, sans leurs insignes, et vêtus simplement d'une toge, comme s'ils eussent été ses clients. [2,61] LXI. Sa vie privée. Mort de sa mère et de sa soeur (1) Après avoir représenté Auguste dans l'exercice du commandement et des magistratures, et exposé la manière dont il gouvernait la république dans le monde entier, pendant la paix comme pendant la guerre, je ferai connaître son intérieur et sa vie privée, ses moeurs domestiques et sa conduite envers les siens, depuis sa jeunesse jusqu'à son dernier jour. (2) Pendant son premier consulat il perdit sa mère. Il était âgé de cinquante-quatre ans quand sa soeur Octavie mourut. Il avait eu pour l'une et l'autre les plus grands égards durant leur vie, et il leur rendit les plus grands honneurs après leur mort. [2,62] LXII.Ses mariages (1) Dans son adolescence, il avait été fiancé à la fille de P. Servilius Isauricus. Mais, après la réconciliation qui suivit ses premiers différends avec Antoine, cédant aux instances des deux partis qui voulaient une alliance entre leurs chefs, il épousa la belle-fille d'Antoine, Claudia, que Fulvie avait eue de P. Clodius, et qui était à peine nubile. Cependant s'étant brouillé avec Fulvie, il la répudia encore vierge, (2) pour épouser Scribonia, veuve de deux hommes consulaires, et qui avait des enfants du second. (3) Il s'en sépara également, dégoûté, comme il l'a écrit, de ses mauvaises moeurs. Il épousa aussitôt Livia Drusilla, qu'il enleva à son mari Tibère Néron , quoiqu'elle fût enceinte. Il eut pour elle l'amour le plus tendre et l'estime la plus constante. [2,63] LXIII. Ses enfants (1) Il avait eu de Scribonia sa fille Julie. Livie ne lui donna point de postérité, quoiqu'il le désirât vivement. L'enfant qu'elle avait conçu, fut mis au jour avant terme. (2) Auguste maria d'abord Julie à Marcellus, fils de sa soeur Octavie. qui était à peine sorti de l'enfance. Puis, quand il mourut, il la donna en mariage à M. Agrippa, en obtenant de sa soeur qu'elle lui cédât ce gendre; car alors Agrippa était uni à l'une des filles de Marcellus, et en avait des enfants. (3) Agrippa étant mort aussi, Auguste chercha longtemps, même dans l'ordre des chevaliers. Enfin il choisit Tibère, son beau-fils, qu'il contraignit de congédier son épouse alors enceinte, et qui l'avait déjà rendu père. (4) Marc Antoine a écrit que d'abord Auguste avait promis Julie à son fils Antoine, puis à Cotison, roi des Gètes, à l'époque où il demandait pour lui-même la fille de ce roi en mariage. [2,64] LXIV. Ses soins pour leur éducation (1) Agrippa et Julie lui donnèrent trois petits-fils, Caius, Lucius et Agrippa: et deux petites-filles, Julie et Agrippine. (2) Il maria Julie à L. Paulus, fils du censeur, et Agrippine à Germanicus, petit-fils de sa soeur. (3) Il adopta Caius et Lucius, après les avoir achetés de leur père Agrippa, dans sa maison, par l'or et la balance. Il les appela au gouvernement, dès leur première jeunesse, les fit désigner consuls, et présenter dans les provinces et aux armées. (4) Il éleva simplement sa fille et ses petites-filles, qu'il habitua à travailler la laine. Il voulut que leurs paroles et leurs actions fussent publiques, afin d'être dignes d'entrer dans les mémoires journaliers de la maison. Il prit tellement soin de les éloigner de tout commerce étranger, qu'un jour il écrivit à Lucius Vicinius, jeune homme d'une figure et d'un mérite distingués, qu'il s'était conduit avec peu de convenance en venant visiter sa fille à Baïes. (5) Il enseigna à son petit-fils la lecture, la cryptographie et les autres éléments, et presque toujours par lui-même, en s'appliquant surtout à leur faire imiter son écriture. À table, il les faisait toujours asseoir au bas de son lit, et, en voyage, ils précédaient toujours sa voiture ou l'accompagnaient à cheval. [2,65] LXV. Ses chagrins de famille. Les Julies. Agrippa (1) Mais la fortune vint troubler la confiance et la joie que lui inspiraient ses enfants et la bonne tenue de sa maison. (2) Il exila les deux Julies, sa fille et sa petite-fille, qui s'étaient souillées de toutes sortes d'opprobres. Caius et Lucius lui furent enlevés dans l'espace de dix-huit mois, le premier en Lycie, le second à Marseille. (3) Alors il adopta dans le Forum, en vertu de la loi curiate, Agrippa, son troisième petit-fils, et en même temps son beau-fils Tibère. Mais bientôt le caractère bas et féroce d'Agrippa le détermina à le rejeter de la famille et à le reléguer à Sorrente. (4) Plus sensible au déshonneur qu'à la perte des siens, Auguste ne fut pas entièrement abattu par la fin de Caius et de Lucius; mais il instruisit le sénat des motifs de sa conduite envers sa fille par un mémoire qu'il donna à lire au questeur en son absence. La honte le tint longtemps éloigné du commerce des hommes. Il alla jusqu'à délibérer s'il ne ferait pas tuer sa fille. (5) Ce qu'il y a de certain, c'est que, vers le même temps, une de ses complices, une affranchie, nommé Phoebé, s'étant pendue, il dit qu'il aimerait mieux être le père de Phoebé. (6) Il interdit à sa fille exilée l'usage du vin, et toutes les recherches d'une vie délicate. Il ne souffrit qu'aucun homme ou libre ou esclave, lui rendît visite sans sa permission, et par conséquent sans qu'il sût son âge, sa taille, sa couleur, tout jusqu'aux marques et aux cicatrices de son corps. (7) Il la transporta, cinq ans après, de son île sur le continent, et la traita avec plus de douceur. Mais on ne put jamais obtenir qu'il la rappelât entièrement. Comme le peuple romain redoublait d'instances pour solliciter son retour, il lui souhaita publiquement de telles filles et de telles épouses. (8) Il défendit qu'on reconnût et qu'on élevât l'enfant que sa petite-fille Julie avait mis au jour après sa condamnation. (9) Enfin il transféra dans une Île Agrippa, qui, loin de s'adoucir, devenait de jour en jour plus intraitable, et l'entoura de gardiens. Il fit même rendre un sénatus-consulte qui le confinait à perpétuité dans cet endroit. (10) Toutes les fois qu'on lui parlait de lui et de l'une des Julies, il s'écriait: "Plût au ciel que je ne fusse pas marié et que je fusse mort sans descendance", et ne les appelait jamais que ses trois plaies ou ses trois chancres. [2,66] LXVI. Ses amis. Son chagrin de la mort de Gallus. À quelles conditions il accepte des héritages (1) Il s'attachait difficilement; mais, invariable dans ses liaisons, il ne se contentait pas de récompenser le mérite et les services de ses amis, il supportait même leurs imperfections et leurs fautes légères. (2) De tous ceux qu'il aima, on ne peut guère citer que Salvidienus Rufus et Cornelius Gallus qu'il ait maltraités; le premier, qu'il avait élevé au consulat, le second à la préfecture d'Égypte, quoiqu'ils fussent tous deux de la plus basse condition. (3) Il livra Salvidienus à la justice du sénat, parce qu'il excitait des troubles; il interdit sa maison et ses provinces à Cornelius à cause de sa malveillance et de son ingratitude. (4) Toutefois, lorsque les dénonciations des accusateurs et les sénatus-consultes eurent déterminé celui-ci à se donner la mort, Auguste loua sans doute le zèle de ceux qui le vengeaient ainsi; mais il pleura, et se plaignit de son sort qui le condamnait, lui seul, à ne point mettre de bornes à sa colère envers ses amis. (5) Puissants et riches, tous les autres atteignirent le terme de leur vie, revêtus des premières dignités de leur ordre, malgré les torts qu'ils avaient eus envers lui. (6) Pour ne pas citer trop d'exemples, je rappellerai qu'il eut à se plaindre de la susceptibilité de M. Agrippa et de l'indiscrétion de Mécène. Le premier, sur le plus léger soupçon de froideur, et sous prétexte que Marcellus lui était préféré, se retira à Mytilène; l'autre avait révélé à sa femme Terentia le secret de la découverte de la conjuration de Murena. (7) Auguste exigeait de ses amis une affection mutuelle pendant leur vie et même après leur mort. (8) Sans être avide de successions, puisque jamais il ne put se résoudre à accepter le moindre legs d'un inconnu, il examinait avec un soin extrême les dernières dispositions de ses amis à son égard. Si la donation était mince ou conçue en termes peu honorables, il ne pouvait dissimuler son dépit, pas plus que sa joie, si le légataire lui manifestait sa reconnaissance ou son affection. (9) Lorsque des parents lui faisaient des legs, ou l'instituaient pour une portion d'héritage, il avait coutume de les abandonner sur-le-champ à leurs enfants, ou, s'ils étaient mineurs, il les leur rendait soit le jour où ils prenaient la toge virile, soit le jour de leur mariage, et y ajoutait un présent. [2,67] LXVII. Sa conduite envers ses affranchis et ses esclaves (1) Comme patron et comme maître, il sut tempérer la sévérité par la clémence et la douceur. Il honora et reçut dans son intimité un grand nombre de ses affranchis, tels que Licinus, Encelade ainsi que d'autres. (2) Il se contenta de faire enchaîner l'esclave Cosmus qui avait parlé de lui avec une extrême inconvenance. Il aima mieux accuser de poltronnerie que de méchanceté son intendant Diomède, qui, se promenant avec lui, l'avait, dans un moment de frayeur, jeté au devant d'un sanglier terrible qui se précipitait sur eux: et, quoiqu'il eût couru un très grand danger, comme il n'y avait pas de mauvaise intention de la part de son intendant, il tourna la chose en plaisanterie. (3) D'un autre côté, il fit mourir Polus, l'un de ses plus chers affranchis, convaincu d'avoir un commerce adultère avec des matrones. Il fit rompre les jambes à Thallus son secrétaire, qui, pour trahir le secret d'une lettre, avait reçu cinq cents deniers. Il fit jeter dans la rivière, avec une lourde masse au cou, le précepteur et les esclaves de son fils Gains, qui avaient profité de la maladie et de la mort du jeune prince pour commettre, dans son gouvernement, des actes de tyrannie et de cupidité. [2,68] LXVIII. Débauches de sa jeunesse (1) Sa première jeunesse fut flétrie par divers opprobres. Sextus Pompée le traita d'efféminé. M. Antoine lui reprocha d'avoir acheté l'adoption de Jules César au prix de son déshonneur. Lucius Antoine, frère de Marcus, prétend qu'après avoir livré à César la fleur de sa jeunesse, il s'était encore prostitué en Espagne à Aulus Hirtius pour trois cent mille sesterces, et qu'il avait coutume de se brûler le poil des jambes avec des coques de noix pour le faire revenir plus doux. (2) Un jour, aux jeux publics, on prononça sur la scène le vers suivant, au sujet d'un prêtre de Cybèle qui jouait du tambourin : Voyez ce débauché gouverner l'univers avec le doigt. Le peuple entier applaudit, et lui en fit malignement l'application. [2,69] LXIX. Ses adultères. Les complaisances de ses amis. Lettre impudique d'Antoine (1) Ses amis n'ont excusé ses amours adultères, qu'en disant qu'ils étaient l'effet du calcul plutôt que de la passion, et qu'il se servait des femmes pour connaître les projets de ses adversaires. (2) Marc Antoine lui reproche, outre son brusque mariage avec Livie, d'avoir, en présence de son mari, emmené une femme consulaire, de la salle à manger dans un cabinet, d'où elle ne serait revenue à table que les oreilles rouges et les cheveux en désordre. Il ajoute que Scribonia ne fut répudiée que pour avoir trop déploré la puissance de sa rivale, et que les amis d'Auguste le pourvoyaient de femmes mariées et de filles nubiles qu'ils faisaient déshabiller et qu'ils examinaient, comme des esclaves vendus par Toranius. (3) Avant d'être entièrement brouillé avec lui, il allait jusqu'à lui écrire amicalement: "Pourquoi es-tu changé à mon égard? Est-ce parce que je suis l'amant d'une reine? Mais elle est ma femme, non pas d'hier, mais depuis neuf ans. Et toi, ne vis-tu qu'avec Drusilla? Je parie qu'au moment où tu liras cette lettre, tu auras triomphé de Tertulla, ou de Terentilla, ou de Rufilla, ou de Salvia Titisenia, ou peut-être de toutes. Qu'importe, en effet, le lieu et l'objet de tes amours." [2,70] LXX. Le souper des douze divinités (1) On parla aussi beaucoup d'un souper secret, qu'on appelait le repas des douze divinités, dans lequel les convives étaient habillés en dieux et en déesses, et où Auguste lui-même représentait Apollon. Des lettres d'Antoine énumèrent avec une sanglante ironie les personnes qui composaient ce festin, sur lequel un anonyme a fait ces vers si connus: Lorsque, au joyeux appel de leur hôtesse aimable, Les douze déités eurent pris place à table, Et qu'Apollon César, à la face des cieux, À des crimes nouveaux eut convié les dieux, L'Olympe détourna ses regards de la terre, Et Jupiter quitta son trône avec colère. (2) Ce qui augmenta encore le scandale de ce souper, c'est que Rome était alors en proie à la disette. Le lendemain on s'écriait "que les dieux avaient mangé tous les grains, et que César était vraiment Apollon, mais Apollon bourreau", surnom sous lequel ce dieu était révéré dans un quartier de la ville. (3) On blâma aussi son goût pour les meubles précieux et les vases de Corinthe, ainsi que sa passion pour les jeux de hasard. À l'époque des proscriptions, on mit au bas de sa statue: Mon père était banquier, et moi je suis bronzier. parce qu'on croyait qu'il avait porté quelques citoyens sur les listes de proscription pour s'approprier leurs vases de Corinthe. Pendant la guerre de Sicile, on répandit l'épigramme suivante: Deux fois le malheureux s'est fait battre sur mer, Et, pour se rattraper, il joue un jeu d'enfer. [2,71] LXXI. Sa passion pour le jeu. Quelques passages de ses lettres (1) De toutes ces accusations, ou de toutes ces calomnies, les bruits infâmes sur son impudicité furent ceux qu'il confondit le plus aisément, tant par la régularité de sa vie présente que par celle qu'il tint à la suite. Il prouva aussi qu'il était peu passionné pour le luxe, lorsque après la prise d'Alexandrie, il ne se réserva, de toutes les richesses des rois, qu'un vase murrhin, et fit fondre tous les vases d'or d'usage journalier. (2) La volupté exerça toujours sur lui un grand empire. Il aimait surtout, dit-on, les vierges; et Livie elle-même contribuait à lui en procurer de toutes parts. (3) Indifférent à sa réputation de joueur, il jouait sans déguisement et sans mystère. C'était un délassement qu'il affectionnait, même dans sa vieillesse, non seulement pendant le mois de décembre, mais encore les autres jours de l'année, qu'il y eût fête ou non. (4) C'est ce qu'on voit par une lettre de sa main, dans laquelle il dit: "Mon cher Tibère, j'ai soupé avec les mêmes personnes. Vinicius et Silius le père sont venus augmenter le nombre des convives. Pendant le repas, nous avons joué en vieillards, hier comme aujourd'hui. Après avoir jeté les dés, celui qui avait amené le chien ou le six mettait au jeu un denier pour chaque dé, et celui qui avait amené Vénus prenait tout." (5) Dans une autre lettre il dit: "Mon cher, Tibère, nous avons bien passé les fêtes de Minerve; car nous avons joué tous les jours, et nous avons bien chauffé la table de jeu. Ton frère jetait les hauts cris ; mais, au bout du compte, il n'a pas perdu beaucoup. Contre son attente, il s'est refait de ses grandes pertes. J'en suis, moi, pour vingt mille sesterces. Mais aussi, j'ai été , selon mes habitudes, beaucoup trop facile; car je m'étais fait payer des coups de main que j'ai remis aux joueurs, ou, si j'avais retenu ce que j'ai donné, j'en aurais gagné plus de cinquante mille. Je ne m'en repens pas, parce que ma bonté portera ma gloire jusqu'au ciel." (6) Il écrit à sa fille: "Je t'ai envoyé deux cent cinquante deniers. C'est ce que j'ai donné à chacun de mes convives pour qu'ils puissent, pendant le souper, jouer entre eux aux dés, ou à pair ou non." [2,72] LXXII. Ses habitations à Rome. Ses maisons de campagne (1) On sait qu'Auguste, très modéré dans le reste de ses habitudes, fut à l'abri de tout reproche. (2) Il logea d'abord près de la place publique, au-dessus de l'escalier des joailliers, dans une maison qui avait appartenu à l'orateur Calvus; puis au mont Palatin, mais dans la maison non moins simple d'Hortensius. Elle n'était remarquable ni par son étendue ni par son élégance: les galeries en étaient basses et en pierres du mont Albain. On ne voyait dans les appartements ni marbre ni pavés recherchés. (3) Pendant plus de quarante ans, hiver comme été, Auguste garda la même chambre à coucher, et passa toujours l'hiver à Rome, quoiqu'il eût éprouvé que, durant cette saison, le séjour de la ville convenait peu à sa santé. (4) Quand il voulait faire quelque chose en secret ou sans être dérangé, il se renfermait dans un cabinet élevé, qu'il appelait son "Syracuse" ou son "musée", ou bien il se retirait dans une villa de quelqu'un de ses affranchis. S'il était malade, il couchait dans la maison de Mécène. (5) Les retraites qu'il préférait étaient celles qui avoisinaient la mer, comme les îles de Campanie ou les villes autour de Rome, comme Lanuvium, Préneste, Tibur. C'est dans cette dernière qu'il rendit souvent la justice sous les portiques du temple d'Hercule. Il n'aimait pas les villas trop vastes et d'une trop grande magnificence. (6) Il fit raser celle que sa petite-fille Julie avait fait construire à grands frais. Les siennes, quoique modestes, étaient moins ornées de statues et de tableaux que de galeries et de bosquets, en un mot, de choses remarquables par leur rareté ou leur antiquité, telles que ces ossements énormes des bêtes sauvages que l'on voit à Caprée, et que l'on appelle les os des géants et les armes des héros. [2,73] LXXIII. Son économie dans l'ameublement. La simplicité de ses vêtements (1) On peut juger encore aujourd'hui de la simplicité de son ameublement et de sa parure. Les lits et les tables qui nous restent ne seraient pas, pour la plupart, au niveau du luxe des particuliers. il couchait, dit-on, sur un lit fort bas, et modestement recouvert. (2) Ses vêtements étaient presque tous faits chez lui par sa soeur ou par sa femme, par sa fille ou par ses petites-filles. Sa toge et son laticlave n'étaient ni larges ni étroits. Il avait des chaussures un peu hautes pour paraître plus grand. (3) En cas d'événement imprévu, il ne manquait jamais de tenir prêt dans sa chambre à coucher son costume public. [2,74] LXXIV. Ses repas (1) Il donnait souvent des repas; mais ils étaient toujours réguliers, et l'on avait grand soin de distinguer les rangs et les hommes. (2) Valerius Messala assure qu'aucun affranchi ne fut jamais admis à sa table, excepté Menas, qui avait obtenu son indépendance pour avoir livré la flotte de Sextus Pompée. (3) Auguste lui-même rapporte qu'un jour il invita un de ses anciens gardes chez lequel il se trouvait à la campagne. (4) Quelquefois il se mettait à table plus tard que les autres, et se retirait plus tôt. Les convives commençaient à souper avant qu'il fût assis, et restaient à leur place après son départ. (5) Il ne servait que trois plats, ou six dans les grandes occasions. Mais plus le repas était modeste, plus il y mettait d'aménité. Il engageait à prendre part à la conversation générale ceux qui gardaient le silence ou qui s'entretenaient à voix basse. Quelquefois il faisait venir des musiciens et des histrions, ou les danseurs du cirque, et plus souvent il y appelait des philosophes bouffons. [2,75] LXXV. Ses festins, et ses présents à ses amis les jours de fête (1) Il célébrait avec une grande magnificence les fêtes et les jours solennels; quelquefois il ne faisait qu'en plaisanter. (2) Aux Saturnales, et, selon sa fantaisie, dans toute autre occasion, il distribuait des présents: tantôt c'étaient des habits, de l'or, de l'argent; tantôt c'étaient des monnaies de toute espèce; il s'en trouvait d'anciennes du temps des rois et d'étrangères; d'autres fois il ne donnait que des étoffes grossières, des éponges, des fourgons, des pinces et d'autres choses semblables, en y mettant des inscriptions obscures et à double sens. (3) Dans les repas, il faisait tirer des lots d'une extrême inégalité, ou mettait en vente des tableaux à l'envers, et l'incertitude des chances trompait ou remplissait l'attente des acheteurs. Il se faisait à chaque lit une licitation, et l'on se communiquait sa bonne ou sa mauvaise fortune. [2,76] LXXVI. Sa frugalité (1) Il mangeait peu (je ne veux pas omettre ce détail), et se contentait d'aliments communs. (2) Ce qu'il aimait le mieux, c'était du pain de ménage, de petits poissons, des fromages faits à la main et des figues fraîches de l'espèce qui vient deux fois l'année. Pour prendre de la nourriture il n'attendait point l'heure du repas, et ne consultait que le besoin, sans s'inquiéter ni du temps ni du lieu. (3) Il disait dans ses lettres: "Nous avons mangé du pain et des dattes dans notre voiture." Et ailleurs: "En revenant de la basilique à ma maison, j'ai mangé une once de pain et quelques grains de raisin sec." (4) Il écrit à Tibère: "Il n'y a point de Juif qui observe mieux le jeûne un jour de sabbat que je ne l'ai fait aujourd'hui; car je n'ai mangé que deux bouchées dans mon bain, après la première heure de nuit, et avant de me faire parfumer." (5) D'après cette méthode, il lui arrivait parfois de souper seul avant le repas, ou d'attendre qu'il fût fini, sans rien toucher pendant qu'on était à table. [2,77] LXXVII. Sa sobriété (1) Par goût il était tout aussi sobre de vin. (2) Dans son camp devant Modène, suivant Cornelius Nepos, il ne buvait pas plus de trois fois à son souper; (3) et, dans ses plus grands excès, il ne dépassait pas trois bouteilles, ou, s'il allait au-delà, il vomissait. Il avait une prédilection pour le vin de Rhétie; mais il en buvait rarement pendant la journée. (4) Au lieu de boisson, il prenait du pain trempé dans de l'eau fraîche, ou un morceau de concombre, ou un pied de laitue, ou un fruit acide et vineux. [2,78] LXXVIII. Son sommeil (1) Après son repas de midi, il reposait un peu, tout habillé et tout chaussé, les jambes étendues et la main sur les yeux. (2) Lorsqu'il avait soupé, il se rendait dans son cabinet de travail. Là il veillait fort avant dans la nuit pour achever, entièrement ou en grande partie, ce qui lui restait des occupations de la journée. (3) Ensuite il allait se coucher, et habituellement il ne dormait que sept heures: encore ne dormait-il pas d'un trait; car, dans cet intervalle, il se réveillait trois ou quatre fois. (4) Si, par hasard, il ne pouvait retrouver le sommeil, il se faisait lire ou réciter des contes jusqu'à ce qu'il se rendormît, et restait au lit souvent après le jour levé. Jamais il ne veilla dans les ténèbres, sans avoir quelqu'un auprès de lui. (5) La veille du matin l'incommodait; et, quand un devoir ou un sacrifice l'obligeait à se lever de bonne heure, pour n'en souffrir aucun préjudice, il se tenait à proximité dans la chambre de quelqu'un des siens. Plus d'une fois aussi, cédant au besoin de sommeil, il s'endormait pendant qu'on le portait dans les rues, et dès que sa litière s'arrêtait quelque temps. [2,79] LXXIX. Son portrait (1) Sa beauté traversa les divers degrés de l'âge en se conservant dans tout son éclat, quoiqu'il négligeât les ressources de l'art. Il s'inquiétait si peu du soin de sa chevelure, qu'il occupait à la hâte plusieurs coiffeurs à la fois, et que, tantôt il se faisait couper la barbe, tantôt il la faisait raser, sans qu'il cessât, pendant ce temps, de lire ou d'écrire. (2) Soit qu'il parlât, soit qu'il se tût, il avait le visage tranquille et serein. Un des principaux personnages de la Gaule avoua aux siens qu'il avait conçu le projet d'aborder ce prince au passage des Alpes, comme pour s'entretenir avec lui, et de le jeter dans un précipice, mais que la douceur de son visage l'avait détourné de sa résolution. (3) Auguste avait les yeux vifs et brillants; il voulait même que l'on crût qu'ils tenaient de la puissance divine. Quand il regardait fixement, c'était le flatter que de baisser les yeux comme devant le soleil. Son oeil gauche s'affaiblit dans sa vieillesse. (4) Ses dents étaient écartées, petites et inégales, ses cheveux légèrement bouclés et un peu blonds, ses sourcils joints, ses oreilles de moyenne grandeur, son nez aquilin et pointu, son teint entre le brun et le blanc. (5) Il avait la taille courte (quoique l'affranchi Julius Marathus, dans ses mémoires, lui donne cinq pieds et trois quarts); mais ses membres étaient si bien faits, si bien proportionnés, qu'on ne pouvait s'apercevoir de son exiguïté qu'auprès d'une personne plus grande. [2,80] LXXX. Ses infirmités (1) Son corps était, dit-on, parsemé de taches. Sa poitrine et son ventre portaient des signes de naissance, disposés comme les sept étoiles de l'Ourse. Des démangeaisons et l'usage fréquent d'une brosse rude l'avaient couvert d'une infinité de durillons semblables à des dartres. (2) Il avait la hanche, la cuisse et la jambe gauches un peu faibles. Souvent même il boitait de ce côté; mais il remédiait à cette infirmité au moyen de bandages et de ligatures. (3) De temps en temps il ressentait une grande faiblesse à l'index de la main droite. Quand ce doigt était engourdi et raidi de froid, il pouvait à peine écrire en l'entourant d'un anneau de corne. (4) Il se plaignait aussi de la gravelle, et n'était soulagé que lorsqu'il avait rendu des calculs en urinant. [2,81] LXXXI. Ses maladies (1) Dans le cours de sa vie, il eut quelques maladies graves et dangereuses; une surtout après la soumission des Cantabres. Un débordement de bile le réduisit au désespoir. D'après l'ordonnance d'Antonius Musa, il suivit la méthode hasardeuse des contraires: au lieu des topiques chauds qui n'avaient rien produit, il eut recours aux topiques froids. (2) Il avait aussi des maladies annuelles. Sa santé languissait presque toujours vers l'époque de sa naissance. Il était attaqué d'une congestion pulmonaire au commencement du printemps, et le vent du midi lui causait des pesanteurs de tête. Aussi son corps affaibli ne supportait-il aisément ni le froid ni le chaud. [2,82] LXXXII. Ses précautions pour sa santé (1) En hiver, il portait quatre tuniques recouvertes d'une toge épaisse, et des vêtements de laine garnissaient chaudement sa poitrine, ses cuisses et ses jambes. En été, il couchait dans une chambre ouverte, et souvent dans un péristyle que rafraîchissait un jet d'eau et qu'éventait un esclave. (2) Incapable de souffrir le soleil, même celui d'hiver, il ne se promenait, en plein air et jusque chez lui, qu'avec un chapeau à larges bords. (3) Il voyageait en litière, et presque toujours la nuit, lentement et à petites journées, mettant deux jours pour aller à Préneste ou à Tibur. Quand il pouvait arriver à un endroit par mer, il aimait mieux s'embarquer. (4) Ce n'était qu'à force de soins qu'il soutenait sa faible santé, surtout en se baignant rarement. Il se faisait souvent frictionner et transpirait auprès du feu; ensuite il se lavait avec de l'eau tiède ou chauffée au soleil. (5) Toutes les fois que son état nerveux exigeait des bains de mer ou les eaux thermales d'Albula, il s'asseyait simplement sur un tabouret de bois, que d'un mot espagnol il appelait "dureta", et il plongeait alternativement ses pieds et ses mains dans l'eau. [2,83] LXXXIII. Ses exercices et ses distractions (1) Immédiatement après les guerres civiles, il renonça aux exercices du cheval et des armes. Il les remplaça d'abord par le jeu de paume et le ballon. Mais bientôt il se borna à des promenades en litière ou à pied, qu'il terminait en courant ou en sautant, enveloppé d'une toile ou d'une couverture. (2) Pour se délasser l'esprit, tantôt il pêchait à l'hameçon, tantôt il jouait aux osselets et aux noix avec de petits enfants agréables par leur figure et par leur babil, qu'il faisait chercher de tous côtés, surtout des Maures et des Syriens. Il avait horreur des nains et des enfants contrefaits, ainsi que de tous les avortons de cette espèce : il les regardait comme des caprices de la nature et des objets de mauvais présage. [2,84] LXXXIV. Ses études et ses talents (1) Dès son plus bas âge, il s'appliqua avec une ardeur constante à l'étude de l'éloquence et des beaux-arts. On dit que, pendant la guerre de Modène, malgré la foule innombrable de ses affaires, il lisait, écrivait et déclamait chaque jour. (2) Dans la suite, il ne prononça jamais de harangue dans le sénat, ou devant le peuple, ou devant ses soldats, qu'il ne l'eût méditée et travaillée, quoiqu'il pût se livrer à l'improvisation. (3) Pour ne pas s'exposer à manquer de mémoire, et pour ne pas perdre du temps à apprendre par coeur, il adopta la méthode de tout lire. (4) Il rédigeait d'avance ses conversations particulières, même celles qu'il devait avoir avec Livie, quand elles roulaient sur des sujets importants, et il parlait d'après ses notes, craignant que l'improvisation ne lui fît dire trop ou trop peu. (5) Sa prononciation douce et d'un timbre original suivait de point en point les intonations du maître. Mais quelquefois des maux de gorge l'obligèrent de se servir d'un héraut pour haranguer le peuple. [2,85] LXXXV. Ses ouvrages (1) Il écrivit en prose beaucoup d'ouvrages et de plusieurs genres. Il en lut quelques-uns dans le cercle de ses amis qui lui tenaient lieu de public. Telles sont "Les Réponses à Brutus concernant Caton", dont il fit achever la lecture par Tibère, après s'être fatigué à en lire lui-même une grande partie, à une époque où il était déjà vieux. Telles sont encore "Les Exhortations à la philosophie", et quelques mémoires "sur sa vie" qu'il :raconta en treize livres jusqu'à la guerre des Cantabres. Il n'alla pas au-delà. (2) Il effleura aussi la poésie. On a de lui un opuscule en vers hexamètres, dont le sujet est, ainsi que le titre, "La Sicile". Il y en a un autre tout aussi court, composé d'épigrammes, dont il s'occupait surtout au bain. (3) Il avait commencé une tragédie d'Ajax avec beaucoup d'enthousiasme; mais, n'étant pas content du style, il la détruisit. Ses amis lui demandèrent un jour comment se portait Ajax. "Mon Ajax, répondit-il, s'est précipité sur une éponge". [2,86] LXXXVI. Son style. Son aversion pour la recherche (1) Il choisit un genre d'écrire élégant et tempéré, aussi éloigné du clinquant que de la bassesse, et, comme il le dit lui-même, de la mauvaise odeur des termes surannés. Il s'appliquait surtout à rendre nettement sa pensée. (2) Pour y parvenir plus aisément, pour épargner au lecteur ou à l'auditeur le trouble et l'embarras, il ne craignait point d'ajouter des prépositions aux mots, et souvent à doubler les conjonctions, sacrifiant ainsi la grâce à la clarté. (3) Ennemi du néologisme et de l'archaïsme, il trouvait que leurs partisans péchaient par deux excès contraires. Il attaquait surtout son cher Mécène dont il ne cessait de railler et de contrefaire !es tresses parfumées. (4) Il n'épargnait pas même Tibère, grand amateur de termes obscurs et vieillis. (5) Il blâmait dans Antoine sa manie d'écrire des choses qu'il est plus aisé d'admirer que de comprendre; et, le plaisantant sur la bizarrerie et l'inconstance de son goût dans le genre oratoire, il lui écrivait: "Vous balancez entre Annius Cimber et Veranius Flaccus comme modèles de style. Vous ne savez si vous emploierez les mots que Crispus Salluste a tirés des "Origines" de Caton, ou si vous ferez passer dans notre langue la stérile et verbeuse abondance des orateurs d'Asie". (6) Dans une autre lettre il loue l'esprit de sa petite-fille Agrippine, et lui dit: "Gardez-vous surtout d'écrire ou de parler avec recherche. " [2,87] LXXXVII. Ses locutions (1) On voit dans ses lettres autographes quelques locutions remarquables qui lui étaient familières en conversation. Par exemple, veut-il caractériser de mauvais débiteurs, il dit "qu'ils paieront aux calendes grecques". Pour engager à supporter l'état présent des choses quel qu'il fût, il disait: "Contentons-nous de ce Caton-là". Pour exprimer avec quelle vitesse une chose était faite, il disait: "En moins de temps qu'il n'en faut pour cuire des asperges". (2) Habituellement il appelait un sot "baceolus". Pour indiquer la couleur brune, il substituait "pulleiacus" à "pullus". Au lieu du mot "cerritus", furieux, il mettait "vacerrosus". Il ne disait pas "je me porte mal", mais "je me porte vaporeusement". À la place, de "lachanizare", languir, il se servait du terme "betizare". Il disait "simus" pour sumus", et au génitif singulier "domos" pour "domuos". Il n'écrivait jamais autrement ces deux mots pour faire croire que c'était une habitude plutôt qu'une faute. (3) Dans ses manuscrits, j'ai remarqué surtout qu'il ne séparait pas les mots, et qu'au lieu de rejeter à la ligne les lettres excédantes, il les plaçait sous le mot, en les entourant d'un trait. [2,88] LXXXVIII. Son orthographe (1) Loin de suivre exactement les principes et les règles d'orthographe établis par les grammairiens, il paraît avoir été plutôt de l'avis de ceux qui pensent qu'on doit écrire comme on parle. (2) Quant aux lettres et aux syllabes qu'il intervertissait ou qu'il passait, c'est une faute commune à tout le monde. Je n'en parlerais même pas, si je n'étais surpris que des historiens rapportent qu'il fit remplacer le lieutenant d'un consul, sous prétexte qu'il était tellement ignorant et grossier, qu'il avait écrit "ixi" pour "ipsi". (3) Lorsqu'il écrivait en chiffres, il employait le b pour a, le c pour le b, et ainsi de suite pour les autres lettres. Au lieu du z il mettait deux a. [2,89] LXXXIX. Ses connaissances en grec. Sa bienveillance pour les écrivains (1) Il fut aussi passionné pour les lettres grecques, (2) dans lesquelles il excella. Il avait pour maître d'éloquence Apollodore de Pergame. Dans sa jeunesse, il l'avait amené avec lui, malgré son grand âge, de Rome à Apollonie. Il s'enrichit ensuite d'une foule de connaissances dans la société du philosophe Aréus et de ses fils Denys et Nicanor. Cependant il n'alla pas jusqu'à parler couramment grec, et il ne hasarda aucune composition en cette langue. Quand les circonstances l'exigeaient, il écrivait en latin, et le donnait à traduire à un autre. (3) La poésie grecque ne lui était pas non plus tout à fait étrangère. Il prenait surtout plaisir à la vieille comédie, et il en faisait souvent représenter les pièces. (4) Ce qu'il recherchait le plus dans les auteurs grecs et latins, c'était des préceptes et des exemples utiles à la vie publique ou privée. Il les copiait mot à mot, et les envoyait d'ordinaire soit à ses intendants domestiques, soit aux chefs des armées et des provinces, soit aux magistrats de Rome selon le besoin qu'ils en avaient. (5) Il y a des livres qu'il lut en entier au sénat, et qu'il fit connaître au peuple par un édit, tels que les discours de Métellus "sur la repopulation", et ceux de Rutilius sur "l'ordonnance des bâtiments". Il voulait prouver par là, non qu'il s'était, le premier occupé de ces objets, mais que les anciens les avaient déjà pris à coeur. (6) Il donna toutes sortes d'encouragements aux génies de son siècle. Il écoutait patiemment et avec bienveillance toutes les lectures, non seulement les vers et les histoires mais encore les discours et les dialogues. Toutefois il n'aimait pas qu'on le prît pour sujet de composition, à moins que ce ne fussent les plus grands maîtres, et que le style ne fût grave. Il recommandait aux préteurs de ne pas souffrir que son nom fût terni dans des luttes littéraires. [2,90] XC. Ses superstitions Voici ce qu'on rapporte de ses superstitions. Le tonnerre et les éclairs lui causaient une peur qui tenait de la faiblesse; et, pour s'en préserver, il portait toujours une peau de veau marin. Aux approches d'un orage, il se retirait dans un lieu secret et voûté, parce que la foudre, dans une marche de nuit, l'avait autrefois épouvanté, ainsi que nous l'avons dit plus haut. [2,91] XCI. Ses rêves (1) Il était attentif à ses propres songes et à ceux d'autrui, s'ils le regardaient. À la bataille de Philippes, il avait résolu de ne pas quitter sa tente à cause du mauvais état de sa santé. Le rêve d'un de ses amis le fit changer de résolution, et il s'en trouva bien; car son camp ayant été pris, les ennemis se jetèrent en foule sur sa litière, la percèrent et la mirent en pièces, comme s'il y eût été. (2) Au printemps, il voyait des milliers de fantômes effrayants et de vaines chimères. Le reste de l'année, ses visions diminuaient et étaient moins frivoles. (3) Lorsqu'il fréquentait assidûment le temple de Jupiter Tonnant, il rêva que Jupiter Capitolin se plaignait qu'on écartât de lui ses adorateurs, et qu'il lui répondait que c'était la faute de Jupiter Tonnant qui lui servait de portier. En conséquence, il suspendit des sonnettes aux combles de l'édifice, comme on en met habituellement aux portes. (4) C'est aussi d'après un rêve, qu'à un certain jour de l'année, il demandait l'aumône au peuple en présentant le creux de sa main. [2,92] XCII. Sa foi dans les présages (1) Il y avait certains auspices et certains présages qu'il regardait comme infaillibles. Si, le matin il se chaussait mal, ou s'il mettait au pied droit la chaussure du pied gauche, c'était un mauvais signe. Lorsqu'il partait, pour un long voyage de terre ou de mer, s'il tombait de la rosée, c'était un bon signe qui annonçait un retour prompt et heureux. (2) Il était frappé surtout de certains phénomènes. (3) Il transporta dans "la cour des gouttières", près de ses dieux pénates, et fit cultiver avec grand soin un palmier né devant sa maison entre deux pierres. (4) Dans l'île de Caprée, les branches d'un vieux chêne, languissantes et courbées vers la terre, se relevèrent tout à coup à son arrivée. Il en ressentit une si grande joie, qu'il échangea avec la république de Naples 1'île de Caprée pour celle d'Enarie. (5) Il avait aussi des scrupules attachés à certains jours. Il ne se mettait jamais en route le lendemain des jours de marché, et ne commençait aucune affaire sérieuse le jour des nones. En cela, disait-il dans une lettre à Tibère, il ne voulait éviter que la funeste influence du nom. [2,93] XCIII. Distinction qu'il fait entre les diverses religions (1) Quant aux rites étrangers, il avait le plus grand respect pour ceux qui étaient anciens et approuvés chez les Romains; il méprisait tous les autres. Initié aux mystères d'Athènes, il eut, un jour qu'il siégeait à Rome, à prononcer sur les privilèges des prêtres de la Cérès attique; et, comme on avançait certaines choses qui devaient rester secrètes, il renvoya ses assesseurs et tous les assistants, et entendit seul discuter l'affaire. (2) D'un autre côté, dans son voyage en Égypte, il ne se détourna pas même pour voir le boeuf Apis, et il loua son petit-fils Caius de ce qu'en traversant la Judée, il s'était abstenu de tout hommage religieux à Jérusalem. [2,94] XCIV. Présages de sa grandeur future (1) Puisque nous sommes sur ce sujet, il ne sera pas inutile de rapporter les présages qui précédèrent sa naissance, et ceux qui l'accompagnèrent ou la suivirent; ils suffisaient déjà pour annoncer sa grandeur future et son bonheur constant. (2) La foudre étant tombée jadis sur une partie du rempart de Vélitres, l'oracle avait dit qu'un citoyen de cette ville parviendrait un jour au souverain pouvoir. Pleins de confiance dans cette réponse, les habitants de Vélitres entreprirent sur-le-champ contre les Romains une guerre obstinée qu'ils recommencèrent plusieurs fois, et qui faillit causer leur perte. L'événement ne prouva que longtemps après que cette prédiction regardait la puissance d'Auguste. (3) Julius Marathus rapporte que, peu de mois avant la naissance de ce prince, un prodige annonça publiquement à Rome que la nature était en travail d'un maître pour le peuple romain, et que le sénat effrayé avait défendu d'élever les enfants qui naîtraient dans l'année; mais que ceux dont les femmes étaient enceintes, se trouvant intéressés à la prédiction, avaient empêché que le sénatus-consulte fût porté aux archives. (4) Je lis dans les traités d'Asclépias de Mendès, "sur les choses divines", qu'Atia étant venue au milieu de la nuit dans le temple d'Apollon pour y faire un sacrifice solennel, fit poser sa litière pendant que les autres matrones s'en retournaient; que tout à coup un serpent se glissa vers elle, et peu après se retira; et qu'à son réveil elle se purifia, comme si elle sortait des bras de son mari; que, dès ce moment, elle avait eu sur le corps l'empreinte d'un serpent que jamais elle ne put effacer, en sorte qu'elle ne parut plus aux bains publics; qu'enfin Auguste naquit dans le dixième mois, et passa en conséquence pour le fils d'Apollon. (5) Atia, avant d'accoucher, avait rêvé que ses entrailles s'élevaient vers les astres, et couvraient toute l'étendue du ciel et de la terre. Octavius, père d'Auguste, rêva aussi que le soleil sortait du sein de sa femme. (6) Il est notoire que, le jour de la naissance d'Auguste, Octavius, à cause de l'accouchement de sa femme, se rendit tard au sénat où l'on délibérait sur la conjuration de Catilina, et que P. Nigidius, ayant appris la cause de ce retard, et s'étant informé de l'heure où l'enfant avait vu le jour, déclara qu'il était né un maître à l'univers. (7) Dans la suite, Octavius, conduisant son armée dans la partie la plus retirée de la Thrace, consulta Bacchus sur son fils, en faisant, dans le bois sacré de ce dieu, les cérémonies des barbares. Les prêtres lui firent le même horoscope. Dès que le vin fut répandu sur l'autel, il s'en éleva un si grand jet de flamme, qu'il dépassa le faîte du temple, et atteignit jusqu'au ciel. Or ce prodige n'était arrivé que pour Alexandre le Grand, qui avait sacrifié sur les mêmes autels. (8) La nuit suivante, il crut voir son fils d'une grandeur surhumaine, armé de la foudre et du sceptre, revêtu des insignes de Jupiter, couronné de rayons, sur un char orné de lauriers, et attelé de douze chevaux d'une blancheur éclatante. (9) On lit dans les Mémoires de Caius Drusus, que la nourrice d'Auguste l'ayant mis le soir dans son berceau au rez-de-chaussée, le lendemain on ne l'y vit plus, et qu'après l'avoir longtemps cherché, on le trouva enfin sur une tour fort élevée, le visage tourné vers le soleil levant. (10) Dès qu'il put parler, il imposa silence à des grenouilles qui coassaient dans la maison de campagne de son grand-père, et l'on dit que depuis ce temps les grenouilles ne s'y font plus entendre. (11) À quatre milles de Rome, sur la route de Campanie, tandis qu'il mangeait dans un bois, un aigle lui arracha brusquement le pain qu'il tenait à la main, et, après s'être envolé à perte de vue, il revint tout doucement le lui rapporter. (12) Quand il eut fait la dédicace du Capitole, Q. Catulus eut des visions pendant deux nuits de suite. Dans la première, il aperçut une troupe d'enfants jouer autour de l'autel de Jupiter. Le dieu en prit un à part, et plaça dans son sein l'étendard de la république qu'il portait à la main. Dans la seconde, il revit ce même enfant sur les genoux de Jupiter Capitolin; et, comme il voulait l'en ôter, le dieu s'y opposa, en disant qu'il l'élevait pour la défense de l'État. Le lendemain, Catulus ayant rencontré Auguste qu'il ne connaissait pas, il contempla avec surprise, et déclara qu'il avait une parfaite ressemblance avec l'enfant dont il avait rêvé. (13) Quelques-uns racontent autrement le premier songe de Catulus. Suivant eux, plusieurs enfants demandant un tuteur à Jupiter, il leur en désigna un parmi eux auquel ils devaient soumettre toutes leurs demandes: il lui fit baiser sa main, et la porta ensuite à sa bouche. (14) M. Cicéron, en accompagnant C. César au Capitole, racontait à ses amis un songe qu'il avait eu la nuit précédente. Il avait vu un jeune garçon d'une figure distinguée, descendre du ciel au moyen d'une chaîne d'or, et s'arrêter devant les portes du Capitole, où Jupiter lui avait remis un fouet. Puis, apercevant tout à coup Auguste, qui était inconnu de presque tous les assistants, et que César avait pris avec lui pour ce sacrifice, Cicéron affirma que c'était là l'enfant dont il avait vu l'image pendant son sommeil. (15) Lorsque Auguste prit la robe virile, son laticlave, décousu soudain des deux côtés, tomba à ses pieds. Quelques personnes en conclurent que l'ordre dont ce vêtement est la marque distinctive lui serait soumis. (16) En faisant abattre une forêt pour asseoir son camp à Munda, Jules César découvrit un palmier, et le conserva comme un présage de victoire. Le rejeton qui naquit de ce palmier prit un tel accroissement en peu de jours, que non seulement il égala, mais couvrit de son ombrage celui dont il tenait le jour, et que des colombes y établirent leur nid, quoique ces oiseaux aient la plus grande répugnance pour un feuillage âpre et dur. Cette espèce de phénomène fut, dit-on, un des motifs qui déterminèrent le plus César à ne vouloir de successeur que son petit-fils Octave. (17) Dans sa retraite d'Apollonie, Auguste était monté avec Agrippa dans l'observatoire du devin Théogène. Le devin prédit à Agrippa, qui le consulta le premier, des prospérités étonnantes et merveilleuses. Auguste alors refusa obstinément de faire connaître le jour de sa naissance, craignant et rougissant à la fois de se trouver trop au-dessous de lui. Lorsque enfin, après avoir longtemps hésité, il eut satisfait à sa demande, Théogène se leva précipitamment et se prosterna à ses pieds. (18) Depuis ce temps Auguste eut une telle confiance dans ses destinées, qu'il publia son horoscope, et fit frapper une médaille d'argent qui portait l'empreinte du capricorne, sous lequel il était né. [2,95] XCV. Présages de sa grandeur future. Suite (1) Après la mort de César, lorsque, à son retour d'Apollonie, il entra dans Rome, on vit tout à coup, par un ciel pur et serein, un cercle semblable à l'arc-en-ciel, entourer le disque du soleil, et la foudre frapper par intervalles le monument de Julie, fille du dictateur. (2) Dans son premier consulat, pendant qu'il consultait les augures, douze vautours lui apparurent, comme à Romulus, et tandis qu'il immolait des victimes, tous les foies se découvrirent jusqu'à la moindre fibre. De l'aveu de tous les haruspices, c'était les présages de grandes et heureuses destinées. [2,96] XCVI. Présages de ses victoires (1) Je dirai plus: Auguste pressentit l'issue de toutes ces guerres. Quand les troupes des triumvirs campaient près de Bologne, un aigle, posé sur sa tente, s'élança sur deux corbeaux qui le harcelaient à droite et à gauche, et les terrassa. Toute l'armée en conclut que la discorde diviserait un jour les chefs, comme cela arriva en effet, et d'avance elle prévit le résultat de leurs querelles. (2) À Philippes, un Thessalien lui annonça la victoire de la part de Jules César, dont l'image lui était apparue dans un chemin détourné. (3) Près de Pérouse, comme le sacrifice ne réussissait pas, Auguste fit augmenter le nombre des victimes. Mais les ennemis, dans une attaque soudaine, enlevèrent tout l'appareil du sacrifice. Les augures s'accordèrent alors à croire que tous les périls et tous les malheurs qui venaient d'être annoncés au sacrificateur retomberaient sur ceux qui avaient les entrailles des victimes; et l'événement justifia la prédiction. (4) La veille du combat naval près des côtes de Sicile, il se promenait sur le rivage. Un poisson s'élança hors de l'eau et tomba à ses pieds. (5) Sur le point de livrer bataille à Actium, il rencontra un âne et un ânier; l'un s'appelait Eutychus ("heureux"), l'autre Nicon ("vainqueur"). Quand il eut remporté la victoire, il fit ériger à tous les deux une statue d'airain dans le temple construit sur l'emplacement de son camp. [2,97] XCVII. Présages de sa mort et de son apothéose (1) Sa mort, dont je parlerai plus bas, et son apothéose furent annoncées aussi par les prodiges les plus évidents. (2) Tandis qu'il était occupé à clore un lustre dans le champ de Mars en présence d'une grande foule de peuple, un aigle vola plusieurs fois autour de lui, et, se dirigeant ensuite vers le temple voisin, se percha au-dessus de la première lettre où était gravé le nom d'Agrippa. Frappé de ce spectacle, Auguste chargea son collègue Tibère de prononcer les voeux qu'on a coutume de faire pour le lustre suivant. Quoique les formules fussent écrites et déjà prêtes, il refusa de commencer ce qu'il ne pouvait accomplir. (3) Vers le même temps, la foudre tomba sur l'inscription de sa statue, et enleva la première lettre de son nom. L'oracle répondit qu'il ne vivrait plus que cent jours, nombre marqué par la lettre C, et qu'il serait mis au rang des dieux, parce que ésar, qui était le reste de son nom, signifie "dieu" en langue étrusque. (4) Il se disposait à envoyer Tibère en Illyrie, et à l'accompagner jusqu'à Bénévent. Mais, voyant que des importuns le retenaient en lui soumettant procès sur procès, il s'écria (et cela même fut rangé parmi les présages) que, lorsque tout se réunirait pour l'arrêter, il ne resterait pas plus longtemps à Rome. Il se mit donc en route et se rendit d'abord à Astura. Là, profitant d'un vent favorable, il s'embarqua de nuit, contre sa coutume. Sa dernière maladie commença par un flux de ventre. [2,98] XCVIII. Sa dernière maladie (1) Il n'en parcourut pas moins la côte de la Campanie et les îles voisines. Il demeura quatre jours retiré à Caprée, dans un loisir complet et dans toutes les douceurs de l'intimité. (2) Quand il passa près de la baie de Pouzzoles, des passagers et des matelots d'un navire d'Alexandrie qui venait d'arriver, se présentèrent à lui en robes blanches et couronnés de fleurs, lui offrirent de l'encens, et, mêlant à leurs souhaits de prospérités les plus nobles louanges, ils s'écrièrent: "Nous vous devons notre salut, notre commerce, notre liberté et tous nos biens". (3) Ravi de ces démonstrations, il donna à tous ceux de sa suite quarante pièces d'or, et leur fit promettre sous serment qu'ils n'achèteraient avec cet argent que des marchandises d'Alexandrie. (4) Il employa aussi les jours suivants à distribuer, entre autres petits présents, des toges et des manteaux, sous la condition que les Romains parleraient et se vêtiraient comme des Grecs, et que les Grecs imiteraient les Romains. (5) Il se plut à regarder des adolescents qui, d'après une ancienne institution, se trouvaient en assez grand nombre à Caprée. Il leur servit un repas en sa présence, permettant et même exigeant qu'ils se livrassent à la gaîté, et qu'ils s'arrachassent de force les fruits, les mets et les autres choses qu'il leur envoyait. Enfin, il se livra à toute sorte d'amusements. (6) Il appelait Apragopolis (ville de l'oisiveté) l'île voisine de Caprée, à cause de la fainéantise de ceux de sa suite qui s'y étaient retirés. Il avait coutume d'appeler ktistès ou fondateur de l'île, Masgaba, l'un de ses favoris. (7) Ce Masgaba était mort depuis un an. Auguste, voyant de sa salle à manger une foule immense se porter avec des flambeaux vers sa tombe, dit à haute voix ce vers qu'il improvisait: Je vois du fondateur la tombe tout en feu. Et, se tournant vers Thrasylle, attaché au service de Tibère, et son voisin de table, qui ne savait pas de quoi il s'agissait, il lui demanda s'il connaissait l'auteur de ce vers. Tandis que Thrasylle hésitait, Auguste fit encore celui-ci : Voyez-vous Masgaba de flambeaux honoré? Puis il réitéra la question à son voisin, (8) qui répondit que, quel qu'en fût l'auteur, ces vers étaient excellents. Auguste éclata de rire, et il s'abandonna à mille plaisanteries. (9) Bientôt il passa à Naples, et, quoiqu'il fût plus ou moins incommodé de douleurs d'entrailles, il assista aux jeux quinquennaux institués en son honneur; puis il partit avec Tibère pour le lien de sa destination. (10) Mais, au retour, se sentant plus mal, il fut obligé de s'aliter à Nole. Il fit revenir Tibère, l'entretint longtemps en secret, et depuis ne s'occupa plus d'aucune affaire sérieuse. [2,99] XCIX. Sa mort (1) À son dernier jour, il s'informa de temps en temps si son état occasionnait déjà de la rumeur au dehors. Il se fit apporter un miroir, arranger la chevelure et réparer le teint. Puis, ayant reçu ses amis, il leur demanda s'il paraissait avoir bien joué le drame de la vie, et y ajouta cette finale: Si vous avez pris goût à ces délassements, Ne leur refusez pas vos applaudissements. (2) Ayant ensuite congédié tout le monde, il questionna encore quelques personnes qui arrivaient de Rome sur la maladie de la fille de Drusus, et tout à coup il expira au milieu des embrassements de Livie, en prononçant ces mots: "Adieu, Livie: Souviens-toi de notre union; adieu". Sa mort fut douce, et telle qu'il l'avait toujours désirée; (3) car, lorsqu'il entendait dire que quelqu'un était mort promptement et sans douleur, il souhaitait pour lui et pour les siens une fin pareille, en se servant de l'expression grecque euthanasia. (4) Il ne donna qu'un seul signe d'égarement avant de rendre le dernier soupir. Frappé de terreur subite, il se plaignit d'être enlevé par quarante jeunes gens. Encore fût-ce plutôt un présage qu'une absence d'esprit; car il y eut tout autant de soldats pour le porter au lieu où on l'exposa. [2,100] C. Ses funérailles (1) Il mourut dans la même chambre que son père Octavius, sous le consulat de Sextus Pompée et de Sextus Appuleius, le dix-neuf août, à la neuvième heure du jour, à soixante-seize ans moins trente-cinq jours. (2) Les décurions des municipes et des provinces portèrent son corps de Nole à Bovillae, pendant la nuit, à cause de la chaleur de la saison. Le jour, on le déposait dans les basiliques des villes ou dans les plus grands temples. (3) À Bovilles, les chevaliers vinrent le prendre et le portèrent à Rome, où ils le déposèrent dans le vestibule de sa maison. (4) Le sénat se montra jaloux de célébrer ses funérailles avec splendeur et d'honorer sa mémoire. Au milieu de plusieurs propositions émises à ce sujet, les uns désiraient que le convoi passât par la porte triomphale, précédé de la statue de la Victoire qui orne la salle du sénat, en faisant exécuter les chants funèbres par les fils et les filles des principaux citoyens. D'autres étaient d'avis que, le jour de ses obsèques, on substituât des anneaux de fer aux anneaux d'or. Quelques-uns demandaient que ses cendres fussent recueillies par les prêtres des collèges supérieurs. (5) Un sénateur proposa de transférer au mois de septembre le nom d'Auguste, parce qu'il était né dans ce mois et mort dans l'autre. Un autre voulait qu'on appelât "siècle d'Auguste" tout l'espace de temps qui s'était écoulé depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et de l'inscrire sous ce titre dans les fastes. (6) On mit des bornes à tous ces honneurs. Tibère fit l'oraison funèbre devant le temple de Jules César; et Drusus, fils de Tibère, en prononça une autre devant l'ancienne tribune aux harangues. Les sénateurs le portèrent sur leurs épaules jusqu'au champ de Mars où il fut mis sur le bûcher. (7) Un homme qui avait été préteur, ne manqua pas de jurer qu'il avait vu l'image d'Auguste s'élever du bûcher vers le ciel. (8) Les premiers de l'ordre équestre vinrent en tunique, sans ceinture et pieds nus, recueillir ses restes, et les déposèrent dans un mausolée (9) qu'il avait fait élever pendant son sixième consulat, entre les bords du Tibre et la voie Flaminienne, et dont il avait dès lors ouvert au public les bosquets et les promenades. [2,101] CI. Son testament (1) Il avait fait son testament sous le consulat de L. Plancus et de C. Silius, le trois avril, un an et quatre mois avant sa mort. Cette pièce était divisée en deux parties, dont l'une était écrite par lui-même, l'autre de la main de ses affranchis Polybe et Hilarion. Elle fut apportée par les Vestales chez lesquelles elle avait été déposée, ainsi que trois autres paquets également cachetés. Le tout fut ouvert et lu dans le sénat. (2) Il instituait en première ligne Tibère pour la moitié plus un sixième, et Livie pour un tiers, en leur ordonnant de porter son nom. Il appelait à leur défaut, Drusus, fils de Tibère, pour un tiers, et pour le reste Germanicus et ses trois enfants du sexe masculin. Il nommait en troisième ordre un grand nombre de ses proches et de ses amis. (3) Il léguait au peuple romain quarante millions de sesterces, et aux tribus trois millions cinq cent mille; à chaque soldat de la garde prétorienne mille sesterces ; à chacun de ceux des cohortes urbaines cinq cents, et à ceux des légions, trois cents. Cette somme devait être payée sur-le-champ, car il l'avait toujours conservée dans le fisc. (4) Il y avait encore divers legs, dont quelques-uns s'élevaient jusqu'à deux millions de sesterces. Il donnait un an pour les payer, en s'excusant sur l'exiguïté de son patrimoine, et affirmant que ses héritiers jouiraient à peine de cent cinquante millions de sesterces, quoique dans l'espace des vingt dernières années, il en eût reçu quatre milliards par les testaments de ses amis. Il ajoutait que toute cette somme, jointe à deux héritages paternels et à d'autres successions, avait été employée pour la république. (5) Il défendit qu'à la mort des deux Julies, sa fille et sa petite-fille, elles fussent portées dans son tombeau. (6) Des trois paquets cachetés, l'un contenait des ordres relatifs à ses funérailles; l'autre un sommaire de ses actions, fait pour être gravé sur des tables d'airain devant son mausolée; le troisième était un exposé de la situation de l'empire. On y voyait combien de soldats étaient partout sous les armes. combien d'argent se trouvait au trésor, ainsi que dans les diverses caisses, et quels étaient les arrérages des revenus publics. (7) Auguste y avait aussi marqué les noms des esclaves et des affranchis auxquels on pouvait en demander compte. [3,0] Vie de Tibère. [3,1] I. Branche patricienne des Claudii (1) La famille patricienne des Claudii (car il y en eut aussi une plébéienne qui ne lui cédait ni en puissance ni en dignité) est originaire de Régille, ville des Sabins. (2) Ce fut sur l'invitation de Titus Tatius, le collègue de Romulus, qu'elle vint avec un suite nombreuse de clients s'établir à Rome, nouvellement fondée; ou, ce qui est plus certain, elle fut reçue par le sénat au nombre des familles patriciennes, environ six ans après l'expulsion des rois. Elle avait alors pour chef Atta Clausus. On lui donna des terres au-delà de l'Anio pour ses clients, et un lieu de sépulture pour elle au pied du Capitole. (3) Elle compte successivement vingt-huit consulats, cinq dictatures, sept censures, sept triomphes et deux ovations. (4) Elle était distinguée par différents prénoms et surnoms. Mais, d'un commun accord, elle rejeta celui de Lucius, parce que deux de ses membres qui l'avaient porté furent convaincus, l'un de brigandage, l'autre de meurtre; (5) et, parmi ses surnoms, elle adopta celui de Néron, qui en langue sabine signifie brave et vaillant. [3,2] II. Actions méritoires et coupables des membres de cette famille (1) Beaucoup de Claudii se signalèrent par de nombreux exploits, d'autres par de nombreux attentats contre la république. (2) Pour ne rappeler que les faits principaux, Appius Caecus empêcha qu'on ne fît avec Pyrrhus une alliance désavantageuse. (3) Claudius Caudex passa le premier la mer avec une flotte, et chassa les Carthaginois de la Sicile. Claudius Néron défit Hasdrubal, qui venait d'Espagne, à la tête d'une armée formidable, avant qu'il pût opérer sa jonction avec son frère Hannibal. (4) D'un autre côté, Claudius Appius Regillanus, décemvir préposé à la rédaction des lois, ayant essayé, pour satisfaire sa passion, de réclamer violemment comme esclave une jeune fille de condition libre, fut cause d'une seconde rupture entre le sénat et le peuple. (5) Claudius Russus, après s'être fait ériger une statue surmontée d'un diadème près du forum d'Appius, voulut s'emparer de l'Italie au moyen de ses clients. (6) Par mépris pour la religion, Claudius Pulcher, en vue des côtes de la Sicile, fit jeter à la mer les poulets qui avaient refusé la nourriture pendant qu'on prenait les auspices, comme pour les faire boire, puisqu'ils ne voulaient pas manger. Il livra ensuite la bataille et la perdit. Le sénat lui avait ordonné de créer un dictateur: il insulta encore à l'infortune publique en désignant Glycias, son messager. (7) Les femmes aussi, dans cette famille, donnèrent de bons et de mauvais exemples. C'est une Claudia qui retira des sables du Tibre où il avait échoué, le navire qui portait la statue de la mère des dieux, en la priant à haute voix d'ordonner au navire de la suivre, comme un témoignage de sa chasteté. C'est aussi une Claudia qui subit, devant le peuple, un jugement de lèse-majesté d'un nouveau genre, pour avoir émis le voeu public, un jour que la foule empêchait son char d'avancer, que son frère Claudius Pulcher revînt à la vie, et perdit une seconde flotte, afin de diminuer la foule des Romains. (8) Il est d'ailleurs notoire qu'à l'exception de P. Clodius, qui, pour expulser Cicéron de Rome, se fit adopter par un plébéien, et même par un plus jeune que lui, tous les Claudii furent toujours les partisans de l'aristocratie, les défenseurs exclusifs de la puissance et de la dignité des patriciens, et se montrèrent tellement orgueilleux et violents envers le peuple, que, même sous le poids d'une accusation capitale, aucun ne consentit à paraître devant lui en habit de suppliant, ni à s'abaisser aux moindres prières. Quelques-uns, au milieu des troubles et des séditions, allèrent jusqu'à frapper les tribuns. (9) On vit une Claudia Vestale monter dans le char de son frère qui triomphait sans l'ordre du peuple, et l'accompagner jusqu'au Capitole, afin que nul tribun ne pût le lui défendre ou intervenir. [3,3] III. Origine paternelle et maternelle de Tibère (1) C'est de cette famille que Tibère César était issu, et même des deux côtés; car son père descendait de Tiberius Néron, et sa mère d'Appius Pulcher, tous deux fils d'Appius Caecus. (2) Il tenait à la famille Livia par son aïeul que l'adoption y fit entrer. (3) Quoique plébéienne, cette famille jeta beaucoup d'éclat. Elle fut honorée par huit consulats, deux censures, trois triomphes, une dictature et un commandement de la cavalerie. Elle fut également illustrée par des hommes célèbres, surtout par Salinator et les Drusus. (4) Salinator, dans sa censure, blâma toutes les tribus romaines comme coupables de légèreté, pour l'avoir créé une seconde fois consul et censeur, après l'avoir condamné à une amende au sortir de son premier consulat. (5) Drusus avait tué, dans un combat singulier, Drausus, général ennemi. Cet exploit lui valut son surnom à lui et à ses descendants. (6) On dit aussi qu'étant propréteur des Gaules, il rapporta de cette province l'or autrefois donné aux Sénons lorsqu'ils assiégeaient le Capitole, et que, malgré l'opinion accréditée, Camille n'avait pu reprendre. (7) Son arrière-neveu, nommé le patron du sénat pour l'avoir défendu avec courage contre les Gracques, laissa un fils qui, engagé dans de semblables querelles, fut assassiné par la faction adverse, tandis qu'il préparait l'accomplissement de divers projets. [3,4] IV. Détails sur son père (1) Tiberius Néron, le père de Tibère, était questeur de C. César dans la guerre d'Alexandrie. Il commandait sa flotte, et contribua beaucoup à la victoire. (2) Aussi fut-il créé pontife à la place de P. Scipion, et chargé de conduire des colonies dans la Gaule, entre autres à Narbonne et à Arles. (3) Cependant, après le meurtre de César, tous les sénateurs votant l'impunité de ce fait pour éviter de nouveaux troubles, il pensa qu'il fallait faire un rapport sur les récompenses dues aux tyrannicides. (4) Sa préture allait finir lorsque la discorde s'éleva entre les triumvirs; ce qui fut cause qu'il garda plus longtemps que de coutume les marques de sa dignité, et suivit à Pérouse le consul L. Antoine, frère du triumvir, à qui il demeura seul attaché, même après la défection de tout son parti. Il se retira d'abord à Préneste, puis à Naples; et, n'ayant pu réussir à soulever les esclaves auxquels il offrait la liberté, il s'enfuit en Sicile. (5) Mais, indigné qu'on lui eût fait attendre une audience de Sextus Pompée et qu'on lui interdît l'usage des faisceaux, il passa dans l'Achaïe auprès de M. Antoine. (6) Il revint bientôt avec lui à Rome, lorsqu'on eut publié une amnistie générale, et céda à Auguste sa femme Livie, qui était alors enceinte, et lui avait déjà donné un fils. (7) Il mourut peu de temps après, laissant deux enfants Drusus et Tibère, surnommés Nérons. [3,5] V. Naissance de Tibère (1) Quelques historiens ont cru assez légèrement que Tibère avait vu le jour à Fondi, parce que son aïeule maternelle y était née, et qu'on y avait élevé, en vertu d'un sénatus-consulte, une statue à la Félicité. (2) Mais un grand nombre d'autres, et les plus dignes de foi s'accordent à dire qu'il naquit à Rome sur le mont Palatin, le seize novembre, sous le second consulat de M. Aemilius Lepidus et de L Munatius Plancus, après la guerre de Philippes. Telle est du moins sa mention consignée dans les fastes et dans les actes publics. (3) Cependant un certain nombre d'auteurs avancent sa naissance d'une année, et la placent sous le consulat d'Hirtius et de Pansa; d'autres la reculent jusqu'au consulat de Servilius Isauricus et de L. Antoine. [3,6] VI. Son enfance et sa jeunesse (1) Il fut exposé, dès ses premiers ans, à beaucoup de fatigues et de dangers. Il accompagna partout ses parents dans leur fuite. À Naples, tandis qu'ils s'embarquaient secrètement à l'approche de l'ennemi, il faillit deux fois les trahir par ses cris, d'abord quand on l'enleva du sein de sa nourrice, puis quand on l'arracha des bras de sa mère, que, dans ce moment critique, on voulait soulager d'un tel fardeau. (2) Porté en Sicile et en Achaïe, il fut confié aux Lacédémoniens qui étaient sous la protection des Claudii. La nuit, en s'éloignant, il risqua de périr dans une forêt qui s'embrasa si subitement autour de lui et de toute sa suite, que le feu prit aux vêtements et aux cheveux de Livie. (3) On montre encore à Baïes les présents que lui fit en Sicile Pompeia, soeur de Sextus Pompée: une tunique, une agrafe, et des bulles d'or. (4) À son retour à Rome, le sénateur M. Gallius l'adopta par testament. Tibère recueillit son héritage; mais il n'en prit point le nom, parce que Gallius avait été du parti opposé à celui d'Auguste. (5) À neuf ans, il prononça devant la tribune aux harangues l'éloge funèbre de son père. Il était encore adolescent quand il accompagna le char d'Auguste à son triomphe d'Actium, porté sur le cheval de trait de gauche, et Marcellus, fils d'Octavie, sur celui de droite. (6) Il présida aussi aux jeux actiaques; et, dans les jeux troyens, donnés dans le cirque, il était à la tête de l'escadron des enfants les plus grands. [3,7] VII. Commencements de sa vie publique. Ses mariages. Ses enfants (1) Lorsqu'il eut pris la robe virile, voici à peu près comment il passa son adolescence et tout le temps qui s'écoula jusqu'au début de son principat. (2) Il donna deux fois des combats de gladiateurs, l'un en mémoire de son père, l'autre en l'honneur de son aïeul Drusus. Ces combats furent célébrés en divers temps et en divers lieux: le premier dans le forum, le second dans l'amphithéâtre. Il y fit paraître des gladiateurs émérites, moyennant un engagement de cent mille sesterces. Il donna aussi des jeux, mais en son absence, et déploya la plus grande pompe, aux frais de sa mère et de son beau-père. (3) Il épousa Agrippine, fille de Marcus Agrippa, et petite-fille de Caecilius Atticus, chevalier romain, à qui Cicéron a adressé des lettres. Il en avait eu déjà son fils Drusus, lorsqu'il se vit obligé, quoiqu'elle fût irréprochable et enceinte pour la seconde fois, de la répudier, et d'épouser sur-le-champ Julie, fille d'Auguste. Il en ressentit d'autant plus de chagrin, qu'il aimait Agrippine et n'estimait point Julie. Il s'était aperçu, du vivant de son premier époux, qu'elle avait du goût pour lui, et même ce penchant avait été le sujet d'un bruit public. (4) Il regretta vivement Agrippine; et, l'ayant rencontrée une fois par hasard, il la regarda avec des yeux si ardents et si passionnés, qu'on prit garde dans la suite qu'elle ne parût plus devant lui. (5) Il vécut d'abord en assez bonne intelligence avec Julie; mais bientôt il s'en éloigna d'une manière si sensible, qu'après avoir perdu au berceau le gage de leur amour, leur fils né à Aquilée, il coucha toujours à part. (6) Son frère Drusus mourut en Germanie. Il ramena son corps à Rome, en marchant à pied pendant toute la route à la tête du convoi. [3,8] VIII. Ses premiers plaidoyers (1) Il défendit devant Auguste le roi Archelaüs, les habitants de Tralles et les Thessaliens, tous dans des causes diverses : ce fut son apprentissage des devoirs civils. Il intercéda dans le sénat en faveur des habitants de Laodicée, de Thyatirène et de Chio, qui avaient essuyé un tremblement de terre, et qui demandaient du secours. Il accusa de lèse-majesté et fit condamner devant les tribunaux Fannius Cépion, qui avait conspiré contre Auguste avec Varron Murena. (2) Dans le même temps, il était chargé des provisions de grains qui commençaient à manquer, et de la revue de tous les ateliers d'esclaves dont les maîtres avaient encouru la haine publique, parce qu'on les soupçonnait de s'emparer non seulement des voyageurs, mais encore de ceux que la crainte du serment militaire forçait à se cacher dans ces espèces de retraites. [3,9] IX. Ses services militaires. Ses dignités (1) Il fit ses premières armes dans l'expédition contre les Cantabres, en qualité de tribun militaire. Il conduisit ensuite une armée en Orient, rendit à Tigrane le royaume d'Arménie, et lui mit le diadème sur la tête devant son tribunal. il reçut aussi les enseignes que les Parthes avaient enlevées à M. Crassus. (2) Il gouverna environ un an la Gaule chevelue, alors agitée par les incursions des Barbares et par les querelles des chefs. (3) Il fit les guerres de Rhétie, de Vindélicie, de Pannonie et de Germanie. Dans celle de Rhétie et de Vindélicie, il soumit les peuples des Alpes; dans celle de Pannonie, les Breuces et les Dalmates; dans celle de Germanie, il transplanta dans les Gaules quarante mille hommes qui s'étaient rendus à discrétion, et leur assigna des demeures sur les bords du Rhin. (4) Ces exploits lui valurent les honneurs de l'ovation, et, suivant quelques historiens, il fut le premier qui entra dans Rome porté sur un char avec les ornements du triomphe, honneur nouveau qui n'avait encore été accordé à personne. (5) Non seulement il obtint les magistratures avant l'âge, mais il exerça presque sans interruption la questure, la préture et le consulat. Peu de temps après, il fut créé consul pour la seconde fois, et revêtu de la puissance tribunitienne pour cinq ans. [3,10] X. Il prend la soudaine résolution de quitter Rome (1) Au milieu de tant de prospérités, dans la force de l'âge, et avec une santé florissante, il prit tout à coup le parti de se retirer et de s'éloigner le plus possible, soit par dégoût de sa femme qu'il n'osait ni accuser ni répudier, et que pourtant il ne pouvait plus souffrir, soit pour éviter une assiduité fastidieuse, et non seulement affermir son autorité par l'absence, mais l'accroître même, dans le cas où la république aurait besoin de lui. (2) Quelques-uns pensent que, les enfants d'Auguste étant adultes, Tibère leur abandonna de son plein gré le second rang qu'il avait longtemps occupé, à l'exemple d'Agrippa, qui, lorsque Marcellus eut été appelé aux charges publiques, s'était retiré à Mytilène, pour que sa présence ne lui donnât point l'air d'un concurrent ou d'un censeur. Tibère lui-même avoua, mais plus tard, ce dernier motif. (3) Pour le moment, prétextant la satiété des honneurs et le besoin de repos, il demanda la liberté de se retirer, et ne se rendit ni aux vives instances de sa mère, ni à celles de son beau-père qui se plaignit dans le sénat d'être abandonné. (4) Voyant qu'on s'opposait obstinément à son départ, il s'abstint de nourriture pendant quatre jours. (5) Enfin on lui permit de partir. Il laissa à Rome sa femme et son fils, et prit aussitôt la route d'Ostie. Il ne répondit pas un mot à ceux qui l'accompagnaient, et n'embrassa même qu'un très petit nombre d'entre eux en les quittant. [3,11] XI. Il se fixe à Rhodes. Ses occupations. Il demande la permission de revenir, qui lui est refusée (1) D'Ostie il allait côtoyant les bords de la Campanie, lorsqu'il apprit que la santé d'Auguste s'affaiblissait. Il s'arrêta quelques jours. (2) Mais le bruit qu'il ne différait son départ que pour voir s'accomplir les plus grandes espérances s'étant accrédité de plus en plus, il s'embarqua pour Rhodes par un temps peu favorable. Il avait été charmé de l'agrément et de la salubrité de cette île où il avait abordé à son retour d'Arménie. (3) Il se contenta d'un logement modeste et d'une maison de campagne qui n'était guère plus grande, et vécut comme le plus simple citoyen, se promenant de temps en temps dans les gymnases, sans licteur, sans huissier, et entretenant avec les Grecs un échange de devoirs mutuels presque sur le pied de l'égalité. (4) Un matin, en réglant les occupations de la journée, il lui arriva de dire qu'il voulait visiter tous les malades de la ville. Ceux qui l'entendirent l'interprétèrent différemment, et l'on ordonna de porter tous les malades dans une galerie publique où ils furent disposés par genre de maladie. Frappé de ce spectacle imprévu, il demeura longtemps incertain. Enfin il s'approcha de chacun en faisant à tous, même à ceux du rang le plus bas et aux inconnus, des excuses de cette méprise. (5) On n'a remarqué qu'une seule circonstance où il ait paru exercer la puissance tribunicienne. Comme il fréquentait les écoles, et qu'il assistait aux conférences des professeurs, il intervint un jour dans une discussion fort chaude, entre des sophistes. L'un d'eux le croyant favorable à son adversaire, s'emporta contre lui en propos injurieux. (6) Tibère retourna chez lui sans rien dire, reparut tout à coup avec des huissiers, cita devant son tribunal par un crieur public celui qui l'avait insulté, et le fit traîner en prison. (7) Bientôt il apprit que sa femme Julie avait été condamnée pour ses désordres et ses adultères, et que, de sa propre autorité, Auguste lui avait notifié le divorce en son nom. Quoique charmé de cette nouvelle, il crut devoir écrire lettres sur lettres pour apaiser le père envers sa fille, et obtenir qu'il lui laissât tous les dons qu'il lui avait faits, quelque indigne qu'elle en fût. (8) Lorsque le temps de sa puissance tribunicienne fut écoulé, il avoua enfin qu'en s'éloignant, il n'avait eu d'autre but que d'éviter le soupçon de rivalité avec Caius et Lucius; et, comme il était tranquille de ce côté, depuis que l'âge leur assurait la possession facile de la seconde place, il demanda qu'il lui fût permis de venir renouer les liaisons qu'il regrettait. Mais ce fut en vain. On lui fit même entendre qu'il ne devait plus songer en aucune façon aux siens qu'il avait quittés avec tant d'empressement. [3,12] XII. Son séjour forcé dans cette île. Ses terreurs et sa lâcheté (1) Il demeura donc à Rhodes malgré lui, et obtint à peine, par le crédit de sa mère, qu'Auguste, pour couvrir cet affront, lui donnât à Rhodes la qualité de son lieutenant. (2) Depuis ce moment, il vécut non seulement en homme privé, mais en homme suspect et craintif, se cachant dans l'intérieur de l'île, se dérobant aux hommages de ceux que leur direction y faisait aborder, et dont il recevait jusqu'alors de fréquentes visites; car tous ceux qui étaient investis d'un commandement ou d'une magistrature, ne manquaient pas de s'arrêter à Rhodes. (3) Il lui survint encore de plus grands sujets d'inquiétude. Il s'était transporté à Samos pour y voir Gaius, son beau-fils, qui commandait en Orient. Il s'aperçut que les insinuations de M. Lollius, compagnon et gouverneur du jeune prince, l'avaient tourné contre lui. (4) On le soupçonna aussi d'avoir donné des instructions équivoques à des centurions de sa création qui revenaient de congé pour gagner leur camp, et d'avoir tenté de sonder leurs dispositions sur un changement prochain. (5) Informé de ces reproches par Auguste, il ne cessa de demander qu'on lui donnât un surveillant, de quelque ordre qu'il fût, qui épierait ses actions et ses paroles. [3,13] XIII. Mépris qu'il inspire. Fin de son exil (1) Il renonça même à ses exercices ordinaires des armes et du cheval, quitta l'habit romain, et se réduisit au manteau et aux sandales. Il resta près de deux ans dans cet état, de jour en jour plus odieux et plus méprisé, au point que les habitants de Nîmes détruisirent ses portraits et ses statues, et que, dans un repas intime où il était question de lui, quelqu'un proposa à Caius de partir sur-le-champ pour Rhodes et de lui rapporter la tête de l'exilé (car c'est ainsi qu'on l'appelait). (2) Ce ne fut donc plus la crainte, mais le danger qui le força de joindre ses vives supplications à celles de sa mère pour solliciter son retour. Il l'obtint, et le hasard ne fut pas étranger à cette faveur. (3) Auguste avait résolu de ne rien décider dans cette affaire que d'après la volonté de son fils aîné. Comme celui-ci se trouvait alors indisposé contre M. Lollius, il se montra d'autant plus indulgent et facile envers son beau-père. L'exilé fut donc rappelé du consentement de Gaius, mais sous la condition qu'il ne se mêlerait en rien du gouvernement. [3,14] XIV. Ses espérances. Prodiges qui avaient annoncé sa grandeur future (1) Il revint à Rome, après huit ans de retraite, avec un grand et ferme espoir dans l'avenir, que des prodiges et des présages lui avaient fait concevoir dès l'âge le plus tendre. (2) Dans sa grossesse, Livie voulant savoir par divers présages si elle accoucherait d'un garçon, réchauffa tour à tour de ses mains et de celles de ses femmes, un oeuf dérobé à la couvée d'une poule, et il en sortit un poulet avec une superbe crête. (3) Le devin Scribouiller avait promis de grandes destinées à cet enfant, et, assuré même qu'il régnerait un jour, mais sans les insignes de la royauté; car la puissance des Césars était encore inconnue. (4) Au commencement de sa première expédition, il conduisait son armée par la Macédoine pour aller en Syrie. À Philippes, les autels consacrés par les légions victorieuses parurent tout à coup s'enflammer. Bientôt après, en allant en Illyrie, il consulta près de Padoue l'oracle de Géryon, qui lui dit de jeter des dés d'or dans la fontaine d'Aponus pour obtenir une réponse à ses consultations. Or il amena tout d'abord le nombre le plus élevé. On voit encore aujourd'hui ces dés au fond de l'eau. (5) Peu de jours avant son rappel, un aigle (on n'en avait point encore vu à Rhodes) se percha sur le faîte de sa maison. La veille du jour où il en reçut la nouvelle, comme il changeait d'habit, sa tunique lui parut tout en feu. (6) Ce fut aussi alors qu'il connut tout le savoir du devin Thrasylle qu'il avait pris dans sa maison en qualité de maître de philosophie. Thrasylle lui avait certifié que le vaisseau qu'il avait aperçu lui apportait des nouvelles heureuses, dans le moment même où Tibère, qui voyait les événements s'aggraver et démentir ses prédictions, et qui se repentait de l'avoir initié à ses secrets sur la foi d'une science mensongère, venait, en se promenant avec lui, de se résoudre à le faire jeter à la mer. [3,15] XV. Son retour à Rome. Sa conduite prudente (1) De retour à Rome, il fit débuter son fils Drusus dans le forum. Aussitôt après, il quitta les Carènes et la maison de Pompée pour se loger aux Esquilies dans les jardins de Mécène. Là il se livra entièrement au repos, se bornant aux devoirs d'un particulier, sans s'occuper d'aucune charge publique. (2) Gaius et Lucius étant morts dans l'espace de deux ans, il fut adopté par Auguste en même temps que leur frère M. Agrippa, toutefois après avoir été contraint lui-même d'adopter Germanicus, le fils de son frère. (3) Dès ce moment on ne le vit plus agir en chef de famille. Il ne retint aucune partie du droit que son adoption lui avait enlevé. Il ne fit aucune donation, aucun affranchissement; il ne reçut même d'héritage et de legs qu'à titre de pécule. (4) Désormais on n'omit rien pour relever sa dignité, surtout depuis qu'Agrippa, repoussé par Auguste et éloigné de Rome, eut fait tomber sur Tibère seul l'espérance de succéder à l'empire. [3,16] XVI. Ses exploits militaires (1) On lui conféra de nouveau la puissance tribunicienne pour cinq ans. Il fut chargé de pacifier la Germanie. Les ambassadeurs des Parthes, après avoir accompli leur mission à Rome auprès d'Auguste, reçurent l'ordre de se rendre près de Tibère dans son gouvernement. (2) Dès qu'il eut appris la défection de l'Illyrie, il y passa et se chargea du soin de cette nouvelle guerre qui, depuis celle de Carthage, fut la plus terrible de toutes les guerres extérieures. Il la fit pendant trois ans, avec quinze légions et un pareil nombre de troupes alliées, au milieu de difficultés de toute espèce, et malgré la disette absolue de grains. (3) Quoiqu'on le rappelât souvent, il n'en poursuivit pas moins ses opérations, de peur qu'un ennemi voisin et puissant ne profitât de sa retraite pour le harceler. (4) Il fut grandement récompensé de sa persévérance, puisqu'il soumit et ajouta à l'empire toute l'Illyrie, située entre l'Italie, le royaume du Norique, la Thrace et la Macédoine, depuis le Danube jusqu'au golfe Adriatique. [3,17] XVII. Honneurs qu'on lui décerne (1) Ce fut surtout l'opportunité de ce succès qui mit le comble à sa gloire; (2) car, vers le même temps Quintilius Varus périt en Germanie avec trois légions, et nul ne doutait que les Germains vainqueurs ne se fussent joints aux Pannoniens, si avant ce désastre, l'Illyrie n'eut été conquise. (3) On lui décerna le triomphe avec une infinité de grands honneurs. Des sénateurs furent d'avis qu'on le surnommât le Pannonique, d'autres l'invincible, quelques-uns le Pieux. (4) Mais Auguste s'y opposa en disant qu'il devait se contenter du surnom qu'il lui laisserait après sa mort. (5) Le deuil qu'avait répandu dans Rome la défaite de Varus fit différer le triomphe de Tibère. Il y entra néanmoins en robe prétexte et couronné de lauriers. Il monta sur le tribunal qu'on lui avait élevé au champ de Mars, où il s'assit avec Auguste entre les deux consuls, tandis que le sénat était debout. De là il salua le peuple, et le cortège visita les temples. [3,18] XVIII. Nouvelle expédition en Germanie. Ses talents pour la guerre (1) L'année suivante il retourna en Germanie. Comme il n'attribuait la défaite de Varus qu'à sa négligence et à sa témérité, il ne fit rien sans l'avis de son conseil. Lui, qui jusque-là ne consultait que sa volonté, et ne s'en rapportait qu'à lui seul, communiqua pour la première fois ses plans à plusieurs, (2) et redoubla de vigilance. Prêt à passer le Rhin, il restreignit les bagages à une certaine mesure, et ne permit le passage qu'après s'être arrêté au bord du fleuve pour vérifier la charge des chariots, et empêcher qu'ils n'emportassent rien d'inutile ou de défendu. (3) Au-delà du Rhin, il se fit une habitude de ne jamais manger que sur le gazon, et d'y coucher souvent sans faire usage de tente. Il donnait toujours ses ordres par écrit, soit pour le lendemain, soit quand il survenait quelque chose à faire exécuter sur-le-champ, et il ajoutait que s'il s'élevait quelque doute, on ne recourût à nul autre qu'à lui, à quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit. [3,19] XIX. Sa sévérité. Ses superstitions (1) Il maintint sévèrement la discipline, et, remettant en vigueur toutes les peines et toutes les flétrissures de l'antiquité, il dégrada ignominieusement un chef de légion pour avoir envoyé quelques soldats chasser au-delà du fleuve avec son affranchi. (2) Quoiqu'il accordât fort peu aux chances du hasard, il livrait bataille avec une grande confiance, lorsque dans ses veilles, sans nulle cause étrangère, sa lumière s'affaiblissait et s'éteignait d'elle-même; présage qui, dans toutes les campagnes, n'avait, disait-il, jamais trompé, ni lui ni ses ancêtres. (3) Mais, un jour, qu'il avait remporté un avantage, peu s'en fallut qu'il ne fût assassiné par un Bructère que son trouble fit remarquer parmi ceux qui entouraient Tibère, et qui avoua dans les tourments le crime qu'il méditait. [3,20] XX. Son triomphe. Il est adopté par Auguste (1) Après être resté deux ans en Germanie, il revint à Rome et y célébra le triomphe qu'il avait différé. Il était accompagné de ses lieutenants, auxquels il avait fait accorder des habits triomphaux. Avant de se diriger vers le Capitole, il descendit de son char, et se jeta aux genoux de son père qui présidait à la cérémonie. (2) Il établit à Ravenne et combla de riches présents Baton, chef pannonien, qui l'avait laissé échapper d'un défilé où il était enfermé avec ses légions. (3) Il fit dresser mille tables pour un festin public, et donna aux citoyens trois cents sesterces par tête. Avec le prix des dépouilles de l'ennemi, il dédia un temple à la Concorde, et un autre à Castor et Pollux, au nom de son frère et au sien. [3,21] XXI. Il assiste aux derniers moments d'Auguste. Lettres d'Auguste à Tibère (1) Quelque temps après, les consuls arrêtèrent qu'il partagerait avec Auguste l'administration des provinces, et le soin de faire le recensement du peuple. Il ferma le lustre, et partit pour l'Illyrie. (2) Rappelé sur-le-champ, il trouva Auguste dans une extrême défaillance, mais respirant encore, et resta seul en conférence secrète avec lui pendant un jour entier. (3) Je sais qu'on croit généralement qu'après cet entretien intime, quand Tibère fut sorti, les gens de service entendirent Auguste s'écrier: "Que je plains le peuple romain de tomber sous des mâchoires si lentes!" (4) Je n'ignore pas non plus que, suivant quelques historiens, Auguste blâmait publiquement et sans rien dissimuler, son caractère farouche, au point qu'il interrompait quelquefois une conversation libre et gaie, dès qu'il paraissait; que les seules instances de Livie lui firent adopter Tibère; ou que son ambition même l'y détermina, afin qu'un jour un tel successeur le fît d'autant plus regretter. (5) Mais on ne pourra jamais me persuader que, dans une affaire de cette importance, le plus réfléchi et le plus politique des princes ait rien fait légèrement. Je crois qu'après avoir mis dans la balance les vices et les qualités de Tibère, il trouva que celles-ci l'emportaient. Cette opinion me paraît d'autant plus probable, qu'en pleine assemblée, Auguste jura qu'il adoptait Tibère dans l'intérêt de la république; et que, dans ses lettres, il le regarde comme un général très habile, et comme l'unique appui du peuple romain. (6) Quelques passages en fourniront les preuves: "Adieu, mon charmant Tibère. Que tout vous réussisse! Vous commandez pour moi, sans négliger les Muses. Je le jure par ma fortune; oui, vous êtes le plus vaillant et le plus illustre des généraux. Adieu." (7) Ailleurs: "Que j'approuve la disposition de votre camp d'été! Pour moi, mon cher Tibère, je pense qu'on ne pouvait se conduire plus sagement que vous, au milieu de tant de circonstances difficiles et avec des soldats si nonchalants. Tous vos compagnons d'armes déclarent que ce vers vous est applicable : La prudence d'un seul a rétabli l'État. (8) Ailleurs encore: "qu'il me survienne une affaire qui exige de mûres réflexions, soit que j'aie quelque grand sujet d'humeur, je le jure, je regrette mon cher Tibère, et ces deux vers d'Homère reviennent à ma pensée Je pourrais, sur les pas de ce guide si sage, Même au travers des feux me frayer un passage. Ou encore: "J'en atteste les dieux, lorsque j'entends dire ou que je lis que l'excès du travail vous affaiblit, je frissonne de tout mon corps. Ménagez-vous, je vous en supplie. Si vous tombiez malade, votre mère et moi, nous expirerions de douleur, et le peuple romain risquerait de perdre son ascendant suprême." (10) -- "Ma santé n'est rien, si la vôtre n'est pas bonne." -- "Je prie les dieux qu'ils vous conservent à nos voeux, et qu'ils vous maintiennent toujours en bon état, s'ils ne se lassent pas de protéger le peuple romain." [3,22] XXII. Ouverture du testament d'Auguste (1) Il ne rendit publique la mort d'Auguste qu'après le meurtre du jeune Agrippa. Ce fut un tribun militaire, préposé à la garde de ce prince, qui lui ôta la vie, après lui avoir donné lecture de l'ordre qu'il en avait reçu. On ne sait si Auguste avait signé cet ordre en mourant, pour écarter tout ce qui pourrait causer des troubles après lui, ou si Livie l'avait dicté au nom d'Auguste, de l'aveu ou à l'insu de Tibère. (2) Quand le tribun lui annonça qu'il avait accompli son mandat, Tibère répondit qu'il n'avait rien ordonné, et que l'exécuteur de cet ordre en rendrait compte au sénat. Il ne voulait, pour le moment, que se soustraire à l'indignation publique, car il laissa bientôt tomber cette affaire dans l'oubli. [3,23] XXIII. Ouverture du testament d'Auguste (suite) (1) En vertu de sa puissance tribunicienne, il convoqua le sénat, commença une allocution, puis tout à coup il s'arrêta, comme étouffé par ses sanglots, et succombant à sa douleur. Il aurait désiré, disait-il, perdre la vie avec la parole, et il donna son discours à son fils Drusus pour qu'il en fît la lecture. (2) On apporta ensuite le testament d'Auguste. Parmi les signataires, il n'admit à le reconnaître que des sénateurs, tandis que les autres n'en vérifièrent l'authenticité qu'en dehors de la curie. Ce fut un affranchi qui le lut. (3) Il commençait ainsi : "Puisqu'un sort funeste m'a enlevé mes fils Gaius et Lucius, je nomme Tibère César mon héritier pour une moitié plus un sixième". (4) Cette rédaction fit soupçonner davantage encore qu'Auguste l'avait institué plutôt par nécessité que par choix, puisqu'il n'avait pu s'empêcher de le dire dans son préambule. [3,24] XXIV. Tibère accepte l'empire après l'avoir refusé longtemps (1) Quoiqu'il n'eût hésité ni à s'emparer de la puissance, ni à l'exercer; quoiqu'il eût pris une garde, et par conséquent la force et les dehors de la souveraineté, il la refusa longtemps avec une insigne impudence; tantôt répondant à ses amis qui lui conseillaient d'accepter: "Vous ne savez pas quel monstre est l'empire"; tantôt tenant en suspens, par ses réponses ambiguës et une hésitation astucieuse, le sénat qui le suppliait, et qui s'était jeté à ses genoux. Quelques personnes perdirent patience, et l'une d'elles s'écria dans la foule: "Qu'il accepte ou se désiste". Un autre lui dit en face: "Ordinairement ceux qui promettent sont lents à tenir leur promesse; mais vous, vous êtes long à promettre ce que vous avez déjà fait". (2) Enfin il accepta l'empire, comme malgré lui, en déplorant la misérable et lourde servitude qu'on lui imposait, et en exprimant l'espoir qu'il s'en délivrerait un jour. Ses paroles expresses furent: "Jusqu'à ce que j'arrive au temps où il pourra vous paraître juste d'accorder quelque repos à ma vieillesse". [3,25] XXV. Troubles qui s'élèvent au commencement de son règne (1) Il avait des raisons pour hésiter: des dangers le menaçaient de toutes parts, et il disait souvent qu'il tenait le loup par les oreilles. (2) Un esclave d'Agrippa, nommé Clemens, avait rassemblé une troupe assez considérable pour venger son maître; et un noble personnage, L. Scribonius Libo, préparait secrètement une révolution. Les légions s'étaient soulevées en Illyrie et en Germanie. (3) Elles étalaient beaucoup de prétentions extraordinaires; surtout elles voulaient avoir la même paie que les soldats prétoriens. (4) L'armée de Germanie refusait de reconnaître un prince qu'elle n'avait point élu, et pressait vivement Germanicus qui la commandait de s'emparer du trône; mais il s'en défendit avec fermeté. (5) Tibère, craignant surtout ce danger, demanda pour lui les fonctions qu'il plairait au sénat de lui assigner, nul n'étant capable de porter ce fardeau tout entier, et ne pouvant se passer du secours d'un autre ou de plusieurs. (6) Il feignit aussi d'être malade, afin que Germanicus attendît plus patiemment, ou une succession prochaine, ou du moins le partage de la souveraine puissance. (7) Les séditions apaisées, il s'empara de Clemens par trahison, et l'assujettit à son pouvoir. (8) Quant à Libo, ne voulant pas commencer son règne par des rigueurs, ce ne fut que la seconde année qu'il l'accusa dans le sénat, et jusque-là, il se tint en garde contre lui. Un jour qu'ils sacrifiaient ensemble avec les pontifes, au lieu du couteau ordinaire, il lui fit donner un couteau de plomb. Une autre fois, Libo lui ayant demandé un entretien secret, il ne le lui accorda qu'en présence de son fils Drusus, et sous prétexte de s'appuyer sur lui pendant leur promenade, il contint sa main droite jusqu'à la fin de la conversation. [3,26] XXVI. Sa fausse modestie (1) Affranchi de crainte, il se conduisit d'abord avec beaucoup de modération, et presque comme un particulier. (2) Parmi beaucoup d'honneurs éclatants qu'on lui offrait, il n'accepta que les moindres, et en petit nombre. La célébration du jour de sa naissance s'étant rencontrée avec les jeux du cirque, il ne permit qu'on y ajoutât pour lui qu'un char à deux chevaux. (3) Il ne voulut ni temples ni flamines, ni prêtres. Il défendit qu'on lui dressât des statues, ou qu'on exposât ses images sans sa permission, et encore à condition qu'elles ne seraient point placées parmi les effigies des dieux, et ne serviraient qu'à orner les édifices. Il s'opposa à ce qu'on jurât par ses actes, et ne souffrit pas que le mois de septembre fût appelé Tiberius, ni le mois d'octobre Livius. (4) Il refusa le prénom d'Imperator et le surnom de Père de la Patrie, ainsi que la couronne civique dont on voulait décorer le vestibule de son palais. Il n'ajouta le nom d'Auguste, qui lui appartenait par héritage, que dans ses lettres aux rois et aux souverains. (5) Il n'agréa que trois consulats: l'un pendant peu de jours; l'autre pendant trois mois, et le troisième en son absence jusqu'aux ides de mai. [3,27] XXVII. Son aversion pour la flatterie (1) Il avait une telle aversion pour la flatterie, qu'il ne permit jamais à aucun sénateur d'accompagner sa litière, soit pour lui faire sa cour, soit pour lui parler d'affaires. Un personnage consulaire lui demandait pardon, et voulait embrasser ses genoux. Tibère se retira si brusquement, qu'il tomba à la renverse. Parlait-on de lui d'une manière trop flatteuse, dans une conversation ou dans un discours soutenu, il n'hésitait point à interrompre, à reprendre et à changer aussitôt l'expression. (2) Quelqu'un lui donna le nom de maître: il lui signifia de ne plus lui faire désormais cet affront. Un autre appela ses occupations sacrées : il le reprit, et fit mettre en place occupations laborieuses. Un troisième disait qu'il s'était présenté au sénat par son ordre: il fit substituer par son conseil. [3,28] XXVIII. Sa longanimité (1) Insensible aux propos injurieux, aux mauvais bruits et aux vers diffamatoires répandus contre lui et contre les siens, il disait souvent que, dans un état libre, la langue et l'esprit devaient être libres. Le sénat demandait un jour qu'on informât sur cette espèce de crime, et qu'on poursuivît les coupables: "Nous n'avons pas assez de loisir, répondit-il, pour nous embarrasser d'un plus grand nombre d'affaires. Si vous ouvrez cette porte, vous ne nous laisserez plus le temps de faire autre chose, et, sous ce prétexte, toutes les inimitiés particulières nous seront déférées". (2) On a retenu encore de lui ces paroles pleines de modération: "Si quelqu'un dit du mal de moi, je tâcherai de lui expliquer mes paroles et mes actions. S'il persiste, je le haïrai à mon tour". [3,29] XXIX. Sa conduite à l'égard des sénateurs (1) Cette conduite était d'autant plus remarquable, que, par ses déférences et ses respects envers chacun et envers tous, il avait lui-même presque dépassé les bornes de la politesse. (2) Un jour que dans le sénat il avait contredit Q. Haterius: "Pardonnez-moi, je vous prie, lui dit-il, si, comme sénateur, j'ai combattu votre avis avec un peu trop de liberté". (3) Puis, s'adressant à tous, il ajouta: "Je l'ai dit souvent et je le répète, pères conscrits, un prince utile et bon, que vous avez investi d'un pouvoir aussi grand et aussi peu limité, doit être au service du sénat, souvent de tous les citoyens, et, la plupart du temps, de chacun en particulier. Je ne me repens pas de l'avoir dit. J'ai trouvé et je trouve encore en vous des maîtres pleins d'équité et de bienveillance". [3,30] XXX. Il consulte les sénateurs sur toutes les affaires (1) Il établit une apparence de liberté en conservant au sénat et aux magistrats leur ancienne majesté et leur ancienne puissance. (2) Il n'y eut point d'affaire, petite ou grande, publique ou particulière, dont il ne rendît compte au sénat. Il le consultait sur les impôts, sur les monopoles, sur les édifices à construire ou à réparer, sur les levées de troupes et les congés des soldats, sur l'état des légions et des corps auxiliaires, sur la prolongation des commandements, sur la conduite des guerres extraordinaires, sur le fond et sur la forme des réponses qu'il fallait faire aux lettres des rois. (3) Il obligea un commandant de cavalerie, accusé de violence et de rapine, de se justifier devant le sénat. Jamais il n'y entra que seul. Un jour qu'on l'y porta malade, dans sa litière, il fit retirer sa suite. [3,31] XXXI. Son respect pour la liberté des opinions et des suffrages. Sa déférence pour les magistrats (1) Il ne faisait entendre aucune plainte lorsqu'on décidait quelque affaire contrairement à son avis. (2) Un jour, quoiqu'il soutînt que les magistrats nommés ne devaient pas s'absenter, afin qu'ils pussent vaquer à leurs fonctions, un préteur désigné n'en obtint pas moins une mission libre. (3) Une autre fois il avait voulu qu'on permît aux habitants de Trébie de consacrer à la réparation d'une route la somme qu'on leur avait léguée pour construire un nouveau théâtre; mais il ne put empêcher que la volonté du testateur ne fût ratifiée. (4) À l'occasion d'un décret qui partageait le sénat, il passa du côté du petit nombre, et personne ne le suivit. (5) Il en était de même des autres affaires: elles ne se réglaient que par les magistrats et selon le droit ordinaire. L'autorité des consuls était si respectée, que des ambassadeurs d'Afrique allèrent les trouver pour se plaindre que César, à qui on les avait adressés, traînait leur procès en longueur. On ne doit point s'en étonner; car on le voyait lui-même se lever devant eux et leur céder le passage. [3,32] XXXII. Sa modération à l'égard de tout le monde (1) Il réprimanda des consulaires mis à la tête des armées, de ce qu'ils n'écrivaient point au sénat pour lui rendre compte de leurs actions, et de ce qu'ils demandaient son aveu pour accorder des récompenses militaires, comme s'ils n'avaient pas le droit d'en disposer eux-mêmes. (2) Il combla d'éloges un préteur qui, à son entrée en charge, avait fait revivre l'ancien usage de louer ses aïeux devant l'assemblée du peuple. Il accompagna jusqu'au bûcher les funérailles de quelques citoyens illustres. (3) Il se montra également modéré envers des personnes de moindre condition, et pour de moindres objets. Des magistrats de Rhodes lui avaient adressé, au nom de la cité, des lettres sans signature. Il les fit venir à Rome, et, loin de leur en faire un reproche, il se contenta de les renvoyer avec ordre de signer leurs lettres. (4) Diogène le grammairien, qui donnait des leçons à Rhodes tous les jours de sabbat, ne l'avait pas admis à des conférences particulières, et l'avait fait prier par son esclave de revenir le septième jour. Ce grammairien étant venu à Rome, se présenta à la porte de son palais pour lui rendre ses devoirs. Tibère, pour toute réponse, lui dit de revenir dans sept ans. (5) Il écrivit aux commandants des provinces qui lui conseillaient d'augmenter les impôts: "Un bon pasteur doit tondre ses brebis, et non les écorcher". [3,33] XXXIII. Son zèle pour la justice (1) Peu à peu, laissant tomber le masque, il joua le rôle d'empereur, toujours capricieux sans doute, mais en général facile et disposé à bien servir l'État. (2) Il n'intervint d'abord que pour empêcher les abus. C'est ainsi qu'il cassa quelques décrets du sénat, et que souvent il s'offrait pour conseil aux magistrats, s'asseyant à côté d'eux dans leur tribunal ou se plaçant vis-à-vis d'eux au premier rang. S'il apprenait qu'on voulût employer la faveur pour sauver un coupable, il apparaissait tout à coup, et, soit de sa place, soit du tribunal de l'instructeur, il rappelait aux juges les lois, leur caractère sacré et le délit dont ils devaient connaître. Partout où il voyait la négligence ou une mauvaise habitude influer sur les moeurs publiques, il y portait remède. [3,34] XXXIV. Ses règlements contre le luxe et contre d'autres abus (1) Il réforma la dépense des jeux et des spectacles, en restreignant le salaire des acteurs et en fixant le nombre des couples de gladiateurs. (2) Il se plaignit amèrement que les vases de Corinthe fussent portés à un prix exorbitant, et que trois surmulets eussent été vendus trente mille sesterces. Il voulut qu'on mît des bornes au luxe des meubles, et que le sénat réglât tous les ans le prix des denrées. Les édiles eurent ordre de surveiller les cabarets et les lieux de débauche avec tant de sévérité, qu'ils ne permissent pas même d'exposer en vente de la pâtisserie. (3) Pour donner l'exemple de l'économie, il faisait servir dans ses repas de cérémonie, des mets de la veille, et souvent même entamés, disant qu'une moitié de sanglier était aussi bonne qu'un sanglier tout entier. (4) Il abolit par un édit l'usage de s'embrasser tous les jours, et défendit de prolonger l'échange des étrennes au-delà des calendes de janvier. Il avait coutume de rendre de sa propre main le quadruple de celles qu'il recevait. Mais, fatigué de se voir interrompre pendant un mois de suite par ceux qui n'avaient pas pu le voir le premier jour de l'année, il ne rendit plus rien. [3,35] XXXV. Contre la corruption des moeurs (1) Il rétablit l'ancienne coutume de faire punir par une assemblée de parents une femme adultère, à défaut d'accusateur public. (2) Il fit à un chevalier remise du serment, afin qu'il pût renvoyer sa femme surprise en commerce criminel avec son gendre, quoiqu'il eût juré de ne jamais la répudier. (3) Des femmes perdues de réputation, pour échapper aux peines prononcées par les lois contre les matrones qui oubliaient leurs devoirs et leur dignité, prenaient le parti de se déclarer courtisanes; et de jeunes libertins des deux ordres se soumettaient d'eux-mêmes à une flétrissure judiciaire, pour n'être pas empêchés par les défenses du sénat de paraître sur le théâtre ou dans l'arène. Afin qu'on ne pût trouver aucun subterfuge, Tibère exila tous ces hommes et toutes ces femmes. (4) Il ôta le laticlave à un sénateur qui avait été loger à la campagne vers les calendes de juillet, pour louer ensuite à meilleur compte une maison à Rome, quand le terme serait écoulé. Il destitua un questeur pour avoir répudié le lendemain du tirage au sort une femme qu'il avait épousée la veille. [3,36] XXXVI. Contre les superstitions étrangères (1) Il interdit les cérémonies des cultes étrangers, les rites égyptiens et judaïques. Il obligea ceux qui étaient adonnés à ces superstitions de jeter au feu les habits et les ornements sacrés. (2) Sous prétexte de service militaire, il répartit la jeunesse juive dans des provinces malsaines. Il exila de Rome le reste de cette nation et ceux qui pratiquaient un culte semblable, sous peine d'une servitude perpétuelle en cas de désobéissance. (3) Il bannit aussi les astrologues; mais il leur pardonna, sur la promesse qu'ils lui firent d'abandonner leur art. [3,37] XXXVII. Ses précautions pour la tranquillité publique. Il emploie la ruse à l'égard des rois suspects (1) Il eut soin surtout de garantir le repos public contre les brigandages, les vols et les séditions. (2) Il disposa dans l'Italie des postes plus nombreux. Il établit un camp à Rome, où il rassembla les cohortes prétoriennes, dispersées auparavant çà et là chez les citoyens. (3) Il réprima sévèrement les troubles populaires et s'appliqua à les prévenir. (4) Un meurtre avait été commis au cours d'une rixe au théâtre. Il relégua loin de Rome les chefs des partis, et les acteurs qui étaient les objets de la querelle, et ne consentit jamais à les rappeler, quelques instances que le Peuple pût lui faire. (5) Les habitants de Pollentia avaient arrêté sur la place publique le convoi d'un centurion primipilaire jusqu'à ce qu'ils eussent extorqué des héritiers une somme d'argent pour un spectacle de gladiateurs. Il tira une cohorte de Rome et une autre du royaume de Cottius, en cachant le motif de leur marche. Elles entrèrent tout à coup dans la ville par toutes les portes, l'épée à la main, au son des trompettes, et mirent dans les fers à perpétuité la plus grande partie des habitants et des décurions. (6) Il abolit partout le droit d'asile. (7) Les habitants de Cyzique s'étaient livrés à des actes de violence contre les citoyens romains. Par un décret public, il leur ôta la liberté dont il avait récompensé leurs services dans la guerre contre Mithridate. (8) Il n'entreprit plus désormais aucune expédition militaire. C'est par ses lieutenants qu'il contint les mouvements des ennemis; encore ne le fit-il qu'avec réserve, et quand la nécessité l'y obligeait. (9) Il employa les reproches et les menaces plutôt que la force pour tenir en respect les rois ennemis de l'empire. Il sut, par des flatteries et des promesses, en attirer quelques-uns à sa cour où il les retint. De ce nombre furent le Germain Marobodus, le Thrace Rhascuporis et le Cappadocien Archelaüs dont il réduisit aussi le royaume en province romaine. [3,38] XXXVIII. Il trompe tout le monde sur ses voyages Pendant les deux premières années qui suivirent son avènement à l'empire, il ne mit pas le pied hors de Rome; et, dans la suite, il n'alla que dans les villes voisines, jamais plus loin qu'Antium, et ne s'absenta que très rarement et pour peu de jours. Cependant il annonçait souvent qu'il visiterait les provinces et les armées. Chaque année il préparait son départ, faisait disposer dans les municipalités et dans les colonies des relais et des provisions. Enfin il souffrit que l'on fit des voeux solennels pour son voyage et pour son retour. Aussi l'appelait-on en plaisantant, Callippide, nom d'un acteur qui, suivant un proverbe grec, courait çà et là sans avancer d'une coudée. [3,39] XXXIX. Il se retire en Campanie. Danger qu'il courut près de Terracine (1) Mais quand il eut perdu ses deux fils, Germanicus et Drusus, le premier en Syrie, le second à Rome, il se retira dans la Campanie. Presque tout le monde fut alors persuadé qu'il ne reviendrait jamais à Rome, et qu'il n'avait pas longtemps à vivre: (2) c'était le bruit public qui se trouva vrai en partie. Non seulement il ne rentra plus dans Rome, mais, peu de jours après son départ, tandis qu'il soupait près de Terracine, dans une villa qu'on appelait la grotte, un grand nombre de grosses pierres venant à se détacher de la voûte, écrasèrent beaucoup de convives et d'esclaves. Tibère échappa contre toute espérance. [3,40] XL. Il se fixe à Caprée. Désastre de Fidènes (1) Après avoir parcouru la Campanie, quand il eut fait la dédicace du Capitole à Capoue, et celle du temple d'Auguste à Nole (double cérémonie qui avait servi de prétexte à son voyage), il se rendit à Caprée. Il aimait cette île, parce qu'on n'y pouvait aborder que d'un côté, encore, l'accès en était-il fort étroit. Partout ailleurs elle était entourée de rochers escarpés d'une immense hauteur et d'une mer profonde. (2) Il fut bientôt rappelé par les instances réitérées du peuple, à cause du désastre qui venait d'arriver à Fidènes, où la chute d'un amphithéâtre avait fait périr plus de vingt mille personnes dans un spectacle de gladiateurs. Il repassa sur le continent où il se rendit d'autant plus accessible, qu'en sortant de Rome il avait défendu par un édit que personne l'approchât, et que sur la route il avait écarté tout le monde. [3,41] XLI. Il abandonne le soin de l'empire Revenu dans son île, il abandonna tellement le soin de la république, qu'à dater de cette époque, il ne compléta jamais les décuries des chevaliers, et qu'il ne fit aucune mutation ni parmi les tribuns des soldats, ni parmi les commandants de province. Il laissa l'Espagne et la Syrie pendant quelques années sans lieutenants consulaires. Il permit aux Parthes d'envahir l'Arménie, aux Daces et aux Sarmates de ravager la Mésie, et aux Germains les Gaules, à la grande honte et au grand péril de l'empire. [3,42] XLII. Sa passion pour le vin (1) À la faveur de la solitude et pour ainsi dire loin des regards de la cité, il donna libre carrière à la fois à tous les vices qu'il avait jusque là mal dissimulés. Je les ferai connaître tous dès leur origine. (2) À ses débuts militaires, sa grande passion pour le vin le faisait appeler Biberius au lieu de Tiberius, Caldius, au lieu de Claudius, Mero au lieu de Nero. (3) Plus tard, quand il fut empereur, il passa deux jours et deux nuits à table avec Pomponius Flaccus et Lucius Pison, dans le temps même où il travaillait à la réforme des moeurs. Aussitôt après, il donna à l'un le gouvernement de la Syrie, et à l'autre la préfecture de Rome. Dans ses lettres, il les appelait ses amis les plus chers et de toutes les heures. (4) Il avait réprimandé dans le sénat Sestius Gallus, vieillard libertin et prodigue, autrefois noté d'infamie par Auguste. Peu de jours après, il lui demanda à souper, à condition qu'il ne changerait rien à ses habitudes, et que le repas serait servi par des jeunes filles nues. (5) Les plus nobles candidats se présentaient pour la questure. Il préféra le plus inconnu, parce que, sur son défi, dans un festin, il avait vidé son amphore. (6) Il donna deux cent mille sesterces à Asellius Sabinus, pour un dialogue où le champignon, le becfigue, l'huître et la grive se disputaient la prééminence. (7) Enfin il institua une nouvelle charge, "l'intendance des plaisirs", et il la confia à T. Caesonius Priscus, chevalier romain. [3,43] XLIII. Ses débauches (1) Dans sa retraite de Caprée, il avait imaginé des chambres garnies de bancs pour des obscénités secrètes. C'est là que des groupes de jeunes filles et de jeunes libertins, ramassés de tous côtés, et les inventeurs de voluptés monstrueuses qu'il appelait "spintries", formaient entre eux une triple chaîne, et se prostituaient ainsi en sa présence pour ranimer par ce spectacle ses désirs éteints. (2) Il avait orné divers cabinets des peintures et des images les plus lascives. Il y avait aussi placé les livres d'Éléphantis, afin que nulle infamie ne manquât de modèle ordonné par lui. (3) Les bois et les forêts n'étaient plus que des asiles consacrés à Vénus, où l'on voyait de toutes parts la jeunesse des deux sexes, dans le creux des rochers et dans des grottes, présentant des attitudes voluptueuses, en costumes de nymphes et de sylvains. Aussi, en jouant sur le nom de l'île, appelait-on communément Tibère, "Caprineus". [3,44] XLIV. Ses débauches (suite) (1) Il poussa encore plus loin ses turpitudes: la pudeur empêche autant d'y croire qu'elle répugne à le dire ou à l'entendre raconter. On suppose qu'il accoutumait des garçons dès l'âge le plus tendre, qu'il appelait ses petits poissons, à se tenir et à jouer entre ses cuisses pendant qu'il nageait, et à l'exciter de leur langue et de leurs morsures. On prétend encore qu'il donnait à téter ses parties naturelles ou son sein, à des enfants déjà forts, quoique non sevrés, genre de débauche auquel son âge et son goût le portaient le plus. (2) Aussi quelqu'un lui ayant légué un tableau de Parrhasius, où Atalante rendait à Méléagre cet ignoble service, et le testament portant pour alternative que, si le tableau lui déplaisait, il acceptât à la place un million de sesterces; il ne se contenta pas de choisir le tableau, il le mit dans sa chambre à coucher. (3) On dit qu'un jour en offrant un sacrifice, épris tout à coup de la beauté de celui qui lui présentait l'encens, il attendit à peine que la cérémonie fût achevée pour l'entraîner à part et lui faire violence, ainsi qu'à son frère, joueur de flûte. On ajoute que, bientôt après, il leur fit casser les jambes parce qu'ils se reprochaient mutuellement cette infâme complaisance. [3,45] XLV. Ses débauches (suite) (1) Il ne se jouait pas moins de la vie des femmes, et même des plus illustres, comme on put s'en convaincre par la mort de Mallonia qui, malgré toutes les séductions, s'était constamment refusée à ses désirs. Il la fit accuser par des délateurs, et ne cessa pendant l'accusation de lui demander si elle ne se repentait pas. Mais, abandonnant l'audience, elle se sauva chez elle et se perça d'un glaive, après l'avoir traité à haute voix de vieillard impur, grossier et dégoûtant. (2) Aussi applaudit-on avec enthousiasme ces mots de l'épilogue d'une atellane, aux jeux qui furent célébrés peu de temps après: Un vieux bouc lèche les parties naturelles des chèvres. [3,46] XLVI. Son avarice Chiche et avare, jamais il ne donnait de salaire à ceux qui l'accompagnaient dans ses voyages ou dans ses expéditions; il se bornait à leur distribuer des vivres. Il ne fit qu'une seule libéralité en sa vie, encore ce fut aux dépens de son beau-père. Il partagea toute sa suite en trois classes, selon le rang, et donna à la première six cent mille sesterces, à la seconde quatre cents, et deux cents à la troisième, qu'il appelait non des amis, mais des Grecs. [3,47] XLVII. Il fuit les occasions d'être libéral (1) Son règne ne fut signalé par aucun grand monument. Il laissa imparfaits, après bien des années, les seuls qu'il eût entrepris, le temple d'Auguste et la restauration du théâtre de Pompée. Il ne donna pas non plus de spectacles, et n'assista que fort rarement à ceux que donnaient les autres, il craignait qu'on ne lui demandât quelque chose, surtout depuis qu'il avait été forcé d'affranchir le comédien Accius. (2) Il soulagea la misère de quelques sénateurs. Mais, pour que cet exemple ne tirât pas à conséquence, il déclara qu'il ne donnerait désormais de secours qu'à ceux que le sénat jugerait en mériter; (3) en sorte que la plupart gardèrent le silence par honte ou par retenue, entre autres, Hortalus, petit-fils de l'orateur Q. Hortensius, qui, avec une fortune très médiocre, s'était marié pour plaire à Auguste, et se voyait père de quatre enfants. [3,48] XLVIII. Quelques-unes de ses libéralités (1) Il ne fit de largesses publiques que deux fois: l'une, lorsqu'il mit à la disposition du peuple cent millions de sesterces pour trois ans sans intérêt, et l'autre, lorsqu'il indemnisa les propriétaires des quartiers incendiés sur le mont Caelius. (2) Il fut contraint à la première libéralité dans une grande disette d'argent. Le peuple demandait du secours, parce que Tibère ayant ordonné par un sénatus-consulte que les prêteurs mettraient en fonds de terre deux tiers de leur patrimoine, et que les débiteurs paieraient les deux tiers de leurs dettes en argent comptant, l'exécution de cet arrêt devenait impossible. La seconde largesse avait pour but d'adoucir les malheurs du temps. (3) Il attacha une telle importance à ce bienfait, qu'il voulut que le mont Caelius changeât de nom et s'appelât le mont Auguste. (4) Après avoir fait doubler les legs qu'Auguste avait faits aux soldats, il ne leur donna plus rien, excepté mille sesterces à chaque prétorien, pour ne s'être pas livrés à Séjan, et quelques présents aux légions de Syrie, parce qu'elles étaient les seules qui n'eussent pas placé l'image de Séjan parmi leurs enseignes. (5) Il accorda très peu de congés aux vétérans, espérant que la vieillesse amènerait la mort, et que la mort lui profiterait. Il n'accorda aucune libéralité aux provinces, si ce n'est à l'Asie mineure dont un tremblement de terre avait renversé plusieurs villes. [3,49] XLIX. Ses rapines (1) Il passa peu à peu de l'avarice à la rapine. (2) On sait qu'il fit mourir de frayeur et de chagrin Cneius Lentulus Augur qui jouissait d'une grande fortune, et qu'il l'obligea à l'instituer son seul héritier. Il est également notoire qu'il condamna Lepida, l'une des femmes les plus nobles, pour plaire à Quirinus, homme consulaire qui était fort riche et sans enfants. Depuis vingt ans ce Quirinus avait répudié Lepida, et il l'accusait d'avoir autrefois voulu l'empoisonner. Tibère confisqua les biens des principaux habitants des Gaules, de l'Espagne, de la Syrie et de la Grèce, sur les calomnies les plus impudentes et les moins fondées , par exemple, parce qu'ils avaient une partie de leur bien en argent comptant. Un grand nombre de villes et de particuliers furent dépouillés de leur ancien droit d'exploiter les mines et d'être exempts d'impôts. Enfin Vonones, roi des Parthes, chassé par les siens et réfugié avec un riche trésor à Antioche, comme sous la sauvegarde du peuple romain, tomba victime de ses spoliations et de sa perfidie. [3,50] L. Sa haine contre son frère, sa femme et sa mère (1) Ses haines de famille se manifestèrent d'abord à l'égard de son frère Drusus dont il révéla une lettre où ce jeune prince examinait avec lui comment il pourrait forcer Auguste à rétablir la liberté. Ensuite il témoigna cette aversion à tous ses parents. (2) Loin d'adoucir par la moindre attention l'exil de sa femme Julie, il lui défendit de sortir de sa maison et de communiquer avec personne, quoique Auguste lui eût donné une ville pour prison. Il la priva même du pécule que lui avait concédé son père, et de ses revenus annuels, sous prétexte que le testament d'Auguste n'avait rien statué à cet égard. (3) Sa mère Livie lui devint odieuse, comme une rivale de son pouvoir. Il se refusait à ses assiduités, et n'avait avec elle aucun entretien long et secret, de peur de paraître se conduire par ses conseils qu'il suivait pourtant quelquefois, mais avec peine. (4) Il trouva fort mauvais qu'il eût été question dans le sénat d'ajouter à ses titres celui de "fils de Livie", comme on le nommait "fils d'Auguste". (5) Aussi ne voulut-il pas qu'elle fût appelée "mère de la patrie", ni qu'elle reçût en public aucun honneur signalé. Il l'invita souvent à ne point se mêler d'affaires importantes qui ne conviennent point aux femmes, surtout depuis qu'il eut remarqué qu'elle était accourue à l'incendie qui avait éclaté près du temple de Vesta, et qu'elle avait encouragé au travail le peuple et les soldats, comme elle avait coutume de le faire du temps de son époux. [3,51] LI. Ses discordes avec Livie, dont il persécute tous les amis (1) La discorde éclata bientôt entre eux. En voici, dit-on, la cause. (2) Livie le priait instamment d'inscrire dans les décuries un homme qui avait reçu le droit de cité. Il lui répondit qu'il n'y consentirait qu'à condition qu'on mettrait sur les registres que cette grâce lui avait été arrachée par sa mère. (3) Blessée de ce refus, elle tira du sanctuaire d'Auguste quelques lettres où il était question de l'humeur dure et tyrannique de Tibère, et les lui lut. (4) L'empereur fut tellement indigné qu'on les eût gardées si longtemps, et qu'on les lui eût représentées avec tant d'aigreur, que quelques historiens pensent que ce fut une des principales causes de sa retraite. (5) Pendant trois ans qu'il fut absent, il ne vit sa mère qu'un jour, et l'entretien ne fut que de quelques heures. Jamais il ne la visita durant sa maladie, et, quand elle fut morte, il se fit attendre longtemps pour ses funérailles, en sorte que le cadavre était déjà corrompu et infect lorsqu'il fut mis sur le bûcher. Il s'opposa à son apothéose sous prétexte que telles étaient les dernières volontés de sa mère. (6) Il annula son testament, et acheva en peu de temps la ruine de tous ses amis et de toutes ses créatures, même de ceux qu'elle avait en mourant chargés du soin de ses funérailles. Un d'entre eux, qui était de l'ordre équestre, fut condamné aux travaux des pompes. [3,52] LII. Son indifférence à l'égard de son fils Drusus. Sa jalousie contre Germanicus, qu'il fait périr (1) Il n'eut de tendresse paternelle, ni pour son propre fils Drusus, ni pour Germanicus, son fils adoptif. Il haïssait Drusus pour ses vices, (2) car il avait un caractère faible et une vie molle. Aussi ne fut-il nullement sensible à sa mort; et, à peine ses funérailles furent-elles achevées, qu'il reprit le soin des affaires, et défendit que les tribunaux fussent fermés plus longtemps. Des envoyés de Troie lui apportèrent un peu tard leurs compliments de condoléances. Il se moqua d'eux, comme si sa douleur était déjà effacée, et leur dit qu'il les plaignait aussi beaucoup d'avoir perdu un aussi bon citoyen qu'Hector. (3) Jaloux de Germanicus, il affectait de rabaisser ses belles actions comme inutiles, et de critiquer ses plus glorieuses victoires comme funestes à l'empire. (4) Il se plaignit dans le sénat, que Germanicus n'eût pas demandé ses ordres pour se rendre à Alexandrie qui était en proie à une famine subite et cruelle. (5) On croit même qu'il chargea Gnéius Pison, son lieutenant en Syrie, de le faire périr; et quelques-uns pensent que Pison, accusé de cette mort, aurait montré les ordres de Tibère, s'ils ne lui eussent été donnés en secret. (6) On afficha en beaucoup d'endroits et l'on cria souvent pendant la nuit: "Rendez-nous Germanicus". (7) Tibère lui-même confirma ces soupçons en persécutant cruellement la femme et les enfants de Germanicus. [3,53] LIII. Ses cruautés envers sa belle-fille Agrippine (1) Agrippine lui ayant fait quelques plaintes un peu libres après la mort de son mari, il la prit par la main et lui appliqua ce vers grec: Si vous ne dominez, vous croyez qu'on vous blesse. Depuis lors il ne daigna plus lui parler. (2) Un jour qu'il lui offrit à table quelques fruits, elle n'osa en goûter. Il n'insista pas sous prétexte qu'elle le jugeait capable de l'empoisonner. Toute cette scène était calculée d'avance. Il ne lui avait offert ces fruits que pour l'éprouver, et pour qu'elle crût infailliblement se perdre en les acceptant. (3) Enfin, il l'accusa de vouloir se réfugier tantôt aux pieds de la statue d'Auguste, tantôt auprès des légions, et il la relégua dans l'île de Pandataria. Comme elle lui en faisait des reproches mêlés d'injures, il la fit frapper par un centurion qui lui arracha un oeil. (4) Elle résolut de se laisser mourir de faim; mais il lui fit avaler de la nourriture par force. (5) Elle s'obstina dans son dessein et mourut en effet. Alors il n'y eut sorte de calomnies dont il ne poursuivît sa mémoire, et il fut d'avis qu'on mît le jour de sa naissance au nombre des jours néfastes. Il prétendit même qu'on lui sût gré de ne l'avoir point fait étrangler et jeter aux Gémonies. Il souffrit qu'on rendît un décret pour le remercier d'une telle clémence, et qu'on offrît des présents en or à Jupiter Capitolin. [3,54] LIV. Il fait périr ses petits-fils Néron et Drusus (1) Après la perte de ses enfants, il lui restait trois petits-fils par Germanicus, Néron, Drusus et Gaius ; il n'en avait qu'un seul de Drusus nommé Tibère. Il recommanda au sénat les deux fils aînés de Germanicus, Néron et Drusus; et le jour où ils débutèrent dans la carrière des armes fut signalé par des distributions au peuple. (2) Mais lorsqu'il apprit qu'au renouvellement de l'année, on avait fait des voeux publics pour leur santé, comme pour la sienne, il dit au sénat qu'on ne devait décerner de pareils honneurs qu'au mérite et à la vieillesse. (3) C'en fut assez pour faire connaître ses dispositions à leur égard; et dès lors ils furent en butte aux accusations. On employa mille artifices pour les exciter aux murmures afin d'avoir à les punir. Tibère les accusa dans une lettre où étaient accumulés les reproches les plus amers, et les fit déclarer ennemis publics. Tous deux moururent de faim, Néron dans l'île de Pontia, et Drusus dans les souterrains du mont Palatin. (4) On croit que le premier s'y résolut, parce qu'un bourreau, qu'on lui envoya comme par ordre du sénat, lui fit voir la corde et le croc. Quant à Drusus, on le priva d'aliments avec tant de cruauté, qu'il essaya de manger la laine de son matelas. Les restes de ces deux jeunes princes furent tellement dispersés, qu'à peine on put les recueillir. [3,55] LV. Il donne la mort à presque tous ses amis (1) Outre les anciens amis que Tibère admettait dans son intimité, il s'était associé vingt des principaux citoyens de la cité pour lui servir de conseillers dans les affaires de l'État. (2) Excepté deux ou trois, il les fit tous périr sous différents prétextes, entre autres Aelius Séjan, qui entraîna dans sa ruine un grand nombre de personnes. Il l'avait élevé au plus haut degré de puissance, moins par amitié que pour envelopper dans ses artifices et ses pièges les enfants de Germanicus, et assurer la succession de l'empire à son petit-fils Tibère, fils de Drusus. [3,56] LVI. Sa conduite à l'égard des rhéteurs grecs (1) Il ne fut pas plus doux envers les Grecs qui vivaient avec lui, et dont il préférait la société à toute autre. Il demanda à un certain Xénon, qui mettait de la recherche dans son langage, quel était ce dialecte si désagréable dont il se servait. Xénon ayant répondu que c'était le dialecte dorien, il l'exila dans l'île de Cinaria, parce qu'il prit cette réponse pour une épigramme qui lui rappelait son ancien séjour à Rhodes, où l'on parle le dorien. (2) Comme il avait coutume de proposer à table différentes questions qu'il puisait dans ses lectures journalières, le grammairien Seleucus s'informait par ses esclaves des auteurs que Tibère lisait chaque jour, et se trouvait ainsi préparé à ses questions. Tibère le sut, l'éloigna de sa cour, et ensuite le fit mourir. [3,57] LVII. Son naturel féroce (1) Sa nature insensible et cruelle se décela dès son enfance. Son professeur de rhétorique, Théodore de Gadare, paraît s'en être aperçu le premier, et l'avoir parfaitement bien caractérisé en rappelant quelquefois dans ses reproches "de la boue pétrie de sang". (2) Il lui échappa des traits de barbarie, même dans les commencements de son règne où il cherchait à gagner la faveur du peuple par des apparences de modération. (3) En voyant passer un convoi, un plaisantin chargea tout haut le mort d'annoncer à Auguste que l'on n'avait pas encore payé les legs que ce prince avait faits au peuple romain. Tibère se fit amener le plaisantin, s'acquitta envers lui, et l'envoya au supplice en lui recommandant d'aller dire la vérité à son père. (4) Peu de temps après, un chevalier romain, nommé Pompée, lui ayant refusé quelque chose dans le sénat, il le menaça de la prison, en déclarant que, de Pompée, il en ferait un Pompéien, plaisanterie cruelle qui jouait tout à la fois sur le nom du chevalier, et sur le sort qu'avait autrefois éprouvé son parti. [3,58] LVIII. Il fait de tout un crime de lèse-majesté (1) Vers le même temps, le préteur lui demanda s'il fallait poursuivre les crimes de lèse-majesté. il répondit qu'il fallait faire exécuter les lois, et il les fit exécuter de la manière la plus atroce. (2) Quelqu'un avait enlevé la tête d'une statue d'Auguste pour lui en substituer une autre, l'acte fut déféré au sénat; et, comme il y avait doute, l'accusé fut mis à la question et condamné. (3) Ce genre de calomnie fut insensiblement porté si loin, qu'on fit un crime capital d'avoir battu un esclave ou changé de vêtement près de la statue d'Auguste, d'avoir été aux latrines ou dans un lieu de débauche avec une effigie d'Auguste gravée sur un anneau ou sur une pièce de monnaie, enfin d'avoir osé blâmer une seule de ses paroles ou de ses actions. (4) On fit mourir un citoyen qui s'était laissé rendre des honneurs dans sa colonie le même jour où l'on en avait rendu autrefois à Auguste. [3,59] LIX. On fait circuler contre lui des vers satiriques (1) Sous prétexte de maintenir l'ordre et de réformer les moeurs, mais en réalité, pour suivre ses instincts féroces, Tibère commit tant d'autres actes de barbarie et de cruauté, que quelques personnes, dans leurs poésies, non seulement lui reprochèrent les maux que les Romains enduraient, mais encore prédirent ceux auxquels ils devaient s'attendre. Je serai bref: écoute. Inhumain sanguinaire, Tu ne peux qu'inspirer de l'horreur à ta mère. (2) Quoi! sans payer le cens (vraiment! c'est fort commode), Tu te crois chevalier, pauvre exilé de Rhodes? De ton règne, César, Saturne n'est pas fier: Par toi son siècle d'or sera toujours de fer. Il veut du sang; le vin lui devient insipide. Comme de vin jadis, de sang il est avide. (3) Vois le cruel Sylla de meurtres s'enivrant, Vois de ses ennemis Marius triomphant, Vois Antoine excitant des guerres intestines, Et de sa main sanglante entassant des ruines Quiconque de l'exil passe au suprême rang, Ne fonde son pouvoir que dans des flots de sang. (4) D'abord Tibère voulait qu'on regardât ces traits comme 1'oeuvre de quelques esprits qui ne pouvaient supporter ses réformes, comme l'expression, non de l'opinion publique, mais de la colère et de la haine, et il disait de temps en temps: "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils m'approuvent". Mais bientôt il prouva lui-même la justesse et la vérité de ces reproches. [3,60] LX. Ses fureurs (1) Peu de jours après son arrivée à Caprée, un pêcheur l'aborda tout à coup dans un moment où il voulait être seul et lui offrit un surmulet d'une grandeur extraordinaire. Effrayé de l'apparition subite de ce pêcheur, qui s'était glissé jusqu'à lui en gravissant les rochers escarpés qui sont derrière l'île, Tibère lui fit fouetter le visage avec ce poisson. Le pêcheur, tout en subissant sa peine, se félicitait de n'avoir pas également fait présent à l'empereur d'une grosse langouste qu'il avait prise. Mais Tibère ordonna qu'on lui déchirât aussi la face avec cette langouste. (2) Il punit de mort un soldat prétorien qui avait volé un paon dans un verger. Pendant un voyage, sa litière s'étant embarrassée dans des buissons, il terrassa le centurion de l'avant-garde qui était chargé de reconnaître le chemin, et faillit le faire expirer sous ses coups. [3,61] LXI. Ses atrocités (1) Bientôt il s'abandonna à toute espèce de cruauté. Les sujets ne lui manquaient pas. Il persécuta d'abord les amis de sa mère, puis ceux de ses petits-fils et de sa belle-fille, enfin ceux de Séjan, et même leurs simples connaissances. Ce fut surtout après la mort de Séjan, qu'il mit le comble à ses fureurs; (2) ce qui fit clairement voir que ce ministre l'excitait bien moins encore qu'il ne fournissait à ses penchants cruels les occasions de faire le mal. Cependant Tibère, dans un précis biographique, ose dire qu'il a puni Séjan parce qu'il a découvert ses desseins criminels contre les enfants de son fils Germanicus. La vérité est qu'il fit périr l'un de ces deux princes, lorsque Séjan lui était déjà devenu suspect, et l'autre après la perte de ce favori. (3) Il serait trop long de rapporter en détail toutes ses cruautés : je me contenterai d'en donner une idée générale. (4) Il ne se passa pas un seul jour, sans en excepter les jours consacrés par la religion, qui ne fût marqué par des supplices. Le premier jour de l'an, il sévit contre quelques citoyens. (5) Il enveloppa dans la même condamnation les femmes et les enfants d'un grand nombre d'accusés. (6) Il était défendu aux proches de pleurer ceux qui étaient condamnés à mort. (7) Les plus grandes récompenses étaient décernées aux accusateurs et quelquefois même aux témoins. (8) On ajoutait foi à tout délateur; (9) tout crime était capital, même de simples paroles. (10) Un poète fut accusé d'avoir fait dire des injures à Agamemnon dans une tragédie, et un historien d'avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. On les punit sur-le-champ, et l'on supprima leurs écrits, quoiqu'ils eussent été approuvés quelques années auparavant et lus devant Auguste. (11) Des prisonniers furent privés non seulement des consolations de l'étude, mais même de tout commerce et de tout entretien. (12) Plusieurs, appelés en justice et sûrs d'être condamnés, se frappèrent dans leurs maisons pour éviter les tourments et l'ignominie; d'autres avalèrent du poison au milieu du sénat. Mais on pansait leurs blessures, et on les portait en prison à demi morts et palpitants. (13) Tous les suppliciés étaient traînés avec un croc et jetés aux Gémonies. On en compta jusqu'à vingt en un seul jour, et parmi eux des femmes et des enfants. (14) Comme il n'était pas d'usage d'étrangler les vierges, le bourreau les violait auparavant. (15) On forçait de vivre ceux qui voulaient mourir; car Tibère regardait la mort comme un supplice si léger, qu'ayant appris qu'un prévenu, nommé Carnulus, s'était suicidé, il s'écria "Carnulus m'a échappé". (16) Un jour qu'il visitait les prisons, il répondit à quelqu'un qui le priait de bâter son supplice: "Je ne me suis pas encore réconcilié avec toi". (17) Un consulaire rapporte dans ses annales, qu'à un repas nombreux auquel il assistait, un nain, mêlé avec d'autres bouffons, lui demanda brusquement et tout haut pourquoi Paconius, accusé de lèse-majesté, vivait si longtemps. Tibère lui reprocha d'abord son indiscrétion; mais peu de jours après, il écrivit au sénat qu'il eût à statuer sans délai sur la peine due à Paconius. [3,62] LXII. Il informe contre les prétendus complices de la mort de Drusus. Il invente des supplices (1) Il fut exaspéré au plus haut point, et ses fureurs redoublèrent, lorsqu'il apprit que son fils Drusus, (2) qu'il croyait être mort d'intempérance et de maladie, avait été empoisonné par sa femme Livilla et par Séjan. Il multiplia les tourments et les supplices. L'instruction de cette procédure l'absorba tellement pendant des journées entières, qu'il fit sur-le-champ appliquer à la question, comme parent de celui qu'il recherchait, un de ses hôtes de Rhodes que, par une lettre amicale, il avait appelé à Rome, et dont on lui annonçait l'arrivée. Ensuite, quand l'erreur fut reconnue, il ordonna son supplice pour étouffer cette aventure. (3) On montre encore à Caprée le lieu des exécutions. C'était un rocher d'où l'on précipitait dans la mer les malheureux auxquels on avait fait souffrir les tortures les plus longues et les plus recherchées. Des matelots les recevaient et les assommaient avec des crocs et des avirons jusqu'à ce qu'il ne leur restât plus un souffle de vie. (5) Il avait imaginé, entre autres genres de cruautés, d'user d'adresse pour faire boire beaucoup de vin à ses convives; puis on leur liait aussitôt la verge pour qu'ils souffrissent à la fois des ligatures et du besoin d'uriner. (6) Si la mort ne l'eût prévenu, et si Thrasylle ne l'eût engagé exprès, dit-on, à différer quelques-uns de ses projets en lui faisant espérer une plus longue vie, il aurait encore immolé plus de victimes, et n'aurait épargné aucun de ses autres petits-fils. Gaius lui était suspect, et il méprisait Tibère comme le fruit d'un adultère. (7) Cette supposition n'est pas absurde; car de temps en temps il vantait le bonheur de Priam qui avait survécu à tous les siens. [3,63] LXIII. Ses terreurs (1) Mais, au milieu de tant d'horreurs, outre qu'il inspirait de la haine et de l'exécration, il était encore en proie aux agitations et en butte aux outrages. En voici des preuves. (2) Il défendit de consulter les augures en secret et sans témoins. Il voulut un jour disperser les oracles voisins de Rome; mais il y renonça, effrayé de la puissance des sorts de Préneste, que l'on avait apportés à Rome, dans une boîte cachetée, n'avaient pu y être découverts que lorsque la botte eut été reportée dans le temple. (3) Une autre fois il offrit des provinces à un ou deux consulaires sans oser les y envoyer, et il les retint près de lui jusqu'à ce qu'il leur eût donné des successeurs quelques années après. Néanmoins, comme ils conservaient le titre de leur charge, il leur déléguait plusieurs affaires qu'ils faisaient terminer par leurs lieutenants et leurs subordonnés. [3,64] LXIV. Ses précautions contre sa belle-fille et ses petits-fils Après la condamnation de sa bru et de ses petit-fils, il ne les fit jamais aller d'un lieu dans un autre qu'enchaînés et dans une litière fermée, avec une escorte militaire qui avait ordre d'empêcher les passants d'y fixer leurs regards ou de s'arrêter. [3,65] LXV. Il se défait de Séjan. Ses craintes et ses précautions (1) Il tolérait qu'on célébrât publiquement la naissance de Séjan, et qu'on révérât partout ses images en or. Mais, dès que ce ministre conspira contre lui, il ne déploya point pour le perdre son autorité suprême: il recourut à la ruse et à l'artifice. (2) Afin de l'éloigner de lui sous un prétexte honorable, il le fit son collègue dans son cinquième consulat qu'il se décerna pour cela même, après un long intervalle et pendant qu'il n'était pas à Rome. (3) Ensuite il le séduisit par l'espoir d'une alliance et de la puissance tribunicienne, et tout à coup il l'accusa dans une honteuse et misérable missive au sénat. Il priait les sénateurs de lui envoyer un des consuls pour qu'il accompagnât devant eux avec une escorte militaire un vieillard abandonné. (4) Plein de défiance, et craignant une révolution, il avait donné ordre que l'on mît en liberté son petit-fils Drusus, alors détenu en prison à Rome, si les circonstances l'exigeaient, et qu'on le mît à la tête des affaires. (5) Il tenait des vaisseaux tout prêts pour se réfugier auprès de quelqu'une des armées; et, de temps en temps, du haut d'un rocher escarpé, il observait les signaux qu'il avait fait élever au loin, afin de savoir promptement tout ce qui se passait, sans que les messages fussent arrêtés. (6) Quand la conjuration de Séjan fut étouffée, il ne fut ni plus rassuré ni plus ferme, et durant neuf mois il ne sortit point de sa villa qu'on appelait "la villa d'Ion". [3,66] LXVI. Il est en butte à toutes sortes d'outrages (1) Il recevait de toutes parts des avanies qui achevaient d'ulcérer son âme inquiète. Les condamnés l'accablaient en face de mille invectives, ou déposaient leurs satires dans l'orchestre. (2) Il en était très diversement affecté: tantôt la honte lui faisait désirer que ces outrages demeurassent inconnus ou cachés; tantôt il feignait de les mépriser, les répétait lui-même et les rendait publics. (3) Il fut aussi fort maltraité dans une lettre d'Artaban, roi, des Parthes, qui lui reprochait ses parricides, ses meurtres, sa lâcheté, ses débauches, et qui l'engageait à satisfaire le plus tôt possible, par une mort volontaire, l'implacable et juste haine de ses concitoyens. [3,67] LXVII. Il savait d'avance à quel avilissement il était réservé (1) Enfin, à charge à lui-même, il fit en quelque sorte l'aveu de ses maux, en commençant ainsi l'une de ses lettres: "Que vous écrirai-je, pères conscrits? comment vous écrirai-je? ou, dans la situation actuelle, que ne vous écrirai-je pas? Si je le sais, que les dieux et les déesses me fassent périr encore plus cruellement que je ne me sens périr tous les jours". (2) Quelques-uns croient que la faculté qu'il avait de prévoir l'avenir lui avait découvert quel serait son sort; qu'il savait longtemps auparavant à quelle infamie et à quelles horreurs il était destiné, et que c'est pour cette raison qu'à son avènement à l'empire, il avait si obstinément refusé le titre de Père de la patrie, et n'avait pas voulu qu'on jurât par ses actes, de peur que de si grands honneurs ne l'en fissent paraître bientôt encore plus indigne. (3) C'est du moins ce qu'on peut conclure du discours qu'il tint sur ces deux objets. "Je serai toujours semblable à moi-même, disait-il, et je ne changerai point de conduite, tant que je jouirai de ma raison. Mais, pour l'exemple, le sénat ne doit point s'obliger aux actes de qui que ce soit, parce que les circonstances peuvent le faire changer". (4) Il disait encore dans un autre endroit: "Si jamais vous doutiez de ma conduite et de mon dévouement (et puissé-je mourir avant ce malheur!) le titre de Père de la patrie n'ajoutera rien à mon honneur, et il vous exposera au reproche, ou de me l'avoir donné légèrement, ou d'avoir changé inconsidérément sur mon compte". [3,68] LXVIII. Son portrait (1) Tibère était gros, robuste et d'une taille au-dessus de l'ordinaire. Large des épaules et de la poitrine, il avait, de la tête aux pieds, tous les membres bien proportionnés. Sa main gauche était plus agile et plus forte que la droite. Les articulations en étaient si solides, qu'il perçait du doigt une pomme récemment cueillie, et que d'une chiquenaude il blessait à la tête un enfant et même un adulte. (2) Il avait le teint blanc, les cheveux un peu longs derrière la tête et tombant sur le cou; ce qui était chez lui un usage de famille. Sa figure était belle, mais souvent parsemée de boutons. Ses yeux étaient très grands, et, chose étonnante, il voyait dans la nuit et dans les ténèbres, mais seulement lorsqu'ils s'ouvraient après le sommeil et pour peu de temps; ensuite sa vue s'obscurcissait. (3) Il marchait, le cou raide et penché, la mine sévère, habituellement silencieux. Il ne conversait presque point avec ceux qui l'entouraient, ou, s'il leur parlait, c'était avec lenteur et en gesticulant négligemment de ses doigts. (4) Auguste avait remarqué ces habitudes disgracieuses et pleines de hauteur, et il avait essayé plus d'une fois de les excuser auprès du sénat et du peuple, comme des imperfections naturelles, et non des défauts de coeur. (5) Tibère jouit d'une santé inaltérable pendant presque tout le temps de son règne, quoique, depuis l'âge de trente ans, il la gouvernât à son gré, sans recourir aux remèdes ni aux avis d'aucun médecin. [3,69] LXIX. Ses superstitions Il s'occupait d'autant moins des dieux et de la religion, qu'il s'était appliqué à l'astrologie et qu'il croyait au fatalisme. Cependant il craignait singulièrement le tonnerre; et, quand le ciel était orageux, il portait toujours sur sa tête une couronne de laurier, parce que la feuille de cet arbre est, dit-on, à l'abri de la foudre. [3,70] LXX. Son goût pour les lettres et pour l'histoire de la fable (1) Il cultiva avec beaucoup d'ardeur la littérature latine et la littérature grecque. Pour la première il prit des leçons du vieux Messala Corvinus qu'il avait honoré de son estime dans sa jeunesse. (2) Mais il obscurcissait son style à force d'affectation et de purisme; et ses improvisations valaient mieux quelquefois que ce qu'il avait médité. (3) Il composa un chant lyrique intitulé: "Élégie sur la mort de L. César". (4) Dans ses poésies grecques il imita Euphorion, Rhianus et Parthenius. Ces poètes faisaient ses délices. Il fit placer leurs ouvrages et leurs portraits dans les bibliothèques publiques parmi les plus illustres auteurs anciens; ce qui fut cause que beaucoup de savants lui adressèrent des commentaires sur ces trois écrivains. (5) Il s'adonna aux récits fabuleux avec un soin qui allait jusqu'à la niaiserie et jusqu'au ridicule. Les questions qu'il faisait ordinairement aux grammairiens pour lesquels, comme nous l'avons dit, il avait de la prédilection, étaient à peu près de cette nature: "Quelle était la mère d'Hécube? Quel nom avait Achille à la cour de Lycomède? Quels étaient les chants des Sirènes?" (6) Enfin, le jour où il entra dans le sénat pour la première fois, après la mort d'Auguste, il crut devoir, pour satisfaire tout ensemble à la religion et à la piété filiale, imiter le sacrifice de Minos, à la mort de son fils: il offrit aux dieux du vin et de l'encens, mais sans joueur de flûte. [3,71] LXXI. Il interdit l'usage du grec en public (1) La langue grecque lui était familière, mais il ne la parlait pas indistinctement en tous lieux. Il s'en abstenait surtout avec tant de scrupule dans le sénat, qu'avant de prononcer le mot "monopole", il commença par s'excuser de ce qu'il était obligé de recourir à ce terme étranger. (2) Un jour aussi, ayant entendu dans un décret du sénat le mot "emblema", il fut d'avis qu'on changeât ce mot barbare, et qu'on lui substituât une expression latine, ou, si l'on n'en trouvait pas, qu'on se servît d'une périphrase. (3) Il força un soldat, auquel on demandait son témoignage en grec, de répondre en latin. [3,72] LXXII. Commencement de sa maladie (1) Pendant tout le temps de sa retraite, il n'essaya que deux fois de retourner à Rome. La première fois il vint sur une trirème jusqu'aux jardins de César. Des soldats rangés sur les bords du Tibre avaient ordre d'écarter tous ceux qui auraient voulu se porter au-devant de lui. La seconde fois, il s'avança par la voie Appienne jusqu'au septième milliaire, vit les murs de Rome sans y entrer, et repartit. Au premier voyage, on ne sait quelle fut la cause de son retour; mais au second ce fut un prodige qui l'effraya. (2) Il s'était amusé à élever un serpent. Un jour qu'il allait, selon son habitude, lui donner à manger de sa main, il le trouva rongé par les fourmis: c'était un avertissement d'éviter la violence de la multitude. (3) Il revint donc à la hâte en Campanie, et tomba malade à Astura; puis, se sentant un peu mieux, il poussa jusqu'à Circéies. (4) Là, pour éloigner tout soupçon de maladie, il assista à des jeux militaires, et même lança des javelots sur un sanglier qu'on avait lâché dans l'arène. mais il ressentit aussitôt un point de côté, prit un refroidissement après s'être trop échauffé, et retomba plus dangereusement malade. (5) Néanmoins il se soutint encore quelque temps à Misène où il s'était fait transporter, quoique, par intempérance ou par dissimulation, il ne retranchât rien de sa vie ordinaire, pas même les festins ni les autres plaisirs. (6) Son médecin Chariclès, sur le point de le quitter au sortir d'un repas, lui prit la main pour la baiser. Tibère, croyant qu'il avait voulu lui tâter le pouls, le retint, l'engagea à se remettre à table, et prolongea le festin. (7) Il observa même la coutume qu'il avait de se tenir debout, après le repas, au milieu de la salle à manger, avec un licteur à côté de lui, de recevoir ainsi les adieux de tous les convives, et de leur faire les siens. [3,73] LXXIII. Sa mort (1) Cependant, ayant lu dans les actes du sénat, qu'on avait renvoyé, même sans les entendre, plusieurs accusés au sujet desquels il avait écrit à la hâte qu'ils étaient désignés par un dénonciateur, il frémit à la pensée qu'on le méprisait, et résolut à tout prix de regagner Caprée, n'osant rien hasarder que dans un lieu sûr. (2) Mais, retenu par les tempêtes et par le progrès du mal, il s'arrêta dans la villa de Lucullus, et y mourut peu de temps après dans la soixante-dix-huitième année de son âge, et la vingt-troisième de son règne, le dix-septième jour avant les calendes d'avril, sous le consulat de Cnéius Acerronius Proculus et de Caius Pontius Nigrinus. (3) Quelques-uns croient que Gaius lui avait donné un poison lent et subtil; d'autres, que, dans un moment où la fièvre l'avait quitté, on lui avait refusé des aliments; d'autres enfin, qu'on l'avait étouffé sous un coussin, tandis que, revenu à lui, il réclamait son anneau qu'on lui avait enlevé pendant sa défaillance. (4) Sénèque a écrit que, sentant sa fin approcher, il avait ôté son anneau, comme pour le donner à quelqu'un, et qu'après l'avoir tenu quelques instants, il l'avait remis ensuite, et était resté longtemps immobile, la main gauche fermée; que tout à coup il avait appelé ses esclaves, et que, comme personne ne lui répondait, il s'était levé, mais que les forces venant à lui manquer, il était tombé mort auprès de son lit. [3,74] LXXIV. Présages qui avaient annoncé sa mort (1) Au dernier anniversaire de sa naissance, il crut voir en songe un Apollon Téménite, d'une grandeur et d'une beauté rares, qu'il avait fait venir de Syracuse pour le placer dans la bibliothèque du nouveau temple, et ce dieu lui assurait qu'il ne pourrait y être consacré par lui. (2) Quelques jours avant sa mort, un tremblement de terre fit tomber la tour du phare à Caprée. (3) À Misène, le brasier qu'on avait apporté pour échauffer la salle à manger, s'était éteint et refroidi depuis longtemps, lorsqu'il se ralluma tout à coup sur le soir et brûla jusque bien avant dans la nuit. [3,75] LXXV. Joie à Rome. Imprécations contre sa mémoire (1) À la première nouvelle de sa mort, la joie fut telle dans Rome, qu'on se mit à courir çà et là, les uns criant qu'il fallait jeter Tibère dans le Tibre, les autres suppliant la terre maternelle et les dieux mânes de ne lui accorder de place que parmi les impies; d'autres, exaspérés par une atrocité récente qui se joignait au souvenir de ses anciennes cruautés, le menaçaient du croc et des Gémonies. (2) Un sénatus-consulte avait statué que la peine des condamnés serait toujours différée jusqu'au dixième jour. Or il arriva que quelques-uns devaient être exécutés le jour même où l'on apprit la mort de Tibère. (3) Ils demandaient leur grâce à tout le monde. Mais, comme il n'y avait personne à qui l'on pût s'adresser, Gaius étant encore absent, les gardiens, craignant de contrevenir aux ordres qu'ils avaient reçus, les étranglèrent et les jetèrent aux Gémonies. (4) La haine redoubla, comme si la barbarie du tyran se faisait encore sentir après sa mort. (5) Lorsqu'on enleva son corps de Misène, beaucoup de personnes crièrent qu'il fallait le transporter et le brûler dans l'amphithéâtre d'Atella. Mais des soldats le portèrent à Rome, où on le brûla au cours de funérailles publiques. [3,76] LXXVI. Son testament (1) Deux ans avant sa mort, il avait fait un double testament. L'un des exemplaires était de sa main, l'autre de celle d'un affranchi; mais ils étaient tous deux parfaitement semblables et signés par les gens de la plus basse condition. (2) Il instituait ses héritiers par égales portions, Gaius son petit-fils par Germanicus, et Tibère qui l'était par Drusus; de plus, il les instituait mutuellement héritiers l'un de l'autre. Il faisait aussi des legs à beaucoup de personnes, entre autres aux vestales, aux soldats, à chaque citoyen, et aux surveillants de chaque quartier. [4,0] Vie de Caligula [4,1] I. Exploits et mort de Germanicus, père de Caligula (1) Germanicus, père de Caius César Caligula, et fils de Drusus et d'Antonia, la plus jeune des filles d'Antoine, fut adopté par son oncle Tibère. Il exerça la questure cinq ans avant l'âge permis par les lois, et le consulat immédiatement après. Envoyé à l'armée de Germanie, il contint avec autant de fermeté que de zèle les légions qui, à la première nouvelle de la mort d'Auguste, refusaient obstinément de reconnaître Tibère pour empereur, et lui déféraient le commandement suprême. Il vainquit l'ennemi et triompha. (2) Nommé consul pour la seconde fois, avant d'entrer en charge, il fut, pour ainsi dire, chassé de Rome pour aller apaiser l'Orient. Après avoir donné un roi à l'Arménie et réduit la Cappadoce en province romaine, il mourut à Antioche, à l'âge de trente-quatre ans, d'une maladie de langueur que l'on soupçonna être causée par le poison. (3) En effet, outre les taches livides qui couvraient son corps, et l'écume qui sortait de sa bouche, on trouva, parmi ses cendres et ses os, son coeur intact. Or, on croit communément que le coeur imprégné de poison résiste au feu. [4,2] II. Il périt victime de la haine de Tibère et de Pison On attribua sa mort à la perfidie de Tibère et aux manoeuvres de Cn. Pison. Il venait de prendre le gouvernement de la Syrie, et ne se dissimulait point qu'il était dans la nécessité absolue de déplaire ou au père ou au fils. Il ne garda aucune mesure envers Germanicus, et, sans égard pour sa maladie, il l'accabla des plus cruels outrages par ses paroles et par ses actions. Aussi, de retour à Rome, il fut sur le point d'être mis en pièces par le peuple, et fut condamné à la mort par le sénat. [4,3] III. Son portrait. Ses vertus, ses talents. Sa modération (1) On sait que Germanicus réunissait, à un degré que n'atteignit jamais personne, tous les avantages du corps et les qualités de l'esprit, une beauté et une valeur singulières, une profonde érudition et une haute éloquence dans les lettres grecques et les lettres latines, une bonté d'âme admirable, le plus grand désir de se concilier et de mériter l'affection de ses semblables, et le plus merveilleux talent pour y réussir. (2) La maigreur de ses jambes n'était pas en harmonie avec sa beauté; mais il y remédia peu à peu par l'habitude de monter à cheval après ses repas. (3) Il tua plusieurs ennemis de sa main. (4) Il plaida des causes, même après son triomphe. Entre autres monuments de ses études, il nous reste de lui des comédies grecques. (5) Il était également affable dans sa vie privée et dans sa vie publique. Il entrait sans licteurs dans les villes libres et alliées. Il honorait de sacrifices funéraires tous les tombeaux des hommes illustres. (6) Ce fut lui qui recueillit le premier de ses mains et renferma dans un même sépulcre les ossements blanchis et dispersés des guerriers morts dans la défaite de Varus. (7) Il n'opposait indistinctement que la douceur et la modération à tous ses détracteurs, quelle que fût la cause de leur inimitié. Il ne témoigna de ressentiment à Pison, qui avait révoqué ses décrets et maltraité ses clients, que lorsqu'il s'aperçut qu'il l'accusait de maléfices et de sortilèges. Alors même il se contenta, selon la coutume de nos aïeux, de renoncer publiquement à son amitié, et de confier aux siens le soin de sa vengeance, s'il lui arrivait quelque malheur. [4,4] IV. Sa popularité Ces vertus furent amplement récompensées. Il était tellement estimé et chéri de ses parents, qu'Auguste (sans parler des autres) balança longtemps s'il ne le choisirait pas pour son successeur, et le fit adopter par Tibère. Il jouissait à un si haut point de la faveur populaire, que, suivant plusieurs historiens, toutes les fois qu'il arrivait ou qu'il partait, il risquait d'être étouffé par la foule de ceux qui accouraient à sa rencontre ou qui suivaient ses pas. Quand il revint de Germanie, après avoir apaisé la sédition de l'armée, toutes les cohortes prétoriennes allèrent au-devant de lui, quoiqu'il n'y en eût que deux qui en eussent reçu l'ordre; et le peuple romain, de tout sexe, de tout âge et de toute condition, se répandit sur sa route jusqu'au vingtième milliaire. [4,5] V. Douleur universelle causée par sa mort (1) De plus grands et de plus énergiques témoignages d'affection éclatèrent à sa mort et après sa mort. (2) Le jour où il cessa de vivre, on lança des pierres contre les temples, on renversa les autels des dieux; quelques particuliers jetèrent dans les rues leurs dieux pénates; d'autres exposèrent leurs enfants nouvellement nés. (3) On dit même que les Barbares, alors en guerre avec nous ou entre eux, consentirent à une trêve, comme dans un malheur à la fois domestique et universel. On ajoute qu'en signe de grand deuil, quelques princes se coupèrent la barbe, et firent raser la tête de leurs épouses; et que même le roi des rois s'abstint de la chasse et n'admit point les grands à sa table, ce qui, chez les Parthes, équivaut à la clôture des tribunaux. [4,6] VI. Marques de deuil à Rome (1) À la première nouvelle de sa maladie, Rome fut consternée, et attendit avec tristesse de nouveaux messages. Tout à coup, vers le soir, le bruit se répandit, on ne sait comment, que Germanicus était rétabli. Aussitôt on courut au Capitole avec des flambeaux et des victimes; on brisa presque les portes du temple, dans l'impatience d'offrir des actions de grâces. Tibère fut réveillé par les cris de ceux qui se félicitaient et qui chantaient de tous côtés: "Rome est sauvée, la patrie est sauvée, Germanicus est sauvé". (2) Mais lorsque sa mort fut enfin devenue certaine, aucune consolation, aucun édit ne put contenir la douleur publique; elle dura même pendant les fêtes de décembre. (3) Les abominations des années suivantes ajoutèrent encore à la gloire de ce jeune prince et au regret de sa perte. Tout le monde pensait, et avec raison, que le respect et la crainte qu'il inspirait à Tibère avaient mis un frein à la barbarie qu'il fit bientôt éclater. [4,7] VII. Mariage et enfants de Germanicus Germanicus avait épousé Agrippine, fille d'Agrippa et de Julie, et il en eut neuf enfants. Deux d'entre eux moururent en bas âge, et un troisième au sortir de l'enfance. Ce dernier était remarquable par sa gentillesse. Livie orna son image des insignes de Cupidon, et la plaça dans le temple de Vénus, au Capitole. Auguste la mit dans sa chambre, et la baisait toutes les fois qu'il y entrait. Les autres survécurent à leur père, savoir trois filles, Agrippine, Drusilla et Livilla, nées dans trois années consécutives; et trois enfants mâles, Néron, Drusus et Caius César. Le sénat, sur les accusations de Tibère, déclara Néron et Drusus, ennemis publics. [4,8] VIII. Opinions diverses sur le lieu où naquit Caligula (1) Caius César naquit la veille des calendes de septembre, sous le consulat de son père, et de C. Fonteius Capito. (2) On ne s'accorde pas sur le lieu de sa naissance. (3) Cneius Lentulus Gaetulicus dit qu'il est né à Tibur; Pline prétend que ce fut dans le village appelé Ambitarvius, dans le pays de Trèves, au-dessus de Coblence. À l'appui de son opinion, il ajoute qu'on y montre encore des autels qui portent cette inscription: "En l'honneur des couches d'Agrippine." (4) Les vers suivants qui furent publiés peu après son avènement, indiquent qu'il est né dans des quartiers d'hiver des légions: Au milieu de nos camps le sort qui l'a fait naître, À l'amour des soldats le désignait pour maître. (5) Je trouve dans les archives qu'il vit le jour à Antium. (6) Pline réfute Cneius Lentulus, et l'accuse d'avoir menti par adulation, pour ajouter à l'éloge d'un prince jeune et glorieux ce que pouvait encore lui donner d'éclat une ville consacrée à Hercule. Ce qui l'enhardit à ce mensonge, c'est que, l'année précédente, Tibur avait vu naître un autre fils de Germanicus, également nommé Caius César, celui dont nous avons rappelé l'aimable enfance et la fin prématurée. (7) Mais Pline est contredit par la suite des événements; car les historiens d'Auguste sont d'accord sur ce point, que Germanicus ne fut envoyé dans les Gaules qu'après son consulat, et lorsque Caius était déjà né. (8) L'inscription des autels dont se prévaut Pline n'appuie en rien sa thèse, puisque Agrippine mit au monde deux filles dans ce pays-là, et qu'on applique le mot "puerperium" à toute espèce d'accouchement sans distinction de sexe; car les anciens appelaient les filles "puerae" et les garçons "puelli". (9) Nous possédons aussi une lettre qu'Auguste, peu de mois avant sa mort, écrivait à sa petite-fille Agrippine. Voici comme il y parle de Caius (et alors il n'y avait plus d'autre enfant de ce nom): "Je suis convenu hier avec Talarius et Asillius que, s'il plaît aux dieux, ils partiront le dix-huit mai avec le petit Caius. J'envoie avec lui un médecin de ma maison, et j'écris à Germanicus de le garder, s'il le veut. Porte-toi bien, mon Agrippine, et tâche d'arriver en bonne santé auprès de ton Germanicus." (10) Cette lettre prouve suffisamment, ce me semble, que Caius n'est point né à l'armée, puisqu'il avait près de deux ans lorsqu'il y fut amené de Rome pour la première fois. (11) C'en est assez pour n'ajouter aucune foi aux vers que j'ai cités, d'autant plus que l'auteur en est inconnu. (12) Il faut donc s'en tenir à l'autorité des registres publics. On sait d'ailleurs que Caius préféra toujours Antium à toutes les autres retraites, et qu'il eut pour ce lieu tout l'amour que l'on porte au sol natal. On dit même que, dégoûté de Rome, il voulut y transporter le siège de l'empire. [4,9] IX. Il inspire une grande affection aux soldats (1) Il dut le surnom de Caligula à une plaisanterie militaire: il lui vint de la chaussure qu'il portait dans le camp où il fut élevé. (2) Ce fut surtout après la mort d'Auguste que l'on s'aperçut combien cette éducation, au milieu des soldats, leur inspirait d'attachement pour lui. Sa seule présence arrêta la fureur des séditieux prêts à se porter aux plus grands excès. (3) Ils ne s'apaisèrent que lorsqu'ils virent que, pour le dérober au danger, on allait l'envoyer dans une ville voisine. Alors, pénétrés de repentir, ils retinrent son char, et demandèrent avec instance qu'on leur épargnât cet affront. [4,10] X. Sa jeunesse. Sa dissimulation (1) Il accompagna son père dans l'expédition de Syrie. (2) À son retour, il demeura chez sa mère; et, lorsqu'elle fut exilée, il vécut auprès de sa bisaïeule Livia Augusta. Quoique à la mort de celle-ci, il portât encore la robe prétexte, il en fit l'éloge funèbre à la tribune aux harangues. (3) Puis il se rendit auprès de son aïeule Antonia. À vingt et un ans, il fut appelé à Caprée par Tibère, et dans un même jour il prit la toge et se fit raser la barbe, sans recevoir aucun des honneurs qui avaient accompagné ses frères à leur entrée dans le monde. (4) Il n'y eut sorte de pièges qu'on ne lui tendît pour lui arracher des plaintes; mais il ne s'y laissa jamais prendre. Il ne parut pas s'apercevoir du malheur des siens, comme s'il ne leur fut jamais rien arrivé, et dévorait ses propres affronts avec une dissimulation incroyable. Sa complaisance pour Tibère et pour ceux qui l'entouraient était telle, que l'on a dit de lui, avec raison, qu'il n'y avait point eu de meilleur valet ni de plus méchant maître. [4,11] XI. Ses inclinations basses et cruelles (1) Toutefois, dès ce temps-là même, il ne pouvait cacher ses inclinations basses et cruelles. Il assistait avec une curiosité extrême aux supplices des condamnés. La nuit, il courait les tavernes et les mauvais lieux, enveloppé d'un long manteau, et la tête cachée sous de faux cheveux. Il était passionné pour la danse et le chant du théâtre. Tibère ne contrariait pas trop ces goûts, espérant qu'ils pourraient adoucir son caractère farouche. (2) Le subtil vieillard le connaissait à fond, et quelquefois il disait tout haut: "Caius ne vit que pour ma perte et pour celle de tous. J'élève une hydre pour le peuple romain, et un Phaéton pour l'univers." [4,12] XII. Il est soupçonné d'avoir fait périr Tibère (1) Peu de temps après il épousa Junia Claudilla, fille de M. Silanus, l'un des plus nobles Romains. (2) Nommé augure à la place de son frère Drusus, avant d'en exercer les fonctions, il passa au pontificat. Tibère, alors privé de tout autre appui, et se méfiant de Séjan, dont il se défit bientôt après, éprouvait ainsi le caractère et l'attachement de Caius, qu'il approchait du trône par degrés. (3) Pour être plus assuré d'y monter, Caius, quand il eut perdu Junie à la suite de couches, séduisit Ennia Naevia, femme de Macron, chef des cohortes prétoriennes, et s'engagea par serment et par écrit à l'épouser, s'il parvenait à l'empire. (4) Dès qu'il eût ainsi gagné Macron, suivant quelques historiens, il empoisonna Tibère. L'empereur respirait encore quand il lui fit enlever son anneau; et, comme il paraissait vouloir le retenir, il fit jeter sur lui un coussin, et même l'étrangla de sa propre main. Un affranchi, qui s'était récrié sur l'atrocité de l'acte, fut aussitôt mis en croix. (5) Ce récit paraît d'autant plus vraisemblable, que Caligula lui-même se vanta, selon quelques auteurs, sinon d'avoir commis ce parricide, du moins de l'avoir projeté. Il se glorifiait souvent, pour faire voir son attachement à sa mère et à ses frères, d'avoir voulu les venger. Il était entré, disait-il, avec un poignard dans la chambre de Tibère endormi; mais la pitié l'avait retenu; il avait jeté son arme, et s'était retiré sans que Tibère, quoiqu'il s'en fût aperçu, osât ni le poursuivre ni le punir. [4,13] XIII. Tous les voeux l'appellent à l'empire (1) En montant ainsi sur le trône, il combla les voeux du peuple romain ou plutôt de l'univers. Il était cher aux provinces et aux armées qui l'avaient vu enfant, et cher à tous les habitants de Rome qui honoraient en lui le fils de Germanicus et plaignaient les malheurs d'une famille presque éteinte. (2) Aussi, dès qu'il sortit de Misène, quoiqu'il suivît le convoi de Tibère en habit de deuil, il s'avança au milieu des autels, des victimes et des flambeaux, escorté d'une foule immense et remplie d'allégresse, qui se pressait à sa rencontre. Tous lui donnaient les noms les plus flatteurs, et l'appelaient leur astre, leur petit, leur élève, leur nourrisson. [4,14] XIV. Il est proclamé empereur (1) À son entrée dans Rome, du consentement unanime des sénateurs et du peuple qui se précipitait dans leur assemblée, il fut sur-le-champ investi du pouvoir souverain, malgré le testament de Tibère qui lui donnait pour cohéritier son autre petit-fils encore revêtu de la robe prétexte. La joie publique fut si grande, qu'en moins de trois mois, on égorgea, dit-on, plus de cent soixante mille victimes. (2) Quelques jours après, comme il s'était transporté dans les îles de la Campanie les plus voisines, on fit des voeux pour son retour, tant on cherchait les occasions de lui témoigner sa sollicitude et l'intérêt qu'on prenait à sa conservation. (3) Il tomba malade. Alors le peuple passa la nuit autour de son palais, et plusieurs faisaient voeu de combattre ou de s'immoler pour son rétablissement. (4) À ce prodigieux amour des citoyens se joignit la plus grande considération des étrangers. (5) Le roi des Parthes, Artaban, qui avait toujours affiché son mépris et sa haine pour Tibère, rechercha l'amitié de Caius. Il eut une conférence avec un lieutenant consulaire, et vint, au-delà de l'Euphrate, rendre hommage aux aigles romaines et aux images des Césars. [4,15] XV. Honneurs qu'il affecte de rendre à sa famille (1) L'affection que Caius témoignait à tout le monde le faisait chérir de plus en plus. Après avoir prononcé devant le peuple assemblé l'éloge funèbre de Tibère en versant beaucoup de larmes, et avoir en son honneur ordonné de magnifiques funérailles, il se hâta d'aller à Pandataria et à Ponties recueillir les cendres de sa mère et de ses frères. Pour mieux faire éclater sa piété filiale, il partit malgré la saison contraire, approcha de ces restes avec respect, et les renferma lui-même dans des urnes. (2) Ce ne fut pas avec moins d'appareil qu'il les transporta jusqu'à Ostie, et de là à Rome en remontant le Tibre, sur une galère à deux rangs de rames, à la poupe de laquelle flottait un pavillon. Ces cendres furent reçues par les plus nobles des chevaliers, et transférées en plein jour, sur deux brancards, dans un mausolée. Il établit en leur honneur des sacrifices annuels, et en mémoire de sa mère des jeux du cirque, où son image devait être portée sur un char comme celle des dieux. (3) En commémoration de son père, il donna au mois de septembre le nom de Germanicus. (4) Il fit décerner par un sénatus-consulte à Antonia, son aïeule, tous les honneurs dont avait joui Livia Augusta. Il s'adjoignit pour collègue dans le consulat son oncle Claudius, qui, jusque-là, était resté simple chevalier. Il adopta son frère Tibère le jour où il prit la robe virile, et le nomma prince de la jeunesse. (5) Il voulut que l'on mît cette formule, dans tous les serments: "Caius et ses soeurs me sont aussi chers que moi et mes enfants"; et cet autre dans les rapports des consuls: "Pour la prospérité de Caius César et de ses soeurs". (6) Il réhabilita avec une même affection pour le peuple, tous ceux qui avaient été condamnés ou bannis, et reprit toutes les poursuites qui dataient du règne précédent. Il fit porter dans la place publique les pièces relatives au procès de sa mère et de ses frères, et, après avoir attesté les dieux qu'il n'en avait lu ni touché aucune, il les brûla toutes, afin d'affranchir désormais de crainte les délateurs ou les témoins. Il refusa de recevoir un billet qui intéressait sa vie, prétendant qu'il n'avait rien fait qui pût lui attirer la haine de personne, et qu'il n'avait point d'oreilles pour les délateurs. [4,16] XVI. Il augmente par tous les moyens sa popularité (1) Il chassa de Rome les inventeurs de débauches monstrueuses, et l'on n'obtint qu'avec peine qu'il ne les fît pas noyer. (2) Il fit rechercher les ouvrages de Titus Labienus, de Cremutius Cordus et de Cassius Severus, supprimés par des sénatus-consultes. Il en permit la distribution et la lecture, comme étant très intéressé lui-même à ce que l'histoire fût fidèlement écrite. (3) Il publia la situation de l'empire, suivant la coutume d'Auguste, interrompue par Tibère. (4) Il concéda aux magistrats une juridiction indépendante et sans appel à son autorité. (5) Il fit la revue des chevaliers romains avec un soin sévère, et cependant tempéré par la modération. Il enleva publiquement leur cheval à ceux qui étaient entachés de bassesse ou d'ignominie, et se contenta d'omettre à l'appel les noms de ceux qui avaient commis de moindres fautes. (6) Afin de soulager les juges dans leurs fonctions, il ajouta une cinquième décurie aux quatre premières. (7) Il essaya aussi de rétablir l'usage des comices et de rendre au peuple le droit de suffrage. (8) Il paya sans fraude et sans chicane tous les legs portés sur le testament de Tibère, quoiqu'il eût été annulé, et ceux du testament de Julia Augusta, quoique Tibère l'eût supprimé. (9) Il remit à toute l'Italie le deux centième des ventes à l'encan. Il indemnisa un grand nombre d'incendiés. En rétablissant les rois, il leur restitua les revenus et les impôts qui avaient été perçus en leur absence. C'est ainsi qu'il rendit à Antiochos, roi de Commagène, une confiscation de dix millions de sesterces. (10) Jaloux d'encourager la vertu, il donna quatre-vingt mille sesterces à une affranchie, qui, malgré les plus affreuses tortures, avait gardé le silence sur le crime de son maître. (11) C'est pour de tels actes qu'on décerna à Caius, outre beaucoup d'autres honneurs, un bouclier d'or que, tous les ans, à un jour déterminé, les collèges des pontifes devaient porter au Capitole, suivis du sénat et de la jeune noblesse des deux sexes qui chantait des hymnes à sa louange. On statua que le jour de son avènement à l'empire serait appelé "Parilia", comme si c'eût été une nouvelle fondation de Rome. [4,17] XVII. Ses consulats. Ses largesses au peuple (1) Il fut quatre fois consul: la première, depuis les calendes de juillet, pendant deux mois; la seconde, depuis les calendes de janvier, pendant trente jours; la troisième, jusqu'aux ides de janvier; et la quatrième, jusqu'au sept de ce mois seulement. (2) Ses deux derniers consulats furent consécutifs. (3) Il prit possession du troisième à Lyon, sans collègue, non par orgueil ou par indifférence, comme quelques-uns le croient, mais parce qu'étant absent, il ne put savoir que son futur collègue était mort vers le jour des calendes. (4) Il donna deux fois au peuple trois cents sesterces par tête, et servit deux repas somptueux au sénat et aux chevaliers, et même à leurs femmes et à leurs enfants. Dans le second de ces repas, il distribua des costumes de ville aux hommes, et des bandelettes de pourpre aux enfants et aux femmes; (5) puis, afin d'augmenter à perpétuité les réjouissances publiques, il ajouta un jour aux Saturnales, qu'il appela "jour de la jeunesse". [4,18] XVIII. Ses spectacles (1) Il donna des combats de gladiateurs, tantôt dans l'amphithéâtre de Taurus, tantôt dans le champ de Mars. Il y mêla des troupes de lutteurs africains et campaniens, choisis parmi les plus habiles au pugilat. (2) Quand il ne présidait pas lui-même au spectacle, il chargeait de ce soin des magistrats ou ses amis. (3) Il donna souvent aussi des jeux scéniques de diverses espèces en beaucoup d'endroits, quelquefois même la nuit, et alors il faisait illuminer toute la ville. (4) Il distribua au peuple toutes sortes de présents, et des corbeilles renfermant des rations de pain et de viande. S'étant aperçu qu'un chevalier romain, qui était vis-à-vis de lui, mangeait sa part avec beaucoup de gaieté et d'avidité, il lui envoya la sienne. Un sénateur, pour la même raison, reçut de lui un billet qui le nommait préteur extraordinaire. (5) Il donna beaucoup de spectacles au cirque qui duraient depuis le matin jusqu'au soir. Ils avaient pour intermède, tantôt une chasse d'Afrique, tantôt une parade troyenne. Dans quelques-uns de ces jeux, plus remarquables que les autres, l'arène était parsemée de vermillon et de poudre d'or; alors les sénateurs avaient seuls le droit de conduire les chars. (6) Un jour il donna des jeux à l'improviste, sur la demande que lui firent quelques personnes du haut des maisons voisines, pendant que, de sa maison de Gelos, il examinait l'appareil du cirque. [4,19] XIX. Il jette un pont sur le Golfe de Baïes (1) Le genre de spectacle qu'il imagina quelque temps après est incroyable et inouï. Il jeta un pont de Baïes aux digues de Pouzzoles, sur une longueur de trois mille six cents pas. À cet effet, il réunit de toutes parts des bâtiments de transport, les mit à l'ancre sur une double rangée, les couvrit de terre, et leur donna la forme de la voie Appienne. (2) Pendant deux jours, il ne fit qu'aller et venir sur ce pont. Le premier jour, il montait un cheval magnifiquement harnaché, et portait une couronne de chêne sur la tête, armé d'une hache, d'un bouclier, d'une épée, et couvert d'une chlamyde dorée. Le second jour, il conduisit en habit de cocher un char attelé de deux chevaux célèbres. Il était précédé du jeune Darius, l'un des otages des Parthes, et suivi de ses gardes prétoriennes et de ses amis montés sur des chariots. (3) Je sais que la plupart ont cru que Caligula n'avait imaginé ce pont que pour imiter Xerxès qu'on avait admiré, lorsqu'il traversa de la même manière le détroit de l'Hellespont, moins large que celui de Baïes. D'autres ont pensé qu'il voulait effrayer par une entreprise gigantesque la Germanie et la Bretagne qu'il menaçait de la guerre. (4) Mais, dans mon enfance, j'ai ouï dire à mon aïeul que la cause de cette construction, s'il en faut croire les serviteurs les plus intimes du palais, était une prédiction du devin Thrasylle, qui, voyant Tibère inquiet sur son successeur, et montrant plus de penchant pour son petit-fils selon la nature, lui avait assuré que Caius ne serait pas plus empereur qu'il ne traverserait à cheval le détroit de Baïes. [4,20] XX. Ses spectacles dans les provinces, où il fonde aussi des concours Il donna aussi des spectacles hors de l'Italie. Les jeux urbains, en Sicile, à Syracuse, et des jeux variés à Lyon, dans les Gaules. En outre, il établit des luttes d'éloquence grecque et d'éloquence latine où les vaincus, dit-on, étaient obligés de couronner eux-mêmes les vainqueurs et de chanter leurs louanges. Ceux dont les compositions étaient trop mauvaises devaient les effacer avec une éponge ou avec leur langue, sous peine de recevoir des férules ou d'être jetés dans la rivière voisine. [4,21] XXI. Ses constructions. Ses projets (1) Il acheva les ouvrages que Tibère avait laissés imparfaits, le temple d'Auguste et le théâtre de Pompée. (2) Il commença un aqueduc près de Tibur et un amphithéâtre attenant au Champ de Mars. Son successeur, Claude, finit le premier de ces édifices, et abandonna l'autre. (3) Il rétablit les murs de Syracuse et les temples des dieux, tombés en ruine. (4) Il voulait aussi reconstruire le palais de Polycrate à Samos, achever à Milet le temple d'Apollon Didyméen, et bâtir une ville au sommet des Alpes; mais, avant tout, percer l'isthme de Corinthe, et déjà il avait envoyé un centurion primipilaire pour prendre les dimensions nécessaires. [4,22] XXII. Son orgueil. Il se fait dieu (1) J'ai parlé jusqu'ici d'un prince; je vais parler d'un monstre. (2) Chargé d'une foule de surnoms, tels que le pieux, l'enfant des armées, le père des soldats, le très bon, le très grand, après un souper qu'il avait donné à des rois venus à Rome pour lui rendre leurs devoirs, il les entendit se disputer entre eux sur la noblesse de leur origine, et s'écria: "N'ayons qu'un roi, qu'un chef auquel tout soit soumis". Et il s'en fallut de peu qu'il ne prît aussitôt le diadème et ne convertit l'appareil du souverain pouvoir en insignes de la royauté. (3) Mais, comme on l'avertit qu'il avait surpassé la grandeur des princes et des rois, il commença à s'attribuer la majesté divine. Il fit venir de Grèce les statues des dieux les plus célèbres par leur perfection ou par le respect des peuples, entre autres celle de Jupiter Olympien. Il leur ôta la tête et mit à la place celle de ses statues. Il prolongea jusqu'au Forum une aile de son palais, et transforma en vestibule le temple de Castor et Pollux. Souvent il venait se placer entre ces deux frères et s'offrait aux adorations de ceux qui entraient. Quelques-uns le saluèrent du nom de Jupiter Latial. (4) Il institua pour sa divinité un temple spécial, des prêtres et les victimes les plus recherchées. (5) Il y avait dans ce temple une statue d'or faite d'après nature, que chaque jour on habillait comme lui. (5) Les plus riches briguaient avidement ce sacerdoce, et ils enchérissaient à l'envi les uns sur les autres. (7) Les victimes étaient des flamants, des paons, des tétras, des poules d'Afrique, des pintades et des faisans, qu'on sacrifiait chaque jour, selon le rang établi entre les espèces. (8) La nuit, Caligula invitait la lune, lorsqu'elle brillait dans son plein, à venir l'embrasser et à partager sa couche. Le jour, il s'entretenait secrètement avec Jupiter Capitolin, tantôt lui parlant à l'oreille et feignant d'écouter ses réponses, tantôt élevant la voix et se brouillant avec lui; (9) car on l'entendit un jour le braver en ces termes: "Ou tu m'enlèveras, ou je t'enlèverai"; enfin selon son expression, il se laissa fléchir; et, invité par Jupiter à venir loger chez lui, il établit un pont par-dessus le temple d'Auguste, du mont Palatin jusqu'au Capitole. (10) Bientôt, pour être encore plus voisin, il fit jeter les fondements d'un nouveau palais sur la place même du Capitole. [4,23] XXIII. Ses attentats contre sa famille (1) Il ne voulait pas qu'on crût ni qu'on dît qu'il était petit-fils d'Agrippa, à cause de la bassesse de son origine, et il se fâchait lorsque, en prose ou en vers, on le rangeait parmi les aïeux des Césars. (2) Il disait hautement que sa mère était née d'un inceste d'Auguste avec sa fille Julie, et non content de calomnier ainsi la mémoire d'Auguste, il défendit que l'on célébrât par des fêtes solennelles les victoires d'Actium et de Sicile, qu'il nommait des journées déplorables et funestes au peuple romain. (3) Il appelait quelquefois Augusta Livia, sa bisaïeule, un Ulysse en jupon. Dans une lettre au sénat, il osa lui reprocher la bassesse de sa naissance, sous prétexte que son aïeul maternel n'était qu'un décurion de Fondi. Cependant les actes publics font foi qu'Aufidius Lurco avait exercé des magistratures à Rome. (4) Il refusa un entretien particulier à son aïeule Antonia, à moins que Macron, chef de sa garde, ne fût présent. Les dégoûts et les indignités dont il l'accabla furent cause de sa mort, si toutefois il ne l'empoisonna pas, comme quelques-uns le pensent. Il ne lui rendit aucun honneur funèbre, et de sa salle à manger il regarda les flammes de son bûcher. (5) Il envoya un tribun des soldats tuer à l'improviste son frère Tibère, et obligea son beau-père Silanus à se couper la gorge avec un rasoir, alléguant pour prétexte de ces deux meurtres, que son frère, dans l'espoir de s'emparer de Rome, s'il périssait dans une tempête, avait refusé de le suivre sur mer par un temps d'orage, et que Silanus avait respiré un antidote pour se garantir du poison qu'il pouvait lui donner. Cependant Silanus n'avait voulu qu'éviter le mal de mer et l'incommodité de la navigation, et Tibère n'avait recouru aux médicaments que pour combattre une toux opiniâtre dont il était tourmenté. (6) Quant à Claude, son oncle, il ne l'épargna que pour en faire son jouet. [4,24] XXIV. Son commerce criminel avec ses soeurs (1) Il entretint un commerce criminel avec toutes ses soeurs. À table, il les faisait placer tour à tour au-dessous de lui, tandis que sa femme était au-dessus. (2) On croit qu'il abusa de Drusilla, lorsqu'il portait encore la robe prétexte. On prétend même qu'il fut surpris avec elle par son aïeule Antonia chez laquelle on les élevait tous deux. Bientôt il l'enleva à Lucius Cassius Longinus, personnage consulaire, à qui elle était mariée, et la traita publiquement comme son épouse légitime. Dans une maladie, il l'institua héritière de ses biens et de l'empire; (3) et, lorsqu'elle mourut, il ordonna une suspension générale de toutes les affaires. Pendant ce temps, ce fut un crime capital que d'avoir ri, d'avoir été au bain, ou d'avoir mangé avec ses parents, sa femme ou ses enfants. (4) Ne pouvant résister à sa douleur, il s'échappa la nuit de Rome, traversa la Campanie, se rendit à Syracuse, et en revint brusquement, laissant croître sa barbe et ses cheveux. Dans la suite, il ne jura jamais que par le nom de Drusilla, même dans les affaires les plus importantes, et en parlant au peuple ou aux soldats. (5) Il n'eut pour ses autres soeurs ni un amour aussi vif ni de pareils égards: il les prostitua souvent à ses compagnons de débauche. Aussi n'eut-il aucune peine à les condamner à l'exil comme complices de la conjuration de Lepidus et comme adultères. (6) Non seulement il publia leurs lettres autographes, qu'il avait surprises par fraude ou par corruption, mais il consacra à Mars Vengeur trois épées, qu'il disait avoir été préparées contre lui, et y joignit une inscription. [4,25] XXV. Ses adultères (1) Il serait difficile de dire s'il fut plus impudent à contracter ses mariages qu'à les maintenir ou à les dissoudre. (2) Caius Pison venait d'épouser Livia Orestilla. L'empereur, qui avait assisté à la noce, fit conduire l'épouse chez lui, la répudia peu de jours après, et deux ans plus tard, l'exila, parce que, dans cet intervalle, elle paraissait avoir renoué sa liaison avec son premier mari. (3) D'autres prétendent qu'étant invité au repas nuptial, l'empereur dit à Pison assis à côté d'Orestilla: "Ne serrez pas ma femme de si près"; que sur-le-champ, il l'emmena hors du festin, et que le lendemain il publia qu'il avait rencontré un mariage à la manière de Romulus et d'Auguste. (4) Ayant entendu dire que l'aïeule de Lollia Paulina, femme de C. Memmius, personnage consulaire qui commandait les armées, avait été fort belle, il fit aussitôt venir Lollia de sa province, l'enleva à son mari, l'épousa, et la renvoya bientôt en lui interdisant désormais tout commerce avec un homme. (5) Il aima avec plus de constance et de passion Césonia, dépourvue sans doute de beauté et de jeunesse, et mère de trois filles, mais femme de la plus impudente lubricité. Il la fit voir souvent à ses soldats, revêtue d'une chlamyde, avec un casque et un bouclier, et montant à cheval à côté de lui. Il la montra nue à ses amis. (6) Quand elle eût mis au monde une fille, il l'honora du nom de son épouse, et le même jour, se reconnut son mari et le père de l'enfant. Il la nomma Julia Drusilla, la promena dans les temples de toutes les déesses, et la déposa sur les genoux de Minerve qu'il chargea du soin de la nourrir et de l'élever. (8) Il ne croyait pas qu'il y eût de plus sûr indice de sa paternité que la cruauté, de sa fille, cruauté déjà poussée à un tel point, que de ses doigts elle attaquait avec fureur le visage et les yeux des enfants qui jouaient avec elle. [4,26] XXVI. Ses meurtres. Son mépris pour tous les ordres de l'État. (1) Après ces détails, il est presque indifférent de raconter comment il traita ses proches et ses amis. Ptolémée, par exemple, fils du roi Juba et cousin de Caligula (car il était petit-fils de Marc-Antoine, étant né de sa fille Séléné), et Macron, et cette même Ennia, qui l'élevèrent à l'empire, tous, pour prix de leur parenté ou de leurs services, périrent d'une mort sanglante. (2) Il ne fut pas plus respectueux ni plus humain envers le sénat. Il souffrait que des personnages qui avaient été honorés des plus hautes dignités vinssent en toge au-devant de son char l'espace de plusieurs milliers de pas, et que ceints d'une serviette, ils se tinssent debout pendant son repas, soit derrière son siège, soit à ses pieds. Il se défit de quelques-uns secrètement, et ne laissa pas de les appeler, comme s'ils eussent vécu encore; et, peu de jours après, il leur imputa une mort volontaire. (3) Il destitua les consuls pour avoir oublié d'annoncer par un édit l'anniversaire de sa naissance, et l'empire resta pendant trois jours sans autorité souveraine. (4) Il fit battre de verges son questeur, qui avait été nommé dans une conjuration, et jeter ses vêtements dont on l'avait dépouillé sous les pieds des soldats pour que leurs coups fussent plus assurés. (5) Il traita avec la même hauteur et la même violence les autres ordres de l'État. (6) Importuné par le bruit de ceux qui, dès le milieu de la nuit, se hâtaient de s'emparer au cirque des places gratuites, il les fit chasser à coups de bâton. Plus de vingt chevaliers romains, autant de matrones et une foule d'autres personnes furent écrasés dans cette bagarre. (7) Il se plaisait à exciter des querelles entre le peuple et les chevaliers. Il faisait commencer les distributions scéniques avant l'heure ordinaire, afin que les bancs des chevaliers fussent occupés par les gens de la plus basse condition. (8) Au milieu d'un spectacle de gladiateurs, il ordonnait tout à coup qu'on retirât les toiles qui garantissaient l'assemblée des ardeurs du soleil, et défendait que personne ne sortît. Au lieu des combats ordinaires, il faisait entrer dans le cirque des bêtes épuisées, les gladiateurs les plus vieux et les plus abjects, et même des gladiateurs de rebut, ainsi que des pères de famille connus, mais affligés de quelque infirmité. (9) Quelquefois il faisait fermer les greniers publics et annonçait au peuple une famine. [4,27] XXVII. Ses cruautés (1) Voici les traits les plus marqués de sa barbarie. (2) Comme on achetait fort cher les animaux qui servaient de nourriture aux bêtes destinées au spectacle, il leur fit livrer les criminels. À cet effet, il visita lui-même les prisons, et, sans examiner la cause de la détention de chacun des prisonniers, il se tint sous le portique, et condamna aux bêtes tous ceux qui y étaient renfermés. (3) Un citoyen avait promis de combattre dans l'arène pour les jours de César. L'empereur exigea l'accomplissement de son voeu, il assista au combat, et ne le renvoya que lorsqu'il fut vainqueur, et après beaucoup de supplications. (4) Il livra aux enfants un autre homme qui avait juré de mourir pour la même cause, et qui hésitait à remplir son engagement. On le couronna de rameaux sacrés, on le ceignit de bandelettes, et les enfants lui rappelant son voeu, le promenèrent de quartier en quartier jusqu'à ce qu'il se fût précipité du haut des remparts. (5) Il condamna aux mines, ou aux travaux des chemins, ou aux bêtes, une foule de citoyens distingués, après les avoir flétris d'un fer brûlant. Il y en eut qu'il enferma dans des cages où ils étaient obligés de se tenir à quatre pattes; il en fit scier d'autres par le milieu du corps. Et pourtant ce n'était pas pour des motifs graves: les uns avaient été mécontents d'un de ses spectacles, les autres n'avaient jamais juré par son génie. (6) Il forçait les pères à assister au supplice de leurs enfants. L'un d'eux s'excusant sur sa santé, il lui envoya sa litière. Un autre venait d'assister à un supplice pareil. Immédiatement après, Caius l'invita à un festin où il déploya toutes sortes de politesses pour l'exciter à rire et à plaisanter. (7) Il fit battre avec des chaînes pendant plusieurs jours de suite l'intendant de ses spectacles et de ses chasses, et n'ordonna sa mort que lorsqu'il se sentit incommodé de l'odeur de sa cervelle en putréfaction. (8) Il condamna à être brûlé au milieu de l'amphithéâtre, l'auteur d'une Atellane, à cause d'un vers qui renfermait une plaisanterie à double sens. (9) Un chevalier romain, exposé aux bêtes, s'étant écrié qu'il était innocent; sur l'ordre de César, on l'emmena, on lui coupa la langue, et on le ramena au supplice. [4,28] XXVIII. Ses cruautés (1) Il demandait à un citoyen, rappelé d'un long exil, ce qu'il avait coutume d'y faire. Celui-ci répondit pour le flatter: "J'ai toujours demandé aux dieux de faire périr Tibère, et de te donner l'empire. Mon voeu a été accompli." Alors, persuadé que tous ceux qu'il avait exilés lui souhaitaient la mort, il envoya dans les îles des soldats pour les égorger tous. (2) Voulant faire mettre en pièces un sénateur, il aposta des sicaires pour le traiter d'ennemi public au moment où il entrerait dans le sénat, le percer de coups et le donner à déchirer à la populace. Il ne fut satisfait que lorsqu'il vit entassés devant lui ses membres et ses entrailles qu'on avait traînés dans tous les quartiers de la ville. [4,29] XXIX. Ses cruautés (1) L'atrocité de ses paroles rendait encore plus exécrable la cruauté de ses actions. (2) Il ne trouvait, dans son caractère, rien de plus beau et de plus louable que ce qu'il appelait son inflexibilité. (3) Son aïeule Antonia lui faisait quelques remontrances. Non content de n'y avoir aucun égard: "Souvenez-vous, lui dit-il, que tout m'est permis, et envers tous." (4) Il allait donner l'ordre de massacrer son frère qu'il soupçonnait de s'être muni de contrepoison: "Quoi, dit-il, un antidote contre César?" (5) Lorsqu'il exila ses soeurs, il leur dit avec menace "qu'il avait non seulement des îles, mais des glaives." (6) Un ancien préteur, qui s'était retiré à Anticyre pour sa santé, lui demandait souvent la permission d'y faire un plus long séjour. Il envoya l'ordre de le tuer, disant "qu'il lui fallait une saignée, puisque, depuis si longtemps, l'ellébore ne lui servait de rien." (7) Tous les dix jours il faisait la liste des prisonniers qu'on devait exécuter, et il appelait cela "apurer ses comptes." (8) Un jour qu'il avait condamné en même temps des Grecs et des Gaulois, il se vantait "d'avoir subjugué la Gallo-Grèce". [4,30] XXX. Ses cruautés (1) Il ne faisait guère périr ses victimes qu'à petits coups réitérés, et l'on connaît de lui ce mot qu'il répétait souvent: "Fais en sorte qu'il se sente mourir." (2) Une méprise de nom ayant fait punir un autre homme que celui qu'il destinait au supplice: "Celui-ci, dit-il, l'a autant mérité que l'autre." (3) Il avait fréquemment à la bouche ce mot d'une tragédie: "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent." (4) Il s'emportait souvent contre tous les sénateurs, et les appelait créatures de Séjan ou dénonciateurs de sa mère et de ses frères; et, produisant les pièces qu'il avait feint de brûler, il justifiait la cruauté de Tibère autorisée par tant d'accusations. (5) Il ne cessait d'attaquer l'ordre des chevaliers comme idolâtre de jeux et de spectacles. (6) Irrité de voir le peuple d'un avis contraire au sien dans une représentation théâtrale, il s'écria: "Plût aux dieux que le peuple romain n'eût qu'une tête!" (7) On accusait devant lui un voleur nommé Tetrinius. il dit que ceux qui en demandaient la condamnation étaient eux-mêmes des Tetrinius. (8) Cinq des champions en tuniques que l'on nomme rétiaires, et qui combattent en troupe, ayant succombé sans résistance sous un pareil nombre de gladiateurs, on avait prononcé leur arrêt de mort. Mais l'un d'eux, reprenant sa fourche, tua tous les vainqueurs. Ce massacre lui parut affreux. Il le déplora dans un édit, et chargea d'imprécations ceux qui avaient soutenu ce spectacle. [4,31] XXXI. Ses cruautés Il avait coutume de se plaindre de ce que son règne n'était marqué par aucune grande calamité, tandis que celui d'Auguste l'avait été par la défaite de Varus, et celui de Tibère par la chute de l'amphithéâtre de Fidènes. Il ajoutait que la prospérité publique menaçait le sien d'oubli, et de temps en temps il souhaitait le massacre de ses armées, la famine, la peste, des incendies et des tremblements de terre. [4,32] XXXII. Ses cruautés (1) La même cruauté qui accompagnait ses paroles et ses actions, ne le quittait pas dans ses délassements, dans ses jeux, et dans ses festins. (2) Souvent, pendant qu'il dînait ou faisait une orgie, on appliquait la question sous ses yeux. Un soldat, habile à décapiter, coupait indifféremment toutes les têtes des prisonniers. (3) À la dédicace du pont qu'il imagina de construire à Pouzzoles, comme nous l'avons dit, il appela près de lui une foule de gens qui étaient sur le rivage, et tout à coup il les jeta tous dans la mer. Quelques-uns saisissaient les gouvernails des navires; mais il les faisait submerger à coups de rames et d'avirons. (4) À Rome, dans un repas public, un esclave avait détaché d'un lit une lame d'argent. Il le livra sur-le-champ au bourreau, ordonna qu'on lui coupât les mains, qu'on les suspendît à son cou, et qu'on le promenât devant tous les convives, précédé d'un écriteau qui indiquait la cause de son châtiment. (5) Un gladiateur, qui s'exerçait avec lui à la baguette, s'étant laissé tomber volontairement, Caius le perça d'un poignard, et courut, la palme à la main, comme les vainqueurs. (6) Au moment où l'on allait faire un sacrifice, il prit l'habillement de ceux qui égorgent les victimes, et, ayant levé sa massue, il immola le sacrificateur. (7) Dans un splendide festin, il se mit tout à coup à éclater de rire. Les consuls, assis à ses côtés, lui demandèrent avec douceur pourquoi il riait: "C'est que je songe, dit-il, que, d'un signe de tête, je puis vous faire égorger tous deux." [4,33] XXXIII. Ses cruautés (1) Voici quelques-unes de ses plaisanteries. Un jour, étant devant une statue de Jupiter, il demanda à l'acteur tragique, Appelle, lequel des deux lui paraissait le plus grand. Comme l'acteur hésitait à répondre, il le fit battre de verges, et ne cessa de louer sa voix suppliante, qu'il trouvait extrêmement douce jusque dans ses gémissements. (2) Toutes les fois qu'il baisait le cou de sa femme ou de sa maîtresse, il ajoutait: "Cette belle tête tombera quand je voudrai." Souvent même, il disait qu'il ferait donner la question à sa chère Césonia pour savoir d'elle pourquoi il l'aimait tant. [4,34] XXXIV. Ses cruautés (1) Sa méchanceté envieuse et son orgueil cruel s'attaquaient, pour ainsi dire, aux hommes de tous les siècles. (2) Il abattit et dispersa les statues des personnages illustres que, du Capitole où elles étaient à l'étroit, Auguste avait transportées au Champ de Mars; et, dans la suite, lorsqu'on voulut les rétablir, on ne put en retrouver les inscriptions. Il défendit qu'à l'avenir on érigeât, en quelque lieu que ce fût, de statue à personne ou qu'on exposât son image, sans avoir demandé et obtenu son consentement. (3) Il conçut aussi la pensée d'anéantir les poèmes d'Homère. "Pourquoi, disait-il, n'userais-je point du même droit que Platon qui le bannit de sa république?" (4) Peu s'en fallut qu'il n'enlevât de toutes les bibliothèques les écrits et les portraits de Virgile et de Tite-Live. Il trouvait l'un sans génie et sans science, et l'autre un historien verbeux et inexact. (5) Il disait souvent qu'il abolirait l'usage de recourir à la science des jurisconsultes, et jurait qu'il ferait en sorte qu'il n'y eut plus d'autre arbitre que lui. [4,35] XXXV. Ses cruautés (1) Il ôta aux familles les plus illustres les décorations de leurs ancêtres, à Torquatus le collier, à Cincinnatus la chevelure, à Cneius Pompée, qui était de cette race antique, le surnom de grand. (2) Ptolémée, dont j'ai parlé, ce prince qu'il avait fait venir de ses États, et qu'il avait honorablement reçu, tomba sous ses coups, uniquement parce qu'en entrant dans l'amphithéâtre où Caius donnait des jeux, il avait attiré les regards de l'assemblée par l'éclat de son manteau de pourpre. (3) Rencontrait-il des gens dont une longue chevelure relevait la beauté, il leur faisait raser le derrière de la tête. (4) Aesius Proculus, fils d'un primipilaire, était, pour sa figure et sa taille remarquable, surnommé "l'Amour colosse". Sur l'ordre de l'empereur, il fut tout à coup enlevé des jeux publics, et entraîné dans l'arène où il eut à combattre d'abord un gladiateur thrace, puis un adversaire armé de toutes pièces. Proculus fut deux fois vainqueur. Mais Caius le fit aussitôt garrotter et promener de quartier en quartier, tout couvert de haillons, pour le montrer aux femmes et le livrer ensuite au bourreau. (5) Enfin, il n'y eut personne, quelque infime et misérable qu'il fût, à qui il ne cherchât à nuire. (6) Il suscita un concurrent plus robuste au grand prêtre de Diane, qui était en possession du sacerdoce depuis plusieurs années. (7) Un jour de spectacle, Porius, gladiateur de chars, ayant affranchi publiquement un de ses esclaves pour avoir vaillamment combattu, reçut du peuple de grands applaudissements. Caius sortit alors si brusquement de l'assemblée, qu'en marchant sur un pan de sa toge, il tomba du haut des degrés. Dans son indignation il s'écria que le peuple souverain accordait à un gladiateur, qui n'avait rien fait que de très commun, plus d'honneur qu'aux Césars déifiés et à l'empereur en personne. [4,36] XXXVI. Ses débauches (1) Il n'épargna ni sa pudeur ni celle d'autrui. (2) On dit que, passionné pour M. Lepidus, pour Mnester le pantomime, et quelques otages, il entretint avec, eux un commerce infâme. (3) Valerius Catulus, jeune homme d'une famille consulaire, lui reprocha hautement d'avoir abusé de son âge jusqu'à lui briser les reins. (4) Sans parler de ses incestes avec ses soeurs et de son amour connu pour la courtisane Pyrallis, il ne respecta aucune des femmes les plus illustres. (5) Souvent il les invitait à souper avec leurs maris, les faisait passer devant lui, et les soumettait à un examen attentif et lent, comme s'il eut voulu les acheter; il allait même jusqu'à leur relever le menton avec la main, si la pudeur leur faisait baisser la tête. Puis, prenant à part celle de son choix, il sortait de la salle à manger autant de fois qu'il lui plaisait, et, rentrant quelque temps après avec les marques toutes récentes de la débauche, il louait ou critiquait ouvertement ce que sa personne et ses rapports avec elle avaient d'agréable ou de défectueux. (6) Il répudia quelques femmes au nom de leurs maris absents, et fit insérer ces divorces dans les registres publics. [4,37] XXXVII. Ses prodigalités (1) Il surpassa en prodigalités tout ce qu'on avait vu jusqu'à lui. Inventeur de nouveaux bains, ainsi que de repas et de mets extraordinaires, il se faisait parfumer d'essences chaudes et froides, avalait les perles les plus précieuses après les avoir dissoutes dans le vinaigre, et servait à ses convives des pains et des viandes en or. Il avait souvent à la bouche cet adage: "Il faut être économe, ou vivre en César." (2) Pendant plusieurs jours, du haut de la basilique Julia, il jeta au peuple une somme considérable de monnaies. (3) Il fabriqua des galères liburniennes à dix rangs de rames. Les poupes étaient garnies de pierreries, et les voiles enrichies de diverses couleurs. On y voyait des bains, des galeries et des salles à manger d'une large dimension, des vignes et des arbres fruitiers de toute espèce. C'était sur ces navires qu'il parcourait les côtes de la Campanie, assis à table au milieu des danses et du son des instruments. (4) Dans la construction de ses palais et de ses villas, il ne tenait pas compte des règles de l'art, et ne souhaitait rien tant que d'exécuter ce qui paraissait impraticable. (5) En conséquence, il jetait des digues dans une mer orageuse et profonde, taillait les rochers les plus durs, élevait des plaines à la hauteur des collines, et abaissait des montagnes au niveau du sol, avec une incroyable célérité, car le moindre retard était puni de mort. (6) En un mot, il épuisa en moins d'un an tous les trésors de Tibère, qui montaient à deux milliards sept cent millions de sesterces. [4,38] XXXVIII. Ses exactions (1) Quand il se vit dans la disette et l'indigence, il eut recours aux rapines et imagina un nouveau genre de chicanes, d'enchères et d'impôts. (2) Il contesta le droit de cité aux descendants de ceux qui l'avaient obtenu pour eux et leur postérité, à moins qu'ils n'en fussent les fils, parce que le mot "posteri" ne s'étendait pas au-delà de la première génération. Il annulait, comme vieux et surannés, les titres émanés de Jules César et d'Auguste. (3) Ceux dont la fortune s'était accrue d'une manière quelconque étaient accusés d'avoir faussement indiqué le cens. (4) Il cassa, comme ingrats, les testaments des centurions primipilaires qui, depuis le commencement du règne de Tibère, n'avaient institué héritiers ni ce prince ni lui-même. Il suffisait, pour qu'il rescindât ceux des autres citoyens, que quelqu'un assurât qu'ils avaient eu dessein d'appeler César à leur succession. (5) L'alarme qu'il répandit fit que des inconnus l'inscrivirent publiquement, comme héritier, au nombre de leurs amis, et des parents au nombre de leurs enfants. Alors il les traitait de mauvais plaisants qui s'obstinaient à vivre encore après leur déclaration, et il y en eut beaucoup auxquels il envoya des friandises empoisonnées. (6) Il ne jugeait les causes qu'après avoir fixé le prix du jugement, et il levait l'audience quand il l'avait reçu. (7) Impatient au dernier point, un jour il condamna par un même arrêt plus de quarante accusés poursuivis pour divers crimes, et, au réveil de Césonia, il se vanta du grand travail qu'il avait fait pendant sa méridienne. (8) Il soumit et fit vendre, à une enchère qu'il avait annoncée, tout ce qui lui restait de l'appareil des spectacles, fixant lui-même les prix, et poussant tellement les mises, que quelques citoyens, forcés d'acheter à un taux immense, et se voyant dépouillés de leurs biens, s'ouvrirent les veines. (9) On sait qu'Aponius Saturninus s'étant endormi sur un banc, Caius avertit le crieur de ne pas oublier cet ancien préteur qui, par ses fréquents mouvements de tête, paraissait faire des signes affirmatifs. On ne finit l'enchère que lorsque treize gladiateurs lui eurent été adjugés à son insu, et pour neuf millions de sesterces. [4,39] XXXIX. Ses exactions (1) Lorsque Caius eut vendu dans la Gaule, et pour des prix énormes, les bijoux, les meubles, les esclaves et les affranchis des condamnés, séduit par l'appât du gain, il fit venir de Rome tout le mobilier de la vieille cour. Il s'empara, pour l'y conduire, de voitures de louage et de chevaux de meunier, en sorte que le pain manqua souvent à Rome, et que la plupart des plaideurs encoururent la déchéance pour n'avoir pu se trouver à l'assignation. (2) Il n'y eut point de fraude et d'artifice qu'il n'employât pour se défaire de ce mobilier. Tantôt il reprochait à ses concitoyens leur avarice, et leur demandait s'ils n'avaient pas honte d'être plus riches que lui; tantôt il feignait de se repentir d'avoir prodigué à des particuliers des meubles de princes. (3) Il apprit un jour qu'un riche provincial avait donné deux cents sesterces aux appariteurs pour qu'il l'admissent frauduleusement à un de ses repas. L'empereur ne fut point fâché que l'on mît à un si haut prix l'honneur de manger à sa table. Le lendemain, voyant cet homme à l'enchère, il lui fit adjuger un objet frivole pour deux cent mille sesterces, et lui envoya dire qu'il souperait avec César, d'après son invitation personnelle. [4,40] XL. Il lève de nouveaux impôts (1) Il leva des impôts nouveaux et inouïs jusqu'alors, d'abord par des fermiers publics; puis, comme les bénéfices devenaient immenses, par des centurions et des tribuns prétoriens. Il n'y eut aucune chose et aucune personne qui ne fût taxée. (2) On mit un droit fixe sur tous les comestibles qui se vendaient à Rome. On préleva sur les procès et les jugements, en quelque lieu qu'ils fussent rendus, le quarantième de la somme en litige; et il y eut une peine pour ceux qui seraient convaincus d'avoir voulu transiger ou renoncer à l'affaire. Les portefaix furent obligés de donner le huitième de leur gain journalier, et les courtisanes ce qu'elles gagnaient dans chaque visite. La loi ne se borna pas là. Celles qui avaient exercé le métier d'entremetteuses ou de prostituées furent soumises à ce droit. Les mariages même n'en furent pas exempts. [4,41] XLI. Il établit un mauvais lieu dans le palais. Ses profits au jeu (1) Ces impôts ayant été proclamés, mais non affichés, il se commettait beaucoup de contraventions par ignorance de leurs dispositions. Caius se décida enfin, sur les instances du peuple, à afficher sa loi, mais en très petits caractères, et dans un lieu fort étroit, afin que personne ne pût en prendre copie. (2) Pour essayer toute espèce de rapine, il établit un mauvais lieu dans son palais. Un grand nombre de cabinets furent construits et meublés conformément à la majesté du local. On y plaça des matrones et des hommes de condition libre. Des esclaves nomenclateurs étaient envoyés sur les places et dans les basiliques pour inviter à la débauche les jeunes gens et les vieillards. On prêtait aux arrivants de l'argent à usure, et des employés recueillaient publiquement leurs noms, comme favorisant les revenus de l'empereur. (3) Il ne dédaignait pas même les profits des jeux de hasard; mais il en retirait bien plus encore de la fraude et du parjure. Un jour qu'il avait chargé son voisin de jouer pour lui, il vit passer, en se promenant dans le vestibule de son palais, deux chevaliers romains qui étaient riches. Il les fit arrêter sur-le-champ, confisqua leurs biens, et rentra, au comble de la joie, en se vantant de n'avoir jamais fait un plus beau coup de dés. [4,42] XLII. Sa passion pour l'argent (1) Lorsqu'il lui naquit une fille, sous prétexte qu'il était pauvre, et qu'aux charges de l'empire se joignaient celles d'une famille, il voulut que l'on contribuât à son éducation et à sa dot. (2) Il annonça qu'il recevrait des étrennes au renouvellement de l'année; et, le jour des calendes de janvier, il se tint dans le vestibule de son palais pour y attendre les cadeaux qu'une foule de gens de toute condition répandait devant lui à pleines mains en vidant ses vêtements. (3) Enfin, pour se mettre en contact avec le métal qui l'enflammait d'ardeur, il se promenait souvent nu-pieds sur d'énormes monceaux d'or étalés dans un vaste bâtiment, et quelquefois il s'y roulait tout entier. [4,43] XLIII. Son expédition en Germanie (1) Il ne se mêla qu'une fois de la guerre, et encore sans dessein prémédité. Il était venu visiter le Clitumne et les bois qu'il arrose, et s'était avancé jusqu'à Mévania. On lui conseilla de compléter la garde batave qui l'accompagnait. Aussitôt il résolut de faire une expédition en Germanie. (2) Sans perdre de temps, il leva de tous côtés des légions et des troupes auxiliaires, déploya la plus grande rigueur pour le recrutement, fit en tout genre des approvisionnements tels qu'on n'en avait jamais vu, et se mit en marche avec une si brusque précipitation, que, pour le suivre, les cohortes prétoriennes furent obligées, contre l'usage, de mettre leurs enseignes sur des bêtes de somme. Quelquefois il s'avançait avec tant de nonchalance et de mollesse, que huit personnes portaient sa litière, et que les habitants des villes voisines avaient ordre de balayer en son honneur les chemins, et de les arroser pour abattre la poussière. [4,44] XLIV. Ses exploits (1) Lorsqu'il fut arrivé au camp, pour se montrer exact et sévère dans le commandement, il renvoya avec ignominie les lieutenants qui étaient arrivés trop tard avec les troupes qu'ils devaient amener; et, dans la revue qu'il fit de l'armée, il cassa, sous prétexte de caducité et de faiblesse, la plupart des centurions d'un âge mûr, et quelques-uns auxquels il ne manquait que très peu de jours pour accomplir leur temps de service. Il accusa les autres de cupidité, et restreignit à six mille sesterces les avantages de leur retraite. (2) Il se borna, pour tout exploit, à recevoir la soumission d'Adminius, fils de Cynobellinus, roi des Bretons, qui, chassé par son père, s'était réfugié auprès de lui avec une suite peu nombreuse. Alors, comme s'il eût subjugué l'île entière, il écrivit à Rome des lettres fastueuses, et il ordonna aux courriers de ne descendre de leur voiture que sur le Forum et à la porte de la curie, et de ne remettre ses dépêches aux consuls que dans le temple de Mars, et devant le sénat assemblé. [4,45] XLV. Ses supercheries pour faire croire à sa bravoure et à des victoires (1) Ensuite, ne sachant à qui faire la guerre, il fit passer le Rhin à quelques Germains de sa garde, qui devaient se tenir cachés jusqu'au moment où, après son dîner, on viendrait dans le plus grand trouble lui annoncer la présence de l'ennemi. (2) La chose fut faite. Aussitôt il s'élança dans la forêt voisine avec ses amis et une partie des cavaliers prétoriens, coupa des arbres qu'il façonna comme des trophées, et revint, à la lueur des flambeaux, reprochant à ceux qui ne l'avaient pas suivi leur paresse et leur lâcheté. Ceux, au contraire, qui avaient participé à sa victoire reçurent de lui des couronnes d'un nouveau genre qu'il appela "exploratoires", et sur lesquelles étaient représentés le soleil, la lune et les astres. (3) Une autre fois, il fit enlever de l'école et partir secrètement de jeunes otages; puis, quittant tout à coup son repas pour les poursuivre avec sa cavalerie comme des fugitifs, il les ramena chargés de chaînes, sans garder dans cette comédie plus de mesure que dans tout le reste. Revenu à table, il engagea ceux qui lui annonçaient que sa troupe était réunie à prendre part au festin, revêtus de leurs cuirasses, et il leur cita dans cette occasion ce vers si connu de Virgile: "Tenez ferme, et comptez sur des temps plus heureux." (5) Cependant il reprocha durement, dans un édit, au sénat et au peuple de se livrer aux plaisirs de la table, du cirque et du théâtre, et de se délasser dans de charmantes retraites, tandis que César s'exposait à de si grands dangers au milieu des combats. [4,46] XLVI. Ses immenses préparatifs de guerre, pour ramasser des coquillages Enfin, comme pour terminer la guerre, il dirigea son front de bataille vers le rivage de l'Océan. Il disposa les machines, et les balistes, sans que personne connût ou pût deviner son dessein. Tout à coup il ordonna qu'on ramassât des coquillages, et qu'on en remplît les casques et les vêtements. "C'étaient, disait-il, les dépouilles de l'Océan dont il fallait orner le Capitole et le palais des Césars." Il éleva, pour monument de sa victoire, une tour très haute où il fit placer des fanaux, comme sur un phare, pour éclairer les navires pendant la nuit. Il décerna aux soldats une récompense de cent deniers par tête, et, comme s'il eût dépassé toutes les libéralités anciennes: "Allez-vous-en, leur dit-il, allez-vous-en joyeux et riches." [4,47] XLVII. Son triomphe (1) Occupé ensuite du soin de son triomphe, il ne se contenta pas d'emmener les prisonniers et les transfuges barbares, il choisit les Gaulois de la taille la plus haute, et, comme il le disait, la plus triomphale, quelques-uns même des plus illustres familles, et les réserva pour le cortège. Il les obligea non seulement à se rougir les cheveux, mais encore à apprendre la langue des Germains et à prendre des noms barbares. (2) Il fit transporter, en grande partie par la voie de terre, à Rome, les galères qui lui avaient servi sur l'Océan. (3) Il écrivit à ses intendants de lui préparer son triomphe avec le moins de frais possible, et néanmoins de le faire tel que jamais on n'en eût vu de pareil, puisqu'ils avaient le droit de disposer des biens de tout le monde. [4,48] XLVIII. Ses desseins contre les légions révoltées après la mort d'Auguste (1) Avant de quitter les Gaules, il conçut un projet d'une atrocité abominable; c'était de massacrer les légions qui autrefois s'étaient révoltées après la mort d'Auguste, parce qu'elles avaient tenu assiégé son père Germanicus, qui les commandait, et lui-même, qui alors était enfant. On eut beaucoup de peine à le faire revenir d'un aussi aveugle dessein. Il n'en persista pas moins à vouloir les décimer. (2) Il les assembla donc sans armes, même sans épées, et les fit cerner par sa cavalerie. (3) Mais voyant que les soldats se doutaient de son projet, et que la plupart s'échappaient pour reprendre leurs armes et résister à la violence, il prit la fuite, et revint aussitôt à Rome, reportant toute sa rancune sur le sénat, qu'il menaça publiquement, afin de détourner l'effet de bruits si déshonorants pour lui. Il se plaignait, entre autres choses, qu'on ne lui eût pas décerné le triomphe qu'il méritait, oubliant qu'il avait défendu, peu de temps auparavant, sous peine de mort, que l'on parlât jamais de lui rendre aucun honneur. [4,49] XLIX. Ses menaces contre le sénat. Il se contente de l'ovation. Crimes qu'il méditait (1) Lorsque les députés du sénat vinrent au-devant de lui pour le prier de hâter son retour: "Je viendrai, dit-il d'une voix forte, je viendrai, et celle-ci avec moi," ajouta-t-il en frappant à coups réitérés sur la garde de son épée. (2) Il annonça qu'il ne revenait que pour ceux qui le souhaitaient, c'est-à-dire pour les chevaliers et pour le peuple; qu'à l'égard des sénateurs, il ne serait plus pour eux ni citoyen ni prince. (3) Il défendit qu'aucun d'eux vint à sa rencontre; et, renonçant à son triomphe ou le différant, il rentra à Rome le jour anniversaire de sa naissance, et se contenta de l'ovation. Il périt avant l'expiration du quatrième mois, méditant des crimes plus odieux encore que tous ceux qu'il avait commis. Il voulait se retirer à Antium ou à Alexandrie, après avoir immolé tout ce qu'il y avait de plus illustre dans les deux premiers ordres de l'État. (5) On n'en saurait douter, puisque l'on trouva dans ses papiers secrets deux écrits intitulés, l'un "le glaive", et l'autre "le poignard": c'était la liste de ceux qu'il devait immoler. (6) On découvrit aussi un grand coffre rempli de divers poisons. Lorsque Claude les eut plus tard jetés à la mer, elle en fut, dit-on, tellement infectée, que le flux laissa sur les plages voisines une grande quantité de poissons morts. [4,50] L. Son portrait. Ses infirmités. Ses insomnies (1) Caius avait la taille haute, le teint très pâle, le corps mal fait, le cou et les jambes extrêmement grêles, les yeux enfoncés, les tempes creuses, le front large et menaçant, les cheveux rares, le sommet de la tête dégarni, le reste du corps velu. (2) Aussi était-ce un crime capital de regarder d'en haut quand il passait, ou de prononcer le mot chèvre pour quelque raison que ce fût. (3) Son visage était naturellement affreux et repoussant, et il le rendait plus horrible encore en s'étudiant devant son miroir à imprimer à sa physionomie tout ce qui pouvait inspirer la terreur et l'effroi. (4) Il n'était sain ni de corps ni d'esprit. Épileptique dès son enfance, dans l'âge adulte il était quelquefois sujet à des défaillances subites au milieu de ses travaux; et alors il ne pouvait ni marcher, ni se tenir debout, ni revenir à lui, ni se soutenir. (5) Il connaissait lui-même la maladie de son esprit, et plus d'une fois il avait songé à se retirer pour y porter remède. (6) On croit que Césonia lui donna un philtre qui n'eut d'autre effet que de le rendre furieux. (7) Il était surtout en proie à l'insomnie; car il ne dormait pas plus de trois heures par nuit; encore ne jouissait-il pas d'un repos complet. Son sommeil était troublé par de bizarres fantômes. Une fois entre autres, il rêva qu'il avait un entretien avec la mer. (8) Aussi, la plus grande partie de la nuit, las de veiller ou d'être couché, tantôt il restait assis sur son lit, tantôt il parcourait de longs portiques, attendant et invoquant plusieurs fois le jour. [4,51] LI. Ses fanfaronnades et ses lâchetés (1) On pourrait avec raison imputer à une maladie mentale les vices les plus opposés du caractère de Caligula, une confiance extrême et une crainte excessive. (2) Cet homme, qui méprisait tant les dieux, fermait les yeux et s'enveloppait la tête au moindre éclair, au plus léger coup de tonnerre; et, si ce bruit redoublait, il s'élançait de sa couche et se cachait sous son lit. (3) Dans son voyage en Sicile, quoiqu'il se fût moqué des miracles dont se vantaient beaucoup de villes, il s'enfuit la nuit de Messine, effrayé de la fumée et du bruit de l'Etna. (4) Malgré ses grandes menaces aux barbares, un jour qu'il se trouvait au-delà du Rhin, dans un chemin étroit, porté sur un chariot et entouré de ses troupes, ayant entendu dire à quelqu'un que l'apparition subite de l'ennemi causerait un désordre épouvantable, il monta aussitôt à cheval, et s'en retourna précipitamment vers les ponts. Mais, les voyant encombrés par les bagages et les valets de l'armée, il ne put supporter ce retard, et se fit transporter à bras par-dessus les têtes. (5) Quelque temps après, à la nouvelle d'un soulèvement de la Germanie, il se hâtait déjà de faire préparer des vaisseaux pour s'enfuir. Son unique consolation était qu'il conserverait du moins les provinces d'outre-mer, si les vainqueurs s'emparaient des Alpes, comme les Cimbres, ou de Rome, comme les Gaulois. C'est, sans doute, ce qui donna plus tard à ses meurtriers l'idée de dire, pour apaiser la sédition militaire, qu'effrayé d'une défaite qu'il venait d'apprendre, il s'était tué lui-même. [4,52] LII. Sa manière de s'habiller (1) Ses vêtements, sa chaussure et sa tenue en général n'étaient ni d'un Romain ni d'un citoyen, ni même d'un homme. (2) Souvent il endossait des casaques bigarrées et couvertes de pierreries, et se montrait ainsi en public avec des manches et des bracelets. Quelquefois il portait des robes de soie arrondies et traînantes. Il mettait tour à tour des sandales ou des cothurnes, des chaussures militaires ou des brodequins de femme. D'ordinaire il paraissait avec une barbe d'or, tenant en main les insignes des dieux, la foudre, le trident ou le caducée. On le vit aussi avec les attributs de Vénus. (3) Il portait habituellement les ornements du triomphe, même avant son expédition, et de temps en temps la cuirasse d'Alexandre le Grand qu'il avait fait tirer de son tombeau. [4,53] LIII. Son genre d'éloquence (1) En fait d'études libérales, il s'appliqua fort peu à l'érudition et beaucoup à l'éloquence. Il avait la parole abondante et facile, surtout s'il fallait invectiver contre quelqu'un. (2) La colère lui fournissait les mots et les idées. L'enthousiasme l'empêchait de rester en place. Sa prononciation était vive, et sa voix se faisait entendre des personnes les plus éloignées. (3) Quand il devait parler en public, il menaçait de lancer les traits de ses veilles. Il méprisait tellement le style élégant et orné, qu'il appelait les ouvrages de Sénèque, l'auteur alors le plus en vogue, des amplifications scolastiques, et les comparait à du sable sans ciment. (4) Il avait coutume de répondre aux discours des orateurs qui avaient le mieux réussi; et, quand il y avait de grandes causes dans le sénat, il jouait le rôle de défenseur ou d'accusateur, selon ce qui pouvait le plus favoriser son genre d'éloquence, accabler son adversaire ou sauver son client, et il invitait par des affiches l'ordre des chevaliers à venir l'entendre. [4,54] LIV. Sa passion pour le chant, la danse, les courses de chars et les combats de gladiateurs (1) Il exerça avec passion des talents d'un autre genre, et même les plus opposés, (2) tour à tour gladiateur, cocher, chanteur et danseur. Il s'escrimait avec l'armure des combattants ou conduisait des chars dans les cirques qu'il avait fait construire en divers endroits. Enthousiaste du chant et de la danse, il ne pouvait s'empêcher, dans les spectacles, d'accompagner la voix de l'acteur et d'imiter publiquement ses gestes et ses pas en les approuvant ou en les réformant. (3) C'est pour cela sans doute que, le jour de sa mort, il avait indiqué une veille générale, parce qu'il espérait s'essayer sur le théâtre avec plus de hardiesse dans une assemblée nocturne. (4) C'était aussi le temps qu'il prenait pour danser. Une fois, à la seconde veille, il fit venir dans son palais trois personnages consulaires. Ils arrivèrent en redoutant les plus affreux malheurs. Caius les plaça sur l'avant-scène, et tout à coup, au bruit retentissant des flûtes et des pédales, il s'élança sur le théâtre, vêtu d'un manteau et d'une longue robe, et, après avoir dansé, il se retira. (5) Cependant cet homme, qui apprenait si aisément tant de choses, ne savait pas nager. [4,55] LV. Ses préférences et ses antipathies dans les jeux du cirque. Ses folies pour le cheval Incitatus (1) Son penchant pour ceux qui étaient de son goût allait jusqu'à la frénésie. (2) Il embrassait le pantomime Mnester, même en plein spectacle. Si quelqu'un faisait le moindre bruit pendant qu'il dansait, il ordonnait qu'on le mît à la porte, et il le fouettait de sa main. (3) Il chargea un centurion d'annoncer à un chevalier romain qui causait du désordre qu'il eût à se rendre sur-le-champ à Ostie, et de porter en Mauritanie, au roi Ptolémée, une lettre qui contenait ces mots: "Ne faites ni du bien ni du mal à celui que je vous envoie." (4) Il mit à la tête de sa garde germaine quelques gladiateurs thraces. (5) Il diminua l'armure des mirmillons. (6) Un de ces derniers, nommé Columbus, était vainqueur et légèrement blessé. Il fit mettre dans sa plaie un poison qui fut appelé de son nom "poison de Columbus": c'est ainsi du moins qu'on le trouva écrit de sa main parmi les autres étiquettes de ses poisons. (7) Il était tellement attaché à la faction des cochers verts, qu'il mangeait souvent dans leur écurie, et en faisait sa demeure. L'un d'eux, nommé Eutychus, reçut de lui, dans une orgie, un présent de deux millions de sesterces. (8) La veille des jeux du cirque, il ordonnait à des soldats d'imposer silence à tout le voisinage pour que rien ne troublât le repos de son cheval Incitatus. Il lui fit faire une écurie de marbre, une crèche d'ivoire, des housses de pourpre et des licous garnis de pierres précieuses. Il lui donna un palais, des esclaves et un mobilier, afin que les personnes invitées en son nom fussent reçues plus magnifiquement. On dit même qu'il voulait le faire consul. [4,56] LVI. Conspirations formées contre lui (1) Au milieu de tant d'extravagances et d'excès, la plupart ne manquèrent pas de courage pour l'attaquer. (2) Mais une ou deux conspirations furent découvertes; et, tandis que leurs concitoyens hésitaient, faute d'occasion, deux Romains se concertèrent, et mirent leur projet à exécution, après s'être ménagé des intelligences avec les plus puissants de ses affranchis, et avec les préfets du prétoire, qui, ayant été désignés, quoique à tort, comme complices dans une conjuration, sentaient que depuis ce moment ils étaient devenus odieux et suspects. (3) Caius s'était attiré toute leur haine, lorsque, les prenant à part, il leur avait protesté, le glaive nu, qu'il était prêt à se donner la mort, s'il leur paraissait la mériter. Il ne cessa, depuis ce temps, de les accuser les uns auprès des autres, et de les compromettre entre eux. (4) On résolut de l'attaquer à midi au sortir d'un spectacle qui devait avoir lieu dans son palais. Cassius Chéréa, tribun de la cohorte prétorienne, demanda à porter le premier coup. Il était déjà vieux, et Caius avait coutume de lui prodiguer toutes sortes d'outrages, en le traitant de mou et d'efféminé. Quand il venait lui demander le mot d'ordre, il répondait "Priape" ou "Venus". Quand il le remerciait pour une raison quelconque, il ne lui présentait sa main à baiser qu'en lui imprimant une attitude et un mouvement obscènes. [4,57] LVII. Présages de sa mort (1) Sa mort fut annoncée par un grand nombre de présages. (2) À Olympie, la statue de Jupiter qu'il voulait enlever pour la transporter à Rome, fit tout à coup un si grand éclat de rire, que les ouvriers laissèrent tomber leurs machines et s'enfuirent. Aussitôt il survint un certain Cassius qui prétendait avoir reçu en songe l'ordre d'immoler un taureau à Jupiter. (3) Aux ides de mars, le capitole de Capoue fut frappé de la foudre, et à Rome, la chapelle d'Apollon palatin. (4) On ne manqua pas de conjecturer que l'un de ces prodiges annonçait à l'empereur un danger de la part de ses gardes, et que l'autre présageait le meurtre d'un personnage distingué, comme celui qui, autrefois, avait eu lieu à pareil jour. (5) L'astrologue Sylla, que Caius consultait sur son horoscope, lui prédit une mort prochaine. (6) Les sorts d'Antium l'avertirent de se défier de Cassius; et, là-dessus, il ordonna de faire périr Cassius Longinus, proconsul d'Asie, oubliant que Chéréa s'appelait aussi Cassius. (7) La veille de sa mort, il rêva qu'il était dans le ciel, à côté du trône de Jupiter, et que Jupiter, en le poussant avec le gros orteil du pied droit, l'avait précipité sur la terre. (8) On mit encore au nombre des prodiges plusieurs accidents arrivés le même jour. (9) En offrant un sacrifice, Caius fut couvert du sang d'un flamant. Le pantomime Mnester dansa dans une tragédie qu'avait représentée autrefois l'acteur Néoptolème aux jeux où Philippe, roi de Macédoine, fut assassiné. Dans la pièce intitulée "Laureolus", où l'acteur échappe à la ruine d'un édifice et vomit du sang, plusieurs de ceux qui jouaient les doublures, s'évertuèrent à donner une preuve de leur talent, et la scène fut ensanglantée. (10) On préparait aussi pour la nuit un spectacle où des Égyptiens et des Éthiopiens devaient représenter des sujets empruntés des enfers. [4,58] LVIII. Il est tué par Chéréa et d'autres conjurés (1) Le vingt-quatre janvier, environ vers la septième heure, se sentant l'estomac chargé des aliments de la veille, Caius hésitait à se lever pour dîner. Il sortit pourtant, à la prière de ses amis. (2) Sous une voûte qu'il fallait traverser, se préparaient de nobles jeunes gens d'Asie, qu'on avait fait venir pour les produire sur la scène. Il s'arrêta pour les considérer et les encourager; et, si le chef de la troupe n'avait pas dit qu'il souffrait du froid, il allait retourner sur ses pas pour recommencer la répétition. (3) Ici, les historiens ne s'accordent point. Les uns disent que, pendant que l'empereur parlait à ces jeunes gens, Chéréa l'avait grièvement blessé à la nuque du tranchant de son glaive, en criant: "À moi!", qu'aussitôt Cornélius Sabinus, le second des tribuns conjurés, lui avait percé le cœur. D'autres prétendent que Sabinus, ayant fait écarter la foule par des centurions qui étaient du complot, lui avait, selon l'usage militaire, demandé le mot d'ordre, et que Caius ayant répondu "Jupiter", Chéréa s'était écrié: "Le voici!" et, comme le prince se retournait, il lui avait brisé la mâchoire. (4) Renversé par terre et se repliant sur lui-même, il criait qu'il vivait encore; mais les autres conjurés lui portèrent trente coups, selon le mot de ralliement: "Redouble". (5) Quelques-uns lui enfoncèrent l'épée dans les parties honteuses. (6) Au premier bruit, ses porteurs, armés de leurs bâtons, volèrent à son secours, et furent bientôt suivis de sa garde germaine. Ils tuèrent quelques meurtriers, et même des sénateurs qui étaient innocents. [4,59] LIX. Ses funérailles. Son exhumation. Mort de Césonia et de sa fille (1) Il vécut vingt-neuf ans, et en régna trois, dix mois et huit jours. (2) Son corps fut porté secrètement dans les jardins de Lamia, brûlé à demi sur un bûcher fait à la hâte, puis enterré et recouvert de gazon. Quand ses soeurs revinrent de leur exil, elles l'exhumèrent, le brûlèrent et ensevelirent ses cendres. (3) On sait que ceux qui gardaient ces jardins étaient inquiétés par des fantômes, et que la maison où il fut tué était, chaque nuit, troublée par quelque bruit terrible, jusqu'à ce qu'elle fût consumée par un incendie. (4) L'épouse de Caius, Césonia, périt en même temps que lui, sous le glaive d'un centurion, et sa fille fut écrasée contre un mur. [4,60] LX. Incrédulité générale à la nouvelle de sa mort. Le sénat songe à rétablir la liberté (1) Ce qui peut donner une idée de ces temps-là, (2) c'est que la nouvelle de ce meurtre s'étant répandue, on refusa d'abord d'y croire. On soupçonna que c'était un bruit inventé et semé par Caius pour sonder l'opinion publique à son égard. Les conjurés ne destinaient l'empire à personne, et le sénat était tellement d'accord pour rétablir la liberté, que les consuls ne le convoquèrent point dans la curie, parce qu'elle s'appelait Julia, mais au Capitole. Quelques-uns furent d'avis d'abolir la mémoire des Césars et de détruire leurs temples. (3) On a remarqué que les Césars, qui avaient le prénom de Caius, sont tous tombés sous le fer, à partir de celui qui fut tué au temps de Cinna. [ 5,0] Vie de Claude [5,1] I. Naissance de Drusus, père de Claude. Ses victoires. Sa mort. Ses projets pour le rétablissement de la liberté. Auguste est accusé de l'avoir fait empoisonner (1) Trois mois à peine s'étaient écoulés depuis le mariage de Livie avec Auguste, lorsqu'elle mit au monde Drusus, père du César Claude. Ce Drusus, d'abord surnommé Decimus, et ensuite Néron, passa pour être le fruit d'un adultère de son beau-père avec elle. C'est ce qui donna sans doute une vogue si rapide à ce vers: "Il naît aux gens heureux des enfants en trois mois". (2) Pendant sa questure et sa préture, Drusus commanda dans la guerre de Rhétie et dans celle de Germanie. Il fut le premier des généraux romains qui navigua sur l'océan Septentrional. Par un travail immense et d'un genre nouveau, il fit creuser au-delà du Rhin les fossés qui portent encore son nom. (3) Après avoir souvent battu l'ennemi et l'avoir poussé jusqu'au fond de ses solitudes, il ne cessa de le poursuivre que lorsqu'une femme étrangère d'une grandeur plus qu'humaine, sous l'image d'un fantôme, lui eut défendu en latin de s'avancer au-delà. (4) L'ovation et les ornements du triomphe furent les récompenses de ses exploits. Il fut fait consul au sortir de sa préture. Il reprit son expédition et y mourut de maladie dans son camp d'été, appelé depuis le "camp maudit". (5) Son corps fut porté jusqu'à Rome par les premiers citoyens des municipes et des colonies. Là il fut reçu par les décuries des scribes publics et enseveli au Champ de Mars. (6) L'armée lui éleva un monument funéraire, autour duquel les soldats devaient, chaque année, s'exercer à la course, et les villes de la Gaule y faire des sacrifices publics. (7) Le sénat, entres autres honneurs, lui vota un arc de triomphe en marbre avec des trophées sur la voie Appienne, et lui décerna le nom de Germanicus, à lui et à ses descendants. (8) Drusus aimait, dit-on, également la gloire et l'État. Jaloux de joindre les dépouilles opimes à ses victoires, dans la mêlée il poursuivit les chefs des Germains, en s'exposant souvent aux plus grands dangers. Il ne dissimula jamais le dessein qu'il avait de rétablir un jour, s'il le pouvait, l'ancienne république. (9) Voilà pourquoi, je pense, quelques-uns ont osé dire que, devenu suspect à Auguste, il fut rappelé par lui de son gouvernement, et que cet empereur, voyant qu'il hésitait à exécuter son ordre, il s'en défit par le poison. (10) Je rapporte ce bruit uniquement pour ne pas l'omettre, et sans y attacher aucune idée de vérité ou de vraisemblance. Auguste aima tellement Drusus, qu'il le donnait toujours pour cohéritier à ses fils, comme il l'annonça un jour dans le sénat, et qu'après sa mort, dans l'éloge qu'il en fit devant le peuple, il pria les dieux de rendre les Césars semblables à Drusus, et de leur accorder une aussi belle fin. (11) Il ne se contenta pas de composer son épitaphe en vers, et de la faire graver sur son tombeau ; il écrivit aussi en prose l'histoire de sa vie. (12) Drusus avait eu de la plus jeune Antonia beaucoup d'enfants; mais trois seulement lui survécurent, Germanicus, Livilla et Claude. [5,2] II. Naissance de Claude. Ses maladies. Sa faiblesse (1) Claude naquit à Lyon, sous le consulat de Julius Antonius et de Fabius Africanus, le premier août, le jour même où, pour la première fois, on y avait consacré un autel à Auguste. Il fut appelé Tiberius Claudius Drusus; (2) mais son frère aîné ayant ensuite passé par adoption dans la famille Julia, il prit le surnom de Germanicus. (3) Abandonné par son père dans son enfance, il la passa tout entière, ainsi que sa jeunesse, dans des maladies diverses et opiniâtres qui le rendirent si faible de corps et d'esprit, que, parvenu à l'âge de remplir des fonctions, on le regarda comme incapable de tout emploi public ou privé. (4) Longtemps encore, après qu'il fut sorti de tutelle, il fut confié à la garde d'autrui, et placé sous les ordres d'un précepteur étranger qui avait été autrefois inspecteur des haras. Dans un mémoire, il se plaignit qu'on avait mis à dessein cet homme auprès de lui pour lui faire souffrir, sous mille prétextes, toutes sortes de mauvais traitements. (5) L'état de sa santé fut cause encore qu'il présida contre l'usage, la tête couverte d'une cape, à un spectacle de gladiateurs, qu'il donna conjointement avec son frère en l'honneur de son père, et que, lorsqu'il prit la toge virile, il fut porté en litière au Capitole, vers le milieu de la nuit, sans aucune solennité. [5,3] III. Ses études. Mépris qu'il inspire à toute sa famille (1) Il ne laissa pas pourtant, dès le premier âge, de s'appliquer avec zèle aux études libérales, et souvent même il en donna, dans chaque genre, des preuves en public; (2) mais il ne put ni acquérir aucune considération, ni donner de lui de meilleures espérances. (3) Sa mère Antonia l'appelait une ombre d'homme, un avorton, une ébauche de la nature; et, lorsqu'elle voulait parler d'un imbécile, elle disait: "Il est plus bête que mon fils Claude". (4) Son aïeule Augusta eut toujours pour lui le plus grand mépris et ne lui parlait que très rarement; elle ne lui donnait ses avis que par des billets durs et laconiques ou par un intermédiaire. (5) Sa soeur Livilla ayant entendu dire qu'il régnerait un jour, elle plaignit publiquement et à haute voix le peuple romain d'être réservé à une destinée si injuste et si indigne. (6) Quant à l'opinion de son grand-oncle Auguste sur son compte, pour mieux faire voir ce qu'il en pensait, en bien ou en mal, je transcris ici quelques passages de ses lettres. [5,4] IV. Lettres d'Auguste sur Claude (1) "Ma chère Livie, conformément à tes désirs, je me suis entretenu avec Tibère sur ce qu'il conviendrait de faire de ton petit-fils Tiberius aux fêtes de Mars. (2) Nous avons été d'avis tous deux qu'il fallait déterminer une fois pour toutes le plan à suivre à son égard. (3) Car, s'il est dans un état normal, pourquoi hésiterions-nous à le faire passer par les mêmes degrés d'honneur où a passé son frère? Si, au contraire, nous le trouvons incapable, si son esprit est aussi malade que son corps, ne nous exposons pas, ainsi que lui, aux railleries de ceux qui ont coutume de se moquer de tout. (4) Nous serons toujours dans la perplexité, si, sans avoir rien décidé d'avance, à chaque occasion, nous mettons en doute sa capacité d'exercer les magistratures. (5) Quoi qu'il en soit, dans la conjoncture présente, je ne m'oppose point à ce qu'il s'occupe du festin des pontifes dans les fêtes de Mars, pourvu qu'il accepte auprès de lui le fils de Silvanus, son parent, qui l'empêchera de rien faire de ridicule ou de déplacé. (6) Je n'approuve point qu'il assiste aux jeux du cirque, assis dans notre loge: ainsi placé sur le devant, il serait exposé à tous les regards. (7) Je ne suis point d'avis non plus qu'il aille sur le mont Albain, ni qu'il soit à Rome le jour des fêtes latines. En effet, pourquoi ne pas le charger du gouvernement de la ville, s'il est capable de suivre son frère sur le mont Albain? (8) Voilà, ma chère Livie, le parti définitif auquel je me suis arrêté, pour ne pas flotter sans cesse entre la crainte et l'espérance. (9) Vous pourrez lire à Antonia cette partie de ma lettre, si vous le trouvez bon." (10) Dans une autre lettre, Auguste disait: "Pendant ton absence, j'inviterai tous les jours le jeune Tiberius à souper, afin qu'il ne mange pas toujours seul avec son Sulpicius et son Athénodore. Je voudrais que le pauvre malheureux choisît moins follement et avec plus de soin quelque ami dont il pût imiter les mouvements, la tenue et la démarche. II n'entend rien du tout aux choses importantes. Cependant, lorsque son esprit n'est point égaré, on entrevoit la noblesse de son caractère." (11) Voici ce qu'il dit dans une troisième lettre: "Ma chère Livie, j'ai été charmé d'entendre discourir ton petit-fils Tiberius, et je ne reviens pas de ma surprise. Comment peut-il parler aussi distinctement en public, lui qui met si peu de netteté dans ses entretiens?" (12) On ne peut douter, après cela, de la résolution que prit Auguste: il laissa Claude sans autre dignité que le sacerdoce des augures. Il ne le nomma parmi ses héritiers qu'en troisième ordre, presque parmi les étrangers, et seulement pour le sixième. Enfin il ne lui légua pas au-delà de huit cent mille sesterces. [5,5] V. Claude, privé de dignités, vit dans la retraite (1) Lorsqu'il demanda les honneurs, son oncle Tibère lui accorda les ornements consulaires. Mais, quand il insista pour obtenir le consulat effectif, il se contenta de lui répondre dans un billet: "Je vous envoie quarante pièces d'or pour les Saturnales et pour les Sigillaires." (2) Alors, renonçant à toute ambition, Claude s'abandonna à l'oisiveté, et vécut caché tantôt dans ses jardins ou dans sa villa suburbaine, tantôt dans sa retraite de Campanie. La société des hommes les plus abjects ajouta à sa bêtise habituelle la passion dégradante pour l'ivrognerie et les jeux de hasard. [5,6] VI. On lui rend quelques honneurs (1) Malgré cette conduite, il fut toujours environné d'hommages et de marques publiques de respect. (2) L'ordre des chevaliers le choisit deux fois pour chef d'une députation; d'abord, quand ils demandèrent aux consuls l'honneur de porter sur leurs épaules le corps d'Auguste à Rome; ensuite, quand on félicita les consuls d'avoir fait justice de Séjan. Lorsqu'il arrivait au spectacle, on se levait, et chacun quittait son manteau. (3) Le sénat lui-même voulut l'adjoindre en surnombre, à titre extraordinaire, aux prêtres d'Auguste désignés par le sort. Plus tard il ordonna que sa maison incendiée serait rebâtie aux frais du trésor public, et qu'il aurait droit de voter avec les consulaires. (4) Tibère fit révoquer ce décret, alléguant la stupidité de Claude, et promit de l'indemniser par ses libéralités. (5) Toutefois, en mourant, il le nomma parmi ses héritiers de troisième classe, et lui fit en même temps un legs de deux millions de sesterces. De plus il le recommanda nommément, parmi ses autres parents, aux armées, au sénat et au peuple romain. [5,7] VII. Il est fait consul sous Caligula (1) Enfin, sous Caius, fils de son frère, qui, dans les commencements de son règne, cherchait à se concilier l'estime par toutes sortes de complaisances, il parvint aux honneurs et fut son collègue au consulat pendant deux mois. La première fois qu'il parut au Forum avec les faisceaux, un aigle qui passait vint se percher sur son épaule droite. (2) Le sort lui assigna la quatrième année pour son second consulat. Il présida quelquefois aux spectacles à la place de Caius, aux acclamations du peuple qui souhaitait toutes sortes de prospérités à l'oncle de l'empereur et au frère de Germanicus. [5,8] VIII. Il devient le jouet de la cour (1) Il n'en fut pas moins exposé aux avanies. S'il arrivait trop tard pour souper, on ne le recevait qu'avec peine et après lui avoir fait faire le tour de la table. Toutes les fois qu'il s'endormait après le repas, selon sa coutume, on lui jetait des noyaux d'olives et de dattes, ou bien des bouffons se faisaient un jeu d'interrompre son sommeil avec une férule ou un fouet. (2) Quand il ronflait, ils lui mettaient des chaussures de femme dans les mains, afin qu'il s'en frottât le visage en se réveillant en sursaut. [5,9] IX. Ses dangers sous Caligula. Le sénat affecte de le mépriser. Ses biens sont mis en vente (1) Il fut exposé à plusieurs dangers. (2) D'abord, pendant son consulat, il faillit être destitué pour avoir mis de la négligence à placer et à faire dresser les statues de Néron, et de Drusus, frères de Caius ; ensuite il fut inquiété de mille manières par les délations des étrangers et même des gens de sa maison. (3) Une fois découverte la conjuration de Lepidus et de Gaetulicus, il fut envoyé avec un groupe de légats en Germanie pour féliciter l'empereur; et là il courut un péril mortel. Caius en effet fut profondément indigné qu'on lui eût spécialement député son oncle, comme s'il s'agissait de régenter un enfant. Quelques auteurs prétendent même qu'on le précipita dans le Rhin avec le même vêtement qu'il avait à son arrivée. (4) Depuis lors, il fut toujours le dernier des consulaires à dire son avis dans le sénat, parce que, pour lui faire affront, on ne l'interrogeait qu'après tous les autres. (5) On admit aussi une procédure en faux contre un testament qu'il avait signé. (6) Enfin, obligé de dépenser huit millions de sesterces pour prendre possession d'un nouveau sacerdoce, il tomba dans une telle gêne, que, ne pouvant se libérer envers le trésor du capital qu'il devait, ses biens furent mis en vente, conformément à la loi hypothécaire, et sur la mise à prix des préposés du fisc. [5,10] X. Son avènement à l'empire (1) C'est ainsi qu'il passa la plus grande partie de sa vie, lorsqu'un événement tout à fait extraordinaire le fit arriver à l'empire, dans la cinquantième année de son âge. (2) Au moment où les assassins de Caius écartaient tout le monde, sous prétexte que l'empereur voulait être seul, Claude s'était éloigné comme les autres et retiré dans un cabinet appelé Hermaeum. Bientôt, saisi d'effroi à la nouvelle de ce meurtre, il se traîna jusqu'à une galerie voisine, où il se cacha derrière la tapisserie qui couvrait la porte. (3) Un simple soldat qui courait çà et là, ayant aperçu ses pieds, voulut voir qui il était, le reconnut, le retira de cet endroit; et tandis que la peur précipitait Claude à ses genoux, il le salua empereur. (4) Puis il le conduisit à ses compagnons qui, encore indécis, ne prenaient conseil que de leur fureur. (5) Ils le mirent dans une litière, et, comme ses esclaves s'étaient enfuis, ils le portèrent tour à tour jusqu'au camp, triste et tremblant. La foule, en accourant au-devant de lui, le plaignait comme un innocent qu'on traînait au supplice. (6) Reçu dans l'enceinte des retranchements, il passa la nuit au milieu des sentinelles, avec plus de confiance que d'espoir; (7) car les consuls et le sénat s'étaient emparés du Forum et du Capitole avec les cohortes urbaines dans l'intention de rétablir l'ancienne liberté. Appelé à la curie par un tribun du peuple pour opiner sur les circonstances présentes, il répondit qu'il était retenu par la force et par la nécessité. (8) Mais, le lendemain, le sénat, dégoûté de divisions et d'avis contraires, agit avec moins de vigueur. La foule qui l'entourait demandait d'ailleurs à haute voix un seul maître et nommait Claude. Il reçut les serments de l'armée et promit à chaque soldat quinze mille sesterces. C'est le premier des Césars qui ait acheté à prix d'argent la fidélité des légions. [5,11] XI. Il accorde une amnistie générale. Il rend de grands honneurs à sa famille (1) Affermi sur le trône, il n'eut rien de plus pressé que d'ensevelir dans l'oubli tout ce qui s'était passé pendant les deux jours où il avait été question de changer la forme de l'État. (2) Il publia donc à ce sujet une amnistie générale, et il ne s'en départit point. Il se contenta de faire périr quelques tribuns et quelques centurions qui avaient trempé dans la conjuration contre Caius, tant pour l'exemple, que parce qu'il savait qu'ils avaient aussi demandé sa mort. (3) Il donna beaucoup de marques de piété envers ses proches. Son serment le plus fréquent et le plus saint était par le nom d'Auguste. (4) Il fit décerner à son aïeule Livie des honneurs divins et un char attelé d'éléphants dans la marche triomphale du cirque, comme celui d'Auguste; à ses parents, des cérémonies funèbres; à son père, des jeux annuels dans le cirque en l'honneur de sa naissance; à sa mère, un char qui devait être promené dans le cirque, et le surnom d'Augusta qu'elle avait refusé de son vivant. (5) Saisissant toutes les occasions d'honorer la mémoire de son frère, il fit représenter à Naples une comédie grecque qu'il couronna d'après l'avis des juges. (6) Marc-Antoine lui-même ne fut pas oublié. Il en fit mention avec reconnaissance, témoignant par un édit qu'il souhaitait d'autant plus qu'on célébrât l'anniversaire de la naissance de Drusus, que c'était le même que celui de son aïeul Antoine. (7) Il acheva l'arc de triomphe en marbre que le sénat avait voulu faire élever à Tibère auprès du théâtre de Pompée, et qu'il avait négligé d'exécuter. (8) Il cassa tous les actes de Caius; mais il défendit de ranger parmi les fêtes le jour de sa mort, quoique ce fût le premier de son règne. [5,12] XII. Sa modération dans l'exercice du pouvoir. Sa popularité (1) Simple et modéré dans son élévation, il s'abstint de porter le prénom d'Imperator, refusa tous les honneurs exagérés, et célébra sans éclat, comme une cérémonie domestique, les fiançailles de sa fille et la naissance de son petit-fils. (2) Il ne rappela aucun exilé sans l'autorisation du sénat. (3) Il demanda avec instance qu'on lui permît d'amener dans la curie le préfet du prétoire et les tribuns militaires, et qu'on ratifiât les sentences que ses procureurs rendraient dans les affaires judiciaires. (4) Il sollicita des consuls le droit d'établir des marchés dans ses domaines. (5) Souvent il assistait aux instructions des magistrats, comme un de leurs conseillers, et, quand ces magistrats donnaient des spectacles, il se levait avec la foule et les honorait de la voix et du geste. (6) Il s'excusa auprès des tribuns du peuple qui l'abordaient dans son tribunal, d'être obligé, dans un espace si étroit, de les laisser parler debout. (7) Aussi, en peu de temps, s'attira-t-il à un tel point l'amour et la faveur publics, que le bruit s'étant répandu que, dans un voyage à Ostie, il avait péri victime d'un assassinat, le peuple, frappé de consternation, ne cesse d'accabler des plus terribles malédictions les soldats, qu'il appelait traîtres, et le sénat parricide, jusqu'à ce que les magistrats eussent fait paraître à la tribune aux harangues une ou deux personnes, et ensuite plusieurs, qui toutes assurèrent que Claude se portait bien et qu'il s'approchait de Rome. [5,13] XIII. Il échappe à plusieurs dangers (1) Cependant il ne fut pas toujours à l'abri des embûches. Il eut à craindre des entreprises particulières, des séditions, et enfin la guerre civile. (2) Un homme du peuple fut trouvé, la nuit, près de son lit avec un poignard. On arrêta deux chevaliers, armés d'un bâton ferré et d'un couteau de chasse, qui l'attendaient pour l'attaquer, l'un à la sortie du théâtre, l'autre pendant un sacrifice, dans le temple de Mars. (3) Asinius Gallus et Statilius Corvinus, petits-fils des orateurs Pollion et Messala, tentèrent une révolution à l'aide d'un grand nombre de ses affranchis et de ses esclaves. (4) Furius Camillus Scribonianus, son lieutenant en Dalmatie, excita une guerre civile; mais elle fût étouffée en cinq jours. Les légions rebelles furent rappelées au devoir par un scrupule religieux. Soit hasard, soit volonté divine, elles ne purent arracher les enseignes ni déplacer les aigles pour aller rejoindre leur nouvel empereur. [5,14] XIV. Ses consulats. Son zèle dans l'administration de la justice (1) Outre son ancien consulat, il fut quatre fois consul, d'abord deux fois de suite, puis à quatre ans d'intervalle, la dernière fois pendant six mois, les autres pendant trois. À son troisième consulat, il remplaça un consul mort, ce qu'aucun empereur n'avait encore fait. (2) Mais, consul ou non, il rendit toujours la justice avec beaucoup de zèle, sans excepter de ses travaux les jours qui étaient solennels pour lui ou pour les siens. Quelquefois même, il ne tenait aucun compte des fêtes ou des jours que la religion avait consacrés de temps immémorial. (3) Il ne s'en tenait pas toujours aux termes de la loi; il la rendait plus douce ou plus sévère, selon sa droiture et son équité naturelles. Il rétablit dans l'exercice de leur action ceux qui, selon la rigueur de la forme, eussent été déchus devant des juges ordinaires, pour avoir trop demandé. D'un autre côté, renchérissant sur la peine portée par les lois, il condamnait aux bêtes ceux qui étaient convaincus de fraudes exorbitantes. [5,15] XV. La singularité de ses jugements le fait tomber dans le mépris (1) Néanmoins, dans ses recherches et dans ses jugements, il était d'un caractère extrêmement variable, tour à tour pénétrant et circonspect, imprudent et emporté, quelquefois léger et même extravagant. (2) Un jour qu'il faisait la révision des décuries, il y eut un chevalier qui ne profita point de l'exemption que créait en sa faveur le nombre de ses enfants. Claude le renvoya, comme ayant la manie de juger. Un autre, interpellé devant lui sur sa propre affaire, prétendit qu'elle n'était pas de sa compétence, et qu'elle était de droit commun. Claude le força à plaider aussitôt sa cause, afin qu'il fît voir, dans un procès qui lui était personnel, à quel point il serait équitable dans les affaires d'autrui. (3) Une femme refusait de reconnaître son fils, et les preuves étaient équivoques des deux côtés. En lui ordonnant d'épouser le jeune homme, Claude l'obligea de s'avouer sa mère. (4) Il donnait facilement raison contre les absents, sans examiner si l'absence venait de quelque faute ou de force majeure. (5) Quelqu'un s'étant écrié qu'il fallait couper les mains à un faussaire, il fit venir sur-le-champ le bourreau avec son couperet et son billot. (6) On contestait à quelqu'un la qualité de citoyen, et les avocats disputaient pour savoir si cet homme devait plaider en toge ou en manteau. L'empereur, pour faire preuve d'impartialité, ordonna que l'accusé changerait d'habit, et porterait le manteau quand on parlerait contre lui, et la toge quand on prendrait sa défense. (7) On croit aussi qu'il rendit par écrit la sentence suivante: "Je prononce en faveur de ceux qui ont soutenu la vérité." (8) Cette décision le déconsidéra tellement qu'il reçut en public plus d'une marque de mépris. (9) Quelqu'un s'excusait devant lui sur l'impossibilité de faire venir le témoin que l'empereur avait fait citer en province, mais il avait tu le motif de son absence. Ce ne fut qu'après des questions réitérées qu'il dit: "Il est mort, ce fut son droit, je pense." (10) Un autre, le remerciant de ce qu'il permettait qu'un accusé se défendît, ajouta: " Cependant c'est l'usage." (11) J'ai ouï dire à des vieillards que des avocats abusaient tellement de sa patience, que, non contents de le rappeler quand il descendait de son tribunal, ils s'accrochaient au pan de sa robe, et quelquefois le retenaient par le pied. (12) Comment s'en étonner, lorsque, dans la chaleur de la discussion, un plaideur grec osa lui dire un jour: "Et toi aussi, tu es vieux et insensé." (13) On sait qu'un chevalier romain, en butte à la fureur de ses ennemis qui l'accusaient injustement d'avoir attenté à la pudeur des femmes, voyant que l'on citait contre lui et que l'on entendait en témoignage des prostituées, il lança à la tête de Claude les tablettes et le stylet qu'il tenait à la main, et le blessa grièvement à la joue, en lui reprochant amèrement sa bêtise et sa cruauté. [5,16] XVI. Sa censure. Il s'y rend ridicule (1) Claude géra la censure, qui n'avait point été exercée depuis Paulus et Plancus. Il y fit voir la même inégalité dans son caractère et dans ses décisions. (2) À la revue des chevaliers, il renvoya, sans le flétrir, un jeune homme déshonoré, mais que son père regardait comme irréprochable: "Il a, dit-il, son père pour censeur." Il se contenta d'en avertir un autre, qui était diffamé par ses débauches et ses adultères, d'apporter plus de modération aux goûts de son âge, ou du moins d'en user avec plus de discrétion; et il ajouta: "Pourquoi faut-il que je sache quelle est votre maîtresse?" (3) Sur la prière de ses amis, il ôta à quelqu'un la note qu'il lui avait mise: "Que néanmoins, dit-il, la rature subsiste." (4) Il raya du tableau des juges un des plus illustres citoyens de la province grecque, qui ne savait pas le latin, et le rangea dans la classe des étrangers. (5) Il exigea que chacun rendît compte de sa conduite, personnellement et à sa manière, sans recourir à l'assistance d'un avocat. (6) Il flétrit beaucoup de citoyens qui ne s'y attendaient point, et pour un motif tout nouveau: ils étaient sortis de l'Italie à son insu et sans sa permission. Un autre fut noté pour avoir accompagné un roi dans ses États; et, à ce sujet, Claude rappela que Rabirius Postumus fut autrefois accusé de haute trahison pour avoir suivi à Alexandrie le roi Ptolémée son débiteur. (7) Il aurait voulu atteindre plus de coupables; mais, grâce à l'extrême négligence de ses espions, il essuya l'insigne affront de ne rencontrer que des innocents. Ceux auxquels il reprochait ou le célibat, ou la stérilité de leurs femmes, ou l'indigence, prouvaient qu'ils étaient mariés, pères et riches. Il y en eu même un que l'on accusa de s'être frappé pour se donner la mort. Il ôta ses habits et fit voir qu'il n'avait aucune blessure. (8) On remarqua aussi, entre autres actes extraordinaires de sa censure, qu'il fit acheter et briser en public un chariot d'argent d'une magnifique construction, que l'on avait mis en vente dans le quartier des Sigillaires. Dans un seul jour il publia vingt édits, parmi lesquels il s'en trouvait un qui conseillait de bien enduire de poix les tonneaux parce que la vendange devait être abondante, et un autre qui indiquait le suc des ifs comme un remède souverain contre la morsure des vipères. [5,17] XVII. Son expédition en Bretagne. Son triomphe (1) Il ne fit qu'une seule expédition militaire, et elle fut peu considérable. (2) Le sénat lui avait décerné les ornements du triomphe. Mais, trouvant que c'était trop peu pour la majesté de son rang, il voulut un triomphe complet, et choisit pour le champ de ses exploits la Bretagne, qui n'avait pas été attaquée depuis Jules César, et qui se soulevait à l'occasion de quelques transfuges qu'on n'avait pas rendus. (3) Il s'embarqua à Ostie; mais il faillit être deux fois submergé par un vent impétueux sur la côte de Ligurie, et près des îles Stoechades. (4) Aussi vint-il par terre de Marseille à Gésoriacum où il opéra son passage. Là, sans combat et sans effusion de sang, il reçut en très peu de jours la soumission de l'île, revint à Rome six mois après son départ, et triompha avec le plus grand appareil. (5) Il permit aux gouverneurs de provinces, et même à quelques exilés, de venir à Rome jouir de ce spectacle, et plaça sur le faîte du palais, parmi les dépouilles de l'ennemi, une couronne navale à côté de la couronne civique, comme un monument de son trajet et, pour ainsi dire, de sa victoire sur l'océan. (6) Sa femme Messaline accompagna dans une voiture le char du vainqueur. Plusieurs Romains, qui avaient mérité dans cette guerre les ornements du triomphe, le suivaient à pied, couverts d'une robe prétexte. M. Crassus Frugi, qui obtenait cet honneur pour la seconde fois, montait un cheval caparaçonné et portait un vêtement brodé de palmes. [5,18] XVIII. Sa vigilance pour le ravitaillement et la sûreté de Rome (1) Claude s'occupa avec une extrême sollicitude de Rome et de son ravitaillement. (2) Dans l'incendie du quartier Émilien, où le feu étendait partout ses ravages, il passa deux nuits dans le "diribitorium", et, comme les soldats et les esclaves succombaient de fatigue, il fit appeler par les magistrats le peuple de tous les quartiers; puis, mettant devant lui des corbeilles remplies d'argent, il excitait chacun à porter du secours, et distribuait des récompenses proportionnées au travail. (3) Le grain devenant plus cher après plusieurs années de stérilité, il fut un jour arrêté au milieu du Forum par la foule qui l'accablait d'injures et lui jetait des morceaux de pain, en sorte qu'il lui fut difficile de se sauver dans son palais par une porte dérobée. Depuis ce temps, il ne négligea rien pour faire venir des vivres à Rome, même en hiver, (4) offrant aux négociants des bénéfices certains, et se chargeant des dommages, dans le cas où les tempêtes en causeraient. Il fit aussi de grands avantages à ceux qui construisaient des navires pour le commerce des grains, et il mesurait ces avantages à la condition de chacun. [5,19] XIX. Suite Il affranchissait les citoyens des dispositions de la loi Papia Poppaea; il accordait aux Latins le droit des Quirites, et aux femmes les privilèges des mères qui avaient quatre enfants. Ces ordonnances subsistent encore aujourd'hui. [5,20] XX. Ses travaux (1) En fait de travaux publics, il s'attacha moins à en exécuter un grand nombre qu'à entreprendre ceux qui étaient nécessaires. Parmi les principaux on compte l'aqueduc commencé par Caius, le canal d'écoulement du lac Fucin et le port d'Ostie. Il savait qu'Auguste avait refusé obstinément aux Marses le dernier de ces ouvrages, et que Jules César avait souvent projeté, mais toujours remis l'autre, à cause des difficultés de l'exécution. (2) Il conduisit à Rome les eaux fraîches et abondantes qui portent le nom de Claudius, et dont les sources s'appellent, l'une "Azurée", les autres "Curtius" et "Albudignus", ainsi qu'une dérivation de l'Anio au moyen d'un nouvel aqueduc en pierre, et il les distribua dans de nombreux et magnifiques réservoirs. (3) Il entreprit les travaux du lac Fucin, autant pour son profit que pour sa gloire, quelques particuliers ayant promis de se charger des frais, si on leur concédait les terres desséchées. (4) Il acheva enfin ce canal à force de peine, après avoir pendant onze ans employé sans relâche trente mille hommes à percer et à tailler la montagne sur un espace de trois mille pas. (5) En construisant le port d'Ostie, il l'entoura de deux môles à droite et à gauche, et éleva à l'entrée une digue sur un sol profond. Afin de la mieux asseoir, il commença par submerger le navire sur lequel le grand obélisque était venu d'Égypte; puis il y établit des piliers, et la surmonta d'une très haute tour, semblable au phare d'Alexandrie, pour éclairer les vaisseaux pendant la nuit. [5,21] XXI. Ses spectacles (1) Il distribua souvent des gratifications au peuple, (2) et donna un grand nombre de magnifiques représentations; car il ne se contentait pas de spectacles ordinaires célébrés dans des lieux consacrés à cet usage, il en imaginait ou plutôt il en empruntait à l'antiquité, et les faisait jouer sur des emplacements tout à fait nouveaux. (3) Lors des jeux qu'il célébra pour la dédicace du théâtre de Pompée, qu'il avait restauré après son incendie, il se fit élever un tribunal dans l'orchestre pour donner de là le signal des jeux. Il avait auparavant offert un sacrifice dans la partie supérieure du bâtiment, et en était descendu pour venir prendre sa place en traversant toute l'assemblée assise en silence. (4) Il solennisa aussi les jeux séculaires dont il prétendit qu'Auguste avait devancé le retour, au lieu de les réserver pour le temps prescrit, quoiqu'il dise lui-même dans son histoire qu'Auguste, après avoir supputé soigneusement les années où ils avaient été interrompus, avait ramené ces jeux à leur véritable époque. (5) Aussi se moqua-t-on du crieur public, lorsque, selon la formule usitée, il invita les citoyens à des jeux qu'aucun d'eux n'avait vus et ne reverrait. Car il se trouvait beaucoup de spectateurs qui y avaient assisté, et même encore quelques acteurs qui y avaient figuré autrefois. (6) Claude donna souvent des jeux du cirque sur la colline du Vatican, et de temps en temps, après cinq courses de chars, il ajoutait un combat de bêtes. (7) Il orna le grand cirque de barrières en marbre et de bornes dorées, tandis que les premières étaient jadis de tuf et les autres de bois. Il assigna des places aux sénateurs qui, auparavant, étaient confondus dans la foule. Aux courses des quadriges, il joignit les jeux troyens et les chasses d'Afrique où figurait un escadron de cavaliers prétoriens, commandé par ses tribuns et par le préfet lui-même. On vit aussi des cavaliers thessaliens poursuivre dans le cirque des taureaux sauvages, leur sauter sur le dos après les avoir fatigués et les terrasser en les saisissant par les cornes. (8) Il multiplia les spectacles de gladiateurs. Il en fonda un annuel dans le camp des prétoriens, mais sans combat de bêtes et sans appareil. Il établit un autre combat régulier dans l'enceinte des élections, et dans le même lieu, il en donna un extraordinaire qui ne dura que peu de jours, et qu'il appelait "Sportule", parce qu'en l'annonçant il avait dit qu'il invitait le peuple à un petit repas improvisé et sans façon. (9) Il n'y avait point de genre de spectacle où il se montrât plus accessible et plus joyeux. Il avançait la main gauche, comme faisait le peuple, et comptait tout haut sur ses doigts les pièces d'or offertes aux vainqueurs. Ses exhortations et ses questions excitaient à la gaieté les spectateurs qu'il appelait sans cesse "messieurs", en mêlant quelquefois à ses propos des plaisanteries froides et recherchées. Par exemple, en jouant sur le nom du gladiateur Palumbus que demandaient les assistants, il dit "qu'il le ferait venir dès qu'il serait pris." (10) Le trait suivant eut du moins le mérite de l'à-propos. Il avait accordé à un gladiateur de chars le congé que ses quatre fils demandaient pour lui avec instance. Voyant que tout le monde s'intéressait à cette grâce, il fit aussitôt courir une tablette dans laquelle il représentait au peuple combien il lui importait d'avoir des enfants, puisqu'un gladiateur même en retirait tant de profit et de faveur. (11) Il fit représenter militairement dans le Champ de Mars la prise et le pillage d'une place forte, ainsi que la soumission de la Bretagne, et il y présida en habit guerrier. (12) Avant de dessécher le lac Fucin, il y donna une naumachie. (13) Mais les combattants s'étant écriés: "Salut à l'empereur! Nous te saluons avant de mourir!", il répondit: "Salut à vous!". Ils prirent ce mot pour une grâce, et aucun d'eux ne voulut plus combattre. Claude hésita longtemps: il ne savait s'il les ferait périr tous par le fer ou par le feu. Enfin il s'élança de son siège, et, faisant le tour du lac d'un pas tremblant et ridicule, moitié par menace, moitié par promesse, il les força à combattre. (14) Dans ce spectacle, on vit se heurter une flotte de Sicile et une flotte de Rhodes, chacune composée de douze trirèmes, au bruit de la trompette d'un Triton d'argent qu'un ressort fit surgir au milieu du lac. [5,22] XXII. Règlements divers (1) Il réforma, rétablit ou renouvela quelques usages relatifs aux cérémonies religieuses, et à la vie civile ou militaire, et fixa les rapports des divers ordres de l'État au dedans et au dehors. (2) Jamais il n'agrégea personne au collège des pontifes, sans avoir prêté auparavant le serment. Toutes les fois que Rome éprouvait un tremblement de terre, il faisait proclamer des jours fériés que le préteur annonçait au peuple assemblé. Dès qu'on apercevait à Rome ou au Capitole un oiseau de mauvais augure, en sa qualité de souverain pontife il montait à la tribune aux harangues, et, après avoir fait retirer les esclaves et les manoeuvres, il annonçait au peuple des prières expiatoires. [5,23] XXIII. Suite des règlements divers (1) Il supprima toute interruption dans l'expédition des affaires, auparavant divisées entre les mois d'été et les mois d'hiver. (2) La juridiction des fidéicommis qu'on avait coutume de déléguer tous les ans à des magistrats pris exclusivement à Rome, fut fixée pour toujours, et conférée même aux autorités de province. (3) Il cassa un article de la loi Papia Poppaea ajouté par Tibère, qui supposait que les sexagénaires ne pouvaient pas engendrer. (4) Il établit que les consuls donneraient extraordinairement des tuteurs aux pupilles, et que ceux auxquels les magistrats auraient interdit l'accès des provinces, seraient exilés aussi de Rome et de l'Italie. (5) Il créa une nouvelle espèce de relégation, en défendant à certaines personnes de s'éloigner de Rome au-delà du troisième milliaire. (6) Lorsqu'il avait à traiter au sénat une affaire importante, il s'asseyait sur un siège de tribun entre les deux consuls. Il s'attribua la connaissance de demandes de congé, que l'on portait ordinairement au sénat. [5,24] XXIV. Suite des règlements divers (1) Il accorda les ornements consulaires même aux administrateurs dont le traitement était de deux cent mille sesterces. (2) Ceux qui refusaient la dignité de sénateur étaient privés de leur rang de chevalier. (3) Quoiqu'il eût promis, au commencement de son règne, de ne choisir pour sénateurs que les arrière-petits-fils des citoyens romains, il donna le laticlave au fils d'un affranchi, à condition qu'il se ferait adopter par un chevalier. Il est vrai que, pour s'en excuser, il prétendit que le censeur Appius Caecus, le fondateur de sa famille, avait appelé au sénat des fils d'affranchis. Il ignorait que, du temps d'Appius, et même encore après lui, on donnait le titre de "libertini", non à ceux qui étaient affranchis, mais aux hommes libres nés de ces affranchis. (4) Au lieu de laisser au collège des questeurs la construction des chemins publics, il lui assigna le soin des jeux de gladiateurs, lui ôta le gouvernement d'Ostie et celui de la Gaule, et lui rendit la surveillance du trésor que l'on gardait dans le temple de Saturne, surveillance toujours confiée à des préteurs ou à ceux qui en avaient exercé la charge. (5) Il accorda les honneurs du triomphe à Silanus, le fiancé de sa fille, avant qu'il eût atteint l'âge de puberté. Il les prodigua à tant d'adultes et avec tant de facilité, que, dans une lettre écrite au nom de toutes les légions, on le pria d'en revêtir les légats consulaires, en même temps que du commandement, afin qu'ils ne cherchassent aucun prétexte de guerre, à quelque prix que ce fût. (6) Il décerna l'ovation à Aulus Plautius; et, quand celui-ci fit son entrée dans Rome, il alla au-devant de lui, et se tint à ses côtés lorsqu'il monta au Capitole et qu'il en descendit. (7) Gabinius Secundus, pour avoir vaincu les Chauques, peuple germain, obtint de lui la permission de porter le nom de Chaucius. [5,25] XXV. Suite des règlements divers (1) Il établit une hiérarchie entre les grades militaires des chevaliers. Ce n'était qu'après le commandement d'une cohorte qu'il donnait celui d'un escadron, et de là on passait au grade de tribun légionnaire. Il créa aussi un genre de service fictif: ce n'était qu'un titre pour les absents, que l'on appela surnuméraires. (2) Par un sénatus-consulte, il fit défendre aux soldats d'entrer dans les maisons des sénateurs pour leur rendre des devoirs. (3) Il confisqua les biens des affranchis qui se faisaient passer pour chevaliers romains. Il remit en servitude ceux qui étaient ingrats et dont les patrons avaient à se plaindre, déclarant à leurs avocats que, puisqu'ils prenaient leur défense, il ne leur rendrait pas justice contre leurs propres affranchis. (4) Quelques citoyens, pour s'épargner la peine de les guérir, avaient fait exposer leurs esclaves malades dans l'île d'Esculape. Claude décréta que tous ceux qu'on exposerait ainsi seraient libres, et qu'en cas de guérison, ils n'appartiendraient plus à leurs maîtres. Il ajouta que, si quelqu'un tuait son esclave au lieu de l'exposer, il serait tenu coupable de meurtre. (5) Il enjoignit par une ordonnance aux voyageurs, de ne traverser les villes d'Italie qu'à pied, en chaise à porteur, ou en litière. (6) Il mit à Pouzzoles et à Ostie une cohorte chargée de prévenir les incendies. (7) Il défendit aux étrangers de prendre des noms romains, du moins ceux de familles romaines, (8) et fit périr sous la hache, dans le champ des Esquilies, ceux qui usurpaient le droit de cité. (9) Il restitua au sénat les provinces d'Achaïe et de Macédoine que Tibère avait prises sous son administration. Il ôta la liberté aux Lyciens, agités de funestes discordes, et la rendit aux Rhodiens qui se repentaient de leurs fautes passées. (10) Il déclara les Troyens exempts pour jamais de tout tribut, comme étant les ancêtres des Romains, et donna lecture d'une ancienne lettre grecque écrite par le sénat et le peuple romain au roi Séleucus, dans laquelle ils lui promettaient amitié et alliance, s'il affranchissait de tout impôt les Troyens qui leur étaient unis par les liens du sang. (11) Il chassa de la ville les Juifs qui se soulevaient sans cesse à l'instigation d'un certain Chrestus. (12) Il permit aux ambassadeurs des Germains de s'asseoir à l'orchestre, quand il vit avec quelle simplicité et quelle confiance ces envoyés, que l'on avait placés parmi le peuple, étaient allés d'eux-mêmes se mettre à côté des ambassadeurs des Parthes et de l'Arménie assis parmi les sénateurs, disant hautement qu'ils ne leur étaient inférieurs ni en qualité ni en courage. (13) Il abolit entièrement dans les Gaules la religion cruelle et barbare des Druides, qu'Auguste n'avait interdite qu'aux citoyens. D'un autre côté, Claude entreprit de transférer de l'Attique à Rome les mystères d'Éleusis, et il proposa de reconstruire en Sicile, aux dépens du trésor du Peuple romain, le temple de Vénus Érycine qui était tombé de vétusté. (14) Il contracta une alliance avec les rois, après avoir immolé une laie sur la place publique, et fait lire l'ancienne formule des féciaux. (15) Mais toutes ces dispositions, ainsi que la plus grande partie des actes de son gouvernement, étaient inspirées plutôt par la volonté de ses femmes et de ses affranchis que par la sienne. En tout lieu et presque toujours, il se montrait tel que le commandait leur intérêt ou leur caprice. [5,26] XXVI. Ses fiancées et ses femmes (1) Dans son adolescence, il eut deux fiancées, Aemilia Lepida, arrière-petite-fille d'Auguste, et Livia Medullina, de l'ancienne famille du dictateur Camille, surnommée aussi Camilla, et qui était de la race antique du dictateur Camille. (2) Il répudia la première encore vierge, parce que ses parents avaient encouru la disgrâce d'Auguste; la seconde mourut de maladie le jour même qui avait été fixé pour ses noces. (3) Il épousa ensuite Plautia Urgulanilla, d'une famille triomphale, puis Aelia Paetina, fille d'un consulaire. Il se sépara de toutes deux par un divorce; de Paetina, pour de légers torts, et d'Urgulanilla, pour de honteuses débauches, et sur un soupçon d'homicide. (4) Après elles, il prit en mariage Valeria Messaline, fille de Barbatus Messala, son cousin. (5) Mais, quand il sut que, indépendamment de ses turpitudes et de ses scandales, elle s'était mariée avec Caius Silius, en constituant même une dot en présence des augures, il la fit périr, et déclara publiquement aux prétoriens que, les mariages lui réussissant mal, il resterait dans le célibat, et que, s'il ne tenait parole, il consentait à être percé de leurs glaives. (6) Néanmoins il ne put s'empêcher de négocier bientôt une nouvelle alliance. Il rechercha cette même Paetina qu'il avait répudiée, et Lollia Paulina, qui avait été femme de Caius César. (7) Mais les caresses d'Agrippine, fille de son frère Germanicus, lui inspirèrent un amour qui devait naître aisément du droit de l'embrasser et de plaisanter familièrement avec elle. À la première assemblée du sénat, il aposta des gens qui votèrent pour qu'on le forçât à l'épouser, sous prétexte que cette union était de la plus haute importance pour l'État. Ils voulurent aussi qu'on accordât aux citoyens la faculté de conclure de pareilles alliances, jusqu'alors réputées incestueuses. (8) Il se maria le lendemain; mais il ne se trouva personne qui suivît cet exemple, excepté un affranchi et un centurion aux noces duquel il assista avec Agrippine. [5,27] XXVII. Ses enfants (1) Il eut des enfants de trois de ses femmes: d'Urgulanilla, Drusus et Claudia; de Paetina, Antonia; de Messaline, Octavie et un fils appelé d'abord Germanicus, et ensuite Britannicus. (2) Drusus périt, dans son enfance, à Pompéi, étranglé par une poire qu'il faisait sauter en l'air et qu'il reçut dans la bouche. Il avait été fiancé, peu de jours avant ce malheur, à la fille de Séjan; ce qui me semble prouver d'autant plus que Séjan ne fut point l'auteur de sa mort, comme le bruit en avait couru. (3) Quoique Claudia fut née cinq mois après le divorce de Claude, et que ce prince eût commencé à l'élever, il la fit exposer et jeter nue devant la porte de sa mère, comme le fruit d'un commerce criminel avec l'affranchi Boter. (4) Il maria Antonia, d'abord à Cneius Pompée le Grand, puis à Faustus Sylla, jeunes gens de la première noblesse; et il donna Octavie à son beau-fils Néron, après l'avoir fiancée à Silanus. (5) Britannicus, né le vingtième jour de son principat, pendant son second consulat, était encore tout petit, lorsque Claude, l'élevant sur ses mains, le montrait à l'armée, et le prenant sur ses genoux ou le plaçant devant lui au spectacle, ne cessait de le recommander au peuple et aux soldats, en mêlant sa voix aux acclamations et aux voeux de la multitude. (6) Il adopta Néron, l'un de ses gendres. Quant à Pompée et à Silanus, il ne se contenta pas de les répudier, il les fit périr. [5,28] XXVIII. Ses affranchis (1) Parmi ses affranchis, ceux qu'il estima le plus furent l'eunuque Posidès, auquel il décerna une pique sans fer, dans son triomphe sur la Bretagne; Félix, qu'il mit successivement à la tête de cohortes, d'escadrons et de la province de Judée, et qui épousa trois reines; Harpocras, auquel il accorda le droit de parcourir la ville en litière et de donner des spectacles; Polybe surtout, son archiviste, qui marchait souvent entre les deux consuls; (2) mais, de préférence à tous les autres, Narcisse son secrétaire, et Pallas son intendant, que, par un sénatus-consulte, il se plut à combler des plus grandes récompenses, et à revêtir des ornements de la questure et de la préture. En outre, il les laissa tellement entasser de gains et de rapines que, se plaignant un jour de n'avoir rien dans son trésor, on lui répondit fort à propos qu'il serait dans l'abondance, si ses deux affranchis voulaient le mettre de moitié avec eux. [5,29] XXIX. Il est entièrement gouverné par ses affranchis et par ses femmes. Ses meurtres (1) Livré, comme je l'ai dit, à ses affranchis et à ses femmes, Claude fut plutôt un esclave qu'un empereur. Leurs intérêts ou même leurs goûts et leurs fantaisies disposaient, le plus souvent à son insu, des honneurs, des armées, des grâces et des supplices. Ils révoquaient ses libéralités, rapportaient ses jugements, contrefaisaient ses nominations à des offices ou les altéraient publiquement. (2) Sans entrer dans de minutieux détails, je dirai qu'il fit périr, sur des accusations vagues et sans avoir voulu les entendre, Appius Silanus qui lui était uni par les liens d'une commune paternité, et les deux Julies, l'une fille de Drusus, l'autre de Germanicus; et qu'il traita de même Cneius Pompée, marié à l'aînée de ses filles, et Lucius Silanus, fiancé à la plus jeune. (3) Le premier fut percé dans les bras d'un adolescent qu'il aimait; le second fut forcé d'abdiquer la préture le quatrième jour avant les calendes de janvier, et de se donner la mort au commencement de l'année, le jour même des noces de Claude et d'Agrippine. (4) Il sévit avec tant de légèreté contre trente-cinq sénateurs et plus de trois cents chevaliers romains, qu'un centurion étant venu lui annoncer la mort d'un personnage consulaire, et lui disant que son ordre était accompli, il lui répondit qu'il n'en avait donné aucun. Toutefois il n'en approuva pas moins l'exécution, parce que ses affranchis lui assurèrent que les soldats avaient fait leur devoir en s'empressant de venger leur empereur. (5) Mais, ce qui passe toute croyance, c'est qu'il signa lui-même le titre de la dot aux noces de Messaline avec l'adultère Silius. On lui avait fait croire que ce n'était qu'un jeu pour éloigner et détourner sur un autre un danger dont quelques prodiges le menaçaient. [5,30] XXX. Son portrait (1) Il ne manquait pas d'un certain air de grandeur et de dignité, soit qu'il fût debout, soit qu'il fût assis, et surtout lorsqu'il restait tranquille. Sa taille était élancée, mais sans maigreur. Ses cheveux blancs ajoutaient à la beauté de sa figure. Il avait le cou bien plein. (2) Lorsqu'il marchait, ses genoux chancelaient; et, soit qu'il plaisantât, soit qu'il fût sérieux, il avait mille ridicules, un rire affreux, une colère plus hideuse encore, qui faisait écumer sa bouche toute grande ouverte en humectant ses narines; un bégaiement continuel et un tremblement de tête qui redoublaient à la moindre affaire. [5,31] XXXI. Sa santé Sa santé fut mauvaise jusqu'à son avènement au trône, et florissante depuis ce moment. Il éprouvait pourtant des douleurs d'estomac, quelquefois si violentes, qu'il eut, à ce qu'il dit lui-même, des idées de suicide. [5,32] XXXII. Ses repas (1) Il donnait fréquemment d'amples festins, et presque toujours dans de vastes espaces découverts, afin de pouvoir réunir jusqu'à six cents convives à la fois. (2) Après un repas sur le canal d'écoulement du lac Fucin, il faillit être submergé par la masse d'eau qui s'échappa tout à coup. (3) Il avait toujours ses enfants à sa table, et avec eux la jeune noblesse des deux sexes. Suivant l'ancienne coutume, ces enfants mangeaient assis au pied des lits. (4) Un convive ayant été soupçonné d'avoir volé une coupe d'or, Claude l'invita de nouveau le lendemain, et lui en fit servir une d'argile. (5) On prétend qu'il avait projeté un édit par lequel il permettait de lâcher des vents à table, parce qu'il s'était aperçu qu'un de ses convives avait été incommodé pour s'être retenu par respect. [5,33] XXXIII. Sa voracité. Sa passion pour les femmes et pour le jeu (1) Il était toujours disposé à manger et à boire, en quelque temps et en quelque lieu que ce fût. Un jour qu'il rendait la justice dans le Forum d'Auguste, il fut frappé du fumet d'un repas qu'on apprêtait pour les Saliens dans le temple de Mars qui était près de là. Aussitôt il quitta son tribunal, monta chez ces prêtres, et se mit à table avec eux. (2) Jamais il ne sortit d'un repas sans s'être chargé de mets et de vins. Il se couchait ensuite sur le dos, la bouche béante, et, pendant son sommeil, on lui introduisait une plume dans la gorge pour dégager son estomac. (3) Il dormait fort peu, et s'éveillait d'ordinaire avant minuit. Aussi le sommeil le reprenait-il quelquefois pendant le jour lorsqu'il était sur son tribunal, et les avocats, en élevant exprès la voix, avaient de la peine à le réveiller. (4) Il porta l'amour des femmes jusqu'à l'excès, mais il s'abstint de tout commerce avec les hommes. (5) Passionné pour les jeux de hasard, il publia un ouvrage sur ce sujet. Il jouait même en voyage, sa voiture étant arrangée de façon que le mouvement ne brouillât pas le jeu sur la table. [5,34] XXXIV. Sa cruauté (1) Il donna des marques d'un naturel féroce et sanguinaire dans les petites choses comme dans les grandes. (2) Il assistait à la torture et à l'exécution des parricides. (3) Il voulut voir à Tibur un supplice suivant l'ancienne coutume. Déjà les coupables étaient attachés au poteau; mais le bourreau était absent : il attendit jusqu'au soir qu'on l'eût fait venir de Rome. (4) Dans tous les spectacles de gladiateurs, donnés par lui ou par d'autres, il faisait égorger ceux qui tombaient, même par hasard, surtout ceux qu'on appelait rétiaires, pour examiner leur visage expirant. (5) Deux champions s'étant tués mutuellement, il se fit faire sur-le-champ de petits couteaux de la lame de leurs épées. (6) Il avait tant de plaisir à voir les bestiaires, surtout ceux qui paraissaient à midi, qu'il se rendait à l'amphithéâtre dès le point du jour, et qu'à midi, il restait assis pendant que le peuple allait dîner. Outre les bestiaires, il faisait combattre, sur le prétexte le plus léger et le plus imprévu, des ouvriers et des gens de service, ou des employés, pour peu qu'une machine ou un ressort eût manqué son effet. Il engagea même un jour dans l'arène un de ses nomenclateurs en toge, comme il se trouvait. [5,35] XXXV. Sa méfiance et ses terreurs (1) Nul ne fut plus peureux et plus méfiant que lui. Dans les premiers jours de son règne, quoiqu'il affectât, comme nous l'avons dit, beaucoup de popularité, il n'osa jamais s'aventurer dans un repas sans être entouré de gardes armés de lances, et sans avoir des soldats pour le servir. Il ne visitait point un malade sans qu'on eût auparavant exploré la chambre, examiné les matelas et secoué les couvertures. (2) Dans la suite il eut toujours auprès de lui des esclaves chargés de fouiller avec une extrême rigueur tous ceux qui l'approchaient. Ce ne fut qu'avec peine, et sur la fin de son règne, qu'il exempta de ces perquisitions les femmes, les filles et les jeunes garçons, et qu'il cessa de faire ôter aux esclaves et aux scribes les boîtes à plumes ou à poinçons qu'ils portaient. (3) Dans une émeute, un certain Camille, sûr d'épouvanter Claude, même sans qu'il y eut apparence de guerre, lui écrivit une lettre arrogante, pleine d'injures et de menaces, où il lui ordonnait de renoncer à l'empire, et d'adopter la vie oisive d'un simple particulier. Claude délibéra avec ses principaux conseillers s'il n'obéirait pas à cette injonction. [5,36] XXXVI. Sa lâcheté (1) Il fut tellement effrayé de quelques complots qu'on lui avait dénoncés à la légère, qu'il fut sur le point d'abdiquer. (2) Comme je l'ai dit plus haut, lorsqu'un homme armé d'un glaive fut saisi près de lui, pendant qu'il faisait un sacrifice, il se hâta de convoquer le sénat par la voix des hérauts, et se plaignit, en pleurant et en poussant des cris, de sa malheureuse condition, qui ne lui laissait de sécurité nulle part. Il s'abstint même longtemps de paraître en public. (3) Il bannit de son coeur l'ardent amour qu'il éprouvait pour Messaline, moins par le sentiment des outrages sanglants qu'il en avait reçus que par la crainte qu'elle ne fit passer l'empire à Silius, son complice en adultère. C'est alors que, saisi d'une honteuse frayeur, il s'enfuit vers l'armée, ne cessant de demander sur toute la route si on lui avait conservé le trône. [5,37] XXXVII. Quelques-uns de ses meurtres (1) Les soupçons les plus légers, les indices les plus futiles éveillaient chez lui de vives inquiétudes qui le poussaient à pourvoir à sa sûreté et à faire éclater sa vengeance. (2) Un plaideur, l'ayant un jour pris à part, lui affirma qu'il avait vu quelqu'un en songe assassiner l'empereur. Un moment après, feignant de reconnaître le meurtrier, il désigna son adversaire qui présentait un mémoire à Claude. Le prince fit sur-le-champ traîner celui-ci au supplice, comme s'il l'eût surpris en flagrant délit. (3) Ce fut de la même manière, dit-on, que périt Appius Silanus. Messaline et Narcisse, qui avaient conspiré sa perte, s'étaient partagé les rôles. L'un, jouant l'épouvante, entra précipitamment, avant le jour, dans la chambre de son maître, assurant qu'il avait rêvé qu'Appius attentait à sa personne; l'autre, affectant la surprise, dit que depuis quelques nuits elle faisait aussi le même rêve. Peu de temps après, on annonça de dessein prémédité, qu'Appius s'élançait vers le palais; et, en effet, il avait reçu ordre, la veille, d'y paraître à point nommé. Claude, persuadé qu'il ne venait que pour réaliser le songe, le fit saisir aussitôt et mettre à mort. (4) Le lendemain, il ne craignit pas de raconter toute l'affaire au sénat, et remercia son affranchi de veiller sur ses jours, même en dormant. [5,38] XXXVIII. Son penchant à la colère. il cherche une excuse à sa stupidité (1) Comme il se sentait enclin à la colère et à l'emportement, il s'en excusa dans un édit. Au moyen d'une distinction, il promit que l'une serait courte et inoffensive, et que l'autre ne serait point injuste. (2) Un jour qu'il s'était embarqué sur le Tibre, les habitants d'Ostie n'avaient point envoyé de bateaux à sa rencontre. Il les en reprit vertement, et leur écrivit même avec rigueur qu'ils l'avaient fait rentrer dans la foule. Mais tout à coup, comme s'il se repentait de les avoir blessés, il leur pardonna. (3) Il repoussa de sa main quelques personnes qui avaient mal pris leur temps pour l'aborder en public. (4) Il exila, injustement et sans les entendre, le secrétaire d'un questeur et un sénateur qui avait géré la préture; le premier, pour avoir plaidé contre lui avec trop de vivacité, avant qu'il fût empereur; le second, pour avoir puni, étant édile, ses fermiers qui, malgré les défenses, vendaient des mets cuits, et avoir fait battre de verges l'intendant qui intervenait dans la cause. Ce fut pour la même raison qu'il ôta aux édiles la surveillance des cabarets. (5) Loin de garder le silence sur son imbécillité, il prétendit prouver dans quelques discours, que ce n'était qu'une feinte qu'il avait cru nécessaire sous le règne de Caius pour échapper à ce prince et parvenir à ses fins. Mais il ne persuada personne et, peu de temps après, il parut un livre qui avait pour titre: "La guérison des imbéciles", qui avait pour but de montrer que personne ne contrefait la bêtise. [5,39] XXXIX. Ses inconséquences et ses étourderies (1) On s'étonnait de ses oublis et de ses distractions, ou, comme disent les Grecs, de sa "metoria" (étourderie) et de sa "ablepsia" (stupidité). En voici quelques traits. (2) Peu de temps après l'exécution de Messaline, il demanda en se mettant à table, pourquoi l'impératrice ne venait pas. (3) Il invitait à dîner ou à jouer beaucoup de ceux qu'il avait condamnés à mort la veille, et, se plaignant de leur retard, il leur envoyait un messager pour gourmander leur paresse. (4) Sur le point de contracter avec Agrippine un mariage illégitime, il ne cessait de l'appeler dans tous ses discours sa fille, son élève, née dans sa maison et élevée sur ses genoux. (5) Près d'adopter Néron, il répétait de temps en temps que personne n'était jamais entré par adoption dans la famille Claudia, comme si ce n'eût pas été un assez grand tort d'adopter son beau-fils, lorsque son propre fils était déjà adulte. [5,40] XL. Suite de ses inconséquences et ses étourderies (1) Il portait l'oubli de lui-même, dans ses paroles et dans ses actions, au point que souvent il paraissait ne savoir qui il était, ni avec qui, ni dans quel temps et en quel lieu il parlait. (2) Un jour qu'il était question des bouchers et des marchands de vin, il s'écria en plein sénat: "Qui de vous, je vous prie, pourrait se passer de potage ?". Et il parla de l'abondance qui régnait dans les cabarets où il allait autrefois lui-même chercher du vin. (3) Il accorda son suffrage à un aspirant à la questure, entre autres motifs, parce que dans une de ses maladies, son père lui avait donné à propos de l'eau fraîche. (4) Il avait fait comparaître une femme en témoignage dans le sénat: "Elle a été, dit-il, l'affranchie et la femme de chambre de ma mère; mais elle m'a toujours regardé comme son patron. Je dis cela, parce que dans ma maison il y a des gens qui ne me considèrent pas comme leur patron." (5) Sur son tribunal même, il s'emporta contre les habitants d'Ostie qui lui demandaient publiquement une grâce, et se mit à crier qu'il n'avait aucun sujet de les obliger, et que s'il y avait au monde quelqu'un de libre, c'était lui. (6) Son mot favori, celui qu'il répétait à toute heure et à tout moment, était: "Quoi! me prenez-vous pour Telegenius?. Et cet autre: "Parlez, mais ne me touchez pas." Il disait encore beaucoup de choses qui eussent été inconvenantes pour des particuliers, et qui l'étaient à plus forte raison dans la bouche d'un prince qui n'était ni sans éducation ni sans savoir, et qui même cultivait les belles-lettres avec ardeur. [5,41] XLI. Ses ouvrages. Il inventa trois lettres (1) Dans sa première jeunesse, il essaya d'écrire l'histoire, encouragé par Tite-Live et aidé par Sulpicius Flavus. (2) Il s'aventura à en lire des fragments devant un nombreux auditoire; mais il put à peine les achever, parce que plus d'une fois il s'était refroidi lui-même. En effet, au commencement de sa lecture, des bancs brisés sous le poids d'un homme fort épais avaient causé une hilarité générale; et même, après que la rumeur fut apaisée, il ne put s'empêcher de rappeler de temps à autre cet événement et d'exciter de nouveaux éclats de rire. (3) Il écrivit aussi beaucoup pendant son règne, et fit lire assidûment ses ouvrages par un lecteur public. (4) Il commençait son histoire à la mort du dictateur César; mais il passa à une époque plus récente, à la fin des guerres civiles, sentant qu'il ne pouvait parler ni avec liberté ni avec vérité des temps précédents, à cause du reproche que lui adressaient souvent sa mère et son aïeule. Il laissa deux volumes de cette première histoire, et quarante et un de l'autre. (5) De plus, il composa huit volumes de mémoires autobiographiques, qui manquaient plutôt d'esprit que d'élégance. Il fit une apologie assez érudite de Cicéron contre les livres d'Asinius Gallus. (6) Il inventa trois lettres qu'il croyait indispensables, et qu'il joignit à l'alphabet. Il donna un traité sur ce sujet, étant encore simple particulier; et, quand il fut empereur, il obtint aisément qu'elles fussent mises en usage. Ces caractères se trouvent dans presque tous les livres, dans les actes publics et les inscriptions de cette époque. [5,42] XLII. Sa prédilection pour le grec et ses productions dans cette langue (1) Il ne cultiva pas avec moins de soin la littérature grecque, proclamant en toute occasion la beauté de cette langue et son estime pour elle. (2) Un étranger discutait devant lui en grec et en latin. Claude commença sa réponse en ces termes: "Puisque tu possèdes nos deux langues." En recommandant l'Achaïe au sénat, il dit qu'il aimait cette province à cause de la communauté des études. Souvent il répondit en grec à ses ambassadeurs par des discours soutenus; (3) et, sur son tribunal, il citait beaucoup de vers d'Homère. (4) Toutes les fois qu'il s'était vengé d'un ennemi ou d'un assassin, il avait coutume de donner le vers suivant pour mot d'ordre au tribun de garde qui, selon l'usage, venait le lui demander: "Repousser le premier qui m'irrite et m'outrage." (5) Enfin il écrivit en grec vingt livres de l'histoire des Tyrrhéniens et huit de celle des Carthaginois. Ce fut en considération de ces ouvrages qu'il ajouta un second musée à celui d'Alexandrie, et qu'il l'appela de son nom, en ordonnant que, chaque année, à des jours marqués, comme pour des cours publics, on lirait en entier, dans l'un l'histoire des Tyrrhéniens, dans l'autre celle des Carthaginois, et que les divers membres de l'établissement se relayeraient pour en achever la lecture. [5,43] XLIII. Son repentir d'avoir épousé Agrippine et adopté Néron (1) Vers la fin de sa vie, il donna des marques non équivoques du repentir qu'il éprouvait d'avoir épousé Agrippine et adopté Néron. En effet, ses affranchis lui rappelant avec éloge une procédure dans laquelle il avait condamné la veille une femme adultère, il leur répondit que le destin lui avait aussi donné des femmes impudiques, mais qu'elles n'étaient pas restées impunies. (2) Un moment après, rencontrant Britannicus, il le serra dans ses bras, et lui dit: "Grandis, et je te rendrai compte de toutes mes actions." Il ajouta en grec: "Celui qui t'a blessé te guérira." Quoique Britannicus fût dans la première fleur de l'âge, Claude se proposait de lui faire prendre la toge virile, parce que sa taille le permettait: "Enfin, disait-il, le peuple romain aura un vrai César." [5,44] XLIV. Il est empoisonné (1) Peu de temps après, il fit son testament qui fut signé par tous les magistrats. (2) Il serait peut-être allé plus loin, mais Agrippine, inquiète de cet acte, tourmentée d'ailleurs par sa conscience, et pressée par des délateurs qui l'accusaient d'un grand nombre de crimes, prévint l'effet de ses desseins. (3) On convient qu'il périt par le poison. Mais quand et par qui fut-il présenté? C'est un point sur lequel on diffère. (4) Quelques-uns disent que ce fut au Capitole, par l'eunuque Halotus, son dégustateur, dans un festin avec les pontifes. D'autres prétendent que ce fut dans un repas de famille, et de la main d'Agrippine elle-même qui l'aurait empoisonné avec des champignons, mets dont il était très friand. (5) On ne s'accorde pas non plus sur les suites de l'empoisonnement. (6) Beaucoup de personnes soutiennent qu'immédiatement après avoir avalé le poison, il perdit la voix, fut en proie à des douleurs atroces pendant toute la nuit, et mourut au point du jour. (7) Selon d'autres, il s'assoupit d'abord, et dégagea son estomac trop chargé; puis on lui donna une seconde dose de poison. Mais on ne sait pas bien si ce fut dans un potage, sous prétexte de lui faire reprendre des forces, ou dans un lavement qu'on lui administra comme pour lui procurer une évacuation. [5,45] XLV. Sa mort. ses funérailles. Son apothéose (1) Sa mort resta cachée jusqu'à ce que tout fût arrangé pour assurer l'empire à son successeur. On continua donc de faire des voeux, comme s'il eut été malade. On feignit qu'il demandait des comédiens pour se divertir, et on les introduisit dans son palais. (2) Il mourut le troisième jour avant les ides d'octobre, sous le consulat d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola, dans la soixante-quatrième année de son âge, et la quatorzième de son règne. Ses funérailles furent célébrées avec toute la pompe impériale, et l'on fit son apothéose. Cet honneur, délaissé et aboli par Néron, fut plus tard rétabli par Vespasien. [5,46] XLVI. Présages qui annoncèrent sa mort (1) Voici les plus remarquables présages de sa mort. On aperçut au ciel une de ces étoiles chevelues qu'on appelle comètes. Le tombeau de Drusus, son père, fut frappé de la foudre, et la même année vit mourir un grand nombre de magistrats de tout genre. (2) On a quelques raisons de croire que lui-même ne parut ni ignorer ni dissimuler sa fin prochaine; (3) car il ne désigna aucun consul pour un temps plus éloigné que le mois où il mourut; et la dernière fois qu'il vint au sénat, après avoir exhorté ses enfants à la concorde, il recommanda instamment leur jeunesse aux sénateurs. Enfin, dans le dernier débat judiciaire qu'il présida, il répéta deux fois qu'il touchait au terme de sa carrière mortelle, quoique les assistants eussent repoussé avec horreur un tel présage. [6,0] Vie de Néron [6,1] I. Maison Domitia. Les Calvini et les Ahenobarbi (1) Dans la maison Domitia, deux familles s'illustrèrent, celle des Calvini et celle des Ahenobarbi. Les Ahenobarbi doivent leur origine et leur surnom à L. Domitius. Celui-ci, revenant un jour de la campagne, rencontra deux jeunes gens d'une beauté céleste, qui lui ordonnèrent d'annoncer au sénat et au peuple une victoire que l'on regardait encore comme incertaine. Pour lui prouver leur divinité, ils lui caressèrent les joues, et de noire qu'était sa barbe, elle devint rousse. (2) Ce signe demeura à ses descendants, qui presque tous eurent la barbe de cette couleur. (3) La famille des Ahenobarbi fut honorée de sept consulats, d'un triomphe et de deux censures. Ses membres furent appelés au patriciat, et tous conservèrent le même surnom. (4) Ils ne prirent même jamais d'autres prénoms que ceux de Gnaeus et de Lucius, qu'ils faisaient alterner entre eux d'une manière remarquable. Tantôt il restait à trois personnes consécutives, tantôt il changeait avec chacune d'elles. (5) Le premier, le second et le troisième Ahenobarbus furent des Lucius. Nous retrouvons ensuite trois Gnaeus. Les autres sont tantôt des Lucius et tantôt des Gnaeus. (6) Il est bon de faire connaître plusieurs membres de cette famille, afin que l'on puisse mieux juger que si, d'un côté, Néron dégénéra des vertus des siens, de l'autre, il reproduisit les vices de chacun de ses ancêtres, comme s'ils lui eussent été transmis avec le sang. [6,2] II. Les ancêtres de Néron (1) Ainsi, en remontant un peu plus haut, nous dirons que son trisaïeul Cn. Domitius, pendant son tribunat, irrité de ce que les pontifes, au lieu de l'élire à la place de son père, s'étaient adjoint un autre candidat, fit enlever aux divers collèges et passer au peuple le droit de nommer les prêtres. Après avoir, dans son consulat, vaincu les Allobroges et les Arvernes, il traversa sa province, monté sur un éléphant et suivi d'une foule de soldats, comme dans la solennité du triomphe. (2) C'est de lui que l'orateur Licinius Crassus disait qu'il n'était pas étonnant qu'il eût une barbe de cuivre, puisqu'il avait une bouche de fer et un coeur de plomb. (3) Son fils, étant préteur, appela C. César devant le sénat, et le somma de rendre compte de son consulat qu'il avait géré, disait-on, contre les auspices et les lois. Consul lui-même, il essaya de l'enlever à son armée de la Gaule; et, nommé pour lui succéder par la faction de Pompée, il fut pris dans Corfinium au commencement de la guerre civile. (4) Remis en liberté, il releva par son arrivée le courage des Marseillais qui soutenaient un siège pénible; mais il les abandonna tout à coup et périt enfin à la bataille de Pharsale. Il avait trop peu de fermeté dans le caractère et trop de dureté. Dans un moment où les affaires étaient désespérées, la crainte lui fit souhaiter la mort. Mais il en eut une frayeur si soudaine, qu'il rendit le poison qu'il avait avalé, et qu'il affranchit son médecin qui, prévoyant son retour, avait atténué les effets de la potion fatale. (5) C'est lui qui, lorsque Cn. Pompée délibérait sur ce qu'il fallait faire de ceux qui resteraient neutres, soutint seul qu'on devait les traiter en ennemis. [6,3] III. Les ancêtres de Néron (1) Il laissa un fils qui fut, sans contredit, le meilleur de tous les Domitii. (2) Enveloppé, quoique innocent, dans la loi Pédia contre les complices de la mort de César, il se retira auprès de Cassius et de Brutus dont il était le proche parent. Après leur mort, il sut conserver et même augmenter la flotte qu'ils lui avaient jadis confiée, et ne la remit à Marc-Antoine qu'après la défaite entière de son parti, et par un accommodement volontaire qui fut considéré comme un très grand service. (3) Aussi de tous ceux qui avaient été condamnés pour la même cause, il fut seul rétabli dans sa patrie, où il obtint les plus éclatantes dignités. La guerre civile s'étant rallumée, il fut lieutenant d'Antoine, et ceux qui rougissaient d'obéir à Cléopâtre lui offrirent le commandement. Mais n'osant ni l'accepter ni le refuser à cause de l'affaiblissement subit de sa santé, il passa du côté d'Auguste et mourut quelques jours après, sans avoir pu se garantir de tout reproche; (4) car Antoine prétendit qu'il ne l'avait abandonné que pour revoir sa maîtresse Servilia Naïs. [6,4] IV. Les ancêtres de Néron (1) Son fils Domitius fut l'exécuteur testamentaire d'Auguste, aussi connu dans sa jeunesse par son habileté à conduire un char, qu'illustré dans la suite par les ornements du triomphe qui lui furent décernés après la guerre de Germanie. (2) Fier, prodigue et cruel, dans son édilité, il força le censeur Lucius Plancus à se ranger sur son passage. Dans son consulat et dans sa préture, il fit paraître sur la scène des chevaliers romains et des matrones pour représenter des mimes. (3) Il donna au cirque et dans tous les quartiers de la ville des combats de bêtes. Il y joignit aussi un spectacle de gladiateurs. Mais il y apporta tant de barbarie qu'Auguste, qui lui en avait déjà fait secrètement d'inutiles reproches, jugea nécessaire de l'en blâmer par un édit. [6,5] V. Les ancêtres de Néron (1) Antonia, l'aînée, lui donna un fils qui fut père de Néron, et dont la vie fut en tout point abominable. Ce fils qui avait accompagné en Orient le jeune Caius César, tua son affranchi parce qu'il avait refusé de boire autant qu'il l'ordonnait. Renvoyé pour ce meurtre de la cour du prince, il ne se conduisit pas avec plus de réserve. Il écrasa exprès un enfant dans un bourg sur la voie Appienne, en lançant tout à coup ses chevaux au galop. À Rome, sur la place publique, il arracha un oeil à un chevalier romain qui lui adressait des reproches avec trop de liberté. (2) Il était de si mauvaise foi, que non seulement il privait les courtiers du prix de ce qu'il achetait, mais que, dans sa préture, il frustrait de leurs récompenses les vainqueurs de courses de chars. Cependant les railleries amères de sa soeur et les plaintes des patrons des coureurs l'engagèrent à statuer qu'à l'avenir les prix seraient payés comptant. (3) Quelques jours avant la mort de Tibère, accusé de lèse-majesté, de plusieurs adultères et d'inceste avec sa soeur Lepida, il ne dut son salut qu'au changement de règne. Il mourut d'hydropisie à Pyrges. Il avait eu d'Agrippine, fille de Germanicus, un fils nommé Néron. [6,6] VI. Naissance de Néron. Son enfance (1) Néron naquit à Antium, neuf mois après la mort de Tibère, dix-huit jours avant les calendes de janvier, au lever du soleil, en sorte qu'il fut frappé de ses rayons avant de toucher la terre. (2) Parmi beaucoup de conjectures effrayantes qui furent faites à l'instant de sa naissance, on regarda comme un présage la réponse de Domitius son père aux félicitations de ses amis, qu'il ne pouvait naître d'Agrippine et de lui rien que de détestable et de funeste au bien public. (3) Le jour de son inauguration, on remarqua un signe évident de sa malheureuse destinée. Caius César, pressé par sa soeur de lui donner le nom qu'il voudrait, tourna les yeux vers Claude son oncle, qui depuis l'adopta lorsqu'il fut empereur, et dit qu'il lui donnait son nom. Mais ce n'était qu'une plaisanterie: ce nom fut dédaigné par Agrippine, parce qu'alors Claude était le jouet de la cour. (4) À trois ans, Néron perdit son père. Héritier pour un tiers, il n'eut pas même cette portion, parce que Caius son cohéritier s'empara de tous les biens (5) et même exila sa mère. Réduit presque à l'indigence, il fut nourri chez sa tante Lepida, sans autres maîtres qu'un danseur et un barbier. (6) Sous le règne de Claude, il rentra dans les biens de son père et s'enrichit de l'héritage de son beau-père, Crispus Passienus. (7) Le crédit et la puissance de sa mère, lorsqu'elle fut rappelée à Rome, l'élevèrent si haut que le bruit courut que Messaline, femme de Claude, jalouse de ce qu'il était devenu le rival de Britannicus, avait aposté des gens pour l'étrangler pendant qu'il ferait sa méridienne. (8) On ajouta que les meurtriers s'étaient enfuis, effrayés à la vue d'un serpent qui s'élança de son oreiller. Ce qui donna lieu à ce conte, c'est qu'on trouva un jour la peau d'un serpent auprès du chevet de son lit. Sa mère la lui fit porter pendant quelque temps à son bras droit dans un bracelet d'or. Mais ensuite, importuné du souvenir de sa mère, il le rejeta, et, plus tard, il le rechercha en vain dans ses derniers malheurs. [6,7] VII. Son adoption par Claude qui lui donne Sénèque comme précepteur. Ses mauvais penchants. Ses premières dignités. Son mariage (1) Dès l'âge le plus tendre, encore adolescent, il était un des acteurs les plus assidus aux jeux troyens dans le cirque, et il y obtint de nombreux applaudissements. (2) À onze ans, il fut adopté par Claude, et confié aux soins de Sénèque, qui était déjà sénateur. (3) La nuit suivante, Sénèque rêva, dit-on, qu'il était précepteur de Caius César, et Néron vérifia bientôt ce songe, en donnant, le plus tôt qu'il put, des marques de son caractère exécrable. (4) Son frère Britannicus l'ayant appelé, par habitude, Ahenobarbus, après son adoption, il tâcha de faire croire à Claude que Britannicus n'était point son fils. (5) Il accabla publiquement de son témoignage sa tante Lepida, pour plaire à Agrippine qui la poursuivait en justice. (6) Conduit au Forum pour y prendre la toge, il fit des distributions au peuple et des présents aux soldats. Il porta le bouclier dans la revue des gardes prétoriennes, et rendit à son père des actions de grâces dans le sénat. (7) Il plaida en latin devant Claude, alors consul, pour les habitants de Boulogne, et en grec pour les Rhodiens et les Troyens. (8) Sa première magistrature fut celle de préfet de Rome pendant les fêtes latines, où les plus célèbres avocats s'empressèrent de porter devant lui, non des affaires ordinaires et courtes suivant l'usage, mais un grand nombre de causes importantes, sans avoir égard à la prohibition de Claude. (9) Peu de temps après, il épousa Octavie, et fit célébrer, pour le salut de Claude, des jeux dans le cirque et des combats de bêtes. [6,8] VIII. Il est salué empereur Il avait dix-sept ans lorsqu'on annonça publiquement la mort de Claude. Il se présenta devant les gardes entre la sixième et la septième heure, parce que dans toute la journée nulle autre ne parut plus favorable pour prendre les auspices. Il fut salué empereur sur les degrés du palais, et porté en litière dans le camp. Là, il harangua les soldats à la hâte, et se rendit ensuite au sénat qu'il ne quitta que le soir. De tous les honneurs extraordinaires dont on le comblait, il ne refusa que le titre de père de la patrie qui ne convenait pas à son âge. [6,9] IX. Ses démonstrations de piété filiale (1) Passant de là à des démonstrations de piété, il fit faire de magnifiques funérailles à Claude, prononça son oraison funèbre, et le mit au rang des dieux. (2) Il rendit les plus grands honneurs à la mémoire de son père Domitius. (3) Il abandonna à sa mère la direction de toutes les affaires publiques et privées. Le premier jour de son règne, il donna pour mot d'ordre, au tribun de garde "la meilleure des mères". Dans la suite, il se promena souvent en public avec elle dans la même litière. (4) Il établit une colonie à Antium, composée de vétérans prétoriens, et, comme pour les changer de garnison, il y transporta les plus riches primipilaires. Il y fit construire aussi un très beau port. [6,10] X. Il affecte quelques vertus. Il déclame et lit des vers en public (1) Pour donner encore une meilleure idée de son caractère, il annonça qu'il régnerait suivant les principes d'Auguste, et ne manqua aucune occasion de montrer sa libéralité, sa clémence et sa douceur. (2) Il abolit ou diminua les impôts trop onéreux. Il réduisit au quart le salaire des délateurs, fixé par la loi Papia, et distribua au peuple quatre cents sesterces par tête. Il assigna à tous les plus nobles sénateurs privés de fortune des appointements annuels, dont plusieurs allaient jusqu'à cinq cent mille sesterces. Il assura aux cohortes prétoriennes des rations de blé gratuites et mensuelles. (3) Un jour que, selon l'usage, on lui demandait de signer la condamnation d'un criminel: "Que je voudrais, dit-il, ne pas savoir écrire!". (4) Il saluait tous les citoyens en les appelant par leur nom. Il répondit au sénat qui le remerciait: "Attendez que je l'aie mérité. (5) Il admettait le peuple à ses exercices du Champ de Mars. Il déclama souvent en public, lut des vers non seulement chez lui, mais sur le théâtre, et excita un tel enthousiasme, que, pour cette lecture, on vota des actions de grâces aux dieux, et qu'une partie de ces vers fut gravée en lettres d'or, et dédiée à Jupiter Capitolin. [6,11] XI. Ses spectacles (1) Il donna un grand nombre de spectacles en tout genre, des juvenales, des jeux du cirque, des représentations théâtrales et des combats de gladiateurs. (2) Il admit aux juvenales des vieillards consulaires et de vieilles matrones. (3) Il donna aux chevaliers une place séparée dans le cirque, et il y fit paraître jusqu'à des quadriges de chameaux. (4) Dans les jeux pour l'éternité de l'empire, qu'il appela "les grands jeux", des personnes des deux ordres et des deux sexes remplirent des rôles divertissants. Un chevalier romain très connu courut dans la lice sur un éléphant. On joua une comédie d'Afranius, intitulée "l'Incendie", et l'on abandonna aux acteurs le pillage d'une maison dévorée par les flammes. Chaque jour, on faisait au peuple toutes sortes de largesses. On lui distribuait des oiseaux par milliers, des mets de toute espèce, des bons payables en grains, des vêtements, de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des esclaves, des bêtes de somme, des bêtes apprivoisées, enfin des vaisseaux, des îles et des terres. [6,12] XII. Il fait combattre des sénateurs et des chevaliers dans l'arène. Ses jeux quinquennaux. Il remporte le prix d'éloquence et de poésie. Il consacre au Capitole sa première barbe (1) Néron regardait ces jeux du haut de l'avant-scène. (2) Dans l'espace d'un an, il construisit, près du Champ de Mars, un amphithéâtre en bois, dans lequel il donna un spectacle de gladiateurs, où il ne laissa périr personne, pas même les coupables, (3) mais il y mit aux prises quarante sénateurs et soixante chevaliers, dont quelques-uns jouissaient d'une fortune et d'une réputation à l'abri de tout reproche. Il choisit, dans les mêmes ordres, des combattants contre les bêtes, et pourvut à divers emplois de l'arène. (4) Il donna aussi une naumachie où des monstres marins nageaient dans de l'eau de mer. Il fit danser la pyrrhique à des jeunes gens auxquels il délivra ensuite des diplômes de citoyens romains. (5) Parmi les sujets de ces pyrrhiques, un taureau saillit Pasiphaé, qui était, ainsi que le crurent beaucoup de spectateurs, renfermée dans une vache de bois. Dès son premier effort, Icare tomba à côté de la loge de Néron et le couvrit de sang. (6) En effet, Néron présidait rarement alors, et regardait le spectacle par de petites ouvertures; mais, dans la suite, il s'établit en plein podium. (7) Il fut le premier qui institua à Rome des jeux quinquennaux qu'il appela "Néroniens". Ces jeux étaient de trois genres, à la manière des Grecs, c'est-à-dire qu'il y avait de la musique, des exercices gymniques et des courses à cheval. Après avoir consacré des bains et un gymnase, il offrit de l'huile aux sénateurs et aux chevaliers. (8) Le sort désigna parmi les consulaires les intendants des jeux, et on leur donna la place des préteurs. Néron descendit ensuite dans l'orchestre, au milieu du sénat, et reçut la couronne d'éloquence et de poésie latine que les plus illustres citoyens s'étaient disputée, et qu'ils lui accordèrent d'un consentement unanime. Il baisa celle que lui décernèrent les juges, comme joueur de luth, et la fit mettre au pied de la statue d'Auguste. (9) Dans les jeux gymniques qu'il donna au Champ de Mars, il déposa les prémices de sa barbe au milieu d'un sacrifice solennel, les renferma dans une botte d'or garnie des perles les plus précieuses, et les consacra à Jupiter Capitolin. (10) Il invita même les Vestales au spectacle des athlètes, parce qu'à Olympie on permettait aux prêtresses de Cérès d'y assister. [6,13] XIII. Tiridate vient à Rome lui rendre hommage (1) On peut compter avec raison parmi les spectacles qu'il donna l'entrée de Tiridate à Rome. (2) Ce roi d'Arménie, attiré par ses grandes promesses, devait paraître devant le peuple au jour marqué par un édit; mais le mauvais temps y mit obstacle. Néron le montra de la manière la plus avantageuse pour lui. Il rangea autour du Forum des cohortes sous les armes, et s'assit dans la tribune aux harangues, sur une chaise curule, en costume de triomphateur, environné des enseignes militaires et des aigles romaines. (3) Tiridate monta les degrés, et se mit à ses genoux. Néron le releva et l'embrassa. À sa prière, il lui ôta ensuite sa tiare, et lui mit le diadème sur la tête, tandis qu'un ancien préteur traduisait à la multitude les paroles du suppliant. De là il le conduisit au théâtre, et, après en avoir reçu de nouveaux hommages, il le plaça à sa droite. (4) Salué imperator, à la suite de cette cérémonie, Néron porta sa couronne de laurier au Capitole, et ferma le temple de Janus, comme s'il ne restait plus aucune guerre à terminer. [6,14] XIV. Ses consulats Il fut quatre fois consul: la première pendant deux mois, la seconde et la dernière pendant six, et la troisième pendant quatre. Son deuxième et son troisième consulats furent consécutifs; un an d'intervalle sépara les deux autres. [6,15] XV. Sa manière de rendre la justice. Ses réformes et ses innovations (1) Dans ses fonctions judiciaires, il ne répondait guère aux demandeurs que le lendemain et par écrit. (2) À ses audiences, il supprimait les discours suivis, et il écoutait alternativement les parties sur les principaux points du débat. (3) Toutes les fois qu'il se retirait pour délibérer, il n'opinait ni en commun ni en public; mais, seul et en silence, il lisait les opinions écrites par chacun, et prononçait ce qui lui plaisait, comme si c'eût été l'avis de la majorité. (4) Pendant longtemps il n'admit point dans le sénat les fils d'affranchis, et n'accorda aucun honneur à ceux que ses prédécesseurs y avaient introduits. (5) Pour consoler des délais et des retards les candidats qui excédaient le nombre des magistratures, il les mettait à la tête des légions. (6) Il ne conférait ordinairement le consulat que pour six mois. Un des consuls étant mort vers les calendes de janvier, il ne lui substitua personne, et il blâma l'ancien exemple de Caninius Rebilus qui n'avait été consul qu'un jour. (7) Il décerna les ornements du triomphe à des questeurs et même à quelques chevaliers, quoiqu'ils n'eussent rendu aucun service militaire. (8) Souvent, sans recourir au questeur, il faisait lire par un consul les discours qu'il envoyait au sénat sur divers sujets. [6,16] XVI. Ses projets et ses plans pour la reconstruction et l'agrandissement de Rome. Ses édits contre le luxe et contre d'autre abus. Les chrétiens sont livrés au supplice (1) Il inventa, pour les bâtiments de Rome, un nouveau genre de construction. Il voulut que les maisons publiques et les maisons privées eussent des portiques par devant, et que du haut de leurs plates-formes on pût éteindre les incendies. Ces portiques furent construits à ses frais. (2) Il avait aussi l'intention de prolonger les murs de Rome jusqu'à Ostie, et de faire entrer la mer dans l'ancienne ville par un canal. (3) Sous son règne, beaucoup d'abus furent sévèrement réprimés et punis; beaucoup de règlements furent également établis pour les prévenir. Il mit des bornes au luxe. Il réduisit les festins publics à de simples distributions de vivres. Il défendit de vendre dans les cabarets des mets cuits, à l'exception des légumes et du jardinage, tandis que, auparavant, on y servait tous les plats. Il livra aux supplices les Chrétiens, race adonnée à une superstition nouvelle et coupable. Il mit fin aux excès des coureurs de chars qui, profitant d'un ancien privilège, se faisaient un jeu de tromper et de voler, en courant de tous côtés. Il exila tout à la fois les factions des pantomimes et les pantomimes eux-mêmes. [6,17] XVII. Précautions prises contre les faussaires. Règlements judiciaires de Néron D'après un système nouveau pour déjouer les faussaires, il ordonna que les tablettes seraient percées, et qu'on y imprimerait le sceau, après avoir trois fois passé le cordon dans les trous. Il décréta que, dans les testaments, les deux premières pages seraient présentées vides aux témoins, et que l'on n'y inscrirait que le nom des testateurs. Il défendit à ceux qui écrivaient le testament d'autrui de s'y donner un legs. Il régla et garantit le salaire des avocats. Mais il voulut que les plaideurs ne donnassent absolument rien pour le droit de présence des juges, et que le fisc se chargeât seul des frais. Enfin il ordonna que les procès du fisc fussent portés au Forum et devant des arbitres, et que tous les appels fussent déférés au sénat. [6,18] XVIII. Il ne cherche pas à étendre l'empire (1) Jamais il n'eut l'intention ni ne conçut l'espoir de reculer les limites de l'empire. Il voulut même retirer son armée de Bretagne. Le respect seul le retint: il aurait paru insulter à la gloire de son père. (2) Il réduisit en province romaine le royaume de Pont que lui céda le roi Polémon, et les Alpes après la mort de Cottius. [6,19] XIX. Ses voyages. Il veut percer l'isthme de Corinthe. La phalange d'Alexandre le Grand (1) Il n'entreprit que deux voyages, l'un à Alexandrie, l'autre en Achaïe. Il renonça au premier par scrupule et par crainte, le jour même du départ, (2) parce que, s'étant assis dans le temple de Vesta, après avoir visité les autres temples, sa toge s'accrocha au moment où il voulait se lever, et un grand éblouissement lui déroba la vue des objets. (3) Dans l'Achaïe, il essaya de percer l'isthme, et harangua les soldats prétoriens pour les exciter à l'ouvrage. Au signal de la trompette, il donna le premier coup de pioche, et emporta sur ses épaules un panier rempli de terre. (4) Il préparait une expédition militaire vers les portes Caspiennes et il avait levé une nouvelle légion de recrues italiennes, composée d'hommes de six pieds, qu'il appelait la phalange d'Alexandre le Grand. (5) J'ai rassemblé tous ces faits, dont les uns n'encourent aucun blâme et les autres méritent les plus grands éloges, pour les séparer des infamies et des crimes dont je vais parler. [6,20] XX. Son goût pour la musique. Ses études. Il débute sur le théâtre de Naples. Il organise une troupe d'applaudisseurs (1) La musique était un des enseignements dont on avait imbu son enfance. Dès qu'il fut monté sur le trône, il fit venir Terpnus, le premier joueur de luth de son temps. Durant plusieurs jours, après son repas, il se tint à côté de lui pour l'entendre chanter jusque bien avant dans la nuit. Peu à peu il se mit à cultiver cet art et à s'y exercer, sans omettre aucune des précautions que prennent les artistes de ce genre pour conserver ou développer leur voix. Il se couchait sur le dos en portant sur sa poitrine une feuille de plomb; il prenait des lavements et des vomitifs; il s'abstenait de fruits et d'aliments nuisibles à son talent. (2) Enfin, content de ses progrès, quoiqu'il eût la voix faible et voilée, il voulut monter sur le théâtre. Il répétait de temps en temps à ses amis ce proverbe grec: "De musique ignorée on n'a jamais dit mot". (3) Ce fut à Naples qu'il débuta. En vain un tremblement de terre ébranla le théâtre; il ne cessa de chanter que lorsqu'il eut fini son air. (4) Il y chanta souvent, et plusieurs jours de suite. Après avoir pris un peu de loisir pour reposer sa voix, impatient de l'obscurité, au sortir du bain, il revint au théâtre, mangea dans l'orchestre en présence d'un peuple nombreux, et promit en grec qu'aussitôt qu'il aurait un peu bu, il ferait retentir quelque chose de plein et de sonore. (5) Flatté des louanges que lui donnèrent en musique des habitants d'Alexandrie, qu'un nouveau commerce de grains avait attirés à Naples, il en fit venir plusieurs de cette ville. (6) Il choisit également partout de jeunes chevaliers et plus de cinq mille jeunes plébéiens des plus robustes, partagés en différents corps, et leur fit apprendre les diverses manières d'applaudir, telles que les bourdonnements, les claquements à main concave et les castagnettes, afin qu'ils l'appuyassent toutes les fois qu'il chanterait. Ces jeunes gens étaient remarquables par leur épaisse chevelure et leur excellente tenue. Ils portaient un anneau à la main gauche, et leurs chefs gagnaient quarante mille sesterces. [6,21] XXI. Il concourt pour le prix du chant à Rome. Il y joue sur tous les théâtres. Ses principaux rôles (1) Comme il tenait surtout à chanter à Rome, il y fit célébrer les jeux néroniens avant le temps prescrit. Tout le monde ayant demandé instamment à entendre sa voix céleste, il répondit qu'il céderait à ce voeu dans ses jardins. Mais, ses gardes joignant leurs prières à celles du peuple, il promit volontiers de paraître sur la scène, et fit aussitôt inscrire son nom sur la liste des musiciens qui devaient concourir. Il tira au sort comme les autres, et entra à son tour suivi des tribuns militaires et accompagné de ses amis intimes. Les préfets du prétoire portaient son luth. (2) Lorsqu'il eut pris position et achevé son prélude, il annonça par le consulaire Cluvius Rufus, qu'il chanterait Niobé, et il chanta en effet jusqu'à la dixième heure. Néanmoins il remit à l'année suivante la couronne et les autres parties du concours pour avoir plus souvent occasion de chanter. Ce délai lui paraissant trop long, il ne cessa pas de se montrer en public. (3) Il ne craignit point de se mêler aux comédiens sur des théâtres particuliers, et un préteur lui offrit en paiement un million de sesterces. (4) Il figura aussi dans des rôles tragiques. Il représenta les héros et les dieux sous un masque fait à sa ressemblance, tandis que celui des héroïnes et des déesses reproduisait les traits de la femme qu'il aimait le plus. Il joua particulièrement "les Couches de Canacé", "Oreste meurtrier de sa mère", "Oedipe aveugle" et "Hercule furieux". (6) On raconte que, dans cette dernière pièce, un jeune soldat qui était de garde à l'entrée du théâtre, voyant enchaîner son maître, comme le demandait le sujet, s'élança pour lui porter secours. [6,22] XXII. Sa passion pour les courses du cirque. Il conduit lui-même des chars (1) Dès sa plus tendre jeunesse, il aima passionnément les chevaux, et sa conversation favorite, quoiqu'on le lui défendît, roulait sur les courses du cirque. Un jour qu'il plaignait devant ses condisciples le sort d'un conducteur de la faction verte qui avait été traîné par son attelage, pour tromper son maître qui l'en réprimandait, il dit qu'il parlait d'Hector. (2) Dans les commencements de son règne, il jouait tous les jours sur une table avec des quadriges d'ivoire, et s'échappait de sa retraite au moindre bruit d'un exercice dans le cirque, d'abord en secret, ensuite ouvertement, de manière à ne laisser ignorer à personne qu'il y assisterait au jour fixé. (3) Il ne dissimula point l'intention qu'il avait d'augmenter le nombre des prix. Aussi le spectacle se prolongeait-il jusqu'au soir, parce que les récompenses se multipliaient au point que les chefs des factions ne consentaient à amener leurs bandes que pour la journée entière. (4) Bientôt Néron voulut conduire lui-même les chars, et se donner souvent en spectacle. Après avoir fait son apprentissage dans ses jardins devant ses esclaves et le bas-peuple, il se montra publiquement dans le grand cirque. Ce fut un de ses affranchis qui donna le signal du même lieu d'où les magistrats le donnent ordinairement. (5) Non content d'avoir essayé ses divers talents à Rome, il alla, comme nous l'avons dit, en Grèce, (6) uniquement parce que les villes où étaient établis des concours de musique avaient coutume de lui envoyer les couronnes de tous les concurrents. (7) Il les acceptait avec tant de reconnaissance que les députés qui les lui apportaient étaient reçus les premiers et admis à ses repas intimes. (8) Quelques-uns d'entre eux l'ayant prié de chanter après souper, il fut comblé d'éloges. Il dit alors qu'il n'y avait que les Grecs qui sussent écouter, et qui fussent dignes d'apprécier ses talents. (9) Il partit sans délai, et, à peine débarqué à Cassiope, il se mit à chanter devant l'autel de Jupiter Cassius. Il parut désormais dans tous les genres d'exercices. [6,23] XXIII. Il dispute aux artistes tous les prix. Mesures d'ordre prescrites quand il chantait. Ruses employées pour sortir du théâtre. Sa jalousie contre ses rivaux. Sa crainte des juges (1) Il réunit dans une seule année les spectacles qui appartenaient aux époques les plus éloignées. Quelques-uns même furent recommencés. Il fit, contre l'usage, ouvrir à Olympie un concours de musique. (2) Pour n'être pas dérangé ou détourné de ces occupations, il répondit à son affranchi Helius, qui lui écrivait que les affaires de Rome exigeaient sa présence: "Quoique tu paraisses désirer et être d'avis que je revienne promptement, tu dois plutôt me conseiller et souhaiter que je revienne digne de moi-même." (3) Lorsqu'il chantait, il n'était pas permis de sortir du théâtre, pas même pour une raison indispensable. Aussi quelques femmes accouchèrent, dit-on, au spectacle, et beaucoup de personnes, lasses d'écouter et d'applaudir, sautèrent à la dérobée par-dessus les murs des villes dont il avait fait fermer les portes, ou feignirent d'être mortes pour qu'on les enlevât sous prétexte de les enterrer. (4) On ne saurait croire avec quelle crainte, quelle inquiétude, quelle jalousie et quelle défiance des juges il entrait dans la lice. (5) Il observait ses adversaires, les épiait, les décriait secrètement, comme s'ils eussent été ses égaux; quelquefois il les attaquait par des propos injurieux lorsqu'il les rencontrait, et corrompait ceux qui l'emportaient sur lui par leur talent. (6) Avant de commencer, il adressait aux juges une respectueuse allocution, disant qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait faire, mais que le succès dépendait de la fortune; qu'en hommes doctes et sages, ils devaient exclure tout ce qui tient du hasard. Quand les juges l'encourageaient, il se retirait plus tranquille, mais non sans inquiétude, attribuant à la malignité et à la mauvaise humeur le silence et la réserve de quelques-uns d'entre eux, et disant qu'ils lui étaient suspects. [6,24] XXIV. Sa soumission aux lois du concours. Il fait abattre les statues de tous les vainqueurs. Il conduit un char aux jeux olympiques, et il est couronné, malgré une chute qui l'empêche de terminer la course (1) Il obéissait si strictement aux lois du concours, que jamais il ne se permit de cracher, et qu'il essuyait avec son bras la sueur de son front. À une représentation tragique, ayant laissé échapper son sceptre, il se hâta de le relever, tout tremblant, parce qu'il craignait que cette contravention ne l'écartât du concours. Il fallut, pour le rassurer, que son pantomime lui jurât que ce mouvement n'avait point été aperçu au milieu de la joie et des acclamations du peuple. (2) Il se proclamait vainqueur lui-même. Aussi concourait-il pour l'emploi de héraut. (3) Jaloux d'effacer tout souvenir et tout vestige des anciens vainqueurs, il fit renverser et traîner avec un croc dans les égouts, leurs statues et leurs images. (4) Souvent aussi il conduisit des chars. Aux jeux olympiques, il en guidait un attelé de dix chevaux, quoique, dans une de ses pièces de vers, il eût blâmé le roi Mithridate de l'avoir fait. Il fut renversé de son char; on l'y replaça; mais il ne put s'y tenir jusqu'à la fin de la course. Il n'en fut pas moins couronné. (5) En partant, il accorda la liberté à toute la province et le droit de cité aux juges, ainsi qu'une forte somme d'argent. Lui-même, au milieu du stade, le jour des jeux isthmiques, il annonça à haute voix ces récompenses. [6,25] XXV. Son entrée triomphale dans différentes villes et à Rome. Ses précautions pour conserver sa voix (1) Revenu de la Grèce à Naples, où il avait débuté dans l'art théâtral, il y entra sur un char traîné par des chevaux blancs, à travers une brèche pratiquée dans la muraille, selon l'usage des vainqueurs aux jeux sacrés. Il fit la même entrée à Antium, dans sa maison d'Albe et dans Rome. Mais, à Rome, il était sur le char qui avait servi au triomphe d'Auguste, revêtu d'un manteau de pourpre et d'une chlamyde parsemée d'étoiles d'or, la couronne olympique sur la tête, et la couronne pythique à la main droite, tandis que les autres couronnes étaient portées en pompe devant lui, avec des inscriptions qui indiquaient le lieu de sa victoire, le nom des vaincus, les chants et les pièces où il avait triomphé. Le char était suivi de gens qui applaudissaient comme à une ovation; ils criaient qu'ils étaient les compagnons de l'empereur et les soldats de son triomphe. (2) On démolit ensuite une arcade du grand cirque, et Néron traversa le Vélabre et le Forum pour se rendre au temple d'Apollon Palatin. (3) On immolait des victimes sur son passage; on y répandait du safran, on y jetait des oiseaux, des rubans et des friandises. (4) Il suspendit ses couronnes sacrées dans ses appartements, au-dessus des lits. Il y plaça aussi ses statues en habit de joueur de luth, et fit frapper une médaille où il figurait de la même manière. (5) Dans la suite, loin de se refroidir et de renoncer à ses goûts, pour conserver sa voix il ne faisait de proclamation à ses soldats que lorsqu'il était absent, ou se servait, pour leur parler, de l'intermédiaire d'un autre. Dans les affaires plaisantes ou sérieuses, il avait toujours auprès de lui son maître de chant qui l'avertissait de ménager ses poumons, et de mettre un linge devant sa bouche. Souvent il réglait son amitié ou sa haine sur la dose plus ou moins forte de louange qu'on accordait à son talent. [6,26] XXVI. Ses débauches nocturnes. Ses amusements. Sa conduite au théâtre (1) Le désordre, la débauche, la profusion, l'avarice et la cruauté ne parurent être d'abord de sa part que des erreurs de jeunesse auxquelles il ne se livra qu'en secret et par degrés; mais, quoi qu'il fit, personne ne douta que ces vices n'appartinssent à son caractère plutôt qu'à son âge. (2) À l'entrée de la nuit, il se coiffait d'un bonnet ou d'un chapeau, fréquentait les tavernes, parcourait en folâtrant tous les quartiers de la ville et y faisait beaucoup de dégâts. En effet, il chargeait d'ordinaire les gens qui revenaient de souper, les blessait quand ils faisaient résistance, et les précipitait dans les égouts. Il brisait même et pillait les échoppes, et dans une cantine établie chez lui, il vendait le butin à l'encan pour en dissiper le produit. (3) Dans ces sortes de querelles, il risqua souvent de perdre les yeux ou la vie. Un sénateur, dont il avait insulté la femme, pensa le faire expirer sous ses coups. Aussi désormais ne se hasarda-t-il plus en public à la même heure, sans être suivi de loin et en secret par des tribuns. (5) Le jour même, on le portait furtivement au théâtre dans une litière, et, du haut de l'avant-scène, il regardait et encourageait les émeutes excitées par les pantomimes. Lorsqu'on en était venu aux mains et qu'on se battait à coups de pierres et de bancs cassés, il en jetait aussi beaucoup sur le peuple, et blessa même une fois un préteur à la tête. [6,27] XXVII. Il étale ses vices au grand jour. Ses dîners publics (1) Peu à peu ses vices se développèrent, à un tel point que, laissant là toute plaisanterie et tout mystère, il se jeta publiquement dans les plus grands excès, sans s'inquiéter du soin de les dissimuler. (2) Il prolongeait ses repas de midi à minuit. Souvent il prenait des bains chauds, et, pendant l'été, des bains à la neige. Quelquefois il soupait en public, soit dans la naumachie qu'il faisait fermer, soit au Champ de Mars ou dans le grand cirque, et se faisait servir par toutes les courtisanes et toutes les danseuses de Rome. (3) Lorsqu'il descendait le Tibre pour se rendre à Ostie, ou qu'il passait devant le golfe de Baïes, on disposait, le long du rivage, des guinguettes et de magnifiques lieux de débauches pour les matrones qui, placées là comme des hôtesses, l'appelaient de toutes parts et l'invitaient à débarquer chez elles. (4) Il s'invitait à souper chez ses amis. Il en coûta à l'un d'eux quatre millions de sesterces, pour un festin avec diadèmes, et plus encore à un autre pour un banquet avec roses. [6,28] XXVIII. Ses adultères. Son mariage avec Sporus. Sa passion incestueuse pour Agrippine (1) Sans parler de ses débauches avec les hommes libres, et de ses amours adultères, Néron viola une vestale nommée Rubria. (2) Il fut sur le point d'épouser en légitime mariage son affranchie Acté, et il aposta des personnages consulaires pour jurer qu'elle était d'un sang royal. (3) Il rendit eunuque le jeune Sporus et prétendit le métamorphoser en femme. Il l'amena à sa cour avec une suite considérable, lui constitua une dot, l'orna du voile nuptial, et l'épousa en observant toutes les cérémonies d'usage. C'est ce qui fit dire assez spirituellement à quelqu'un, qu'il eût été heureux pour le genre humain que son père Domitius eût épousé une femme de cette espèce. (4) Il fit habiller ce Sporus comme une impératrice, le promena en litière et l'accompagna dans les assemblées et dans les marchés de la Grèce, ainsi que dans les fêtes sigillaires de Rome, en lui donnant de temps en temps des baisers. (5) Il est hors de doute qu'il voulut abuser de sa mère, et que les ennemis d'Agrippine l'en détournèrent, de peur que cette femme impérieuse et violente n'acquît trop d'ascendant par ce nouveau genre de faveur. Ce qui accrédita cette opinion, c'est qu'il plaça parmi ses concubines une courtisane qui ressemblait beaucoup, dit-on, à Agrippine. (6) On assure même qu'autrefois, quand il se promenait en litière avec sa mère, il satisfaisait ses désirs incestueux, et qu'on s'en aperçut aux taches de ses vêtements. [6,29] XXIX. Ses prostitutions en public. Son indulgence pour les débauchés (1) Il se prostitua à un tel point, qu'ayant souillé presque toutes les parties de son corps, il imagina enfin, comme une espèce de jeu, de se couvrir d'une peau de bête, et de s'élancer d'une loge sur les parties sexuelles des hommes et des femmes attachés à des poteaux. Puis, quand il avait assouvi sa brutalité, il s'abandonnait à son affranchi Doryphore auquel il tenait lieu de femme, comme il était l'époux de Sporus, et contrefaisait alors les cris lamentables des vierges qu'on outrage. (2) Je tiens de quelques personnes qu'il était très persuadé qu'aucun homme n'était chaste ou pur dans aucune partie de son corps; mais que la plupart dissimulaient ce vice et avaient l'art de le cacher. Aussi pardonnait-il tout à ceux qui avouaient devant lui leur lubricité. [6,30] XXX. Ses profusions et son luxe (1) Il croyait que la prodigalité était le seul usage des richesses et de l'argent. Pour être avare et sordide à ses yeux il suffisait de compter ses dépenses; pour être vraiment splendide et magnifique, il fallait abuser et se ruiner. (2) Ce qu'il louait, ce qu'il admirait le plus dans son oncle Caius, c'était d'avoir dissipé en peu de temps la grande fortune qu'avait laissée Tibère. (3) Aussi ne mit-il aucunes bornes à ses largesses et à ses profusions. (4) On aura peine à croire qu'il fournissait à Tiridate huit cent mille sesterces par jour, et qu'à son départ il lui en accorda plus d'un million. (5) Il donna au joueur de luth Ménécrate et au gladiateur Spiculus les biens et les maisons de citoyens qui avaient eu les honneurs du triomphe. (6) Il fit faire des funérailles presque royales à l'usurier Paneros Cercopithecus qu'il avait déjà enrichi de possessions urbaines et rurales. (7) Il ne mit aucun habit deux fois. Il jouait aux dés à quatre cent mille sesterces le point. Il pêchait avec un filet doré, composé de fils de pourpre et d'écarlate. (8) Jamais il ne voyagea, dit-on, avec moins de mille voitures. Ses mulets étaient ferrés d'argent, et ses muletiers vêtus de belle laine de Canusium; ses cavaliers et ses coureurs portaient des bracelets et des colliers. [6,31] XXXI. Ses constructions gigantesques et ruineuses (1) Ce fut surtout dans ses constructions qu'il se montra dissipateur. Il étendit son palais depuis le mont Palatin jusqu'aux Esquilies. Il l'appela d'abord "le Passage". Mais, le feu l'ayant consumé, il le rebâtit, et l'appela "la Maison dorée". Pour en faire connaître l'étendue et la magnificence, il suffira de dire (2) que, dans le vestibule, la statue colossale de Néron s'élevait de cent vingt pieds de haut; que les portiques à trois rangs de colonnes avaient un mille de longueur; qu'il renfermait une pièce d'eau, semblable à une mer bordée d'édifices qui paraissaient former autant de villes; qu'on y voyait des champs de blé, des vignobles, des pâturages, des forêts peuplées de troupeaux et d'animaux sauvages de toute espèce. (3) Dans les diverses parties de l'édifice, tout était doré et enrichi de pierreries et de coquillages à grosses perles. Les salles à manger avaient pour plafonds des tablettes d'ivoire mobiles, qui, par différents tuyaux, répandaient sur les convives des parfums et des fleurs. La principale pièce était ronde, et jour et nuit elle tournait sans relâche pour imiter le mouvement du monde. Les bains étaient alimentés par les eaux de la mer et par celles d'Albula. (4) Lorsque après l'avoir achevé, Néron inaugura son palais, tout l'éloge qu'il en fit se réduisit à ces mots: "Je commence enfin à être logé comme un homme." (5) Il voulut construire un bain couvert depuis Misène jusqu'au lac Averne, l'entourer de portiques, et y faire entrer toutes les eaux thermales de Baïes. Il commença aussi un canal, depuis l'Averne jusqu'à Ostie, dans un espace de cent soixante milles, pour dispenser d'aller par mer. Ce canal devait avoir une telle largeur que deux galères à cinq rangs de rames pussent s'y croiser. (6) Pour achever de pareils ouvrages, il fit transporter en Italie tous les détenus, et ordonna que les criminels ne fussent condamnés qu'aux travaux. (7) Outre la confiance qu'il avait en son pouvoir, ce qui encourageait cette fureur de dépenses, c'était l'espoir qu'il conçut tout à coup de s'emparer de richesses immenses et cachées. Car un chevalier romain lui avait assuré qu'il trouverait d'anciens trésors en Afrique, dans de vastes cavernes où la reine Didon les avait enfouis en s'éloignant de Tyr, et qu'il en coûterait fort peu de peine pour les retirer. [6,32] XXXII. Ses exactions, ses confiscations, ses rapines (1) Mais, trompé dans ses espérances, appauvri, épuisé et sans ressource, au point d'être obligé de différer la paie des soldats et les pensions des vétérans, il eut recours aux confiscations et aux rapines. (2) Il statua, avant tout, qu'au lieu de la moitié du bien de ses affranchis qui lui revenait par succession, les cinq sixièmes lui appartiendraient, lorsque, sans raison suffisante, ils porteraient le nom d'une des familles auxquelles il était allié; ensuite que les testaments de ceux qui se rendraient coupables d'ingratitude envers le prince seraient acquis au fisc, et que les jurisconsultes qui les auraient écrits ou dictés seraient punis; enfin que, d'après la loi de lèse-majesté, on connaîtrait en justice de toutes les paroles et de toutes les actions qui seraient dénoncées. (3) Il se fit rendre les prix des couronnes que les villes lui avaient offertes dans les jeux. (4) Il défendit l'usage des couleurs violette et pourpre. Un jour de foire, il aposta quelqu'un pour en vendre quelques onces, et emprisonna tous les autres marchands. (5) Pendant qu'il chantait, il vit au spectacle une femme parée de cette pourpre défendue. Il la signala, dit-on, à ses agents, et la dépouilla sur-le-champ, non seulement de sa robe, mais encore de ses biens. (6) Jamais il ne conféra de charge à personne sans ajouter: "Vous savez ce dont j'ai besoin. Faisons en sorte qu'il ne reste rien à qui que ce soit." (7) Enfin il enleva les offrandes d'un grand nombre de temples, et fit fondre les statues d'or et d'argent, entre autres celles des dieux pénates que dans la suite Galba rétablit. [6,33] XXXIII. Son rôle dans le meurtre de Claude. Il empoisonne Britannicus (1) Ce fut par Claude qu'il commença ses meurtres et ses parricides. S'il ne fut pas l'auteur de sa mort, il en fut du moins le complice. Il s'en cachait si peu, qu'il affectait de répéter un proverbe grec, en appelant "mets des dieux" les champignons qui avaient servi à empoisonner Claude. (2) Il outrageait sa mémoire par ses paroles et par ses actions, en l'accusant tour à tour de folie et de cruauté. Il disait qu'il avait cessé de demeurer parmi les hommes, en appuyant sur la première syllabe de morari en sorte que cela signifiât qu'il avait cessé d'être fou. Il annula beaucoup de décrets et de règlements de ce prince comme des traits de bêtise ou de folie. Enfin il n'entoura son tombeau que d'une mince et chétive muraille. (3) Il empoisonna Britannicus parce qu'il avait la voix plus belle que la sienne, et qu'il craignait que le souvenir de son père ne lui donnât un jour de l'ascendant sur l'esprit du peuple. (4) La potion que lui avait administrée la célèbre empoisonneuse Locuste étant trop lente à son gré et n'ayant occasionné à Britannicus qu'une simple diarrhée, Néron appela cette femme et la frappa de sa main, l'accusant de ne lui avoir fait prendre qu'une médecine au lieu de poison. Comme elle s'excusait sur le dessein qu'elle avait eu de cacher un crime si odieux: "Crois-tu donc, lui dit-il, que je craigne la loi Julia?", et il l'obligea de composer devant lui le poison le plus prompt et le plus actif qu'il lui serait possible. (5) Il l'essaya sur un chevreau qui n'expira que cinq heures après. Il le fit recuire à plusieurs reprises, et le donna à un marcassin qui mourut sur-le-champ. Sur l'ordre de Néron, on l'apporta dans la salle à manger et on le servit à Britannicus qui soupait avec lui. (6) Le jeune prince tomba dès qu'il l'eut goûté. Néron dit alors aux convives que c'était une épilepsie à laquelle il était sujet. Le lendemain, par une pluie battante, il le fit ensevelir à la hâte et sans aucune pompe. (7) Pour prix de ses services, Locuste reçut l'impunité, des terres considérables et même des disciples. [6,34] XXXIV. Il fait tuer sa mère et la soeur de son père (1) Néron commençait à se fatiguer de sa mère, qui épiait et critiquait avec aigreur ses paroles et ses actions. Il essaya d'abord de la rendre odieuse, en disant qu'il abdiquerait l'empire et se retirerait à Rhodes. Bientôt il lui ôta tous ses honneurs et toute sa puissance, lui enleva sa garde et ses Germains; enfin il la bannit de sa présence et de son palais. Il eut recours à tous les moyens pour la tourmenter. Était-elle à Rome, des affidés de Néron lui suscitaient des procès; à la campagne, ils l'accablaient de railleries et d'injures, en passant près de sa retraite par terre ou par mer. (2) Cependant, effrayé de ses menaces et de sa violence, Néron résolut de la perdre. Trois fois il essaya de l'empoisonner; mais il s'aperçut qu'elle s'était munie d'antidotes. Il fit disposer un plafond qui, à l'aide d'un mécanisme, devait s'écrouler sur elle pendant son sommeil. (3) L'indiscrétion de ses complices éventa son projet. Alors il imagina un navire pouvant se disloquer, destiné à la submerger ou à l'écraser par la chute du plafond. Il feignit donc de se réconcilier avec elle, et, par une lettre des plus flatteuses, l'invita à venir à Baïes célébrer avec lui les fêtes de Minerve. Là, il ordonna aux commandants des galères de briser, comme par un choc fortuit, le bâtiment liburnien qui l'avait amenée, tandis que, de son côté, elle prolongeait le festin. Lorsqu'elle voulut s'en retourner à Baules, il lui offrit, au lieu de sa galère avariée, celle qu'il avait fait préparer. Il la reconduisit gaiement et lui baisa même le sein en se séparant d'elle. (4) Il passa le reste de la nuit dans une grande inquiétude, attendant le résultat de son entreprise. (5) Quand il eut appris que tout avait trompé son attente, et qu'Agrippine s'était échappée à la nage, il ne sut que résoudre. Au moment où l'affranchi de sa mère, Lucius Agermus, venait lui annoncer avec joie qu'elle était saine et sauve, il laissa tomber en secret un poignard près de lui, le fit saisir et mettre aux fers, comme un assassin envoyé par Agrippine; puis il ordonna qu'on la mît à mort, et répandit le bruit qu'elle s'était tuée elle-même, parce que son crime avait été découvert. (6) On ajoute des circonstances atroces mais sur des autorités incertaines. Néron serait accouru pour voir le cadavre de sa mère, il l'aurait touché, aurait loué ou blâmé telles ou telles parties de son corps, et, dans cet intervalle, aurait demandé à boire. (7) Malgré les félicitations des soldats, du sénat et du peuple, il ne put ni alors, ni plus tard, échapper aux remords de sa conscience. Souvent il avoua qu'il était poursuivi par le spectre de sa mère, par les fouets et les torches ardentes des Furies. (8) Il fit faire un sacrifice aux mages pour évoquer et fléchir son ombre. Dans son voyage en Grèce, il n'osa point assister aux mystères d'Éleusis, parce que la voix du héraut en écarte les impies et les hommes souillés de crimes. (9) À ce parricide, Néron joignit le meurtre de sa tante. Il lui rendit visite pendant une maladie d'entrailles qui la retenait au lit. Selon l'usage des personnes âgées, elle lui passa la main sur la barbe, et dit en le caressant: "Quand j'aurai vu tomber cette barbe, j'aurai assez vécu." Néron se tourna vers ceux qui l'accompagnaient, et dit comme en plaisantant qu'il allait se la faire abattre sur-le-champ; puis il ordonna aux médecins de purger violemment la malade. Elle n'était pas encore morte qu'il s'empara de ses biens; et, pour n'en rien perdre, il supprima son testament. [6,35] XXXV. Ses mariages et ses divorces. Il fait périr ses femmes Octavie et Poppée. Sénèque et Burrhus (1) Indépendamment d'Octavie, il épousa Poppaea Sabina, fille d'un questeur, mariée auparavant à un chevalier romain, et Statilia Messalina, arrière-petite-fille de Taurus, honoré deux fois du consulat et du triomphe. (2) Pour se l'approprier, il assassina son mari, le consul Atticus Vestinus, dans l'exercice de ses fonctions. (3) Dégoûté bientôt d'Octavie, il dit à ses amis qui lui en faisaient des reproches, que les ornements matrimoniaux devaient lui suffire. (4) Après avoir inutilement essayé plusieurs fois de l'étrangler, il la répudia comme stérile. Mais, voyant que les Romains blâmaient ce divorce et s'emportaient en invectives contre lui, il l'exila d'abord, et enfin la fit périr comme coupable d'adultère. La calomnie était si révoltante, que tous ceux qui furent mis à la torture ayant protesté de son innocence, Néron aposta son pédagogue Anicetus, qui avoua qu'il avait abusé d'Octavie par ruse. (5) Néron épousa Poppée douze jours après qu'il eut répudié Octavie, et l'aima passionnément; ce qui ne l'empêcha pas de la tuer d'un coup de pied, parce qu'étant enceinte et malade, elle lui avait reproché trop vivement d'être rentré tard d'une course de chars. (6) Elle lui avait donné une fille nommée Claudia Augusta qui mourut en bas âge. (7) Il n'y eut désormais aucune espèce de lien qui pût garantir de ses attentats. (8) Il accusa de conspiration et fit mourir Antonia, fille de Claude, qui refusait de prendre la place de Poppée. Il traita de même tous ceux qui lui étaient attachés ou alliés, entre autres le jeune Aulus Plautius, qu'il viola avant de le faire conduire à la mort, en disant: "Que ma mère aille maintenant embrasser mon successeur," faisant entendre par là qu'Agrippine l'aimait et lui faisait espérer l'empire. (9) Son beau-fils Rufrius Crispinus qu'il avait eu de Poppée, s'amusait à jouer aux commandements et aux empires. C'en fut assez pour qu'il ordonnât à ses esclaves de le noyer dans la mer quand il irait à la pêche. (10) Il exila Tuscus, son frère de lait, parce qu'étant gouverneur d'Égypte, il avait fait usage des bains qu'on avait construits pour l'arrivée de l'empereur. (11) Il obligea son précepteur Sénèque de se donner la mort, quoique ce philosophe lui eût souvent demandé son congé en lui offrant tous ses biens, et que Néron lui eût saintement juré que ses craintes étaient vaines, et qu'il aimerait mieux mourir que de lui faire aucun mal. (12) Au lieu d'un remède qu'il avait promis à Burrhus, préfet du prétoire, pour le guérir d'un mal de gorge, il lui envoya du poison. Il fit périr de la même manière, en mêlant le fatal breuvage, tantôt à leurs aliments, tantôt à leurs boissons, les affranchis riches et âgés qui d'abord l'avaient fait adopter par Claude, et qui avaient été ensuite les soutiens et les conseillers de sa couronne. [6,36] XXXVI. Ses autres meurtres (1) Il ne déploya pas moins de cruauté au dehors et contre les étrangers. Une comète, phénomène qui, suivant l'opinion vulgaire, annonce malheur aux souveraines puissances, avait paru pendant plusieurs nuits consécutives. (2) Troublé par cette apparition, il apprit de l'astrologue Balbillus que les princes avaient coutume de détourner ce funeste présage par des meurtres expiatoires, et de le faire tomber sur la tête des grands. Dès ce moment, il résolut la perte des personnes les plus illustres. La découverte de deux conjurations lui en fournit un prétexte légitime. La première et la plus importante, celle de Pison, se tramait à Rome; la seconde, celle de Vinicius, fut ourdie et découverte à Bénévent. (3) Les conjurés plaidèrent leur cause, chargés de triples chaînes. Quelques-uns avouèrent d'eux-mêmes leur attentat; d'autres le lui imputèrent à lui-même, disant qu'ils n'avaient pu le dérober que par la mort à tous les crimes dont il s'était souillé. (4) Les enfants des condamnés furent chassés de Rome, et périrent par le poison ou par la faim. On sait que plusieurs furent égorgés dans un même repas avec leurs précepteurs et leurs esclaves, et que d'autres furent privés de toute nourriture. [6,37] XXXVII. Ses autres meurtres (1) Dès lors il n'y eut plus dans ses meurtres ni choix ni mesure: il faisait périr qui il voulait et sous quelque prétexte que ce fût. (2) Pour me borner à quelques exemples, on fit un crime à Salvidienus Orfitus d'avoir loué trois pièces de sa maison près du Forum à des députés des villes pour s'y réunir; au jurisconsulte Cassius Longinus, qui était aveugle, d'avoir laissé subsister dans une vieille généalogie de sa famille l'image de C. Cassius, un des meurtriers de César; à Paetus Thraséa, d'avoir le front sévère et les airs d'un pédagogue. (3) Il n'accordait qu'une heure aux condamnés pour mourir; et, afin qu'il n'y eût pas de retard, il leur envoyait des médecins qui devaient sur-le-champ "guérir", selon son expression, ceux qui hésitaient, c'est-à-dire leur ouvrir les veines. (4) On dit qu'il voulut donner des hommes vivants à déchirer et à dévorer à un Égyptien glouton qui était habitué à manger de la chair crue et tout ce qu'on lui présentait. (5) Enivré de si monstrueux succès, il dit que nul prince encore n'avait connu toute l'étendue de son pouvoir. Il donna souvent à entendre fort clairement qu'il n'épargnerait pas le reste des sénateurs, qu'il anéantirait cet ordre, et qu'il abandonnerait le commandement des armées aux chevaliers romains et aux affranchis. (6) Jamais, soit en arrivant, soit en partant, il n'embrassa ni ne salua personne. En commençant les travaux de l'isthme, devant une foule nombreuse, il souhaita hautement que l'entreprise tournât à son avantage et à celui du peuple romain, et ne fit aucune mention du sénat. [6,38] XXXVIII. Il met le feu à Rome, et chante, pendant cet incendie, la prise de Troie (1) Cependant il n'épargna ni le peuple ni les murs de sa patrie. (2) Quelqu'un, dans un entretien familier, ayant cité ce vers grec: "Que la terre, après moi, périsse par le feu!", "Non, reprit-il, que ce soit de mon vivant." Et il accomplit son voeu. (3) En effet, choqué de la laideur des anciens édifices, ainsi que des rues étroites et tortueuses de Rome, il y mit le feu si publiquement, que plusieurs consulaires n'osèrent pas arrêter les esclaves de sa chambre qu'ils surprirent dans leurs maisons, avec des étoupes et des flambeaux. Des greniers, voisins de la Maison dorée, et dont le terrain lui faisait envie, furent abattus par des machines de guerre et incendiés, parce qu'ils étaient bâtis en pierres de taille. (4) Le fléau exerça ses fureurs durant six jours et sept nuits. Le peuple n'eut d'autre refuge que les monuments et les tombeaux. (5) Outre un nombre infini d'édifices publics, le feu consuma les demeures des anciens généraux romains, encore parées des dépouilles des ennemis, les temples bâtis et consacrés par les rois de Rome ou pendant les guerres des Gaules et de Carthage, enfin tout ce que l'antiquité avait laissé de curieux et de mémorable. (6) Il regardait ce spectacle du haut de la tour de Mécène, charmé, disait-il, de la beauté de la flamme, et chantant la prise de Troie, revêtu de son costume de comédien. (7) De peur de laisser échapper cette occasion de pillage et de butin, il promit de faire enlever gratuitement les cadavres et les décombres; mais il ne permit à personne d'approcher des restes de sa propriété. Il reçut et même exigea des contributions pour les réparations de la ville, et faillit ainsi ruiner les provinces et les revenus des particuliers. [6,39] XXXIX. Il supporte patiemment les injures et les satires (1) À de si grands maux, à de si cruels outrages dont l'empereur était la cause, la fortune ajouta encore d'autres fléaux. En un seul automne, la peste inscrivit trente mille convois sur les registres funèbres. Dans une défaite en Bretagne, deux de nos principales places furent pillées, et un grand nombre de citoyens et d'alliés massacrés. Du côté de l'Orient, un échec honteux en Arménie fit passer nos légions sous le joug, et la Syrie fut sur le point de nous échapper. (2) Au milieu de ces désastres, ce qui étonne, ce qu'on ne saurait trop remarquer, c'est que Néron ne supporta rien avec plus de patience que les satires et les injures, et que jamais il ne montra plus de douceur qu'envers ceux qui le déchiraient dans leurs discours ou dans leurs vers. (3) On afficha ou l'on répandit contre lui beaucoup d'épigrammes grecques et latines telles que celles-ci Aux parricides noms d'Alcméon et d'Oreste Joins celui de Néron que tout Romain déteste. Récemment marié, Néron tua sa mère. Énée est ton aïeul : s'il emporta son père, Tes coups, noble César, ont emporté ta mère. Ô Parthe, et toi, Néron, l'univers vous admire: Vous êtes de Phébus les fidèles portraits; L'un sait tendre son arc, l'autre monter sa lyre, L'un jouer de son luth, l'autre lancer ses traits. Rome va devenir une seule maison. Allons chez les Véiens reprendre garnison, À moins que, par malheur, cette maison hostile, En s'étendant toujours, n'ait envahi leur ville. (4) Il n'en poursuivit point les auteurs, et s'opposa à ce qu'on punît sévèrement ceux qui furent dénoncés au sénat. (5) Au moment où il passait, Isidore le Cynique lui reprocha hautement en public, de chanter si bien les maux de Nauplius, et de si mal user de ses biens. Datus, acteur d'atellanes, dans un rôle où se trouvaient ces mots: "Bonjour, mon père, bonjour, ma mère," imita l'action de boire et de nager pour faire allusion à la mort de Claude et à celle d'Agrippine. Au dernier refrain Pluton vous traîne par les pieds. il fit un geste qui désignait le sénat. (6) Néron se contenta d'exiler de Rome et d'Italie le philosophe et l'histrion, soit qu'il méprisât l'opinion publique, soit qu'il craignît, en montrant son dépit, de l'irriter davantage. [6,40] XL. Révolte de Vindex et de l'armée des Gaules. Sécurité de Néron (1) L'univers, après avoir supporté un tel prince un peu moins de quatorze ans, l'abandonna enfin. Les Gaulois donnèrent le signal sous la conduite de Julius Vindex, qui alors gouvernait leur province en qualité de propréteur. (2) Les astrologues avaient autrefois prédit à Néron qu'un jour on le délaisserait; ce qui lui donna lieu de prononcer ce mot célèbre: "Toute la terre entretient le génie," voulant par là justifier son goût pour la musique, art agréable aux princes, et nécessaire aux particuliers. (3) Cependant des devins lui avaient promis qu'à sa déchéance il régnerait sur l'Orient; d'autres lui avaient assigné le royaume de Jérusalem; plusieurs lui assuraient l'entier rétablissement de sa couronne. (4) Porté à croire cette dernière prédiction, après avoir perdu et recouvré tour à tour la Bretagne et l'Arménie, il se crut délivré des maux dont le Destin le menaçait. (5) Mais, quand l'oracle d'Apollon l'eut averti à Delphes de prendre garde à la soixante-treizième année, persuadé que c'était le terme de sa vie, sans se préoccuper en rien de l'âge de Galba, il se flatta non seulement d'atteindre à la vieillesse, mais encore de jouir d'un bonheur constant et extraordinaire, au point qu'ayant un jour perdu dans un naufrage ce qu'il avait de plus précieux, il ne craignit pas de dire à ceux qui l'accompagnaient que les poissons lui rapporteraient tous ces objets. (6) Ce fut à Naples, le jour anniversaire du meurtre de sa mère, qu'il apprit le soulèvement des Gaules. Il reçut cette nouvelle avec tant de calme et d'indifférence, que l'on soupçonna qu'il était bien aise d'avoir une occasion de dépouiller, selon le droit de la guerre, les provinces les plus opulentes. Il se rendit aussitôt au gymnase, et prit le plus grand intérêt à voir lutter les athlètes. (7) Son souper fut interrompu par les lettres les plus inquiétantes. Dans sa colère, il menaça des plus terribles châtiments ceux qui se rendraient coupables de défection. Durant huit jours entiers, il ne répondit à aucune lettre, ne donna ni ordre, ni instruction, et ensevelit cette affaire dans l'oubli. [6,41] XLI. Des nouvelles plus inquiétantes le font revenir à Rome; il est rassuré, en route, par un présage (1) Enfin, ému par les outrageantes et nombreuses proclamations de Vindex, il écrivit au sénat pour l'exhorter à le venger, lui et l'empire, s'excusant sur un mal de gorge de n'être point venu en personne. (2) Rien, dans ces proclamations, ne l'offensa plus que d'être traité de mauvais joueur de luth, et appelé Ahenobarbus au lieu de Néron. Il déclara qu'il allait renoncer à son nom d'adoption et reprendre son nom de famille qu'on lui rappelait par forme d'injure. À l'égard des autres imputations, ce qui en démontrait selon lui la fausseté, c'était le reproche qu'on lui faisait d'ignorer un art qu'il avait cultivé et perfectionné avec tant de soin; puis il demandait à chacun s'il connaissait un musicien plus habile que lui. (3) Cependant les messages se succédaient avec rapidité. Saisi d'effroi, il revint à Rome. Un présage des plus frivoles le rassura dans sa route. Il vit, sur un monument, une sculpture qui représentait un soldat gaulois terrassé par un chevalier romain et traîné par les cheveux. À ce spectacle, il fut transporté de joie et rendit grâce au ciel. (4) Dans ces graves circonstances, il ne harangua ni le peuple ni le sénat. Il tint conseil à la hâte avec quelques principaux citoyens qu'il appela chez lui, et passa le reste du jour à leur faire voir des instruments de musique hydrauliques d'une espèce toute nouvelle, à leur montrer chaque pièce l'une après l'autre, à discourir sur l'emploi et le mérite de chacune, et à leur assurer même qu'il étalerait tout ce mécanisme sur le théâtre, si Vindex le lui permettait. [6,42] XLII. Révolte de Galba et de l'Espagne. Accablement de Néron. Ses fureurs. Il donne un grand repas et y chante de ses vers (1) Mais, à la nouvelle de la défection de Galba et des Espagnes, il fut anéanti, et, perdant entièrement courage, il resta longtemps sans voix et à demi-mort. Revenu à lui, il déchira ses vêtements, se frappa la tête, et s'écria que c'en était fait de lui. Sa nourrice le consolait en lui rappelant que de semblables désastres étaient arrivés à d'autres princes. Il répondit qu'il éprouvait des malheurs inouïs et sans exemple, puisqu'il perdait le trône de son vivant. (2) Néanmoins il ne retrancha ni ne diminua rien à ses habitudes de luxe et de paresse. Il fit plus: après avoir reçu de province une heureuse nouvelle, il donna un splendide festin; ensuite il chanta, avec accompagnement de gestes bouffons, contre les chefs de la défection, des vers plaisants qui furent répandus dans le public. Il se fit même porter secrètement au théâtre, et envoya dire, à un comédien qui plaisait beaucoup, qu'il profitait des occupations de l'empereur. [6,43] XLIII. Projets atroces qu'on lui attribue. Il se nomme seul consul et se dispose à marcher contre les révoltés (1) On croit que, dès le commencement de la révolte, il avait conçu une foule d'atroces projets dont la nature ne répugnait point à son caractère. Il voulait faire égorger et remplacer les commandants des armées et des provinces, comme des conspirateurs, tous animés d'un seul et même esprit; massacrer, en quelques lieux qu'ils fussent, tous les exilés et tous les Gaulois qui étaient dans Rome; les premiers, pour qu'ils ne se joignissent pas aux insurgés, les autres comme complices et fauteurs de leurs compatriotes; abandonner aux armées le pillage des Gaules; empoisonner tout le sénat dans un festin, mettre le feu à Rome, et en même temps lâcher les bêtes féroces sur le peuple pour l'empêcher de se garantir des flammes. (2) Il fut détourné de ces projets bien moins par le repentir que par l'impossibilité de l'exécution. Pensant alors qu'une expédition était nécessaire, il destitua les consuls avant le temps et se mit seul à leur place, sous prétexte que les Gaules, d'après l'arrêt du Destin ne pouvaient être soumises que par un consul. (3) Il prit donc les faisceaux, et, après son repas, sortit de la salle à manger appuyé sur les épaules de ses amis. Il leur déclara que, dès qu'il aurait touché le sol de la province, il paraîtrait sans armes aux yeux des légions, et n'aurait qu'à répandre des pleurs en leur présence; que les séditieux seraient saisis de repentir, et que le lendemain, dans l'allégresse commune, il entonnerait un hymne de victoire qu'il allait composer. [6,44] XLIV. Il veut armer les tribus urbaines et les esclaves. il lève des contributions énormes (1) En préparant cette expédition, son premier soin fut de choisir des voitures pour le transport de ses instruments de musique, de faire couper les cheveux à ses concubines de la même manière qu'aux hommes, et de les emmener avec lui, armées de haches et de boucliers d'amazones. (2) Il convoqua les tribus urbaines pour recevoir leur serment militaire. Mais personne de ceux qui étaient en état de porter les armes ne répondant à l'appel, il exigea des maîtres un certain nombre d'esclaves, et prit dans chaque maison les meilleurs, sans en excepter les intendants et les secrétaires. (3) Il fit contribuer d'une partie de leur fortune tous les ordres de l'État, et obligea les locataires de maisons particulières et de maisons publiques de verser au fisc une année de loyer. Il tenait avec une rigueur extrême à ce que les espèces fussent neuves, l'argent pur et l'or éprouvé, en sorte que la plupart des contribuables refusèrent ouvertement de rien donner, en s'écriant qu'il ferait beaucoup mieux de reprendre aux délateurs les récompenses qu'ils avaient reçues de lui. [6,45] XLV. Disette à Rome. Outrages faits à Néron (1) La cherté des grains rendit encore plus odieux les athlètes qu'il entretenait. Au milieu de la famine publique, on annonça qu'un vaisseau d'Alexandrie avait apporté du sable pour les lutteurs de la cour. (2) L'indignation contre lui fut générale, et il n'y eut point d'affront qu'il n'essuyât. (3) On mit un char derrière sa statue avec cette inscription en grec: "Voici enfin le moment du combat," et celle-ci: "Qu'il le traîne enfin." (4) On attacha un sac au cou d'une autre de ses statues, et l'on y inscrivit: "Qu'ai-je fait? mais toi, tu as mérité le sac." On lisait aussi sur des colonnes: "Les coqs (les Gaulois) l'ont enfin réveillé par leur chant." (5) Pendant la nuit, plusieurs personnes, feignant de se disputer avec leurs esclaves, réclamaient à grands cris un "Vindex". [6,46] XLVI. Avertissements sinistres qui lui sont donnés dans ses songes, ou par des présages et des prodiges (1) Ses frayeurs étaient redoublées par des présages manifestes, ou récents, ou anciens, et par des songes qui le troublaient d'autant plus (2) qu'auparavant il n'avait pas coutume de rêver. Après avoir assassiné sa mère, il rêva qu'on lui arrachait le gouvernail d'un navire qu'il dirigeait, et qu'Octavie sa femme le traînait dans d'épaisses ténèbres. Tantôt il crut en songe être couvert d'une multitude de fourmis ailées; tantôt il vit les effigies des nations, placées à l'entrée du théâtre de Pompée, l'entourer et lui fermer le passage. Son cheval asturien, qu'il idolâtrait, lui apparut transformé en singe, à l'exception de la tête, et poussant des hennissements harmonieux. (3) Les portes du Mausolée s'ouvrirent d'elles-mêmes, et l'on entendit une voix qui l'appelait par son nom. (4) Les dieux Lares, ornés pour les calendes de janvier, tombèrent au milieu des préparatifs du sacrifice. Au moment où il allait prendre les auspices, Sporus lui fit présent d'un anneau où était gravé sur la pierre l'enlèvement de Proserpine. Dans la cérémonie solennelle des voeux qu'il devait prononcer en présence de tous les ordres de l'État, on eut beaucoup de peine à trouver les clefs du Capitole. (5) Lorsqu'on lut dans le sénat ce passage de sa harangue contre Vindex: "Les coupables seront punis et subiront une mort digne de leurs crimes," tous s'écrièrent: "Tu la subiras, César." (6) On observa aussi que dans la pièce "Oedipe en exil", la dernière qu'il ait jouée en public, il finit par ce vers: " Tous ordonnent ma mort, épouse, père et mère. [6,47] XLVII. Révolte des autres armées. Néron est abandonné par tout le monde. (1) Bientôt on lui annonça la défection des autres armées. Il déchira la lettre qu'on lui remit pendant son dîner, renversa la table, brisa contre terre deux vases dont il aimait à se servir, et qu'il appelait homériques, parce qu'on y avait sculpté des sujets tirés d'Homère; puis il se fit donner du poison par Locuste, le mit dans une botte d'or, et passa dans les jardins de Servilius. Là, il envoya à Ostie ses plus fidèles affranchis pour y préparer une flotte, et voulut engager les tribuns et les centurions du prétoire à l'accompagner dans sa fuite. (2) Mais les uns hésitèrent, les autres refusèrent sans détour. L'un d'eux s'écria même: "Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre?" Alors il délibéra s'il se retirerait chez les Parthes, s'il irait se jeter aux pieds de Galba, ou s'il paraîtrait en public avec des habits de deuil pour demander du haut de la tribune aux harangues, de la voix la plus lamentable, qu'on lui pardonnât son passé. Il espérait, s'il ne parvenait à toucher les coeurs, obtenir du moins le gouvernement de l'Égypte. (3) On trouva même dans son écritoire un discours sur ce sujet. Mais il fut détourné, dit-on, de ce dessein, par la crainte d'être mis en pièces avant d'arriver au Forum. (4) Il remit donc au lendemain à prendre un parti. Réveillé vers minuit, il s'aperçut que ses gardes l'avaient abandonné. Il sauta de son lit et envoya chercher ses amis. Mais, n'en recevant aucune réponse, il alla lui-même avec peu de monde se présenter chez eux. (5) Il trouva toutes les portes fermées, et personne ne lui répondit. Il revint dans sa chambre: les sentinelles avaient pris la fuite en emportant jusqu'à ses couvertures et la boîte d'or où était le poison. Il demanda aussitôt le gladiateur Spiculus ou quelque autre qui voulut l'égorger. Mais, ne trouvant personne: "Je n'ai donc, dit-il, ni amis, ni ennemis," et il courut comme s'il allait se précipiter dans le Tibre. [6,48] XLVIII. Il fuit avec quatre personnes. Incident de cette fuite (1) Revenu de ce premier mouvement, il chercha quelque retraite obscure pour reprendre ses esprits. Phaon, son affranchi, lui offrit sa villa située vers le quatrième milliaire, entre la voie Salaria et la voie Nomentane. Il monta à cheval, pieds nus et en tunique, comme il était, enveloppé d'une casaque usée, la tête couverte et un voile sur le visage, n'ayant pour suite que quatre personnes parmi lesquelles était Sporus. (2) Un tremblement de terre et un éclair le glacèrent d'effroi. Du camp voisin il entendit les cris des soldats qui faisaient des imprécations contre lui et des voeux pour Galba. Un des passants qu'on rencontra se mit à dire: "Voilà des gens qui poursuivent Néron." Un autre demanda: "Que dit-on à Rome de Néron?" (3) Son cheval s'étant effarouché de l'odeur d'un cadavre abandonné sur la route, il découvrit son visage et fut reconnu par un ancien soldat prétorien qui le salua. (4) Arrivé à la traverse, il renvoya les chevaux et s'avança avec tant de peine à travers des taillis et des buissons dans un sentier planté de roseaux, que, pour parvenir derrière la maison de campagne, il fut obligé de mettre son vêtement sous ses pieds. (5) Phaon lui conseilla de se retirer dans une carrière d'où l'on avait extrait du sable; mais il répondit qu'il ne voulait pas s'enterrer tout vif. En attendant qu'on trouvât le moyen de pratiquer une entrée secrète dans cette villa, il puisa de l'eau d'une mare dans le creux de sa main et la but en disant: "Voilà donc les rafraîchissements de Néron." (6) Puis il se mit à arracher les ronces dont sa casaque était percée. Enfin il se traîna sur les mains par une ouverture étroite jusque dans la chambre la plus voisine où il se coucha sur un lit garni d'un mauvais matelas et d'un vieux manteau pour couverture. Quoique tourmenté par la faim et la soif, il refusa le pain grossier qu'on lui présentait, et ne but qu'un peu d'eau tiède. [6,49] XLIX. Ses derniers moments. Ses hésitations. Sa lâcheté. Sa mort (1) Cependant on le pressait de tous côtés de se soustraire le plus tôt possible aux outrages qui le menaçaient. Il fit donc creuser devant lui une fosse à la mesure de son corps, voulut qu'on l'entourât de quelques morceaux de marbre, si l'on en trouvait, et qu'on apportât de l'eau et du bois pour rendre les derniers devoirs à ses restes. Chacun de ces préparatifs lui arrachait des larmes, et il répétait de temps en temps: "Quel artiste va périr!" (2) Au milieu de tous ces délais, un coureur remit un billet à Phaon. Néron s'en saisit, et y lut que le sénat l'avait déclaré ennemi public, et qu'on le cherchait pour le punir selon les lois des anciens. Il demanda quel était ce supplice. On lui dit qu'on dépouillait le coupable, qu'on lui passait le cou dans une fourche, et qu'on le battait de verges jusqu'à la mort. Épouvanté, il saisit deux poignards qu'il avait sur lui, en essaya la pointe, et les remit dans leur gaine en disant que son heure fatale n'était pas encore venue. (3) Tantôt il engageait Sporus à entonner les lamentations et à commencer les pleurs, tantôt il demandait que quelqu'un lui donnât l'exemple de se tuer; quelquefois enfin il se reprochait sa lâcheté en ces termes: "Ma vie est honteuse et infâme. Cela ne sied pas à Néron, non. Il faut être sage dans de pareils moments. Allons, réveillons-nous." (4) Déjà approchaient les cavaliers qui avaient ordre de l'amener vivant. Dès qu'il les entendit, il prononça en tremblant ce vers grec: "Le galop des coursiers résonne à mes oreilles."; puis il s'enfonça le fer dans la gorge, aidé par son secrétaire, Épaphrodite. (6) Il respirait encore lorsqu'un centurion entra. Feignant d'être venu à son secours, il appliqua sa casaque sur la blessure. Néron ne lui dit que ces mots: "Il est trop tard", et ceux-ci: "Voilà donc la fidélité!". (7) Il mourut en les prononçant. Ses yeux étaient hors de sa tête, et leur fixité saisissait d'horreur et d'effroi tous les spectateurs. (8) Il avait surtout expressément recommandé à ses compagnons qu'on n'abandonnât sa tête à personne, mais qu'on le brûlât tout entier, de quelque manière que ce fût. (9) Ils obtinrent cette grâce d'Icelus, affranchi de Galba, qui venait d'être délivré de la prison où on l'avait jeté au commencement de l'insurrection. [6,50] L. Ses funérailles (1) Ses funérailles coûtèrent deux cent mille sesterces. On se servit pour l'ensevelir d'une étoffe blanche brodée d'or, qu'il avait portée aux calendes de janvier. (2) Ses nourrices Eglogé et Alexandra, avec sa concubine Acté, déposèrent ses restes dans le monument des Domitii, que l'on aperçoit du Champ de Mars, au-dessus de la colline des Jardins.(3) La tombe est de porphyre; elle porte un autel de marbre de Luna, et est entourée d'une balustrade en marbre de Thasos. [6,51] LI. Son portrait (1) Néron avait une taille ordinaire. Son corps était hideux et couvert de taches, sa chevelure blonde, sa figure plutôt belle qu'agréable, ses yeux bleus et faibles, le cou fort, le ventre gros, les jambes grêles, le tempérament vigoureux. Malgré l'excès de ses débauches, il ne fut malade que trois fois en quatorze ans; encore ne le fut-il pas au point d'être obligé de s'abstenir de vin, ou de rien changer à ses habitudes. (2) Il avait si peu de décence et de tenue, que, dans son voyage en Grèce, il laissa retomber derrière sa tête ses cheveux, qui d'ailleurs étaient toujours disposés en étages, et que souvent il parut en public vêtu d'une espèce de robe de chambre, un mouchoir autour du cou, sans ceinture ni chaussures. [6,52] LII. Ses études. Ses connaissances (1) Dès son enfance, il cultiva presque tous les arts. Sa mère l'éloigna de la philosophie qu'elle lui représentait comme nuisible à un empereur, et son maître Sénèque le détourna de l'étude des anciens orateurs, afin de fixer plus longtemps sur lui-même l'admiration de son disciple. (2) Porté vers la poésie, il faisait des vers avec plaisir et sans travail. Il est faux, comme le croient quelques personnes, qu'il ait donné pour siens ceux d'autrui. (3) J'ai entre les mains des tablettes et des écrits où se trouvent quelques vers de lui fort connus. Ils sont tracés de sa main, et l'on voit aisément qu'ils ne sont ni copiés, ni dictés, tant il y a de ratures, de mots effacés et intercalés. Il eut aussi beaucoup de goût pour la peinture et la sculpture. [6,53] LIII. Son caractère envieux (1) Désireux surtout de plaire au peuple, il était le rival de quiconque agissait sur la multitude par quelque moyen que ce fût. (2) Le bruit se répandit que, après ses succès de théâtre au prochain lustre, il descendrait dans l'arène avec les athlètes aux jeux olympiques. En effet, il s'exerçait assidûment à la lutte, et, dans toute la Grèce, lorsqu'il assistait aux combats gymniques, c'était à la manière des juges, en s'asseyant par terre dans le stade. Si quelques couples s'éloignaient trop, il les ramenait lui-même au centre. (3) Voyant qu'on le comparait à Apollon pour le chant, et au soleil dans l'art de diriger un char, il voulut imiter aussi les actions d'Hercule. On dit même qu'on avait préparé le lion qu'il devait combattre nu dans l'arène, et assommer de sa massue ou étouffer dans ses bras en présence du peuple. [6,54] LIV. Ses projets, s'il eût triomphé de ses ennemis (1) Sur la fin de sa vie, il avait fait voeu, dans le cas où l'empire lui resterait, de paraître aux jeux qui seraient célébrés en l'honneur de sa victoire, et d'y jouer de l'orgue hydraulique, de la flûte et de la cornemuse, et de danser le Turnus de Virgile, au dernier jour de ces jeux. (2) Quelques-uns prétendent qu'il fit périr l'histrion Pâris comme un trop redoutable adversaire. [6,55] LV. Sa manie de s'immortaliser L'envie de s'immortaliser n'était chez lui qu'une aveugle manie. Il changea le nom de plusieurs choses et de plusieurs lieux pour y substituer des noms dérivés du sien. Il appela "Néronien" le mois d'avril, et voulait appeler Rome "Néropolis". [6,56] LVI. Son mépris pour tous les cultes. Sa seule superstition Il affichait partout le mépris de la religion, à l'exception du culte de la déesse Syria. Mais dans la suite, il en fit si peu de cas, qu'il la souilla de son urine. Il eut une autre superstition, la seule à laquelle il fut opiniâtrement attaché: c'était la statuette d'une jeune fille dont un plébéien qu'il ne connaissait pas lui avait fait présent, comme d'un préservatif contre les embûches. Une conspiration fut découverte dans le même temps; et dès lors il fit de cette idole sa divinité suprême, et l'honora constamment de trois sacrifices par jour. Il voulait qu'on crût qu'elle lui faisait connaître l'avenir. Quelques mois avant sa mort, il observa aussi les entrailles des victimes, sans jamais en tirer un heureux présage. [6,57] LVII. Joie universelle à la nouvelle de sa mort. Sa mémoire honorée de quelques-uns (1) Il mourut dans la trente-deuxième année de son âge, le même jour où il avait fait périr Octavie. L'allégresse publique fut si grande que le peuple, coiffé de bonnets de laine, courut çà et là par toute la ville. (2) Cependant il y eut des gens qui ornèrent longtemps encore son tombeau des fleurs du printemps et de l'été. Ils portaient à la tribune aux harangues tantôt ses images vêtues de la robe prétexte, tantôt des proclamations qu'on lui attribuait, comme s'il eût été vivant, et qu'il dût bientôt reparaître pour se venger de ses ennemis. (3) Vologèse, roi des Parthes, envoya au sénat des députés pour renouveler son alliance, et il insista vivement pour qu'on honorât la mémoire de Néron. (4) Enfin, vingt ans après sa mort, lorsque je sortais de l'enfance, il parut un aventurier qui se disait Néron. À la faveur de ce nom supposé, il fut très bien accueilli chez les Parthes, en reçut de grands secours, et ne nous fut rendu qu'avec beaucoup de peine. [7,0] Vie de Galba [7,1] I. Prodiges qui annoncèrent l'extinction de la race des Césars (1) La famille des Césars s'éteignit en Néron. Parmi beaucoup de présages qui annoncèrent sa mort, il y en eu deux surtout d'une complète évidence. (2) Immédiatement après le mariage de Livie avec Auguste, elle était allée visiter sa villa de Véies, lorsqu'un aigle en volant laissa tomber sur ses genoux une poule blanche qu'il avait prise, et qui tenait dans son bec une branche de laurier. Livie fit nourrir la poule, et planter le laurier. La poule fit tant de poussins, que la villa en prit le nom de "Ad Gallinas", et le plant de lauriers devint tel que les Césars y cueillirent dans la suite ceux de leurs triomphes. L'usage s'établit de les replanter sur-le-champ à la même place, et l'on a remarqué qu'à la mort de chacun d'eux, les lauriers qu'ils avaient plantés dépérissaient. (3) Or, dans la dernière année de Néron, tout le plant se dessécha jusqu'aux racines, et toutes les poules moururent. (4) Bientôt après, la foudre frappa le temple des Césars, les têtes de leurs statues tombèrent toutes à la fois, et le sceptre d'Auguste s'échappa de ses mains. [7,2] II. Origine de Galba Galba, successeur de Néron, ne tenait en aucun degré à la maison des Césars, mais il était d'une très haute noblesse, et d'une famille aussi illustre qu'ancienne. Il s'inscrivait toujours sur ses statues arrière-petit-fils de Quintus Catulus Capitolinus; et, lorsqu'il fut empereur, il exposa dans le vestibule du palais sa généalogie qui faisait remonter son origine paternelle à Jupiter et son origine maternelle à Pasiphaé, épouse de Minos. [7,3] III. Étymologies diverses de ce surnom. Les ancêtres de cet empereur (1) Il serait trop long de citer ici tous ses titres d'illustration: je dirai un mot de sa famille. (2) On ne sait quel fut le premier des Sulpicius qui porta le surnom de Galba, ni pourquoi il le prit. (3) Selon les uns c'était pour avoir embrasé avec des torches enduites de "galbanum", une ville d'Espagne qui avait résisté à un long siège. Selon d'autres, c'était parce que, dans une maladie chronique, il faisait un fréquent usage de "galbeum", c'est-à-dire de remèdes enveloppés de laine. Quelques-uns prétendent qu'il était fort gras, et qu'en langue gauloise le mot "galba" signifie "gras". Quelques autres soutiennent au contraire qu'il était très maigre, et que son surnom lui venait d'un insecte qui naît dans le chêne et qu'on appelle "galba". (4) Parmi ceux qui illustrèrent cette famille, on nomme le consulaire Servius Galba, le plus éloquent de ses contemporains. On rapporte qu'ayant obtenu, après sa préture, le commandement de l'Espagne, il fit massacrer par trahison trente mille Lusitaniens et qu'il causa ainsi la guerre de Viriathe. (5) Son petit-fils, irrité d'avoir été repoussé du consulat, conspira avec Brutus et Cassius contre Jules César dont il avait été le lieutenant dans la Gaule, et fut condamné d'après la loi Pedia. (6) Après lui vinrent l'aïeul et le père de Galba. L'aïeul, plus célèbre par ses études que par ses dignités, n'alla pas au-delà de la préture; mais il publia une histoire fort étendue et pleine d'intérêt. Le père, petit de taille et bossu, après avoir été consul, fut un avocat laborieux, mais peu éloquent. (7) Il eut deux femmes, Mummia Achaïca, petite-fille de Catulus, et arrière-petite-fille de Lucius Mummius qui détruisit Corinthe; puis Livia Ocellina, fort riche et fort belle, qui le rechercha, dit-on, à cause de sa noblesse, et même avec beaucoup plus d'empressement, depuis que, à sa demande réitérée, ayant quitté son habit en secret, il lui eut fait voir sa difformité de peur de paraître vouloir la tromper. (8) Il eut d'Achaïca deux fils, Gaius et Sergius. Gaius, l'aîné, quitta Rome après avoir dissipé sa fortune, et, n'ayant pu obtenir à son tour un proconsulat de Tibère, il se donna la mort. [7,4] IV. Sa naissance. Des présages lui promettent l'empire (1) L'empereur Servius Galba naquit sous le consulat de M. Valerius Messala et de Cn. Lentulus, le neuvième jour avant les calendes de janvier, dans une villa située au pied d'un coteau, près de Terracine, à gauche de la route de Fondi. Adopté par sa belle-mère, il prit le nom de Livius et le surnom d'Ocellus, en changeant de prénom; car il porta celui de Lucius au lieu de Servius jusqu'à son avènement au trône. (2) On sait que, dans son enfance, étant venu saluer Auguste avec d'autres garçons de son âge, ce prince lui prit la joue et lui dit: "Toi aussi, mon fils, tu goûteras de notre pouvoir." (3) Tibère, ayant appris que Galba devait régner un jour, mais dans sa vieillesse: "Qu'il vive donc, dit-il; cela ne me regarde pas". (4) Tandis que son aïeul faisait un sacrifice pour détourner la foudre, un aigle lui enleva des mains les entrailles de la victime, et les porta sur un chêne couvert de glands. On lui dit que ce présage annonçait l'empire à sa famille, mais dans un temps éloigné: "Oui, répondit-il en riant, quand les mules mettront bas." (5) Aussi, lorsqu'il essaya une révolution, rien ne lui donna plus d'espérance que d'avoir vu une mule mettre bas, et, quoique tout le monde repoussât ce phénomène comme sinistre, lui seul, se rappelant le sacrifice et la repartie de son aïeul, le regarda comme très heureux. (6) Après avoir pris la toge virile, il rêva que la fortune lui disait: "Je suis lasse d'attendre à ta porte. Si tu ne te hâtes de me recevoir, je serai la proie du premier venu." (7) À son réveil, ayant ouvert son vestibule, il vit près du seuil, une statue d'airain de cette déesse, un peu plus haute qu'une coudée. Il la prit, l'emporta dans son sein à Tusculum, où il avait coutume de passer l'été, la plaça parmi ses divinités domestiques, et lui voua un sacrifice tous les mois et une veillée annuelle. (8) Quoiqu'il ne fût pas encore parvenu à l'âge de maturité, il maintint obstinément l'usage, oublié partout, excepté dans sa maison, d'obliger ses affranchis et ses esclaves à se présenter deux fois le jour pour lui souhaiter chacun le bonjour et le bonsoir. [7,5] V. Il refuse la main d'Agrippine. Son crédit auprès de Livie (1) Parmi ses études il comprit aussi le droit. (2) Il se maria; mais, quand il eut perdu sa femme Lepida et les deux filles qu'elle lui avait données, il resta dans le célibat, sans céder à aucune sollicitation, pas même à celle d'Agrippine qui, devenue veuve de Domitius, recherchait sa main, quoique alors il fût encore marié. Elle mit si bien tout en jeu pour le séduire, que la mère de Lepida lui en fit des reproches dans un cercle de femmes, et s'emporta même jusqu'à la frapper. (3) Il entoura de respects assidus Livie, femme d'Auguste, dont la faveur, tant qu'elle vécut, lui donna beaucoup de crédit, et dont le testament faillit l'enrichir après sa mort. Elle lui avait légué cinquante millions de sesterces. Mais cette somme étant marquée en chiffres, et non écrite en toutes lettres, Tibère la réduisit à cinq cent mille sesterces; encore Galba ne les toucha-t-il point. [7,6] VI. Ses dignités. Son commandement en Germanie (1) Il parvint aux honneurs avant l'âge fixé par la loi. À la célébration des jeux floraux, il donna, comme préteur, un spectacle d'un nouveau genre: il fit paraître des éléphants qui dansaient sur la corde. Ensuite il gouverna l'Aquitaine pendant près d'un an. Puis il fut, durant six mois, consul ordinaire, et, chose étrange, il succéda dans le consulat à Cn. Domitius, père de Néron, et eut pour successeur Salvius Othon, père d'Othon, l'empereur. C'était comme un présage de l'avenir; car il fut empereur entre les règnes de leurs fils. (2) Substitué à Gaetulicus par Caius Caligula, dès le lendemain de son arrivée auprès des légions il défendit aux soldats d'applaudir au spectacle, et leur donna pour ordre du jour de tenir leurs mains sous leurs casaques. On répéta aussitôt dans le camp: "Soldat, fais ton devoir et renonce aux abus. C'est Galba qui commande, et non Gaetulicus." (3) Il défendit avec une égale sévérité qu'on demandât des congés. Il fortifia par des travaux assidus les vétérans et les jeunes soldats. Il arrêta promptement les Barbares qui s'étaient répandus jusque dans la Gaule, et Caligula, alors présent, fut si content de lui et de son armée, que, des innombrables troupes levées dans toutes les provinces, les siennes furent celles qui reçurent le plus de témoignages honorables et les plus belles récompenses. Galba lui-même se distingua beaucoup en dirigeant, un bouclier à la main, les évolutions militaires, et en courant l'espace de vingt mille pas à côté de la voiture de l'empereur. [7,7] VII. Son crédit auprès de Claude. Son proconsulat en Afrique (1) À la nouvelle du meurtre de Caligula, on l'exhortait à profiter de l'occasion; mais il préféra le repos. (2) Claude lui en sut tant de gré qu'il le rangea au nombre de ses amis, et l'honora d'une si haute considération qu'il retarda l'expédition de Bretagne à cause d'une légère indisposition qui lui était survenue. (3) Il fut deux ans proconsul d'Afrique. On l'avait nommé sans tirage au sort pour ramener l'ordre dans cette province, troublée par des divisions intestines et inquiétée par les incursions des Barbares. Il s'acquitta de cette tâche avec beaucoup de sévérité et de justice, même dans les plus petites choses. (4) Un soldat, dans une expédition où les vivres manquaient, avait vendu cent deniers une mesure de froment qui lui restait de sa provision. Galba défendit qu'on lui fournit aucun aliment lorsqu'il en aurait besoin, et le soldat mourut de faim. (5) Un jour qu'il rendait la justice, des gens se disputaient la propriété d'une bête de somme. De part et d'autre les preuves et les témoignages étaient si faibles, qu'on ne pouvait aisément découvrir la vérité. Il ordonna que l'on conduirait l'animal à l'abreuvoir, la tête couverte ; qu'ensuite on lui ôterait son voile, et qu'il appartiendrait à celui vers lequel il irait de son propre mouvement. [7,8] VIII. Ses récompenses. Son commandement en Espagne. Des prodiges l'appellent au trône (1) En récompense de ce qu'il fit alors en Afrique et de ce qu'il avait fait autrefois en Germanie, il reçut les ornements triomphaux et un triple sacerdoce par lequel il fut agrégé aux quindécemvirs, au collège des prêtres Titiens et à celui des prêtres d'Auguste. Depuis ce temps jusque vers le milieu du règne de Néron, il vécut presque toujours dans la retraite, ne sortant jamais hors de la ville en litière sans être suivi d'un fourgon qui portait un million de sesterces en or. Il était à Fondi lorsqu'on lui offrit le commandement de l'Espagne tarragonaise. (2) À son arrivée dans cette province, tandis qu'il sacrifiait dans un temple, les cheveux blanchirent tout à coup à un jeune esclave qui tenait l'encens. On ne manqua pas de dire que c'était le présage d'une révolution, et qu'un vieillard succéderait à un jeune homme, c'est-à-dire Galba à Néron. (3) Peu de temps après, la foudre tomba dans un lac chez les Cantabres, et l'on y trouva douze haches qui désignaient clairement la puissance souveraine. [7,9] IX. Inégalité de sa conduite dans son gouvernement d'Espagne. Il accepte le rôle de libérateur du monde. Des prodiges l'appellent au trône (1) Il gouverna pendant huit ans cette province avec une extrême inégalité. D'abord actif, prompt et outré dans la répression des délits, (2) il alla jusqu'à couper les mains à un changeur infidèle et à les clouer sur son comptoir. Il fit mettre en croix un tuteur pour avoir empoisonné son pupille, dont les biens devaient lui revenir; et, comme il invoquait les lois en attestant sa qualité de citoyen romain, pour adoucir sa peine par quelques distinctions, il ordonna qu'on changeât sa croix et qu'on lui en dressât une beaucoup plus élevée et d'un bois blanchi. (3) Peu à peu, il tomba dans le relâchement et la paresse, afin de ne point donner d'ombrage à Néron. Il avait coutume d'alléguer, pour motif de cette conduite, que personne n'était obligé de rendre compte de son inaction. (4) Il tenait à Carthagène une assemblée provinciale, lorsqu'il apprit le soulèvement des Gaules. Le lieutenant d'Aquitaine lui demandait des secours quand il reçut une lettre de Vindex qui l'exhortait à se déclarer le chef et le libérateur du genre humain. (5) Il ne balança pas longtemps, et y consentit non moins par crainte que par ambition; car il avait surpris des ordres que Néron avait envoyés en secret à ses agents pour se défaire de lui. D'ailleurs il avait pour lui les auspices et les présages les plus heureux, ainsi que les prédictions d'une vierge respectable qui lui inspiraient d'autant plus de confiance, qu'elles avaient été prononcées déjà plus de deux cents ans auparavant par une jeune fille qui lisait dans l'avenir, et que, dans la ville de Clunie, le grand prêtre de Jupiter, averti par un songe, venait de retirer les vers qui les renfermaient. (6) Cet oracle annonçait qu'un jour ce serait de l'Espagne que sortirait le souverain maître de l'univers. [7,10] X. Il est salué empereur. Ses dangers (1) Il monta donc sur son tribunal comme s'il allait procéder à un affranchissement; ensuite, plaçant devant lui une grande quantité de portraits des citoyens que Néron avait fait périr, et ayant à ses côtés un noble jeune homme qu'on avait fait venir exprès de la plus voisine des îles Baléares où il était exilé, il déplora l'état où étaient les affaires, fut salué empereur, et déclara qu'il était le lieutenant du sénat et du peuple romain. (2) Puis il annonça que le cours de la justice était interrompu, et leva dans la province des légions et des troupes auxiliaires pour renforcer son armée qui n'était que d'une légion, de deux escadrons et de trois cohortes. Il choisit parmi les plus illustres du pays ceux que recommandaient leur âge et leur sagesse, et en fit une espèce de sénat auquel il pourrait rendre compte des affaires importantes, toutes les fois qu'il en serait besoin. (3) Il désigna, dans l'ordre des chevaliers, des jeunes gens qui, conservant toujours le droit de porter l'anneau d'or, devaient lui servir d'huissiers et de gardes du corps. (4) Il répandit des proclamations dans les provinces, engageant chacun à part et tous ensemble à réunir leurs efforts, autant que possible, pour concourir à la cause commune. (5) Vers le même temps, en fortifiant une ville dont il avait fait sa place d'armes, on trouva un anneau antique dont la pierre représentait une victoire avec un trophée. Bientôt un vaisseau d'Alexandrie, chargé d'armes, vint aborder à Dertosa, sans pilote, ni matelots, ni passagers. Personne ne doutait que la guerre entreprise ne fût juste, sainte et agréable aux dieux, quand tout à coup on fut sur le point de tout perdre. (6) Au moment où Galba approchait du camp, un escadron, se repentant d'avoir violé son serment, voulut l'abandonner, et ne fut retenu qu'avec peine dans le devoir. D'un autre côté, des esclaves dont un affranchi de Néron lui avait fait présent, et qui en voulaient à sa vie, allaient l'assassiner dans une rue étroite qu'il traversait pour se rendre au bain, s'il ne les eût entendus s'exhortant mutuellement à ne pas laisser échapper l'occasion. Il leur demanda de quelle occasion ils parlaient, et la torture leur arracha l'aveu de leur crime. [7,11] XI. Il se met en marche et se défait de ses ennemis (1) A tant de dangers se joignit la mort de Vindex. Il en fut si consterné que, ne sachant quel parti prendre, il fut sur le point de renoncer à la vie. (2) Mais quand les messages de Rome lui apprirent que Néron était mort, et que partout on lui avait fait serment de fidélité, il quitta le titre de légat pour celui de César. Il se mit en marche avec le costume de chef militaire, un poignard suspendu au cou, et ne reprit la toge qu'après s'être défait de ceux qui suscitaient de nouveaux troubles: c'était à Rome, Nymphidius Sabinus, préfet du prétoire; en Germanie, Fonteius Capito; en Afrique, Clodius Macer, tous deux légats. [7,12] XII. Son avarice et sa cruauté (1) Il arrivait précédé d'une réputation d'avarice et de cruauté, parce qu'en Espagne et dans les Gaules il avait frappé d'impôts considérables les villes qui avaient hésité à suivre son parti. Il en avait même puni quelques-unes en détruisant leurs murailles, et condamné au dernier supplice leurs chefs et les agents du fisc avec leurs femmes et leurs enfants. Il avait fait fondre une couronne d'or de quinze livres tirée d'un ancien temple de Jupiter, que la Tarragonaise lui avaient offerte, et exigé le paiement de trois onces qui manquaient au poids. (2) Cette réputation ne fit que se fortifier et s'accroître dès qu'il fut entré à Rome. (3) Il voulut rendre à leur premier état les rameurs que Néron avait transformés en soldats légionnaires; et, comme ils refusaient et réclamaient obstinément leur aigle et leurs enseignes, non seulement il les dispersa avec sa cavalerie, mais il les décima. (4) Il licencia la cohorte germaine que les Césars avaient créée pour la sûreté de leur personne, et dont la fidélité était à l'épreuve; il la renvoya dans sa patrie sans aucune récompense, sous prétexte qu'elle était trop dévouée à Cn. Dolabella dont les jardins touchaient au camp de cette garde étrangère. (5) On racontait de lui, pour s'en moquer, des traits d'avarice vrais ou supposés. On disait qu'il avait soupiré en voyant sa table somptueusement servie; qu'un jour son maître d'hôtel ordinaire lui ayant présenté ses comptes, il lui avait donné un plat de légumes pour récompenser son exactitude et son zèle; enfin, qu'enchanté d'un joueur de flûte nommé Canus, il lui avait donné cinq deniers qu'il avait tirés lui-même de sa cassette particulière. [7,13] XIII. Il reçoit à Rome un mauvais accueil Aussi ne reçut-il pas un accueil bien favorable des Romains. On s'en aperçut dès le premier spectacle où les Atellanes ayant entonné ce chant si connu: "Voilà Onésime qui revient du village", tous les spectateurs l'achevèrent à l'unisson, et répétèrent plusieurs fois ce vers avec beaucoup d'entrain. [7,14] XIV. Il se laisse entièrement gouverner par trois courtisans (1) La faveur et la considération qui l'avaient porté à l'empire ne l'y suivirent pas. Ce n'est pas qu'en mainte circonstance, il ne se conduisit en bon prince; mais on était disposé à sentir le mal plus que le bien. (2) Il était gouverné par trois hommes qui logeaient dans l'intérieur de son palais et ne le quittaient point. On les appelait ses pédagogues. (3) C'étaient T. Vinius, son légat en Espagne, homme d'une cupidité effrénée; Cornelius Laco, qui de simple assesseur était devenu préfet du prétoire, et dont l'arrogance et la sottise étaient insupportables; enfin l'affranchi Icelus, déjà décoré de l'anneau d'or et du surnom de Marcianus, et qui prétendait au suprême degré de l'ordre des chevaliers. (4) Ces trois hommes, dominés par des vices différents, gouvernaient si despotiquement le vieil empereur, qu'il ne s'appartenait plus, tantôt trop dur et trop avare pour un souverain élu, tantôt trop faible et trop insouciant pour un souverain de son âge. (5) Sur le plus léger soupçon, et sans les entendre, il condamna quelques citoyens marquants des deux ordres. (6) Il conféra rarement le droit de cité, et n'accorda qu'à une ou deux personnes le privilège des trois enfants, encore ne fut-ce que pour un temps limité. (7) Les juges le priaient de leur adjoindre une sixième décurie. Non seulement il s'y refusa, mais il leur enleva même la faveur que leur avait concédée Claude, de ne pouvoir être convoqués en hiver ni au commencement de l'année. [7,15] XV. Il révoque toutes les libéralités de Néron. Ses affranchis disposent de tout (1) On croyait qu'il fixerait à deux ans la durée des emplois des sénateurs et des chevaliers, et qu'il ne les donnerait qu'à ceux qui ne les désireraient pas ou qui les refuseraient. (2) Il institua une commission de cinquante chevaliers pour révoquer et reprendre toutes les libéralités de Néron. On n'accordait pas plus du dixième aux donataires. Si des histrions ou des lutteurs avaient vendu tout ce qu'on leur avait donné autrefois, sans en pouvoir rendre la valeur, on reprenait l'objet aux acheteurs. (3) Au contraire les compagnons et les affranchis de Galba avaient le droit de tout vendre à prix d'argent ou de prodiguer par faveur, revenus publics, privilèges, punitions des innocents, impunité des coupables. (4) Il refusa au peuple romain de livrer au supplice Tigellin et Halotus, les plus pernicieux de tous les agents de Néron. Il donna même à Halotus un emploi considérable, et, dans un ordre du jour, il reprocha au peuple sa cruauté envers Tigellin. [7,16] XVI. Il s'aliène tous les esprits. L'armée de la Haute-Germanie donne le signal de la révolte (1) Cette conduite blessa presque tous les ordres de l'empire, et le rendit odieux surtout aux soldats. (2) Avant son arrivée, les chefs, en jurant de lui obéir, avaient promis une gratification plus forte qu'à l'ordinaire. Galba ne ratifia point cette promesse, et dit tout haut plusieurs fois qu'il avait coutume de lever les soldats et non de les acheter. Ce propos aigrit toutes les troupes, en quelque lieu qu'elles fussent cantonnées. (3) L'indignation et la crainte aliénèrent également les prétoriens, qui furent pour la plupart éloignés comme suspects et comme amis de Nymphidius. (4) Les légions de la Haute-Germanie étaient celles qui murmuraient le plus: elles se voyaient privées des récompenses qu'elles attendaient de leurs services contre les Gaulois et contre Vindex. (5) Elles osèrent donc les premières rompre tout lien d'obéissance, et, aux calendes de janvier, elles ne voulurent prêter serment qu'au sénat. En même temps, elles arrêtèrent qu'on dépêcherait aux prétoriens pour leur dire qu'elles étaient mécontentes de l'empereur élu en Espagne, et les charger d'en choisir un qui eût le suffrage de toutes les armées. [7,17] XVII. Il adopte Pison. Conspiration d'Othon (1) Instruit de ces démarches, Galba crut qu'on le méprisait moins à cause de son âge que parce qu'il n'avait pas d'enfants. Il prit aussitôt dans la foule de ceux qui venaient lui rendre leurs devoirs, Pison Frugi Licinianus, jeune homme distingué par son mérite et par sa naissance, que depuis longtemps il estimait beaucoup, et que, dans son testament, il avait toujours porté comme héritier de ses biens et de son nom; il l'appela son fils, le conduisit au camp, et l'adopta devant l'armée sans faire aucune mention de gratification pour elle. (2) Cette avarice aida Marcus Salvius Othon à exécuter ses desseins le sixième jour qui suivit cette adoption. [7,18] XVIII. Des présages lui annoncent sa fin (1) Des prodiges frappants et réitérés avaient annoncé à Galba, dès le commencement de son règne, la fin tragique qui l'attendait. (2) Tandis que sur sa route on immolait de ville en ville des victimes de tous côtés, un taureau frappé d'un coup de hache rompit ses liens, se précipita sur son char, et, se dressant sur ses pieds, le couvrit de sang. Au moment où Galba en descendait, un garde, pressé par la foule, faillit le blesser de sa lance. (3) À son entrée dans Rome et dans le palais, la terre trembla, et fit entendre une espèce de mugissement. (4) Ensuite vinrent des présages encore plus manifestes. (5) Il avait choisi dans son trésor un collier garni de perles et de pierres précieuses pour en décorer sa statuette de la Fortune à Tusculum. Mais, pensant que ce collier était digne d'un lieu plus auguste, il le dédia à la Vénus du Capitole. La nuit suivante, il rêva que la Fortune se plaignait d'avoir été frustrée de l'offrande qu'il lui destinait, et le menaçait de lui retirer aussi ses dons. (6) Effrayé de ce songe, il envoya, dès le point du jour, préparer un sacrifice, et courut lui-même à Tusculum. Mais il n'y trouva qu'un feu éteint sur l'autel, et à côté, un vieillard en habit de deuil, portant de l'encens dans un bassin de cristal, et du vin dans une coupe de terre. (7) On remarqua aussi, aux calendes de janvier, que la couronne tomba de sa tête pendant qu'il faisait un sacrifice, et que les poulets s'envolèrent quand il prit les auspices. Le jour de l'adoption de Pison, lorsqu'il allait haranguer les soldats, on avait oublié de mettre, selon l'usage, le siège militaire devant son tribunal, et, dans le sénat, sa chaise curule se trouva placée de travers. [7,19] XIX. Sa mort (1) Le jour où il fut assassiné, un haruspice l'avertit plusieurs fois le matin, pendant qu'il sacrifiait, de prendre garde à lui, et lui dit que les meurtriers n'étaient pas loin. (2) Un moment après, il apprit qu'Othon était maître du camp. On lui conseilla de s'y rendre au plus tôt pour raffermir tout par son pouvoir et par sa présence. Mais il se borna à rester dans son palais et à se fortifier en faisant venir les légions qui étaient campées à différentes distances. (3) Il revêtit pourtant sa cuirasse de lin, quoique il ne se dissimulât pas qu'elle serait d'un faible secours contre tant de poignards. (4) Les conjurés, pour le tirer de son palais et le faire paraître en public, avaient à dessein répandu de faux bruits. Quelques-uns assuraient çà et là que l'affaire était terminée et la révolte vaincue; que la foule accourait pour le féliciter et l'assurer de son obéissance. il sortit au-devant d'elle avec tant de confiance, qu'il demanda à un soldat qui se vantait d'avoir tué Othon: "Par quel ordre?" Puis il s'avança sur le Forum. (5) Les cavaliers qui avaient ordre de le tuer, poussèrent leurs chevaux en écartant la foule des campagnards. Dès qu'ils l'eurent aperçu de loin, ils s'arrêtèrent un moment; ensuite ils reprirent leur course, et, le voyant abandonné des siens, ils le massacrèrent. [7,20] XX. Son cadavre est laissé dans le Forum. On lui coupe la tête. Sa sépulture (1) Quelques historiens rapportent que, dans le premier moment, il s'écria: "Que faites-vous, camarades? Je suis à vous comme vous êtes à moi," et qu'il leur promit une gratification. (2) Plusieurs prétendent qu'il leur tendit lui-même la gorge, en leur disant de frapper puisqu'ils le trouvaient bon. (3) Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'aucun des assistants n'essaya de le secourir, et que de toutes les troupes qui furent mandées, nulle ne tint compte de son ordre, excepté un corps de cavalerie d'une légion de Germanie (4) qui vola à son aide en reconnaissance d'un bienfait récent. Galba avait fait prendre soin de ces cavaliers dans un moment où ils étaient souffrants et épuisés. Mais, ne connaissant pas les chemins, ils s'égarèrent et arrivèrent trop tard. (5) Galba fut égorgé près du lac Curtius. On le laissa sur place tel qu'il se trouvait. Enfin un soldat qui avait été chercher sa ration de grains, l'aperçut, jeta sa charge et lui coupa la tête. Ne pouvant la prendre par les cheveux, parce qu'elle était chauve, il la mit dans sa robe; puis, lui passant le pouce dans la bouche, il la porta à Othon. (6) Celui-ci l'abandonna aux vivandiers et aux valets de l'armée, qui la plantèrent au bout d'une pique, et la promenèrent autour du camp avec de grandes risées, criant de temps en temps: "Eh bien, Galba, jouis donc de ta jeunesse." Ce qui les poussait à cette brutale plaisanterie; c'est qu'on avait répandu peu de jours auparavant, que, quelqu'un lui faisant compliment sur sa force et sa verdeur, il avait répondu: "Mon intrépidité n'a pas encor faibli." (7) Un affranchi de Patrobius le Néronien acheta sa tête cent deniers d'or, et la jeta dans le même lieu où, par ordre de Galba, son maître avait été livré au supplice. (8) Ce fut beaucoup plus tard que son intendant Argivus put la réunir à son corps pour l'ensevelir dans ses jardins de la voie Aurélienne. [7,21] XXI. Son portrait (1) Galba était de taille moyenne. Il avait la tête chauve, les yeux bleus, le nez aquilin, les pieds et les mains tellement contrefaits par la goutte, qu'il ne pouvait ni supporter une chaussure, ni déplier un billet, ni même le tenir. (2) Il portait au flanc droit une excroissance de chair si proéminente, qu'on pouvait à peine la contenir par un bandage. [7,22] XXII. Ses vices (1) On dit qu'il était fort gourmand, et qu'en hiver il mangeait même avant le jour. Sa table était si abondante, que la desserte était portée de main en main autour de la salle et distribuée aux officiers de service. (2) Sa passion pour les hommes s'adressait exclusivement à l'âge mûr et à la vieillesse. On prétend que lorsqu'en Espagne Icelus, l'un de ses anciens mignons, vint lui annoncer la mort de Néron, non seulement il le serra dans ses bras devant tout le monde, mais il le pria de se faire épiler sur-le-champ et le conduisit à l'écart. [7,23] XXIII. Le sénat lui décrète une statue; décret révoqué par Vespasien Il périt dans la soixante-treizième année de son âge, le septième mois de son règne. Le sénat lui avait décerné, dès qu'il l'avait pu, une statue qui devait être élevée sur une colonne rostrale dans l'endroit du Forum où il fut égorgé. Mais Vespasien cassa le décret, croyant que Galba avait envoyé d'Espagne en Judée des assassins pour se défaire de lui. [8,1] Vie de Othon [8,1] I. Les ancêtres d'Othon (1) La famille d'Othon, originaire de Férentium, était ancienne et l'une des premières de l'Étrurie. (2) Son aïeul, M. Salvius Othon, fils d'un chevalier romain et d'une femme de condition obscure, ou peut-être servile, fut fait sénateur par le crédit de Livie chez laquelle il avait été élevé, et ne dépassa point la préture. (3) Son père, Lucius Othon, qui joignait à son illustration du côté maternel de grandes et nombreuses alliances, fut tellement chéri de Tibère, et lui ressemblait à un tel point, que l'on crut assez généralement qu'il en était le fils. (4) Il exerça avec beaucoup de sévérité les magistratures de la ville, le proconsulat d'Afrique et plusieurs commandements extraordinaires. (5) En Illyrie, il osa même punir de mort des soldats qui, après avoir trempé dans la révolte de Camille contre Claude, s'en étaient repentis, et avaient égorgé leurs chefs comme auteurs de la défection. Othon les fit exécuter devant son pavillon et en sa présence, quoiqu'il sût que, pour ce même fait, Claude les avait promus à des grades supérieurs. (6) Si cet acte de fermeté accrut sa réputation, il diminua son crédit. Mais il le recouvra bientôt en apprenant à Claude qu'un chevalier romain voulait l'assassiner, et que ses esclaves l'avaient dénoncé à Othon. (7) Le sénat lui décerna une distinction très rare en ordonnant que sa statue fût dressée sur le mont Palatin. Claude le reçut au nombre des patriciens, et fit de lui le plus magnifique éloge. Il ajouta même: "Tel est le mérite de cet homme, que je ne voudrais pas que mes enfants fussent meilleurs." (8) L. Othon eut de son épouse Albia Terentia, femme de noble maison, deux fils, Lucius Titianus et Marcus, qui porta le même surnom que son aîné. Il eut aussi une fille qu'il promit en mariage à Drusus, fils de Germamicus, avant qu'elle fût nubile. [8,2] II. Sa naissance. Sa jeunesse déréglée (1) L'empereur Othon naquit le vingt-huit avril sous le consulat de Camillus Arruntius et de Domitius Ahenobarbus. (2) Il fut, dès son adolescence, si dissipateur et si déréglé, que, pour le corriger, son père eut souvent recours au fouet. On dit qu'il courait pendant les nuits, se jetant sur les gens faibles ou pris de vin, et les faisant sauter en l'air sur une casaque. (3) Après la mort de son père, il voulut gagner les bonnes grâces d'une affranchie qui avait du crédit à la cour; et, pour y parvenir plus sûrement, il feignit de l'aimer quoiqu'elle fût vieille et presque décrépite. Elle le fit connaître à Néron, qui l'admit bientôt au rang de ses meilleurs amis, à cause de la conformité de leurs mœurs, et, suivant quelques historiens, à cause de leur prostitution mutuelle. (4) Il devint si puissant, qu'un jour s'étant fait promettre une somme considérable par un consulaire qui avait été condamné par concussion, il ne craignit pas de l'introduire au sénat, afin qu'il fît ses remerciements, quoiqu'il n'eût pas entièrement obtenu que la sentence fût rapportée. [8,3] III. Ses basses complaisances pour Néron. Il tombe dans la disgrâce de cet empereur (1) Confident de tous les desseins et de tous les secrets de Néron, le jour même que cet empereur avait choisi pour assassiner sa mère, il leur servit à tous deux un souper très délicat pour écarter tout soupçon. Il contracta un mariage simulé avec Poppaea Sabina, maîtresse de Néron, qui l'avait enlevée à son mari, et la lui avait provisoirement confiée. Othon ne se contenta pas de la séduire, il l'aima au point de ne pas même souffrir Néron pour rival. (2) On croit du moins que, non seulement il ne reçut pas ceux que ce prince envoyait pour la reprendre, mais qu'un jour il laissa devant sa porte l'empereur lui-même, joignant en vain les menaces aux prières, et réclamant son dépôt. (3) Aussi le divorce fut-il prononcé, et Othon relégué comme gouverneur en Lusitanie. (4) Néron n'alla pas plus loin, de peur qu'un châtiment rigoureux ne révélât toute cette comédie. Toutefois le quatrain suivant la fit assez connaître : Si vous me demandez pour quel secret mystère Dans la Lusitanie Othon nommé questeur Cache un exil réel sous un titre imposteur C'est que de son épouse il était l'adultère. (5) Pendant dix ans, il administra sa province en qualité de questeur, avec une modération et un désintéressement remarquables. [8,4] IV. Il prend part à la révolte de Galba, dans l'espoir de devenir lui-même empereur (1) Lorsque enfin se présenta l'occasion de la vengeance, Othon s'associa le premier aux efforts de Galba, et dès ce moment, il conçut l'espoir de régner, d'abord à cause de l'état présent des affaires, et surtout à cause des assurances de l'astrologue Seleucus. (2) Cet homme, qui lui avait prédit qu'il survivrait à Néron, vint alors le trouver à l'improviste, et lui promit qu'il parviendrait bientôt à l'empire. (3) Aussi n'épargna-t-il aucun genre de séductions ni de caresses envers chacun. Toutes les fois qu'il recevait le prince à souper, il distribuait un denier d'or par tête à la cohorte de garde, et il employait d'ailleurs mille moyens pour gagner l'affection des soldats. Quelqu'un l'ayant choisi pour arbitre dans une querelle de limites, Othon acheta le terrain tout entier, et l'affranchit du procès. En un mot, il n'y avait presque personne qui ne comprît et ne dît hautement que seul il était digne de succéder à l'empire. [8,5] V. Il médite de détrôner Galba (1) Il avait conçu l'espérance d'être adopté par Galba, et s'attendait chaque jour à la voir réaliser. (2) Mais, frustré de cette attente par la préférence accordée à Pison, il eut recours à la violence. Outre le dépit qu'il en ressentait, l'énormité de ses dettes le poussait à cette extrémité. (3) Il ne dissimulait pas que, s'il n'était empereur, il ne pourrait se soutenir, et que peu lui importait de succomber sous le fer de ses ennemis dans le combat, ou sous les poursuites de ses créanciers dans le Forum. (4) Il avait extorqué, peu de jours auparavant, un million de sesterces, à un esclave de Galba, pour lui faire obtenir une place d'intendant. Ce fut là le fond d'une si grande expédition. (5) D'abord il en confia l'exécution à cinq satellites, puis à dix autres, chacun des premiers en ayant amené deux. Il leur donna dix mille sesterces par tête, et leur en promit cinquante mille. (6) Ces soldats gagnèrent d'autres conjurés en assez petit nombre ; mais on ne doutait pas qu'au moment de l'action il ne s'en présentât une quantité plus considérable. [8,6] VI. Proclamé empereur, il envoie tuer Galba (1) Sa première idée était de s'emparer du camp aussitôt après l'adoption, et d'attaquer Galba dans son palais pendant qu'il serait à table. Mais il y renonça par égard pour la cohorte qui était de garde en ce moment, ne voulant pas la rendre trop odieuse. C'était la même qui avait laissé égorger Caligula et qui avait abandonné Néron. (2) Des superstitions et les avis de Seleucus le retinrent pendant quelque temps, (3) jusqu'à ce qu'enfin, ayant fixé le jour, il convoqua ses complices au Forum, près du temple de Saturne, autour du milliaire d'or. Le matin, il alla saluer Galba qui l'embrassa, selon sa coutume. Il assista aussi au sacrifice qu'offrait l'empereur, et entendit les prédictions de l'aruspice. (4) Ensuite un affranchi vint lui annoncer que les architectes étaient là: c'était le signal convenu. Othon s'éloigna comme pour aller voir une maison à vendre, et se déroba par une porte secrète du palais pour aller au rendez-vous. (5) D'autres disent qu'il feignit d'avoir la fièvre, et qu'il chargea ceux qui l'entouraient d'excuser ainsi son absence, si l'on s'en informait. (6) Caché dans une litière de femme, il prit le chemin du camp; mais les forces venant à manquer à ses porteurs, il descendit et courut à pied. Sa chaussure s'étant défaite, il fut obligé de s'arrêter. Aussitôt des soldats le prirent sur leurs épaules et le proclamèrent empereur. Il arriva ainsi jusqu'à la place d'armes au milieu des acclamations et environné d'épées nues. Tous ceux qu'il rencontrait se déclaraient pour lui, comme s'il eussent été initiés au complot. (7) Là il envoya des cavaliers pour égorger Galba et Pison; et, afin de se concilier davantage les esprits des soldats par des promesses, il leur déclara hautement qu'il ne voulait garder pour lui que ce qu'ils lui laisseraient. [8,7] VII. Il explique sa conduite au sénat. Il rend des honneurs à la mémoire de Néron (1) Le jour baissait lorsqu'il entra dans le sénat. Il dit en peu de mots qu'on l'avait arraché de la foule et contraint d'accepter l'empire; qu'il le gouvernerait selon la volonté générale. De là il se rendit au Palatium. (2) Parmi les félicitations et les flatteries de la populace, il s'entendit appeler Néron, et ne fit rien pour s'y opposer. Suivant même quelques historiens, dans les premiers actes et dans ses lettres aux gouverneurs des provinces, il ajouta ce nom au sien. (3) Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il laissa relever les statues de Néron, qu'il rétablit dans leurs charges les gens d'affaires et les affranchis de cet empereur. Le premier usage qu'il fit de sa puissance fut de décréter l'emploi de cinquante millions de sesterces pour achever la Maison dorée. (4) On prétend que, dans cette même nuit, un songe effrayant lui arracha des gémissements lamentables, et que ceux qui accoururent le trouvèrent étendu devant son lit. Il avait cru voir Galba le détrôner et le chasser du palais. Il recourut à toutes sortes d'expiations pour essayer d'apaiser ses mânes. Le lendemain, tandis qu'il prenait les auspices, une tempête violente s'éleva. Othon fit une chute grave et murmura de temps en temps ces mots: "Qu'avais-je tant besoin d'user de longues flûtes?" [8,8] VIII. Il cherche à traiter avec Vitellius, proclamé empereur à son tour par les armées. Il entre en campagne sous de sinistres auspices (1) Vers le même temps, l'armée de Germanie prêta serment à Vitellius. (2) À cette nouvelle, Othon conseilla au sénat de députer vers ce général pour lui apprendre qu'on avait déjà élu un empereur, et pour l'engager au repos et à la concorde. De son côté, par ses affidés et par ses lettres, il offrit à Vitellius de l'associer à l'empire, et de devenir son gendre. (3) Mais la guerre n'était plus douteuse. Déjà s'approchaient les chefs que Vitellius avait envoyés en avant, lorsque Othon reçut de la part des prétoriens une preuve de leur zèle et de leur attachement qui faillit causer le massacre du premier ordre de l'empire. (4) Il avait ordonné aux marins de transporter les armes sur les vaisseaux. Comme ce transport eut lieu dans le camp à l'entrée de la nuit, quelques gens crurent à une trahison et excitèrent du désordre. Tout à coup les soldats, sans chef déterminé, courent au palais, demandent avec instance la mort des sénateurs, repoussent les tribuns qui veulent les contenir, en tuent quelques-uns, et, couverts de sang, réclamant à grands cris l'empereur, ils font irruption dans sa salle à manger, et ne s'apaisent qu'après l'avoir vu. (5) Othon se prépara à la guerre avec vigueur, et même avec précipitation, non seulement sans aucun scrupule religieux, mais encore sans remettre les anciles qu'on avait déplacés; oubli qui de tout temps était regardé comme de mauvais augure. Le même jour, les prêtres de la mère des dieux commençaient leurs chants plaintifs et lugubres. Il brava les plus funestes auspices. (6) Une victime offerte à Pluton présenta des signes favorables, tandis que, dans ce genre de sacrifice, il en faut de contraires. Le débordement du Tibre retarda sa marche, dès le premier jour, et, au vingtième milliaire, il trouva la route encombrée par les débris de quelques édifices. [8,9] IX. Il remporte quelques avantages, et est enfin vaincu (1) Quoique personne ne doutât qu'il valait mieux temporiser avec un ennemi pressé par la faim et engagé dans des défilés, Othon ne mit pas moins de témérité à précipiter le moment du combat, soit qu'il ne pût supporter une plus longue incertitude, et qu'il espérât vaincre plus aisément avant l'arrivée de Vitellius, soit qu'il ne pût résister à l'ardeur de ses troupes qui demandaient le combat. (2) Il n'assista en personne à aucune action et demeura à Brixellum (3) pendant qu'on remportait trois avantages assez médiocres, l'un au pied des Alpes. l'autre aux environs de Plaisance, et le troisième dans le lieu appelé "vers le temple de Castor". Mais à Bédriac, où fut livrée la dernière et la plus importante des batailles, il fut vaincu par ruse. On lui avait proposé une entrevue, et l'on avait fait sortir les troupes, comme pour assister aux négociations. Tout à coup, et dès le premier salut, elles furent forcées de se défendre. (4) Dès ce moment, Othon résolut de mourir, par un sentiment d'honneur, comme beaucoup de personnes l'ont pensé, et avec raison, pour ne point paraître s'obstiner à garder la couronne en exposant à un si grand danger les légions et l'empire, plutôt que par désespoir, ou comme s'il se fût méfié du dévouement de son armée. Car il avait encore toutes les troupes dont il s'était entouré lorsqu'il comptait sur des succès, et il lui en arrivait de Dalmatie, de Pannonie et de Mésie. Enfin les vaincus eux-mêmes étaient si peu abattus, que, pour venger leur honte, il eussent volontiers affronté tous les périls, sans autre appui qu'eux-mêmes. [8,10] X. Son horreur pour la guerre civile; il se prépare à la mort (1) Mon père, Suetonius Laetus, servait alors dans la treizième légion en qualité de tribun angusticlave. (2) Il racontait souvent qu'Othon, n'étant que simple particulier, avait une telle aversion pour la guerre civile, qu'un jour, à table, on le vit frémir parce qu'on avait rappelé la fin de Brutus et de Cassius. Il ajoutait qu'il n'aurait point marché contre Galba, s'il n'eut été convaincu que tout se passerait sans qu'on livrât bataille; que ce qui lui avait donné le plus de dégoût de la vie, c'était l'exemple d'un simple soldat qui était venu annoncer la défaite de l'armée, et qui, loin d'inspirer la moindre confiance, se voyant soupçonné tour à tour de mensonge et de lâcheté, comme s'il s'était enfui du combat, s'était percé de son glaive aux pieds de l'empereur; (3) qu'à cet aspect, Othon s'était écrié que désormais il n'exposerait plus la vie de gens si braves et qui lui avaient rendu tant de services, (4) Il exhorta donc son frère, le fils de son frère et chacun de ses amis à prendre le parti qui leur semblerait le plus convenable, les serra contre son cœur, les embrassa et les renvoya tous. Puis, se retirant à l'écart, il écrivit deux lettres, l'une à sa sœur pour la consoler, l'autre à Messaline, la veuve de Néron, qu'il avait voulu épouser. Il lui recommanda le soin de ses funérailles et de sa mémoire. (5) Ensuite il brûla tout ce qu'il avait de lettres, afin qu'elles ne missent personne en péril ou en discrédit auprès du vainqueur, et distribua à ses domestiques l'argent comptant qu'il avait à sa disposition. [8,11] XI. Il se tue (1) Il était tout entier aux préparatifs de sa mort, lorsqu'il entendit quelque tumulte, et s'aperçut qu'on arrêtait comme déserteurs ceux qui commençaient à s'éloigner du camp. "Ajoutons encore, dit-il, cette nuit à ma vie." Ce furent ses propres paroles. Il défendit qu'on fit aucune violence à personne. Son appartement resta ouvert jusqu'au soir, et il reçut tous ceux qui voulurent le visiter. (3) Ensuite il but de l'eau fraîche pour étancher sa soif, saisit deux poignards dont il essaya la pointe, en mit un sous son chevet, et dormit d'un profond sommeil, les portes ouvertes. (3) Il s'éveilla au point du jour, et se perça d'un seul coup au-dessous du téton gauche. On accourut à son premier cri. Il expira cachant tour à tour et découvrant sa plaie. Ses funérailles eurent lieu sur-le-champ, comme il l'avait ordonné. il était dans la trente-huitième année de son âge, et dans le quatre vingt-quinzième jour de son règne. [8,12] XII. Son portrait. Ses habitudes. Ses soldats lui donnent, à sa mort, de grands témoignages d'attachement et de fidélité (1) L'extérieur d'Othon ne répondait point à tant de courage. (2) Car il avait, dit-on, la taille courte, les jambes torses et les pieds contrefaits. Il était aussi recherché qu'une femme dans sa toilette. Il s'arrachait le poil, et, comme il avait peu de cheveux, il portait une coiffure artificielle si bien faite, que personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours, et se frottait le visage avec du pain détrempé, habitude qu'il avait contractée à la fleur de son âge, afin de ne point avoir de barbe. Souvent on le vit en habit de lin, comme les prêtres, célébrer publiquement les fêtes d'Isis. (3) Tout cela concourut peut-être à rendre sa mort d'autant plus surprenante, qu'elle ne ressemblait en rien à sa vie. (4) Beaucoup de soldats présents lui baisèrent les pieds et les mains en versant un torrent de larmes, l'appelant à haute voix le plus brave des hommes, l'empereur unique, et se tuèrent à quelques pas de son bûcher. Un grand nombre de ceux qui étaient absents, saisis de douleur en apprenant cette nouvelle, se précipitèrent les uns sur les autres pour s'entr'égorger avec leurs armes. (5) Enfin une foule de gens qui, pendant sa vie, lui avaient voué une haine implacable, le comblèrent d'éloges après sa mort. Le bruit se répandit même que, s'il avait fait périr Galba, c'était, moins pour régner que pour rétablir la république et la liberté. [9,0] Vie de Vitellius [9,1] I. Diversité des opinions sur l'origine des Vitellii (1) Les historiens sont dans un complet désaccord sur l'origine des Vitellius. Selon les uns, elle est noble et ancienne; selon les autres, elle est récente, obscure, et même abjecte. Peut-être aurais-je attribué à l'adulation ou à l'envie cette diversité d'opinions, si elle n'avait pas existé un peu avant l'élévation de Vitellius au trône. (2) Il existe un ouvrage de Q. Elogius adressé à Q. Vitellius, questeur d'Auguste, où il est dit que les Vitellius remontent à Faunus, roi des Aborigènes, et à Vitellia, révérée en beaucoup de lieux comme une divinité; qu'ils régnaient sur tout le Latium; que leurs descendants passèrent du pays des Sabins à Rome, et furent mis au nombre des patriciens; (3) que des monuments de leur ancienneté ont subsisté longtemps, tels que la voie Vitellia qui va du Janicule à la mer, et une colonie du même nom que leur maison se chargea de défendre seule contre les Èques; qu'enfin, dans le temps de la guerre des Samnites, une garnison ayant été envoyée en Apulie, quelques-uns des Vitellius s'établirent à Nuceria, et que leur postérité, revenue à Rome longtemps après, avait repris sa place au sénat. [9,2] II. Les ancêtres de l'empereur. Son père se fait remarquer, par ses lâches flatteries, à la cour de Claude (1) D'un autre côté, plusieurs historiens prétendent que les Vitellii descendent d'un affranchi. Cassius Severus, et d'autres encore ajoutent que cet affranchi était un savetier, dont le fils, après s'être enrichi aux enchères et par ses délations, épousa une femme de mauvaise vie, fille d'un certain Antiochus, loueur de fours, et que de ce couple naquit un chevalier romain. (2) Nous abandonnons aux lecteurs ces assertions si diverses. Ce qu'il y a de certain, c'est que Vitellius de Nuceria, soit qu'il descendît de cette race antique, soit qu'il eût à rougir de ses parents et de ses aïeux, fut chevalier romain et administrateur des biens d'Auguste. Il laissa quatre fils du même nom, et distingués seulement par leur prénom, Aulus, Quintus, Publius et Lucius, qui tous s'élevèrent à de grandes dignités. (3) Aulus mourut étant consul avec Domitius, père de l'empereur Néron. Magnifique en tout, il était décrié pour la somptuosité de ses repas. (4) Quintus perdit son rang, lorsque, sur la proposition de Tibère, on écarta les sénateurs d'une capacité douteuse. (5) Publius compagnon ,d'armes de Germanicus, accusa et fit condamner Cn. Pison, ennemi et meurtrier de ce jeune prince. Après sa préture, il fut arrêté, comme complice de Séjan, et son frère fut chargé de sa garde. Mais il s'ouvrit les veines avec un couteau de libraire. Toutefois, cédant aux instances de sa famille plutôt qu'à la crainte de la mort, il laissa fermer et guérir ses plaies, et mourut de maladie dans sa prison. (6) Lucius, après son consulat, nommé gouverneur de la Syrie, engagea à force d'adresse Artaban, roi des Parthes, à venir conférer avec lui, et à rendre hommage aux aigles romaines. (7) Il fut ensuite deux fois consul ordinaire et censeur avec Claude; (8) il soutint même le fardeau de l'empire en son absence pendant l'expédition de Bretagne. C'était un homme actif, et auquel on ne pouvait reprocher aucun crime; mais il se déshonora par sa passion pour une affranchie dont il avalait tous les jours en public la salive mêlée avec du miel, comme un remède pour la gorge et les bronches. (9) Il avait d'ailleurs un talent merveilleux pour la flatterie. C'est lui qui le premier imagina d'adorer Caligula comme un dieu. À son retour en Syrie, il n'osa l'aborder que la tête voilée, en se tournant, se retournant et se prosternant. (10) Pour n'omettre aucun moyen de faire sa cour à Claude, qui était entièrement livré à ses femmes et à ses affranchis, il demanda à Messaline, comme une grâce insigne, la permission de la déchausser. Après lui avoir ôté le brodequin droit, il le porta constamment entre sa toge et sa tunique, et le baisait de temps en temps. (11) Il vénérait aussi parmi les dieux Lares les statues d'or de Narcisse et de Pallas. (12) On cite de lui un mot flatteur adressé à l'empereur Claude, pendant qu'il donnait les jeux séculaires: "Puissiez-vous les célébrer souvent!". [9,3] III. Naissance de Vitellius. Sa jeunesse. Ses sales complaisances pour Tibère (1) Il mourut de paralysie le lendemain du jour où il en fut attaqué. Il laissa deux fils qu'il avait eus de Sextilia, femme d'un grand mérite et d'une naissance distinguée. Il les vit tous deux consuls dans la même année, le cadet ayant, pour six mois, succédé à l'aîné. (2) Le sénat honora de funérailles publiques Lucius Vitellius, et lui érigea une statue devant la tribune aux harangues, avec cette inscription: "Modèle d'une piété invariable envers César." (3) Aulus Vitellius, fils de Lucius, et qui fut empereur, naquit le huitième jour avant les calendes d'octobre, ou, selon d'autres, le septième jour avant les ides de septembre, sous le consulat de Drusus César et de Norbanus Flaccus. (4) Ses parents furent si effrayés de son horoscope, que son père fit tous ses efforts pour que, de son vivant, il n'eût aucun gouvernement, et que sa mère, lorsqu'il fut envoyé vers les légions et appelé empereur, le pleura comme si elle l'eût perdu. (5) Vitellius passa son enfance et sa première jeunesse à Caprée, au milieu des prostituées de Tibère, et subit toujours l'infamie du surnom de "Spintria". On crut même qu'il fallait chercher dans ses lâches complaisances la cause de la fortune de son père. [9,4] IV. Il devient le favori de Caligula et de Néron Les années suivantes, il se souilla aussi de toutes sortes d'opprobres. Mais il sut tenir le premier rang à la cour de Caligula, en s'appliquant à conduire les chars, et à celle de Claude, en s'adonnant au jeu de dés. Néanmoins il fut un peu plus agréable encore à Néron par les mêmes moyens, et par un service particulier qu'il lui rendit. Un jour qu'il présidait aux jeux néroniens, voyant que l'empereur, jaloux d'entrer en lice avec les joueurs de luth, sans oser pourtant céder aux instances du peuple, allait sortir du théâtre, il l'arrêta comme chargé de lui porter le voeu public, et parvint à le retenir. [9,5] V. Ses dignités. Sa conduite (1) La faveur de ces trois princes l'éleva non seulement aux honneurs, mais encore aux premières dignités du sacerdoce. Dans son proconsulat d'Afrique et son intendance des travaux publics, sa réputation fut aussi diverse que sa conduite dans ces deux charges. (2) Il fit preuve d'un désintéressement parfait dans son gouvernement qui dura deux années, en restant légat de son frère quand celui-ci vint le remplacer. Mais, dans son administration urbaine, il passa pour avoir dérobé les offrandes et les ornements des temples, et substitué le cuivre et l'étain à l'or et à l'argent. [9,6] VI. Ses femmes et ses enfants (1) Il épousa Petronia, la fille d'un consulaire, et en eut un fils nommé Petronianus, qui était borgne. (2) Sa mère l'ayant institué héritier à condition qu'il cesserait d'être sous la puissance paternelle, Vitellius l'émancipa. Mais on croit qu'il le fit périr peu de temps après, en l'accusant de parricide, et qu'il prétendit que, pressé par le remords, son fils avait avalé le poison qu'il destinait à son père. (3) Il épousa ensuite Galeria Fundana, fille d'un préteur. Il en eut aussi des enfants de l'un et de l'autre sexe. Mais le garçon bégayait à un tel point qu'il en était presque muet. [9,7] VII. Il reçoit de Galba le commandement d'une armée. Ses créanciers veulent le retenir à Rome. Il est accueilli avec joie par les soldats (1) Galba l'envoya commander dans la Basse-Germanie, au grand étonnement de tout le monde. (2) Il fut, dit-on, redevable de cet honneur au suffrage de T. Vinius, alors tout-puissant et auquel il plaisait depuis longtemps à cause de leur prédilection commune pour la faction des bleus. Mais si l'on considère que Galba disait ouvertement que personne n'était moins à craindre que ceux qui ne songeaient qu'à manger, et que les appétits effrénés de Vitellius pouvaient engloutir les richesses de la province, on verra clairement dans ce choix plus de mépris que de faveur. (3) On sait qu'il n'avait pas l'argent nécessaire à ce voyage. Ses affaires étaient tellement délabrées que sa femme et ses enfants qu'il laissait à Rome, se cachèrent dans un galetas afin qu'il pût louer sa maison pour le reste de l'année. Il détacha même de l'oreille de sa mère une grosse perle, et la mit en gage pour subvenir aux frais de route. (4) La foule de ses créanciers l'attendait et voulait l'arrêter, entre autres les habitants de Sinuesse et de Formies, dont il avait détourné les tributs. Il ne parvint à leur échapper qu'en les menaçant d'accusations calomnieuses dont il avait déjà donné l'exemple. Un affranchi lui ayant énergiquement demandé ce qu'il lui devait, Vitellius lui intenta un procès d'injures, sous prétexte qu'il en avait reçu un coup de pied, et ne s'en départit qu'après lui avoir extorqué cinquante mille sesterces. (5) À son arrivée, les légions mal disposées envers le prince et prêtes à une révolution, reçurent avec joie et les mains levées vers le ciel, comme un présent des dieux, le fils d'un homme qui avait été trois fois consul, encore dans la force de l'âge et d'un caractère facile et dissipateur. (6) Il venait de justifier par des preuves récentes cette ancienne opinion qu'on avait de lui, en embrassant sur toute la route les simples soldats qu'il rencontrait, en prodiguant ses caresses dans les écuries et dans les auberges aux muletiers et aux voyageurs, en demandant à chacun s'il avait déjeuné, et en rotant devant eux pour leur prouver qu'il avait déjà pris ce soin. [9,8] VIII. Son indulgence excessive pour eux. Ils le proclament empereur (1) Une fois entré dans le camp, il ne refusa rien à personne. De lui-même il fit grâce de la flétrissure aux gens notés d'infamie, de l'appareil du deuil aux accusés, et du supplice aux condamnés. (2) Aussi un mois s'était à peine écoulé que, sans avoir égard ni au jour ni à l'heure, ses soldats l'enlevèrent subitement un soir de sa chambre à coucher, dans le costume familier où il se trouvait, et le saluèrent empereur. On le promena à travers les quartiers les plus populeux, tenant à la main l'épée de Jules César, qu'on avait tirée du temple de Mars, et qu'un soldat lui avait présentée pendant les premières félicitations. (3) Quand il revint au praetorium, il y avait dans sa salle à manger un feu de cheminée. Tous ses soldats étaient consternés et regardaient l'accident comme un mauvais présage: "Rassurez-vous, leur dit-il, c'est un feu de joie pour nous." Ce fut toute sa harangue. (4) L'armée de la Haute-Germanie, qui avait abandonné Galba pour le sénat, s'étant prêtée à ce mouvement, Vitellius reçut avec empressement le surnom de Germanicus que lui déférait le suffrage universel. Il n'accepta pas sur-le-champ le titre d'Auguste, et refusa toujours celui de César. [9,9] IX. Il marche contre Othon (1) Dès qu'on lui eut annoncé la mort de Galba, il mit ordre aux affaires de Germanie, et partagea ses troupes en deux corps pour envoyer l'un contre Othon, et marcher lui-même à la tête de l'autre. (2) La première division reçut un heureux présage. Un aigle parut tout à coup sur la droite, parcourut les enseignes, et précéda insensiblement les légions. (3) Au contraire lorsque Vitellius partit, les statues équestres qu'on lui avait érigées en divers lieux s'abattirent toutes en même temps et se brisèrent les jambes. Le laurier dont il avait couronné sa tête avec un soin religieux tomba dans un ruisseau. Enfin, à Vienne, tandis qu'il rendait la justice du haut de son tribunal, un coq se percha sur son épaule et ensuite sur sa tête. (4) L'événement confirma ces présages. Ses lieutenants lui donnèrent l'empire, et il manqua de force pour le garder. [9,10] X. Mort de Othon. Vitellius traverse les provinces en triomphateur. Ses soldats se livrent impunément à toutes les violences. Un de ses mots les plus atroces (1) Il était encore dans la Gaule lorsqu'il apprit la victoire de Bédriac et la mort d'Othon. Aussitôt il licencia par un seul édit toutes les cohortes prétoriennes, comme ayant donné un détestable exemple, et leur ordonna de rendre leurs armes aux tribuns. (2) Il fit rechercher et punir de mort cent vingt soldats dont il avait trouvé les pétitions où ils réclamaient d'Othon la récompense du service qu'ils avaient rendu en faisant périr Galba. Cet acte de justice, vraiment grand et magnanime, aurait annoncé un prince accompli, si le reste de sa conduite, démentant son caractère et sa vie passée, eût répondu à la majesté de l'empire. (3) Dès le commencement de sa marche, il traversa les villes à la manière des triomphateurs, et il passa les fleuves sur les barques les plus élégantes, ornées de diverses couronnes, au milieu des apprêts des plus somptueux festins. Nul ordre ni dans sa maison ni dans son escorte. Il plaisantait des rapines et des excès de tout genre. Non contents d'un repas public qui les attendait partout, les gens de sa suite mettaient en liberté qui ils voulaient, frappant, blessant et quelquefois tuant quiconque s'opposait à leurs caprices. (4) En arrivant sur le champ de bataille, il dit ces mots exécrables à quelques personnes qui témoignaient leur répugnance pour l'odeur des cadavres: "Un ennemi mort sent toujours bon, surtout un concitoyen." (5) Cependant, pour diminuer l'effet de cette exhalaison, il avala beaucoup de vin et en fit distribuer à sa suite. (6) Ce fut avec le même orgueil et la même insolence qu'à l'aspect de la pierre qui portait pour épitaphe: "À la mémoire d'Othon", il dit que ce mausolée était digne de ce prince. Il envoya à Cologne le poignard avec lequel ce prince s'était tué, et ordonna qu'il fût consacré à Mars. (7) Il célébra aussi un sacrifice nocturne sur le sommet de l'Apennin. [9,11] XI. Son entrée dans Rome. Odieux commencements de son règne. Il prend Néron pour modèle (1) Enfin Vitellius entra dans Rome au son des trompettes, en habit guerrier, ceint de son épée, au milieu des aigles et des enseignes. Sa suite était vêtue de casaques militaires, et ses soldats avaient les armes à la main. (2) Ensuite, foulant de plus en plus aux pieds les lois divines et humaines, il prit possession du souverain pontificat le jour anniversaire de la bataille d'Allia, fit des élections pour dix ans, se déclara consul perpétuel, (3) et, afin qu'on ne doutât pas du modèle de gouvernement qu'il se proposait de suivre, il convoqua tous les prêtres au milieu du champ de Mars, et offrit un sacrifice aux mânes de Néron. Il invita publiquement un joueur de luth qui le charmait dans un splendide festin, à lui donner quelque chose des poèmes du Dominicum. Dès que le musicien eut entonné un des chants de Néron, Vitellius fut le premier à manifester sa joie par des applaudissements. [9,12] XII. Ses favoris (1) Tels furent les commencements de ce règne, livré en grande partie aux plus viles créatures, à des histrions, à des conducteurs de chars, et surtout à l'affranchi Asiaticus, dont il suivait les conseils et les caprices. (2) Attaché à Vitellius dès sa première jeunesse par un commerce de prostitution mutuelle, Asiaticus s'enfuit de dégoût. Le prince le retrouva à Pouzzoles vendant de la piquette. Il le fit jeter dans les fers, et bientôt le délivra pour l'assujettir de nouveau à ses infâmes plaisirs. Choqué de son humeur indépendante et de son penchant au vol, il le vendit à un maître de gladiateurs ambulants; puis, voyant qu'il était réservé pour la fin du combat, il le reprit tout à coup. Ce ne fut que lorsque Vitellius fut nommé au gouvernement d'une province qu'il lui accorda sa liberté. Le jour de son avènement au trône, il lui donna l'anneau d'or à table, quoique le matin du même jour il eût répondu à ceux qui lui demandaient cette grâce pour Asiaticus, qu'il regardait comme un abus détestable d'imprimer cette tache à l'ordre des chevaliers. [9,13] XIII. Sa gourmandise et sa voracité (1) Ses vices favoris étaient la cruauté et la gourmandise. Il faisait régulièrement trois et quelquefois quatre repas, le petit déjeuner, le déjeuner, le dîner et l'orgie. Il suffisait à tout par l'habitude de se faire vomir. (2) Il s'annonçait le même jour chez diverses personnes, et chaque repas ne coûtait pas moins de quatre cent mille sesterces. (3) Le plus fameux fut celui que lui donna son frère à son arrivée. On y servit, dit-on, deux mille poissons des plus fins, et sept mille oiseaux. (4) Il surpassa encore cette magnificence en faisant l'inauguration d'un plat d'une grandeur énorme, qu'il appelait "l'égide de Minerve, protectrice de la ville". (5) On y avait mêlé des foies de scares, des cervelles de faisans et de paons, des langues de flamants, des laitances de lamproies. Pour composer ce plat on avait fait courir des vaisseaux depuis le pays des Parthes jusqu'au détroit de Gadès. (6) La gloutonnerie de Vitellius était non seulement vorace, mais encore sordide et déréglée. Jamais, dans un sacrifice ou dans un voyage, il ne put s'empêcher de prendre sur l'autel et d'avaler des viandes et des gâteaux à peine retirés du feu. Le long des chemins, dans les cabarets, il s'emparait des mets encore fumants, ou dévorait ceux de la veille qui étaient à demi rongés. [9,14] XIV. Sa cruauté (1) Toujours prêt à envoyer le premier venu à la mort ou aux supplices, sur les plus légers prétextes, il fit périr, au moyen de mille perfidies, de nobles Romains, ses condisciples et ses camarades qu'il avait attirés auprès de lui par les caresses les plus séduisantes, comme pour leur faire partager l'empire. Il alla jusqu'à empoisonner de sa propre main un de ses amis qui, dans un accès de fièvre, lui avait demandé une potion d'eau fraîche. (2) Il n'épargna presque aucun des usuriers, des créanciers ni des publicains qui à Rome lui avaient réclamé ce qu'il devait, ou qui, dans ses voyages, lui avaient fait payer la taxe. Il condamna l'un d'eux à mort pendant qu'il venait le saluer; puis donna ordre qu'on le ramenât sur-le-champ. Déjà tout le monde louait sa clémence, quand il le fit exécuter devant lui, disant qu'il voulait repaître ses yeux de ce spectacle. Il associa au supplice de leur père deux fils qui s'étaient efforcés d'obtenir sa grâce. (3) Un chevalier romain qu'on traînait à la mort, s'étant écrié: "Tu es mon héritier", il le força de produire le testament; et, quand il vit que l'affranchi de ce chevalier lui était donné pour cohéritier, il ordonna que le chevalier fût étranglé avec l'affranchi. (4) Quelques hommes du peuple furent mis à mort pour avoir médit publiquement de la faction des bleus. Il pensait qu'ils n'avaient eu cette hardiesse que par mépris pour sa personne et dans l'espoir d'une révolution. (5) Il en voulait surtout aux astrologues domestiques. Il suffisait qu'on les accusât pour qu'il les fît périr sans les entendre. Ce qui l'exaspéra contre eux, c'est qu'après son édit qui leur ordonnait de sortir de Rome et de l'Italie avant les calendes d'octobre, il parut une affiche ainsi conçue: "Salut. Les Chaldéens défendent à Vitellius Germanicus de se trouver, passé ce terme, en quelque lieu que ce soit." (6) Il fut soupçonné aussi d'avoir avancé les jours de sa mère en la privant de nourriture, sous prétexte de maladie, sur la prédiction d'une devineresse du pays des Chattes qu'il croyait comme un oracle, et qui lui annonçait un règne long et tranquille, s'il survivait à sa mère. (7) D'autres disent que, dégoûtée du présent et effrayée de l'avenir, elle lui avait demandé du poison qu'il lui avait donné sans nulle peine. [9,15] XV. Les armées proclament Vespasien empereur. Vitellius se prépare à la guerre. Sa perfidie (1) Le huitième mois de son règne, les légions de Mésie, de Pannonie, et, au-delà des mers, celles de Syrie et de Judée se révoltèrent; toutes prêtèrent serment à Vespasien absent ou présent. (2) Pour conserver l'attachement et la faveur de ce qui lui restait, il ne mit aucunes bornes à ses largesses, soit au nom de l'État, soit pour son compte particulier. (3) Il ordonna des levées dans Rome, promettant aux volontaires non seulement des congés après la victoire, mais encore les récompenses accordées aux vétérans pour un service complet. (4) Pressé par ses ennemis sur terre et sur mer, il leur opposa, d'un côté, son frère avec une flotte, des milices nouvelles et des gladiateurs; de l'autre, les troupes et les généraux qui avaient vaincu à Bédriac. Ensuite, trahi ou battu de toutes parts, il fit un traité avec Flavius Sabinus, frère de Vespasien, en stipulant sa sûreté personnelle et cent millions de sesterces. Immédiatement après, il parut sur les degrés du Palatin et déclara devant ses soldats rassemblés, qu'il renonçait à l'empire qu'il avait accepté malgré lui. Mais, sur leur réclamation générale, il différa, laissa passer une nuit, descendit, au point du jour, en habit de deuil, vers la tribune aux harangues, et, les yeux inondés de larmes, répéta, mais en la lisant, la même déclaration. (5) Le peuple et les soldats s'y opposèrent encore, l'exhortant à ne pas se laisser abattre, et lui promettant à l'envi leurs services. Encouragé par ce dévouement, il surprit par une attaque soudaine Sabinus et les autres partisans de Flavius, les poussa jusque dans le Capitole, et les étouffa en mettant le feu au temple de Jupiter. Il regardait le combat et l'incendie du haut de la maison de Tibère où il était à table. (6) Bientôt après il se repentit de cette violence, la rejeta sur d'autres, convoqua le peuple, jura et fit jurer à tous de n'avoir rien de plus cher que le repos public. (7) Alors, détachant son épée, il l'offrit au consul, et, sur son refus, à chacun des magistrats et des sénateurs. Personne n'en voulant, il partit comme pour aller la déposer dans le temple de la Concorde. (8) Mais quelques-uns s'étant écrié qu'il était lui-même la Concorde, il revint sur ses pas, et protesta que non seulement il gardait son épée, mais encore qu'il acceptait le surnom de Concorde. [9,16] XVI. Il fait des propositions de paix qui sont rejetées. Il cherche alors à fuir, et, revenant ensuite au palais, il se barricade dans la loge du portier (1) Il engagea les sénateurs à envoyer des députés accompagnés des Vestales pour demander la paix, ou du moins un peu de temps pour délibérer. (2) Le lendemain, tandis qu'il attendait la réponse, un de ses éclaireurs lui annonça que l'ennemi approchait. (3) Aussitôt il se cacha dans une chaise à porteurs, et, suivi seulement de son boulanger et de son cuisinier, il se dirigea secrètement vers le mont Aventin et la maison de son père, pour s'enfuir de là en Campanie. Le bruit s'étant répandu confusément que l'ennemi avait accordé la paix, il se laissa reporter dans son palais. (4) Mais, l'ayant trouvé désert, et se voyant lui-même abandonné par les gens de sa suite, il s'entoura d'une ceinture remplie de pièces d'or, se réfugia dans la loge du portier, attacha le chien devant la porte, et la barricada de son lit et de son matelas. [9,17] XVII. Il est découvert, traîné dans les rues, chargé d'outrages et mis à mort (1) Les coureurs de l'armée ennemie avaient déjà fait irruption dans la ville. Ne rencontrant personne, ils cherchèrent partout, comme d'ordinaire. (2) Ils retirèrent Vitellius de sa cachette, et, ne le connaissant pas, lui demandèrent qui il était et s'il savait où était l'empereur. D'abord il s'en tira par un mensonge; mais, se voyant reconnu, il ne cessa de supplier, comme s'il avait à révéler des secrets qui intéressaient la vie de Vespasien, qu'on voulût bien le garder en prison. On lui lia les mains derrière le dos, on lui jeta une corde au cou, on déchira ses vêtements, et on le traîna demi-nu sur le Forum, en lui prodiguant, le long de la voie sacrée, toutes sortes d'outrages. On lui ramena la tête en arrière par les cheveux, comme cela se pratique pour les criminels; on lui mit aussi la pointe d'une épée sous le menton pour le forcer à montrer son visage, et l'empêcher de baisser le front. Quelques-uns lui jetaient des ordures et de la boue, d'autres l'appelaient goinfre et incendiaire. Des gens du peuple lui reprochaient jusqu'aux défauts de son corps; (3) car il avait une taille gigantesque, la face empourprée par l'ivrognerie, le ventre gros et une jambe éclopée par le choc d'un quadrige lorsqu'il servait Caligula dans ses courses de char. (4) Enfin, parvenu aux Gémonies, il fut déchiré et achevé à petits coups, puis de là traîné avec un croc dans le Tibre. [9,18] XVIII. Sa mort justifie une prédiction qui lui avait été faite Il périt avec son frère et son fils dans la cinquante-septième année de son âge, justifiant la prédiction qu'on lui avait faite à Vienne à propos du prodige que nous avons rapporté, qu'il tomberait entre les mains d'un Gaulois. En effet, il fut vaincu par Antonius Primus, chef du parti adverse, qui était né à Toulouse, et qui, dans son enfance, était surnommé Beccus, ce qui signifie "bec de coq". [10,0] Vie de Vespasien [10,1] I. Les ancêtres de Vespasien (1) L'empire qui, par la révolte et la mort de trois princes, avait longtemps flotté incertain, s'affermit enfin en se fixant dans la maison Flavia. Sans doute elle était obscure et ne pouvait produire aucun portrait de ses aïeux, mais elle doit toujours être chère aux Romains, quoiqu'il soit notoire que Domitien porta la peine de son avarice et de sa cruauté. (2) Titus Flavius Petro, citoyen du municipe de Réate, avait été centurion ou soldat d'élite du parti de Pompée, pendant la guerre civile. Il prit la fuite à la journée de Pharsale, et se retira chez lui. Là, ayant obtenu son pardon et son congé, il se fit receveur des enchères. (3) Son fils, surnommé Sabinus, demeura étranger au service militaire. Quelques auteurs prétendent néanmoins qu'il fut centurion primipilaire, et que, pendant qu'il était revêtu de ce grade, il fut dégagé de son serment pour cause de maladie. Sabinus fit rentrer en Asie l'impôt du quarantième. On conserve des statues que les villes lui avaient érigées avec cette inscription: "Au receveur intègre." (4) Il fit ensuite des affaires en Helvétie où il mourut, laissant une veuve, Vespasia Polla, et deux enfants qu'il en avait eus. L'aîné, Sabinus, s'éleva jusqu'à la préfecture de Rome, et le second, Vespasien, parvint à l'empire. (5) Polla était d'une bonne famille de Nursie. Son père, Vespasius Pollion, avait été trois fois tribun militaire et préfet du camp. Son frère était sénateur de rang prétorien. (6) Il y a encore, près du sixième milliaire de la route de Nursia à Spolète, sur une hauteur, un lieu qui porte le nom de Vespasies, où se trouvent de nombreux monuments qui attestent avec gloire la grandeur et l'ancienneté de cette famille. (7) Quelques-uns, je le sais, veulent que le père de Petro, né au-delà du Pô, ait été un de ces loueurs d'ouvriers qui passent tous les ans de l'Ombrie dans le pays des Sabins pour y cultiver les terres, et qu'il se fût établi à Réate, où il se maria. (8) Mais, malgré les plus minutieuses recherches, je n'ai trouvé aucune trace de ce fait. [10,2] II. Sa naissance. Il est élevé par son aïeule maternelle. Son mépris pour les dignités est combattu par sa mère. Ses premiers emplois (1) Vespasien naquit dans la pays des Sabins, au-delà de Réate, dans un petit bourg nommé Falacrines, le quinzième jour avant les calendes de décembre au soir, sous le consulat de Q. Sulpicius Camerinus et de C. Poppaeus Sabinus, cinq ans avant la mort d'Auguste. Il fut élevé chez son aïeule paternelle, Tertulla, dans ses domaines de Cosa. (2) Aussi, quand il fut empereur, il visita souvent ce séjour de son enfance qu'il laissa tel qu'il était, ne voulant rien changer à des objets auxquels ses yeux étaient accoutumés. La mémoire de son aïeule lui était si chère, que dans les fêtes et les solennités, il continua de boire dans sa petite coupe d'argent. (3) Après avoir pris la toge virile, il eut longtemps de l'aversion pour le laticlave, quoique son frère en fût déjà revêtu, et il fallut l'intervention de sa mère pour le contraindre à le demander. Encore y réussit-elle moins par ses instances ou par son autorité que par ses railleries; car elle lui reprochait de temps en temps d'être le valet de son frère. (4) Il servit dans la Thrace en qualité de tribun des soldats. Pendant sa questure, il obtint par le sort la province de Crète et Cyrénaïque. Candidat pour l'édilité et ensuite pour la préture, il n'obtint la première qu'après avoir essuyé des refus, et seulement en sixième ordre, tandis qu'il arriva à la seconde de prime abord et des premiers. (5) Dans sa préture, il fit tout pour s'attirer les faveurs de Caius qui alors était irrité contre le sénat. Il demanda des jeux extraordinaires pour célébrer la victoire de l'empereur en Germanie, et fut d'avis de refuser la sépulture à ceux qui seraient condamnés pour crime de conspiration. (6) Enfin il remercia Caius en plein sénat de l'honneur qu'il lui avait fait de l'inviter à souper. [10,3] III. Son mariage et ses enfants. Sa maîtresse Cénis (1) Il épousa vers ce temps Flavia Domitilla, qui avait été jadis la favorite de Statilius Capella, chevalier romain de Sabrate en Afrique. Elle ne jouissait que du droit des Latins, mais un jugement de réintégration lui rendit l'entière liberté et le droit de cité romaine. Car elle fut réclamée par son père, Flavius Liberalis, né à Férentium qui n'était que le greffier d'un questeur. (2) Il en eut trois enfants, Titus, Domitien et Domitilla. Il survécut à sa femme et à sa fille, et les perdit toutes deux avant d'arriver à l'empire. (3) Après la mort de sa femme, il reprit son ancienne maîtresse Cénis, affranchie d'Antonia à laquelle elle servait de secrétaire. Il vécut avec elle, et, quand il fut sur le trône, elle tenait à peu près le rang de légitime épouse. [10,4] IV. Il se signale, sous le règne de Claude, par plusieurs exploits militaires, et il vit ensuite dans la retraite. Il reçoit de Néron le gouvernement de l'Afrique. Son intégrité. Il tombe dans la disgrâce de Néron qui l'envoie commander en Judée (1) Sous le règne de Claude, il fut, par le crédit de Narcisse, envoyé en Germanie comme légat de légion. De là il passa en Bretagne où il combattit trente fois les ennemis. (2) Il soumit deux peuples très belliqueux, plus de vingt places, et l'île de Vectis, voisine de la Bretagne, tantôt sous le commandement d'Aulus Plautius, lieutenant consulaire, tantôt sous celui de Claude lui-même. (3) Aussi reçut-il les ornements du triomphe et peu de temps après, un double sacerdoce. Il fut même créé consul pendant les deux derniers mois de l'année. (4) Depuis ce temps jusqu'à ce qu'il fût proconsul, il vécut dans le repos et la retraite, redoutant Agrippine qui avait encore du crédit auprès de son fils, et qui, même après la mort de Narcisse, haïssait les partisans de ce favori. (5) L'Afrique lui étant échue par le sort, il la gouverna avec une parfaite intégrité, et y obtint une haute considération; ce qui n'empêcha pas que, dans une sédition à Hadrumète, on ne lui lançât des navets. (6) Il revint pauvre à Rome. Son crédit même était si épuisé, qu'il engagea tous ses domaines à son frère, et fut obligé, pour soutenir son rang, de s'abaisser au métier de maquignon; aussi l'appelait-on communément "le Muletier". (7) Il fut aussi, dit-on, convaincu d'avoir extorqué deux cent mille sesterces à un jeune homme pour lequel il avait obtenu le laticlave contre la volonté de son père, et essuya de graves reproches pour ce fait. (8) En accompagnant Néron dans son voyage en Grèce, il encourut une complète disgrâce pour être sorti souvent ou s'être endormi pendant que ce prince chantait. Il fut non seulement éloigné de sa suite, il lui fut même interdit de venir lui rendre ses devoirs en public. Vespasien se retira dans une petite ville écartée. Ce fut dans cette retraite, au moment où il craignait pour sa vie, qu'on vint lui offrir un commandement et une armée. (9) De temps immémorial il régnait dans tout l'Orient une vieille tradition: les Destins avaient prédit que ceux qui viendraient de la Judée, à cette époque, seraient les maîtres du monde. (10) Cet oracle, qui concernait un empereur romain, comme l'événement le prouva dans la suite, les Juifs se l'appliquèrent à eux-mêmes. Ils se révoltèrent, mirent à mort leur gouverneur, chassèrent le légat consulaire de Syrie qui venait à son secours, et lui enlevèrent son aigle. (11) Pour apaiser ce soulèvement, il fallait une armée considérable et un chef intrépide qui, pût garantir le succès d'une expédition aussi importante. Vespasien fut choisi de préférence à tout autre, comme joignant à un talent éprouvé une naissance obscure et un nom dont on n'avait rien à redouter. (12) Il renforça ses troupes de deux légions, de huit escadrons et de dix cohortes, prit son fils aîné au nombre de ses lieutenants, et, dès son arrivée, s'attira l'affection des provinces voisines, en rétablissant la discipline militaire. Il déploya tant d'énergie dans un ou deux combats, qu'au siège d'un fort, il fut blessé au genou d'un coup de pierre, et reçut plusieurs traits sur son bouclier. [10,5] V. Plusieurs prodiges lui promettent l'empire. Il en reçoit l'assurance de l'historien Josèphe (1) Après Néron et Galba, lorsque Othon et Vitellius se disputèrent l'empire, il conçut l'espoir de régner, espoir depuis longtemps fondé sur des prodiges. (2) Dans un domaine que les Flavii possédaient près de nome, il y avait un vieux chêne consacré à Mars, qui, après trois accouchements de Vespasia, avait chaque fois poussé un rejeton, signe infaillible de la destinée de chacun de ses enfants. Le premier était maigre et s'était bientôt desséché. Aussi la fille qui venait de naître ne passa pas l'année. Le second, robuste et élancé, présageait un grand bonheur. Le troisième ressemblait à un arbre. (3) Sabinus le père alla, dit-on, sur la foi d'un haruspice, annoncer à sa mère qu'il lui était né un petit-fils qui serait César. Elle ne lui répondit que par un éclat de rire, s'étonnant que son fils radotât déjà, tandis qu'elle avait encore toute sa tête. (4) Dans la suite, lorsque Vespasien fut édile, Caius, outré de ce qu'il n'avait pas fait balayer les rues, ordonna qu'on le couvrît de boue. En exécutant cet ordre, les soldats salirent un pan de sa toge. Dès lors on présuma qu'un jour la république, foulée aux pieds et abandonnée à elle-même au milieu des troubles civils, se réfugierait dans son sein, comme dans un asile assuré. (5) Une autre fois, pendant son dîner, un chien étranger apporta d'un carrefour une main d'homme qu'il jeta sous la table. (6) D'un autre côté, tandis qu'il soupait, un bœuf de labour ayant rompu son joug, se précipita dans la salle à manger, mit les esclaves en fuite, puis, tout à coup, comme s'il s'était fatigué, tomba à ses pieds et lui présenta le cou. (7) À la campagne de son aïeul, un cyprès déraciné et renversé, sans avoir été frappé par la tempête, se releva le lendemain plus vert et plus vigoureux. (8) En Achaïe, il rêva qu'une ère de prospérité commencerait pour lui et pour les siens, dès qu'on aurait ôté une dent à Néron; et, le lendemain, s'étant rendu dans l'antichambre de ce prince, le médecin lui montra une dent qu'il venait de lui arracher. (9) Dans la Judée, il consulta l'oracle du dieu Carmel, et le sort lui répondit que ce qu'il pensait en ce moment, quelque grands que fussent ses desseins, il lui en assurait le succès. Josèphe, un des plus nobles prisonniers, au moment où on le jetait dans les fers, ne cessa d'affirmer que bientôt il serait délivré par Vespasien, et par Vespasien empereur. (10) De Rome on lui annonçait d'autres présages. Dans ses derniers jours, Néron avait été averti en songe de faire transporter de son sanctuaire le char sacré de Jupiter, dans la maison de Vespasien, et de là dans le cirque. Peu de temps après, lorsque Galba réunit les comices pour son second consulat, la statue de Jules César s'était tournée d'elle-même vers l'orient. Enfin, à Bédriac, avant qu'on en vint aux mains, deux aigles s'étaient battus en présence des deux armées, et l'un ayant été vaincu, un troisième était venu du levant et avait chassé le vainqueur. [10,6] VI. Il est proclamé empereur par les armées d'Orient (1) Cependant, malgré le zèle et les instances des siens, il fallut pour le déterminer la déclaration inattendue de quelques troupes lointaines qu'il ne connaissait pas. (2) Deux mille hommes appartenant aux trois légions de l'armée de Mésie, avaient été envoyés au secours d'Othon. Ils étaient déjà en route quand ils apprirent sa défaite et sa mort. Ils ne laissèrent pas de s'avancer jusqu'à Aquilée, comme s'ils doutaient de cette nouvelle. (3) Là, profitant de l'occasion et de leur liberté, ils s'abandonnèrent à toutes sortes de rapines. Mais, craignant qu'à leur retour il ne fallût en rendre compte, et subir la peine de leurs excès, ils résolurent d'élire et de faire un empereur, ne se croyant au-dessous ni des légions d'Espagne qui avaient proclamé Galba, ni des prétoriens qui avaient couronné Othon, ni de l'armée de Germanie qui avait élevé Vitellius. (4) Ils passèrent donc en revue les noms de tous les légats consulaires, en quelque lieu qu'ils fussent. Ils n'en admettaient aucun pour des raisons diverses, lorsque quelques soldats de la troisième légion, qui, vers la fin du règne de Néron, avait été transportée de Syrie en Mésie, firent le plus grand éloge de Vespasien. Tous applaudirent et sur-le-champ inscrivirent son nom sur leurs enseignes. (5) Cependant cette élection n'eut pas de suite, parce que les soldats rentrèrent peu à peu dans le devoir. (6) Mais le fait s'étant ébruité, Tiberius Alexander, préfet d'Égypte, fut le premier qui engagea les légions à prêter serment à Vespasien, le jour des calendes de juillet. Ce jour, qui signalait son avènement au trône, fut dans la suite fêté religieusement. L'armée de Judée lui jura fidélité le cinquième jour avant les ides de juillet. (7) Plusieurs circonstances contribuèrent puissamment au succès de l'entreprise: d'abord la copie répandue d'une lettre, vraie ou supposée, d'Othon à Vespasien, où, avant de mourir, il le chargeait de le venger, et le priait de secourir l'empire; ensuite le bruit qui courut que Vitellius voulait changer les quartiers d'hiver des légions, et transporter en Orient celles de Germanie pour leur assurer un service plus doux et plus tranquille; enfin Licinius Mucianus, l'un des gouverneurs des provinces, et Vologèse, roi des Parthes: le premier renonça à la haine ouverte que la jalousie lui avait inspirée jusqu'alors, et lui assura l'aide de ses troupes de Syrie; le second lui promit quarante mille archers. [10,7] VII. Il commence la guerre civile, et guérit un aveugle et un boiteux (1) Vespasien commença donc la guerre civile. Il envoya ses généraux et ses troupes en Italie, et se rendit à Alexandrie pour s'emparer des portes de l'Égypte. (2) Là, ayant éloigné sa suite, il entra seul dans le temple de Sérapis pour le consulter sur la durée de son règne. Après s'être pleinement assuré la faveur du dieu, il se retourna. Alors il crut voir l'affranchi Basilidès qui lui offrait de la verveine, des couronnes et des gâteaux, suivant l'usage établi dans ce lieu. Cependant personne n'avait introduit ce Basilidès, que la goutte empêchait depuis longtemps de marcher, et que tout le monde savait être fort éloigné de là. (3) Aussitôt arriva une lettre qui annonçait que les troupes de Vitellius avaient été défaites à Crémone, et qu'il avait été tué à Rome. (4) Vespasien, prince nouveau et en quelque sorte improvisé, manquait encore de ce majestueux prestige qui appartient au souverain pouvoir: il ne se fit pas attendre. (5) Deux hommes du peuple, l'un aveugle et l'autre boiteux, se présentèrent devant son tribunal, le priant de les guérir, sur l'assurance que Sérapis leur avait donnée pendant leur sommeil, que l'un recouvrerait la vue, si l'empereur voulait imprégner ses yeux de salive, et que l'autre se tiendrait ferme sur ses jambes, s'il daignait le toucher du pied. (6) Vespasien, n'augurant aucun succès d'une telle cure, n'osait pas même l'essayer. Ses amis l'encouragèrent. Il fit donc l'une et l'autre expérience devant le peuple assemblé, et réussit. (7) Vers le même temps, sur l'indication des devins, on déterra à Tégée, en Arcadie, des vases antiques qui étaient enfouis dans un lieu consacré, et l'on y reconnut la vivante image de Vespasien. [10,8] VIII. Son retour à Rome. Ses consulats. Son gouvernement (1) Tel était Vespasien quand il revint à Rome, précédé d'une immense renommée. Après avoir triomphé des Juifs, il ajouta huit consulats à l'ancien. Il se chargea aussi de la censure. Pendant le cours de son règne, il mit tous ses soins à raffermir d'abord l'État ébranlé et penchant vers sa ruine, et ensuite à en rehausser l'éclat. (2) Les soldats étaient parvenus au comble de la licence et de l'audace, les uns par trop de confiance en leur victoire, les autres par la douleur qu'ils ressentaient de leur ignominie. Le plus grand désordre régnait dans les provinces, dans les villes libres, et même dans quelques royaumes. (3) Vespasien licencia une grande partie des troupes de Vitellius et contint l'autre. Loin d'accorder une grâce extraordinaire à ceux qui avaient pris part à sa victoire, il leur fit attendre fort tard les récompenses qui leur étaient dues. (4) Il ne laissait échapper aucune occasion de réformer les mœurs. Un jeune homme se présenta devant lui, tout parfumé d'essences, pour le remercier d'une préfecture qu'il avait obtenue. Non content de lui témoigner son dégoût, il lui dit d'un ton sévère: "J'aimerais mieux que vous sentissiez l'ail." Et il révoqua sa nomination. (5) Les matelots qui vont tour à tour à pied d'Ostie et de Pouzzoles à Rome, lui demandèrent une indemnité pour leurs chaussures. Il les renvoya sans réponse; il fit plus, il leur ordonna d'aller désormais pieds nus, et depuis ce temps ils vont ainsi. (6) Il priva de la liberté l'Achaïe, la Lycie, Rhodes, Byzance, Samos, et les réduisit en provinces romaines, ainsi que la Thrachée-Cilicie et la Commagène, jusqu'alors gouvernées par des rois. (7) Il mit des légions en Cappadoce, à cause des continuelles incursions des Barbares, et y établit un gouverneur consulaire, au lieu d'un chevalier romain. (8) Rome était défigurée par les incendies et par les ruines. Il permit à chacun d'occuper les terrains vacants, et d'y bâtir, si les propriétaires négligeaient de le faire. (9) Lui-même entreprit la restauration du Capitole, et, pour déblayer les décombres, il mit le premier la main à l'œuvre, en portant des matériaux sur ses épaules. Il fit refaire trois mille tables d'airain, détruites dans les flammes. On en rechercha de tous côtés des copies. C'est la plus ancienne et la plus belle collection officielle de l'empire. Elle renferme, presque depuis l'origine de Rome, les sénatus-consultes et les plébiscites sur les alliances, les traités et les privilèges accordés à chacun. [10,9] IX. Ses constructions. Il épure et complète les premiers ordres de l'État (1) Il entreprit aussi des constructions nouvelles: le temple de la Paix, près du Forum ; celui de Claude sur le mont Caelius, commencé par Agrippine et presque détruit par Néron; un amphithéâtre au milieu de la ville, fait sur les plans d'Auguste. (2) Il épura et compléta les premiers ordres de l'État, épuisés par mille meurtres, et dégénérés par d'anciens abus. Dans la revue qu'il fit des sénateurs et des chevaliers, il expulsa les plus indignes, et mit à leur place les plus honnêtes citoyens de l'Italie et des provinces; (3) et, pour faire comprendre que ces deux ordres différaient moins par la liberté que par la dignité, il prononça dans la querelle d'un sénateur et d'un chevalier romain, qu'il n'était pas permis de dire des injures à un sénateur, mais qu'il était juste et légitime de rendre outrage pour outrage. [10,10] X. Ses améliorations judiciaires Le nombre des procès s'était accru partout dans une proportion démesurée, les anciens étant suspendus par l'interruption de toute juridiction, et le désordre des temps en produisant sans cesse de nouveaux. Il choisit par la voie du sort des juges qui devaient faire restituer les biens enlevés pendant les guerres civiles, afin d'expédier à titre extraordinaire et de réduire à une très petite quantité les affaires de la compétence des centumvirs, qui étaient si nombreuses, qu'elles ne paraissaient pas pouvoir être plaidées du vivant des parties. [10,11] XI. Ses règlements contre le luxe et la débauche La débauche et le luxe, ne trouvant aucun frein, s'étaient répandus partout. Il fit décider par le sénat que toute femme qui s'unirait à l'esclave d'autrui, serait regardée comme esclave elle-même, et que les usuriers qui prêtaient aux fils de famille ne pourraient jamais exiger leurs créances, pas même après la mort des pères. [10,12] XII. Sa modestie (1) Son règne, depuis le commencement jusqu'à la fin, fut d'ailleurs celui d'un prince affable et clément. Jamais il ne dissimula la médiocrité de son origine; il s'en glorifia même souvent. (2) Il tourna en ridicule quelques flatteurs qui voulaient faire remonter la maison Flavia jusqu'aux fondateurs de Réate et à un compagnon d'Hercule, dont on voit le monument sur la voie Salaria. (3) Loin de rechercher la pompe extérieure, le jour de son triomphe, fatigué de la lenteur de la marche et de l'ennui de la solennité, il ne put s'empêcher de dire qu'il était justement puni d'avoir eu assez peu de bon sens à son âge pour souhaiter le triomphe, comme s'il était dû à ses aïeux ou qu'il l'eût jamais espéré. (4) Il ne consentit que fort tard à recevoir la puissance tribunitienne et le titre de père de la patrie. (5) Quant à l'usage de fouiller ceux qui venaient lui rendre leurs devoirs, il l'avait aboli dès le temps de la guerre civile. [10,13] XIII. Sa clémence (1) Il supportait avec une douceur extrême la franchise de ses amis, les railleries des avocats et l'indépendance des philosophes. (2) Licinius Mucianus, dont on connaissait les mœurs infâmes, mais que ses services avaient enorgueilli, parlait de lui avec peu de respect. Il ne le reprit jamais qu'en secret, et se contenta de récriminer contre lui en s'adressant à un ami commun, et il ajoutait: "Du moins, je suis un homme." (3) Il alla jusqu'à louer Salvius Liberalis d'avoir osé dire, en défendant un riche client: "Qu'importe à César qu'Hipparque possède cent millions de sesterces?". (4) Demetrius le Cynique, l'ayant rencontré après sa condamnation, ne daigna ni se lever ni le saluer, et lui lança même une injure. L'empereur se contenta de l'appeler "chien". [10,14] XIV. Sa clémence (1) Toujours prêt à oublier et à pardonner les torts et les inimitiés, il établit magnifiquement la fille de Vitellius, son ennemi, la dota et la pourvut de tout. (2) Sous le règne de Néron, lorsque la cour lui était interdite, comme il demandait en tremblant à un des officiers de service quel parti il prendrait et où il irait, celui-ci le mit à la porte et l'envoya promener. Dans la suite, quand cet homme vint lui demander grâce, il lui fit exactement la même réponse. Son ressentiment n'alla pas plus loin. (3) Incapable de sacrifier personne à ses craintes ou à ses soupçons, il fit consul Mettius Pomposianus, quoique ses amis l'avertissent de se méfier d'un homme qui passait pour être né sous une étoile qui présageait l'empire: "Eh bien, dit-il, il se souviendra un jour de mon bienfait." [10,15] XV. Sa clémence (1) Il serait difficile de trouver un homme innocent puni sous son règne, si ce n'est en son absence et à son insu, ou du moins contre son gré et par erreur. (2) Helvidius Priscus était le seul qui ne l'eût salué que de son nom de Vespasien, à son retour de Syrie; dans les actes de sa préture, il avait aussi négligé de lui rendre hommage et de prononcer son nom. Vespasien ne se fâcha que lorsque Helvidius, dans les plus insolentes invectives, l'eût presque abaissé au dernier rang des citoyens [???]. (3) Il l'exila d'abord, et ordonna même ensuite qu'on le mît à mort. Mais, voulant le sauver à tout prix, il envoya un contre-ordre, et il lui aurait sauvé la vie, si on ne lui eût pas dit faussement qu'il n'était plus temps. Au reste, loin de se réjouir jamais de la mort de personne, il pleurait et gémissait quand il prononçait les plus justes supplices. [10,16] XVI. Son amour pour l'argent (1) Le seul reproche qu'on lui fasse avec raison, c'est d'avoir aimé l'argent. (2) En effet, non content d'avoir rétabli les impôts abolis sous Galba, d'en avoir ajouté de nouveaux et de plus lourds, d'avoir augmenté et quelquefois doublé les tributs des provinces, il fit des négoces honteux même pour un particulier, achetant des marchandises pour en tirer profit plus tard. (3) Il ne se faisait point scrupule de vendre les magistratures aux candidats, ni les absolutions aux accusés, tant innocents que coupables. (4) On croit même qu'il affectait d'élever aux plus grands emplois ses agents les plus rapaces, afin de les condamner lorsqu'ils se seraient enrichis. Il s'en servait, disait-on, comme d'éponges que l'on trempe quand elles sont sèches, et que l'on presse quand elles sont humides. (5) Cette cupidité, selon quelques-uns, était dans son caractère, et lui fut reprochée par un vieux bouvier qui, ne pouvant en obtenir la liberté gratuite, lorsqu'il fut parvenu à l'empire, s'écria que le renard changeait de poil, mais non de moeurs. (6) Selon d'autres, c'était un effet de la nécessité. Le trésor et le fisc étaient si pauvres, que Vespasien fut obligé de recourir au pillage et à la rapine; et c'est ce qui lui fit déclarer à son avènement au trône, que l'État avait besoin de quatre milliards de sesterces pour subsister. (7) Cette dernière opinion paraît d'autant plus vraisemblable, que Vespasien faisait un excellent emploi de ce qu'il avait mal acquis. [10,17] XVII. Ses libéralités Ses libéralités s'étendaient sur tout le monde. Il compléta la fortune des sénateurs, établit un revenu annuel de cinq cent mille sesterces pour les consulaires pauvres, et dans tout l'empire fit reconstruire avec des embellissements un grand nombre de villes incendiées ou renversées par des tremblements. de terre. [10,18] XVIII. Il se fait le protecteur des arts et de tous les talents Il protégea surtout les talents et les arts. Il fut le premier qui constitua sur le fisc, aux rhéteurs grecs et latins, une pension annuelle de cent mille sesterces. Il accorda de riches présents et de hautes récompenses aux poètes et aux artistes remarquables, par exemple à celui qui fit la Vénus de Cos, et à celui qui répara le Colosse. Un mécanicien promettait de transporter à peu de frais au Capitole des colonnes immenses. Il lui offrit une forte somme pour son devis; mais il ne le mit pas à exécution: "Permettez-moi, lui dit-il, de nourrir le pauvre peuple." [10,19] XIX. Ses récompenses aux artistes. Sa cupidité inspire un bon mot à un pantomime (1) Il fit jouer aussi d'anciennes pièces aux jeux qui furent célébrés pour la dédicace du théâtre de Marcellus nouvellement restauré. (2) Il donna à l'auteur tragique Appellaris quatre cent mille sesterces; à Terpnus et à Diodore, joueurs de luth, deux cent mille ; à quelques autres cent mille; à d'autres, pour le moins quarante mille, sans compter une multitude de couronnes d'or. (3) Il ordonnait souvent de riches festins pour faire gagner les marchands de denrées. Il distribuait des étrennes aux hommes pendant les Saturnales, et aux femmes le jour des calendes de mars. (4) Ces prodigalités ne purent néanmoins effacer son ancienne réputation d'avarice. (5) Les habitants d'Alexandrie continuèrent de l'appeler Cybiosacte, du nom d'un de leurs rois qui avait été d'une lésine sordide. (6) À ses funérailles, le premier pantomime nommé Favor, qui représentait l'empereur et contrefaisait, selon la coutume, ses paroles et ses gestes, demanda publiquement aux gens d'affaires combien coûtaient le convoi et les obsèques. Comme ils répondirent: "Dix millions de sesterces", il s'écria: "Donnez-m'en cent mille, et jetez-moi ensuite dans le Tibre." [10,20] XX. Son portrait. Son caractère (1) Vespasien avait la taille carrée, les membres fermes et vigoureux, les traits tendus. Aussi un bouffon qu'il pressait de dire un bon mot sur son compte, lui répondit-il assez plaisamment: Je le ferai dès que tu auras soulagé ton ventre. (2) Il jouissait d'une parfaite santé, quoique pour l'entretenir, il se contentât de se frotter un certain nombre de fois depuis la tête jusqu'aux pieds dans un jeu de paume, et de faire diète un jour par mois. [10,21] XXI. Sa manière de vivre (1) Voici à peu près quelle était sa manière de vivre. (2) Quand il fut sur le trône, il se levait de bonne heure et même avant le jour. Il lisait d'abord ses lettres et les rapports des officiers du palais; ensuite il recevait ses amis, et, pendant qu'ils lui rendaient leurs devoirs, il se chaussait et s'habillait. Après avoir expédié les affaires présentes, il se promenait en litière; puis il se livrait au repos, ayant à côté de lui une des nombreuses concubines que, depuis la mort de Cénis, il avait choisies pour la remplacer. Il passait de son cabinet au bain, et de là dans la salle à manger. (3) C'était, dit-on, le moment où il était de l'humeur la plus douce et la plus facile: aussi était-ce celui que les employés de sa maison saisissaient avec empressement pour lui adresser leurs demandes. [10,22] XXII. Ses plaisanteries (1) Vespasien était d'une grande familiarité dans ses entretiens, et surtout à table, où il traitait souvent les affaires en plaisantant; car il était fort caustique, et s'abandonnait parfois à une bouffonnerie si leste, qu'il ne reculait pas même devant les expressions obscènes. (2) On a conservé de lui néanmoins d'excellentes saillies, entre autres celle-ci. (3) Mestrius Florus, personnage consulaire, l'avait averti qu'il ne fallait pas prononcer "plostra" mais "plaustra". Le lendemain, Vespasien le salua du nom de "Flaurus". (4) Ayant cédé aux avances d'une femme qui avait feint de l'aimer éperdument, il se la fit amener, lui donna quatre cent mille sesterces, et, lorsque son intendant lui demanda comment il fallait inscrire cette somme dans ses comptes, "Écrivez, dit-il, "pour l'amour inspiré par Vespasien". [10,23] XXIII. Ses citations. Ses bons mots (1) Il citait les vers grecs avec assez de bonheur. Il dit de quelqu'un qui avait une haute taille et un méchant caractère: "Il marche en brandissant un javelot immense". Un riche affranchi, nommé Cerylus, pour frauder les droits du fisc, se faisait passer pour homme de condition libre, et commençait à se faire appeler Lachès. Vespasien s'écria: "Lachès! Lachès! quand tu seras mort, tu redeviendras Cérylus." (2) C'est surtout dans ses gains honteux qu'il exerçait son esprit mordant pour en couvrir l'odieux par un bon mot et réduire tout à la plaisanterie. (3) Un de ses plus chers favoris lui demandait une place d'intendant pour quelqu'un qu'il disait être son frère. Vespasien différa sa réponse, fit venir le candidat lui-même, en reçut la somme qu'il avait promise à son protecteur, et l'installa sur-le-champ. Lorsque son favori vint lui en reparler: "Cherche, lui répondit-il, un autre frère. celui que tu croyais le tien est devenu le mien." (4) Étant en route, il se douta qu'un muletier n'était descendu, pour ferrer ses mules, qu'afin de donner le temps à un plaideur de lui parler de son affaire. Il lui demanda combien il avait exigé pour son ouvrage, et s'en fit payer la moitié. (5) Son fils Titus lui reprochait d'avoir mis un impôt sur les urines. Il lui mit sous le nez le premier argent qu'il perçut de cet impôt, et lui demanda s'il sentait mauvais. Titus lui ayant -répondu que non: "C'est pourtant de l'urine", dit Vespasien. (6) Des députés vinrent lui annoncer qu'on lui avait décerné une statue colossale d'un prix considérable: "Placez-la donc tout de suite, dit-il, en montrant le creux de sa main; le piédestal est tout prêt." (7) Ni le danger, ni la crainte de la mort ne l'empêchaient de plaisanter. (8) On disait qu'entre autres prodiges, le mausolée des Césars s'était tout à coup ouvert, et qu'une comète avait paru au ciel. Il prétendit que le premier de ces prodiges regardait Junia Calvina, qui était de la famille d'Auguste, et que le second regardait le roi des Parthes qui était chevelu. Dès le commencement de sa maladie, il se mit à dire: "Je crois que je deviens dieu". [10,24] XXIV. Sa dernière maladie et sa mort. Son plus beau mot (1) Pendant son neuvième consulat, il ressentit, en Campanie, de légères atteintes de fièvre. Il revint aussitôt à Rome, et se rendit à Cutilies et à Réate, où il avait coutume de passer tous les étés. (2) Le mal augmenta par le fréquent usage de l'eau fraîche qui avait affaibli ses entrailles. Il n'en vaquait pas moins aux soins de son empire, et donnait même des audiences dans son lit. Mais, saisi tout à coup d'une diarrhée qui l'épuisait: "Il faut, dit-il, qu'un empereur meure debout" et, tandis qu'il faisait un effort pour se lever, il expira entre les bras de ceux qui l'assistaient, le neuvième jour avant les calendes de juillet, âgé de soixante-neuf ans, un mois et sept jours. [10,25] XXV. Sa confiance dans la destinée promise à ses fils et à lui (1) Tout le monde convient qu'il était tellement sûr de son horoscope et de celui de ses enfants, que, malgré de fréquentes conspirations contre lui, il osa déclarer au sénat que ses fils lui succèderaient ou personne. (2) On dit aussi qu'il vit en songe une balance placée au milieu du vestibule de son palais, dans un parfait équilibre, portant dans l'un des bassins Claude et Néron, et dans l'autre lui et ses fils. Ce rêve ne fut point trompeur, car, de part et d'autre, la somme des années et la durée des règnes furent égales. [11,0] Vie de Titus [11,1] I. Naissance de Titus Titus, qui s'appelait Vespasien comme son père, fut l'amour et les délices du genre humain: tant il sut se concilier la bienveillance universelle, ou par son caractère, ou par son adresse, ou par son bonheur. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que ce prince, adoré sur le trône, fut en butte au blâme public, et même à la haine, étant simple particulier et pendant le règne de son père. Il naquit le troisième jour avant les calendes de janvier, l'année devenue célèbre par la mort de Caius, dans une petite chambre obscure qui faisait partie d'une chétive maison attenant au Septizonium. Ce réduit n'a pas changé, et on le montre encore. [11,2] II. Son intimité avec Britannicus. Il rend de grands honneurs à sa mémoire (1) Élevé à la cour avec Britannicus, il eut la même éducation et les mêmes maîtres. (2) On assure qu'à cette époque, Narcisse, affranchi de Claude, avait fait venir un devin pour tirer l'horoscope de Britannicus par l'inspection des traits du visage, et que le devin avait constamment affirmé que jamais ce jeune régnerait, mais que Titus, qui était alors auprès de lui, serait certainement élevé à l'empire. (3) Titus et Britannicus étaient si intimement unis, qu'on croit que le premier goûta le breuvage dont le second mourut, et qu'il en fut longtemps et dangereusement malade. (4) Plein de ces souvenirs, quand il fut empereur, Titus lui érigea une statue d'or dans son palais, et lui consacra une statue équestre en ivoire, que l'on promène encore aujourd'hui dans les cérémonies du cirque. [11,3] III. Ses qualités et ses talents (1) Les qualités du corps et de l'esprit brillèrent en lui dès son enfance, et se développèrent à mesure qu'il avança en âge. Il avait une belle figure qui réunissait la grâce et la majesté; une force remarquable, quoiqu'il ne fût pas de haute taille et qu'il eût le ventre un peu gros; une mémoire extraordinaire, et une disposition à tous les arts civils et militaires; (2) beaucoup d'habileté à manier les armes et le cheval; une connaissance parfaite de la langue grecque et de la langue latine; une facilité extrême pour l'éloquence. Quant à la musique, la poésie et même l'improvisation, il en connaissait assez pour chanter avec méthode et jouer avec goût. (3) Je tiens de plusieurs personnes qu'il écrivait si vite, qu'il s'amusait à lutter avec ses secrétaires, et qu'il savait si bien contrefaire toutes les écritures, qu'il disait souvent qu'il aurait pu devenir un excellent faussaire. [11,4] IV. Son mérite militaire. Ses mariages. Ses exploits en Judée (1) Il servit, comme tribun militaire, en Germanie et en Bretagne, avec autant de talent et d'éclat que de modestie, ainsi que le prouvent la quantité de statues qu'on lui éleva dans ces deux provinces, et les inscriptions qu'elles portent. (2) Après ses campagnes, il suivit les tribunaux avec plus de distinction que d'assiduité. Vers le même temps, il épousa Arrecina Tertulla, fille d'un chevalier romain qui avait été préfet du prétoire, et, après sa mort, Marcia Furnilla, d'une naissance illustre, dont il se sépara après en avoir eu une fille. (3) Au sortir de la questure, placé à la tête d'une légion, il se rendit maître de Tarichées et de Gamala, les plus fortes places de Judée. Il eut un cheval tué sous lui dans un combat, et monta celui d'un ennemi qu'il venait de renverser. [11,5] V. Il prend Jérusalem et est proclamé "imperator" par ses soldats, qui ne veulent plus se séparer de lui. On le soupçonne de vouloir se créer un empire en Orient. Son retour précipité à Rome auprès de son père (1) Lorsque Galba parvint à l'empire, Titus fut envoyé pour le féliciter, et, sur son passage, il attira tous les regards, comme si l'on croyait que l'empereur le faisait venir pour l'adopter. (2) Mais, dès qu'il eut appris que de nouvelles séditions venaient d'éclater, il retourna sur ses pas, et consulta l'oracle de Vénus à Paphos sur le succès de sa traversée. L'oracle lui promit le commandement. (3) En effet, il ne tarda pas à en être investi, et il resta en Judée pour achever de la soumettre. Au dernier assaut de Jérusalem, il tua de douze coups de flèches douze défenseurs de la place, et la prit le jour de la naissance de sa fille. La joie et l'enthousiasme des soldats furent tels, que, dans leurs félicitations, ils le saluèrent "imperator". Bientôt après, quand il quitta la province, ils employèrent tour à tour les prières et les menaces pour le retenir, le conjurant de rester ou de les emmener. (4) Ces démonstrations firent soupçonner qu'il voulait abandonner son père, et se créer un empire en Orient. Il confirma ces soupçons lorsqu'il vint à Alexandrie, et qu'en consacrant à Memphis le boeuf Apis, il mit le diadème sur sa tête. C'était une antique cérémonie de la religion égyptienne; mais on l'accompagna d'interprétations malveillantes. (5) Titus se hâta donc de revenir en Italie. Il aborda à Régium, puis à Pouzzoles sur un bâtiment de transport; ensuite il accourut rapidement à Rome, et, voyant son père surpris de son arrivée, il lui dit, comme pour confondre les bruits qu'on avait hasardés sur son compte: "Me voici, mon père, me voici." [11,6] VI. Il partage le pouvoir avec Vespasien. Sa cruauté. Sa mauvaise réputation (1) Depuis lors il ne cessa point d'être l'associé, et, en quelque sorte, le tuteur de l'empire. (2) Il triompha avec son père, et fut censeur avec lui. Il fut aussi son collègue dans l'exercice de la puissance tribunicienne et dans sept consulats. Il prenait sur lui le soin de toutes les affaires de Vespasien. Il dictait des lettres en son nom, rédigeait des édits, et lisait des discours au sénat à la place du questeur. Il se chargea aussi de la préfecture du prétoire qui, jusque-là n'avait jamais été administrée que par un chevalier romain. Dans cette place il montra un peu trop de rigueur et de violence. Au camp et dans les spectacles, il apostait des affidés qui demandaient, pour ainsi dire, au nom de tous, le supplice de ceux qui lui étaient suspects, et il les faisait exécuter sur-le-champ, (3) entre autres Aulus Caecina, personnage consulaire, qu'il avait invité à souper, et qui, à peine sorti de la salle à manger, fut percé de coups. Il est vrai que le danger était pressant. Titus avait découvert le plan signé de sa main d'une conspiration militaire. (4) Cette conduite le mit en sûreté pour l'avenir; mais elle le rendit fort odieux pour le moment. On citerait peu de princes parvenus au trône avec une réputation plus défavorable et une plus grande impopularité. [11,7] VII. Son intempérance. Sa rapacité. Sur le trône, il remplace par des vertus tous ses vices. Ses spectacles (1) Outre sa cruauté, on redoutait son intempérance; car il prolongeait ses orgies jusqu'au milieu de la nuit avec les plus déréglés de ses compagnons. On craignait aussi son penchant à la débauche, en le voyant entouré d'une foule de mignons et d'eunuques, et éperdument épris de Bérénice, à laquelle, disait-on, il avait promis le mariage. On l'accusait aussi de rapacité, parce qu'on savait que, dans les affaires de la juridiction de son père, il marchandait et vendait la justice à prix d'argent. Enfin on croyait et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron. (2) Mais cette réputation tourna à son avantage, et ce fut précisément ce qui lui valut les plus grandes louanges, lorsqu'on s'aperçut qu'au lieu de s'abandonner à ses vices, il montrait les plus hautes vertus. (3) Ses festins étaient agréables, mais sans profusion. (4) Il choisit des amis d'un tel mérite que ses successeurs les conservèrent pour eux comme les meilleurs soutiens de l'État. Il renvoya Bérénice malgré lui et malgré elle. (5) Il cessa de favoriser de ses libéralités quelques-uns de ses plus chers favoris. Quoiqu'ils fussent si habiles danseurs qu'ils brillèrent dans la suite sur la scène, il ne voulut plus même les voir en public. (6) Il ne fit jamais aucun tort à qui que ce fût, respecta toujours le bien d'autrui, et refusa même les souscriptions autorisées par l'usage. (7) Cependant il ne le céda à personne en munificence. Après avoir inauguré l'amphithéâtre et construit promptement des thermes autour de cet édifice, il y donna un splendide et riche spectacle. Il fit représenter aussi une bataille navale dans l'ancienne naumachie; il y ajouta des gladiateurs, et cinq mille bêtes de toute espèce combattirent le même jour. [11,8] VIII. Sa bonté. Sa déférence pour le peuple. Son règne est troublé par de grandes calamités, qui sont pour lui l'occasion de nouveaux bienfaits. Ses règlements sévères contre les délateurs (1) D'un caractère très bienveillant, il dérogea à la coutume de ses prédécesseurs, qui, suivant les principes de Tibère, regardaient tous les dons faits avant eux comme nuls, s'ils ne les avaient eux-mêmes conservés aux mêmes possesseurs. Il les ratifia tous par un seul édit, et repoussa toute sollicitation individuelle. (2) À l'égard des autres grâces qu'on lui demandait, il avait pour maxime constante de ne renvoyer personne sans espérance. Je dirai plus: quand les gens de sa maison lui remontraient qu'il promettait plus qu'il ne pouvait tenir, il répondait que personne ne devait se retirer mécontent de l'entretien du prince. Un soir, après son souper, s'étant souvenu qu'il n'avait accordé aucune grâce pendant le cours de la journée, il prononça ce mot si mémorable et si digne d'éloge: "Mes amis, j'ai perdu ma journée". (3) En toute occasion, il traitait le peuple avec tant de bonté qu'ayant annoncé un spectacle de gladiateurs, il déclara qu'il le donnerait au gré des assistants, et non au sien. (4) En effet, non seulement il ne refusa rien de ce que les spectateurs voulurent, mais il les exhortait même à manifester leurs voeux. (5) Il affectait une préférence pour les gladiateurs thraces, et souvent, en plaisantant avec le peuple, il les applaudissait de la voix et du geste, toutefois sans compromettre ni sa dignité ni la justice. (6) Pour paraître encore plus populaire, il admit quelquefois le public dans les thermes où il se baignait. (7) Son règne fut attristé par quelques désastres, tels qu'une éruption de Vésuve dans la Campanie, un incendie dans Rome qui dura trois jours et trois nuits, et une peste comme on n'en avait jamais vu. (8) Dans ces déplorables circonstances, il ne se borna pas à montrer la sollicitude d'un prince, il déploya toute la tendresse d'un père, consolant tour à tour les peuples par ses édits, et les secourant par ses bienfaits. (9) Il tira au sort, parmi les consulaires, des curateurs chargés de soulager les maux de la Campanie. Il employa à la reconstruction des villes ruinées les biens de ceux qui avaient péri dans l'éruption du Vésuve, sans laisser d'héritiers. (10) Après l'incendie de Rome, il déclara qu'il prenait sur lui toutes les pertes publiques, et consacra les ornements de ses palais à rebâtir et à décorer les temples. Pour accélérer les travaux, il en chargea un grand nombre de chevaliers. (11) Il prodigua aux malades tous les secours divins et humains, recourant à tous les genres de remèdes et de sacrifices pour les guérir ou adoucir leurs maux. (12) Parmi les fléaux de l'époque, on comptait les délateurs et les suborneurs, reste impur de l'ancienne anarchie. (13) Il ordonna qu'ils fussent fouettés et fustigés au milieu du Forum, et qu'après leur avoir fait traverser l'amphithéâtre, les uns fussent exposés et vendus comme esclaves, et les autres transportés dans les îles les plus sauvages. (14) Afin d'arrêter à jamais ceux qui oseraient les imiter, il défendit, entre autres règlements, de poursuivre le même fait en vertu de plusieurs lois, et d'inquiéter la mémoire des morts au-delà d'un certain nombre d'années. [11,9] IX. Sa générosité envers ses ennemis. Sa bonté inépuisable à l'égard de son frère Domitien (1) Il déclara qu'il n'acceptait le souverain pontificat qu'afin de conserver toujours ses mains pures. Il tint parole; car, depuis ce moment, il ne fut ni l'auteur, ni le complice de la mort de personne. Ce n'est pas que les occasions de vengeance lui manquassent, mais il jurait qu'il périrait plutôt que de perdre qui que ce fût. (2) Deux patriciens furent convaincus d'aspirer à l'empire. Il se contenta de les avertir, en leur disant que le trône était un présent du Sort, et que s'ils désiraient quelque chose d'ailleurs, il le leur accorderait. (3) Il dépêcha aussitôt ses courriers à la mère de l'un d'eux qui était éloignée, pour la tirer d'inquiétude, et lui assurer que son fils se portait bien. Non seulement il invita les deux conjurés à souper avec lui, mais le lendemain il les plaça exprès à côté de lui dans un spectacle de gladiateurs; et, lorsqu'on lui présenta les armes des combattants, il les leur remit pour les examiner. (4) On ajoute qu'ayant pris connaissance de leur horoscope, il leur annonça que tous deux étaient menacés d'un péril, mais pour une époque incertaine, et que ce péril ne viendrait pas de lui; ce que l'événement confirma. (5) Quant à son frère Domitien qui lui tendait sans cesse des embûches, qui cherchait presque ouvertement à soulever les armées et à s'enfuir de la cour, il ne put se résoudre ni à le faire périr, ni à s'en séparer, et il ne le traita pas avec moins de considération qu'auparavant. Il continua, comme dès le premier jour, à le proclamer son collègue et son successeur à l'empire. Quelquefois même en particulier il le conjurait, en répandant des pleurs, de vouloir enfin payer son attachement de retour. [11,10] X. Sa mort. Il ne se reproche qu'une action, restée inconnue (1) C'est au milieu de ces soins qu'il mourut pour le malheur de l'humanité plutôt que pour le sien. (2) Au sortir d'un spectacle où il avait versé beaucoup de larmes en présence du peuple, il partit un peu triste pour le pays des Sabins, parce que, ayant voulu offrir un sacrifice, la victime s'était enfuie, et la foudre avait grondé par un ciel serein. (3) À sa première halte, la fièvre le prit. Il continua à voyager en litière, et, en ayant tiré les rideaux, leva, dit-on, les yeux au ciel, et se plaignit beaucoup que la vie lui fût injustement enlevée, ajoutant qu'il n'avait qu'une seule action à se reprocher. (4) Il ne dit point quelle était cette action, et il n'est pas aisé de le deviner. (5) Quelques-uns croient qu'il faisait allusion à des rapports intimes avec la femme de son frère. Mais Domitia jura solennellement qu'il n'en était rien, elle qui, loin de nier ces relations, si elles eussent été réelles, s'en serait même vantée, comme elle s'empressait de le faire pour toutes ses turpitudes. [11,11] XI. Il est pleuré de tout le monde (1) Il mourut dans la même villa que son père, le jour des ides de septembre, dans la quarante et unième année de son âge, après deux ans, deux mois et vingt jours de règne. (2) La nouvelle de sa mort répandit un deuil universel, comme si chacun avait perdu un membre de sa propre famille. Avant d'être convoqué par un édit, le sénat accourut. Les portes de la curie étaient encore fermées. Il les fit ouvrir, et accorda au prince mort plus d'éloges et d'actions de grâces qu'il ne lui en avait jamais prodigué de son vivant. [12,0] Vie de Domitien [12,1] I. Naissance de Domitien. Sa jeunesse. Sa conduite pendant la guerre de Vitellius. Ses premières dignités. Son mariage avec Domitia Longina (1) Domitien naquit le neuvième jour avant les calendes de novembre, dans la sixième région de Rome, au quartier de la Grenade, dans une maison dont il fit depuis le temple de la famille Flavia. Son père était alors consul désigné et devait entrer en charge le mois suivant. (2) Il passa, dit-on, son enfance et sa première jeunesse dans un tel état d'indigence et d'opprobre qu'il ne possédait pas même un vase d'argent. (3) On sait que Clodius Pollion, l'ancien préteur, contre lequel nous avons un poème de Néron, intitulé Luscio, avait conservé et montrait quelquefois un billet de Domitien qui lui promettait une nuit. Quelques personnes prétendent qu'il eut le même commerce avec Nerva son successeur. (4) Dans la guerre contre Vitellius, il s'était réfugié au Capitole avec son oncle Sabinus et une partie des troupes. Mais, pressé par les ennemis et par les flammes, il passa secrètement la nuit chez un des gardiens du temple. Le lendemain matin, sous l'habit d'un prêtre d'Isis, il se confondit parmi les ministres subalternes de ce culte superstitieux, et, suivi d'un seul compagnon, il se retira au-delà du Tibre, chez la mère d'un de ses condisciples. C'est ainsi qu'il parvint à tromper les recherches de ceux qui s'attachaient à sa poursuite. (5) Après la victoire, il sortit de son asile, et fut salué César. Créé préteur de Rome avec la puissance consulaire, il n'en garda que le titre et laissa les fonctions à son collègue. Du reste il exerça le pouvoir d'une manière si tyrannique, que, dès ce moment, il montra ce qu'il serait un jour. (6) Sans entrer dans les détails, après avoir séduit un grand nombre de femmes, il épousa Domitia Longina qui était mariée à Aelius Lamia. En un seul jour, il distribua plus de vingt charges à Rome et dans les provinces. C'est ce qui fit dire à Vespasien qu'il s'étonnait que son fils ne lui envoyât pas aussi un successeur. [12,2] II. Il se montre envieux de Titus. Sa feinte modération. Ses prétentions après la mort de Vespasien. Sa conduite à l'égard de Titus, dont il ne cesse de poursuivre la mémoire (1) Il entreprit une expédition dans les Gaules et en Germanie, quoiqu'elle ne fût pas nécessaire, et malgré les conseils des amis de son père, uniquement pour égaler les exploits et la renommée de Titus. (2) Vespasien l'en réprimanda, et, pour le faire souvenir de son âge et de sa condition, il le garda auprès de lui. Toutes les fois qu'il paraissait en public avec Titus, Domitien suivait leur chaise en litière. Il accompagna leur triomphe de Judée, monté sur un cheval blanc. (3) Sur six consulats qu'il obtint, il n'y en eut qu'un de régulier, encore fut-ce parce que son frère lui céda le pas et lui donna son suffrage. (4) Alors il affecta beaucoup de modération, et parut s'appliquer surtout à la poésie, étude à laquelle il était étranger, et qu'il méprisa souverainement dans la suite. Il lut même des vers en public. (5) Néanmoins, lorsque Vologèse, roi des Parthes, demanda qu'on lui envoyât contre les Alains des troupes auxiliaires commandées par un des fils de Vespasien, il fit tous ses efforts pour être nommé. L'affaire ayant échoué, il essaya d'engager par des dons et par des promesses d'autres princes de l'Orient à faire la même demande. (6) Après la mort de son père, il balança longtemps s'il n'offrirait pas aux soldats une double gratification. Il osa publier qu'il était institué cohéritier de l'empire, mais que le testament avait été falsifié. Depuis lors, il ne cessa pas de conspirer en secret ou en public contre son frère, et, lorsqu'il le vit dangereusement malade, il n'attendit pas qu'il eût rendu le dernier soupir pour le laisser dans l'abandon, comme s'il eut été mort. Il ne fit décerner à sa mémoire d'autre honneur que ceux de l'apothéose, et souvent même il la décria indirectement dans ses discours et dans ses édits. [12,3] III. Son occupation journalière, au commencement de son règne. Il répudie et reprend Domitia. Ses mauvais penchants se développent (1) Au commencement de son règne, il se renfermait tous les jours pendant une heure pour s'occuper à prendre des mouches et à les percer avec un poinçon très aigu; ce qui donna lieu à cette réponse plaisante de Vibius Crispus, à qui l'on demandait s'il n'y avait personne avec l'empereur "Non, dit-il, pas même une mouche". (2) Il répudia sa femme Domitia, qui s'était follement éprise de l'histrion Pâris. Il en avait eu une fille pendant son second consulat, et, l'année suivante, il l'avait saluée du nom d'Augusta. Toutefois il ne put supporter longtemps cette séparation, et il reprit sa femme, comme pour céder aux voeux du peuple. (3) Sa conduite dans le gouvernement fut pendant quelque temps inégale, et entremêlée de vices et de vertus. Mais bientôt ses vertus mêmes se changèrent en vices, et l'on peut présumer que, indépendamment de son penchant naturel, il devint rapace par besoin, et la peur le rendit cruel. [12,4] IV. Ses spectacles. Il célèbre les jeux séculaires. Il institue des concours et un nouveau collège de prêtres. Ses distributions (1) Il donna constamment de magnifiques et somptueuses représentations dans l'amphithéâtre et dans le cirque. Outre les courses ordinaires de chars à deux et à quatre chevaux, il y livra un double combat d'infanterie et de cavalerie. À l'amphithéâtre, il y eut même une bataille navale. (2) Les combats de bêtes et de gladiateurs avaient lieu la nuit aux flambeaux, et l'on y faisait lutter non seulement des hommes, mais encore des femmes. (3) Les spectacles de gladiateurs que les préteurs donnaient à leur entrée en charge étaient depuis longtemps tombés en désuétude. Il les rétablit, assista à toutes les représentations, et permit au peuple de demander deux couples de sa propre bande, qui paraissaient les derniers, et. dans le costume de la cour. (4) À tous les spectacles de gladiateurs, on voyait, assis à ses pieds, un nain vêtu d'écarlate et dont la tête était petite et difforme. Domitien s'entretenait souvent avec lui, et quelquefois de choses sérieuses. (5) On l'entendit lui demander s'il savait pourquoi, dans la dernière promotion, il avait jugé à propos de confier le gouvernement d'Égypte à Mettius Rufus. (6) Il donna des batailles navales où figuraient des flottes presque complètes, dans un lac qu'il avait fait creuser près du Tibre, et entourer de jardins. Il ne quitta point le spectacle, malgré la pluie qui tombait à torrents. (7) Il célébra aussi des jeux séculaires, datant les derniers du règne d'Auguste et non du règne de Claude. Le jour des jeux du cirque, pour qu'on achevât plus aisément les cent courses, il réduisit chacune de sept tours à cinq. (8) Il institua en l'honneur de Jupiter Capitolin un concours quinquennal de musique, d'équitation et de gymnastique, et les couronnes y étaient un peu plus nombreuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. (9) On se disputait même le prix de prose grecque et de prose latine. Les joueurs de luth, avec ou sans accompagnement de chant, rivalisaient ensemble. Dans le stade, des vierges concouraient pour le prix de la course. (10) Domitien présidait en sandales, vêtu d'une toge de pourpre à la grecque, portant sur la tête une couronne d'or avec les effigies de Jupiter, de Junon et de Minerve. Il était assisté du flamine de Jupiter et du collège des prêtres Flaviens, tous habillés comme lui, à l'exception que son image surmontait leurs couronnes. (11) Il solennisait tous les ans, sur le mont Albain, les Quinquatries de Minerve, pour lesquelles il avait institué un collège de prêtres. Le sort désignait celui qui en serait magister, et qui devait donner non seulement de magnifiques combats de bêtes et des jeux scéniques, mais encore des concours d'orateurs et de poètes. (12) Il délivra trois fois au peuple trois cents sesterces par tête. Il servit un festin splendide pendant la représentation. À la fête du Septimontium, il distribua aux sénateurs et aux chevaliers des corbeilles de pain, et au peuple des paniers remplis de mets dont il mangea le premier. Le lendemain, il fit jeter toutes sortes de présents; et, comme la plupart étaient tombés sur les sièges, il accorda cinquante rations à tirer au sort à chaque tribune de chevaliers et de sénateurs. [12,5] V. Ses monuments (1) Il restaura beaucoup de grands édifices qui avaient été la proie des flammes, entre autres le Capitole qui avait été brûlé de nouveau. Mais ces reconstructions se faisaient toujours sous son propre nom, et sans aucune mention des anciens fondateurs. (2) Il bâtit un temple neuf sur le Capitole, et le dédia à Jupiter Gardien. On lui doit la place qui porte aujourd'hui le nom de Nerva, le temple de la famille Flavia, un stade, un odéon, enfin une naumachie dont les pierres servirent ensuite aux réparations du grand cirque, dont les deux côtés avaient été incendiés. [12,6] VI. Ses expéditions militaires. Le triomphe de L. Antonius (1) Parmi ses expéditions militaires, il y en eut qu'il entreprit de son plein gré, par exemple, la guerre des Chattes. D'autres furent faites par nécessité, comme celle des Sarmates, qui avaient taillé en pièces une légion et un de ses lieutenants. Telles furent aussi les deux campagnes dirigées contre les Daces, la première, après la défaite du consulaire Oppius Sabinus, la seconde, après celle de Cornelius Fuscus, préfet des cohortes prétoriennes, auquel Domitien avait confié le commandement en chef. (2) Après divers combats contre les Chattes et les Daces, l'empereur célébra un double triomphe. Mais, en commémoration de sa victoire sur les Sarmates, il se borna à déposer un laurier dans le temple de Jupiter Capitolin. (3) Il étouffa avec un bonheur inouï, et sans sortir de Rome, une tentative de guerre civile faite par L. Antonius, commandant de la Haute-Germanie. Au moment du combat, le dégel subit du Rhin empêcha les troupes des Barbares de se joindre à celles d'Antonius. (4) Les présages de cette victoire en précédèrent la nouvelle. Le jour même de la bataille, un grand aigle entoura de ses ailes la statue de l'empereur en poussant des cris de joie; et, peu de temps après, le bruit de la mort d'Antonius se répandit à un tel point, que la plupart prétendaient avoir vu apporter sa tête. [12,7] VII. Ses innovations. Ses mesures pour prévenir les séditions (1) Domitien fit beaucoup d'innovations. Il supprima les distributions de comestibles, et rétablit les repas réguliers. Aux quatre factions du cirque il en ajouta deux, la faction dorée et la faction de pourpre. Il interdit le théâtre aux bateleurs, et ne leur permit l'exercice de leur métier que dans les maisons particulières. Il abolit la coutume de mutiler les garçons, et diminua le prix des eunuques qui se trouvaient encore chez les marchands. (2) Dans une année où le vin fut d'une extrême abondance, tandis qu'il y avait disette de pain, persuadé que la passion des vignes faisait négliger les champs, il défendit d'en planter de nouvelles en Italie, et ordonna qu'on ne laissât subsister dans les provinces que la moitié au plus des anciens plants. Cet édit n'eut pas de suite. (3) Il rendit communes aux affranchis et aux chevaliers romains quelques-unes des plus hautes fonctions de l'État. (4) Il défendit de doubler les camps des légions, et ne souffrit pas qu'on reçût en dépôt plus de mille sesterces, parce que L. Antonius, qui avait deux légions réunies dans un même quartier d'hiver, avait été surtout encouragé à la révolte par l'importance des sommes mises en réserve. (5) Domitien accorda aux soldats un quatrième terme de paiement, consistant en trois deniers d'or. [12,8] VIII. Son zèle pour l'administration de la justice. Sa sévérité dans les fonctions de la censure (1) Il rendit la justice avec soin et avec zèle. Souvent il donnait au Forum, sur son tribunal, des audiences extraordinaires. Il cassait les sentences des centumvirs, quand elles étaient dictées par la faveur. Quelquefois il engagea les juges appelés récupérateurs, à ne pas se prêter trop légèrement aux procédures moratoires. Il nota d'infamie les juges corrompus et leurs conseils. (2) Il autorisa aussi les tribuns du peuple à accuser de concussion un édile avare, et à demander des juges au sénat. (3) Il s'appliqua tellement à retenir dans leur devoir les magistrats de Rome et des provinces, que jamais ils ne furent ni plus modérés, ni plus justes, tandis que, après lui, nous en avons vu un grand nombre accusés de joutes sortes de crimes. (4) Réformateur des moeurs, il abolit la permission de s'asseoir confusément au théâtre sur les sièges des chevaliers. Il anéantit les libelles diffamatoires que l'on répandait contre les principaux citoyens et les femmes les plus respectables, et flétrit leurs auteurs. Il chassa du sénat un ancien questeur passionné pour la pantomime et pour la danse. Il priva les femmes sans moeurs de l'usage de la litière, et du droit de recueillir des legs et des successions. Un chevalier avait repris sa femme, après l'avoir répudiée, et lui avoir intenté un procès d'adultère. Domitien le raya du tableau des juges. Il appliqua aussi à des sénateurs et à des chevaliers les dispositions de la loi Scantinia. Il réprima de diverses manières et avec sévérité les incestes des vestales sur lesquels son père et son frère avaient fermé les yeux. Les premières infractions encoururent la peine capitale, les autres furent punies selon la coutume des anciens. (5) Il permit, en effet, aux deux soeurs Oculata et à Varronilla de choisir leur genre de mort, et bannit leurs séducteurs. Mais la grande vestale Cornélia, autrefois absoute, ayant été longtemps après accusée de nouveau et convaincue, fut enterrée vive. Ses complices furent battus de verges jusqu'à la mort dans le Comitium, excepté un ancien préteur qui n'avait d'autre preuve contre lui qu'un aveu arraché par les tourments, et qui fut exilé. (6) Jaloux de prévenir toute profanation, Domitien fit détruire par ses soldats un monument que l'un de ses affranchis avait élevé à son fils avec des pierres destinées au temple de Jupiter Capitolin, et il ordonna que les restes qu'il renfermait fussent jetés à la mer. [12,9] IX. Ses bonnes qualités. Ses plus sages règlements (1) Dans les commencements, il manifesta une telle horreur pour le sang, qu'avant l'arrivée de son père à Rome, s'étant souvenu de ces vers de Virgile Avant que l'homme impie eût d'un fer inhumain Égorgé les troupeaux pour assouvir sa faim,... il résolut de défendre qu'on immolât des boeufs. (2) Jamais, tant qu'il fut simple particulier, ni même dans les premières années de son règne, il ne fit naître le moindre soupçon de cupidité ou d'avarice; au contraire, en diverses occasions, il donna la plus haute idée de son désintéressement et de sa libéralité. (3) Il traitait largement tous ceux de sa suite, et leur recommandait surtout d'éviter la ladrerie. (4) Il n'acceptait point les successions de ceux qui laissaient des enfants. Il annula même un legs de Rustius Caepio, qui ordonnait à son héritier de payer annuellement une certaine somme aux sénateurs, à leur entrée dans la curie. (5) Il délivra de toute poursuite les prévenus dont les noms étaient affichés au trésor depuis plus de cinq ans, et défendit de les inquiéter de nouveau, à moins que ce ne fût dans l'année, et sous la condition que l'accusateur qui ne pourrait soutenir sa cause serait puni d'exil. (6) Il pardonna leurs fautes passées aux greffiers des questeurs qui négociaient, selon la coutume, mais contrairement à la loi Clodia. (7) Il fit rendre aux propriétaires, comme prescrites, les parcelles de terre qui étaient restées sans destination, après le partage des biens entre les vétérans. (8) Il réprima les chicanes fiscales en statuant des peines rigoureuses contre les accusateurs. On cite de lui ce mot: "Un prince qui ne châtie pas les délateurs, les encourage." [12,10] X. Ses barbaries (1) Mais il ne persévéra ni dans son désintéressement, ni dans sa clémence. Toutefois il se laissa entraîner un peu plus vite à la barbarie qu'à la cupidité. (2) Il fit périr un disciple du pantomime Pâris, encore adolescent, quoique fort malade, parce qu'il ressemblait à son maître pour la figure et pour le talent. Il traita de même Hermogène de Tarse pour quelques allusions répandues dans son histoire, et les copistes qui l'avaient écrite furent mis en croix. (3) Un père de famille avait dit au spectacle qu'un Thrace valait un mirmillon, mais qu'il était inférieur à celui qui donne les jeux, il le fit arracher du milieu des spectateurs et déchirer par les chiens, avec cet écriteau: "Partisan des porte-bouclier, à la langue impie." (4) Il mit à mort, comme coupable de conspiration, beaucoup de sénateurs, dont plusieurs avaient été consuls, entre autres Civica Cerealis, alors proconsul d'Asie, Salvidienus Orfitus et Acilius Glabrio, qui étaient en exil. D'autres périrent sur les plus légers prétextes. (5) Aelius Lamia fut victime d'anciennes plaisanteries sans conséquence qui l'avaient rendu suspect. Après l'enlèvement de sa femme, il avait dit à quelqu'un qui louait sa voix: "Je suis sage." Une autre fois, Titus lui ayant conseillé un second mariage, il dit: "Est-ce tu voudrais te marier aussi?". Domitien fit exécuter Salvius Cocceianus pour avoir célébré le jour de la naissance de l'empereur Othon, son oncle; Mettius Pompusianus, d'abord parce que son horoscope lui annonçait l'empire; ensuite parce qu'il colportait çà et là une carte du monde, et les harangues des rois et des généraux extraites de Tite-Live; enfin parce qu'il avait donné à ses esclaves les noms de Magon et d'Hannibal. Sallustius Lucullus, légat de Bretagne, périt pour avoir permis qu'on appelât "luculléennes" des lances d'une forme nouvelle; Junius Rusticus, pour avoir publié l'éloge de Paetus Thrasea et d'Heldivius Priscus, et les avoir appelés "les hommes les plus vertueux", ce qui donna lieu à l'édit qui bannissait de Rome et de l'Italie tous les philosophes; (6) Helvidius le fils, sous prétexte qu'au théâtre, dans un exode, il avait, sous le nom de Pâris et d'Oenone, mis en scène son divorce avec sa femme; Flavius Sabinus, l'un de ses cousins, parce que le héraut, le jour des comices consulaires, au lieu de le proclamer consul en présence du peuple, l'avait qualifié d'imperator. (7) Devenu plus furieux encore après avoir triomphé de la guerre civile, il imagina d'appliquer à un nouveau genre de question tous les partisans du parti adverse, qui depuis longtemps se tenaient cachés: c'était de leur brûler les parties naturelles. Il en est même auxquels il fit couper les mains. (8) On sait qu'il n'y en eut que deux qui furent épargnés parmi les plus connus, un tribun laticlave et un centurion, qui pour mieux établir leur innocence, alléguèrent l'infamie de leurs moeurs qui devait leur ôter toute considération auprès du général et des soldats. [12,11] XI. Ses raffinements de cruauté (1) Sa barbarie était non seulement extrême mais encore raffinée et soudaine. (2) La veille du jour où il fit mettre en croix son receveur, il l'appela dans son cabinet, l'obligea de s'asseoir à côté de lui, sur le même coussin, daigna lui donner des mets de sa table, et le congédia plein de joie et de sécurité. (3) Au moment où il allait condamner à mort Arrecinus Clemens, personnage consulaire, l'un de ses amis et de ses agents, il le traita aussi bien et même mieux qu'auparavant, jusqu'à ce qu'enfin, se promenant en litière avec lui, il lui dit en apercevant son dénonciateur: "Veux-tu que demain nous entendions ce misérable esclave?" (4) Pour insulter encore plus à la patience des malheureux, jamais il ne prononça un arrêt fatal sans le faire précéder d'un préambule de clémence, en sorte qu'il n'y avait point de marque plus certaine d'un dénouement cruel que la douceur du prince. (5) Un jour qu'il avait fait amener dans la curie quelques accusés de lèse-majesté, il dit qu'il éprouverait en cette circonstance l'attachement que le sénat lui portait. Il n'eut pas de peine à les faire condamner au supplice usité chez nos pères. Puis, effrayé de l'atrocité de la peine, et, pour adoucir ce qu'elle avait d'odieux, il s'exprima en ces termes qu'il n'est pas inutile de rapporter: "Souffrez, pères conscrits, que je réclame de votre dévouement une chose que, je le sais, je n'obtiendrai qu'avec peine: laissez aux condamnés le choix du genre de leur mort. Vous vous épargnerez un spectacle pénible, et tout le monde comprendra que j'ai assisté aux délibérations du sénat. " [12,12] XII. Ses rapines. Son orgueil (1) Épuisé par ses continuelles dépenses en bâtiments et en spectacles, ainsi que par l'augmentation de la paie militaire, il essaya de diminuer le nombre des soldats pour soulager le trésor. Mais s'apercevant que cette mesure l'exposait aux invasions des Barbares sans le tirer d'embarras, il ne se fit aucun scrupule d'exercer toutes sortes de rapines. (2) Quelle que fût l'accusation, quelque fût le crime, il saisissait les biens des vivants et des morts. (3) Il suffisait d'alléguer la moindre action, la moindre parole qui blessât la majesté du prince. (4) On confisquait les successions les plus étrangères à l'empereur, pourvu que quelqu'un affirmât que, du vivant du défunt, il lui avait entendu dire que César était son héritier. (5) La taxe sur les Juifs fut exigée plus rigoureusement que toutes les autres. On y soumettait également ceux qui vivaient dans la religion juive sans en avoir fait profession, et ceux qui dissimulaient leur origine pour s'exempter des tributs imposés à cette nation. (6) Je me souviens d'avoir vu dans ma jeunesse un receveur visiter, devant une assemblée nombreuse, un vieillard de quatre-vingt-dix ans pour savoir s'il était circoncis. (7) Domitien, dès sa jeunesse, se montra dur, présomptueux, sans mesure ni dans ses discours ni dans sa conduite. Cénis, qui avait été la concubine de son père, à son retour d'Istrie, s'avançait pour l'embrasser, comme de coutume: il lui présenta sa main. Indigné de voir que le gendre de son frère eût des esclaves habillés de blanc, il s'écria: "Un grand nombre de chefs ne produit rien de bon". [12,13] XIII. Son arrogance. Ses consulats. Il donne ses noms aux mois de septembre et d'octobre (1) Lorsqu'il fut monté sur le trône, il osa se vanter dans le sénat que son père et son frère n'avaient fait que lui rendre l'empire qu'il leur avait donné. En reprenant sa femme, après son divorce, il déclara qu'il la rappelait sur son siège sacré. (2) Un jour de festin public, il fut très flatté que l'on criât dans l'amphithéâtre: "Vive le maître et la maîtresse!". (3) Aux jeux Capitolins, tout le peuple lui demandait unanimement la réhabilitation de Palfurius Syra, qu'il avait autrefois chassé du sénat et qui venait de remporter le prix d'éloquence. Domitien ne daigna pas répondre et fit imposer silence par la voix du héraut. (4) C'est avec la même arrogance qu'il dicta au nom de ses procurateurs une circulaire qui commençait ainsi: "Notre maître et notre dieu ordonne...". (5) Depuis lors, il fut établi qu'on ne l'appellerait plus autrement, soit par écrit, soit dans la conversation. Il ne permit de lui ériger au Capitole que des statues d'or ou d'argent, et d'un poids déterminé. (7) Il fit élever, dans les divers quartiers de Rome, tant de portes et d'arcs de triomphe magnifiques, surmontés de quadriges et de trophées, que sur un de ces monuments on inscrivit en grec: "C'est assez." (8) Il prit possession de dix-sept consulats, ce qui était sans exemple avant lui. De ces consulats, il y en eut sept consécutifs; mais il n'en voulut guère que le titre. Il n'en conserva aucun au-delà des calendes de mai, et ne garda la plupart que jusqu'aux ides de janvier. (9) Après deux triomphes, il prit le surnom de Germanicus, et de ses noms appela les mois de septembre et d'octobre, Germanicus et Domitien, parce que dans l'un il était parvenu à l'empire, et que dans l'autre il avait vu le jour. [12,14] XIV. Ses pressentiments sur sa fin. Ses soupçons (1) Devenu odieux et redoutable à tout le monde, il périt enfin victime des complots de ses amis, de ses affranchis intimes et de sa femme. (2) Il avait depuis longtemps des pressentiments sur l'année et le jour qui devait terminer sa vie; il soupçonnait même l'heure et le genre de sa mort. (3) Dès son adolescence, tout lui avait été prédit par les Chaldéens. Son père, le voyant s'abstenir de champignons dans ses repas, se moqua de lui en public, et lui dit que c'était plutôt le fer qu'il devait craindre, s'il savait sa destinée. (4) Toujours inquiet et tremblant, il s'épouvantait aux moindres soupçons, (5) et l'on croit qu'il n'eut pas d'autre raison pour laisser sans effet son édit sur les vignes, qu'un billet qu'en fit courir, et où se trouvaient ces vers: "Vouloir m'anéantir, c'est travailler en vain. Lorsque par ton trépas respirera le monde, Pour inonder ton corps, de ma tige féconde Ruisselleront toujours assez de flots de vin". (6) Des craintes semblables lui firent refuser un honneur extraordinaire que lui avait décerné le sénat, quoiqu'il fût très avide de pareils hommages: c'était que, toutes les fois qu'il serait consul, des chevaliers romains, tirés au sort, marcheraient devant lui en grand costume et avec la lance militaire, entre les licteurs et les appariteurs. (7) À mesure que le péril approchait, tous les jours plus troublé, il fit garnir de pierres, appelées "phengites", les parois des portiques où il avait coutume de se promener, parce que leur surface polie réfléchissant les objets, il voyait tout ce qui se passait derrière lui. (8) Il n'entendait la plupart des prisonniers que seul et en secret, et tenant leurs chaînes dans ses mains. (9) Pour persuader aux gens de son service qu'il ne fallait pas, même dans une bonne intention, attenter aux jours de son maître, il condamna à la peine capitale Épaphrodite, un de ses secrétaires, parce qu'il passait pour avoir aidé Néron à se donner la mort, lorsqu'il fut abandonné de tout le monde. [12,15] XV. Présages de sa mort. Sa conduite envers l'astrologue Asclétarion (1) Enfin, quoiqu'il eût reconnu publiquement, pour ses successeurs au trône, les fils encore enfants de Flavius Clemens, son cousin germain, après leur avoir ôté leurs premiers noms, pour appeler l'un Vespasien, l'autre Domitien, il attendit à peine que cet homme, d'une nullité abjecte, fut sorti du consulat pour se défaire brusquement de lui sur le soupçon le plus frivole. (2) Cet acte contribua surtout à hâter sa fin. (3) Durant huit mois consécutifs, on entendit et on annonça tant de coups de tonnerre, qu'il s'écria: "Eh bien! qu'il frappe qui il voudra." (4) La foudre atteignit le Capitole, le temple de Flavius, le palais de Domitien, et pénétra jusque dans sa chambre à coucher. L'inscription du piédestal de sa statue triomphale fut arrachée par un violent orage et jetée dans un tombeau voisin. (5) L'arbre renversé qui s'était relevé quand Vespasien n'était encore que simple particulier, retomba tout à coup avec fracas. (6) L'oracle de la Fortune, à Préneste, accoutumé, dans tout le cours de son règne, à lui faire une réponse favorable, toutes les fois qu'il lui recommandait la nouvelle année, ne lui annonça, pour la dernière, qu'un sort déplorable, et parla même de sang. (7) Domitien rêva qu'une Minerve à laquelle il avait voué un culte superstitieux, quittait son sanctuaire en lui déclarant qu'elle ne pouvait plus le défendre, parce que Jupiter l'avait désarmée. (8) Mais rien ne lui fit plus d'impression que la réponse et la mort de l'astrologue Asclétarion. (9) Il avait été dénoncé, et ne niait pas qu'il eut révélé ce que son art lui avait fait prévoir. Domitien alors lui demanda quelle fin l'attendait lui-même. L'astrologue répondit qu'il serait bientôt déchiré par des chiens. L'empereur le fit tuer sur-le-champ; et, pour confondre l'audace de son art, il ordonna qu'on l'ensevelit avec le plus grand soin. Tandis qu'on exécutait cet ordre, un orage subit dispersa le bûcher, et des chiens mirent en pièces le cadavre à demi brûlé. Le mime Latinus, qui avait vu le fait en passant, le raconta, entre autres nouvelles du jour, au souper de Domitien. [12,16] XVI. Ses terreurs aux approches de la mort (1) La veille de sa mort, on lui avait servi des truffes. Il les fit garder pour le lendemain, en disant: "Si toutefois il m'est permis d'en manger". Puis, se tournant vers ses voisins, il ajouta que, le jour suivant, la lune se couvrirait de sang dans le Verseau, et qu'il arriverait un événement dont on parlerait dans l'univers. (2) Au milieu de la nuit, il fut saisi d'un tel effroi qu'il sauta à bas de son lit. (3) Il vit le matin un devin qu'on lui avait envoyé de Germanie, et le consulta sur un coup de tonnerre. Le devin lui ayant prédit une révolution, il fut envoyé à la mort. (4) Domitien, en grattant trop fort une verrue qu'il avait au front, la fit saigner "Plût au ciel, dit-il, que j'en fusse quitte pour cela". (5) Puis il demanda l'heure. Au lieu de la cinquième qu'il redoutait, on lui dit exprès que c'était la sixième. (6) Alors, comme si le péril était passé, il se rassura, et allait à la hâte s'occuper de sa toilette, lorsque Parthenius, préposé au service de sa chambre, l'en empêcha en lui annonçant qu'un homme qui avait à lui révéler des choses pressantes et d'une haute importance, demandait à lui parler. Domitien ayant donc fait retirer tout le monde, passa dans sa chambre à coucher. C'est là qu'il fut tué. [12,17] XVII. Sa mort (1) Voici à peu près ce qu'on apprit de cette conjuration et du genre de sa mort. (2) Les conjurés ne sachant s'ils l'attaqueraient au bain ou à table, Stephanus, intendant de Domitilla, alors accusé de concussion, leur offrit ses conseils et sa coopération au complot. (3) Pour détourner les soupçons, il porta pendant quelques jours son bras gauche en écharpe, comme s'il eût été blessé, et, à l'instant marqué, il cacha un poignard dans les bandages de laine qui enveloppaient son bras. Il obtint audience de l'empereur en annonçant qu'il allait lui découvrir une conspiration; et, tandis que Domitien lisait avec effroi le billet qu'il lui avait remis, Stephanus lui perça le bas-ventre. (4) Le tyran blessé se débattait, lorsque Clodianus, corniculaire, Maximus, affranchi de Parthenius, et Satur, décurion des gardes de la chambre, secondés par quelques gladiateurs, fondirent sur lui et le tuèrent de sept coups de poignard. (5) Le jeune esclave chargé du culte des dieux Lares se trouvait là au moment du meurtre. Il racontait que, au premier coup qu'il reçut, l'empereur lui avait ordonné de lui apporter le poignard qui était sous son chevet et d'appeler ses serviteurs, mais qu'il ne trouva que le manche, et que toutes les portes étaient fermées; que cependant Domitien, ayant saisi Stephanus, l'avait terrassé et prolongé la lutte, en s'efforçant, quoiqu'il eût les doigts blessés, tantôt de lui enlever son arme, tantôt de lui arracher les yeux. (6) Il périt le quatorzième jour avant les calendes d'octobre, dans la quarante-cinquième année de son âge et la quinzième de son règne. (7) Son cadavre fut transporté sur un brancard par des fossoyeurs comme celui d'un homme du peuple. Sa nourrice Phyllis lui rendit les derniers devoirs dans sa villa sur la voie latine; puis elle porta secrètement ses restes dans le temple des Flavius, et les mêla aux cendres de Julie, fille de Titus, qu'elle avait aussi élevée. [12,18] XVIII. Son portrait (1) Domitien avait une haute taille, le visage couvert d'une rougeur modeste, les yeux grands, mais faibles. Du reste, son extérieur était beau et agréable, surtout dans sa jeunesse; néanmoins il avait les doigts des pieds trop courts. Plus tard il devint chauve, son ventre grossit, et ses jambes, par suite d'une longue maladie, maigrirent beaucoup. (2) Il savait si bien tout ce que la modestie de ses traits ajoutait à sa beauté, qu'il dit un jour aux sénateurs: "Vous avez jusqu'ici approuvé mon caractère et ma physionomie." (3) Il était tellement fâché d'être chauve, qu'il se croyait insulté lorsque, par forme de plaisanterie ou d'injures, on en faisait le reproche à un autre. Toutefois, dans un petit traité sur la conservation des cheveux qu'il dédia à un de ses amis, il cita ce vers pour se consoler avec lui: "Ne remarques-tu pas que je suis grand et beau?", en ajoutant: "Et pourtant mes cheveux auront le même sort. Je souffre patiemment qu'ils vieillissent avant moi. Apprends que si rien n'est plus agréable que la beauté, rien n'est aussi plus éphémère." [12,19] XIX. Son adresse (1) Incapable de supporter la moindre fatigue, il ne se promenait guère en ville à pied. À la guerre et dans les marches, il allait rarement à cheval, mais habituellement en litière. (2) Indifférent pour l'exercice des armes, il aimait passionnément lancer des flèches. (3) Beaucoup de personnes l'ont vu, dans sa retraite d'Albe, tuer souvent par centaines des bêtes de toute espèce, et même planter avec intention deux traits sur leurs têtes de manière à figurer des cornes. (4) Quelquefois il en dirigeait si habilement à travers les doigts d'un esclave qui lui servait de but à une distance assez éloignée en tenant la main ouverte, qu'ils passaient tous entre ses doigts sans lui faire de mal. [12,20] XX. Son mépris pour les lettres. Ses bons mots (1) Il négligea les lettres au commencement de son règne, quoiqu'il eût fait réparer à grands frais des bibliothèques incendiées, recherchant partout des exemplaires des livres qui avaient péri, et envoyant jusqu'à Alexandrie pour en tirer des copies exactes. (2) Jamais il ne s'appliqua ni à l'histoire, ni à la poésie, ni à la composition, pas même pour les choses nécessaires. (3) Il ne lisait rien que les mémoires et les actes de Tibère. Ses lettres, ses discours et ses édits étaient toujours l'ouvrage d'autrui. (4) Cependant sa conversation ne manquait pas d'élégance, et l'on a conservé de lui des mots remarquables: "Je voudrais, disait-il, être aussi beau que Mettius croit l'être". Il disait d'un homme dont la chevelure était moitié blanche et moitié rousse: "C'est de l'hypocras saupoudré de neige". [12,21] XXI. Ses habitudes (1) Il déplorait le sort des princes auxquels on n'ajoutait jamais foi sur la découverte d'une conspiration que lorsqu'ils en étaient victimes. (2) Dans ses moments de loisir, il jouait aux jeux de hasard, même les jours de fêtes et de bon matin. Il se baignait pendant le jour et mangeait copieusement à dîner, en sorte qu'à souper il ne prenait guère qu'une pomme de Matius et une petite potion dans une fiole. (3) Il donnait souvent des festins servis à profusion, mais toujours à la hâte, et ne restait jamais à table après le coucher du soleil. Il n'y avait point, d'orgie; car il se promenait seul dans un lieu retiré jusqu'à ce qu'il s'endormît. [12,22] XXII. Sa passion pour les femmes (1) Sa lubricité extrême, mettait les plaisirs de l'amour au nombre de ses exercices journaliers, et il les appelait "gymnastique du lit". On disait qu'il épilait lui-même ses maîtresses, et qu'il nageait entre les plus viles prostituées. (2) Attaché à Domitia par le lien du mariage, il refusa obstinément la fille de son frère qui était encore vierge, et qu'on lui offrait comme épouse. Mais, bientôt après, dès qu'elle fut mariée à un autre, il la séduisit du vivant même de Titus. Lorsqu'elle eut perdu son père et son mari, il l'aima avec passion et publiquement; il fut même cause de sa mort en l'obligeant de se faire avorter. [12,23] XXIII. Sentiments du peuple et des soldats à sa mort. Sa mémoire est abolie par le sénat. Présages d'un heureux changement (1) Le peuple accueillit la mort de Domitien avec indifférence; les soldats l'apprirent avec indignation. Ils voulurent sur-le-champ faire son apothéose, et il ne leur manqua que des chefs pour le venger. Cependant ils persistèrent à demander la mort de ses assassins, et l'obtinrent dans la suite. (2) Le sénat au contraire fut au comble de la joie. Il s'assembla en foule, et déchira à l'envi la mémoire du prince mort par les plus amères et les plus outrageantes invectives. Il fit apporter des échelles pour détacher ses écussons et ses portraits, et les briser contre terre. Enfin il décréta que ses inscriptions seraient effacées partout, et que sa mémoire serait abolie. (3) Peu de mois avant sa mort, une corneille avait dit dans le Capitole: "Tout sera pour le mieux". On ne manqua pas d'interpréter ainsi ce prodige: La corneille a crié sur le mont Tarpéien Non pas que tout est bien, mais que Tout ira bien. (4) Domitien lui-même rêva, dit-on, qu'il avait une bosse d'or derrière le cou, et il en conclut que l'empire serait après lui dans un état plus heureux et plus florissant. Ce songe fut bientôt réalisé par le désintéressement et la modération des princes qui lui succédèrent.